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Penser

l'utopie autrement

Miguel Abensour

Lévinas et l'utopie? La question a de quoi surprendre les familiers de l'œuvre.


Peu de textes s'y rapportent. Quelle relation donc entre cette pensée et l'utopie?
S'agit-il d'une porte d'entrée dans l'œuvre quelque peu tenue dans l'ombre, mais
néanmoins présente, ou bien poser la question de l'utopie à l'œuvre de Lévinas
équivaudrait-il à une effraction qui imposerait de l'extérieur une question étrangère
à cette pensée?
Précisons les limites de cette interrogation: il ne s'agit nullement de dévoiler,
dans l'œuvre de Lévinas, une utopie méconnue - projection imaginaire d'une forme
d'altérité sociale. Il ne s'agit pas davantage, en s'attachant à des contenus utoPiques
l'idée de paix, par exemple - d'élaborer les lignes de force d'une nouvelle utopie
sociale. Il ne s'agit pas non plus de reconstruire une théorie de l'utopie à partir des
écrits de Lévinas. Dans cette perspective, le xxe siècle connaît des œuvres majeures:
celle de Ernst Bloch, de Martin Buber et celle du groupe de penseurs rassemblés sous
le nom « d'École de Francfort». Si l'on veut retrouver une certaine liberté de pensée
pour accueillir l'utopie - aussi bien à l'écart de la condamnation marxiste que du
refus libéral ou conservateur - c'est bien vers ces trois foyers qu'il convient de se
tourner.
Or de ce point de vue même, Lévinas a peu théorisé l'utopie. On ne trouve
chez lui aucun travail direct sur le corpus de la tradition utopique comme chez Buber
ou Ernst Bloch. Et pourtant on ne saurait réduire la question de l'utopie chez Lévinas
qui, dès les pre~ières p~~es de T?talité ~t Infini i?troduit « l' ~xtrao~dinaire phénomène
de l'eschatologie prophetique», a une slmple metaphore qm aurait la vertu d'éclairer
d'un jour nouveau tel ou tel aspect de sa pensée. La relation de Lévinas à l'utopie
_ relation réelle - se situe ailleurs. Elle se noue dans une intervention seconde
réflexive, critique - chasser les illusions de l'utopie pour en redécouvrir la vérité ~
mais aussi emphatique. Une idée nouvelle découle de la surenchère pratiquée sur une
idée première; l'emphase transmue une· notion. « Passer d'une idée à son superlatif

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jusqu'à son emphase 1 », propose Lévinas. Cette intervention critique-emphatique, Lévi-
nas l'exerce précisément sur les grands penseurs de l'utopie que l'on peut considérer
comme une autre façon pour l'utopie de se continuer au XX" siècle qui ne connaît
plus de grandes utopies. C'est cette exasPération comme méthode de philosophie,
cette volonté de pousser un penseur « hors de ses gonds» que pratique Lévinas à
l'égard de Bloch. Comme s'il ne s'agissait pas tant pour lui de penser directement
l'utopie que de voir, à travers une pensée de l'uropie, comment il serait possible de
la penser autrement, à l'écart des traditions philosophiques d'où elle émane ou des
philosophèmes qui l'enserrent. Bref, quelles seraient les conditions d'une autre pensée
de l'utopie? Quelle forme de pensée requiert l'énigme de l'utopie?
Comme pour l'eschatologie, à ne pas domestiquer en la coulant dans un mode
de pensée traditionnel, comme pour l'humanisme - teUe est l'hypothèse risquée ici
- Lévinas, dans le cas de l'utopie, propose des gestes spéculatifs nouveaux. Une
nouvelle inclinaison de la pensée qui mène à penser l'utopie autrement. Ainsi dans
le rapport à Buber. Ce dernier affirme une permanence ineffaçable de l'utopie. Forme
d'approche du social pleinement achevée, l'utopie dans sa spécificité irréductible
échappe à la critique marxiste qui au nom d'une pensée dialectique de l'histoire
renvoie l'extraordinaire utopie du côté de l'immaturité. A suivre Buber, la démarche
propre à l'utopie consisterait à restructurer le social détruit par le marché, l'économie
et l'Etat moderne, à régénérer le social en créant des foyers sociaux multiples suscep-
tibles d'instituer un nouvel « être-ensemble» des hommes. Dans la théorie de Buber
fondée sur l'opposition du social et du politique, Lévinas discerne à juste titre un
effet de son anthropologie philosophique, le politique étant réduit à la domination,
étant pensé comme objectivation sur le modèle du Je / Cela. Aussitôt une question
surgit: vers quelle pensée difficile de l'utopie se dirige un penseur tel Lévinas qui
critique l'anthropologie philosophique de Buber et refuse de penser la relation sous
le signe de la réciprocité? Quels sont donc les gestes spéculatifs qui rendent possible
une autre pensée de l'utopie? Dans le rapport critique-emphatique qu'il noue à des
penseurs de l'utopie - Buber, Bloch - Lévinas propose une forme inédite du « nouvel
esprit utopique». Nouvelle pensée de l'utopie qui ne se donne pas pour objet des
contenus utopiques, mais la forme, les modalités de l'utopie, la détermination de son
élément propre et l'élaboration des catégories à l'aide desquelles la penser autrement 2.
Au vu de ce premier parcours, on perçoit déjà un climat spirituel favorable à
l'utopie. Anti-hégélianisme - la mort et la souffrance du particulier ne se « relèvent »
pas par l'intégration à une totalité donatrice de sens - opposition à la dialectique
sous la forme de la ruse de la raison - volonté de justice qui noue un rapport inédit
au malheur de la conscience. Climat spirituel favorable à l'utopie, n'est-ce pas peu
dire? Ces percées utopiques ne sont pas des « perles» soigneusement recueillies dans
l'œuvre de Lévinas, comme s'il ne s'agissait que de brefs moments d'ubris, d'extra-
vagance d'un penseur par ailleurs si sage. Ces percées utopiques sont dans la pente,
({ dans l'angle d'inclinaison» de cette pensée, l'inspiration, la respiration même de
cette pensée. Ni supplément d'âme, ni extravagance provisoire aussitôt reprise pour
être modérée, mais la lumière, mieux la clarté de l'utopie en laquelle s'énonce cette
« réponse énorme: Me voici pour les autres ».

Utopie et rencontre

Le premier souci de Lévinas est de trouver la place juste de l'utopie, de déterminer


l'élément auquel elle appartient ou dans lequel elle baigne. De là l'affirmation que

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la réhabilitation de l'utopie à laquelle procède Buber est {( le prolongement sociologique
- et d'emblée socialiste» de son anthropologie. Le premier geste de Lévinas consiste
donc à faire émigrer l'utopie des lieux où elle s'égare et à la rendre à son élément
premier, la relation inter-humaine, mieux le lien humain 5. Assignation de l'utopie à
l'humain qui rejoint le souci de la philosophie contemporaine de libérer l'homme
des catégories uniquement adaptées aux choses. « Il s'agit, avant tout, de trouver la
place d'où l'homme cesse de nous concerner à partir de l'horizon de l'être, c'est-à-
dire de s'offrir à nos pouvoirs 4. » Rupture avec un discours ontologique qui soit aussi
rupture avec la puissance, avec la volonté d'emprise. L'insistance de Lévinas sur
l'anthropologie de Buber dit assez que pour lui l'utopie n'appartient ni à l'ordre de
la compréhension ni à celui de la connaissance - lois de la société ou lois de l'histoire
_ mais au registre de la Rencontre. L'utopie est une forme de pensée autre qu'un
savoir, rencontre de l'autre homme; plus de l'ordre de l'affect ou du sentiment, elle
a en tant que tel sens philosophique, car dans la position qu'elle adopte s'engage
l'aventure d'une âme en face de l'ensemble du réel, se met à l'épreuve l'énigme de
ce qui fait lien entre les hommes. Pensée de l'utopie sous le signe de la Rencontre.
D'abord l'ouverture « d'un champ de recherche à peine entrevu» (Totalité et Infini,
p. 51), nos relations avec les hommes. La socialité; non la socialité à partir d'un
élément commun aux êtres en relation - la raison, l'appartenance au genre humain
_ mais une socialité où la Rencontre est la relation avec l'autre comme tel, dans son
unicité d'incomparable - et non avec l'autre comme partie du monde ~. « En évoquant
la possibilité d'une pensée qui ne soit pas savoir, j'ai voulu affirmer un spirituel qui
avant tout - avant toute idée - est dans le fait d'être proche de quelqu'un. La
proximité, la socialité elle-même, c'est « autrement" que savoir qui l'exprime. Autre-
ment que le savoir n'est pas croyance 6. }) La Rencontre est interpellation. « L'homme
est le seul être que je ne peux rencontrer sans lui exprimer cette rencontre même. La
rencontre se distingue de la connaissance par là 7. » Aussi l'utopie comme Rencontre
est-elle parole utopique, parole adressée à autrui, invocation. C'est donc reconnaître
en reprenant les catégories de M. Buber - l'opposition entre la relation Je/Cela
(l'expérience objective et pratique) et la relation Je/Tu - que l'utopie est tout entière
_ ou plutôt doit se tenir, en tant que Rencontre - du côté de la relation Je/Tu.
Double gain pour l'utopie, fidélité à sa destination véritable, évitement des rapports
savoir/pouvoir.
Pour mesurer toute la portée du geste de Lévinas - l'arrachement de l'utopie à
l'ordre du savoir - rappelons que, pour ce dernier, le savoir signifie une relation avec
l'Autre où l'Autre perd son étrangeté de par la médiation d'un neutre qui permet
au moi connaissant de procéder à ses opérations d'identification et d'appropriation 8.
« Insurmontable allergie» à l'Autre en tant qu'Autre que Lévinas dénonce dans la
philosophie occidentale ?epuis son en~ance. C' e~t. dan~ cette. transmutation de l'Autre
en Même, dans cette pme de possesslOn que reslde 1 empnse du concept - l'identi-
fication du divers - et l'origine de la toute-puissance. Nul doute que cette critique
du concept comme main-mise, comme emprise, est à comparer avec celle d'Adorno
dans Dialectique Négative, que cette disjonction de l'utopie et du savoir n'ait pour
visée de prévenir toute dérive de l'utopie du totalitarisme ontologique vers le tota-
litarisme politique.
Émergence d'une socialité originaire, l'utopie est incontestablement d'ordre éthique.
Ce qui ne revient pas à faire appel à un moralisme, ni à enfermer l'utopie dans une
axiologie, mais à circonscrire le champ qui lui est propre en redécouvrant par une
autre voie le fait humain de la Rencontre, le fait éthique par excellence. « La relation
où le Je rencontre le ~u ~st le lieu et la circonstance originels de l'avènement éthique.
Le fait éthique ne dOIt nen aux valeurs, ce sont les valeurs qui lui doivent tout 9. »
Relation immédiate à l'autre homme, non thématisable, non susceptible d'être traduite

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en expérience, la Rencontre ouvre une autre entrée dans un élément spirituel autre
que le savoir. Le dialogue serait «un événement de l'esprit ». Pour reprendre une
formule qui revient souvent chez Lévinas : avant le cogito il ya : Bonjour! A l'interprète
soucieux de répondre à la question de l'utopie chez Lévinas, il convient de'garder en
mémoire les deux caractères de la Rencontre d'autl'ui, proximité mais séparation, d'où
Transcendance.
A ce point de notre démarche, attachons-nous aux effets de cette assignation de
l'utopie à l'ordre qui est véritablement le sien, le rapport inter-humain. Ce qui tient
déjà l'utopie à l'écart d'une objectivation et d'une maîtrise du social, ou d'une
expérimentation, puisque la Rencontre dans son immédiateté non thématisable est
antérieure et irréductible à toute expérience d'autrui. Certes, Lévinas n'ignore pas le
discours de l'évidence philosophique, en l'occurrence le discours marxien sur l'utopie.
Mais ce discours critique qui invoque la science de l'histoire - et en tant que
(( communisme critique» il contient la prévision générique d'une formation sociale
supérieure - est-il légitime? Convient-il à l'utopie, comme chez Bloch, de s'essoufHer
à rejoindre la science? Convient-il à l'utopie, sous le nom (( d'utopie concrète» ou
pire encore « d'utOpie dialectique » de tenter de lire dans les structures enfouies de
l'ordre social réel et actuel, les intentions déjà dessinées de l'avenir? La tâche de
J'utopie consisterait-elle, selon les termes de Marx à propos du communisme; à se
donner comme « l'énigme résolue de l'histoire», bref à révéler la finalité de l'être?
Pour Lévinas, comme pour Buber, la véritable portée de l'utopie est ailleurs.
L'ordre de l'uropie n'est ni celui de la science, ni celui de la prévision morphologique.
Une pensée socialiste affectée d'utopie est habitée par ( une nostalgie du juste» et
par « les audaces de l'Espérance)J. Aussi l'utopie ouvre-t-elle le lieu non lieu d'où
critiquer l'action socialiste. Loin que l'histoire soit l'instance souveraine à partir de
laquelle on puisse décider de la justesse d'une utopie - (comme dans la formule,
( l'utopie d'aujourd'hui serait la vérité de demain ») -l'irréalité de l'utopie inséparable
de son effectivité est le lieu où trouver les critères pour juger le réalisme, où forger
une résistance au cours de l'histoire qui mène son train, dire son refus.
Commencement d'un refus, d'une résistance, événement, l'utopie qui ne perd
pas de vue Je lien humain, la structure de l'un-pour-l'autre est proche de ce que
Lévinas entend par parole prophétique. Parole qui s'arrache au contexte, qui juge
l'histoire, qui ne cède pas aux aventures de la dialectique, qui sait désigner le bien
et le mal sans s'incliner devant le « sens» de l'histoire. « Nous le savions déjà », dira
l'opinion. Mais le savons-nous vraiment? On peut légitimement en douter quand on
observe les entreprises de sauvetage de l'utopie comme préfiguration de la science
sociale, comme contenant des germes d'analyse réaliste ou comme invitant à l'expé-
rimentation sociale.
Lévinas est donc pleinement d'accord avec Buber pour arracher l'utopie à la
sphère du Je/Cela et la penser du côté de la relation Je/Tu, du côté de la socialité.
C'est d'ailleurs dans cette direction que Lévinas montre comment chez Buber une
inspiration ami-hégélienne dresse l'utopie, le social-utopique, contre l'État, produit
une opposition quelque peu réifiée et en ce sens problématique du social (le Je/Tu)
et du politique renvoyé du côté de l'objectivation et de la domination propre au Je/
Cela.
Mais au-delà de cet accord que devient la pensée de l'utopie chez Lévinas,
quelles nouvelles modalités gagne-t-eUe, dès qu'elle rencontre la critique de l'anthro-
pologie de Buber telle que Lévinas l'énonce dans Martin BI/ber et la théorie de la
connaissance (Noms propres) lU?
On ne peut manquer de relever une contradiction dans la pensée de Buber.
Penseur libertaire, dialogique, il prend soin de concevoir le social utopique destiné à
remplacer les structures étatiques comme préservant le caractère principal de la sphère

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du Je/Tu, à savoir une relation qui maintient l'altérité du Tu sans l'abolir dans
l'anonymat ou dans la neutralité du Cela, D'où le surgissement d'un être-eluemble
des hommes sous le signe de la multiplicité, d'une structure dialogique qui n'abolit
pas l'intervalle mais, au contraire, le nourrit, le pluralise dans les divers foyers de
socialisation où il se manifeste, L'utopie, selon Buber, communauté du Je/Tu, de la
coexistence, de la proximité résistera, grâce à sa texture même à ce que Htjlderlin
nomme ({ la rage de l'Un», évitera la dérive de la pluralité des rencontres vers la
communauté fusionnelle, En ce sens, le social-utopique se tiendrait à l'abri des
menaces de totalisation que porte en lui, selon Buber, l'État homogène, Même s'il y
a au sein de la communauté recherche d'un Nous, ce Nous utopique ne doit jamais
porter atteinte à l'irréductibilité de la relation Je/Tu.
Mais cette volonté insoupçonnable de Buber de préserver l'altérité de la liaison,
. ou de la liaison comme altérité, est-elle conciliable avec une pensée de la relation
sous le signe de la réciprocité? Ou plutôt, la réciprocité, en tant qu'elle rend possibles
des positions interchangeables est-elle en mesure d'être la gardienne de J'altérité?
Tout le travail de Lévinas va consister à déformaliser la rencontre, à lui donner
un contenu en invoquant la notion de souci pour autrui, afin de rompre avec un
« spiritualisme angélique», L'altérité de l'autre est inséparable de son dénuement. La
misère, la pauvreté de l'autre, sa nudité sont sa façon de m'interpeller, sa souffrance
le mode de sa proximité Il. Cette déformalisation s'effectue surtout comme critique
de la réciprocité du Je/Tu affirmée par Buber. L'utopie, au lieu de se déployer dans
une horizontalité réversible - la rencontre pourrait se lire de gauche à droite comme
de droite à gauche - doit devenir éthique, ou plutôt assumer sa dimension éthique,
c'est-à-dire accéder à la dimension de la hauteur et de la verticalité. « Dans)' éthique
où autrui est à la fois plus haut que moi et plus pauvre que moi, se distingue le Je
du Tu, non pas par des' attributs" quelconques, mais par la dimension de hauteur
qui rompt le formali~~e de Buber 12. ~ L'ins!~t~nce sur la ,dissym~tr!e de, l~ relation
_ le dialogue ne seraIt-Il pas une pensee de 1 tnegal? questIonne Lev1l1as a 1 encontre
des pensées lénifiantes - n'assure-t-elle pas une meilleure préservation de l'altérité,
une pensée rigoureuse de la rencontre dans la fidélité à sa texture paradoxale, proximité
mais séparation? On peut peut-être en énoncer les exigences quant à la forme même
d'une « difficile utopie», pensée pour « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre »,
qui sache d'un m,ême ;n?uvemem répondre au, val?i~ de l'autre homme - ,« un passage
extraordinaire et ImmedIat plus fort que tOut hen Ideal et que toute synthese, .. Passage
là où il n'y a plus de passage» et maintenir la distance sans la supprimer ni la
domestiquer 13, Difficile utopie qui saurait résister à toute synthèse globalisante du
point de vue d'un tiers qui, survola~t la scè,ne ~ociale, l?réten.drait organiser l'harmonie
ou la complétude des groupes SOCIaux; dIfficIle utopIe qUi, sans nul doute, saurait
mieux préserver que l'utopie de Buber l'ordre du face-à-face, l'intervalle entre le Je
et le Tu, dans la mesure même où elle saurait accueillir la relation, s'exposer à la
socialité comme ouverture à la Transcendance 14.
Nouvelles modalités possibles de l'utOpie où se fait jour le pluralisme ontologique
de Lévinas, à l'abri des aventures de la réciprocité. La rencontre n'est-elle pas scission
de l'être? De là, le geste répété de Lévinas qui congédie tout projet de coïncidence
du divers, toute aspiration à l'unité, tout idéal du social présenté comme fusion ou
communion. Anti-platonisme de Lévinas qui oppose la collectivité du moi-toi à la
collectivité du côte à côte qui se constitue autour d'un troisième terme médiateur.
Vers un pluralisme qui ne fusionne pas en unité demande Lévinas. C'est dire
qu'au-delà de l'absoluité d'autrui, il entend faire droit à tous les « points de rupture»
de l'histoire à partir desquels le jugement peut être porté sur elle. Au nombre de ces
points de ruptu,re, l'intériorité ave~,so~, t~mps propre -:- résistance au, ;e~ps historique
et à la totahsatlon - le secret de 1 IpseIte. « Le plurahsme de la SOCiete n'est possible

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qu'à partir de ce secret. Il atteste ce secret (Totalité et Infini, p. 29). » Pluralisme
« infiniment» plus pluraliste que celui de Buber, serait-on tenté de prononcer. En
effet, le pluralisme de Buber, le social se rapportant à lui-même - l'importance de
la structure d'embrassement - poursuivant un idéal de complétude tel qu'il prétend
faire l'économie du politique, n'est-il pas, à son insu, menacé par les illusions de la
société harmonieuse qui aurait surmonté la division du social? De là, une nouvelle
idée de la communauté humaine chez Lévinas qui invite à penser l'utopie autrement.
Chance de société, promesse de société, travaillée par l'infini de la relation éthique,
la communauté humaine, en rapport avec une fraternité-responsabilité - le fait originel
de la fraternité - repose sur l'unicité des multiples mois - pluriel du moi proche du
pluriel de l'un dans le (( tous uns» de La Boétie, aUteur du Contr'un - et non sur
l'appartenance à un genre commun qui réunirait des individus semblables. De là
l'insistance sur le langage, la parole qui institue une relation originale et fait signe
vers une atflre communauté humaine. « Mais la communauté humaine qui s'instaure
par le langage - où les interlocuteurs restent absolument séparés - ne constitue pas
l'unité du genre (Totalité et Infini, p. 189). »
Si le monde n'est que rapport de forces, comment concevoir un tout autre social?
La théorie de Hobbes ne ruine-t-elle pas l'idée même d'utopie? Mais l'humain, si
on ne le réduit pas à la négativité, n'est-il pas ouverture d'une dimension nouvelle,
au-delà du monde? Questions qui, loin de reproduire le quiétisme de Buber, s'en
éloignent tout en inaugurant une nouvelle réflexion. Souvent Lévinas crédite Heidegger
« d'une rééducation de notre oreille quant à l'écoute du mot être». Lévinas lui-même
n'a-t-il pas procédé à une autre « rééducation de notre oreille» quant à l'écoute du
mot humain? Non pas l'homme mais l'humain, non pas la détermination nature
humaine, ni la destination humaine, mais l'humain, l'imprévisibilité, l'indétermination
de l'humain. Non pas l'ordre ou le règne humain mais le dérangement de l'ordre,
le surcroît de sens. L'humain ou mieux encore (( l'utopie de l'humain» ou bien
l'intrigue humaine, comme si l'humain était événement, réveil soudain d'une intel-
ligibilité plus ancienne que le savoir ou l'expérience, exposée en tant qu'intrigue à
des retournements immaÎtrisables - percée imprévisible qui vient trouer le temps
historique en défi à tous les calculs, surgissement d'une autre effectivité plus effective
que celle des réalistes Décollement -, l'étrangeté, l'énigme de l'humain qui marque
les limites de la phénoménologie, cette façon de se manifester sans se manifester.
Quelque chose bouge, tremble, vacille, vibre d'une autre signifiance dans le texte de
Lévinas quand il énonce le mot humain, comme si cette parole parvenait à rendre
perceptible, au-delà des savoirs, ce déboîtement de l'être, cette (( interruption Onto-
logique» ce dénivellement. Comme si le propre de cette parole était d'être parvenue
- contre l'évidence écrasante de ces {( sombres temps» à réveiller la résonance utopique
de l'humain. Résonance utopique au sens où il y a au sein même de l'humain, plus
que l'humain, rupture, ou encore, énonciation presque finale d'Autrement q/{'ê!re « ce
qui eut humainement lieu n'a jamais pu rester enfermé dans son lieu ».
Sans reprendre la phénoménologie du visage - qui n'est d'ailleurs pas une
phénoménologie - rappelons-en les articulations essentielles pour recueillir la réfutation
de Hobbes (et de Hegel) qu'elle contient 1). Dans la mesure même où le visage n'est
pas du monde, il échappe au rapport de forces. « Le visage se refuse à la possession,
à mes pouvoirs 16. Si le visage échappe à la domination, s'il défie mon pouvoir de
pouvoir, son altérité l'expose à la négation totale, au meurtre. « L'altérité qui s'exprime
dans le visage fournit l'unique • matière" possible à la négation totale ... Autrui est
le seul être que je peux vouloir tuer 17. »
Mais c'est ici que s'ouvre, loin du quiétisme de Buber, une extraordinaire intrigue
dans l'humain, le passage là où il n'y a plus de passage. Bref la condition de possibilité
de l'urapie. Dans l'altérité du visage se révèle la transcendance d'autrui. Telle est la

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magnifique réfutation de Hobbes qu'apporte lévinas. POUf l'auteur du UtJia/hall,
nouS avons tous en commun d'être des meurtriers en puissance, la mse compensant
les différences de force. Mais ce « drame» - relle est la réfutation du matérialisme
de Hobbes - ne relève pas d'un rapport de forces, d'un calcul des forces. En effet,
la résistance d'autrui {{ ne concerne pas la force que cet être peut posséder en tant
que partie du monde ». Cette résistance appartient à un tout autre ordre. « Dans le
contexte du monde (entendons le système des rapports de forces) il (autrui) n'est
quasiment rien (Totalité et Infini, p. 173). » A ce niveau Hobbes a donc raison, le
corps de l'homme est vulnérable, un rien peut le défaire. Pourtant autrui n'oppose
pas une force à une force - une donnée objective qui pourrait se calculer et se contrôler
_ mais l'imprévisibilité de sa réaction, plus, la transcendance de son être par rapport
à la totalité, au système des forces. Le bris de la totalité s'opère par la résistance
inédire - «résistance de ce qui n'a pas de résistance Il - et imprévisible d'autrui,
l'infini de sa transcendance. «Relation avec quelque chose d'absolument AflI,.e ... la
résistance éthique. )l C'est dans le surcroît de l'épiphanie du visage sur la menace de
la lutte, c'est dans ce débordement, dans cette impossibilité de tuer qui en découle
que gît la possibilité de l'utopie, d'une autre utopie, ouverture d'une dimension qui
vient doubler le réel, trouer le réel et qui renvoie à l'événement premier de la paix.
« La vraie essence de l'homme se présente dans son visage où il est infiniment autre
qu'une violence à la mienne pareille, à la mienne opposée et hostile et déjà aux prises
avec la mienne dans un monde historique où nous participons au même système. Il
arrêre et paralyse une violence par son appel qui ne fait pas violence et qui vient de
haut» (Totalité et Infini, pp. 266-267).

Utopie et Désintéressement

Autrement que savoir, Désir, rapport à l'Infini, l'utopie est désintéressement,


Autrement qu'être. En elle, s'inaugure une autre aventure de la subjectivité humaine.
Deux propositions pour retracer cette intrigue: l'utopie a affaire avec la socialité; la
société est « le miracle de la sortie de soi 18 ». Dans ces deux propositions, nous tenons
le fil directeur pour poser la question de la subjectivité et de l'utopie - ce que nous
pouvons faire au mieux ~n faisant tra;ai~l~r le texte de Lévinas, cons.acré à E. Bloch
où s'élaborent les gestes mtellectuels a 1 aIde desquels penser 1 utopIe autrement et
où nouS pouvons apprécier combien le souci de lévinas s'éloigne de celui de Bloch.
Subjectivité et utopie? Entendons: ({ Le moi est-il substance, sujet de la percep-
tion, et ainsi maître de ce qui n'est pas lui, celui qui originellement connaît, saisit
et possède, dur et déjà cruel» - là s'esquisse l'utopie triomphante sur le modèle de
la plénitude ou de l'achèvement - « ou n'est-il pas en tant que moi déjà à lui-même
haïssable, c'est-à-dire déjà appelé à se devoir au prochain 19 », au premier venu, à
l'accueillir dans sa nudité, dans sa mortalité, lequel d'une façon ou d'une autre n'est
pas seulement partie du monde? N'est-ce pas entre ces deux pensées du moi, entre
ceS deux pôles que se joue l'intrigue de l'utopie - plénitude ou vulnérabilité - comme
si le mouvement de l'utopie pouvait se lire comme épreuve de la dénuc1éation de
soi, dépôt de la souveraineté., .
Soit donc le texte de LevlOas, «Sur la mort dans la pensée de Ernst Bloch»
publié la ~remiè~: fois ~n 1976, dans le recueil Utopie et Marxism,e selon Ernst Bloch
qu'il conVient d mterpreter en regard de deux pages de « Questlons et Réponses»
dans Diett qtti vient à l'idée (pp. 153-155), D'abord, le mouvement du texte où se
manifeste un respect pour Bloch et son « geste intellectuel remarquable» (p. 75) _

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l'opposition homme/être - et où se déploie plus qu'à l'égard de Buber la méthode
emphatique de lévinas. Dans le champ qui est le sien - l'humain - lévinas passe
d'une idée à son superlatif jusqu'à son emphase pour faire surgir, grace à cette
surenchère, une idée nouvelle nullement impliquée dans la première. Il écrit: {( Quoi
qu'il en soit, je ne peux méconnaître la grandeur de cet immanentisme avec espérance,
mais dont l'avènement est accomplissement, malgré l'égalité mort-néant 20. »
Mais c'est dans la section intitulée {( Rupture de l'Immanence}) que figure dans
De Dieu qui vient à "idée le texte consacré à Bloch pour mieux marquer l'écart par
rapport à l'immanentisme de ce dernier. Au sein de cette critique gît la question:
transcendance et utopie. Est-il légitime, en effet, de penser l'utopie sur le mode de
l'immanence ou du retour à l'immanence? ou bien, l'utopie, en tant qu'espérance,
ne fait-elle pas irrésistiblement signe vers un en-dehors de la totalité, vers une
extériorité? En ce sens, en termes de lévinas, Bloch, penseur persévérant de l'utopie,
pense au-delà de ce qu'il pense - ou encore, penser l'utopie, ce n'est pas penser un
objet. {( Mais penser ce qui n'a pas les linéaments de l'objet, c'est en réalité faire plus
ou mieux que penser 21. » Aussi tout le travail de lévinas va-t-il consister à faire
produire à la pensée de l'utopie, si consubstantielle à Bloch, des perspectives nouvelles
qui seront autant de modalités d'une autre pensée de l'utopie.
Mais, au préalable, quelle est l'identité philosophique de Bloch? Est-ce un
penseur juif, ou un penseur grec, ou bien un penseur juif qui tente de penser en
grec? Contre toute idée de révolution culturelle - de rupture dans le cours de l'histoire
- Bloch pratique une herméneutique utopique; il convoque l'ensemble de la culture
occidentale qui lorsque l'espérance sera éveillée, ou réveillée, sera l'héritage de l'hu-
manité post-révolutionnaire. Et pourtant au sein de cette universalité utopique, lévinas
ne relève pas moins de huit motifs juifs, ou « judaïquement accentués» et qui tous
Ont rapport à l'utopie. Mais là n'est pas vraiment la question - ou plutôt la question
peut s'énoncer autrement: dans quel élément Bloch pense-t-il l'utopie? l'ambiguïté
de Bloch - sa grandeur, mais sa limite - n'est-elle pas de penser l'utopie à la fois
dans le champ de l'ontologie et dans le champ de l'éthique? Ambiguïté de Bloch
qui en constitue l'exceptionnalité dans la pensée contemporaine. Cette pensée-
palimpseste constitue l'énigme de Bloch. « Mais jamais peut-être un corps d'idées ne
présentait une surface où l'éthique et l'ontologie dans l'opposition où elles sont
entendues dans un monde inachevé, sont en sur-impression sans que l'on puisse dire
quelle est l'écriture qui porte l'autre?» (op. cit., pp. 65-66). Est-ce l'éthique qui vient
se superposer à l'essence comme une couche seconde, conformément à la tradition
qui tire l'éthique de la connaissance ou de la raison comme faculté de l'universel -
ou bien l'éthique, plus proche en ce sens de la philosophie du dialogue - pensée de
l'inégal - saisie par l'immédiateté de la relation à l'autre homme, par la non-
indifférence à la souffrance d'autrui, suscite-t-elle le discours ontologique?
C'est plurôt cette dernière position que lévinas reconnaît à Bloch, en accord
avec d'aurres tendances de la philosophie moderne sensibles à cette autre intrigue
spirituelle. la relation à l'autre homme, la pensée pour l'autre homme - donc
rigoureusement éthique - déterminerait chez Bloch l'éveil du discours ontologique.
Mais cette première ambiguïté n'est-elle pas redoublée par une ambiguïté encore
plus grave de la part de Bloch?
D'une part, l'humain est traité à partir de l'être - c'est là le versant grec de
Bloch - l'humain en ce sens pourrait faire l'objet d'un savoir, d'une compréhension,
bref il pourrait être objet de connaissance. Nous retrouvons, à propos de l'appréhension
blochienne de l'humain, la critique déjà rencontrée du savoir - la relation du Même
avec l'Autre telle que l'Autre se réduit au Même. Or précisément, l'humain peut-
il être thématisé, l'altérité irréductible qui se révèle dans la relation Je/Tu peut-elle
être ramenée à une simple différence qualitative à l'intérieur d'un genre commun?

484
On mesure .les effets de cette primauté accordée à l'immanence au monde: sont
manqués cet au-delà du monde qui se manifeste sans se manifester dans la rencontre,
une proximité différente de celle que produit une synthèse, une non-indifférence pour
l'autre homme, l'ouverture à la transcendance. Comme s'il y avait un conflit insur-
montable entre cette immanence au monde posée mmme ·ultime et l'évasion de
l'utopie - jeu du lieu et du non-lieu - vers l'extériorité.
Mais, d'autre part, l'humain est traité dans son irréductibilité aux choses du
monde. Ce n'est pas seulement comme partie du monde que peut être abordé J'homme
souffrant. On pourrait dire que pour Bloch, la misère dont pâtit l'humain, son
avilissement attestent l'inachèvement même de l'être. En ce sens, il y aurait défaillance,
plus déficit du discours ontologique classique et exigence d'un discours éthique qui
viendrait - non pas ruiner la primauté de l'ontologie - mais éveiller un discours
0111iologique nouveau, susciter les catégories d'une ontologie nouvelle, thématisant non
pas un monde tout fait, dont je serais déjà maître, un monde donné qui livré à mon
emprise serait sans secret - monde de l'immanence et en tant que tel présence.
Ontologie nouvelle qui s'orienterait vers un monde à venir et relie qu'elle requiert
le possible, la mise en œuvre de la catégorie de la possibilité dans toute sa complexité.
Quelques textes de Bloch pour illustrer ce versant de sa pensée:

« Cela seul est de la praxis qui tient compte de ce qui est possible à tel
ou tel moment, dans le champ de l'être-possible tout entier de l'histoire
et du monde l'I.on menés à terme 22. »

Avec Bloch, nous sommes et nous restons dans le cadre d'une dialectique des
besoins, identifiant le désir au besoin, réduisant le désir au manque du besoin et
concevant nécessairement le procès comme un processus dialectique à base de négativité
_ la négativité s'emparant de l'utopie, « négation utopique-dialectique» - et visant
la satisfaction, voire l'assouvissement sous la forme du « retour chez soi ». Dans la
catêgorie·du Novum à l'horizon, il y a, à la fois, subsistance d'un manque - le manque
d'une chose qui n'est pas encore trouvée {( et le dessin· des étapes successives dans
la quête ,de l'Un, du Bien, du RésolvéUilt •. Ce pas - entendons cette progression vers
l'Un, le Bien est un Pas encore 23 ».
A l'évidence, considérable est l'écart entre cette utopie dialectique et le désir
métaphysique qui tend vers l'absolument autre et qui en tant que tel ne nourrit ni
l'illusion du foyer, ni celle de la terre natale. «Le désir métaphysique n'aspire pas
au retour, car il est d'un pays où nous ne naquîmes point 24. » Ce rapprochement ou
cette comparaison peuvent surprendre, même paraître illégitimes. Mais courte serait
l'interprétation qui se contenterait de voir dans le désir métaphysique le modèle d'une
autre utopie, ou l'analogon du désir utopique. Si nous gardons en mémoire que
l'élément de l'utopie est la socialité - l'événement spirituel de la sortie de soi - alors
noUS découvrons que des liens plus qu'étroits relient l'utopie au désir métaphysique.
A suivre les analyses de Totalité et Infini, n'est-ce pas dans nos rapports avec les
hommes, là où se joue la relation sociale que se joue la métaphysique et c'est à ce
niveau que se produit {( la trouée qui mène à Dieu», en termes de Lévinas. « La
dimension du divin s'ouvre à partir du visage humain 25. »
Autant l'utopie blochienne de par son enracinement dans une dialectique des
besoins reste interne à l'essence - .enfermée même dans l'essence, puisque le moteur
de l'utopie ne viserait qu'à combler le manque du besoin dont pâtirait l'essence
inachevée - autant se maintient-elle sur un seul plan, cantonnée dans l'horizontalité,
orientée à l'immanence, en marche vers un monde qui même s'il est encore à venir
n'en reste pas moins un monde - autant l'utopie s'ouvrant à l'intrigue de l'humain
telle qu'elle est exposée par Lévinas, accède-t-eUe à la transcendance - relation qui

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n'abolit pas la distance, distance qui ne supprime pas la relation - au dénivellement
de la transcendance, au rapport avec ce qui ne saurait être absorbé, ce qui ne saurait
être compris. Profondeur bien plus qu'horizon.
Et pourtant Bloch ne va-til pas jusqu'à penser une sortie de l'être? « Le Pas en
tant que Pas-encore traverse l'Etre-devenu jusqu'à en sortir 2G.» Mais là encore, il
s'agit seulement de la sortie de l'être-devenu; c'est dire que l'utopie se situe en avant
de l'être-devenu et non au-delà de l'être. Signe, témoignage de l'inachèvement de
l'être tel que le constitue le devenir, non encore venu à terme, l'utopie reste indéfec-
tiblement interne à l'essence, La critique que Lévinas adresse à l'élan vital bergsonien
vaut pour l'utopie blochienne: « Le devenir n'est pas le contre-pied de l'être ...
l'accomplissement d'une destinée est le stigmate de l'être 27. » Expression de l'ina-
chèvement, aspiration à une re-totalisation, l'utopie blochienne fonctionne comme si
lui revenait la tâche de recueillir, dans les choses du monde, tous les éclats, toutes
les étincelles, promesses d'un achèvement à venir, mettant le cap sur une belle totalité
qui aurait enfin surmonté la scission. ({ Le Pas en tant que pas-encore en processus fait
donc de l'utopie l'état réel de l'inaccomplissement, de l'essence encore fragmentale
dans tous les objets 28. » Il s'agit pour l'utopie de nous guérir de la fragmentation de
l'être en travaillant à sa recomposition, mais non de nous affranchir de son prestige.
Nous sommes loin de la sortie de l'être, selon le mouvement décrit par Lévinas
dans De l'évasion: « ... dans l'évasion, nous n'aspirons qu'à sortir. C'est cette catégorie
de sortie, inassimilable à la rénovation ni à la création, qu'il s'agit de saisir dans
route sa pureté. Thème inimitable qui nous propose de sortir de l'être 29 ».
En ce point, on mesure combien le souci de Lévinas diffère de celui de Bloch.
C'est en invoquant l'inachèvement du monde que Bloch résout la contradiction
pointée par Lévinas entre les deux propositions - l'humain pensé dans des catégories
ontologiques et l'irréductibilité de l'humain aux choses du monde. L'opposition
homme/être - geste intellectuel extraordinaire auquel il convient de prêter une
importance considérable, juge Lévinas - n'est que provisoire chez Bloch. Comme si
la découverte de Bloch, aussitôt faite, subissait une réduction amoindrissante. Cette
irréductibilité de l'humain aux choses du monde, cette particularité de l'humain _
l'humain souffrant ne fait pas signe chez Bloch vers une pensée de l'humain au-delà
de l'être, à la sortie de l'être - témoignerait seulement de l'inachèvement de l'être.
C'est donc prétendre, en reprenant les catégories marxiennes comme le fait Bloch,
que dans un monde où il y aurait « naturalisation de l'homme» et « hum!lnisation
de la nature », l'irréductibilité de l'humain s'abolirait dans l'achèvement du monde.
Dans le « devenir-homme du monde» et dans le (( devenir-monde de l'homme» _
l'homme étant satisfait et l'être achevé, l'éthique viendrait se fondre, se dissoudre
dans l'ontologie. Mais du même coup, une ontologie qui par cette voie absorberait
le fait éthique ne redeviendrait-elle pas, malgré elle, philosophie de la puissance?
Une confrontation du prolétaire chez Bloch et du persécuté chez Lévinas, aménage
une autre voie d'accès à la différence entre ces deux pensées. Pour Bloch, le prolétaire,
être souffrant, est bien signe de l'inachèvement de l'être et requiert de nous la praxis
pour qu'advienne l'accomplissement de l'essence. Du côté de Lévinas, la rencontre
du prolétaire, et dans certains textes, du persécuté introduit à une tout autre aventure.
Tournons-nous vers un texte étonnant - quelques pages de (( Idéologie et Idéalisme»
dans De Dieu qui vient à l'idée - où se fait jour non plus une opposition provisoire
homme/être, mais une disjonction de l'humain et de l'être, articulée avec la disjonction
de l'éthique et de l'ontologie.
L'altérité du prolétaire, son dénuement, sa condition d'exploité qui serait « cette
dénudation absolue de l'autre comme autre, la dé-formation jusqu'au sans forme»
n'est le signe ni d'une incomplétude de la forme, ni d'un inachèvement de l'être.
Non plus appel à la praxis, mais déboîtement de l'être, ouverture au désintéressement.

486
En effet, il s'agit bien plutôt, dans cette rencontre de la révélation d'une excentricité,
du surgissement d'une dimension extraordinaire. Il y a dans l'apatridie du prolétaire,
dans la relation avec le prolétaire, I( relation avec autrui nu de toute essence », une
exposition, une déposition du soi comme si dans cette relation « s'entrouvrait /'fllI-
de/à de l'essence ou, dans un idéalisme, le dés-intéressement au sens fort du terme w ... Il,
Et l'on pourrait considérer, en ne s'éloignant pas du texte de Lévinas - tcxte sans
reprise de soufRe - qu'il y a là une mise en relation de la Révolution et de l'idée de
l'infini, comme si la Révolution, épreuve de l'infini en jeu dans le rapport social,
dans la relation d'altérité s'élançait au-delà de toute institution, mettant en branlc
une recherche de l'autre homme, sous le signe de l'altérité radicale. Ce qui sllscite,
sans aucun doute, la mesure de l'institution, de la justice et de la politique, mais ù
partir d'une non-indifférence originaire à l'autre homme qui travaille sans cesse b
politique, en révèle l'ineffaçable implicite et l'installe dans une tension insurmontable,
face à un plus inintégrable, un plus qui est un moins 3 1 •
Une double recherche - mais aussi une double rupture avec l'essence - s'instaure,
Celle d'une Révolution qui loin du modèle de l'accomplissement ou de l'achèvement
serait « révolution permanente», « rupture des cadres », « désordre », « effi\cemcnt des
qualités » et « telle la mort libérant l'homme de tout et du tout ». Ou encore: « Alitre
que la révolution ou plus révolutionnaire que toute révolution 32 . » Celle aussi d'une
proximité différente, loin de l'appartenance à une essence commune, convertissant
l'approche de l'autre homme de telle façon que se produise la trouée, la déchirure
du désintéressement au sens d'une suspension de l'essence.
Certes, Lévinas rejoint Bloch pour refuser· la réduction de l'utopie à l'idéologie
et pour pratiquer une disjonction entre les deux, différente de celle de K. Mannheim
qui se contentait de distinguer les deux phénomènes au seul niveau du contenu et
de l'orientation temporelle. Mais une nouvelle divergence se creuse aussitôt entre les
deux penseurs, d'accord pour saluer l'excédence de l'utopie sur l'idéologie, quant au
sens de cetre excédence. Bloch voit l'excédent de l'utopie se manifester dans son
mouvement, dans son tropisme vers l'Essentiel, l'essence de l'essence pourrait-on dire.
L'utopie, sous l'emprise du modèle du retour chez soi vise à rejoindre le par-dessus-
tout. pour Lévinas, l'excédent de l'utopie, hautement affirmée et qui la tient à l'abri
des particularismes de groupe, des canatus collectifs revêt une dimension paradoxale:
c'est, à l'inverse de Bloch, dans le dérèglement de l'essence, dans le relâchement de
l'essence que résident l'impartialité de l'utopie et sa gloire.
Cette rupture de l'immanence prend la figure paradoxale d'un inintégrable, d'un
non-contenable, d'un excédent qui est un moins - désintéressement qui est un plus
parce qu'il est un moins. « Transcender l'être sous les espèces du désintéressement .B! »
Lévinas mesure lucidement la différence de son propre geste: l'espérance de
Bloch est immanente, son utopie seulement provisoire. A l'opposé, Lévinas déclare:
(( Je cherche à penser une transcendance qui ne soit pas sur le mode de l'immanence,
qui ne retourne pas à l'immanence 34.» De là, une autre modalité de l'utopie -
rupture de l' es~ence ,- q~i la tien,t à l' écart ~es catégories ontolo?!ques, de ce mixte
indécidable qu est lutoplC blochlenne et qUl la tourne tout enuere vers la relation
éthique, vers la relation avec l'autre homme selon les paliers du désintéressement.
purifiée de la survivance qu'est le rapport à la dialectique propre à l'utopie de Bloch,
l'utopie peut devenir utopie éthique.
Quant à la pensée de l'utopie, quels sont les effets de cette divergence d'avec
Bloch?
La figure du prolétaire chez Bloch, comme chez Marx d'ailleurs, condensation
et concentration de la négativité s'auto-supprime (en effet, il faut accorder à Bloch
qu'il n'a jamais donné dans la tendance de la positivité prolétarienne), du même
coup supprime la société de classe et instaure la société sans classe sous la figure du

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communisme, «eOlgme résolue de l'histoire et qui se sait telle », ajoute Marx. On
peut présumer qu'une formation sociale qui se donne comme l'énigme résolue de
l'hisroire, qui prétend donc posséder la science de l'énigme comme la science de la
solution, qui de surcroît se pose comme l'achèvement de l'essence - la naturalisation
de l'homme, l'humanisation de la nature -l'entrée dans la Présence, ne peut s'affirmer
que comme triomphante, l'aliénation radicale se retournant en satisfaction totale.
Même si le communisme naît des cendres de la souffrance prolétarienne, cet attache-
ment indéfectible à l'immanence, sous forme du retour chez soi ne peut que mener
à un nouveau rapport savoir/pouvoir.
Or, chez lévinas, à l'inverse, la figure du prolétaire ou du persécuté « nu de
toute essence», « dénudation absolue », « dé-formation», suscite une ,autre intrigue,
orientée différemment. Dans l'appel que lance le persécuté, appel à la responsabilité
pour l'autre homme, voire commandement, dans l'épreuve à laquelle il expose -
mise en question du soi - résonne en arrière-fond une récusation de l'essence telle
que se trouvent congédiés du même coup les modèles de la satisfaction et dè
l'accomplissement. Ce n'est plus à un conatus essendi collectîf qu'appelle la rencontre
du prolétaire, mais à une suspension du conatus, à une suspension de la persévérance
dans l'être, plus à un virage - césure de l'histoire - comme si la leçon dèla. souffrance
prolétarienne dépréciait à tout jamais l'idée d'une ré-appropriation du monde, d'une
installation-au-monde, discréditait l'idée même de plénitude, l'idée «·d'une humanité
triomphante sur le point de naître», comme si, en termes de Marx, «l'être du
prolétaire » était non plus appel lancé à un recouvrement de l'essence; mais, inversion
de Marx et de Bloch, propédeutique, invite à une sortie de l'être· 35 •
Rupture répétée, donc, de la part de lévinas avec les pensées de la négativité
et le mouvement· qui les anime.' Le xx" siècle n'·a-t-il pas montré que la désaliénation
même tombait sous l'emprise d'une nouvelle aliénation?- De là la recherche d:un
passage au-delà de l'essence; au-delà de la valorisation de ridentité de l'essence} du
repos, de la possession, de là le surgissement d'une 'autre utopie, non plus· réponse,
mais, selon les termes de Lévinas « recherche}), « désir »; in-quiétude face à la
dialectique de l'émancipation moderne. Comme si dans cette épreuve de' la modernité
devait se révéler au sens fort du rerme la différence de l'humain énoncée dans Mourir
Pour: {{ Dépassement dans l'humain de l'effort animal de la vie, purement vie - de
l'humain qui ... se réveillerait en guise de responsabilité pour l'autre homme; ,de
l'humain ... où l'inquiétude pour la mort d'autrui passe avant le souci pour soi ...
Appel de la sainteté précédant le souci d'exister, le souci d'être-là et d'être-au-monde,
utopie, désintéressement 36. »
Dans la mesure où Bloch maintient l'utopie dans des catégories ontologiques,
il n'ouvre à celle-ci que deux voies:
- soit le chemin que nous venons de retracer, celui de l'aliénation dialectiquement
surmontée qui mène à la satisfaction et à l'achèvement de l'être. Mais comment
l'utopie qui se pose comme réalisation, actualisation, coïncidence de la volonté et de
l'entendement, présence, saisie, retour au foyer, appropriation, pourrait-elle échapper
à une dérive vers la domination d'un « moi avide et hégémonique », comme mainmise,
emprise sur un monde désormais sans secret, « un monde donné se présentant ainsi
à la saisie et à la manipulation 37 »?
- soit cet indécidable blochien entre l'utopie et l'éthique ne serait qu'un inachèvement
sans cesse reporté qui resterait toujours dans l'être mais condamné à une idéalité de
l'irréalisable, entre l'être et le non-être, bref le mauvais infini.
Aussi s'agit-il d'arracher l'utopie à l'ambiguïté de Bloch et de la penser dans
la dimension de la transcendance. Cette modalité de l'utopie comme excédence, sous
les espèces du désintéressement, articule l'utopie à l'idée de l'infini, la fait entrer dans
une transcendance qui ne retourne pas à l'immanence, qui ne vise pas à y revenir.

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Plutôt qu'inachèvement perpétuel, sans cesse reporté, l'utopie s'inscrit comme excen-
tricité et appartient en tant que telle à l'économie de l'humain, non-lieu d'où naît
une nouvelle clarté, déficience qui ne serait pas déficit, mais l'éclatement du plus
dans le moins. Comme l'idée de l'infini dont elle participe, l'utopie se tient à l'écart
de l'échec, du non-aboutissement provisoire, d'une visée intentionnelle qui tiendrait
encore à la finalité. En termes de Lévinas, l'utopie est affectée « de la déportation ou
la transcendance au-delà de toute fin et de toute finalité 3H». Ce qui ouvre une autre
voie pour retrouver le dégagement à l'égard de l'être, celle du « dés-inter-essement :
relation sans emprise sur l' être et sans asservissement au cona/us essendi contrairement
au savoir et à la perception 38 »),
Un double mouvement se fait jour: en même temps qu'est affirmée la déter-
mination de penser l'utopie dans la dimension de la transcendance, sous les espèces
du désintéressement, s'engage un retour à Bloch. Retour à Bloch en raison de la
liaison remarquable que ce dernier instaure entre l'utopie et la mort qui est accueillie
par Lévinas comme une nouvelle invite à une lecture emphatique.
Déjà, dans le texte relatif à la Révolution comme désordre, ou comme révollltion
permanente, une liaison était proposée entre la recherche révolutionnaire et la mort,
la révolution étant à l'égard de l'homme telle « la mort le libérant de tout et du
tout ». Dans cette proposition, ne se perçoit aucune griserie romantique, ni aucun
ensorcellement de la mort héroïque et virile. Il s'agit plutôt d'un effacement des
déterminations et d'un passage au-delà du système - le bris de la totalité dans le
sillage de Rosenzweig - le scandale de la mort dessinant en tant qu'inintégrable
l'ouverture à l'extériorité. Lévinas réemprunte cette voie, encouragé qu'il est par les
écrits de Bloch, ainsi le chapitre final de L'Esprit de l'Utopie, «Karl· Marx, la Mort
et l'Apocalypse» et maints passages du Principe EsPérance qui; relatifs aux utopies
médicales visent une victoire sur la mort.
Mais plutôt que de fidélité au texte de Bloch, il s'agit encore une fois, de rendre
hommage au geste étonnant de ce dernier, de mesurer tout ce qui s'engage dans cette
relation entre la pensée de l'utopie et la mort, d'apprécier quelle aventure de la
subjectivité est en jeu dans l'utopie au-delà de la conscience intentionnelle, comme
si l'utopie était le lieu non-lieu où quelque chose venait «désarçonner ce vouloir
intentionnel de la pensée 39 ».
Difficile utopie que celle de Bloch, car sa force tient à ce qu'elle ne se dérobe
pas au problème de la ~ort, à ce ~u'elle s:aff'ronte à c; qui la contredit radicalement,
la mort. «Il faut que reponse SOlt donnee au probleme de la mort. Sans quoi, la
position de ~loch resterait à l'état ~e quelqw~ homé.lie marxiste ». (p. 66). Pour cette
difficile utople, est-ce seulement la Jusnce SOCiale qUl est en questIOn? Promesse d'un
retour au foyer, d'un retour chez soi, l'utopie, même se déployant dans l'immanentisme
doit accepter de prendre en charge au-delà des violences, au-delà du fiasco humain
l'angoisse de la mort inévitable du moi. '
En ce point, Lévinas salue Bloch d'avoir opté pour une visée large de l'utopie
_ la justice, une société meilleure, une altérité sociale - et plus, une visée au-delà
même du social. Mais cette visée de l'utopie comme accord entre l'être et l'homme
s'étend-elle à la mort du moi? Cette mort inévitable du moi n'est elle pas un défi à
l'utopie, la mort comme discord ne ruine-t-elle pas l'utopie comme visée d'accord?
Ce coup porté à l'utopie est d'autant plus accablant que dans la perspective de
Lévinas, la mort, insaisissable, marque la fin de la virilité et de l'héroïsme du sujet.
La mort est retournement de l'activité du sujet en passivité. ({ Mourir, c'est revenir à
cet état d'irresponsabilité, c'est être la secousse enfantine du sanglot ... Ce qui est
important ~ l'approche de,ta mort, c'est qu'à. un certain moment nous ne pouvons
plus pouv01r; c est en cela Jus~ement .que le sUjet perd sa maîtrise même de sujet 40. »
Lévinas inverse la formule heldeggenenne : à la mort, possibilité de l'impossibilité _

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d'où héroïsme - il oppose la mort, impossibilité de la possibilité, la panne de la
maîtrise.
La question renaît donc: comment l'utopie, visée de l'accord entre l'être et
l'homme, visée de l'achèvement peut-elle dans sa conception extensive répondre au
défi de l'impossibilité de la possibilité? L'épreuve est d'autant plus ardue qu'en
l'occurrence la mort, nous l'avons observé, est pensée à l'écart de la virilité et de
l'héroïsme, alors que dans cetre dernière perspective il serait aisé de concevoir une
utopie triomphante allant de concert avec une mort héroïque.
Mais, à dire vrai, l'utopie chez Lévinas est-elle encore pensée comme accord
entre l'être et l'homme, comme recherche de cet accord?
Comment l'utopie peut-elle consoler de la mort, peut-elle vaincre la mort? Que
signifie consoler de la mort, vaincre la mort? S'agit-il vraiment d'apaiser l'angoisse
de la mort, ou bien s'agit-il de «passer ailleurs », d'effectuer un véritable changement
de terrain, hors d'atteinte de cette angoisse? C'est en ce point, dans une utopie « en
arrêt», en termes de W. Benjamin, que s'amorce dans la confrontation avec la mort
une nouvelle intrigue pour l'utopie qui, en un sens propre à Lévinas, va révéler
l'utopie à elle-même. Ne s'agit-il pas désormais pour l'utopie de s'orienter vers une
tout autre destination: non plus l'accord entre l'être et l'homme, sous le nom de
l'Essentiel, mais le surgissement de l'humain comme sortie, dégagement de l'être. Le
statut de l'utopie en est du même coup transformé; ce qui jusque-là était considéré
comme son défaut, sa faiblesse - «1' escapisme» - auquel on essayait de remédier
par quelques acrobaties dialectiques, devient sa force singulière, à savoir, l'évasion. A
ce niveau s'accuse au plus fort la divergence entre les deux penseurs: à la « distan-
ciation» provisoire de Bloch, promesse d'un retour chez soi, du règne de l'assouvis-
sement dans l'histoire, Lévinas substitue, grâce à l'utopie, une autre dimension, au-
delà du monde, qui vient doubler l'histoire ou plus exactement la trouer - ruptures
de l'histoire, événements utopiques qui sont autant de percées de l'humain.
Vaincre la mort ne signifie pas pour l'utopie produire une pensée de la vie
éternelle (le Père Enfantin), ni élaborer une théorie de la métempsychose, ou de la
migration des âmes sur la pluralité des planètes. Il ne s'agit pas pour l'utopie de
répondre au défi de la mort - arrêt de mes pouvoirs - par la recherche d'une maîtrise
ou d'un sur-pouvoir susceptible d'arrêter le dessaisissement du moi.
En effet, on peut vaincre la mort en tentant de lui opposer un sur-pouvoir, ou
bien - tout autre voie - on peut « vaincre» la mort en lui dérobant ce qui s'offre à
ses prises, en transformant le sujet de telle façon qu'il soit désormais moins vulnérable
à la mort inévitable du moi, ou qu'il en soit affecté autrement. L'utopie n'ouvrirait-
elle pas cette autre voie? Aussi convient-il de penser autrement l'accomplissement
utopique, de penser autrement le foyer (mais peut-on encore parler d'accomplissement,
de foyer?), aussi convient-il de mesurer, si cela est de l'ordre de la mesure, ce qui se
joue dans le drame de la subjectivité en proie à l'utopie.
C'est dans la rencontre de l'utopie et de la justice que se dessine une nouvelle
orientation. Si vaincre la mort ne se pense plus en termes de maîtrise, si l'utopie
entre en scène autrement, alors il se peut - hypothèse de Lévinas - « que la justice
et l'accomplissement de l'Être ne reçoivent un sens nouveau et ne montrent une
parenté très intime}) - il se peut «que la subjectivité du sujet, dans son rapport à
l'Être n'avoue une modalité insoupçonnée où la mort perd son dard» (op. cit., p. 67).
Bref, une nouvelle conception de la justice : non pas la justice pensée à partir
d'un logos universel, tirée de la connaissance et de la raison comme faculté de l'universel,
mais la justice, pensée dans la dimension éthique, comme valoir de l'autre homme,
comme prise en charge de l'altérité de l'autre homme. Quelque chose bouge, vacille
dans l'immanentisme de Bloch. L'achèvement de l'être est-il pensé comme avènement
du monde ou comme règne de la justice, la justice étant fondement ou fondation du

490
monde? Ce sens nouveau de la justice, la justice pensée dans des catégories éthiques
et non plus ontologiques, introduit à une nouvelle intrigue de la subjectivité du sujet
affecté d'utopie. lévinas commentant le geste remarquable de Bloch fait surgir un
retournement. Ce n'est plus à partir de la mort qu'il convient d'estimer les chances Ol(
la légitimité de l'utopie, mais et tel est le retournement - « c'est par rapport èt l'rwenir
de l'utopie que la mort doit être comprise» (op. cit., p. 70). Donc la mort cesserait
d'être l'obstacle majeur à l'utopie. Hypothèse audacieuse, peut-être bouleversante: il
se peut que l'angoisse de la mort ne soit pas première. Aussi même si Heidegger el
Bloch se rejoignent pour faire de l'avenir l'essentiel de la temporalité, lévinas les
oppose-t-il terme à terme: au néant de la mort et à l'angoisse répondraient le néant
de l'utopie - qui n'est pas celui de la mort - et l'espoir. Ne serait-ce pas le signe
qu'un double dispositif intervient dans le texte de Lévinas pour rendre compte de
cette lutte de l'utopie et de la mort. Ou bien le sujet, en proie à l'utopie, n'est plus
vulnérable à la mort inévitable du moi, grâce au désintéressement, à la sllspension
du conatus essendi - et tel serait l'effet de la néantisation de l'utopie - ou bien la
mort est subordonnée, mieux, subjuguée par l'espérance pour l'avenir, comme si
l'être-là comme « être-pour-l'utopie» l'emportait sur « l'être-pour-la-mort», comme
si dans cette tension vers l'avenir, l'utopie était l'autre nom du valoir de l'autre
homme, «la dédicace à un monde à venir». Recul de l'angoisse de la mort, de la
tension sur soi; n'est-ce pas plutôt à la praxis humaine, œuvrant pour un monde
meilleur, écartelée entre l'utopie, figure d'espérance et la mélancolie, figure d'échec,
qu'il convient de rapporter, en dernier ressort, l'angoisse de la mort?
Vaincre la mort, nous l'avons observé, ne se pense plus en termes de pouvoir.
Ou plutôt, quand la justice se manifestera comme valoir de l'autre homme, l'utopie
n'aura plus à vaincre la mort, car de par son existence même, elle lui aura déjà enlevé
son dard.
En effet, dans la relation de l'utopie à la praxis, se donne libre cours le mouvement
de l'utopie, la disposition qui dans ce mouvement introduit une distance par rapport
au soi, à la conservation de soi - se déploie la modalité nouvelle qui habite la
subjectivité utopique et sur laquelle l'angoisse de la mort ne peut plus exercer la
même prise. Entendons que le sujet, grâce à l'orientation utopique, se détache de la
conservation de soi, foyer auquel s'alimente sans cesse la peur de la mort. Mort
comprise, plus encore, mort subjuguée par l'avenir de l'utopie, « l'espoir de réaliser
ce qui n'est pas encore». C'est au sein de ce sujet agissant pour l'avenir que s'opère
la métanoia utopique - le décrochage par rapport à la conservation de soi et la
naissance de la responsabilité pour l'autre. l'utopie est le théâtre de ce décrochage
du moi, de cette dénucléation du moi; aussi le sujet travaillé par l'utopie n' offre-
t-il plus la même prise à la mort, voire, à la limite, pas de prise du tout, comme si
la mort ne rencontrait plus d'interlocuteur. Tel est le travail d'une métanoia utopique
qui rencontre l~ just~ce pensée com~e .v~l?ir de l'~utre homme: {( ... espo~r d'un suje~
agissant pour 1 a:emr, dont .la sUbJ~CtlVl~~ n~ ~evlent .do?c pas: ~n dermer ressort, a
la tension sur SOL - au SOuCi de SOL de 1 IpseIte - malS a la dedlCace à un monde à
venir, monde à achever, à l'utopie» (op. cit, p. 70).
On comprend quelle est la « stratégie» de Lévinas dans cette lecture emphatique
de Bloch et comment il parvient, par cette voie, à mettre en lumière une autre
modalité de l'utopie, le retournement de l'utopie ou plutôt l'utopie comme retour-
nement. ({ L'égoïsme du Moi est, si l'on peut s'exprimer ainsi, mis à l'envers, retOurné
comme un vêtement. »
Lévinas dans Le Temps et l'Autre donne un autre sens à vaincre la mort. « Vaincre
la mort n'est pas un problème de vie éternelle. Vaincre la mort, c'est entretenir avec
l'altérité de l'événement une relation qui doit être encore personnelle 41.» D'où,

491
interroge Lévinas, comment donner du sujet une définition qui réside en quelque
manière dans sa passivité?
L'utopie est rencontre de l'altérité de l'autre homme, dans la dissymétrie de la
rencontre - l'autre nu, dans le dénuement plus haut que moi - l'utopie est déjà à
l'épreuve de l'altérité, d'une extériorité radicale, est déjà subjectivité élue dans la
passivité plus passive que toute passivité, l'utopie est déjà dessaisissement. L'utopie
est donc bien cette autre victoire sur la mort, celle du désintéressement, celle par
laquelle l'humain, le dénivellement de l'humain, l'emporte sur le mouvement spontané
du vivant: « dépassement dans l'humain de l'effort animal de la vie, purement vie
- du conatus essendi de la vie et percée de l'humain à travers le vivant: de l'humain
dont la nouveauté ne se réduirait pas à un effort plus intense dans son • persévérer
à être"; de l'humain... qui s'éveillerait en guise de responsabilité pour l'autre
homme 42»,
Par la confrontation avec la mort, par l'idée d'une victoire sur la mort qui rompt
avec toute idée de maîtrise, de pouvoir, de projet, Lévinas met l'utopie en rapport
avec l'élément du mystère. L'utopie est déjà annonce d'un événement dont le sujet
n'est pas maître, un événement par rapport auquel le sujet n'est plus sujet. Modalité
insoupçonnée de la subjectivité du sujet, car l'utopie dans son existence même est
conversion de la superbe du moi, libération de la crampe du moi, du conatus essendi,
dénucléation et ouverture à une autre modalité de la subjectivité, subjectivité utopique-
extatique: non pas ravie par les idoles de l'avenir, mais hors de soi, rendue vers un
avenir pur, de par la relation à autrui, de par la relation avec le mystère de l'autre
- tous ces phénomènes que Lévinas désigne par l'expression « le néant de l'utopie ».
Le gain n'est pas mince: dans ce décrochage par rapport au soi, à la conservation
de soi, dans ce suspens de la persévération de soi, s'effectue, à vrai dire, l'abandon
du modèle de la plénitude, du même coup, la critique du modèle de l'accomplissement
et de tous les fantasmes de maîtrise, de domination qui s'y attachent, comme si
l'utopie devait apprendre à faire de la fragilité son séjour. Selon cette forme du
« nouvel esprit utopique», c'est par le geste qui associe utopie et désintéressement
que passe la transformation, la métamorphose des contenus utopiques. Ainsi située
dans l'élément de la fragilité, la nouvelle utopie a, pour caractère essentiel, de se tenir
à l'écart d'une pensée de la réconciliation ou de l'accomplissement comme si elle
redécouvrait dans cette traversée du « néant» la vertu salvatrice du non-lieu accueilli
non plus comme manque, ni comme déficit, mais comme condition d'ouverture à
l'altérité de J'autre. Bref l'utopie sous le signe d'Abraham et non plus sous celui
d'Ulysse, l'utopie pensée dans le registre de la séparation.
C'est à ce niveau qu'affleurent les contradictions de Bloch: comment encore
penser sous le régime du propre, de l'appropriation cet achèvement, alors que l'utopie
est dessaisissement, dépossession, suspens du cona/us? Lévinas secoue, encore une fois,
J'immanentisme de Bloch; ne convient-il pas de penser l'utopie dans la dimension
de la création? Le sujet étant d'abord défini par la passivité de l'élection, le sujet en
proie à J'utopie, avant d'être un être fini est appelé, ici, un élu.

Ne pourrait-on, en accompagnant le texte consacré à Paul Celan, « De l'Être à


l'Autre» (Noms propres, pp. 59-66) avec en contrepoint, L'Entretien dans la montagne,
Le Méridien, ramasser ces autres modalités de l'utopie? Penser l'utopie autrement :
l'utopie dans le champ de la rencontre, l'essence poétique de l'utopie si la poésie est
parole, salut à l'autre, l'utopie qui requiert pour être pensée la dissymétrie, la hauteur,
la transcendance, La novation de Lévinas n'a pas tant consisté à transformer les contenus
utopiques, à l'instar d'Adorno dans Minima Moralia, - le texte « Sur l'eau» -, qu'à
inventer le geste spéculatif permettant de le faire.

492
Sortie vers l'autre homme, est-ce une sortie? interroge lévinas. Et de cirer le
texte de Celan, Un pas hors de l'homme (et non plus un pas vers le pas encore être)
mais se portant dans une sphère dirigée vers l'humain, excentrique.
Entendons, pas de mouvement vers l'humain qui ne soit excentricité, démesure,
énorme, extra-ordinaire réponse, désintéressement. Mais ce pas hors de l'homme, cene
suspension de l'essence, cet arrêt du conattlS reconduit ici dans la sphère dirigée vers
l'humain. Encore l'excédence de l'utopie, du dénivellement tttopique sur les idéologies.
«La face visible de cette interruption ontologique - de cette éPoché - ne co'incide-
t-elle pas avec le mouvement, «pour une société meilleure» (De Dieu, pp. 25-26).
Et pour rendre compte de ce dénivellement utopique propre à l'économie de l'humain,
lévinas propose l'hypothèse: « Comme si l'humanité était un genre admettant à
l'intérieur de son espace logique - de son extension - une rupture absolue, comme
si en allant vers l'autre homme on transcendait l'numain vers l'utopie. »
L'utopie est désormais pensée, non plus comme le rêve d'une vacuité sans
orientation, ni comme le lot d'une maudite errance - le mauvais infini - mais comme
la clairière où l'homme se montre. Non pas la clairière de la paix, de l'apaisement
_ la clairière heideggerienne de l'Ouvert « qui laisse advenir l'être et la pensée dans
leur présence l'un à l'autre et l'un pour l'autre». L'utopie n'est pas tant clairière que
clarté où dans le registre de l'excédence l'homme se montre. A la lumière de
l'intelligible, à la lumière de l'ontologie s'oppose la clarté de l'utopie.
Si dans le champ de l'être, il faut la lumière pour voir la lumière, dans le
champ de l'humain, il faut la clarté de l'utopie pour que l'homme se montre cttl-
delà de la nuit dans laquelle il se débat - la nuit du il y a, la nuit du neutre. En
écho, la tentative philosophique d'Adorno de « considérer tOUteS choses telles qu'elles
se présenteraient, du point de vue de la rédemption») (Minima Moralia, p.230).
Paradoxe de l'utopie à ce niveau : la surprise de cette aventure, de cette sortie,
de cette évasion, de cette dédicace à l'autre dans le non-lieu, c'est le retour, non pas
tant vers la terre natale que vers la terre promise. Mais ce retour ne saurait surprendre
en raison de la circularité, mieux de la réversibilité du principe-espérance et du
principe-responsabilité; si l'orientation du mouvement vers l'autre homme est Utopie,
l'essence de l'utopie n'est-elle pas pen~ée pour l'autre homme? Aussi ce pas hors de
l'humain ne nous ramène pas vers l'Etre, mais cette excentricité nous ramène vers
l'autre homme. Ce retournement de l'utopie, cette dénucléation du sujet, ce retOur-
nement de l'égoïsme, cette déneutralisation nous reconduisent à son retour vers l'autre
homme, hors de tout enracinement, hors de toute domiciliation, signifiance sans
contexte, en dehors des limites de l'être et du non-être. Rupture absolue non pour
évoquer l'idéalité de l'irréalisable, mais pour faire signe vers l'autrement qu'être
l'autrement que le persévérer dans son être. '
Ce qui luit, dans la multiplicité de ces actes de résistance - mais il ne s'agit
pas seulement de résistance - et qui témoigne de l'effectivité de l'utopie ou de l'utopie
comme effectivité, c'est une autre dimension, plus encore la défection de toute
dimension, l'infini du Bien une modalité inouïe de l'autrement qu'être. Ce pas hors
de l'humain ne désigne-t-il pas dans l'économie de cette pensée, un des lieux du
divin?

Miguel Abensour

493
NOTES

1. E. Lévinas, De Dieu qui vient à l'idée, Paris, Vrin, 1982, p. 141.


2. On rencontre dans l'œuvre de Lévinas, un corpus de textes sur l'mopie ou y touchant. Retenons:
a. Un texte ouvertement critique, « Le lieu et l'utopie », in Difficile Liberté.
b. Trois textes de réflexion à propos des deux grandes pensées de l'utopie au xx' siècle:
- L'essai consacré à Ernst Bloch, (! Sur la mort dans la pensée de Ernst Bloch» in Utopie et Marxisme
selon E. Bloch, collection critique de la politique, Payot, 1976 et 2' édition in De Dieu qui vient à l'idée.
-la préface à Martin Buber, Utopie et Socialisme (1977).
- le texte consacré à Paul Celan, « De l'êrre à l'aurre>> dont la troisième section s'intitule « dans la
clarté de l'utopie» in Noms propres, pp. 59 à 66.
c. Des textes épats dans l'œuvre, véritables éclats ou « percées» utopiques. Mentionnons dans
Autrement qu'être à propos de la structure de l'un-pour-l'autre, p. 211; dans l'entretien «Questions et
réponses Il, in De Dieu qui vient à l'idée, pp. 131-132; enfin le final d'Autrement qu'être: (( Ce livre
interprète le Jltjet comme otage et la subjectivité du sujet comme substitution rompant avec l' mence de
l'être. » Or, penseur atypique, averti de ce qu'il encourt le reproche d'utopisme, Lévinas, en même temps
qu'il affronte ce reproche, en désigne aussitôt la source suspecte: l'opinion. Cette opinion moderne est
aveugle aussi bien à la texture de la pensée qu'à J'ambiguïté même de la modernité. « La thèse s'expose
au reproche d'utopisme dans une opinion où l'homme moderne se prend pour un être d'entre les êtres,
alors que la modernité éclate comme une impossibilité de demeurer chez soi. » Contrairement au réalisme
à courte vue de l'opinion, Lévinas pose qu'aucun topos humain ne peur se constituer effectivement sans
un rapport à un non-lieu, comme si l'effectivité humaine de par son rapport au temps, à l'extériorité, à
l'altérité de l'autre ne pouvait se refermer sur elle-même, mais contenait une irrésistible différence de
plans, une déclinaison insurmontable. De là, une nouvelle pensée du rapport de l'utopie à l'effectivité:
l'effectivité humaine, si elle se manifeste dans un lieu et dans un temps, n'est pas pour autant installation,
séjour, ni coïncidence de soi à soi, mais écart, débordement, rapport au non-lieu. De là, la relation
ineffaçable entre l'institution d'un lieu et le non-lieu de l'utopie: !( A l'utopisme comme reproche - si
l'utopisme est reproche, si aucune pensée échappe à l'utopisme - ce livre échappe en rappelant que ce
qui eut humainement lieu n'a jamais pu rester enfermé dans son lieu )) (op. cit., p. 232). Encore Lévinas
se garde-t-il bien d'invoquer la garantie d'un événement qui viendrait confirmer l'insertion du non-lieu
dans l'histoire. L'effectivité de l'utopie est ailleurs que dans la confirmation de l'événement aussi
exceptionnel soit-il. L'utopie, le surgissement du non-lieu, la mise en rapport avec l'liIopos est l'événement
même. 'Entendons que dans la manifestation de la vil utopica se fait jour ce surplus, cet excès qui fait
que ]' événement est événement, que dans la continuité-totalité de l'histoire, il y ait la déchirure, la
rupture de l'événement, aussi « humble» soit-il. « Il n'y a aucune nécessité de se référer pour cela à un
événement où le non-lieu, se faisant lieu, serait exceptionnellement entré dans les espaces de l'histoire.
Le monde moderne, c'est avant tout un ordre - ou un désordre - où les élites ne peuvent plus laisser
les peuples à leurs coutumes, à leurs malheurs et à leurs illusions, ni mêm,c à leuts systèmes rédempteurs
qui, abandonnés à leur logique propre, s'invertissent implacablement. Elites que l'on appelle parfois
" les intellectuels ),. Peuples dont on trouve les agglomérations ou les dispersions dans les déserts sans
manne de cette terre. Mais peuples où chaque individu est virtuellement un élu, appelé à sortir, à son
tour - ou sans attendre son tour - du concept du Moi, de son extension dans le peuple, à répondre de
responsabilité: « moi, c'est-à-dire me voici pour les autres, à perdre radicalement sa place - ou son abri
dans l'être, à entrer dans l'ubiquité qui est aussi une utopie» (op, cit" p. 233).
Comment ne pas mentionner également le rapport que pose Lévinas, dans un entretien entre
éthique, utopie et sortie de l'être: (! ... utopique. Mais ce terme ne m'effraie pas ». Je pense, en effet,
que l'humain proprement dit ne fait que se réveiller dans (! l'homme tel qu'il est ». Réveil incertain
inquiétude d'avoir occupé la place d'un autre. Cetre mise en question de ma place, de mon lieu, dan~
l'être, n'est-ce pas utopie? Utopie et éthique! Renversement de l'être se plaisant dans ~a bonne conscience
d'exister, subv~rsion que j'appelle « autrement qu'être )', in S. Malka, Lire Uvinas, Ed. du Cerf, 1989
pp. 109-110. Egalement dans la préface à l'édition allemande de Totalité et lnfini: « Gratuité de I~
transcendance-à-l'autre interrompant l'être toujours préoccupé de cet être même et de sa persévérance
danS l'être ... Socialité utopique qui commande cependant toute l'humanité en nous et où les Grecs
aperçurent l'éthique. » Livre de poche, Paris, 1990, p. III. De cet ensemble de textes, sourd la question
plus générale: quelle est la place de l'utopie dans cette eschatologie messianique? quel rapport l'utopie
entretient-elle avec la catégorie lévinassienne d'évasion?
3. Sur ce point, tant le souci de Buber que celui de Lévinas rejoignent la détermination de P. Leroux
de circonscrire le champ propre à l'utopie, à savoir, la vie du moi et du nous ou l'humanité au sens

494
du lien humain. Cf. notre article, Pierre Leroux, De l'humanité, Dictionnaire des œ'lI'res poliliquc.r,
2' édition, P.U.F., 1989, pp. 551-566.
4. In « L'ontologie est-elle fondamentale?» Revue de métaphysique el de morale, janvier-février 1951.
p. 201.
5. « Socialité qui, par opposition à tour savoir et à toure immanence, est relation avec l'aulre
comme tel et non pas avec I·autre. pure partie du monde)), in Transcendance el Intelligihilité. Labor ct
Fides, 1984, p. 27. , ,
6. E. lévinas, Autrement que savoir, Ed. Osiris, 1988, p. 90. Egalement De Diell qlli l,iet1/ à l'idée :
« la socialité ... la relation immédiate à l'autre. Relation différente de tous les liens qui s· établissent à
l'intérieur d'un monde où la pensée comme savoir pense à sa mesure, où perception et conception
saisissent et s'approprient le donné et s'en satisfont» (p. 223).
7. L'ontologie eSI-elle fondamentale? op. cit., p. 199,
8. Nombreux sont, chez lévinas, les textes critiques du savoir; retenons pour mémoire dans En
découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 1967: La Philosophie et /'Idée d'infini, pp. 165-
178; La Trace de l'autre, pp. 187-202. Et Transcendance et intelligihilité, op. cil., pp. 11-29.
9. De Dieu qlli vient d l'idée, op. cit., p. 225.
10. Noms propres, Fata Morgana, 1976, pp. 29-55.
Il. « On peut se demander si vêtir ceux qui sont nus et nourrir ceux qui Ont faim n'est pas le
vrai et concret accès à J'altérité d'aurrui - plus authentique que l'éther de l'amitié», in Nom.r Jll'opre.r,
op. cit., p. 48.
12. Noms propres, op. rit., p. 47.
13. «Dans le dialogue, à la fois se creuse une distance absolue entre le Je et le Tu, séparés
absolument par le secret inexprimable de leur intimité ... et d'autre part, c'est là aussi que se déploie la
relation extraordinaire et immédiate du dia-Iogue qui transcende cette diStance sans la supprimer, sans
la récupérer», in De Dieu qui vient à l'idée, p. 221, p. 223 pour la citation précédente.
14. «Celle-ci (la transcendance) désigne une relation avec une réalité infiniment distante de la
mienne, sans que cetre distance détruise pour autant cette relation et sans que cette relation détruise
cette distance, comme cela se produirait pour les relations intérieures au Même ... » in Totalité el ["fini,
op. cit., p. 12.
15. Cette partie sur la réfutation de Hobbes suit de très près les pages 172 et 173 de Totalité el
Infini.
16. Totalité et Infini, p. 172.
17. Totalité et Infini, p. 173.
18. Difficile Liberté, 2' édition, 1963, p. 23.
19. E. lévinas et F. Armengaud, Entretien In Revue de métaphysique el de morale, n° 3. 1985,
p. 300.
20. « Sur 1a mort d ans al ' d e Ernst BI och », In
pensee . De D'leu qUI.vIent
. a'1 '/'dée, op. cil.,
. pp. 62
à 76. Quand nous suivons de près ce texte dans sa deuxième édition, nous indiquons les références des
pages dans le fil de notre analyse. De Dieu qui ... , p. 154.
21. Totalité et Infini, p. 20.
22. E. Bloch, Le Principe espérance, Paris, Gallimard, 1976, T.I. p. 298.
23. E. Bloch, Le Principe espérance, op. cit., p. 371.
24. Totalité et Infini, p. 3.
25. Totalité et Infini, pp. 50 et 51.
26. E. Bloch, Le Principe esPérance, op. cit., p. 371.
27. E. lévinas, De l'évasion, Fara Morgana, 1982, p. 72.
28. E. Bloch, Le Principe esPérance, op. cit., p. 371.
29. E. lévinas, De l'évasion, op. cit., p. 73.
30. E. Lévinas, De Dieu qui ... , op. cit., p. 27.
3l. Totalité et Infini, p. 223.
32. E. Lévinas, « Le Surlendemain des dialectiques», in Cahiers de la nuit surveillée, 1984, p. 324.
33. De Dieu qui ... , op, cit., p. 28.
34. «Questions et Réponses », in De Dieu qui ... , op. cit., p. 154.
35. De Dieu qui.", op. cit., p. 26.
36. E. Lévinas, « Mourir pour ... », in Heidegger. Questions ouvertes. Cahiers du Collège international
de philosophie, .1988, p. 263. . . .. • .
37. E. LévInas, Transcendance et Intelltgtbtltte, Labor et Fides, Genève, 1984, pp. 15-16.
38. Transcendance et Intelligibilité, op. cit., p. 24.
39. Transcendance et Intelligibilité, op. cil., p. 17.
40. E. lévinas, Le Temps et l'Autre, P.U.F., 1983, p. 60 et p. 62.
41. E. lévinas, Le Temps et l'Autre, op. cit., p. 73.
42. E. lévinas, II Mourir pour ... », in Heidegger. Questions ouvertes, op. cil., p. 263.

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