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Cours de philosophie

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La pensée du jour

Le désir

Table des matières


Introduction
1. Passions et raison
2. Désir et besoin
3. Désir et volonté
4. Désir et aversion
1. L'objet du désir
1. Une multiplicité d'objets
1. Le présupposé de la question
2. Le désir vise le plaisir
2. Le désir de vie
1. Approche phylogénétique (Darwin)
2. Conséquences existentielles (Schopenhauer)
3. Le désir de conservation (Spinoza)
4. La volonté de puissance (Nietzsche)
5. Le désir d'éternité (Platon)
3. Le désir de mort
1. La structure kamikaze du désir
2. L'agressivité introjectée (Nietzsche)
3. La nature conservatrice des pulsions (Freud)
4. Le plaisir de se perdre
4. L'indétermination du désir
2. Le désir de l'autre
1. Le désir mimétique (Spinoza)
2. La structure triangulaire du désir (René Girard)
3. Le désir du désir de l'autre (Hegel)
3. Le désir est-il manque ou excès ?
1. Le désir comme manque
1. Le désir est manque (Platon)
2. Le désir est souffrance (Schopenhauer)
3. Le désir est second par rapport à la pensée (Aristote)
2. Le désir comme excès
1. Le désir est l'expression de notre puissance (Spinoza)
2. Le désir est joie (Spinoza)
3. Le désir est créateur
4. La cristallisation (Stendhal)
4. Comment atteindre le bonheur ?
1. Satisfaire nos désirs : l'hédonisme
1. Satisfaire tous nos désirs (Calliclès)
2. Satisfaire certains désirs seulement (Epicure)
2. Modifier nos désirs : le stoïcisme
1. Modifier nos désirs
2. Se satisfaire de notre action
3. Etre prêt au malheur
3. Supprimer nos désirs : le pessimisme
4. Transformer nos désirs : la sublimation
1. L'analyse de la sublimation (Freud)
2. L'éloge de la sublimation (Platon, Nietzsche)
5. Comment maîtriser les désirs ?
1. Les métaphores platoniciennes : le lion et le cheval blanc
2. Kant : la notion de « respect »
3. Les trois instances freudiennes
Annexes
1. Autres idées
2. Exemples, références, citations

Introduction
Le mot « désir » évoque les concepts suivants : besoin, volonté, envie, souhait, tendance,
penchant, inclination, velléité, fantasme, amour, passion. Si on prend le mot « désir » au sens le
plus large, il désigne tout cela, c’est-à-dire tout ce qui, en l’homme, est tendance (vers quelque
chose).
Ainsi conçu, le désir est la source de toutes les émotions (ou passions, sentiments, affections,
affects). En effet, tous les sentiments n’existent que parce que nous désirons certaines choses :
le désir divise le monde en choses à rechercher et choses à fuir, c’est-à-dire en bon et en
mauvais. Toutes les émotions découlent de ce partage primitif : si nous sommes tristes, c’est
que nous obtenons une chose que nous ne désirons pas ou que nous n’obtenons pas une chose
que nous désirons ; si nous sommes joyeux, c’est pour les raisons inverses ; et il en va de même
pour toutes les autres émotions : toutes découlent d’un certain désir.

A. Passions et raison
En ce sens très général, le désir est à opposer à la conscience (la pensée, la raison, la faculté de
représentation). Tout l’être humain peut être compris à partir de ces deux dimensions. D’un
côté, la raison réunit tout ce qui est de l’ordre de la connaissance et de la conscience ; de
l’autre, le désir réunit tout ce qui est de l’ordre de la tendance.
On pourra alors étudier les relations entre la raison et les passions, c’est-à-dire entre la
représentation et le désir. Est-ce la représentation qui suscite le désir ou le désir qui produit la
représentation ? D’un côté il faut que je voie une chose et comprenne par la pensée qu’elle est
bonne pour que je la désire . Et il faut admettre que le désir est parfois déclenché par une
représentation : quand par exemple je rencontre une femme dans la rue, et que cette
perception (image, représentation) déclenche en moi un désir. Mais il arrive aussi que ce soit le
désir qui produit une représentation ou suscite une pensée. Par exemple, dans le rêve, c’est
notre désir (selon Freud, en tout cas) qui produit des images mentales. Il en va de même dans la
création artistique. Ces influences réciproques s’entremêlent dans le cas de l’action « en finalité
» : le désir d’une certaine fin (ex : une maison) stimule notre raison qui nous indique alors les
moyens à mettre en œuvre pour atteindre le but qu’on s’est fixé . Ainsi dans ce cas un désir
stimule la raison, qui à son tour oriente et détermine le désir. Plus généralement, le désir
détermine notre pensée car il détermine l’angle sous lequel nous regardons chaque chose ; et
cet angle détermine bien souvent ce que nous penserons de la chose en question.
Bref, la raison ne pourrait exister sans les passions et les passions ne pourraient exister sans la
raison, comme le reconnaissent Kant et ici Rousseau :
[C]’est par l’activité [des passions] que notre raison se perfectionne ; nous ne cherchons à
connaître que parce que nous désirons de jouir, et il n’est pas possible de concevoir pourquoi
celui qui n’aurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner. Les passions, à leur
tour, tirent leur origine de nos besoins, et leur progrès de nos connaissances ; car on ne peut
désirer ou craindre les choses que sur les idées qu’on en peut avoir, ou par la simple impulsion
de la nature.
Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité

B. Désir et besoin
On distingue souvent désir et besoin. Le besoin serait à la fois plus « nécessaire » et plus «
naturel », alors que le désir relèverait du fantasme artificiel et superflu ; de sorte que les
besoins seraient les mêmes pour tous les hommes, tandis que les désirs seraient différents pour
chacun. Mais ces deux concepts, le « nécessaire » et le « naturel », sont tous deux
problématiques. De fait, il est bien difficile de délimiter précisément désir et besoin. Une autre
manière de distinguer désir et besoin serait d’introduire le rapport à autrui : alors que le besoin
est personnel, le désir de tout ce qui n’est pas nécessaire est peut-être essentiellement
déterminé par notre entourage.

C. Désir et volonté
Quelle est la différence entre le désir et la volonté ? Il y a des choses que l’on veut, mais sans
les désirer : par exemple, venir en cours. C’est que le désir correspond à notre inclination
première, alors que la volonté désigne le résultat d’une élaboration par la raison.
Chaque homme est une multitude de désirs, une « guerre civile ». De ce combat, sous
l’arbitrage de la raison, il résulte une décision et une action : c’est ce que nous appelons, après
coup, notre « volonté ». A partir de là, on peut en déduire les caractéristiques de la volonté par
opposition au désir : la volonté comporte une dimension de rationalité, et souvent de moralité,
que n’ont pas toujours les désirs.
Nietzsche remarque d’ailleurs que la volonté, contrairement au désir, comporte un élément de
commandement : quand nous voulons, nous sentons que quelque chose en nous commande et
que quelque chose en nous obéit . Cette fine observation confirme empiriquement l’idée que la
volonté est une tendance qui en a réprimé d’autres : ce qui se soumet à la volonté, ce sont les
autres désirs.

D. Désir et aversion
Le désir et l’aversion sont des concepts opposés. Mais à un niveau plus profond ils sont
similaires : dans les deux cas, il s’agit d’une tension motrice : que l’on fuie ou que l’on poursuive,
dans les deux cas on court. Le lion et la gazelle courent tous les deux. De plus, du point de vue
biologique la faculté de désirer et de craindre ne peuvent être dissociées : elles fonctionnent
ensemble. Tout animal sépare le monde en « bon » et « mauvais », en choses à atteindre et en
choses à fuir : désir et crainte sont les deux faces de cette polarisation première du monde par
l’animal. Le désir est une sorte de boussole qui indique simultanément le nord et le sud, ce qui
est à poursuivre et ce qui est à fuir. Le désir est la polarisation du monde, pourrait-on dire : la
polarisation qui structure notre « monde », étant entendu qu’ici « monde » désigne le monde
tel qu’il nous apparaît, le monde subjectif de chaque être vivant.
Toutefois, si le désir et la crainte sont similaires du point de vue structurel (ils poussent à
l’action, au changement), ils ne sont pas vécus (ressentis) de la même manière : la peur n’est
pas le même sentiment que l’avidité. Le renard ne ressent pas la même chose que le lapin. Fuir
les coups de bâton et poursuivre la carotte sont deux choses qui font avancer, mais qui sont
éprouvées bien différemment.
Certains philosophes minimisent cette différence : en soulignant que tout désir est manque,
donc souffrance, ils font du désir la fuite de la souffrance, ce qui rend la différence entre le
désir et la crainte bien ténue.
Mais justement, on peut opposer à une telle conception le fait que le désir n’est pas l’aversion,
qu’il est ressenti d’une façon bien différente . Et ainsi on pourrait insister avec Spinoza sur la
différence entre les passions joyeuses (joie, amour, désir, etc.) et les passions tristes (tristesse,
haine, crainte, etc.), et inviter à rechercher les premières plutôt que les secondes. Essayons
d’être mus par des désirs plutôt que par des aversions ! dit Spinoza. Autrement dit : ne suivez
pas le cours de philosophie par crainte de la sanction, mais par désir d’avoir le bac et d’accroître
votre intelligence donc votre puissance.

I. L’objet du désir
Commençons par une question en apparence très simple : quel est l’objet du désir ? Autrement
dit : que désire-t-on ?

A. Une multiplicité d’objets


1. Le présupposé de la question
La question est certes simple, mais n’est-elle pas égarante ? Elle présuppose en effet qu’il existe
un unique désir ayant un unique objet. Or à première vue, il semble y avoir non pas un seul,
mais une multitude de désirs visant chacun un objet différent. Que désire-t-on ? Tant de
choses ! Un portable, une femme, le paradis, boire, manger, jouer, rêver, dormir, chanter,
aimer, être aimé, travailler, se battre, vaincre, peindre, parfois même mourir. Quel est le
dénominateur commun de cette liste hétéroclite qui pourrait être allongée à l’infini ? C’est à
croire que la question posée n’a tout bonnement aucun sens et n’admet aucune réponse
unique.

2. Le désir vise le plaisir


Il y aurait pourtant bien une première manière de dépasser cette multiplicité : simplement en
remarquant qu’à travers toutes ces choses – nourriture, amour, etc. – nous désirons et
obtenons toujours une satisfaction, un plaisir. Tous les hommes (voire tous les animaux, et
même tous les êtres vivants) ne cherchent-ils pas le plaisir et le bonheur ?
Mais cette réponse sonne creux : les concepts de plaisir et de bonheur sont creux, car ils
désignent une foule de situations différentes et même opposées. Si chaque être, à travers ses
multiples actions, cherche le bonheur, alors ce mot ne veut rien dire du tout, ou en tout cas il
ne nous avance guère. Car la question est alors de savoir qu’est-ce qui nous donnera du plaisir
ou du bonheur ?

B. Le désir de vie
Heureusement, il est possible de dépasser aussi cette première réponse par une idée moins
creuse. Certes, les désirs semblent multiples et hétérogènes. Mais ne visent-ils pas tous à
assurer la survie de l’être qui désire ? Cette idée fonctionne en tout cas à merveille pour ces
deux catégories fondamentales de désirs que sont la « faim » (entendons par ce terme tous les
désirs qui visent à la survie de l’individu : désirs de nourriture et d’eau, mais aussi de sommeil,
de confort, de sécurité) et l’« amour » (entendons ici tous les désirs tournés vers autrui) . Nous
allons essayer de défendre l’idée que tous les désirs sont au service de la vie à l’aide de
plusieurs arguments.
1. Approche phylogénétique (Darwin)
La phylogenèse désigne le développement de l’espèce, par opposition à l’ontogenèse qui
désigne le développement de l’individu. Selon la théorie darwinienne de l’évolution, par le jeu
simultané du hasard (mutations génétiques aléatoires) et de la nécessité (sélection naturelle :
décès des êtres non viables), seuls les individus les mieux adaptés à leur milieu survivent
(survival of the fittest). On peut en déduire que les pulsions d’une espèce vivante doivent
nécessairement conduire à la survie de l’espèce, ou au moins ne pas mener trop rapidement à
la mort.

2. Conséquences existentielles (Schopenhauer)


Schopenhauer a élaboré une philosophie de l’amour à partir de cette idée. Toutes les affinités
amoureuses s’expliqueraient par la nécessité de la survie de l’espèce : les petits aiment les
grandes, etc., afin de produire des individus équilibrés. Schopenhauer évoque même une «
illusion voluptueuse » : ce n’est pas avec les femmes qui lui semblent les plus belles que
l’homme aura le maximum de plaisir sexuel ; la femme qui l’attire le plus ne lui donnera pas un
plaisir maximal mais la descendance la plus viable : nos attirances (donc nos désirs) ne sont pas
au service de notre bonheur individuel mais au service des « intérêts supérieurs » de l’espèce.
L’individu amoureux est donc la « dupe de l’espèce ».
Les scientifiques confirment aujourd’hui ce genre d’idées, en montrant que nos critères de
beauté correspondent aux signes de santé : les êtres qui nous semblent les plus beaux sont
ceux dont le patrimoine génétique (combiné au nôtre) produira la descendance la plus viable.

3. Toute chose s’efforce de persévérer dans son être (Spinoza)


Spinoza parvient au même résultat par des voies purement logiques et philosophiques. Toute
chose aspire à se conserver. La mort et la destruction viennent toujours de l’extérieur. Pour
Spinoza, cela n’est pas seulement vrai des êtres vivants mais de toute entité concevable :
chaque individu, c’est-à-dire chaque système physique organisé, tend à persévérer dans son
être et ne peut être détruit que par une intervention extérieure.

4. Tout est volonté de puissance (Nietzsche)


Mais peut-on expliquer la multitude des désirs humains par le simple désir de conservation ? La
survie de l’espèce humaine est largement assurée, et pourtant l’homme ne cesse pas moins de
désirer. Comment expliquer cela ? Si nous observons le réel de près, qu’il s’agisse d’une jungle
amazonienne ou d’une société humaine, nous ne verrons pas un désir de conservation mais
une volonté d’expansion. C’est la grande idée de Nietzsche :
Vouloir se conserver soi-même est l’expression d’une situation de détresse, d’une restriction de
la véritable pulsion fondamentale de la vie, qui tend à l’expansion de puissance et assez
souvent, dans cette volonté, elle remet en cause et sacrifie la conservation de soi. Que l’on
considère comme symptomatique que certains philosophes, comme par exemple le phtisique
Spinoza, aient vu, aient dû voir précisément dans la soi-disant pulsion de conservation de soi
l’élément décisif : – c’étaient justement des hommes en situation de détresse. […] La lutte pour
la vie n’est qu’une exception, une restriction momentanée de la volonté de vivre ; la grande et
la petite lutte tournent partout autour de la prépondérance, de la croissance, du
développement et de la puissance, conformément à la volonté de puissance qui est
précisément volonté de vie.
Nietzsche, Le Gai savoir, § 349
Un être vivant veut avant tout déployer sa force. La vie même est volonté de puissance, et
l’instinct de conservation n’en est qu’une conséquence indirecte et des plus fréquentes. – Bref,
ici comme partout, gardons-nous des principes téléologiques superflus, tels que l’instinct de
conservation (nous le devons à l’inconséquence de Spinoza).
Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 13
[V]ivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, dominer ce qui est étranger et plus faible,
l’opprimer, lui imposer durement sa propre forme, l’englober et au moins, au mieux, l’exploiter
[…]. Tout corps […] devra être une volonté de puissance, il voudra croître, s’étendre, accaparer,
dominer, non pas par moralité ou immoralité, mais parce qu’il vit et que la vie est volonté de
puissance.
Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 259
On peut réconcilier Nietzsche avec Spinoza en distinguant « être » et « état » : persévérer dans
son être, cela ne veut pas dire rester dans le même état, mais au contraire croître, se
développer, s’épanouir.

5. Le désir d’immortalité et d’éternité (Platon)


Poussons l’idée encore plus loin. Si notre désir de vivre et d’exister est le désir cardinal, alors
cela signifie que nous désirons la vie éternelle. On trouve cette idée chez Platon :
Diotime : En définitive, Socrate, l’amour de ce qui est beau n’est pas tel que tu l’imagines.
Socrate : Eh bien, qu’est-il donc ?
– L’amour de la procréation et de l’accouchement dans de belles conditions.
– Admettons que ce soit le cas.
– C’est exactement cela. Mais pourquoi « de la procréation » ? Parce que, pour un être mortel,
la génération équivaut à la perpétuation dans l’existence, c’est-à-dire à l’immortalité. Or le
désir d’immortalité accompagne nécessairement celui du bien, d’après ce que nous sommes
convenus, s’il est vrai que l’amour a pour objet la possession éternelle du bien. De cette
argumentation, il ressort que l’amour a nécessairement pour objet aussi l’immortalité.
Platon, Le Banquet, 206e – 207a
Cette conception explique non seulement que les mères se sacrifient pour leurs petits, mais
aussi le désir de gloire et le désir de création intellectuelle et artistique :
Diotime : [C]hez les êtres humains en tout cas, si tu prends la peine d’observer ce qu’il en est de
la poursuite des honneurs, tu seras confondu par son absurdité, à moins de te remettre en
l’esprit ce que je viens de dire, à la pensée du terrible état dans lequel la recherche de la
renommée et le désir « de s’assurer pour l’éternité une gloire impérissable » mettent les êtres
humains. Oui, pour atteindre ce but, ils sont prêts à prendre tous les risques, plus encore que
pour défendre leurs enfants. Ils sont prêts à dilapider leurs richesses et à endurer toutes les
peines, et même à donner leur vie. […] C’est […] pour que leur excellence reste immortelle et
pour obtenir une telle renommée glorieuse que les êtres humains dans leur ensemble font tout
ce qu’ils font, et cela d’autant plus que leurs qualités sont plus hautes. Car c’est l’immortalité
qu’ils aiment.
Cela dit, ceux qui sont féconds selon le corps se tournent de préférence vers les femmes ; et
leur façon d’être amoureux, c’est de chercher, en engendrant des enfants, à s’assurer,
s’imaginent-ils, l’immortalité, le souvenir et le bonheur, « pour la totalité du temps à venir ». Il y
a encore ceux qui sont féconds selon l’âme ; oui, il en est qui sont plus féconds dans leur âme
que dans leur corps […]. Dans cette classe, il faut ranger tous les poètes qui sont des
procréateurs et tous les artisans qu’on qualifie d’inventeurs. Mais la partie la plus haute et la
plus belle de la pensée, c’est celle qui concerne l’ordonnance des cités et des domaines ; on lui
donne le nom de modération et de justice.
Platon, Le Banquet, 208c – 209a
Dans Le Désir d’éternité, Ferdinand Alquié développe cette idée, selon laquelle tout désir est au
fond désir d’éternité : « Toute conscience humaine désire l’éternité. » (Le Désir d’éternité, p.
10). On retrouve également cette idée chez Nietzsche :
Doch alle Lust will Ewigkeit
Will tiefe, tiefe Ewigkeit!
Mais tout plaisir veut l’éternité
Veut la profonde, profonde éternité !
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, IV, La chanson ivre, 12

C. Le désir de mort
Mais ce désir d’éternité est fou, démesuré, insatiable : l’homme est condamné à mourir.
D’ailleurs, le désir d’éternité est en un sens opposé à la vie : car la vie est changement,
mouvement, tracas et fracas, et non ce calme serein de la béatitude éternelle. Le désir
d’éternité ne cache-t-il pas au fond de lui un obscur désir de mort ?

Etre, ou ne pas être, c'est là la question. Y a-t-il plus de noblesse d'âme à subir la fronde et les
flèches de la fortune outrageante, ou bien à s'armer contre une mer de douleurs et à l'arrêter
par une révolte ? Mourir... Dormir, rien de plus... Et dire que par ce sommeil nous mettons fin
aux maux du coeur et aux mille tortures naturelles qui sont le legs de la chair : c'est là un
dénouement qu'on doit souhaiter avec ferveur. Mourir... Dormir, dormir ! Peut-être rêver ! Oui,
là est l'embarras. Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous
sommes débarrassés de l'étreinte de cette vie ? Voilà qui doit nous arrêter. C'est cette
réflexion-là qui nous vaut la calamité d'une si longue existence. Qui, en effet, voudrait
supporter les flagellations, et les dédains du monde, l'injure de l'oppresseur, l'humiliation de la
pauvreté, les angoisses de l'amour méprisé, les lenteurs de la loi, l'insolence du pouvoir, et les
rebuffades que le mérite résigné reçoit d'hommes indignes, s'il pouvait en être quitte avec un
simple poinçon ? Qui voudrait porter ces fardeaux, grogner et suer sous une vie accablante, si la
crainte de quelque chose après la mort, de cette région inexplorée, d'où nul voyageur ne
revient, ne troublait la volonté, et ne nous faisait supporter les maux que nous avons par peur
de nous lancer dans ceux que nous ne connaissons pas ? Ainsi la conscience fait de nous tous
des lâches ; ainsi les couleurs natives de la résolution blêmissent sous les pâles reflets de la
pensée ; ainsi les entreprises les plus énergiques et les plus importantes se détournent de leur
cours, à cette idée, et perdent le nom d'action...
Shakespeare, Hamlet, Acte III, scène 1

1. La structure kamikaze du désir


Commençons par remarquer une particularité importante du désir : si le désir vise la
satisfaction, son propre assouvissement (comme on le pense naturellement), alors il cherche au
fond sa propre disparition : car la satisfaction met fin au désir. Le désir semble avoir une
structure essentiellement auto-négatrice, suicidaire, kamikaze : en cherchant à se satisfaire, il
veut disparaître. Quel que soit l’objet cherché, le but est toujours la fin du désir. Le désir est
une tension qui aspire à la détente, au repos. Or le repos suprême, c’est la mort. De la à
identifier la jouissance suprême à la mort, comme le font les psychanalystes lacaniens , il n’y a
qu’un pas. Ce serait parce que nous n’obtenons jamais la satisfaction suprême que nous
pouvons continuer à désirer, donc à vivre. Une objection possible, toutefois, serait de concevoir
le désir comme un processus cyclique, et voir la satisfaction comme le moyen, non de cesser de
désirer, mais au contraire de régénérer l’organisme et de relancer le désir.

2. L’agressivité introjectée (Nietzsche)


Mais d’autres arguments peuvent prêter main-forte à l’idée d’une volonté de mort, à
commencer par l’agressivité humaine. Cette volonté de la mort de l’autre peut facilement se
retourner contre soi. Nietzsche, le premier grand penseur de la volonté de mort (qu’il appelle «
maladie », « dégénérescence » ou encore « nihilisme »), la comprenait comme une agression
retournée contre soi. En particulier, dans la religion et la morale chrétiennes (expression
suprême du nihilisme, selon Nietzsche), on assiste au retournement de notre cruauté naturelle
contre nous-mêmes : c’est la mauvaise conscience que les prêtres excellent à induire en
l’homme. « Tu souffres ? C’est de ta faute ! Tu as péché ! Expie maintenant ! Fais abstinence ! »
Ainsi l’ascète serait cet homme très cruel, mais qui a su retourner sa cruauté exclusivement
contre lui-même, contre ses désirs et sa vie, prenant un plaisir intense à les réprimer
quotidiennement.

3. La nature conservatrice des pulsions (Freud)


Freud, qui a introduit la formule « pulsion de mort », apporte un autre argument. Son point de
départ est que les pulsions sont fondamentalement conservatrices : elles cherchent à restaurer
un état passé. C’est-à-dire que le désir ne vise pas un objet réel externe mais une sorte
d’hallucination interne, une trace mnésique laissée dans le psychisme par une satisfaction
originaire.
Par exemple, la pulsion buccale vise à retrouver le plaisir de succion que nous avons éprouvé
lorsque, bébés, nous tétions le sein maternel. Dès lors, ni les bières, ni les cigarettes, ni même
les baisers que cette pulsion nous pousse à rechercher ne pourront jamais nous satisfaire : car
l’objet véritable du désir est un souvenir révolu .
Or quel est notre passé le plus profond, sinon l’état inorganique qui a précédé notre vie ? Avant
d’être vivant, l’organisme était non-vivant. Cette idée curieuse permet à Freud d’expliquer
certains comportements névrotiques où les malades tendent à s’autodétruire .

4. Le plaisir de se perdre
Terminons par ce désir étrange, mais très profond : le désir de se perdre, de se dissoudre, de
s’oublier, de se diluer dans le monde. Le désir de faire un avec le cosmos, le désir de ne plus
être soi. La plupart des grands mystiques ont rendu compte de ce sentiment, qui constitue
d’ailleurs une des sources du sentiment religieux , mais on le trouve dans les situations les plus
ordinaires. Dans l’ivresse, dans la musique et la danse (voire la transe), dans la contemplation
de la beauté, etc. Ce sentiment peut s’analyser comme le plaisir pris à la suspension
momentanée du sentiment du soi, c’est-à-dire du contrôle pesant de la conscience morale. On
peut aussi y voir un plaisir pris à la schizophrénie, car la schizophrénie désigne précisément le
fait de ne plus faire clairement la distinction entre soi et le monde extérieur .

Conclusion : l’indétermination du désir


Pour conclure sur l’hypothèse d’un désir de mort, disons qu’il faut au moins qu’à côté de ce
Thanatos il y ait Eros , sans quoi on expliquerait difficilement que la vie persiste et se développe.
Il y aurait donc deux tendances fondamentales : un désir vertical et un désir horizontal. D’un
côté, un désir de se lever le matin : un désir d’action, de mouvement, de vie, de changement,
de chaos, de fracas, voire de tracas. De l’autre, un désir de s’allonger le soir venu : un désir de
repos, voire de repos éternel ; un désir de calme, de sérénité, de béatitude .
Pour conclure de manière plus générale sur l’objet du désir, soulignons son caractère
indéterminé, en raison de la nature culturelle et spirituelle du désir humain. L’homme, grâce à
son esprit, est capable d’éprouver les désirs les plus étranges. Ainsi, seuls les besoins, naturels,
pourraient se voir assigner un objet ; le désir, en revanche, étant culturel, serait
essentiellement sans objet propre, car susceptible de vise n’importe quel objet. Cependant le
psychisme aussi a ses lois, et il est possible de les étudier : c’est ce que font la psychologie et la
psychanalyse.
Au niveau le plus fondamental, on peut récuser l’idée que le désir ait un objet prédéterminé,
intrinsèque. Au fond le désir n’est rien de plus qu’une énergie, une vitalité, une force aveugle.
L’objet choisi est toujours un prétexte, et pourrait être remplacé par un autre. C’est l’idée
qu’exprime Schopenhauer :
L’absence de tout but et de toute limite est […] essentielle à la volonté en soi, qui est un effort
sans fin. […] Le but atteint n’est jamais que le point de départ d’une carrière nouvelle, et cela à
l’infini. […] En résumé, la volonté sait toujours, quand la conscience l’éclaire, ce qu’elle veut à
tel moment et à tel endroit ; ce qu’elle veut en général, elle ne le sait jamais.
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation
Dire que la volonté est indéterminée, cela ne veut pas dire qu’elle est faible. Au contraire, le fait
que la volonté soit « creuse », c’est-à-dire susceptible à se fixer sur n’importe quel objet, exige,
en un sens, qu’elle soit intense, qu’elle repose sur soi-même. Cette combinaison
d’indétermination et de vigueur permet peut-être même d’expliquer la volonté de mort. C’est
précisément ainsi que Nietzsche résout la contradiction entre la volonté de vie (et de puissance)
et la volonté de mort : « L’homme préfère encore vouloir le rien plutôt que ne rien vouloir. »
C’est ainsi qu’on peut comprendre ce phénomène curieux de la vie qui se retourne contre
elle-même. Plutôt la volonté de mort que la mort de la volonté.
Illustration concrète : le film Forrest Gump, de Robert Zemeckis. Forrest Gump est un simple
d’esprit. Quand ça va mal, il court. Aussi, quand son amie d’enfance Jenny refuse de l’épouser,
Forrest se met à courir et ne s’arrête plus, pas même quand il atteint l’océan : il fait alors
demi-tour et continue à courir. Mais peu à peu on remarque ce coureur infatigable, les
journalistes viennent l’interroger en courant à côté de lui, le micro à la main : « Courez-vous
contre la guerre du Vietnam ? Contre la pauvreté dans le monde ? Contre la faim ? » Forrest : «
J’ai juste eu envie de courir ! » Le spectacle de cette volonté en action inspire des vocations, et
peu à peu des gens rejoignent Forrest : « Je me suis dit : voilà un type qui met ses idées en
pratique. Je ne savais quel était le sens de la vie. Forrest vient de me le révéler ! » Cette scène
comique nous montre le caractère indéterminé de la volonté. Il suffit que quelqu’un affirme sa
volonté avec assez de force et il sera suivi : car nous ne savons pas que vouloir, mais nous
voulons néanmoins vouloir ! C’est pourquoi les grands passionnés comme Forrest Gump et
Napoléon Bonaparte entraînent des foules derrière eux : leur volonté est telle qu’elle se
transmet, comme un aimant qui entraîne après lui les corps métalliques et les magnétise à leur
tour.

II. Le désir de l'autre


A. Le désir mimétique (Spinoza)
Nous désirons parfois une chose uniquement parce que quelqu’un d’autre la désire. La mode
est l’exemple par excellence qui illustre ce mimétisme (caractère imitatif) du désir. Spinoza
énonce le premier cette loi fondamentale du désir : « Du fait que nous imaginons qu’un objet
semblable à nous […] est […] affecté d’un certain affect, nous sommes par là affectés d’un
affect semblable. » Plus précisément : « Cette imitation des affects s’appelle pitié quand elle
concerne la tristesse ; mais si elle est relative au désir, elle s’appelle émulation, celle-ci n’étant
donc rien d’autre que le désir d’une chose provoquée en nous par le fait que nous imaginons
que d’autres êtres semblables à nous ont le même désir. » L’émulation désigne donc ce
phénomène d’imitation des désirs des autres, qui est un cas particulier du mimétisme affectif.
En effet, le mimétisme ne concerne pas seulement le désir, mais l’ensemble des affects, des
émotions : la joie se transmet comme la tristesse et la souffrance (c’est la pitié, ou compassion)
ou la peur. Les sociologues de la fin du XIXe siècle ont insiste sur ce point, que ce soit Le Bon
avec sa Psychologie des foules ou surtout Gabriel de Tarde, qui voit dans le mimétisme le
phénomène social fondamental. Et il est vrai que la mode, la jalousie, l’envie, la rivalité,
l’émulation, l’esprit de compétition, le conformisme, tous ces phénomènes sont autant
d’exemples de mimétisme social.
Ce mimétisme du désir prend les formes les plus inattendues : ainsi, la publication des
Souffrances du jeune Werther (roman phare du romantisme) en 1774 par Goethe donna lieu à
une vague de suicides en Europe : des jeunes gens au tempérament romantique se donnèrent
la mort par identification au jeune Werther, le héros du roman. Les sociologues parlent d’«
effet Werther » pour désigner ce phénomène. La vague de suicides ayant suivi le suicide de Kurt
Cobain, chanteur du groupe de musique Nirvana, constitue un exemple récent de ce
phénomène.
Remarquons que Spinoza va un peu plus loin : pour que nous désirions une chose, il suffit que
nous imaginions qu’autrui la désire. Il n’est même pas nécessaire qu’autrui désire effectivement
cette chose. Il peut donc arriver que nous projetions d’abord un désir en autrui, avant de
reproduire ce désir nous-mêmes.
Les publicitaires ont bien compris ce mécanisme : bien souvent, la publicité ne se contente pas
de présenter une marchandise : elle représente plutôt quelqu’un qui possède la marchandise et
s’en réjouit. Car les publicitaires ont compris (et vérifié expérimentalement) que ce qui
déclenche le désir de l’objet, ce n’est pas tant l’objet lui-même que sa possession par un autre.
Le véritable moteur du désir n’est pas l’objet mais autrui, son désir et son plaisir : c’est-à-dire
que nous ne désirons pas l’objet par besoin mais par jalousie et rivalité.
Certaines publicités vont plus loin et mettent en scène la jalousie, la rivalité elle-même, afin de
la suggérer encore plus directement. Pensez aux dialogues (surtout à la radio) qui mettent en
scène deux personnes : l’une possède l’objet, l’autre non ; la jalousie est mise en scène, et au
terme de la saynète, la personne qui ne possède pas l’objet le désire à son tour. Et nous
courons tous acheter le nouveau produit.
Autre exemple : utiliser une célébrité (sportif, acteur) pour vendre une marchandise. Je désire
les mêmes baskets que Zinedine Zidane ou la même valise que Jean Réno : car ces personnages
célèbres confèrent une valeur à ces objets du simple fait qu’ils les aient choisis. Leur autorité
suffit. Personne ne peut critiquer mes baskets puisque ce sont les mêmes que celles de Zidane !
Zidane fait autorité en termes de baskets.

Mais on pourrait voir aussi dans cet exemple l’indice du fait que si nous désirons ce qu’autrui
désire, c’est, fondamentalement, pour lui ressembler. On désire la même valise que Jean Réno
parce que ce doit être une belle et bonne valise, mais aussi et surtout pour ressembler à Jean
Réno.
B. Le désir triangulaire (René Girard)
C’est la thèse de René Girard : le désir est triangulaire. Le désir n’est pas une relation à deux
termes (sujet et objet) mais une relation à trois termes : entre le sujet et l’objet, il y a autrui, le
« médiateur ». Nous ne désirons l’objet que parce que le médiateur le désire ; et nous ne
désirons l’objet, en vérité, que pour ressembler au médiateur. Ainsi, l’objet véritable du désir
n’est pas l’objet, mais l’être du médiateur. Girard parle dans ce cas de désir suggéré, par
opposition au désir spontané. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer d’un point de vue
naïf, le désir suggéré est, selon Girard, bien plus intense que le désir spontané.
René Girard a découvert cette structure triangulaire du désir à travers l’étude de la littérature,
et il l’illustre d’abord par des exemples littéraires. De Cervantès à Dostoïevski, en passant par
Stendhal, Flaubert et Proust, tous les grands romans mettent en lumière ce caractère
triangulaire du désir. Don Quichotte ne désire vivre des aventures que pour ressembler à son
idéal du chevalier errant, Amadis de Gaule, dont il a lu les aventures dans un livre de chevalerie.
Sancho Pança, écuyer de Don Quichotte, désire ressembler à Don Quichotte. Julien Sorel (héros
du roman de Stendhal Le Rouge et le noir) désire ressembler à Napoléon, et pour cela part en
quête d’aventures. Son premier maître, M. de Rênal, ne l’emploie comme précepteur de ses
enfants que par rivalité avec son concurrent local, M. Valenod. Chez Stendhal, le caractère
mimétique du désir prend la forme de la vanité . Madame Bovary, comme Don Quichotte,
désire vivre les aventures qu’elle lit dans les romans. Son amour est faux, il est complètement
inspiré des histoires romantiques qu’elle a lues. Le snobisme proustien révèle la même
structure : imiter les désirs d’une classe sociale dont on envie le chic, la naissance ou la fortune.

Au cours de l’histoire de la littérature, de Cervantès à Dostoïevski, une double évolution se


produit. D’une part, le médiateur se rapproche. Au début, il appartient à une sphère
inaccessible (géographique ou sociale) qui le place hors d’atteinte du sujet désirant. Girard
parle dans ce cas de médiation externe. Dans la médiation interne, au contraire, le médiateur
est si proche qu’il y a rivalité entre lui et le sujet. Le médiateur admiré devient alors un obstacle
et un rival. Il est à la fois admiré et haï : rapport typiquement hystérique.
D’autre part, on passe d’une imitation consciente et reconnue par le sujet (Cervantès
revendique son admiration pour Amadis de Gaule) à une imitation inavouée et même
farouchement niée : à l’époque moderne (depuis le romantisme), chacun ne jure au contraire
que par l’originalité, et le dogme du désir spontané, que Girard qualifie de mensonge
romantique , est tout-puissant. De nombreux critiques littéraires se sont ainsi complètement
trompés sur ces romans, par exemple en voyant dans les amours de Julien Sorel l’expression de
son originalité d’individu romantique.
Cette double évolution va de pair avec le processus politique de démocratisation et
d’égalisation des conditions : avec l’égalité démocratique, la compétition, la concurrence et la
rivalité sont décuplées, dans tous les domaines (social, économique, culturel, etc.). Le désir
mimétique bat son plein, et paradoxalement on ne se l’avoue plus.
Cette dimension mimétique du désir et des goûts sera à retenir dans l’analyse de l’art au point
de vue sociologique. Bourdieu, notamment, a insisté sur la dimension mimétique des goûts
artistiques, qui fonctionnent essentiellement, selon lui, comme identificateurs sociaux : les
valeurs esthétiques dominantes sont celles de la classe dominante. Quand la bourgeoisie
accède au pouvoir au cours du XIXe siècle, elle reproduira les comportements culturels de la
classe dominante précédente (l’aristocratie) afin de s’en approprier le pouvoir symbolique. Et
plus généralement, la possession d’une culture « élevée » permet surtout d’affirmer un rang
social : de même qu’en possédant une voiture coûteuse on affirme son capital économique, en
fréquentant les grandes œuvres (opéra, théâtre, musées, etc.) on affirme son capital culturel et
son rang social, c’est-à-dire son appartenance à la classe dominante .

C. Le désir du désir de l’autre (Hegel)


On désire donc ce qu’autrui désire pour ressembler à autrui. Mais pourquoi désire-t-on
ressembler à autrui ? Pourquoi désire-t-on ressembler au « médiateur » qui représente notre
idéal ? N’est-ce pas toujours, au fond, pour être reconnu, c’est-à-dire aimé, par nos proches et
nos amis ? Le désir de ressembler à autrui est donc au service du désir d’être aimé, désiré.
Ainsi, selon Hegel, tout désir est fondamentalement désir du désir de l’autre. C’est évident dans
la relation amoureuse, quand nous voulons être aimés. Mais c’est aussi le cas dans presque
tous nos désirs, par exemple quand nous désirons un objet uniquement parce que d’autres le
désirent (ex : le drapeau de l’ennemi). Pourquoi, en effet, voulons-nous nous distinguer par des
biens « ostentatoires », sinon pour épater autrui, c’est-à-dire susciter son désir et sa jalousie ?
Si les hommes sont en rivalité constante, c’est parce qu’ils veulent être désirés par autrui, ils
veulent faire l’objet du désir d’autrui.
On dira qu’il y a bien des désirs qui ne semblent pas porter sur le désir d’autrui : par exemple, le
désir de manger une pomme. Mais, dirait Hegel, il ne s’agit pas là d’un désir mais d’un simple
besoin. Et en vérité, il est bien difficile de trouver un désir qui ne soit pas déterminé par autrui :
tous nos désirs importants, en tout cas, semblent liés à autrui. Que désirerions-nous si nous
étions seuls au monde ? L’alpiniste désirerait-il encore gravir sa montagne ? Pensez à Robinson,
et vous vous ferez une idée du dépérissement du désir en l’absence d’autrui.
Si nous désirons être désirés par autrui, poursuit Hegel , c’est que nous désirons qu’autrui nous
reconnaisse comme une valeur. Le désir du désir de l’autre est donc fondamentalement un
désir de reconnaissance. Là encore, ce désir de reconnaissance est omniprésent dans notre vie
quotidienne la plus banale : les relations entre amis, entre élèves et professeurs, entre
collègues, entre parents et enfants, entre sportifs, entre célébrités et public, entre patrons et
employés, sont toutes marquées par un désir de reconnaissance réciproque.
Cette thèse très générale, selon laquelle notre désir le plus fondamental est d’être estimé par
autrui, a été formulée, avant Hegel par de nombreux et célèbres philosophes. On la trouve par
exemple chez Pascal et chez Rousseau . Pascal voyait dans ce fait une preuve de la grandeur de
l’esprit humain :
400. Grandeur de l’homme. – Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme, que nous ne
pouvons souffrir d’en être méprisés, et de n’être pas dans l’estime d’une âme ; et toute la
félicité des hommes consiste dans cette estime. […]
404. – La plus grande bassesse de l’homme est la recherche de la gloire, mais c’est cela même
qui est la plus grande marque de son excellence ; car, quelque possession qu’il ait sur la terre,
quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait, s’il n’est dans l’estime des
hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que, quelque avantage qu’il ait sur la terre,
s’il n’est placé avantageusement aussi ans la raison de l’homme, il n’est pas content.
Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, § 400 et 404
Rousseau y voit au contraire une dégénérescence due à la « civilisation » qui avilit et dénature
les hommes :
L’homme sauvage et l’homme civilisé diffèrent tellement par le fond du cœur et des inclinations
que ce qui fait le bonheur suprême de l’un réduirait l’autre au désespoir. Le premier ne respire
que le repos et la liberté, il ne veut que vivre et rester oisif, et l’ataraxie même du Stoïcien
n’approche pas de sa profonde indifférence pour tout autre objet. Au contraire le citoyen
toujours actif sue, s’agite, se tourmente sans cesse pour chercher des occupations toujours plus
laborieuses : il travaille jusqu’à la mort, il y court même pour se mettre en état de service, on
renonce à la vie pour acquérir l’immortalité. Il fait sa cour aux grands qu’il hait et aux riches
qu’il méprise, il n’épargne rien pour obtenir l’honneur de les servir, il se vante orgueilleusement
de sa bassesse et de leur protection, et fier de son esclavage, il parle avec dédain de ceux qui
n’ont pas l’honneur de les partager. Quel spectacle pour un Caraïbe, que les travaux pénibles et
enviés d’un Ministère Européen ! Combien de morts cruelles ne préfèrerait pas cet indolent
sauvage à l’horreur d’une pareille vue qui souvent n’est pas même adoucie par le plaisir de bien
faire ? Mais pour voir le but de tant de soins, il faudrait que ces mots, puissance et réputation,
eussent un sens dans son esprit, qu’il apprît qu’il y a une sorte d’hommes qui comptent pour
quelque chose les regards du reste de l’univers, qui savent être heureux et contents
d’eux-mêmes, sur le témoignage d’autrui plutôt que sur le leur propre. Telle est, en effet, la
véritable cause de toutes ces différences : le sauvage vit en lui-même ; l’homme sociable
toujours hors de lui ne sait vivre que dans l’opinion des autres, et c’est, pour ainsi dire, de leur
seul jugement qu’il tire le sentiment de sa propre existence.
Rousseau, Discours sur l’inégalité, II
Ces réflexions sur le rapport entre désir et autrui et sur la dimension mimétique du désir nous
permettront d’aborder bien des sujets par la suite. Il sera intéressant de se souvenir de la thèse
de René Girard quand nous évoquerons le complexe d’Œdipe tel que le conçoit Freud. De
même, dans l’analyse des relations économiques de propriété, la dimension mimétique du
désir nous a déjà montré que les relations de possession ne sont pas tant des rapports entre les
hommes et les choses que des rapports entre hommes : Marx parlera de « fétichisme de la
marchandise » pour désigner cette illusion naïve qui nous fait croire que le droit de propriété
établit une relation entre les hommes et les choses, alors qu’il établit une relation entre les
hommes (posséder un objet, cela signifie qu’il est interdit à autrui de m’en priver, c’est-à-dire
que c’est un droit qui règle les rapports entre individus). Enfin, nous l’avons déjà dit, on
retrouvera cette dimension dans l’analyse de l’art d’un point de vue sociologique, i.e. du point
de vue de son rôle d’instrument de distinction sociale.

III. Le désir est-il manque ou excès ?


Venons-en à la problématique peut-être la plus centrale, à la contradiction profonde au cœur
du désir. Nous avons déjà vu celle qui existe du fait que le désir vise, en un sens, sa propre
disparition. Ici la contradiction vient du fait que d’une part, le désir est la marque de
l’imperfection : étant tendance au changement, il suppose un manque, un problème à résoudre.
Les dieux, ceux qui connaissent la plénitude, ne désirent pas. Mais d’autre part le désir est
précisément le moyen de résoudre ce problème ou de combler ce manque, il est un moteur
productif et créateur. C’est là l’ambivalence fondamentale du désir.

A. Le désir comme manque


1. Le désir est manque (Platon)
Selon Platon, tout désir est manque : on ne désir jamais que ce dont on manque. Seul l’affamé
désire manger, seul le pauvre désire la richesse. Platon expose cette thèse dans le Banquet, un
dialogue mettant en scène Socrate dans une discussion arrosée où il est question de l’amour et
du désir (les Grecs n’ont qu’un seul terme pour ces deux concepts : éros, qui est aussi le nom du
dieu de l’amour) :
SOCRATE : Tout ce que je veux savoir, c’est si Eros éprouve ou non le désir de ce dont il est
amour.
AGATHON : Assurément, il en éprouve le désir.
– Est-ce le fait de posséder ce qu’il désire et ce qu’il aime qui fait qu’il le désire et qu’il l’aime,
ou le fait de ne pas le posséder ?
– Le fait de ne pas le posséder, cela du moins est vraisemblable.
– Examine donc si au lieu d’une vraisemblance il ne s’agit pas d’une nécessité : il y a désir de ce
qui manque, et il n’y a pas désir de ce qui ne manque pas ? Il me semble à moi, Agathon, que
cela est une nécessité qui crève les yeux ; que t’en semble-t-il ?
– C’est bien ce qu’il me semble.
– Tu dis vrai. Est-ce qu’un homme qui est grand souhaiterait être grand, est-ce qu’un homme
qui est fort souhaiterait être fort ?
– C’est impossible, suivant ce que nous venons d’admettre.
– Cet homme ne saurait manquer de ces qualités, puisqu’il les possède.
– Tu dis vrai.
– Supposons en effet qu’un homme qui est fort souhaite être fort, qu’un homme qui est rapide
souhaite être rapide, qu’un homme qui est en bonne santé souhaite être en bonne santé, car
quelqu’un estimerait peut-être que, en ce qui concerne ces qualités et toutes celles qui
ressortissent au même genre, les hommes qui sont tels et qui possèdent ces qualités, désirent
encore les qualités qu’ils possèdent. C’est pour éviter de tomber dans cette erreur que je
m’exprime comme je le fais. Si tu considères, Agathon, le cas de ces gens-là, il est forcé qu’ils
possèdent présentement les qualités qu’ils possèdent, qu’ils le souhaitent ou non. En tout cas,
on ne saurait désirer ce que précisément on possède. Mais supposons que quelqu’un nous dise :
« Moi, qui suis en bonne santé, je n’en souhaite pas moins être en bonne santé, moi, qui suis
riche, je n’en souhaite pas moins être riche ; cela même que je possède, je ne désire pas moins
le posséder. » Nous lui ferions cette réponse : « Toi, bonhomme, qui es doté de richesse, de
santé et de force, c’est pour l’avenir que tu souhaites en être doté, puisque, présentement en
tout cas, bon gré mal gré, tu possèdes tout cela. Ainsi, lorsque tu dis éprouver le désir de ce que
tu possèdes à présent, demande-toi si ces mots ne veulent pas tout simplement dire ceci : "Ce
que j’ai à présent, je souhaite aussi l’avoir dans l’avenir." » Il en conviendrait, n’est-ce pas ? […]
Dans ces conditions, aimer ce dont on n’est pas encore pourvu et qu’on ne possède pas,
n’est-ce pas souhaiter que, dans l’avenir, ces choses-là nous soient conservées et nous restent
présentes ?
– Assurément.
– Aussi l’homme qui est dans ce cas, et quiconque éprouve le désir de quelque chose, désire ce
dont il ne dispose pas et ce qui n’est pas présent ; et ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas lui-même,
ce dont il manque, tel est le genre de choses vers quoi vont son désir et son amour.
Platon, Le Banquet, trad. Luc Brisson modifiée, 200a-200e
Le dieu Eros était traditionnellement conçu, dans la mythologie grecque, comme un principe
d’harmonie présidant à la création du monde : aussi les protagonistes du Banquet en font
l’éloge et lui attribuent toutes les qualités. Mais puisque le désir est manque, donc imperfection,
Eros est lui-même imparfait, dit Socrate. Voici le portrait d’Eros que Platon nous présente, cette
fois par le personnage d’une femme, Diotime :
DIOTIME : Puis donc qu’il est le fils de Poros et de Pénia, Eros se trouve dans la condition que
voici. D’abord, il est toujours pauvre, et il s’en faut de beaucoup qu’il soit délicat et beau,
comme le croient la plupart des gens. Au contraire, il est rude, malpropre, va-nu-pieds et il n’a
pas de gîte, couchant toujours par terre et à la dure, dormant à la belle étoile sur le pas des
portes et sur le bord des chemins, car, puisqu’il tient de sa mère, c’est l’indigence qu’il a en
partage. A l’exemple de son père en revanche, il est à l’affût de ce qui est beau et de ce qui est
bon, il est viril, résolu, ardent, c’est un chasseur redoutable ; il ne cesse de tramer des ruses, il
est passionné de savoir et fertile en expédients , il passe tout son temps à philosopher, c’est un
sorcier redoutable, un magicien et un expert. Il faut ajouter que par nature il n’est ni immortel
ni mortel. En l’espace d’une même journée, tantôt il est en fleur, plein de vie, tantôt il est
mourant ; puis il revient à la vie quand ses expédients réussissent en vertu de la nature qu’il
tient de son père ; mais ce que lui procurent ses expédients sans cesse lui échappe ; aussi Eros
n’est-il jamais ni dans l’indigence ni dans l’opulence.
Par ailleurs, il se trouve à mi-chemin entre le savoir et l’ignorance. Voici en effet ce qui en est.
Aucun dieu ne tend vers le savoir ni ne désire devenir savant, car il l’est ; or, si l’on est savant,
on n’a pas besoin de tendre vers le savoir. Les ignorants ne tendent pas davantage vers le savoir
ni ne désirent devenir savants. Mais c’est justement ce qu’il y a de fâcheux dans l’ignorance :
alors que l’on n’est ni beau ni bon ni savant, on croit l’être suffisamment. Non, celui qui ne
s’imagine pas en être dépourvu ne désire pas ce dont il ne croit pas devoir être pourvu.
SOCRATE : Qui donc, Diotime, sont ceux qui tendent vers le savoir, si ce ne sont ni les savants ni
les ignorants ?
DIOTIME : D’ores et déjà, il est parfaitement clair même pour un enfant que ce sont ceux qui se
trouvent entre les deux, et qu’Eros doit être du nombre.
Platon, Le Banquet, trad. Luc Brisson modifiée, 203c-204b
On touche ici au point fondamental de l’enseignement de Socrate : la prise de conscience de
notre ignorance est le premier pas vers la véritable connaissance . D’ailleurs cette parenté
étroite entre le désir et la philosophie se manifeste aussi dans la capacité du désir à nous élever
vers les Idées :
DIOTIME : Voilà donc quelle est la droite voie qu’il faut suivre dans le domaine des choses de
l’amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre : c’est, en prenant son point de
départ dans les beautés d’ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s’élever toujours, comme
au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les
beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles
connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette
connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du beau lui-même,
dans le but de connaître finalement la beauté en soi.
Platon, Le Banquet, trad. Luc Brisson, 211b-211c
Ainsi, bien que le désir révèle un manque, il est aussi le moyen de combler ce manque et de
nous élever vers l’Idéal. La vision platonicienne du désir est donc loin d’être négative !

2. Le désir est souffrance (Schopenhauer)


Pourtant, si le désir est manque, il est souffrance : car le manque est souffrance. Platon
remarquait déjà que tout désir corporel est souffrance (ex : la faim, la soif). Schopenhauer
étend cette idée à tout désir, et en cela il rejoint la philosophie bouddhiste :
Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La
satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus,
le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est
parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent ; le
désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le
second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut
procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un
mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain. – Tant que
notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du
désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets
du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le
malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un ; l’inquiétude d’une volonté toujours
exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ;
or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion
attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir
leur tonneau, à Tantale éternellement altéré.
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, § 38
La philosophie bouddhiste, que Schopenhauer connaissait et appréciait, affirme également que
le désir est source d’attachement, donc de souffrance. Aussi l’objectif est-il le même dans les
deux cas : il faut se libérer du désir. Il faut cesser de désirer. Ce but ne sera pas atteint par le
suicide, qui est au contraire une manifestation vigoureuse du désir, mais par la pratique du
renoncement, du détachement : par exemple à travers la méditation, c’est-à-dire la cessation
de la pensée.

3. Le désir est second par rapport à la pensée (Aristote)


Enfin, une dernière façon de concevoir la négativité du désir consiste à affirmer qu’il est second
par rapport à la pensée, qu’il est déterminé par la pensée. Cette thèse, à laquelle souscrirait
très certainement Platon, est affirmée en toutes lettres par Aristote : « Nous désirons une
chose parce qu’elle nous semble bonne, plutôt qu’elle ne nous semble bonne parce que nous la
désirons : le principe, c’est la pensée. » (Aristote, Métaphysique, XII, 7)
Il faut voir ici l’idée d’un monde de valeurs objectives, prédéterminées, que l’homme n’a plus
qu’à reconnaître par sa pensée. Les valeurs préexistent à l’homme et à son désir. Cette vision
des choses sera renversée par l’humanisme du XVIIe siècle.

B. Le désir comme excès


1. Le désir est l’essence de l’homme et expression de sa puissance (Spinoza)
Voir dans le désir un manque, c’est ne voir qu’une partie des choses. Pour désirer, il faut certes
« manquer », mais il faut aussi… désirer l’objet qui fait défaut. Spinoza, le premier, a insisté sur
cette seconde dimension. Le désir, loin d’être un manque, est l’expression de notre puissance,
affirme-t-il. En effet, le désir n’est rien d’autre que l’essence (la nature) de toute chose. «
Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. » (Ethique, III,
prop. 6) « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en
dehors de l’essence actuelle de cette chose. » (Ethique, III, prop. 7)
Le désir n’est donc pas manque mais excès, excès de vie, de force, de volonté d’exister et de «
persévérer dans son être ». L’homme ne désire pas parce qu’il lui manque quelque chose, mais
parce qu’il vit et que la vie consiste à désirer et à croître. Le désir est la modalité de cet
accroissement de notre puissance, de cet épanouissement existentiel.

2. Le désir n’est pas souffrance mais joie (Spinoza)


Spinoza s’oppose frontalement à l’idée de Schopenhauer selon qui le désir est souffrance. Les
affects de joie (plaisir, amour, bonheur) sont le résultat d’une augmentation de notre puissance,
tandis que les passions tristes (tristesse, haine, douleur, crainte) sont le résultat d’une
diminution de notre puissance. Aussi le désir, qui est le moyen par excellence de nous
développer, est-il vécu comme une joie et un plaisir. L’éthique spinoziste, qui est une éthique
de la vie, repose toute entière sur cette distinction et sur l’idée qu’il faut rechercher les
passions joyeuses et fuir les passions tristes.
Il faut toujours voir le bon côté des choses pour être déterminé par la joie : « en ordonnant nos
pensées et nos images nous devons toujours prêter attention […] à ce qu’il y a de bon en
chaque chose afin qu’ainsi nous soyons toujours déterminés à agir par un affect de joie. »
(Ethique, V, 10, scolie). Spinoza s’oppose ainsi à tous les philosophes classiques pour qui
philosopher, c’est apprendre à mourir (Platon, Montaigne), et qui recommandaient de méditer
la mort (Stoïciens) : « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une
méditation non de la mort mais de la vie. » (Ethique, IV, 67)

3. Le désir est créateur


Enfin, Spinoza contredit Aristote mot à mot : « nous ne nous efforçons pas vers quelque objet,
nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le désirons pas parce que nous jugeons qu’il est un
bien, mais au contraire nous ne jugeons qu’un objet est un bien que parce que nous nous
efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons. » C’est le
renversement subjectiviste de la modernité : désormais le sujet est au centre, il est créateur de
valeur. Les valeurs ne précèdent plus l’homme, c’est lui qui les pose. La sécularisation a
commencé.
On peut aller encore plus loin, et dire que le désir n’est pas seulement créateur de valeurs, mais
qu’il est à l’origine de la pensée elle-même. C’est d’abord évident du point de vue
phylogénétique, du point de vue de la constitution de notre être au cours de l’évolution. Ce
sont nos désirs et nos intérêts qui ont produit nos sens et notre cerveau. L’esprit est d’abord un
outil de chasse. Le corps est déterminé par nos désirs vitaux, et notre âme, notre raison, n’est
qu’un instrument créé par le corps et à son service. « Cette petite raison que tu appelles ton
esprit, ô mon frère, n’est qu’un instrument de ton corps, et un bien petit instrument, un jouet
de ta grande raison. » Enfin, ajoutons cette remarque de Pascal : « La volonté est un des
principaux organes de la créance ; non qu’elle forme la créance, mais parce que les choses sont
vraies, ou fausses, selon la face par où on les regarde. La volonté qui se plaît à l’une plus qu’à
l’autre, détourne l’esprit de considérer les qualités de celles qu’elle n’aime pas à voir ; et ainsi
l’esprit, marchant d’une pièce avec la volonté, s’arrête à regarder la face qu’elle aime ; et ainsi il
en juge par ce qu’il y voit. »

4. Le désir produit son objet : la cristallisation (Stendhal)


Dernière idée, élégante en ce qu’elle renverse complètement l’idée de manque : le désir
produit, invente, crée l’objet qu’il désire ! Stendhal expose ce phénomène par une métaphore :
Aux mines de sel de Salzbourg, on jette, dans les profondeurs abandonnées de la mine, un
rameau d’arbre effeuillé par l'hiver ; deux ou trois mois après on le retire couvert de
cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la
patte d’une mésange, sont garnies d’une infinité de diamants, mobiles et éblouissants ; on ne
peut plus reconnaître le rameau primitif.
Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la
découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections. […]
Ce phénomène, que je me permets d’appeler la cristallisation, vient de la nature qui nous
commande d’avoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau, du sentiment que les
plaisirs augmentent avec les perfections de l’objet aimé, et de l’idée : elle est à moi.
Stendhal, De l’Amour, I, 2, p. 34-35
C’est sans doute pour éviter de tomber dans cette illusion que Lucrèce nous met en garde
contre les dangers de l’amour et les croyances trompeuses de l’âme amoureuse, et qu’il
recommande aux amants d’ouvrir les yeux sur les défauts de la personne aimée !

Conclusion : la marionnette et le volcan


On peut concevoir le désir comme pulsion ou comme attraction. Ça pousse ou ça tire : le volcan
(la fontaine, le geyser) ou la marionnette (l’aimant). Cette distinction est à relier avec les
interactions possibles entre désir et pensée. Généralement, si on conçoit le désir comme
attraction, c’est qu’on le conçoit comme déterminé par la pensée. C’est la pensée qui nous
élève en nous permettant de saisir quelque chose de divin, de transcendant, qui nous dépasse,
qui est au-dessus de nous : Dieu, la Vérité, l’Idéal, le Beau, etc. Au contraire, une conception du
désir comme pulsion va généralement de pair avec l’idée que la poussée vient d’en bas. C’est
l’inconscient, le primitif, la matière, l’énergie qui pousse : ça bouillonne. La terre (la matière)
pousse, le ciel (l’idée) tire : et la flamme du désir monte, unissant le ciel et la terre. N’est-ce pas
magnifique… Eros dansant et crépitant joyeusement.
Sans surprise, on trouve l’idée d’attraction chez les idéalistes (Platon notamment) et l’idée de
pulsion chez les matérialistes (Freud). Nietzsche est peut-être exactement à mi-chemin entre
les deux : il est plutôt matérialiste, mais il n’aime la matière que pour autant qu’elle monte
jusqu’aux cieux !
Pour désirer il faut un état désiré, donc un « manque » ; mais il faut aussi désirer cet état ou cet
objet. Ceux qui insistent sur le premier aspect voient le désir comme manque, les autres y
voient avant tout un excès. Ces deux points ne sont pas nécessairement contradictoires, ils
peuvent être pensés comme deux aspects complémentaires.

IV. Comment atteindre le bonheur ?


Le bonheur est étroitement lié au désir : en effet, l’objet par excellence du désir n’est-il pas le
bonheur ? Et le bonheur ne consiste-t-il pas en la satisfaction de nos désirs ? Nous allons donc
commencer par étudier les relations entre le bonheur et le désir.

A. Satisfaire nos désirs : l’hédonisme


Le bonheur est dans la satisfaction de nos désirs : telle est la thèse hédoniste. L’hédonisme est
la conception qui fait du plaisir la valeur suprême, le but de la vie, qui identifie bonheur et
plaisir. Or le plaisir est conçu comme ce qui accompagne la satisfaction de tout désir ; donc le
bonheur consistera, pour l’hédoniste, dans la satisfaction des désirs.
On peut distinguer deux versions principales de la théorie hédoniste : il y a ceux qui affirment
que le bonheur consiste à satisfaire tous nos désirs, et ceux qui recommandent de ne chercher
à satisfaire que certains désirs. Les hédonistes modérés et les hédonistes démesurés,
pourrait-on dire.

1. Le bonheur est dans la satisfaction de tous nos désirs (Calliclès)


La manière la plus simple de concevoir le bonheur est d’affirmer qu’il consiste en la satisfaction
de tous nos désirs. C’est la conception de Calliclès, personnage d’un dialogue de Platon, le
Gorgias, qui met en scène Socrate. Socrate, critiquant l’hédonisme, utilise une métaphore pour
pousser Calliclès au bout de son idée : c’est la célèbre image du tonneau des Danaïdes :
SOCRATE : Considère si tu ne pourrais pas assimiler chacune des deux vies, la tempérante et
l’incontinente, au cas de deux hommes, dont chacun posséderait de nombreux tonneaux, l’un
des tonneaux en bon état et remplis, celui-ci de vin, celui-là de miel, un troisième de lait et
beaucoup d’autres remplis d’autres liqueurs, toutes rares et coûteuses et acquises au prix de
mille peines et de difficultés ; mais une fois ses tonneaux remplis, notre homme n’y verserait
plus rien, ne s’en inquiéterait plus et serait tranquille à cet égard. L’autre aurait, comme le
premier, des liqueurs qu’il pourrait se procurer, quoique avec peine, mais n’ayant que des
tonneaux percés et fêlés, il serait forcé de les remplir jour et nuit sans relâche, sous peine des
plus grands ennuis. Si tu admets que les deux vies sont pareilles au cas de ces deux hommes,
est-ce que tu soutiendras que la vie de l’homme déréglé est plus heureuse que celle de
l’homme réglé ? Mon allégorie t’amène-t-elle à reconnaître que la vie réglée vaut mieux que la
vie déréglée, ou n’es-tu pas convaincu ?
CALLICLES : Je ne le suis pas, Socrate. L’homme aux tonneaux pleins n’a plus aucun plaisir, et
c’est cela que j’appelais tout à l’heure vivre à la façon d’une pierre, puisque, quand il les a
remplis, il n’a plus ni plaisir ni peine ; mais ce qui fait l’agrément de la vie, c’est d’y verser le plus
qu’on peut.
Platon, Gorgias, 493b – 494b
Calliclès définit le bonheur comme la capacité de satisfaire tous nos désirs, y compris nos
passions les plus intenses :
CALLICLES : Mais voici ce qui est beau et juste suivant la nature, je te le dis en toute franchise :
pour bien vivre, il faut entretenir en soi-même les plus fortes passions au lieu de les réprimer,
et, quand elles ont atteint toute leur force, il faut être capable de leur donner satisfaction par
son courage et son intelligence et de remplir tous ses désirs à mesure qu’ils éclosent. […] [L]e
luxe, l’intempérance et la liberté, quand ils sont soutenus par la force, constituent la vertu et le
bonheur.
Platon, Gorgias, 492a – 492c
C’est aussi la thèse de Thomas Hobbes, philosophe anglais du XVIIe siècle :
Un succès constant dans l’obtention de ces choses que, de temps en temps, l’on désire,
autrement dit une constante prospérité, est appelé félicité. J’entends la félicité en cette vie. Car
il n’y a rien qui ressemble à la béatitude perpétuelle de l’esprit, tant que nous vivons ici, parce
que la vie n’est elle-même que le mouvement et ne peut être ni sans désir, ni sans crainte.
Hobbes, Léviathan, I, 6
Dom Juan est un hédoniste au sens de Calliclès et de Hobbes : il cherche à satisfaire sans cesse
tous ses désirs, notamment ses désirs de conquêtes féminines. L’inconvénient d’une telle
théorie est qu’un tel bonheur n’est pas facile à atteindre. L’homme est plein de désirs infinis et
démesurés : s’il cherche à satisfaire tous ses désirs, y compris les plus fous, ne risque-t-il pas
d’être voué à l’échec et à la frustration, et ainsi de rencontrer un malheur cinglant au lieu du
bonheur tant espéré ?

2. Le bonheur est la satisfaction de certains désirs seulement (Epicure)


C’est pour cette raison que le philosophe Epicure recommande de chercher à satisfaire certains
désirs seulement, les plus fondamentaux. En effet, si le but est d’atteindre le plaisir, c’est-à-dire
pour Epicure l’ataraxie, ou « absence de douleurs dans le corps et de troubles dans l’âme »,
alors il convient de fuir les désirs démesurés qui seront bien difficiles à satisfaire et qui, par
conséquent, nous apporteront davantage de troubles que de sérénité. Epicure distingue trois
catégories de désirs et de plaisirs :
(1) les désirs/plaisirs naturels et nécessaires : ex : manger et boire quand on a faim et soif. Ces
plaisirs sont tous ceux qui sont naturels et nécessaires à notre survie.
(2) les désirs/plaisirs naturels mais non nécessaires : ex : manger des mets raffinés
(3) les désirs/plaisirs ni naturels ni nécessaires : ex : le désir de gloire, de richesse, etc.
Epicure affirme que seuls les plaisirs de la catégorie (1) sont à satisfaire pour atteindre l’ataraxie.
Les plaisirs de la catégorie (2) sont à éviter, dans la mesure du possible, car il faut apprendre à
se contenter de peu. Enfin, les désirs de la catégorie (3) sont à fuir absolument, car ils nous
apporteront bien plus de maux (jalousie, etc.) et de troubles que de bien.
Aujourd’hui, « épicurien » signifie « bon vivant » : on entend par là quelqu’un qui mange bien,
qui boit bien, qui savoure tous les plaisirs de la vie. Mais à l’origine, le véritable épicurien est
bien plutôt un ascète, un personnage austère qui vit dans une simplicité extrême, qui ne mange
que du pain, des olives et de l’eau et s’en contente. Le véritable épicurien ressemble davantage
au moine dans son monastère qu’au bon vivant dans son restaurant.
On peut pousser un peu plus loin la théorie d’Epicure : si l’objectif est d’atteindre l’ataraxie,
pourquoi ne pas modifier tous ses désirs, même les plus simples, s’ils ne peuvent être satisfaits ?
Ainsi notre bonheur, qui pour Epicure dépend encore de notre capacité à satisfaire nos plaisirs,
et donc du monde extérieur, ne dépend plus que de nous. Celui qui ne désire que ce qu’il peut
avoir ne restera jamais frustré ; au contraire, tous ses désirs seront toujours satisfaits, et il
connaîtra donc un bonheur perpétuel et indépendant de la fortune.

B. Modifier nos désirs : le stoïcisme


Le bonheur est dans la restriction de nos désirs : telle est la thèse stoïcienne. En effet, si le
bonheur consiste en la satisfaction de nos désirs, cette satisfaction peut être atteinte de deux
manières : (1) en ajustant le monde à nos désirs, c’est-à-dire en cherchant à avoir ce qu’on
désire (méthode épicurienne) ; (2) en ajustant nos désirs au monde, c’est-à-dire en essayant de
désirer ce que l’on a (méthode stoïcienne). Ce renversement de perspective (agir sur soi plutôt
que sur le monde) est miraculeux : il semble permettre d’atteindre un bonheur absolu, quelles
que soient les circonstances. Mais il ne va pas sans difficulté.

1. Modifier nos désirs


Les Stoïciens (Sénèque, Epictète et Marc-Aurèle sont les plus connus) recommandent tout
d’abord de distinguer ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous :
Souviens-toi donc de ceci : si tu crois soumis à ta volonté ce qui est, par nature, esclave d’autrui,
si tu crois que dépende de toi ce qui dépend d’un autre, tu te sentiras entravé, tu gémiras, tu
auras l’âme inquiète, tu t’en prendras aux dieux et aux hommes. Mais si tu penses que seul
dépend de toi ce qui dépend de toi, que dépend d’autrui ce qui réellement dépend d’autrui, tu
ne te sentiras jamais contraint à agir, jamais entravé dans ton action, tu ne t’en prendras à
personne, tu n’accuseras personne, tu ne feras aucun acte qui ne soit volontaire ; nul ne pourra
te léser, nul ne sera ton ennemi, car aucun malheur ne pourra t’atteindre.
Epictète, Manuel, I, 1
Ce qui dépend de nous, ce sont nos désirs et nos pensées : tout ce qui est notre œuvre. Ce qui
ne dépend pas de nous, ce sont le corps (la santé et la maladie), la richesse, la réputation, le
pouvoir, etc. (Epictète, Ibid.)
Une fois que nous avons fait la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend
pas, nous pouvons tâcher de modifier nos désirs : il faut supprimer tous nos désirs qui portent
sur le destin (ce qui ne dépend pas de nous) afin de se rendre indépendant de la fortune. Si
nous ne désirons que des choses qui dépendent de nous, nos désirs seront toujours satisfaits,
donc nous connaîtrons un bonheur parfait.
« Ne cherche pas à ce que les événements arrivent comme tu veux, mais veuille que les
événements arrivent comme ils arrivent, et tu seras heureux. » (Epictète, Manuel, VIII)
Par exemple, si nous avons clairement conscience de la distinction entre ce qui dépend de nous
et ce qui est au contraire impossible, nous ne désirerons pas plus être en bonne santé quand
nous sommes malades que nous ne désirons posséder les royaumes de la Chine ou du Mexique .
Et ainsi nous ne souffrirons pas de ne pas avoir cette chose complètement inaccessible (la
santé).
Il s’agit de changer nos désirs plutôt que « l’ordre du monde » . Mais cela ne signifie pas pour
autant une acceptation passive de notre sort. La seule chose qui doit être acceptée, c’est la
nécessité, ce que nous ne pouvons pas changer.

2. Se satisfaire de son action : que notre vertu fasse notre bonheur !


On peut aller un peu plus loin. Si nous parvenons à limiter nos désirs, en plus du bonheur de les
voir toujours satisfaits, nous aurons le plaisir d’avoir su maîtriser ce qui dépend de nous (nos
désirs) et d’avoir su mépriser ce qui ne dépend pas de nous (les coups du destin). C’est-à-dire
que le sage se réjouira de sa force d’âme :
Ainsi, ressentant de la douleur en leurs corps, [les grandes âmes] s’exercent à la supporter
patiemment, et cette épreuve qu’elles font de leur force, leur est agréable ; ainsi, voyant leurs
amis en quelque grande affliction, elles compatissent à leur mal, et font tout leur possible pour
les en délivrer, et ne craignent pas même de s’exposer à la mort pour ce sujet, s’il en est besoin.
Mais, cependant, le témoignage que leur donne leur conscience, de ce qu’elles s’acquittent en
cela de leur devoir, et font une action louable et vertueuse, les rend plus heureuses, que toute
la tristesse, que leur donne la compassion, ne les afflige.
Descartes, Lettre à Elisabeth, 18 mai 1645

3. Être conscient des maux qui nous guettent


De manière plus générale, nous devons être conscients de nous-mêmes, de nos désirs et des
contraintes qui pèsent sur eux. Il faut bien voir ce qu’implique un désir, quels sont les moyens à
mettre en œuvre pour le réaliser. Représente-toi les conséquences de ton projet, dit Epictète.
Par exemple, si tu veux aller à la piscine, rappelle-toi qu’à la piscine il y a du bruit, qu’on se fait
éclabousser et bousculer, etc. (Epictète, Manuel, I, 4 ; IV ; XXIX, 1 et 2)
Il faut aussi être conscient de ce qu’est l’objet de notre désir ou de notre amour : Sois conscient
de ce qu’est l’objet que tu aimes, ainsi tu ne seras pas troublé. Si tu aimes une marmite, dis-toi :
C’est une marmite que j’aime. Ainsi, le jour où elle casse, tu ne seras pas troublé. De même,
quand tu embrasses un être humain, dis-toi : C’est un être humain que j’embrasse. (Epictète,
Manuel, III)
Il faut donc, pour Epictète, être conscient des malheurs et de la mort, pour ne pas en être
troublé le jour où ils arrivent : « Que la mort soit devant tes yeux chaque jour. » (Epictète,
Manuel, XXI)
Une précision importante tout de même : il n’est utile de penser au malheur qui nous guette
uniquement si cela nous permet de l’éviter. C’est l’idée de Spinoza, dont on se souvient qu’il
insistait sur la nécessitait de vivre autant que possible dans la joie plutôt que dans la tristesse :
[O]n doit souvent énumérer et imaginer les périls communs de l’existence, et songer à la façon
de les éviter et de les surmonter le mieux possible par la présence d’esprit et par la force d’âme.
Mais il convient de noter qu’en ordonnant nos pensées et nos images nous devons toujours
prêter attention (…) à ce qu’il y a de bon en chaque chose afin qu’ainsi nous soyons toujours
déterminés à agir par un affect de Joie.
Spinoza, Ethique, V, prop. 10, scolie
D’ailleurs chez Spinoza l’acceptation du destin prend la forme de l’amour de Dieu, c’est-à-dire
de la Nature (l’Univers, le Tout : Spinoza est panthéiste : pour lui, Dieu ne désigne rien d’autre
que la totalité de la nature). Accepter le destin cela signifie, pour Spinoza, prendre conscience
du fait que nous ne sommes qu’une partie du Tout éternel et indestructible. Aimer le Tout, c’est
donc nous aimer nous-mêmes et nous concevoir « sous l’espèce de l’éternité ».

C. Supprimer nos désirs : le pessimisme


Le bonheur est dans la suppression du désir : telle est la thèse « pessimiste ». On pourrait aussi
dire que, pour les pessimistes, le bonheur n’existe tout simplement pas. Par « pessimistes », je
désigne surtout la philosophie de Bouddha (qui a donné naissance à la religion bouddhiste) et
celle de Schopenhauer.
Nous avons déjà évoqué ces idées plus haut, dans les conceptions négatives du désir. La
conséquence est simple : il faut cesser de désirer pour briser le cycle des réincarnations et
atteindre le nirvana, cet état de repos absolu et de béatitude.
Ajoutons le christianisme, qui réprime également les désirs : non parce que le désir est
souffrance, mais parce que le désir est péché. Mais l’idée est la même : c’est le renoncement au
désir qui pourra nous faire parvenir à la béatitude du paradis. Il faut renoncer à ce monde-ci
pour accéder à l’autre.

D. Transformer nos désirs : la sublimation


Le bonheur est dans la transformation des désirs : telle pourrait être une conception du
bonheur fondée sur l’idée de sublimation. En effet, la sublimation désigne le fait de déplacer un
désir vers un objet autre que son objet originel.

1. Platon
On peut s’amuser à trouver le processus de sublimation chez Platon, bien que ni le terme ni le
concept n’apparaissent explicitement. En effet, on peut voir une sublimation dans le passage
des désirs de base aux désirs les plus élevés. Pour Platon, Eros est la puissance semi-divine qui
permet d’effectuer cette conversion du regard, cette élévation de l’homme.
Diotime : Voilà donc quelle est la droite voie qu’il faut suivre dans le domaine des choses de
l’amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre : c’est, en prenant son point de
départ dans les beautés d’ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s’élever toujours, comme
au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les
beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles
connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette
connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du beau lui-même,
dans le but de connaître finalement la beauté en soi.
Platon, Le Banquet, trad. Luc Brisson, 211b – 211c

2. Nietzsche
Chez Nietzsche, l’idée de sublimation est déjà nettement plus explicite. Se souvenant de la
distinction que faisait Platon entre ceux qui sont féconds selon le corps de ceux qui sont
féconds selon l’âme , Nietzsche analyse la chasteté de « ceux qui sont féconds selon l’âme »,
c’est-à-dire celle des grands esprits féconds et inventifs :
[O]n trouvera toujours [la pauvreté, l’humilité et la chasteté] à un certain degré [dans la vie de
tous les grands esprits féconds et inventifs]. Pas le moins du monde, cela va de soi, comme si
elles constituaient en quelque sorte leurs « vertus » – qu’importent les vertus pour cette
espèce d’homme ! –, mais comme les conditions les plus propres et les plus naturelles de leur
existence dans ce qu’elle a de meilleur, de leur fécondité dans ce qu’elle a de plus beau. A cet
égard, il est fort possible que leur spiritualité dominante ait dû commencer par serrer la bride à
un orgueil effréné et irritable ou à une sensualité malicieuse (…). Mais elle y est parvenue, étant
justement l’instinct dominant, qui a imposé ses exigences en dépit de tous les autres instincts –
elle y parvient encore ; si elle n’y parvenait pas, elle ne dominerait justement pas. (…) Pour ce
qui est (…) de la « chasteté » des philosophes, cette espèce d’esprit trouve manifestement sa
fécondité ailleurs que dans des enfants (…). Tout artiste sait quel effet nuisible exercent les
relations sexuelles dans les états de grande tension et de grande préparation spirituelle ; (…)
c’est leur instinct « maternel » qui dispose ici impitoyablement, au profit de l’œuvre en devenir,
de tous les autres stocks et suppléments de force, de vigor de la vie animale : la force la plus
importante consomme alors la plus modeste.
Nietzsche, Généalogie de la morale, III, 8
C’est à partir de cette idée de sublimation que Nietzsche distingue, en quelque sorte, un « bon
ascétisme » et un « mauvais ascétisme » : il dénonce l’injonction chrétienne à réprimer les
désirs et les passions et invite plutôt à les sublimer, c’est-à-dire à les transfigurer, à les «
spiritualiser » :
Toutes les passions ont un temps où elles ne sont que néfastes, où elles avilissent leurs victimes
avec la lourdeur de la bêtise, – et une époque tardive, beaucoup plus tardive où elles se
marient à l’esprit, où elles se « spiritualisent ». Autrefois, à cause de la bêtise dans la passion,
on faisait la guerre à la passion elle-même : on se conjurait pour l’anéantir, – tous les anciens
jugements moraux sont d’accord sur ce point, « il faut tuer les passions ». La plus célèbre
formule qui en ait été donnée se trouve dans le Nouveau Testament, dans ce Sermon sur la
Montagne, où, soit dit en passant, les choses ne sont pas du tout vues d’une hauteur. Il y est dit
par exemple avec application à la sexualité : « Si ton œil est pour toi une occasion de chute,
arrache-le » : heureusement qu’aucun chrétien n’agit selon ce précepte. Détruire les passions
et les désirs, seulement à cause de leur bêtise, et pour prévenir les suites désagréables de leur
bêtise, cela ne nous paraît être aujourd’hui qu’une forme aiguë de la bêtise. Nous n’admirons
plus les dentistes qui arrachent les dents pour qu’elles ne fassent plus mal... On avouera d’autre
part, avec quelque raison, que, sur le terrain où s’est développé le christianisme, l’idée d’une «
spiritualisation de la passion » ne pouvait pas du tout être conçue. Car l’Eglise primitive luttait,
comme on sait, contre les « intelligents », au bénéfice des « pauvres d’esprit » : comment
pouvait-on attendre d’elle une guerre intelligente contre la passion ? – L’Eglise combat les
passions par l’extirpation radicale : sa pratique, son traitement c’est le castratisme. Elle ne
demande jamais : « Comment spiritualise-t-on, embellit-on et divinise-t-on un désir ? » – De
tous temps elle a mis le poids de la discipline sur l’extermination (de la sensualité, de la fierté,
du désir de dominer, de posséder et de se venger). – Mais attaquer la passion à sa racine, c’est
attaquer la vie à sa racine : la pratique de l’Eglise est nuisible à la vie…
Nietzsche, Crépuscule des idoles, VI, 1
Nietzsche encourage à la sublimation ; mais il refuse l’idée que nous cherchons le bonheur. Il
valorise donc la sublimation tout en dévalorisant l’idée de bonheur. On ne peut donc pas
vraiment dire que Nietzsche recommande de chercher le bonheur par la sublimation. Il faut
plutôt dire qu’il préfère la sublimation, le dépassement, au bonheur .

3. Freud
Prolongeant les analyses de Nietzsche, Freud a élaboré une véritable théorie de la sublimation.
Pour Freud, la sublimation désigne le processus par lequel l’énergie d’une pulsion primitive
(sexuelle ou agressive) est déplacée vers des buts socialement valorisés (travail, recherche
scientifique, création artistique, etc.).
Il faudrait donc se représenter l’homme comme un être disposant d’une certaine quantité
d’énergie pulsionnelle (ou libido ) qui tendrait naturellement vers certains objets déterminés,
tout comme l’eau des rivières se dirige naturellement vers la mer. Et, tout comme on peut
dévier les cours d’eau naturels en construisant des canaux afin d’irriguer les jardins, l’homme
pourrait détourner sa libido de ses buts naturels et la canaliser vers des objectifs culturels. Il
pourrait ainsi mettre son énergie animale, sauvage, au service des fins que lui donne sa raison.
On peut penser ici à l’image platonicienne du cocher guidant le cheval noir du désir .
Par exemple, le désir d’agression qui se manifeste originellement dans la guerre peut être
sublimé dans le sport (pour le peuple) ou dans les joutes oratoires au parlement (pour l’élite).
On peut interpréter l’ensemble du processus de civilisation à partir de l’idée de sublimation :
c’est ce qu’a fait le sociologue Norbert Elias en s’appuyant sur la philosophie freudienne . On
peut aussi mettre l’accent sur le renoncement pulsionnel : Freud a remarqué que la culture est
édifiée sur du renoncement pulsionnel ; Marcuse dira, dans le contexte révolutionnaire des
années 1960, que ce renoncement est allé trop loin, et que nous pâtissons plus de ce
renoncement que nous ne profitons de ses effets . La matrice de toutes ces réflexions se trouve
dans Le Malaise dans la culture, court ouvrage de Freud qui étudie les relations entre les
pulsions spontanées de l’individu et la culture (religion, morale, etc.).
Autre exemple de sublimation : utilisez votre énergie bouillonnante pour participer au cours
plutôt que pour bavarder, ce sera une belle sublimation !

V. Comment maîtriser les désirs ?


Ces différentes versions de la maîtrise des désirs soulèvent une même question : à chaque fois,
on voit la raison dominer, réprimer ou orienter les désirs. Mais d’où la raison tire-t-elle son
énergie pour s’opposer à des désirs qui ont de la force et de l’énergie, qui sont une force et une
énergie orientés vers un objet ? La raison n’est pas un désir ; elle ne peut donc pas s’opposer
aux désirs, car seul un désir peut s’opposer à un désir. En effet, un désir nous attire vers une
chose ; pour que nous renoncions à cette chose, il faut nécessairement quelque chose qui nous
en éloigne, c’est-à-dire un désir de sens contraire . Par exemple, si je désire commettre un vol
pour m’enrichir, il ne suffit pas que ma raison me représente les conséquences fâcheuses
possibles de mon projet (être surpris et finir en prison) pour que j’y renonce : il faut encore que
je craigne ces conséquences, c’est-à-dire qu’à mon désir de richesse s’oppose la crainte de la
prison, ou désir de liberté.
Plusieurs philosophes en sont venus à penser qu’il existe dans l’esprit humain un dispositif
spécifique qui donne à la raison ou à la conscience morale la force de s’opposer aux désirs.

1. Les métaphores platoniciennes


Platon introduit, entre la raison et les désirs, une troisième instance qui permet à la raison de
contraindre les désirs à lui obéir. Cette structure ternaire fonctionne aussi bien dans l’âme
humaine que dans la cité politique :

La raison La « colère » Les désirs

Dans l’âme homuncule lion hydre


(2 métaphores) cocher cheval blanc cheval noir

Dans la cité gouvernant(s) soldats peuple

2. Le lion de Kant : le respect


Kant semble s’être trouvé face au même problème. Il commence par définir la moralité comme
le fait d’agir purement par devoir, en s’opposant à nos désirs naturels et égoïstes (par exemple,
être honnête malgré mon désir de m’enrichir, par pure moralité, simplement parce que ma
raison me commande d’être honnête). Kant s’est trouvé face au problème suivant : comment
ma raison peut-elle me pousser à agir, à être honnête, alors qu’elle doit s’opposer à des désirs
multiples et puissants ? Il faut pourtant que l’action morale soit compréhensible du point de
vue psychologique : il faut qu’elle ait une cause, donc qu’il y ait un certain sentiment, un certain
désir qui nous pousse à l’accomplir. De façon similaire à Platon, Kant a alors introduit la notion
de « pur respect pour la loi morale » : ce sentiment de respect est le désir, capable de s’opposer
aux autres désirs, qui donne sa force à la raison.

Raison Respect Désirs

Indique la loi morale Désire suivre la loi morale Désirent satisfaire l’intérêt égoïste

3. La tripartition freudienne
On trouve encore une structure ternaire chez Freud : le Moi est tiraillé entre ses désirs
inacceptables venus de son tréfonds (le Ça) et les exigences sociales venues de l’extérieur et
incarnées par le Surmoi. C’est le Surmoi qui impose au Moi et au Ça le respect des lois morales
et sociales.

Moi Surmoi Ça

Désir primitif,
Instance psychique Père intériorisé, instance psychique qui
aveugle,
centrale, tiraillée entre le représente les impératifs sociaux et les
spontanément
Ça et le Surmoi impose au Moi
égoïste

Mais Freud explique également la soumission de l’homme à des normes venues de l’extérieur
par l’angoisse devant la perte d’amour : c’est par peur de ne plus être aimé par les autres que
nous nous forçons à agir à peu près moralement, que nous essayons de ne pas être trop salauds.
La domination des désirs par la conscience morale s’explique donc essentiellement, pour Freud,
par le fait que nous avons un intérêt psychologique important à respecter autrui : obtenir
amour et reconnaissance en retour.

Annexes
A. Autres idées
On désire toujours dans un contexte
Tout désir suppose un monde structuré par des renvois de finalité. Pensez au menuisier dans
son atelier : c’est un monde structuré par de multiples renvois : chaque outil sert à faire
certaines choses, à construire certains objets : chaque outil à sa fonction, son utilité. De même,
la jeune fille qui désire une robe ne la désire qu’à partir d’un contexte (social, culturel, politique,
économique), d’un « monde ». Cela ne constitue à vrai dire qu’une extension de la thèse selon
laquelle tout désir est déterminé par autrui ; mais c’est une extension significative : autrui n’est
qu’un terme dans le réseau touffu de significations et de renvois qui constituent le monde de
chacun. (Heidegger, Deleuze)

La dimension antisociale du désir


Selon Platon, quelqu’un qui satisfait ses désirs ne saurait être aimé d’un autre homme ni de
dieu, car il ne peut lier société avec personne. Les dieux et les hommes sont unis par l’amitié, la
règle, la tempérance et la justice (Platon, Gorgias). On retrouve cette idée chez Freud : notre
désir égoïste crée une tension entre nous et les autres qui est l’origine de la mauvaise
conscience (Freud, Le Malaise dans la culture, IV, V, VII, VIII). C’est encore une idée présente
chez René Girard : la nature mimétique du désir entraîne la rivalité, la compétition pour les
mêmes objets. La crise ne peut être évitée que par la désignation d’un bouc émissaire sur
lequel se décharge la haine collective. Ainsi, paradoxalement, ce sont plutôt les désirs communs
aux hommes qui sont facteurs de discorde. On pourrait également suggérer des analyses de la
guerre à partir de la dimension économique : toute guerre n’est-elle pas essentiellement la
conséquence d’une rivalité pour des biens rares (territoires, ressources naturelles, etc.) qui font
l’objet d’un désir commun ?
L’impératif publicitaire : « tu dois désirer »
Dans le passé, le monde semblait stable, figé, et les valeurs (religieuses notamment) étaient
fixes et données une fois pour toutes. L’homme avait donc des repères, sa vie avait un sens, et
il pouvait mourir satisfait de sa vie. Dans ce cadre, la croyance en l’individu et la promesse de la
participation éternelle à l’être absolu pouvaient être conciliées par le christianisme.
Mais aujourd’hui, nous sommes entrés dans un monde désenchanté (Dieu est mort, les
religions ont perdu leur emprise) et surtout historique, c’est-à-dire soumis au devenir. Dans ce
contexte, la vie semble privée de sens, car le destin ultime de l’humanité ne nous est ni
accessible ni connu : nous mourrons avant la « fin de l’histoire ». La vie de l’homme moderne
serait donc privée de sens (Tolstoï).
La publicité, avec son impératif : « tu dois désirer », est la dernière tentative de concilier la
croyance en l’individu et l’omniprésence obsédante du devenir : c’est la publicité (et surtout la
« philosophie » qu’elle exprime) qui a remplacé le christianisme (Michel Houellebecq).

Critique de l’idée de sublimation


L’idée de sublimation n’est pas évidente, et certains auteurs en prennent le contre-pied. Déjà
chez Platon, il semble que ce soit plutôt l’amour divin qui s’« incarne » et se dégrade en amour
charnel, plutôt que l’inverse. S’inspirant de cette idée, Simone Weil écrit que l’amour charnel
est une image dégradée du véritable amour – et que l’idée de sublimation ne pouvait surgir que
dans la « stupidité contemporaine ».

Métaphore et métonymie
Le désir se transmet d’un objet à l’autre par métaphore et métonymie. Si je désire un objet, je
désirerais aussi ceux qui lui ressemblent (métaphore) ou qui lui sont liés par tout autre lien
(métonymie), parce qu’ils me rappellent cet objet. Exemple : le renard aime les champs de blé
parce que leur couleur lui rappelle les cheveux du Petit Prince. La pathologie fétichiste naît
d’une métonymie excessive : quand on aime excessivement la chaussure de son amante, etc.

B. Exemples, références, citations


Quelques exemples
La publicité, qui tente souvent de convertir un désir sexuel en désir de consommer (« la
femme est la marchandise suprême, celle qui fait vendre toutes les autres »).
La publication des Souffrances du jeune Werther (oeuvre romantique par excellence) en
1774 par Goethe donna lieu à une vague de suicides en Europe : des jeunes gens au
tempérament romantique se donnèrent la mort par identification au jeune Werther, le
héros du roman. Les sociologues parlent d’« effet Werther » pour désigner ce
phénomène. La vague de suicides ayant suivi le suicide de Kurt Cobain, chanteur du
groupe de musique Nirvana, constitue un exemple récent de ce phénomène.
La mode.
La drogue : cigarettes, alcool (cf. pulsion buccale), cannabis, héroïne, cocaïne, etc. Autres
formes d’addiction : jeux vidéos, télé, amant(e)…

Quelques citations
« Il tourne dans le cercle étroit de ses plaisirs, comme un jeune chat jouant avec sa queue. »
(Goethe, Faust, La cave d’Auerbach à Leipzig)
« Les étoiles, on ne les désire pas. » (Goethe) C’est-à-dire qu’on ne désire pas ce qui nous
semble inaccessible.
« [N]otre volonté de savoir s’est élevée sur le fondement d’une volonté bien plus puissante,
celle de ne pas savoir, de nous confier à l’incertain et au non-vrai. Cette volonté de
savoir n’est pas l’antithèse de l’autre, mais son expression la plus raffinée. » (Nietzsche,
Par-delà bien et mal, § 24)
« Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux, s’ils n’avaient jamais entendu parler de
l’amour. » (La Rochefoucauld, Maximes, § 136)
« Le désir est une invite au désir » (Sartre).
« Toutes les passions sont des désirs qui vont seulement d’humain à humain et non vers les
choses » (Kant, Anthropologie au point de vue pragmatique).

Filmographie
Wim Wenders, Les Ailes du désir.
Beigbeder, 99 francs (sur la publicité).

Slavoj Zizek
Le philosophe slovène contemporain Slavoj Zizek élabore une philosophie du désir qui s’inspire
du marxisme et de la psychanalyse (Lacan). Sa force est sa capacité à transposer les résultats de
l’analyse philosophique et psychologique dans les conditions de vie modernes. Il excelle à
déceler, dans les moindres phénomènes de la vie (bouton d’ascenseur, offres promotionnelles,
chocolats Kinder, etc.) des indications sur la nature de notre désir. De même, il s’amuse à «
décoder » les œuvres d’art contemporaines (notamment cinématographiques) pour nous
dévoiler leur sens psychanalytique, économique ou philosophique.

Idées de lecture
Platon, Le Banquet : texte canonique sur l’amour.
Freud, Le Malaise dans la culture.
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