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JACQUES MARITAIN, LE PHILOSOPHE DANS LA CITE

Louis Chamming's

ALA
RECHERCHE DE
LA SAGESSE
1 p 1uisqu'on me demande un témoignage sur la manière dont
je suis venu à la pensée de Jacques Maritain, il faut que je
raconte un peu ma vie. En effet, les questions auxquelles
Maritain me paraissait apporter des réponses décisives n'étaient pas
des problèmes d'école aseptisés, mais des questions vitales, à la
solution desquelles mon existence était suspendue. C'est en cela
d'abord que je me reconnais une filiation spirituelle par rapport à
Jacques et Raïssa Maritain, chez qui même les conceptions les plus
spéculatives et les plus abstraites sont toujours le fruit d'une
élaboration vitale, existentiellement vécues avant d'être intellectuel-
lement formulées, comme en témoigne le récit donné par Raïssa
dans les Grandes Amitiés. Je n'ai pas rencontré physiquement
Jacques Maritain, je crois pourtant qu'à travers son œuvre on peut
réellement et profondément rencontrer et aimer sa personne autant
que sa pensée.

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REVUE DES DEUX MONDES DECEMBRE 1993
JACQUES MARITAIN, LE PHILOSOPHE DANS LA CITE
A la
recherche de
la sagesse

' année scolaire 1965-1966 a sans doute été l'année la


L plus décisive de ma vie. L'année précédente, j'avais
préparé le concours de l'Ecole navale, pensionnaire à Saint-Brieuc,
et j'avais échoué de peu: grâce à mon admissibilité, j'ai été pris au
lycée Saint-Louis, à Paris, dans une classe de math spé. qui préparait
aussi le concours de Navale. Ainsi, à la rentrée de septembre 1965,
j'avaisvingt ans, et j'étais un cube bien décidé à être reçu au concours
cette année, un flottard voulant plus que jamais être officier de
marine...
Les choses se passèrent autrement. Catholique convaincu, je
participais aux activités de l'aumônerie, et notamment aux réunions
d'une équipe d'action catholique de la Iec (Ieunesse étudiante
catholique) où l'on pratiquait la méditation d'Evangile et la révision
de vie: je commençais à réfléchir à mes choix et à leurs motivations,
à la lumière de l'Evangile. Par ailleurs, les flottards, ceux qui
préparaient Navale, n'étaient qu'une minorité au sein d'une classe
de math spé. orientée vers les écoles d'ingénieurs, d'où un état
d'esprit assez différent d'une Flotte traditionnelle. C'est ainsi que
certains de mes condisciples me convainquirent de l'intérêt du
syndicalisme étudiant, et je m'inscrivis à l'Unef. Enfin, le lycée
Saint-Louis était assez ouvert, au propre et au figuré, il y régnait un
état d'esprit assez libéral, et on pouvait facilement en sortir : j'étais
pensionnaire, mais il n'y avait pas de contrôle très strict, il n'y avait
pas de problème pour franchir la porte et aller respirer l'air du
quartier Latin (Saint-Louis est sur le boulevard Saint-Michel, en face
de la Sorbonne...). Je m'éveillais ainsi à un état d'esprit nouveau,
à toutes sortes de préoccupations sociales, culturelles, intellec-
tuelles ; je découvrais que jusqu'alors je n'avais guère réfléchi, en
dehors du cadre plutôt étroit des matières scolaires.
Le résultat de ces influences nouvelles et diverses ne se fit
guère attendre : je m'aperçus que l'amour de la mer et le jeu des
circonstances ne suffisaient pas forcément à fonder une vocation
d'officier de marine, je ne voulais pas être militaire, je ne voulais
plus faire Navale... je savais ce dont je ne voulais pas, mais je ne
savais pas pour autant ce que je voulais! A vrai dire, j'allais mettre
très longtemps à le découvrir: j'étais désorienté, je me retrouvais
dans le désert, et il ne me faudrait pas moins de sept années pour
le traverser. Au commencement de l'année 1966, au début du

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deuxième trimestre scolaire, une crise profonde et durable était donc


ouverte. C'est dans ce contexte que deux événements capitaux pour
moi se produisirent.
L'un de ces événements fut l'organisation au lycée d'un débat
entre élèves et professeurs, sur le thème, un peu vague, des enjeux
du monde contemporain. C'était une idée de notre petite équipe
jec : les responsables parisiens de la jec-prépa, très sensibles à la
fonction élitiste des classes préparatoires aux Grandes Ecoles,
insistaient beaucoup sur la nécessité de réfléchir à nos futures
responsabilités dans la société, et ce débat nous semblait une bonne
manière d'inciter les élèves, catholiques ou non, à cette réflexion.
Du fait de mes hésitations, j'avais pris plus de recul que mes
camarades vis-à-vis du travail strictement scolaire, qui les polarisait
entièrement vers les concours, et j'assumai seul la préparation du
contenu du débat et son animation. Pour cela, j'eus l'idée d'utiliser,
sans trop le dire, l'analyse du monde contemporain proposée dans
« Gaudium et spes )) C« l'Eglise dans le monde de ce temps »), un
des documents du concile de Vatican II, qui venait d'être publié!
La rencontre fut un succès, les participants n'y virent que du feu...,
mais pour moi le résultat le plus important fut la lecture même
de « Gaudium et spes )), grâce à laquelle je pris conscience de la
crise profonde dans laquelle le monde contemporain était entré. Ce
qui était le plus frappant, c'est que la condition principale énoncée
pour résoudre cette crise de la civilisation, c'était la sagesse; et il
y avait un appel pressant pour que des hommes se consacrent à
sa recherche. Je me suis senti profondément concerné par cet appel,
et depuis cette époque le motif de la sagesse constitue le thème
central de mes recherches et de ma réflexion.
L'autre événement fut que je tombai amoureux. C'était la seule
fille du petit groupe de l'aumônerie - à l'époque les filles étaient
très peu nombreuses dans les prépas scientifiques. Elle ne répondit
pas à ma flamme, mais elle m'offrit son amitié... dont elle voulut
me donner un gage en m'offrant le livre de Raïssa Maritain, les
Grandes Amitiés Cà cause du titre seulement, je crois bien qu'elle
ne l'avait pas lu).
Ce livre retrace le cheminement intellectuel et spirituel des
Maritain : leur recherche éperdue de la vérité dans un monde
d'intelligences desséchées par le scientisme et le positivisme, la

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première lumière de salut intellectuel apportée par la philosophie


bergsonienne, la rencontre de Léon Bloy et leur conversion à la foi
catholique, la découverte de saint Thomas d'Aquin provoquant la
confirmation et l'orientation définitives de leur vocation philosophi-
que. On découvre aussi le rayonnement de leur foyer de Meudon,
la diversité et la profondeur de leurs amitiés, le développement du
mouvement thomiste et de l'œuvre philosophique de Jacques
Maritain... jusqu'à l'approche de la Seconde Guerre mondiale,
causant la fin de la période de Meudon.
Je lus donc avec intérêt les Grandes Amitiés, en me disant
plus ou moins confusément: « Voilà ce qu'il faudrait refaire... » Mais
j'en restais là. Je lus ce livre comme le témoignage exaltant d'une
entreprise passée, sans rapport immédiat avec les questions
contemporaines les plus urgentes. L'influence en resta virtuelle, sans
doute par manque de maturité.
D'ailleurs, à cette époque, j'étais complètement épuisé, le
surmenage scolaire s'ajoutant à tous les bouleversements psycho-
logiques que j'ai évoqués. Pour garder un minimum d'équilibre et
d'énergie, je me mis à faire du yoga, tout seul, avec l'aide d'un petit
livre écrit par un moine bénédictin, Jean Déchanet, intitulé la Voie
du silence. Je découvris avec enthousiasme un nouveau monde
intérieur à explorer, et me mis à chercher du côté des sagesses
orientales - yoga, hindouisme, bouddhisme tibétain, zen - des
possibilités de réponse aux aspirations de notre temps à la sagesse.
J'étais encore loin du thomisme! Et pourtant, le yoga aussi finirait
par me conduire à Maritain...
Entre-temps, le problème de mon avenir immédiat devenait
sérieusement préoccupant : que voulais-je faire au juste? Comme
c'est l'usage, je m'étais inscrit à plusieurs concours : Navale, le
concours commun des ENSI, qui correspondait le mieux au niveau
de la classe où j'étais, et Polytechnique, à tout hasard... Je fus
admissible aux trois, mais je n'allai pas à l'oral de Navale; quant
à Polytechnique, je ne franchis pas l'obstacle du petit oral. Je fus
reçu à l'ENSI de Nancy, mais je ne voulais pas être ingénieur, et
surtout, je ne voulais pas quitter Paris! L'amie chère s'étant inscrite
en maîtrise de mathématiques à la faculté de Jussieu, j'en fis autant :
pour être avec elle, par goût des mathématiques, et aussi pour me
donner le temps de voir...

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u début de l'année scolaire suivante (1966-1967), je me


A retrouvai donc sur les bancs de la faculté des sciences,
en première année de maîtrise de mathématiques, avec un groupe
assez restreint d'étudiants sélectionnés par Laurent Schwartz, notre
professeur principal. Laurent Schwartz, médaille Fields (le prix Nobel
des mathématiques) pour la création de la théorie des « distribu-
tions », était aussi professeur à l'Ecole polytechnique cette année-là,
et il faisait le même cours d'analyse à l'X et à Jussieu : son
enseignement était éblouissant, il nous faisait découvrir la beauté
des mathématiques, il nous faisait magiquement participer à des joies
pures de l'intelligence, en nous transportant - par quel charme?-
bien au-dessus de nos capacités usuelles. D'ailleurs, la chute était
parfois dure; que restait-il après l'éblouissement... ? Peu, trop peu,
pour celui dont le travail personnel était insuffisant, je l'appris à mes
dépens! En tout cas, je devins complètement amoureux de la
mathématique, et il me fallut longtemps pour parvenir à un véritable
détachement, pour entretenir une relation dépassionnée avec cette
sirène de la pensée pure. A ce moment-là, je commençai à chercher
la nature des mathématiques, à étudier la logique mathématique,
à aborder la philosophie des sciences en lisant le Discours de la
méthode, de Descartes, la Philosophie du non, de Bachelard. Puis,
plus tard, Logique et Connaissance scientifique, édité par Jean
Piaget, les Idéalités mathématiques, de Jean Toussaint Desanti.
Cette année-là, je faisais partie de l'équipe fédérale parisienne
de la jeo-prépa, qui regroupait d'anciens jécistes de prépa des lycées
parisiens, ayant intégré une grande école, ou passés en faculté,
censés être plus disponibles que les besogneux élèves des classes
préparatoires pour encadrer les équipes d'action catholique. Nous
étions une douzaine. Sous l'influence de l'aumônier et du responsa-
ble, il régnait dans l'équipe un climat assez progressiste, proche de
la revue Esprit. L'engagement dans le syndicalisme étudiant était bien
vu. Karl Rahner était le théologien de référence, on aimait citer
Bultmann ou Bonhoeffer. On parlait volontiers de sociologie,
d'Althusser et du structuralisme... 68 était déjà en gestation. Je bus
ces influences: l'équipe formait un concentré d'étudiants brillants,
normaliens, HEC, Agro... nous étions l'élite, c'était enivrant. Je
découvrais aussi l'attrait de la culture littéraire, la séduction des
sciences humaines, des champs nouveaux de savoir et de culture

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que j'aurais bien voulu embrasser. Le résultat, c'est que je savais de


moins en moins où j'en étais; je voulais tout savoir et tout explorer,
mais pour aller où? pour faire quoi? De plus, dans cet état de
surchauffe intellectuelle, mes énergies affectives restaient inem-
ployées, disponibles, et ne devaient pas tarder à se manifester de
façon abrupte et désordonnée. Bref, la crise empirait.

endant les vacances de l'été 1967, une amie me prêta le


P Carnet de notes de Jacques Maritain, dont je ne lus que
le chapitre « Amour et amitié », Ce texte contient toute une
philosophie de l'amour, une analyse de ses dimensions essentielles,
une mise en place, à mes yeux indépassable, de ses registres
fondamentaux : amour humain, amour de Dieu; et l'étude
incomparablement ferme et subtile des rapports mutuels qu'ils
entretiennent dans le cœur humain. Peut-on essayer de le résumer ?..
« Aimer, c'est vouloir du bien à l'aimé. » Il faut alors distinguer deux
sortes d'amour, selon qu'il est pour le bien du sujet lui-même, c'est
« l'amour de convoitise )); ou selon que l'amour est pour le bien
de l'autre, c'est « l'amour d'amitié ». Cela posé, Maritain distingue
trois niveaux, ou trois degrés dans l'amour humain: d'abord,
1'« amour-passion )). Comme le dit joliment Maritain, c'est l'amour
dont les initiales sont entrelacées sur tous les arbres du monde. C'est
celui qui occupe le plus l'esprit des hommes, comme en témoignent
la littérature, le théâtre, le cinéma. Dans cette sorte d'amour, l'amour
de convoitise occupe une grande place, voire toute la place, en ce
sens que l'autre est le bien que je me veux: l'aimé, c'est moi-même;
et ici, l'imagination joue un grand rôle, en déguisant l'amour égoïste
de soi-même en amour désintéressé pour l'autre. Ledeuxième degré,
c'est le « bel-amour )). A ce niveau, l'amour d'amitié règne, l'autre
est véritablement aimé pour lui-même, j'aime l'autre en lui donnant
tout ce que j'ai, jusqu'à ma propre vie. Je me donne à l'autre, mais
sans me perdre moi-même. Et il y a encore un troisième degré, que
Maritain nomme 1'« amour-fou )). Attention, il ne s'agit pas ici de
l'amour-passion porté au paroxysme, «je t'aime à la folie! »; il s'agit
d'une qualité d'amour d'amitié où le don de soi est porté à un degré
si absolu que le moi (Maritain dit le soi, pour le distinguer de l'ego
psychologique) se perd dans l'union formée avec l'autre, l'aimant

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se donnant lui-même au point de s'aliéner dans l'autre, qui devient


son tout.
Ces distinctions sont difficiles à saisir sans déformation, les
choses de l'amour étant par nature difficiles à conceptualiser,
d'autant que les situations concrètement vécues ne sont presque
jamais des cas purs. Pourtant, elles deviennent absolument capitales
lorsqu'il s'agit d'articuler l'amour de Dieu et l'amour humain. Maritain
distingue en effet deux degrés, deux qualités typiques dans l'amour
de Dieu, dans l'amour de charité pour Dieu: l'amitié, qui correspond
au bel-amour, où l'âme se donne à Dieu sans se perdre elle-même
en Lui, sans aller jusqu'à l'aliénation de soi en Dieu; et l'amour-fou,
où l'âme s'unit à Dieu en s'aliénant d'elle-même, où l'âme cesse
d'être un soi autonome pour faire de Dieu son Tout. A ce stade,
l'âme est entrée dans l'union d'amour mystique. Or, voici l'affirma-
tion de Maritain: l'amour-fou pour Dieu et l'amour-fou humain sont
incompatibles, ils ne peuvent se développer simultanément dans la
même âme sans conflit grave. L'amour-fou humain et l'amour
d'amitié pour Dieu jusqu'à la sainteté même sont compatibles;
l'amour-fou pour Dieu et le bel-amour sont également compatibles.
Mais, en raison de l'aliénation du moi dans l'union d'amour à l'autre,
de la perte de soi radicale que l'amour-fou implique par définition,
deux amours-fous distincts ne peuvent coexister durablement, à
l'état habituel, dans la même personne. Je ne peux faire de deux
personnes distinctes mon tout.
Ces thèses ne sont pas byzantines, elles sont même capitales
pour quiconque veut expérimenter l'amour jusqu'à l'absolu, fût-ce
en espérance. Pour s'en convaincre, il n'est que de constater la
vivacité des réactions, généralement négatives, qu'elles soulèvent:
l'Occident moderne a trop le culte de l'amour humain (la plupart
du temps identifié à l'amour-passion, voire au pur érotisme) pour
accepter sans combat la perspective de tels choix, c'est-à-dire de
tels renoncements!
Pour moi, en tout cas, j'adhérais sans réserve à ces vues de
Maritain, sans d'ailleurs en saisir immédiatement toutes les nuances.
Elles furent la lumière qui éclaira la quête spirituelle et affective qui
enveloppait et dramatisait mes recherches intellectuelles, en ces
années angoissées. Les autres influences, c'était, d'une part, Thérèse

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d'Avila, Jean de la Croix, Thérèse de Lisieux, Charles de Foucauld


et, d'autre part, le bouddhisme et le yoga tibétains!

A la rentrée suivante, en octobre 1967, j'étais toujours à


Jussieu, en deuxième année de maîtrise de mathémati-
ques. Je m'étais inscrit à l'Unef, puis au PSu. J'avais également
accepté de faire partie de l'équipe nationale de la jec-prêpa, mais
je ne m'y étais pas senti à l'aise, et à la fin du premier trimestre,
je donnai ma démission. Pourtant, j'avais eu le temps, au cours de
ce bref passage, de récupérer une enquête nationale sur les prépas,
effectuée l'année précédente par la Iec, et dont personne ne savait
que faire; ayant lu les Héritiers, l'étude sociologique des comporte-
ments des étudiants face aux examens effectuée par Pierre Bourdieu
et son équipe, j'allai les voir, au Centre de sociologie européenne
(CSE), situé à l'époque rue de Tournon, avec mon enquête sous le
bras, espérant trouver de l'aide pour l'exploiter... C'était naïf! Ils ne
pouvaient ni ne voulaient effectuer l'exploitation d'une enquête dont
ils n'avaient pas déterminé la méthodologie; mais, passionné à
l'époque par la sociologie, je restais en contact avec eux, me liant
d'amitié avec certains. Or, au CSE, l'ambiance était fortement
marxiste. Dans la même période, avec quelques anciens de l'équipe
parisienne de la Iec, nous avions formé un groupe de travail pour
étudier le Capital de Karl Marx. Ainsi, tout en restant spirituellement
chrétien (quoique aux prises avec une interrogation grandissante
sur l'existence même de Dieu), je subissais de plus en plus l'influence
intellectuelle du marxisme. Je la subissais d'autant plus volontiers
qu'après avoir tenté quelques incursions du côté de Kant et de Hegel
j'aboutissais à un refus total, quasiment viscéral, de toute forme
d'idéalisme, transcendantal ou absolu: si c'est ça la philosophie, me
disais-je, je ne serai jamais philosophe... (Et en effet, je pense encore
aujourd'hui, avec Maritain, que le propre de la pensée idéaliste étant
de mettre entre parenthèses le sens du réel connaturel à l'intelligence
dans son exercice spontané, le nom de philosophie - Maritain
propose (( idéosophie )) - ne lui convient pas. Quelle sagesse peut
bien comporter une pensée délibérément coupée du réel, par
méthode, dès le départ? A l'époque, je ne voyais pas d'autre
alternative à l'idéalisme que le marxisme : (( Etre réaliste, c'est être

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matérialiste. )) Je pense que ce sophisme a égaré beaucoup de gens,


notamment parmi les intellectuels.)

ur ces entrefaites, Mai 68 éclata. Avec quelques camarades


S de l'Unef et du PSU, nous avions beaucoup milité, très
minoritaires et presque marginaux par rapport aux autres étudiants
de la faculté des sciences, fort peu politisés : Jussieu n'était pas
Nanterre! Mais lorsque les événements survinrent, nous étions prêts:
pratiquement du jour au lendemain, nous prîmes le pouvoir àJussieu
et la direction du comité de grève. On peut dire, sans exagération,
que nous avons régné sur cette faculté pendant deux mois... Oui,
mais pour quoi faire, en dehors d'une agitation permanente? Nous
avions pris la parole pour contester le système, mais qu'avions-nous
d'autre à proposer? Nous faisions la révolution, mais pour aller où?
Nous passions des nuits entières à discuter fiévreusement, constam-
ment amenés à buter sur les questions de fond : mais le fond était
vide; il n'y avait pas de perspectives, nous n'avions rien à proposer.
Nous aurions généreusement voulu refaire le monde, mais nous ne
savions par où commencer. Nous voulions agir pour le bonheur des
hommes, mais nous ne savions même pas s'il y avait quelque chose
d'assez universel pour constituer un bien commun, désirable pour
tous, proposable à tous, réalisable par tous. Y avait-il même dans
l'homme quelque chose d'universel? Je compris, au bout du compte,
qu'il nous manquait l'essentiel pour réaliser nos aspirations, si
généreuses qu'elles nous aient alors paru: il nous manquait la
sagesse.

e fut la principale leçon que je retins de tous ces


C événements : il fallait, toutes affaires cessantes, se
consacrer entièrement à la recherche de la sagesse. C'était la tâche
urgente, primordiale. Il n'était plus temps de coller des affiches, de
participer à des meetings, en un mot, de militer. A contre-courant
de l'effervescence qui suivit les événements de 68, je démissionnai
de l'Unef et du PSU, je me retirai de tous les cercles, confessionnels
ou non, auxquels j'appartenais, et je me lançai seul, à l'aventure,
sans repères. Encore imprégné de l'utopie révolutionnaire, qui (( du

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passéfaisait table rase », je croyais qu'il fallait repartir de zéro, qu'il


fallait tout réinventer.
Avant tout, il aurait fallu un instrument de pensée renouvelé,
quelque chose comme une logique du réel, mieux adaptée à l'étude
des questions humaines vraiment importantes que les abstractions
techniques de la logique mathématique: pendant l'été 1968, j'essayai
naïvement d'appliquer la théorie des ensembles à l'étude du
mouvement en général, du devenir, mais cela ne marchait pas ... Pour
une théorie générale du devenir, il y avait bien la logique hégélienne,
mais l'identité de l'être et du néant, posée par Hegel comme
définition du devenir, me paraissait un pur sophisme, digne point
de départ pour l'idéalisme absolu! Quant à la logique du
matérialisme dialectique, cela aurait pu être le « noyau rationnel »
du marxisme, mais Althusser avait échoué dans sa tentative de la
dégager de la gangue de l'idéalisme hégélien. Il fallait trouver une
approche toute différente, mais laquelle ?.. Ge n'ai découvert la
réponse que plus tard, en étudiant la Physique d'Aristote: pour
expliquer le mouvement, il ne faut pas considérer seulement les
contraires - par exemple ignorance et savoir -, mais aussi le sujet
qui soutient ces contraires - ici, l'homme, qui passe de l'ignorance
au savoir. Ce sujet, Aristote le nomme la substance. Mais la substance
est, selon l'analyse d'Aristote, un composé de matière et de forme:
ni matière seule, ni idée pure. Ainsi le réalisme d'Aristote, repris par
Thomas d'Aquin, renvoie-t-il dos à dos le matérialisme et
l'idéalisme.)
Tout en remuant ces questions, j'étais assailli par toutes sortes
d'interrogations sur le sens de mon existence, et de la vie humaine
en général. Je doutais de l'existence de Dieu, j'étais tenté par le
suicide. Je passai mon temps à faire du yoga, à me promener sans
but à travers les rues de Paris, à errer dans les librairies, où je butinais
plus ou moins au hasard dans les rayons de sciences humaines, de
philosophie, de spiritualités orientales... Et un jour, je tombai sur un
livre de Jacques Maritain, intitulé Distinguer pour unir ou les degrés
du savoir. Ce livre disait sur la physique, les mathématiques, la
philosophie, sur la mystique aussi, des choses intéressantes, que je
n'avais vues nulle part ailleurs. Je le lus donc d'un bout à l'autre,
non sans peine, mais avec un enthousiasme grandissant. Le détail
de l'exposition y est souvent technique, et même parfois complète-

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ment hermétique pour qui n'est pas familier du thomisme (et à


l'époque je n'en connaissais pratiquement rien). Mais les intuitions
maîtresses me paraissaient lumineuses, il était facile de saisir les
thèses essentielles en survolant, en première lecture, le détail de
l'argumentation.
Dans cet ouvrage monumental, Maritain s'efforce de mettre
en perspective tous les registres du savoir humain, analysant chacun
d'eux dans sa consistance propre, et dans ses relations avec les
autres. Il part de l'étude épistémologique des sciences de la nature,
en prenant l'exemple de la physique, pour s'élever à la métaphysi-
que, en passant par la philosophie de la nature; ensuite, il s'efforce
de caractériser le savoir théologique selon la perspective thomiste,
puis examine, en contrepoint, la spécificité de la sagesse augusti-
nienne; on s'élève enfin à la considération de l'expérience mystique
surnaturelle, de cette connaissance à la fois obscure et comblante
de Dieu obtenue dans l'union d'amour, à laquelle nous invite saint
Jean de la Croix.
Ce livre met en ordre les choses de la connaissance et du
savoir. Et s'il est vrai que (( lepropre du sage est de mettre de l'ordre »,
il y avait là une somme de sagesse à explorer. Tout n'était donc pas
à réinventer, il existait une tradition de sagesse, et des maîtres pour
la transmettre. Dans les Degrés du savoir, Jacques Maritainrestaurait
magistralement l'idéal antique de la philosophie, à la fois science
et sagesse. Tout y était: le sens profond du réel, grâce à l'intuition
métaphysique de l'être; l'héritage d'une tradition dominée par des
géants comme Aristote et Thomas d'Aquin; la confrontation avec
les questions contemporaines les plus cruciales, comme l'articulation
entre science et foi, ou la nature de l'expérience mystique...
Il y avait donc une philosophie vraie, ou tout au moins, pour
parler comme Maritain, fondée en vérité, et des maîtres pour
l'enseigner à qui voulait s'en donner la peine: Aristote, saint Thomas,
Maritain; je me mis à (( user le seuil de leur porte )), selon le conseil
de Ben Sirac le sage... J'avais trouvé ma famille de pensée, je me
sentais chez moi dans le thomisme de Maritain, je ne devais plus
le quitter. Pourtant, curieusement, il me fallut encore du temps pour
reconnaître et déclarer de manière explicite mon adhésion: ce n'est
qu'en 1975, cinq ou six ans plus tard, marié, travaillant, ayant trouvé
l'équilibre sur les plans spirituel, intellectuel, affectif, que je me dis

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à moi-même en lisant Approches sans entraves, le dernier livre


- posthume - de Maritain: « Vraiment, je ne peux être que son
disciple! »

A vant cela, en effet, il y eut encore une étape. J'ai dit que
je m'étais fort intéressé au yoga et aux sagesses
orientales; ce fut toujours un des axes de mes recherches, et on
peut même dire que pendant la période la plus difficile de ma
traversée du désert, je me suis réfugié dans le yoga, auquel je dois
sans doute d'avoir conservé le minimum vital d'équilibre physique
et psychologique. Mais une question me préoccupait de plus en
plus: quelle est la nature de l'expérience visée par le yoga, quelle
est la nature du samadhi, à quelles dimensions psychologiques et
spirituelles répond-t-il? Et plus largement, qu'est-ce qui constitue
le fond des sagesses orientales, hindouisme, bouddhisme, zen?
S'agit-il d'un chemin vers Dieu par d'autres voies que celles de la
mystique chrétienne, mais plus ou moins équivalentes quant au but;
ou s'agit-il plutôt d'une visée tout à fait différente, par rapport à
laquelle Dieu joue un rôle en définitive secondaire, voire nul? On
voit la gravité de l'enjeu: cette expérience comblante d'un absolu
que le mystique recherche est-elle forcément bonne? Y a-t-il une
seule mystique ou plusieurs? S'il Y en a plusieurs, qu'est-ce qui les
distingue? N'y a-t-il pas de fausses mystiques ?.. Ces interrogations
m'empêchaient d'aller jusqu'au bout du yoga, de rechercher
l'expérience ultime du samadhi, j'avais peur de manquer mon but,
qui était Dieu.Je lus des dizaines de livres sans trouver les réponses
que je cherchais... Mircea Eliade était une des autorités les plus
incontestées : en lisant ses ouvrages sur le yoga, je finis par
remarquer les références à certains articles d'Olivier Lacombe,
indianiste français de renom; et en me reportant à ces études, je
découvris en effet qu'elles donnaient la clef tant cherchée: l'objet
du yoga, c'est l'expérience du Soi, tout le monde est d'accord
là-dessus, mais le Soi n'est pas Dieu, c'est l'acte d'exister du sujet,
son esse propre. Il y a donc une mystique naturelle, dont l'objet est
l'expérience immanente du Soi,distincte de la mystique surnaturelle,
dont l'objet est l'union d'amour avec Dieu, connu dans la foi et saisi
par la charité. Mais où Olivier Lacombe lui-même avait-il trouvé ces

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lumières décisives, sinon dans ses échanges avec Jacques Maritain,


dont il était un fidèle disciple, et surtout dans cette étude de Maritain
intitulée « l'Expérience mystique naturelle et le vide », qui constitue
l'un des Quatre Essais sur l'esprit dans sa condition charnelle.
C'était donc encore une fois le thomisme de Maritain qui nous
donnait la clef, cachée jusqu'ici, de la compréhension des sagesses
orientales, toutes articulées autour d'un trésor commun, l'expérience
du Soi. Quel gage de profondeur et d'universalité pour la
« philosophie de l'être », quel triomphe que cet éclairage immensé-
ment précieux porté dans les profondeurs mêmes du sujet!
Comment résister à tant de lumière?
Pourtant, cette lumière, il en est si peu qui la voient! Il faut
dire que la vérité ne fait guère de tapage, et si la sagesse vient
au-devant des hommes, elle ne se manifeste qu'à celui qui la cherche.
Or, l'homme est un animal assez grégaire, même quand il se croit
un héros solitaire; il lui est difficile de chercher la vérité pour
elle-même, et, quand il la trouve, d'y adhérer sans concessions aux
préjugés, au conformisme ambiant, ou aux modes intellectuelles Ge
phénomène des modes intellectuelles et la dépendance à leur égard
est un des signes les plus évidents de l'absence de sagesse). Et
Maritain n'est guère à la mode!

Louis Chamming's

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