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Il est vrai que, depuis 1960, je pensais à une étude sur l'idée de Nature.
J'avais pris conscience du fait que la Nature et notre rapport à elle
auraient dû être le sujet central de la réflexion philosophique, ce qui n'était
pas le cas à cette époque (sauf chez Merleau-Ponty). Cette prise de
conscience signifiait aussi que j'avais maintenant tendance à m'éloigner
de l'idéalisme néoplatonicien, centre de mes préoccupations depuis
plusieurs années. Je me demandais, entre autres, pourquoi la
représentation de la Nature avait toujours été liée à celle d'une
occultation, d'une dissimulation. Au fur et à mesure que je travaillais sur ce
thème, je découvrais toujours des aspects nouveaux : par exemple, les
variations de signification qu'avait revêtues l'aphorisme d'Héraclite : «La
Nature aime à se cacher», les attitudes différentes que l'on avait adoptées
au cours des siècles à l'égard des secrets de la nature, la personnification
de la Nature et sa représentation sous les traits de l'Artémis d'Ephèse
confondue avec l'Isis voilée, enfin, la transformation récente des secrets
de la nature en mystère de l'existence. La communication que j'ai
présentée en 1982 à l'Académie de Mayence était une première ébauche
de mon livre. Mais, pendant toute la période où j'ai enseigné, si j'ai pu faire
des cours sur ces thèmes, à l'Ecole pratique des hautes études, puis au
Collège de France, je n'ai jamais eu le temps de rédiger. J'espérais
commencer en 1985 on m'avait accordé une année sabbatique , mais je
n'ai rien pu faire de toute l'année à cause d'une grave opération d'un
lymphome malin, suivie de séances de radiothérapie. Je n'ai pu travailler
intensément à ce livre que depuis l'année 2000.
fait que je sois là, moi, dans le monde. J'ai appris bien plus tard, en lisant
le Zéro et l'Infini de Koestler, que cela s'appelait le «sentiment
océanique». Lors de mes études de philosophie, je fis le lien entre ces
expériences et les problèmes philosophiques. J'étais au grand séminaire
et l'on m'enseignait la philosophie thomiste, mais teintée de bergsonisme
et d'existentialisme, au moins d'existentialisme chrétien, représenté par
Gabriel Marcel. Comme je l'ai dit souvent, c'est avec enthousiasme que je
rédigeais ma dissertation du baccalauréat de philosophie en 1939, un
commentaire du texte de Bergson : «La philosophie n'est pas une
construction de système, mais la résolution, une fois prise, de regarder
naïvement en soi et autour de soi.» Magnifique, j'essaie encore de m'y
tenir.
Tout simplement, parce que nous, c'est-à-dire mes deux frères aînés (l'un
avait quinze ans de plus que moi, l'autre dix) et moi-même, avions été
programmés pour cela par notre mère, on pourrait dire depuis notre
naissance. Le grand mot de ma mère, c'était : «J'ai trois fils prêtres.» Je
n'imaginais même pas que je puisse faire autre chose. L'éducation qu'elle
m'avait donnée et celle que l'on donnait au séminaire visaient à nous faire
ignorer tout simplement les réalités de la vie humaine. La vie se chargea
de se révéler elle-même. Plusieurs facteurs indépendants les uns des
autres m'ont donc amené à quitter l'Eglise. D'une part, l'encyclique
Humani Generis du pape Pie XII, en août 1950, détruisait tout ce à quoi je
me raccrochais : l'évolutionnisme de Teilhard de Chardin, l'oecuménisme
vis-à-vis des autres confessions chrétiennes. La proclamation du dogme
de l'Assomption a rajouté à ma désillusion. Dans le même temps, j'aimais
depuis 1949 celle qui, après que j'ai quitté l'Eglise en 1952, allait devenir
ma femme en 1953. Je ne voulais pas, comme certains, juxtaposer
habilement liaison cachée et célibat professé. Malheureusement, là
encore, ma naïveté et mon inexpérience de la vie m'ont conduit à ce
Je ne l'ai rencontré que peu de temps avant sa mort. Je dis toujours que je
dois ma nomination au Collège de France à Pasquale Pasquino, un de mes
auditeurs à l'Ecole pratique des hautes études, qui a parlé à Foucault de
mes travaux, et notamment de mon article, «Exercices spirituels», qui
venait de paraître dans l'Annuaire de l'Ecole en 1976. Foucault fut en effet
très intéressé, et c'est à cause de cela qu'il m'a téléphoné pendant
l'automne 1980 pour me demander si j'accepterais d'être présenté
comme candidat à une chaire du Collège. Je ne l'avais jamais rencontré
jusque-là et je ne connaissais de ses oeuvres que l'Archéologie du savoir.
Evidemment, j'acceptais. Notre première rencontre a eu lieu lors de la
visite que j'ai dû lui faire en tant que candidat. Nous n'avons eu qu'une
seule conversation «philosophique», lors d'un repas pris en commun dans
un restaurant vietnamien au Quartier latin, pendant lequel nous avons
parlé de la première lettre de Sénèque à Lucilius. Je ne le revis plus avant
sa mort.
Les deux ne s'excluent pas, comme l'a montré Edgar Wind dans plusieurs
pages de son livre Mystères païens de la Renaissance. Mais, à vrai dire, je
ne me considère pas comme un vrai mystique : j'ai écrit sur la mystique de
Plotin, avec intérêt, mais je n'ai jamais éprouvé d'expérience mystique ni
plotinienne ni chrétienne. Tout ce que j'ai éprouvé plusieurs fois, mais
rarement, c'est ce «sentiment océanique» que Michel Hulin appelle la
mystique sauvage, pour la distinguer des mystiques religieuses ou
philosophiques. Je serais alors un mystique sauvage ! Et, par ailleurs, si
vous pensez au terme «épicurien» à mon sujet, c'est certainement parce
que j'ai défini avec une certaine complaisance l'essence de l'épicurisme
comme étant le plaisir d'exister. Mais alors, dans cette perspective,
(2) Parmi les traductions on rappellera celles de Plotin aux Cerf (1998 et
1990) ou encore de Marc Aurèle aux Belles Lettres (1998).