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2012 Le désir

L'opinion commune a tendance à considérer le désir comme une manifestation de nos pulsions ; un appétit d'origine
corporelle. C'est ainsi qu'est représenté le désir de manger, ou d'avoir une relation charnelle avec une autre personne, ou
encore le désir de s'accaparer quelque chose. Mais peut on réduire le désir à un appétit, à un besoin de consommation ?
Certes non car, en tant que réalité psychique propre à un sujet vivant sous le regard d’autres sujet, le désir prend une
dimension intersubjective : nos désirs prennent souvent leur valeur en fonction du désir des autres (désir du désir). Il
en va ainsi du désir amoureux, du désir de gloire, de puissance, de richesse, ou de reconnaissance etc.
En outre, alors que le besoin peut être comblé par l’objet qui lui manque, le désir semble viser un objet insaisissable ou
un fantasme inaccessible. Le désir est il voué à la frustration ? Est-il la marque d’un manque irréductible ( l’autre,
l’infini, l’éternité…) qui rendrait impossible la satisfaction pleine et entière de nos désirs, ce que l’on appelle le
bonheur ? Ou au contraire le désir doit il être conçu comme la puissance positive qui nous anime et qui nous pousse à
produire, créer, inventer ? Le désir est-il manque à être ou excès d’être ?
La notion de désir nous conduit à la question du bonheur : faut-il faire un tri entre les bons et les mauvais désirs pour
parvenir au bonheur ? Ou au contraire le bonheur consiste-t-il dans l‘exaltation et le raffinement des désirs ?

I) De quoi parlons nos ?

A) Désir et besoin :
Le besoin est un manque objectif, nécessaire : ce qu'il nous faut pour nous maintenir en vie, ou pour nous accomplir.
Par exemple nous avons besoin de manger ; mais on peut dire aussi qu'un enfant a besoin d'amour, a besoin d'éducation.
On peut considérer aujourd'hui que certaines éléments de confort (un toit, des sanitaires, l'électricité) sont des besoins,
bien que ce ne soient pas des besoins « naturels » à strictement parler.
Un besoin peut être ressenti à travers un désir : le besoin de s'alimenter est ressenti à travers la faim (= désir).
Mais un besoin n'est pas forcément ressenti comme un désir : les personnes âgées ont parfois besoin de s'hydrater, mais
n'en éprouvent pas le désir.
Réciproquement le désir peut très bien s'opposer au besoin (anorexie = désir de ne pas grossir) ou bien porter au-delà du
besoin (boulimie, goinfrerie, gourmandise).
Le désir est donc subjectif. C'est l'appétit ou l'attirance pour quelque chose que l'on se représente comme source d'une
satisfaction (= plaisir). Même le suicidaire recherche une certaine satisfaction dans la mort ; le masochiste recherche un
plaisir pervers dans la souffrance.

B) Pulsion, désir et volonté :


Le désir a deux composantes : pulsion et représentation.
Il y a une dimension pulsionnelle du désir, qui se manifeste par la force, l'énergie du désir. Parfois cette énergie nous
emporte, et nous avons de la peine à contrôler notre conduite.
Mais le désir ne peut se réduire à la pulsion, car alors il ne serait que mouvement automatique, inconscient. Pour qu'il y
ait désir il faut aussi la représentation consciente d'un objet à désirer. Lorsque nous désirons quelque chose, nous faisons
comme si nous l'avions choisie, et nous énumérons les motifs de notre désir (les qualités de l'objet désiré).
Ainsi le désir est ambigu : à la frontière entre l'involontaire et le volontaire. Le désir est bien une volition, mais il n'est
pas non plus volonté, car le désir ne procède pas seulement d'un jugement : il ne suffit pas de se représenter un objet
comme intéressant pour le désirer ; il ne suffit pas non plus de savoir que tel objet est mauvais ou détestable ou cesser
de le désirer. Nous en faisons souvent l'expérience.
Une tendance sans représentation ne procède que de pulsion. Ce n'est pas un désir.
Une action sans pulsion, qui ne procède que du jugement sur ce qui nous semble bon, est volonté. Ce n'est pas un désir.
Alors qu'est-ce que le désir ?
Le désir est ambigu : d'une certaine manière il est subi : nous ne décidons pas de désirer ou pas ; le désir se présente
alors comme une force qui fait obstacle à notre liberté. Mais d'un autre côté il est assumé : nous jugeons que ce que
nous désirons doit être agréable à faire ou à posséder.
Même si parfois nous nous disons que ce qui est agréable n'est pas forcément bien.

On voit donc que le désir mérite une analyse : comment se comporter ? Qu'est-ce qui nous pousse à désirer ?

II ) Ethique du désir : Comment se comporter vis à vis de nos désir ? Réprimer ou laisser libre cours ?

A) L'ascétisme : pour être heureux, faire taire le désir.


Le désir contrairement au besoin est insatiable : dès que nous avons ce que nous désirions, nous faisons naître de
nouveaux désirs. C'est la spirale du désir.
Une attitude radicale et extrême face au désir consiste dans l’ascèse. L’ascèse (du grec askésis : exercice) est l’effort
pour renoncer aux plaisirs sensibles, en vue soit du perfectionnement moral ou spirituel, soit de la réalisation d’une
œuvre qui exige la maîtrise de la volonté. Le meilleur moyen pour ne pas être esclave des plaisirs étant pour l’ascète
diminuer ses désirs, ou de renoncer au désir lui même (cf Bouddhisme).
(Il y a d'autres versions de l'ascétisme, comme celle des Stoïciens, qui sera développée dans le cours sur la liberté.)
b) l'intempérance :
Cf le Gorgias de Platon (référence 482)
Calliclès, tout comme Epicure, est hédoniste car il pense que le bonheur consiste dans le plaisir. Mais contrairement à
Epicure il pense qu'il ne faut pas se modérer ; il faut au contraire rechercher toutes les formes du plaisir. Or pour
obtenir du plaisir en quantité, il ne faut surtout pas réprimer ses désirs, mais au contraire les débrider.
cf Gorgias de Platon (491 e-492 a) : « la vie facile, l’intempérance, la licence, quand elles sont favorisées, font la vertu
et le bonheur ; le reste, toutes ces fantasmagories qui reposent sur les conventions humaines contraires à la nature,
n’est que sottise et néant. »
Le désir s'oppose à la raison = la raison est la partie de votre esprit qui vous permet de réfléchir, de vous contrôler, et de
vous obliger vous même à ne pas faire certaines choses. le désir ici, relève de la pulsion de l'envie. Ce qu'on ne contrôle
pas. Le désir est ce qui doit nous mener au plaisir.
Premier argument : Pourquoi faut il chercher à satisfaire nos désirs ? Parce que la volonté de réprimer les désirs peut
être interprétée comme une volonté morbide de nier la vie elle-même, comme une lâcheté. Ce serait l’attitude frileuse
de l’être faible, incapable de donner satisfaction à ses désirs. Le vrai courage n'est pas dans l'ascétisme, mais dans la
capacité à affronter ce qui relève du corps, de la pulsion, de l'affectif en nous.
Ce personnage de Calliclès préfigure la position de Nietzsche : si les hommes ont inventé les normes, les conventions
(les bonnes moeurs) la discipline morale (l'ascétisme), le péché, c'est qu'ils ont peur, et qu'ils veulent se protéger contre
les assauts de la vie, contre les forts. Ainsi la morale serait elle une tentative de la faiblesse humaine, pour dominer ce
qui est fort, plein de vitalité. Vouloir réprimer ses désirs, c'est se soumettre aux injonctions de la société, aux
conventions mises en place par les lâches, les faibles. C'est perdre sa liberté.
La répression des désirs ne serait alors une attitude raisonnable qu’en apparence, car en réalité, elle procéderait plutôt
de la crainte d’être frustré. Le personnage de Calliclès, dans le Gorgias de Platon, émet une vive critique de la morale
ascétique et prône le droit des plus forts à exercer leur puissance et à satisfaire tous leurs désirs sans aucune entrave
morale.

Donc pour Gorgias, la liberté, le désir et le bonheur sont une seule et même chose.

Deuxième argument : Vivre sans chercher le plaisir, sans chercher à satisfaire tous ses désirs c'est "vivre comme un
pierre", l'homme qui réprime ses désirs "n'éprouve plus ni joie, ni peine", qui voudrait vivre une telle vie? Vouloir se
débarrasser de ses désirs, c'est abandonner ce qui fait de nous des Hommes : notre affectivité, nos sentiments.
Présupposé : l'Homme n'est pas une pure raison, il se caractérise par son affectivité.

c) La tempérance : le tonneau plein plutôt que le tonneau percé


Cf Gorgias de Platon.
Aux argument de Calliclès, Socrate répond que le désir est insatiable et que multiplier les désirs c’est multiplier les
manques et donc rendre encore plus difficile la satisfaction. L’homme intempérant est comparé à un tonneau percé qu’il
faudrait sans cesse alimenter sans jamais pouvoir le remplir. Il subirait le même supplice que les Danaïdes du célèbre
mythe grec : les cinquantes filles du roi d’Argos, Danaos, avaient toutes, à l’exception d’Hypermnestre, tué leurs époux
la nuit de leurs noces. Elles furent condamnées, dans les enfers, à remplir un tonneau sans fond. De même l’homme
intempérant serait incontinent, cad qu’il n’arriverait pas à contenir son désir, et donc s’épuiserait à le satisfaire.
Argument implicite de Platon : Distinction entre faire ce qui est bien et faire ce qui plaît.
Faire ce qui plaît, est-ce faire ce qui est bien pour nous? Le désir n'est-il pas contradictoire? Parfois le désir nous mène à
faire ce qui nous est nuisible, donc ce que l'on ne veut pas vraiment. Par exemple vouloir être en bonne santé (désir
"calculé", réfléchi, vous mesurez les conséquences de vos actes : VOLONTE ) et vouloir fumer (désir non réfléchi :
VOLITION).
L'homme heureux c'est l'homme qui se gouverne lui-même, qui obéit à sa raison. Celui là est comparable à un tonneau
plein : serein, stable, rassasié.
Pour Platon la raison c'est cette partie de l'âme qui permet de connaître les idées vraies : les concepts des choses, le bien,
le beau. Contrairement à Calliclès, ou à Nietzsche, la raison est l'essence de l'homme pour Platon.

d) Peut-on être tempérant sans renoncer au plaisir ?


Un ascétisme modéré : l'hédonisme d'Epicure.
Pour Epicure, philosophe matérialiste de l’Antiquité qui ne croit pas à l’existence d’une âme immortelle (matérialisme),
le bonheur est l’idéal suprême de la vie humaine (eudémonisme). Or le désir inassouvi entraîne le déplaisir ou la
douleur et s’oppose au bonheur. Le désir insatisfait produit dans l’âme un trouble, alors que le bonheur repose sur un
état de tranquillité durable, l’ataraxie (absence de trouble). Epicure en tire la conclusion suivante : pour être heureux, il
faut éviter d’avoir des désirs non satisfaits. Dans ce but, il suffit de réduire ses désirs au point qu’il sera facile de les
satisfaire intégralement. La méthode suivie par Epicure consiste à hiérarchiser les désirs .
Il faut séparer dans un premier temps les désirs naturels et les désirs non naturels. Ces derniers, tel le souhait de se voir
dresser des statues, ou d’être éternel, doivent être écartés car ils ne reposent sur rien d’autre que sur nos caprices, ou
nos rêves. Parmi les désirs naturels, il faut encore distinguer ceux qui, comme la faim ou la soif, sont nécessaires parce
que leur satisfaction met un terme à la douleur, et ceux qui sont naturels sans être nécessaires, comme l’envie de
nourritures chères. Celui qui pratique la frugalité, qui s’en tient aux désirs relatifs à ses besoins strictement naturels et
nécessaires, qui se « contente » , en buvant de l’eau quand il a soif et en mangeant du pain noir quand il a faim, celui là
échappe aisément au déplaisir du manque et du trouble. Il est disponible pour le bonheur.
Mais il n’y a chez Epicure nulle condamnation du plaisir en tant que tel, nulle culpabilisation de la chair. Au contraire
Epicure est hédoniste, cad que selon lui le bonheur ne peut consister que dans le plaisir : « Nous disons que le plaisir est
le commencement et la fin de la vie heureuse » (texte 6 p 123). Mais le plaisir doit être maîtrisé, calculé, organisé, afin
ne jamais être gâché par un déplaisir plus grand.

Transition : peut on se contenter de la tempérance, qui est un ascétisme modéré ? Qu'est-ce qui est à l'oeuvre dans le
désir ? De quoi procède t il ?

III) Le désir procède t il d'un manque ?

a) le manque de l'unité perdue :


Si le désir est insatiable, c’est qu’il ne peut pas être satisfait, parce que son objet est inaccessible. Cette conception du
désir comme manque irréductible est particulièrement nette chez Platon et notamment dans Le Banquet.
Dans ce dialogue plusieurs participants doivent produire un discours en l’honneur du Dieu Amour (Eros). Le discours
d’Aristophane expose le célèbre mythe des Hermaphrodites : à l’origine les humains étaient des êtres complets, ayant en
eux mêmes de quoi satisfaire leur appétit amoureux ; certains étaient femmes, d’autres hommes, et il y avait un
troisième sexe : les Androgynes. Ces êtres étaient de forme vaguement sphérique comme les astres (soleil, terre, lune)
dont ils étaient les enfants. « Leur force et leur vigueur étaient d’ailleurs extraordinaires, et grand leur orgueil » . Mais,
précisément pour les humilier, et punir leur orgueil excessif, Zeus décida de les trancher en deux parties. Ainsi les
humains depuis ce jour ne sont que des moitiés à la recherche de leur moitié, ressemblant ainsi à un « carrelet » :
« Ainsi, c’est depuis un temps aussi lointain, qu’est implanté dans l’homme l’amour qu’il a pour son semblable :
l’amour, réassembleur de notre primitive nature ; l’amour qui, de deux êtres, tente d’en faire un seul, autrement dit de
guérir l’humaine nature. » Mais évidemment cet idéal de fusion avec l’autre est impossible ; même si l’on retrouve sa
moitié on ne peut pas se fondre en elle, car la différence entre les individus est irréductible.
Cet amour ne peut être que passionnel.
On peut donc comprendre que le véritable objet du désir, c'est une unité originelle définitivement perdue. Dans une
perspective freudienne, on dirait que c'est l'unité primordiale avec la mère qui serait « regrettée » par le désir. Le désir
serait foncièrement nostalgie d'un paradis perdu. Cela nous renvoie à l'étymologie du mot « désir » : « desiderare » =
regretter l'absence de l'astre, cad d'un objet merveilleux. Le désir renvoie à cette « béance », à ce manque irrémédiable.
Tout objet du désir serait au fond un substitut de cette chose qu'on ne peut pas obtenir (par ce qu'interdit selon Freud) :
on dira que le désir est « symbolique », cad que l'objet du désir signifie quelque chose d'autre. Nous ne sommes pas
vraiment conscient de ce que nous désirons véritablement.

b) Le désir manque son objet, car il est imaginaire


« Malheur à qui n'a plus rien à désirer, il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède... »
Rousseau fait remarquer dans ce texte que le désir ne peut pas être satisfait car il ne porte pas sur un objet réel, mais sur
un objet imaginaire. Ce que nous désirons ce ne sont pas des objets réels ou des personnes réelles , telles qu'ils ou elles
sont. Mais ce sont ces êtres tels que nous les parons en imagination de certaines qualités qui nous plaisent. Pour
reprendre la métaphore de Stendhal, tout se passe comme si nous avions fait cristalliser autour de l'objet du désir tout un
ensemble de beautés ou d'intérêts qui le rendent méconnaissable. C'est pourquoi l'obtention de l'objet réel ne produire
que la déception, et qu'il vaut mieux entretenir le désir, que chercher à le satisfaire : « on est heureux qu'avant d'être
heureux ».
Rousseau, conscient du « néant des choses humaine », nous propose une sagesse consistant, pour être heureux à désirer
le désir lui-même plutôt que sa satisfaction.

c) manque de reconnaissance ? Le désir et autrui.


On peut aller plus loin dans la négativité du désir, en montrant que ce à quoi nous condamne le désir, c'est à la
dépendance du regard d'autrui.
Cf René Girard : le désir mimétique
Le désir est imitation d'autrui. Je veux ce que les autres désirent. Je veux cela car je veux être reconnu par autrui, je
veux être envié par autrui. Je peux aussi vouloir ce que veut autrui pa l'identification avec un modèle que j'admire ex :
vouloir s'habiller comme son idole.
Conséquence : Le désir finit par engendrer des conflits. Girard parle de rivalité mimétique : l'autre finit par être
considéré comme mon rival par principe je vais vouloir mieux que lui. Le désir est donc haine ou mépris de l'autre, nous
désirons nous affirmer nous-même et être supérieur à autrui.
La publicité sait profiter de cette caractéristique mimétique du désir. La publicité vous parle de vous, non pas de qualités
réelle de l'objet mais de la signification qu'il a pour vous, plus précisément d'une image que vous voulez avoir en société
si vous faite l'acquisition de l'objet vanté. La pub nous parle de vous, de vous par les autres.

Transition : nous avons fait reposer le désir sur une négativité de principe : désirer c'est rechercher ce qui nous
manquera toujours. C'est donc une activité vaine, absurde, et source de souffrance. Ne peut on pas considérer le désir
d'une façon plus positive ? Le désir n'est il pas affirmation de soi, et source de valeurs, de progrès et de création ?

IV) La positivité du désir. Le désir comme affirmation de la vie.

1) Spinoza, le désir comme moteur de l'existence


Tout être est une certaine puissance d’agir, et son existence consiste à persévérer dans son être. : « Chaque chose,
autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être ». Cet effort Spinoza l’appelle « conatus » et il constitue
l’essence de chaque chose : par exemple la pierre a une certaine puissance de chute ou de choc ; de même l’homme a
une certaine puissance de transformer le monde, de s’associer avec ses semblables, d’éprouver des sentiments, ou de
penser etc. Cet effort de "persévérer dans son être", c'est un instinct de conversation, nous cherchons tous à nous
maintenir en vie. Persévérer dans son être c'est chercher à entrer en contact avec ce qui nous est utile/favorable, ce qui
nous paraît être le mieux pour nous, on cherchera a fuir tout ce qui nous est défavorable.
Chez l'Homme, le conatus est conscient : « Le désir est l’appétit avec conscience de lui-même ». Il se situe au dessus/ au
delà du simple instinct de conversation, en effet le conatus chez l'Homme est ce qui nous pousse à vouloir non pas rester
dans le même état, mais se surpasser "actualiser son essence" par son humanité, sa raison, sa pensée, sa conscience =
son esprit. Pour Spinoza, le conatus est ce qui nous permet de devenir humains. Ce qui nous pousse à développer notre
esprit, à nous améliorer (pas de progrès sans désirs).
Cependant il est vrai que le désir, bien que conscient de son objet, n'est pas forcément conscient de ses origines : il y a
une part obscure du désir. Mais on peut distinguer dans le désir ce qui relève de l'appétit (la pulsion, le désir corporel) et
ce qui relève de l'esprit : la volonté.

2) Conséquence : le désir est créateur de culture

Le désir, en tant qu'appétit, est d'abord naturel (cf nature) mais chez l'Homme il crée la culture, il permet d'aller au delà
du naturel. Le désir est culturel : la culture c'est la transformation humaine de la nature, c'est humaniser.
C’est plutôt en se détachant de sa vie instinctive, en s’inventant des désirs au-delà des besoins fixés par la nature que
l’homme s’est civilisé. Kant le constate dans son essai intitulé Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine où il se
livre à un libre commentaire de la Génèse : « Une propriété de la raison consiste à pouvoir, avec l’aide de
l’imagination, créer artificiellement des désirs, non seulement sans fondements établis sur un instinct naturel, mais
même en opposition avec lui. » C’est ainsi que l’homme « découvrit en lui un pouvoir de se choisir à lui même sa
propre conduite, et de ne pas être lié comme les autres animaux, à une conduite unique. » De plus, poursuit Kant, la
raison trouva un artifice, la feuille de figuier, « qui conduisit l’homme des excitations purement sensuelles vers les
excitations idéales, et peu à peu du désir animal à l’amour. »
Loin donc que l’humanité de l’homme se situe dans ses besoins primaires, elle consiste dans leur transformation.
Bachelard évoque ainsi l’importance du feu dans la nourriture humaine : « C’est par une sorte de plaisir de luxe,
comme dessert, que le feu prouve son humanité. Il ne se borne pas à cuire, il croustille. Il dore la galette. Il matérialise
la fête des hommes (…). La conquête du superflu donne une excitation spirituelle plus grande que la conquête du
nécessaire. L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin. » (La psychanalyse du feu, Gallimard, p
34). Ce qui vaut pour le besoin alimentaire vaut plus encore pour le besoin sexuel. Le désir amoureux est
l’humanisation par excellence de la pulsion sexuelle.

3) Le désir est producteur de valeurs


Le désir du fait qu'il est culturel, va être source de valeurs : nous allons valoriser la nature, au sens où nous allons la
transformer pour l'adapter à nos besoins. Mais aussi notre désir va chercher ce qu'il y a de mieux pour nous : il va
inventer les notions d'utilité, et plus largement de justice, de Bien. C'est en nous que réside la valeur des choses (les
choses ne sont pas désirables en soi).
Loin d’être déterminé par un objet qui lui préexisterait, le désir précède son objet et le produit. C’est pourquoi Spinoza
écrit : « quand nous nous efforçons à une chose, quand nous la voulons ou aspirons à elle, ou la
désirons, ce n’est pas parce que nous jugeons qu’elle est bonne ; mais au contraire, si nous jugeons
qu’une chose est bonne, c’est précisément parce que nous nous y efforçons, nous la voulons, ou
aspirons à elle,ou la désirons.. » C’est donc le désir qui produit du désirable.
D'un côté on comprend la subjectivité du désir : chacun trouve utile quelque chose par rapport à ce qu'il est (son
individualité, son ipséité). D'un autre côté, c'est notre nature raisonnable nous pousse à vouloir ce qui est véritablement,
universellement utile (ici il y a une certaine objectivité) : c'est ce qu'on appellera le juste.
Pour Spinoza, le désir n'a rien de négatif, il est l'essence de l'Homme, par conséquent il ne faut pas chercher à s'en
débarrasser.
4) L'amour n'est pas qu'aveugle, il est aspiration à la sagesse
Le manque est il seulement la marque d'une faiblesse de l'homme, d'une imperfection de l'homme ? La conscience du
manque (le désir) n'indique t elle pas que l'homme aspire à une vie supérieure à la simple vie animale ?
Dans un autre mythe, toujours issu du Banquet, Platon propose une version plus positive du désir. C'est le mythe d'Eros
raconté par Socrate. Ce mythe nous raconte que le dieu Amour est enfant de Poros son père (Expédient, Richesse) et de
Pénia (Pauvreté), sa mère. Ainsi Eros est il toujours dans un entre-deux : à la fois misérable, dénué de ressource (par sa
mère), mais en même temps toujours à la recherche de solutions, d'inventions, toujours en quête, jamais totalement
satisfait.
Cette situation est particulièrement fructueuse dans la domaine de la connaissance : Eros sait qu'il est ignorant, mais il
cherche la vérité. C'est pourquoi Socrate nous dit que Eros est philosophe : il est toujours en quête de vérité. En ce sens
le désir est créatif : il est désir d'engendrement. Sous le rapport du corps, il désire engendrer d'autres corps, et ainsi
perpétuer l'espèce. Mais sous le rapport de l'esprit il veut engendrer la connaissance, la sagesse, et des oeuvres
artistiques : ce qui est une façon de perpétuer l'esprit. Au fond tout désir est désir de s'immortaliser : soit à travers des
enfants, soit à travers les oeuvres de l'intelligence ou de l'art.
Dans ce dialogue Platon avance l'idée qu'il y a une « dialectique » du désir : cad que le désir produit une ascension
progressive de l'âme vers le monde transcendant des Idées : le Bien, le Beau, le Vrai. Ainsi du désir des choses sensibles
(objets, corps, sensations) nous pourrions progresser vers le désir des choses intelligibles (les Idées).
Notons que cette thèse est paradoxale, car d'ordinaire le désir est considéré comme ce qui s'oppose à la raison ; ce qui
empêche d'être rationnel : le désir, selon l'opinion, est censé être aveugle et illusoire. Mais ici au contraire le désir
permet de s'élever, de s'éduquer. C'est que Platon distingue deux types de désir : la concupiscence, la convoitise,
(Epithumia), qui est le désir purement physique, et l'amour (Eros) qui est le désir de produire, de faire le bien.
Normalement Eros a un sens charnel en grec, mais dans ce texte Eros est vraiment ce qui nous fait passer du désir
charnel égoïste à l'amour désintéressé, que les grecs appellaient Agapè (le terme sera repris par les chrétiens pour
désigner l'amour de Dieu).

Conclusion :
Comment l’homme peut-il être heureux alors qu’il est tendu vers des désirs réputés insatiables ? Telle était la question
au fond. Mais nous nous sommes aperçus que c’est l’idée même d’un désir comme manque à combler qui est
contestable. En effet, si le désir est bien l’essence de l’homme, comme l’affirme Spinoza, ce n’est pas au sens où
l’homme serait un être imparfait en quête d’une perfection inaccessible, mais au sens où le désir est l’affirmation
consciente de notre puissance d’agir. Ainsi le bonheur ne résiderait pas dans la satisfaction totale de nos désirs, mais
dans la joie d’être soi, cad dans l’affirmation de nos désirs. « Qu’est-ce que le bonheur ? Le sentiment que la puissance
croît, qu’une résistance est en train d’être surmontée ». Nietzsche L’antéchrist (texte 2 p 383) Il n’y a là nulle invite à la
débauche, mais au contraire une exigence de raffinement et de culture du désir.

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