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EuroPhilosophie

Éditions
Fichte : la philosophie de la maturité. Tome II  | Jean-Christophe
Goddard,  Marc Maesschalck

Doctrine de la science
et Doctrine de l’Etat.
La dissolution de la
théologie politique
chez le dernier Fichte
Gaetano Rametta
Traduction de Valérie Kokoszka
p. 31-50

Texte intégral

La doctrine de la science
1 Entreprendre d’expliquer l’évolution de philosophes tels que
Fichte, oblige à affronter des problèmes spécifiques. D’un
côté, nous savons que Fichte a toujours affirmé l’unité de sa
philosophie. D’un autre côté, les multiples exposés de la
doctrine de la science sont très différents les uns des autres ;
de sorte qu’ils paraissent n’avoir en commun que le nom de
leur auteur. Il est vrai que les différences structurelles
existant entre ces exposés ne nous dispensent pas d’examiner
de manière approfondie le noyau commun et permanent de la
philosophie fichtéenne. Toutefois, l’auto-interprétation de
Fichte soulève quelques questions. Si nous acceptions son
opinion, nous serions forcés de considérer la forme de
l’exposé comme une sorte de surface linguistique et
conceptuelle totalement dénuée d’importance au regard de la
vérité essentielle qui sous-tend, à un niveau plus profond,
toute présentation particulière. Mais dans ce cas, nous
pourrions nous demander pourquoi Fichte a-t-il continué
d’écrire autant d’exposés différents de la doctrine de la
science  ? Pourquoi a-t-il travaillé la forme de la Darstellung
jusqu’à la fin  ? Ne devons-nous pas prendre ce fait au
sérieux  ? Je crois que nous devrions essayer d’expliquer
l’unité de la doctrine de la science d’une manière différente,
comme une unité qui n’est pas indépendante de la multiplicité
des exposés, mais qui s’auto-révèle à travers elle.
2 En fait, chacun d’entre eux fait signe au-delà de lui-même en
tant qu’il est (au moins en principe) un tout accompli et auto-
suffisant. Dans la mesure où chaque exposé forme un système
circulaire accompli, il renvoie tout d’abord implicitement à la
vie hors du système. La philosophie comme totalité implique
que la pensée ait été conduite à sa fin en tant qu’activité
théorique. Nous avons épuisé le périmètre de la pure
«  spéculation  » et sommes devenus conscients que la
substance réelle de notre existence ne peut plus être trouvée
dans la théorie (Lehre). Fichte explique ce point dans l’exposé
de 1807 quand il affirme que la «  fille  » de la doctrine de la
science est la sagesse (Weisheit), c’est-à-dire, la capacité d’user
dans la vie et l’action de chacun de l’auto-conscience acquise
1
au moyen de la philosophie . Mais dans ce cas, on ne saurait
nullement passer de la théorie à la pratique par une
déduction mathématique  : chaque individu particulier doit
s’appuyer sur sa propre responsabilité dans l’existence. C’est
seulement sous cet aspect que la doctrine de la science a pu
être comprise non comme une simple «  théorie  » parmi
d’autres, mais comme la révélation d’un «  nouveau monde  »
totalement différent ouvert à la création et à la liberté. Cette
structure de base explique la raison pour laquelle les
disciplines supérieures de la philosophie, telle que la doctrine
de l’éthique, la doctrine de la religion et la doctrine de la
science, paraissent se confondre chez le dernier Fichte.
3 Mais la philosophie s’auto-transcende également en un sens
purement théorique. La vie n’est plus la même après l’exposé.
Elle n’est plus la vie «  nue  », ce qu’elle était dans sa pureté
pré-philosophique. Elle a été redoublée par la réflexion
conceptuelle. Aussi est-il impossible pour la vie, par principe,
de se répéter encore une fois dans la même forme
d’exposition. La vie s’est enrichie parce qu’une nouvelle
forme de compréhension lui a été ajoutée. C’est dans ce
« plus » réflexif que se trouve la racine de l’infinité fichtéenne.
L’infinité signifie soit le mouvement incessant de l’exposé
philosophique à travers ses différentes formes, soit l’incessant
procès de l’apparition de l’absolu dans la vie Mais aucune
apparition ne peut avoir lieu sans la conscience
transcendantale du sujet. Il n’y aurait en effet, en ce cas,
nul  œil pour voir l’apparence en tant qu’apparence, si bien
qu’il n’y aurait pas d’apparence du tout.
4 Il est très difficile de bien cerner l’importance de l’idée de
vision ou d’intuition intellective (Einsicht) chez le dernier
Fichte. Ça l’est d’autant plus que, par cette idée, Fichte pointe
explicitement le lien entre la vision philosophique en tant
qu’acte du sujet connaissant et l’aspect de la réalité qui
constitue le contenu de cette vision, en l’occurrence l’idée
conçue en tant que vue (Gesicht).
5 La liaison de l’Einsicht et du Gesicht soulève le problème du
platonisme supposé de Fichte  : existe-t-il un tel platonisme
dans l’idéalisme transcendantal fichtéen  ? Si tel est le cas,
comment pourrions-nous définir la différence entre Einsicht
et Gesicht ? Si tel n’est pas le cas, que pourraient signifier des
expressions telles que Einsicht et Gesicht  ? Quelle que soit la
réponse choisie, les effets conceptuels de cette connexion
seront les mêmes. Dans tous les cas, la philosophie
transcendantale exaltera le pouvoir de l’intelligence en vue de
découvrir de nouvelles articulations de l’être, de révéler la
réalité dans tous ses différents aspects (ce qui est une autre
traduction possible du terme Gesicht).
6 Mais que signifie «  découverte  » dans ce contexte  ? Ne
devrions nous pas plutôt parler d’  «  invention  »  ? Dans la
transcription par Schopenhauer des cours de 1811/12, Fichte
2
réfléchit longuement sur cette question . Il semble que les
deux termes expriment quelque chose d’essentiel à la position
fichtéenne. Mais en même temps, chacun d’eux paraît trop
restreint et donc trompeur. Le terme «  découverte  » insiste
trop sur la passivité du sujet, c’est-à-dire sur sa simple
réceptivité au donné. Cependant, le découvreur fait bien
davantage que simplement recevoir ce que la réalité lui
transmet. Selon l’exemple de Fichte, lorsque Galilée découvre
les lois de la mécanique moderne, il doit organiser ses
observations en fonction d’une méthode spécifique qui
comprend des règles de sélection, d’inclusion, de connexion.
Déjà du point de vue de la science naturelle, la connaissance
n’est possible qu’à la condition que l’homme exerce sa
capacité de penser, c’est-à-dire à condition qu’il sélectionne et
réorganise originairement la matière empirique de ses
perceptions. En somme, aucune découverte ne peut avoir lieu
sans une pensée créatrice du côté du sujet.
7 D’un autre côté, le terme «  invention  » paraît impliquer
l’exercice d’une liberté sans règles. Mais si la connaissance
doit être vraie, il semble assez évident qu’elle doit mettre en
lumière quelque nouvelle dimension de l’être, qu’elle doit
élever notre compréhension du monde. C’est la raison pour
laquelle Fichte s’appuie sur des métaphores telles que
«  l’éclair de l’évidence  » qui «  saisit  » l’homme lorsqu’il
« découvre » une nouvelle vérité. Dans les Discours à la nation
allemande (1808), Fichte établit sur cette base la distinction
interne à la classe savante. Au sommet, on trouve ces
«  esprits  » qui inaugurent de nouvelles manières de penser,
c’est-à-dire des scientifiques et des philosophes qui
découvrent un aspect important de la réalité, demeuré caché
et inconnu avant eux, et qui constituera un nouveau
fondement pour le développement de la connaissance dans le
futur. Au second niveau, on trouve les professeurs qui
communiquent et transmettent les découvertes de ces
« esprits » originaux et créateurs à la nouvelle génération. En
ce sens, le développement culturel et le « perfectionnement »
de l’humanité doivent être garantis par la chaîne de la
découverte, de l’enseignement et de l’apprentissage. Nous
reviendrons sur ce point dans la mesure où le Gelehrtenstand
joue un rôle majeur dans la conception politique de la
Doctrine de l’Etat (Staatslehre).
8 Le lien entre l’intuition du sujet et la découverte de nouvelles
idées est le point focal de la dernière pensée de Fichte. La WL
devient de plus en plus une théorie de la créativité
intellectuelle et pratique, une doctrine de l’«  intelligence  »
(Verstand) comme puissance de création. Sur cette base, nous
pouvons distinguer « la philosophie transcendantale » à la fois
des sciences naturelles et d’une simple théorie du sujet.
S’agissant du premier point, revenons à l’exemple de Galilée :
celui-ci a découvert les lois de la mécanique moderne, ce
faisant il a révélé une nouvelle dimension à la connaissance
humaine. Toutefois, sa pensée s’est épuisée dans sa créativité
immédiate, c’est pourquoi il n’a pas pu réfléchir le sens de
cette créativité par rapport à la constitution de la réalité
comme apparition de l’absolu. Il a certainement eu l’énorme
mérite de fonder une nouvelle science, mais il n’a pu
atteindre « le fond » de sa propre découverte. Je ne veux pas
discuter ici la question de savoir si ce concept de l’activité des
scientifiques modernes est vrai ou faux  : ce qui me semble
important, c’est l’opinion de Fichte suivant laquelle la
philosophie doit s’attacher à la fois aux racines les plus
profondes de la créativité de l’esprit et à ses conséquences les
plus lointaines sur la vie humaine. Mais si nous tentons
d’examiner la condition et l’effet de la créativité de l’esprit,
nous voyons la théorie de la réalité en tant qu’apparition de
l’absolu dans le monde.
9 Il s’agit du point crucial concernant la question de savoir si la
Doctrine de la Science est, ou n’est pas, une simple version de
la théorie du sujet. Nous connaissons l’expansion irrésistible
de la conception heideggerienne selon laquelle toute pensée
moderne serait centrée sur la primauté pathologique de la
subjectivité humaine. Nous savons aussi que Heidegger a vu
dans ce qu’on nomme l’idéalisme allemand l’un des moments
cruciaux du déploiement de ce mouvement dans l’histoire de
la métaphysique occidentale comme totalité.
10 Je ne désire pas mettre ici cette interprétation à l’épreuve. Je
voudrais simplement me limiter à remarquer que
l’interprétation heideggerienne ne peut prendre en compte le
caractère multiforme et complexe de la philosophie classique
allemande. Plus précisément, elle ne peut expliquer la simple
présence de philosophes tels que le dernier Fichte. En
dernière analyse, la théorie transcendantale de la créativité et
de l’originalité de l’esprit est possible précisément parce
qu’elle n’est pas basée sur le Moi en tant que sujet et principe
ultime de l’être et de la réalité.
11 La manière dont Fichte a été de plus en plus enclin à
considérer sa philosophie comme une espèce «  supérieure  »
de réalisme est bien connue. C’est une conséquence non
seulement de la critique sévère de Jacobi et d’autres
philosophes contre sa première philosophie, mais aussi d’une
tendance interne à la structure même de sa théorie. Que
signifie un « réalisme supérieur » ? Tout d’abord, cela signifie
que la philosophie doit reconnaître comme son premier
principe, une forme d’être plus large et plus profonde que le
sujet, la conscience ou le moi. Ce principe a une valeur à la
fois ontologique et épistémologique. Il opère et se révèle à
travers le Moi, mais ne peut être épuisé en lui ni avec lui. En
outre, ce principe ne peut coïncider avec un Ens d’une nature
spécifique, ce n’est jamais une « chose en soi », ni un « Sujet »
infini, ni une « personne ». Fichte a toujours rejeté le concept
de Dieu comme concept «  personnel  ». Il est plutôt le Réel
(real) dans ce qui apparaît (erscheint) en tant que présence
effective dans le monde (das Wirkliche). On ne peut concevoir
ce Réel comme quelque chose de séparé ou de détaché du
mouvement de l’apparaître  ; d’un autre côté, on ne peut
concevoir l’apparition comme quelque chose d’auto-suffisant,
puisque dans ce cas rien n’apparaîtrait  : il s’en suivrait que
l’apparence, n’étant apparence de rien, se détruirait elle-
même comme apparence.
12 C’est le paradoxe qu’engage la conception de la théorie
fichtéenne de l’Erscheinung. Sans aucun doute, le terme
Erscheinung a-t-il une signification positive ; il affirme qu’il y
a « quelque chose » qui apparaît dans la réalité. En ce sens, il y
a là une conception «  forte  » de l’Erscheinung comme
manifestation du Principe. Mais, dans le même temps, nous
devons concevoir cette manifestation en tant qu’elle pointe la
différence entre elle et ce qui apparaît en elle. La
manifestation de l’Absolu est toujours sur le point de devenir
rien ; ce qui a lieu lorsque « nous » (comme hommes pensants
et vivants) prétendons la détacher de ce qui se révèle à
travers elle. Dans ce cas, nous produisons nécessairement
l’auto-destruction de l’apparence et le retrait de l’Absolu hors
de la réalité. Nous n’avons plus sous la main que l’Être au sens
dogmatique du terme, comme complexe de choses mortes et
d’objets. C’est pourquoi, je préférerais parler d’« apparence »
plutôt que de « manifestation ». Le mot « apparence » exprime
mieux l’ambiguité de l’Erscheinung. D’un côté, la WL souligne
que c’est Dieu qui apparaît dans l’apparaître et non pas
simplement rien  ; mais d’un autre côté, elle souligne aussi le
fait que l’apparence ne peut réclamer d’être complètement
indépendante. Dans ce cas, elle se changerait en un Schein,
c’est à dire, dans l’apparaître de rien, en une illusion dénuée
de toute réalité.
13 Nous devons toutefois, pour Fichte, essayer de nous
comprendre comme libres, simplement parce que notre
conscience est au centre de cette implication réciproque de
l’Absolu et de son apparence. Nous prenons part à l’Absolu
qui n’est pas au-delà de nous-mêmes et qui n’a pas à coïncider
avec nous. Le lien dont il est ici question va au-delà de nous-
mêmes. Pour Fichte, Dieu n’est le fondement et le principe de
toute notre vie, de toutes nos pensées et actions, que parce
que nous ne fusionnons pas avec lui, bien que nous soyons le
seul médium, le seul « Durch » en lequel le principe apparaît.
14 L’Absolu se déploie en un processus sans fin d’auto-
manifestation à travers la conscience. Pour comprendre ce
concept, nous devons rompre avec toute forme de pensée
représentative (Vorstellung). Dans les termes de la Staatslehre,
nous ne devons plus penser en termes d’être, mais plutôt en
termes de devenir. Mais, parce qu’il a pour médium l’auto-
conscience du Moi, le devenir signifie création. Aussi
l’interprétation d’Heidegger, selon laquelle la philosophie
moderne est métaphysique parce qu’elle conçoit l’être en
termes de représentation, ne concerne t-elle en rien la pensée
de Fichte. Le mouvement de l’apparence en tant qu’il est le
devenir de la réalité à travers la conscience ne peut être posée
« en face » du sujet puisque le sujet n’est qu’une part de lui. Le
Moi ne peut poser le Réel (das Reale) comme un objet qui lui
ferait face en tant que sujet, parce qu’en ce cas il détruirait le
lien vivant entre le Principe et sa manifestation. C’est là
précisément une conséquence de la pensée représentative
que la philosophie transcendantale exclut.
15 La théorie de la Science de 1807 explicite cette conception
d’une manière très éloquente. Selon elle, l’Absolu ne devrait
pas être exprimé par un nom, mais au moyen d’un verbe.
Toutefois, dans cette perspective nous n’avons pas à
conjuguer l’Absolu selon une personne particulière, car
l’Absolu n’est proprement aucune personne  : ce n’est ni le Je
(de la première personne) ni le Il (de la troisième personne).
L’Absolu doit plutôt être exprimé via le mode impersonnel, en
l’occurrence l’infinitif. Fichte joue avec le mot Leben, le mot
allemand pour Vie, qui indique à la fois le nom et l’infinitif du
verbe. Ensuite il utilise le latin, affirmant que pour
comprendre sa théorie de l’Absolu, il est nécessaire d’utiliser
le mot impersonnel vivere plutôt que le simple nom vita.
16 Je voudrais faire une dernière référence à l’Exposé de 1807.
Fichte y condense sa conception générale de l’apparence en
une brève formule. La formule est la suivante :
X = A+F+U+53

17 La lettre «  x  » désigne la vie en tant que processus vivant


d’apparition  : mais qu’est-ce que cela signifie exactement  ?
Nous trouvons la solution de cette étrange équation en
partant de la droite. La lettre capitale « A » désigne l’Absolu en
sa connexion avec « F » pour liberté (Freiheit). De la relation
entre ces deux termes naît un mouvement infini (la lettre
capitale «  U  » désigne le terme allemand Unendlichkeit qui
n’équivaut pas au «  mauvais infini  » hégélien mais bien au
devenir créatif de la réalité en ses différentes «  images  » (en
l’occurrence, les « cinq » possibilités fondamentales de former
la vie telles qu’elles sont conçues dans la théorie fichtéenne de
la quintuplicité). Mais dès lors que ces images dépendent de
l’activité libre de la conscience, le Moi devient le médium
fondamental de la manifestation de l’Absolu. L’équation de la
Vie a été résolue par la totalité de ces moments dans leurs
4
relations réciproques .

La « Doctrine de l’Etat »
18 De l’équation décrite, il résulte que la Doctrine de la Science
débute par quelque chose que l’on ne peut dériver
logiquement. Dans les termes de Fichte, elle commence par un
«  fait absolu  ». Au point de départ, le fait en question n’est
rien d’autre que l’inconnue dénotée par «  x  »  ; elle sera
seulement révélée, à la fin de l’exposé, comme «  Vie  »
expérimentée dans le processus d’apparition. Toutefois, ce qui
est surprenant dans la Doctrine de l’Etat consiste en ceci que
le «  fait absolu  » n’est pas simplement l’apparition, pas plus
que le moi : le fait en question est le Christ. Le Christ apparaît
comme une présupposition non déductible, la seule à partir
de laquelle la philosophie peut atteindre la compréhension de
l’Histoire comme totalité. C’est seulement depuis le Christ que
l’histoire peut être comprise comme une tendance vers la
réalisation d’un objectif fondamental, que la philosophie peut
organiser la compréhension de l’existence de l’humanité sur
terre en termes de développement intellectuel et d’auto-
épanouissement moral. C’est pour cette raison que la Doctrine
de l’Etat semble abandonner l’articulation plus complexe de
l’histoire en cinq âges, telle qu’elle a été présentée dans le
Caractère de l’époque actuelle quelques années auparavant.
Désormais, Fichte préfère la dichotomie radicale entre
l’« Ancien » et le « Nouveau » monde, dont le fondement est le
Christ.
19 Avant le Christ, nous trouvons un monde sans liberté. Les
communautés politiques reposent sur un principe qui
pourrait être défini comme étant d’une nature théologico-
politique. Dans son sens le plus large, tel qu’il fut formulé au
siècle dernier par la figure controversée de Carl Schmitt, le
concept de «  théologie politique  » illustre les racines
5
théologiques de la pensée politique occidentale . Cette
suggestion a, je pense, une valeur herméneutique certaine,
qui permet également de comprendre le rôle et la fonction de
la Staatslehre fichtéenne dans ce contexte.
20 En premier lieu, il me semble particulièrement utile pour
expliquer la lecture fichtéenne des communautés politiques
anciennes. Selon Fichte, ces communautés reposaient
fondamentalement sur la révélation de Dieu à travers les
miracles. Les leaders politiques étaient des hommes
considérés par la foule comme les instruments choisis de la
révélation divine. Ils parlaient au nom de Dieu, et l’autorité
qu’ils avaient, dépendait de leur capacité à faire des miracles,
c'est-à-dire des actes qui semblaient s’écarter du cours normal
de la nature. L’ordre social et politique n’était pas basé sur
l’intuition libre et indépendante de chaque Moi singulier mais
sur la foi en de supposés faits extraordinaires fondés sur
certaines différences de forces et de capacités entre les
hommes. En ce sens, la foule était forcée d’obéir à ces
individus particuliers qui pouvaient lui imposer leur pouvoir
en vertu de leur rapport privilégié avec Dieu.
21 Nous avons atteint le point crucial. Pour Fichte, l’imperfection
de la vision qui conduit l’homme à croire aux miracles est la
raison de l’inégalité qui prévaut dans les anciennes
civilisations, et, inversement, un gouvernement basé sur les
inégalités entre les classes comme entre les individus ne peut
se perpétuer que tant que la conscience de soi de l’homme est
plongée « dans les ténèbres ».
22 Toutefois nous ne devons pas confondre l’interprétation
fichtéenne de l’ancien monde avec la critique éclairée des
civilisations antérieures à l’âge moderne. Fichte rejette
explicitement la compréhension de l’expérience ancienne des
relations entre politique et religion comme relevant d’une
simple superstition du côté de la multitude dominée et d’une
duperie sournoise de la part des classes dominantes. Les
cultures anciennes avaient une authentique expérience de
Dieu, mais fondaient leur connaissance de Dieu sur les seuls
signes extérieurs, tels que les miracles. Les hommes n’avaient
pas la possibilité d’utiliser leur intelligence propre afin de
comprendre Dieu à travers la clarté de leur vision. Cette
possibilité fut seulement réalisée après la venue du Christ.
Mais elle fut réalisée une fois pour toutes. Depuis la venue du
Christ, chaque homme a «  le droit et la liberté d’obéir à sa
6
vision (Einsicht) propre  » . Le Christ est l’événement qui a
définitivement changé le cours de l’histoire.
23 Quelles sont les conséquences de cet événement sur
l’organisation du pouvoir politique  ? Cette question nous
conduit à étudier la conception du «  dirigeant qui exerce la
contrainte  » (Zwingherr), c’est-à-dire du Souverain qui règne
en tant que représentant de Dieu. C’est un problème qui ne
concerne pas seulement les sociétés anciennes, mais une
bonne part de l’histoire politique occidentale, de l’empire
chrétien du moyen âge aux rois modernes par la grâce de
Dieu. Mais à partir du début de la troisième section, intitulée
7
De l’institution du règne de la raison , le problème n’est plus
d’ordre historique mais d’ordre conceptuel. En effet, qui peut
vérifier que le Souverain est un authentique messager de
Dieu  ? Il règne car il a affirmé sa puissance en usant de «  sa
force irrépressible  » (nous trouvons cette expression dans le
Droit Naturel de 1796)  : mais a-t-il le droit d’utiliser cette
force ?
24 Cette question est classique dans la pensée politique moderne,
car elle concerne le problème de la légitimité de l’usage de la
force. C’est la question de l’autorisation qui trouve sa
formulation épocale dans le Leviathan de Hobbes. Toutefois
dans l’argumentation de la Doctrine de l’Etat, il est
extrêmement significatif, non seulement par rapport à
Hobbes, mais aussi par rapport à la philosophie fichtéenne du
Droit que nous ne trouvions aucune mention d’un quelconque
« contrat social ». Bien sûr, cela tient au caractère particulier
de ces leçons. Nous ne devons pas oublier que le titre de
Staatslehre a été choisi par les éditeurs de la première édition
(1820) alors que Fichte avait annoncé ses leçons simplement
comme Conférences sur différents sujets de philosophie
appliquée. Nous allons revenir sur ce concept de « philosophie
appliquée  » (angewandte Philosophie). Mais,
indépendamment de cette question, le fait de traiter le
problème de la souveraineté en des termes qui dépassent le
champ d’une démonstration juridico-formelle est quelque
chose d’original et de propre à la Staatslehre fichtéenne. Il me
semble que la « philosophie appliquée », qui est subordonnée,
d’un point de vue systématique, à la théorie transcendantale
8
du droit , permet un plus haut degré de concrétude dans
l’argument de Fichte. En d’autres termes, avoir un sujet de
philosophie appliquée, permet à Fichte de révéler le noyau
théologico-politique de la notion juridique de Souveraineté.
25 L’opération de Fichte va cependant plus loin. Dans la mesure
où il met à jour le noyau politique (et théologique) du concept
de Souveraineté, il souligne également le fait que cette même
strate n’est pas la dernière. En fait, au centre du concept de
Souveraineté, se trouve une référence à l’idée de Vérité  ; il
contient en lui-même un noyau philosophique que la WL doit
mettre en évidence comme un objet de réflexion explicite. Le
dirigeant qui exerce la contrainte a été envoyé par Dieu pour
réaliser le «  Droit  » sur terre, mais il est dépourvu de toute
autorisation formelle, si bien qu’il doit exécuter sa mission
par l’usage de la force. Aussi, un gouvernement par la force
peut être considéré comme justifié seulement si la vision qu’à
le Souverain du concept de Droit est vrai. Mais qui peut
assurer que son concept du Droit est le vrai ? Le dirigeant qui
exerce la contrainte ne peut fonder sa conviction que sur sa
propre conscience. Mais à nouveau qui peut juger de la vérité
de son intuition, si c’est seulement selon l’intellection propre
du Souverain que la communauté doit juger ce qui est « vrai »
ou « faux » ?
26 Du point de vue de notre époque chrétienne, il y a là une
situation qui est clairement opposée au Droit, c’est-à-dire, « au
droit et à la liberté d’obéir à sa propre intuition » (loc.cit.) que
possède chacun. Aussi, la seule justification possible du
Souverain par la grâce de Dieu serait la présence d’une
seconde « institution » qui amènerait « chacun à l’intuition de
la légitimité (Rechtmässigkeit) de la coercition (Zwang), et
9
ainsi à sa superfluité (Entbehrlichkeit) » . Sinon, le Souverain
devrait-être lui-même l’éducateur de ses sujets. Toutefois,
cette solution ne résoud pas la difficulté. Nous demeurons
dans le même cercle que précédemment parce qu’il nous faut
à nouveau supposer que la vision du Souverain est la vraie  :
ce n’est que sur cette base que nous pouvons concevoir son
enseignement comme une réelle éducation et non comme une
manipulation idéologique de la foule. D’un autre côté,
reconnaître la vérité des jugements et des décisions du
Souverain requiert de la part de chaque individu l’exercice de
son intellection particuliere, ce qui est précisément exclu dans
une telle situation ; en effet dans ce dernier cas, la multitude
n’aurait besoin d’aucune éducation et la coercition serait
immédiatement « superflue ».
27 Dans son argumentation, Fichte semble critiquer la position
qu’il a adoptée dans la Rechtslehre de 1812, ou, du moins,
l’articuler d’une manière très différente. Dans cet ouvrage, il
critique la position prise dans son Droit naturel de 1796
relativement au problème de la souveraineté. Il y décrit la
position de 1796 en ces termes  : «  le souverain doit être le
10
meilleur » , et renvoie à l’institution de l’« Ephorat » comme
moyen de contrôler la puissance politique du gouvernement.
Mais, en 1796, la théorie de l’Ephorat tenait pour acquis que le
peuple peut toujours bien juger, qu’il peut toujours avec
justice trancher entre « le gouvernement » et les « éphores ».
En 1812, cette difficulté, Fichte l’interpréte comme la preuve
que la solution institutionnelle du problème de la justice
(l’institution de l’éphorat) ne peut être satisfaisante, et elle le
conduit à une nouvelle position que la Rechtslehre exprime
11
dans la formule suivante : « le meilleur doit gouverner » .
28 Or, en 1813, la Doctrine de l’Etat paraît à nouveau interroger
cette dernière formule. Fichte écrit qu’à la question de savoir
« qui doit être le Souverain (Zwingherr) » on ne peut donner
une réponse aussi «  inconditionnelle  » que  : «  le premier, le
12
meilleur qui le peut » . La question n’est pas d’ordre factuel,
mais elle concerne plutôt la légitimité et la justification de la
figure du Souverain, qui est le «  dernier et le plus haut
Entscheider  » sur ce que l’on doit considérer comme vrai ou
faux. C’est en ce point que nous attendrions le recours
habituel à la stratégie conceptuelle du contractualisme en vue
d’établir un représentant autorisé de la volonté générale du
peuple ; mais, nous l’avons déjà dit, Fichte cherche une autre
solution. La question concerne le droit d’employer la
puissance politique ; mais du point de vue de la « philosophie
appliquée  », Fichte vise la solution politique de ce problème,
comme si l’argument juridico-formel ne pouvait ni résoudre
ni comprendre la question de la souveraineté dans toute sa
concrétude. C’est pour cette raison qu’il imagine une sorte de
stratégie d’auto-autorisation politique de la part du souverain.
Il pourrait argumenter que «  le développement de la culture
et de la civilisation (Bildung) confirmera » ses intuitions et ses
décisions. «  Mais que se passera-t-il, si ce développement ne
13
les confirmaient pas ? » .
29 Il me paraît clair que Fichte tente de dépasser les modalités
d’une démonstration juridico-formelle et qu’il tente
également de libérer la politique de l’usage «  factuel  » d’une
«  force irrépressible  ». Pour réaliser ce projet, il lui faut
joindre le concept de politique à l’idée de Vérité. Mais pour
lui, « la vérité » signifie nécessairement l’idée transcendantale
de celle-ci, en l’occurrence la vision génétique de l’origine de
l’Être. C’est un point fondamental, non seulement pour la
conception générale, strictement théorique, de Fichte mais
également pour la compréhension de sa conception politique.
Dans l’extrait suivant, Fichte insiste sur le lien entre son
concept de philosophie comme vision transcendantale et sa
notion d’« intelligence » ou d’« entendement » (Verstand), qu’il
distingue de la faculté d’intuitionner (Anschauung)  : «  Là, la
reconnaissance de la connaissance dans son seul être  ; ici, la
compréhension de la connaissance dans son origine, la
reconnaissance compréhensive du reconnaître même. Celle-ci
est entendement philosophique, celle-là intuition
(Anschauung) philosophique. (…) J’ai là la forme de la vision
14
génétique ou intellective de l’Être » .
30 Selon l’explication de Fichte, Dieu n’est pas immédiatement
révélé à notre connaissance, mais seulement médiatement, à
savoir à travers le savoir que le savoir est la « forme » de Son
15
apparition . Dieu n’est pas « donné » immédiatement comme
un « contenu » qui pourrait être saisi d’un coup au moyen de
l’intuition, mais Il « est seulement donné absolument à travers
l’intelligence qui s’élève (hinaufschwingt) au-dessus de toute
16
conscience factuelle » .
31 Evidemment le «  Savoir du savoir  » en question n’est rien
d’autre que la doctrine de la science de Fichte. Aussi est-ce
l’usage de l’intelligence libre de chacun en accord avec le
modèle de la doctrine de la science qui dissout l’autorité du
simple donné et ouvre un libre espace pour une nouvelle vie,
basée sur la clarté de la vision de chacun. C’est la signification
«  absolue  » du Christ  : il est le «  fait  » par lequel le
développement d’une telle vision à été réalisée dans l’histoire.
Mais le Christ est seulement « la présupposition factuelle » de
la WL, il n’en est pas la justification rationnelle et
« transcendantale ». Au contraire c’est la seule WL qui permet
de comprendre le Christ dans son authentique sens
«  métaphysique  ». Avec son accomplissement, la WL rend le
17
Christ lui-même «  superflu  » en tant qu’individu particulier
et réalise la prophétie christique de la «  venue  » de l’Esprit
Saint sur terre. Cette «  venue  » est à la fois l’apogée et la
dissolution de la théorie moderne de la souveraineté, et en un
sens plus radical, elle est la destruction de la structure totale
de la «  théologie politique  » en tant que motif prépondérant
dans l’histoire de l’expérience et de la pensée politique
occidentale.
32 Ce que l’argumentation fichtéenne tend à démontrer apparaît
clairement  : si «  l’intelligence  » est la «  forme  » de la vision
génétique pénétrant les origines de l’Être, il est certain
qu’aucune liberté dans l’action n’est possible si elle n’est
pénétrée de la clarté de la vision transcendantale. Ceci pose le
problème des rapports entre l’intelligence et la volonté, entre
la clarté de la conscience philosophique et la faculté pratique
à former la réalité à travers l’action créative. Au début de cet
exposé, nous avions vu que le nom de la détermination
réciproque entre savoir et action était la «  sagesse  ». La
sagesse (Weisheit) signifie le savoir formé dans l’action,
18
l’action absorbée et transfigurée par la vision . Dans la
Doctrine de l’Etat, c’est justement le sens premier de la
formule «  philosophie appliquée  ». Quiconque comprend
véritablement la doctrine de la science  : «  vit et effectue la
connaissance philosophique  ; ce qui est là au repos et inactif
[le savoir comme pensée pure et spéculation] est devenu ici
[en tant que sagesse] pulsion et détermination d’un vivre
créateur de monde. En lui, la philosophie est créatrice de
l’être, et donc appliquée. L’application de la philosophie est la
19
vie éthique » .
33 Aussi la philosophie «  appliquée  » est-elle la philosophie
«  dans la vie, l’agir et le créer, en tant que véritable et
fondamentale force de création du monde ».
34 C’est seulement en un sens secondaire que les « conférences »
dans lesquelles Fichte présente ses thèses sont également de
la «  philosophie appliquée  ». En ce sens secondaire, la
doctrine de la science peut être regardée comme un «  guide
de vie  » et elle signifie la même chose que la «  philosophie
20
pratique » (praktische Philosophie) traditionnelle.
35 Il y a une correspondance frappante entre les significations de
la « sagesse » et la double fonction de la religion chrétienne en
tant que théorie (Lehre) d’un côté, et en tant que constitution
(Verfassung) de l’autre côté.
36 En son sens premier, comme théorie, la doctrine principale de
la foi chrétienne est le concept du «  Royaume des Cieux  »
(Himmelsreich). D’après Fichte, cette théorie est basée sur
l’égalité de tous les hommes comme fils de Dieu et comme
membres libres de la Communauté des Saints.
37 Cela provoque la destruction de l’ancien Dieu comme
Seigneur arbitraire et comme Force se révélant à travers des
miracles. Après le Christ, tous les hommes sont libres non
seulement en un sens moral mais également en un sens
politique. Chacun affirme sa propre indépendance par
rapport à tout «  pouvoir supérieur  » (Übergewalt), et le
message particulier de la foi chrétienne est simplement le lien
entre égalité et liberté : « la foi chrétienne est l’évangile de la
21
liberté et de l’égalité » . Cela signifie que chaque homme a le
droit de vivre  «  en accord avec sa propre vision libre  »
(zufolge seiner freien Einsicht)  «  et que chaque individu a le
droit et le devoir d’obéir à la volonté divine en accord avec la
22
conscience de sa relation personnelle avec le Père » . C’est en
ce sens que la foi chrétienne est une «  théorie  » et une
23
« question de compréhension » (Eine Sache des Verstandes).
Ici, nous avons une correspondance entre la WL comme
«  Sagesse  » au sens secondaire (dans le sens d’une
«  philosophie pratique  » et d’un «  guide pour la vie  ») et la
religion chrétienne comme doctrine (Lehre).
38 Mais, de même que la sagesse avait le sens d’être une
«  philosophie pratique  » seulement tant qu’elle restait
détachée de la concrétude de la vie, de même la foi chrétienne
en tant qu’évangile et que doctrine du royaume des Cieux a
seulement un sens partiel et inaccompli. La foi chrétienne
n’est pas seulement une question de connaissance et de
théorie  ; elle pose avant tout la question de la réalisation
pratique de l’intuition intellective. La foi chrétienne doit faire
de l’intuition intellective de la volonté divine une «  force  »
pour la transformation de la réalité ; en dernière analyse, elle
doit-être un principe pour donner une forme à l’histoire à
travers la liberté. Ainsi, de la même manière que la vision
génétique de l’intelligence devient effective dans la réalité
quand elle détermine la Volonté et reçoit une «  impulsion  »
24
pour l’action (praktischer Trieb), ainsi le message du
royaume des Cieux ne peut simplement être «  une question
d’intelligence » mais il doit devenir ce que Fichte appelle une
25
Constitution (Verfassung) , en tant que force collective et
impulsion formative de l’action dans l’Histoire. La Sagesse
philosophique se présente ici, en son sens premier, sous un
aspect nouveau. La foi chrétienne comme «  Constitution  »
pénètre la vie de l’homme non seulement comme individu
mais aussi comme multitude d’êtres rationnels qui vivent
ensemble dans une communauté politique. Donc, le terme de
Constitution ne signifie pas seulement «  la détermination de
l’existence réelle de l’humanité (Bestimmung des
«  wirklichen  » Seyns des Menschensgeschlechtes)  » mais
d’une façon plus spécifique, il signifie une façon «  d’être
déterminés des hommes en tant que société  » (Bestimmtheit
26
der Menschen als Gesellschaft ) .
39 Finalement nous revenons à la question du Pouvoir politique ;
reste-t-il possible d’obéir à un Zwingherr sur la base de la
religion chrétienne  ? Quelles sont les conséquences de cette
compréhension du Christ comme principe constitutionnel  ?
Le Christ est le «  fait absolu  » de l’histoire parce qu’il est le
principe de la distinction de base entre l’ancien et le nouvel
âge. Il a établi pour l’homme le Droit de faire seulement ce
qu’il approuve selon sa propre vision ou intuition intellective.
Dès ce moment, aucun gouvernement par force ne sera
justifié par la croyance aux miracles. Mais cette sorte de
vision est exprimée avec le plus de clarté dans la WL. Aussi,
seule la WL peut-elle comprendre la signification du Christ. Ce
qui, dans le Christ, était simplement basé sur sa conviction
factuelle et dans sa croyance en sa propre mission, ce que le
Christ lui-même ne pouvait justifier que sur la base de son
sentiment intérieur de la vérité de son propre message, ce
qu’il pouvait démontrer aux autres seulement par des moyens
factuels d’évidence, c’est-à-dire par le moyen de miracles, tout
cela est fini. Avec la WL, la réalisation de la prophétie de Jésus
sur la venue de l’Esprit Saint a commencé. Ce processus
s’accomplit lui-même par l’unification des techniques
socratiques de l’intelligence (Verstandeskunst), en tant que
forme de vision, avec le message chrétien du royaume des
cieux comme étant son contenu propre.
40 Mais le royaume des Cieux n’est que la formule religieuse qui
prophétise l’âge de la liberté et de l’égalité, qui a été réalisée
pour la première fois par la WL en tant que vision
transcendantale de l’Être. A partir de là, aucun usage de la
coercition ne sera justifié sans la vision de sa conformité au
Droit, et l’extinction de la Souveraineté commence avec la
subordination de la force à la vision. Dans le royaume des
Cieux, qui se réalise sur terre comme constitution de liberté et
d’égalité, l’«  intelligence  » (Verstand) sera le seul souverain
possible. Socialement réalisée, l’intelligence coïncide
exactement avec la classe des savants, dont les Discours à la
nation allemande avaient déjà parlé. La circulation de la
vision transcendantale à travers la totalité de la communauté
politique accroît le pouvoir créatif de l’intellect général de
l’humanité. La WL remplace la foi chrétienne en tant que
principe constitutionnel de la même manière que les
Wissenschaftslehrer remplacent le Christ en tant qu’individu
«  factuel  », qui un jour, vint à l’existence. Nous n’avons pas
seulement une théorie de la science (Wissenschaftslehre) mais
aussi une théorie de la Constitution (Verfassungslehre). En ce
sens, avant les Grundlinien de Hegel (publiées en 1821) mais
après la critique hégélienne des modernes Wissenschaftliche
Behandlungsarten des Naturrechts (1802), la Staatslehre
fichtéenne, en un sens bien différent de celle de Hegel, achève
le cours de la théologie politique occidentale, en particulier sa
dernière expression dans la doctrine moderne de la loi
naturelle.
41 Carl Schmitt a parlé, il y a longtemps, du « Cristal hobbésien »
au cœur duquel résidait l’obligation d’affirmer que « Jésus est
27
le Christ » . C’était la condition ultime pour l’institution d’un
Commonwealth. De cette manière Schmitt soulignait le fait
que le contractualisme moderne avait «  sécularisé  » la
tradition théologique de la pensée politique, mais qu’il n’avait
pu aller jusqu’au bout de sa séparation avec la religion. «  La
foi  » n’était plus étudiée comme une présence effective dans
la conscience des hommes mais, toujours dans l’interprétation
de Schmitt, restait un «  article  » à «  professer  », qui au cœur
du Leviathan de Hobbes maintenait une sorte de lien ouvert
avec la Transcendance.
42 Ce lien semble s’être dissout une fois pour toutes dans la
dernière philosophie politique de Fichte. L’Esprit Saint signifie
la réalisation sur terre d’une communauté basée sur la liberté
de l’intellection et l’égalité face au Droit. Le gouvernement se
confond avec le développement de la connaissance et
l’éducation commune. Aucun miracle ne peut justifier le
pouvoir exercé par les hommes sur les hommes. Quand le
Verstand règne, plus aucune souveraineté n’est désormais
possible. C’est l’apparent paradoxe de la Staatslehre  : nous
nous trouvons confrontés à une christologie politique, qui
déclare simultanément, qu’à partir de maintenant le Christ est
devenu « superflu ». Pour Fichte, la superfluité du Christ a été
prophétisée par le Christ lui-même, quand il a annoncé la
venue de l’Esprit Saint dans le futur. Mais ce futur est devenu
le Présent : l’« Esprit Saint » prophétisé par Jésus doit devenir
le principe effectif de la Constitution, de sorte que la stratégie
du contractualisme dans la fondation du pouvoir politique
puisse être dissoute. Si le Christ signifie un événement
« absolu » dans le cours de l’histoire, nous n’avons pas besoin
d’imaginer une «  convention sociale  » quelle qu’elle soit à
l’origine du Commonwealth. Il n’y a pas de sens à essayer de
reconstruire le « fait » qu’est le Christ de manière artificielle.
En se faisant superflu, le Christ rend possible, pour Fichte, que
toute autorisation formelle soit exclue de la communauté
politique. Le Souverain n’est pas le représentant légitime de la
volonté générale du peuple, parce qu’il n’y a plus du tout de
Souverain. L’ « intelligence » ne peut être « représentée » mais
seulement développée, communiquée, et pratiquée en
personne. Le Cristal hobbésien disparaît et le dispositif
contractualiste de la fondation du pouvoir avec lui.
43 Même si la Staatslehre a une forme fragmentaire, elle ne
manque pas de systématicité. Au début de l’Histoire, nous
avons le Christ  ; à la fin de l’Histoire nous atteignons une
Chrétienté politique sans Christ. Nous allons de la vision ou
intellection transcendantale à la compréhension du Christ, et
puis nous revenons à Fichte en tant que « père fondateur » de
la WL, qui va se réaliser elle-même comme principe
constitutionnel. La foi chrétienne s’est dissoute dans la
philosophie transcendantale, et la souveraineté, comme
fondation théologico-politique du pouvoir de coercition, a été
remplacée par la venue du «  Royaume des Cieux  » sur terre.
Dans la lumière de la «  troisième démonstration  » de Fichte,
nous allons au-delà du Christ, au-delà même de la «  seconde
navigation » platonicienne.

Notes
1. Cf. GA, II, 10, p. 132.
2. Cf. A. Schopenhauer, Nachlass, Vol. II, ed. Hübscher, München, 1985, p. 19
sq.
3. Cf. GA, II, 10, p. 159.
4. Pour une analyse plus approfondie, je me permet de renvoyer à
G. Rametta, Le strutture speculative della dottrina della scienza, Pantograf,
Genova, 1995.
5. Cf. C.  Schmitt, Politische Theologie. Vier Kapitel zur Lehre der
Souveränität, Duncker & Humblot, München-Leipzig, 1922, 19342.
6. Staatslehre, SW, IV, p. 437.
7. Staatslehre, SW, IV, p. 436 sq.
8. Pour rappel, le Droit est la « seconde » image parmi les « cinq » images
majeures à travers lesquelles l’Absolu apparaît.
9. Staatslehre, SW, IV, p. 437.
10. Das System der Rechtslehre (1812), SW, X, p. 149.
11. Rechtslehre, SW, X, p. 149.
12. Staatslehre, SW, X, p. 442.
13. Staatslehre, SW, X, p. 442.
14. Staatslehre, SW, X, p. 379.
15. Staatslehre, SW, X, p. 382.
16. Staatslehre, SW, X, p. 381.
17. Staatslehre, SW, X, p. 249 et 269.
18. Cf. encore G.  Rametta, «  Libertà, scienza e saggezza nel "secondo"
Fichte », in La libertà nella filosofia classica tedesca. Politica e filosofia tra
Kant, Fichte, Schelling e Hegel, Franco Angeli, Milano, 2000, pp. 87-115.
19. Staatslehre, SW, X, p. 389.
20. Staatslehre, SW, X, p. 390.
21. Staatslehre, SW, X, p. 523.
22. Staatslehre, SW, X, p. 525.
23. Staatslehre, SW, X, p. 524.
24. Staatslehre, SW, X, p. 526.
25. Staatslehre, SW, X, p. 526.
26. Staatslehre, SW, X, p. 529.
27. Cf. C.  Schmitt, Der Begriff des Politischen [1927, 1934²], Duncker &
Humblot, Berlin, 1963 [4. Nachdruck, 1996], pp. 121-123.

Auteur

Gaetano Rametta
Valérie Kokoszka (Traducteur)
Du même auteur

Modalités réflexives et éthiques de


l’attention chez Husserl in Valeurs
de l’attention, Presses
universitaires du Septentrion, 2019
La théorie de la manifestation chez
Fichte in Fichte  : la philosophie de
la maturité. Tome I,
EuroPhilosophie Éditions, 2017
© EuroPhilosophie Éditions, 2017

Licence OpenEdition Books

Référence électronique du chapitre


RAMETTA, Gaetano. Doctrine de la science et Doctrine de l’Etat. La
dissolution de la théologie politique chez le dernier Fichte In  : Fichte  : la
philosophie de la maturité. Tome II  : Philosophie appliquée [en ligne].
Toulouse  : EuroPhilosophie Éditions, 2017 (généré le 11 avril 2023).
Disponible sur Internet  :
<http://books.openedition.org/europhilosophie/334>. ISBN  :
9791095990123. DOI : https://doi.org/10.4000/books.europhilosophie.334.

Référence électronique du livre


GODDARD, Jean-Christophe (dir.) ; MAESSCHALCK, Marc (dir.). Fichte  : la
philosophie de la maturité. Tome II : Philosophie appliquée. Nouvelle édition
[en ligne]. Toulouse  : EuroPhilosophie Éditions, 2017 (généré le 11 avril
2023). Disponible sur Internet  :
<http://books.openedition.org/europhilosophie/329>. ISBN  :
9791095990123. DOI : https://doi.org/10.4000/books.europhilosophie.329.
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