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La pensée du jour
Le désir
Introduction
Le mot « désir » évoque les concepts suivants : besoin, volonté, envie, souhait, tendance,
penchant, inclination, velléité, fantasme, amour, passion. Si on prend le mot « désir » au sens le
plus large, il désigne tout cela, c’est-à-dire tout ce qui, en l’homme, est tendance (vers quelque
chose).
Ainsi conçu, le désir est la source de toutes les émotions (ou passions, sentiments, affections,
affects). En effet, tous les sentiments n’existent que parce que nous désirons certaines choses :
le désir divise le monde en choses à rechercher et choses à fuir, c’est-à-dire en bon et en
mauvais. Toutes les émotions découlent de ce partage primitif : si nous sommes tristes, c’est
que nous obtenons une chose que nous ne désirons pas ou que nous n’obtenons pas une chose
que nous désirons ; si nous sommes joyeux, c’est pour les raisons inverses ; et il en va de même
pour toutes les autres émotions : toutes découlent d’un certain désir.
A. Passions et raison
En ce sens très général, le désir est à opposer à la conscience (la pensée, la raison, la faculté de
représentation). Tout l’être humain peut être compris à partir de ces deux dimensions. D’un
côté, la raison réunit tout ce qui est de l’ordre de la connaissance et de la conscience ; de
l’autre, le désir réunit tout ce qui est de l’ordre de la tendance.
On pourra alors étudier les relations entre la raison et les passions, c’est-à-dire entre la
représentation et le désir. Est-ce la représentation qui suscite le désir ou le désir qui produit la
représentation ? D’un côté il faut que je voie une chose et comprenne par la pensée qu’elle est
bonne pour que je la désire . Et il faut admettre que le désir est parfois déclenché par une
représentation : quand par exemple je rencontre une femme dans la rue, et que cette
perception (image, représentation) déclenche en moi un désir. Mais il arrive aussi que ce soit le
désir qui produit une représentation ou suscite une pensée. Par exemple, dans le rêve, c’est
notre désir (selon Freud, en tout cas) qui produit des images mentales. Il en va de même dans la
création artistique. Ces influences réciproques s’entremêlent dans le cas de l’action « en finalité
» : le désir d’une certaine fin (ex : une maison) stimule notre raison qui nous indique alors les
moyens à mettre en œuvre pour atteindre le but qu’on s’est fixé . Ainsi dans ce cas un désir
stimule la raison, qui à son tour oriente et détermine le désir. Plus généralement, le désir
détermine notre pensée car il détermine l’angle sous lequel nous regardons chaque chose ; et
cet angle détermine bien souvent ce que nous penserons de la chose en question.
Bref, la raison ne pourrait exister sans les passions et les passions ne pourraient exister sans la
raison, comme le reconnaissent Kant et ici Rousseau :
[C]’est par l’activité [des passions] que notre raison se perfectionne ; nous ne cherchons à
connaître que parce que nous désirons de jouir, et il n’est pas possible de concevoir pourquoi
celui qui n’aurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner. Les passions, à leur
tour, tirent leur origine de nos besoins, et leur progrès de nos connaissances ; car on ne peut
désirer ou craindre les choses que sur les idées qu’on en peut avoir, ou par la simple impulsion
de la nature.
Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité
B. Désir et besoin
On distingue souvent désir et besoin. Le besoin serait à la fois plus « nécessaire » et plus «
naturel », alors que le désir relèverait du fantasme artificiel et superflu ; de sorte que les
besoins seraient les mêmes pour tous les hommes, tandis que les désirs seraient différents pour
chacun. Mais ces deux concepts, le « nécessaire » et le « naturel », sont tous deux
problématiques. De fait, il est bien difficile de délimiter précisément désir et besoin. Une autre
manière de distinguer désir et besoin serait d’introduire le rapport à autrui : alors que le besoin
est personnel, le désir de tout ce qui n’est pas nécessaire est peut-être essentiellement
déterminé par notre entourage.
C. Désir et volonté
Quelle est la différence entre le désir et la volonté ? Il y a des choses que l’on veut, mais sans
les désirer : par exemple, venir en cours. C’est que le désir correspond à notre inclination
première, alors que la volonté désigne le résultat d’une élaboration par la raison.
Chaque homme est une multitude de désirs, une « guerre civile ». De ce combat, sous
l’arbitrage de la raison, il résulte une décision et une action : c’est ce que nous appelons, après
coup, notre « volonté ». A partir de là, on peut en déduire les caractéristiques de la volonté par
opposition au désir : la volonté comporte une dimension de rationalité, et souvent de moralité,
que n’ont pas toujours les désirs.
Nietzsche remarque d’ailleurs que la volonté, contrairement au désir, comporte un élément de
commandement : quand nous voulons, nous sentons que quelque chose en nous commande et
que quelque chose en nous obéit . Cette fine observation confirme empiriquement l’idée que la
volonté est une tendance qui en a réprimé d’autres : ce qui se soumet à la volonté, ce sont les
autres désirs.
D. Désir et aversion
Le désir et l’aversion sont des concepts opposés. Mais à un niveau plus profond ils sont
similaires : dans les deux cas, il s’agit d’une tension motrice : que l’on fuie ou que l’on poursuive,
dans les deux cas on court. Le lion et la gazelle courent tous les deux. De plus, du point de vue
biologique la faculté de désirer et de craindre ne peuvent être dissociées : elles fonctionnent
ensemble. Tout animal sépare le monde en « bon » et « mauvais », en choses à atteindre et en
choses à fuir : désir et crainte sont les deux faces de cette polarisation première du monde par
l’animal. Le désir est une sorte de boussole qui indique simultanément le nord et le sud, ce qui
est à poursuivre et ce qui est à fuir. Le désir est la polarisation du monde, pourrait-on dire : la
polarisation qui structure notre « monde », étant entendu qu’ici « monde » désigne le monde
tel qu’il nous apparaît, le monde subjectif de chaque être vivant.
Toutefois, si le désir et la crainte sont similaires du point de vue structurel (ils poussent à
l’action, au changement), ils ne sont pas vécus (ressentis) de la même manière : la peur n’est
pas le même sentiment que l’avidité. Le renard ne ressent pas la même chose que le lapin. Fuir
les coups de bâton et poursuivre la carotte sont deux choses qui font avancer, mais qui sont
éprouvées bien différemment.
Certains philosophes minimisent cette différence : en soulignant que tout désir est manque,
donc souffrance, ils font du désir la fuite de la souffrance, ce qui rend la différence entre le
désir et la crainte bien ténue.
Mais justement, on peut opposer à une telle conception le fait que le désir n’est pas l’aversion,
qu’il est ressenti d’une façon bien différente . Et ainsi on pourrait insister avec Spinoza sur la
différence entre les passions joyeuses (joie, amour, désir, etc.) et les passions tristes (tristesse,
haine, crainte, etc.), et inviter à rechercher les premières plutôt que les secondes. Essayons
d’être mus par des désirs plutôt que par des aversions ! dit Spinoza. Autrement dit : ne suivez
pas le cours de philosophie par crainte de la sanction, mais par désir d’avoir le bac et d’accroître
votre intelligence donc votre puissance.
I. L’objet du désir
Commençons par une question en apparence très simple : quel est l’objet du désir ? Autrement
dit : que désire-t-on ?
B. Le désir de vie
Heureusement, il est possible de dépasser aussi cette première réponse par une idée moins
creuse. Certes, les désirs semblent multiples et hétérogènes. Mais ne visent-ils pas tous à
assurer la survie de l’être qui désire ? Cette idée fonctionne en tout cas à merveille pour ces
deux catégories fondamentales de désirs que sont la « faim » (entendons par ce terme tous les
désirs qui visent à la survie de l’individu : désirs de nourriture et d’eau, mais aussi de sommeil,
de confort, de sécurité) et l’« amour » (entendons ici tous les désirs tournés vers autrui) . Nous
allons essayer de défendre l’idée que tous les désirs sont au service de la vie à l’aide de
plusieurs arguments.
1. Approche phylogénétique (Darwin)
La phylogenèse désigne le développement de l’espèce, par opposition à l’ontogenèse qui
désigne le développement de l’individu. Selon la théorie darwinienne de l’évolution, par le jeu
simultané du hasard (mutations génétiques aléatoires) et de la nécessité (sélection naturelle :
décès des êtres non viables), seuls les individus les mieux adaptés à leur milieu survivent
(survival of the fittest). On peut en déduire que les pulsions d’une espèce vivante doivent
nécessairement conduire à la survie de l’espèce, ou au moins ne pas mener trop rapidement à
la mort.
C. Le désir de mort
Mais ce désir d’éternité est fou, démesuré, insatiable : l’homme est condamné à mourir.
D’ailleurs, le désir d’éternité est en un sens opposé à la vie : car la vie est changement,
mouvement, tracas et fracas, et non ce calme serein de la béatitude éternelle. Le désir
d’éternité ne cache-t-il pas au fond de lui un obscur désir de mort ?
Etre, ou ne pas être, c'est là la question. Y a-t-il plus de noblesse d'âme à subir la fronde et les
flèches de la fortune outrageante, ou bien à s'armer contre une mer de douleurs et à l'arrêter
par une révolte ? Mourir... Dormir, rien de plus... Et dire que par ce sommeil nous mettons fin
aux maux du coeur et aux mille tortures naturelles qui sont le legs de la chair : c'est là un
dénouement qu'on doit souhaiter avec ferveur. Mourir... Dormir, dormir ! Peut-être rêver ! Oui,
là est l'embarras. Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous
sommes débarrassés de l'étreinte de cette vie ? Voilà qui doit nous arrêter. C'est cette
réflexion-là qui nous vaut la calamité d'une si longue existence. Qui, en effet, voudrait
supporter les flagellations, et les dédains du monde, l'injure de l'oppresseur, l'humiliation de la
pauvreté, les angoisses de l'amour méprisé, les lenteurs de la loi, l'insolence du pouvoir, et les
rebuffades que le mérite résigné reçoit d'hommes indignes, s'il pouvait en être quitte avec un
simple poinçon ? Qui voudrait porter ces fardeaux, grogner et suer sous une vie accablante, si la
crainte de quelque chose après la mort, de cette région inexplorée, d'où nul voyageur ne
revient, ne troublait la volonté, et ne nous faisait supporter les maux que nous avons par peur
de nous lancer dans ceux que nous ne connaissons pas ? Ainsi la conscience fait de nous tous
des lâches ; ainsi les couleurs natives de la résolution blêmissent sous les pâles reflets de la
pensée ; ainsi les entreprises les plus énergiques et les plus importantes se détournent de leur
cours, à cette idée, et perdent le nom d'action...
Shakespeare, Hamlet, Acte III, scène 1
4. Le plaisir de se perdre
Terminons par ce désir étrange, mais très profond : le désir de se perdre, de se dissoudre, de
s’oublier, de se diluer dans le monde. Le désir de faire un avec le cosmos, le désir de ne plus
être soi. La plupart des grands mystiques ont rendu compte de ce sentiment, qui constitue
d’ailleurs une des sources du sentiment religieux , mais on le trouve dans les situations les plus
ordinaires. Dans l’ivresse, dans la musique et la danse (voire la transe), dans la contemplation
de la beauté, etc. Ce sentiment peut s’analyser comme le plaisir pris à la suspension
momentanée du sentiment du soi, c’est-à-dire du contrôle pesant de la conscience morale. On
peut aussi y voir un plaisir pris à la schizophrénie, car la schizophrénie désigne précisément le
fait de ne plus faire clairement la distinction entre soi et le monde extérieur .
Mais on pourrait voir aussi dans cet exemple l’indice du fait que si nous désirons ce qu’autrui
désire, c’est, fondamentalement, pour lui ressembler. On désire la même valise que Jean Réno
parce que ce doit être une belle et bonne valise, mais aussi et surtout pour ressembler à Jean
Réno.
B. Le désir triangulaire (René Girard)
C’est la thèse de René Girard : le désir est triangulaire. Le désir n’est pas une relation à deux
termes (sujet et objet) mais une relation à trois termes : entre le sujet et l’objet, il y a autrui, le
« médiateur ». Nous ne désirons l’objet que parce que le médiateur le désire ; et nous ne
désirons l’objet, en vérité, que pour ressembler au médiateur. Ainsi, l’objet véritable du désir
n’est pas l’objet, mais l’être du médiateur. Girard parle dans ce cas de désir suggéré, par
opposition au désir spontané. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer d’un point de vue
naïf, le désir suggéré est, selon Girard, bien plus intense que le désir spontané.
René Girard a découvert cette structure triangulaire du désir à travers l’étude de la littérature,
et il l’illustre d’abord par des exemples littéraires. De Cervantès à Dostoïevski, en passant par
Stendhal, Flaubert et Proust, tous les grands romans mettent en lumière ce caractère
triangulaire du désir. Don Quichotte ne désire vivre des aventures que pour ressembler à son
idéal du chevalier errant, Amadis de Gaule, dont il a lu les aventures dans un livre de chevalerie.
Sancho Pança, écuyer de Don Quichotte, désire ressembler à Don Quichotte. Julien Sorel (héros
du roman de Stendhal Le Rouge et le noir) désire ressembler à Napoléon, et pour cela part en
quête d’aventures. Son premier maître, M. de Rênal, ne l’emploie comme précepteur de ses
enfants que par rivalité avec son concurrent local, M. Valenod. Chez Stendhal, le caractère
mimétique du désir prend la forme de la vanité . Madame Bovary, comme Don Quichotte,
désire vivre les aventures qu’elle lit dans les romans. Son amour est faux, il est complètement
inspiré des histoires romantiques qu’elle a lues. Le snobisme proustien révèle la même
structure : imiter les désirs d’une classe sociale dont on envie le chic, la naissance ou la fortune.
1. Platon
On peut s’amuser à trouver le processus de sublimation chez Platon, bien que ni le terme ni le
concept n’apparaissent explicitement. En effet, on peut voir une sublimation dans le passage
des désirs de base aux désirs les plus élevés. Pour Platon, Eros est la puissance semi-divine qui
permet d’effectuer cette conversion du regard, cette élévation de l’homme.
Diotime : Voilà donc quelle est la droite voie qu’il faut suivre dans le domaine des choses de
l’amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre : c’est, en prenant son point de
départ dans les beautés d’ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s’élever toujours, comme
au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les
beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles
connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette
connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du beau lui-même,
dans le but de connaître finalement la beauté en soi.
Platon, Le Banquet, trad. Luc Brisson, 211b – 211c
2. Nietzsche
Chez Nietzsche, l’idée de sublimation est déjà nettement plus explicite. Se souvenant de la
distinction que faisait Platon entre ceux qui sont féconds selon le corps de ceux qui sont
féconds selon l’âme , Nietzsche analyse la chasteté de « ceux qui sont féconds selon l’âme »,
c’est-à-dire celle des grands esprits féconds et inventifs :
[O]n trouvera toujours [la pauvreté, l’humilité et la chasteté] à un certain degré [dans la vie de
tous les grands esprits féconds et inventifs]. Pas le moins du monde, cela va de soi, comme si
elles constituaient en quelque sorte leurs « vertus » – qu’importent les vertus pour cette
espèce d’homme ! –, mais comme les conditions les plus propres et les plus naturelles de leur
existence dans ce qu’elle a de meilleur, de leur fécondité dans ce qu’elle a de plus beau. A cet
égard, il est fort possible que leur spiritualité dominante ait dû commencer par serrer la bride à
un orgueil effréné et irritable ou à une sensualité malicieuse (…). Mais elle y est parvenue, étant
justement l’instinct dominant, qui a imposé ses exigences en dépit de tous les autres instincts –
elle y parvient encore ; si elle n’y parvenait pas, elle ne dominerait justement pas. (…) Pour ce
qui est (…) de la « chasteté » des philosophes, cette espèce d’esprit trouve manifestement sa
fécondité ailleurs que dans des enfants (…). Tout artiste sait quel effet nuisible exercent les
relations sexuelles dans les états de grande tension et de grande préparation spirituelle ; (…)
c’est leur instinct « maternel » qui dispose ici impitoyablement, au profit de l’œuvre en devenir,
de tous les autres stocks et suppléments de force, de vigor de la vie animale : la force la plus
importante consomme alors la plus modeste.
Nietzsche, Généalogie de la morale, III, 8
C’est à partir de cette idée de sublimation que Nietzsche distingue, en quelque sorte, un « bon
ascétisme » et un « mauvais ascétisme » : il dénonce l’injonction chrétienne à réprimer les
désirs et les passions et invite plutôt à les sublimer, c’est-à-dire à les transfigurer, à les «
spiritualiser » :
Toutes les passions ont un temps où elles ne sont que néfastes, où elles avilissent leurs victimes
avec la lourdeur de la bêtise, – et une époque tardive, beaucoup plus tardive où elles se
marient à l’esprit, où elles se « spiritualisent ». Autrefois, à cause de la bêtise dans la passion,
on faisait la guerre à la passion elle-même : on se conjurait pour l’anéantir, – tous les anciens
jugements moraux sont d’accord sur ce point, « il faut tuer les passions ». La plus célèbre
formule qui en ait été donnée se trouve dans le Nouveau Testament, dans ce Sermon sur la
Montagne, où, soit dit en passant, les choses ne sont pas du tout vues d’une hauteur. Il y est dit
par exemple avec application à la sexualité : « Si ton œil est pour toi une occasion de chute,
arrache-le » : heureusement qu’aucun chrétien n’agit selon ce précepte. Détruire les passions
et les désirs, seulement à cause de leur bêtise, et pour prévenir les suites désagréables de leur
bêtise, cela ne nous paraît être aujourd’hui qu’une forme aiguë de la bêtise. Nous n’admirons
plus les dentistes qui arrachent les dents pour qu’elles ne fassent plus mal... On avouera d’autre
part, avec quelque raison, que, sur le terrain où s’est développé le christianisme, l’idée d’une «
spiritualisation de la passion » ne pouvait pas du tout être conçue. Car l’Eglise primitive luttait,
comme on sait, contre les « intelligents », au bénéfice des « pauvres d’esprit » : comment
pouvait-on attendre d’elle une guerre intelligente contre la passion ? – L’Eglise combat les
passions par l’extirpation radicale : sa pratique, son traitement c’est le castratisme. Elle ne
demande jamais : « Comment spiritualise-t-on, embellit-on et divinise-t-on un désir ? » – De
tous temps elle a mis le poids de la discipline sur l’extermination (de la sensualité, de la fierté,
du désir de dominer, de posséder et de se venger). – Mais attaquer la passion à sa racine, c’est
attaquer la vie à sa racine : la pratique de l’Eglise est nuisible à la vie…
Nietzsche, Crépuscule des idoles, VI, 1
Nietzsche encourage à la sublimation ; mais il refuse l’idée que nous cherchons le bonheur. Il
valorise donc la sublimation tout en dévalorisant l’idée de bonheur. On ne peut donc pas
vraiment dire que Nietzsche recommande de chercher le bonheur par la sublimation. Il faut
plutôt dire qu’il préfère la sublimation, le dépassement, au bonheur .
3. Freud
Prolongeant les analyses de Nietzsche, Freud a élaboré une véritable théorie de la sublimation.
Pour Freud, la sublimation désigne le processus par lequel l’énergie d’une pulsion primitive
(sexuelle ou agressive) est déplacée vers des buts socialement valorisés (travail, recherche
scientifique, création artistique, etc.).
Il faudrait donc se représenter l’homme comme un être disposant d’une certaine quantité
d’énergie pulsionnelle (ou libido ) qui tendrait naturellement vers certains objets déterminés,
tout comme l’eau des rivières se dirige naturellement vers la mer. Et, tout comme on peut
dévier les cours d’eau naturels en construisant des canaux afin d’irriguer les jardins, l’homme
pourrait détourner sa libido de ses buts naturels et la canaliser vers des objectifs culturels. Il
pourrait ainsi mettre son énergie animale, sauvage, au service des fins que lui donne sa raison.
On peut penser ici à l’image platonicienne du cocher guidant le cheval noir du désir .
Par exemple, le désir d’agression qui se manifeste originellement dans la guerre peut être
sublimé dans le sport (pour le peuple) ou dans les joutes oratoires au parlement (pour l’élite).
On peut interpréter l’ensemble du processus de civilisation à partir de l’idée de sublimation :
c’est ce qu’a fait le sociologue Norbert Elias en s’appuyant sur la philosophie freudienne . On
peut aussi mettre l’accent sur le renoncement pulsionnel : Freud a remarqué que la culture est
édifiée sur du renoncement pulsionnel ; Marcuse dira, dans le contexte révolutionnaire des
années 1960, que ce renoncement est allé trop loin, et que nous pâtissons plus de ce
renoncement que nous ne profitons de ses effets . La matrice de toutes ces réflexions se trouve
dans Le Malaise dans la culture, court ouvrage de Freud qui étudie les relations entre les
pulsions spontanées de l’individu et la culture (religion, morale, etc.).
Autre exemple de sublimation : utilisez votre énergie bouillonnante pour participer au cours
plutôt que pour bavarder, ce sera une belle sublimation !
Indique la loi morale Désire suivre la loi morale Désirent satisfaire l’intérêt égoïste
3. La tripartition freudienne
On trouve encore une structure ternaire chez Freud : le Moi est tiraillé entre ses désirs
inacceptables venus de son tréfonds (le Ça) et les exigences sociales venues de l’extérieur et
incarnées par le Surmoi. C’est le Surmoi qui impose au Moi et au Ça le respect des lois morales
et sociales.
Moi Surmoi Ça
Désir primitif,
Instance psychique Père intériorisé, instance psychique qui
aveugle,
centrale, tiraillée entre le représente les impératifs sociaux et les
spontanément
Ça et le Surmoi impose au Moi
égoïste
Mais Freud explique également la soumission de l’homme à des normes venues de l’extérieur
par l’angoisse devant la perte d’amour : c’est par peur de ne plus être aimé par les autres que
nous nous forçons à agir à peu près moralement, que nous essayons de ne pas être trop salauds.
La domination des désirs par la conscience morale s’explique donc essentiellement, pour Freud,
par le fait que nous avons un intérêt psychologique important à respecter autrui : obtenir
amour et reconnaissance en retour.
Annexes
A. Autres idées
On désire toujours dans un contexte
Tout désir suppose un monde structuré par des renvois de finalité. Pensez au menuisier dans
son atelier : c’est un monde structuré par de multiples renvois : chaque outil sert à faire
certaines choses, à construire certains objets : chaque outil à sa fonction, son utilité. De même,
la jeune fille qui désire une robe ne la désire qu’à partir d’un contexte (social, culturel, politique,
économique), d’un « monde ». Cela ne constitue à vrai dire qu’une extension de la thèse selon
laquelle tout désir est déterminé par autrui ; mais c’est une extension significative : autrui n’est
qu’un terme dans le réseau touffu de significations et de renvois qui constituent le monde de
chacun. (Heidegger, Deleuze)
Métaphore et métonymie
Le désir se transmet d’un objet à l’autre par métaphore et métonymie. Si je désire un objet, je
désirerais aussi ceux qui lui ressemblent (métaphore) ou qui lui sont liés par tout autre lien
(métonymie), parce qu’ils me rappellent cet objet. Exemple : le renard aime les champs de blé
parce que leur couleur lui rappelle les cheveux du Petit Prince. La pathologie fétichiste naît
d’une métonymie excessive : quand on aime excessivement la chaussure de son amante, etc.
Quelques citations
« Il tourne dans le cercle étroit de ses plaisirs, comme un jeune chat jouant avec sa queue. »
(Goethe, Faust, La cave d’Auerbach à Leipzig)
« Les étoiles, on ne les désire pas. » (Goethe) C’est-à-dire qu’on ne désire pas ce qui nous
semble inaccessible.
« [N]otre volonté de savoir s’est élevée sur le fondement d’une volonté bien plus puissante,
celle de ne pas savoir, de nous confier à l’incertain et au non-vrai. Cette volonté de
savoir n’est pas l’antithèse de l’autre, mais son expression la plus raffinée. » (Nietzsche,
Par-delà bien et mal, § 24)
« Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux, s’ils n’avaient jamais entendu parler de
l’amour. » (La Rochefoucauld, Maximes, § 136)
« Le désir est une invite au désir » (Sartre).
« Toutes les passions sont des désirs qui vont seulement d’humain à humain et non vers les
choses » (Kant, Anthropologie au point de vue pragmatique).
Filmographie
Wim Wenders, Les Ailes du désir.
Beigbeder, 99 francs (sur la publicité).
Slavoj Zizek
Le philosophe slovène contemporain Slavoj Zizek élabore une philosophie du désir qui s’inspire
du marxisme et de la psychanalyse (Lacan). Sa force est sa capacité à transposer les résultats de
l’analyse philosophique et psychologique dans les conditions de vie modernes. Il excelle à
déceler, dans les moindres phénomènes de la vie (bouton d’ascenseur, offres promotionnelles,
chocolats Kinder, etc.) des indications sur la nature de notre désir. De même, il s’amuse à «
décoder » les œuvres d’art contemporaines (notamment cinématographiques) pour nous
dévoiler leur sens psychanalytique, économique ou philosophique.
Idées de lecture
Platon, Le Banquet : texte canonique sur l’amour.
Freud, Le Malaise dans la culture.
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