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Hadot le mystique sauvage.

– Libération 30/11/2023 12:02

Hadot le mystique sauvage.


Philosophe et philologue, professeur émérite au
Collège de France, Pierre Hadot publie «le Voile
d'Isis», l'oeuvre d'une vie.
Philosophe et philologue, professeur émérite au Collège de France, Pierre
Hadot publie «le Voile d'Isis», l'oeuvre d'une vie.

Considérant la philosophie comme une transformation de la perception du


monde, Pierre Hadot n'a pas cessé de se parfaire lui-même en une
existence féconde qui a connu plus d'un tournant inattendu. Il naît en 1922
d'un père autodidacte, qui deviendra fondé de pouvoir dans la maison de
champagne Piper-Heidsieck, et d'une mère très pieuse, qui l'envoie au
séminaire. Sur la trentaine, il quitte l'Eglise, se marie et entame une
carrière d'enseignant et de chercheur à l'Ecole pratique des hautes
études. Philosophe et philologue, Pierre Hadot a consacré avant le Voile
d'Isis des ouvrages fondamentaux (1) à la pensée antique et traduit
Plotin, Marc Aurèle et Epictète (2). En 1982, il est élu au Collège de
France. Sa chaire, il la doit à Michel Foucault qui avait une influence
certaine sur la vénérable institution. Aux prises avec le Souci de soi, le
dernier Foucault cherchait à définir un sujet se déployant dans la
communauté aimante des amis et il trouva quelques arguments dans la
pratique philosophique des exercices spirituels qu'étudiait Hadot. Mais,
pour ce dernier, le philosophe aspire à la transcendance, à une
perspective universelle, et se méfie de toute esthétisation de l'existence,
alors que seule l'immanence intéresse Foucault, et la discipline de soi vise
chez lui à multiplier les plaisirs de singularités humaines irréductibles. Le
malentendu est profond, mais il a néanmoins rendu possible une
rencontre qui a changé la vie de l'un et l'oeuvre de l'autre.

Quarante ans se sont écoulés entre le moment où vous avez débuté le

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chantier du Voile d'Isis et sa publication, pourquoi ?

Il est vrai que, depuis 1960, je pensais à une étude sur l'idée de Nature.
J'avais pris conscience du fait que la Nature et notre rapport à elle
auraient dû être le sujet central de la réflexion philosophique, ce qui n'était
pas le cas à cette époque (sauf chez Merleau-Ponty). Cette prise de
conscience signifiait aussi que j'avais maintenant tendance à m'éloigner
de l'idéalisme néoplatonicien, centre de mes préoccupations depuis
plusieurs années. Je me demandais, entre autres, pourquoi la
représentation de la Nature avait toujours été liée à celle d'une
occultation, d'une dissimulation. Au fur et à mesure que je travaillais sur ce
thème, je découvrais toujours des aspects nouveaux : par exemple, les
variations de signification qu'avait revêtues l'aphorisme d'Héraclite : «La
Nature aime à se cacher», les attitudes différentes que l'on avait adoptées
au cours des siècles à l'égard des secrets de la nature, la personnification
de la Nature et sa représentation sous les traits de l'Artémis d'Ephèse
confondue avec l'Isis voilée, enfin, la transformation récente des secrets
de la nature en mystère de l'existence. La communication que j'ai
présentée en 1982 à l'Académie de Mayence était une première ébauche
de mon livre. Mais, pendant toute la période où j'ai enseigné, si j'ai pu faire
des cours sur ces thèmes, à l'Ecole pratique des hautes études, puis au
Collège de France, je n'ai jamais eu le temps de rédiger. J'espérais
commencer en 1985 on m'avait accordé une année sabbatique , mais je
n'ai rien pu faire de toute l'année à cause d'une grave opération d'un
lymphome malin, suivie de séances de radiothérapie. Je n'ai pu travailler
intensément à ce livre que depuis l'année 2000.

A quel moment s'est manifestée votre vocation philosophique ?

A l'âge de l'adolescence, j'ai éprouvé deux expériences qui m'ont


profondément bouleversé. Comment les décrire ? Pour l'une d'entre elles,
je me souviens très bien que c'est en regardant les étoiles que je
ressentis, d'une manière à la fois délicieuse et angoissante, l'étrangeté du

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fait que je sois là, moi, dans le monde. J'ai appris bien plus tard, en lisant
le Zéro et l'Infini de Koestler, que cela s'appelait le «sentiment
océanique». Lors de mes études de philosophie, je fis le lien entre ces
expériences et les problèmes philosophiques. J'étais au grand séminaire
et l'on m'enseignait la philosophie thomiste, mais teintée de bergsonisme
et d'existentialisme, au moins d'existentialisme chrétien, représenté par
Gabriel Marcel. Comme je l'ai dit souvent, c'est avec enthousiasme que je
rédigeais ma dissertation du baccalauréat de philosophie en 1939, un
commentaire du texte de Bergson : «La philosophie n'est pas une
construction de système, mais la résolution, une fois prise, de regarder
naïvement en soi et autour de soi.» Magnifique, j'essaie encore de m'y
tenir.

Vous venez de parler de grand séminaire. Comment avez-vous été amené


à devenir prêtre ?

Tout simplement, parce que nous, c'est-à-dire mes deux frères aînés (l'un
avait quinze ans de plus que moi, l'autre dix) et moi-même, avions été
programmés pour cela par notre mère, on pourrait dire depuis notre
naissance. Le grand mot de ma mère, c'était : «J'ai trois fils prêtres.» Je
n'imaginais même pas que je puisse faire autre chose. L'éducation qu'elle
m'avait donnée et celle que l'on donnait au séminaire visaient à nous faire
ignorer tout simplement les réalités de la vie humaine. La vie se chargea
de se révéler elle-même. Plusieurs facteurs indépendants les uns des
autres m'ont donc amené à quitter l'Eglise. D'une part, l'encyclique
Humani Generis du pape Pie XII, en août 1950, détruisait tout ce à quoi je
me raccrochais : l'évolutionnisme de Teilhard de Chardin, l'oecuménisme
vis-à-vis des autres confessions chrétiennes. La proclamation du dogme
de l'Assomption a rajouté à ma désillusion. Dans le même temps, j'aimais
depuis 1949 celle qui, après que j'ai quitté l'Eglise en 1952, allait devenir
ma femme en 1953. Je ne voulais pas, comme certains, juxtaposer
habilement liaison cachée et célibat professé. Malheureusement, là
encore, ma naïveté et mon inexpérience de la vie m'ont conduit à ce

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premier mariage qui fut malheureux et aboutit à un divorce. Mon second


mariage nous ramènera au thème de la philosophie, puisque madame
Ilsetraut Hadot, outre bien d'autres qualités, avait, de manière inattendue,
celle d'être l'auteur d'une thèse sur Sénèque et la direction spirituelle,
parue en 1969, qui m'a aidé à préciser ma conception de la philosophie
comme exercice spirituel.

Comment êtes-vous arrivé à considérer la philosophie comme un exercice


spirituel ?

Déjà en 1939, j'étais persuadé en écrivant ma dissertation de bac que la


philosophie est avant toute chose le choix d'une manière de voir le
monde. Et sans employer encore le terme, j'avais, en 1953, au Congrès de
philosophie de Bruxelles, essayé de définir l'acte philosophique comme
une conversion. Mais, par ailleurs, mes travaux d'exégèse des textes me
conduisaient à constater que les oeuvres des philosophes antiques
n'avaient pas pour but principal d'informer leur lecteur sur des théories,
mais qu'elles visaient surtout à produire un certain effet formateur sur leur
lecteur.

Précisément, qu'est-ce qu'un exercice spirituel en philosophie ?

J'appelle exercice spirituel toute pratique destinée à transformer, soit en


soi-même, soit chez les autres, la manière de vivre et de voir les choses
(exemples : la méditation, l'examen de conscience). En fait, il s'agit le plus
souvent d'un discours intérieur ou extérieur qui peut prendre des formes
développées ou condensées. Prenons l'exemple de formules courtes,
l'une, tirée du stoïcien Epictète : «Ne cherche pas à ce que ce qui t'arrive
arrive comme tu veux, mais veuille que ce qui arrive arrive comme il arrive,
et le cours de ta vie sera heureux», l'autre, tirée de Wittgenstein : «La
mort n'est pas un événement de la vie. On n'éprouve pas la mort. Celui-là
vit éternellement qui vit dans le présent.» Dans les deux cas, le discours
vise à transformer les dispositions intérieures.

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Michel Foucault a joué un rôle essentiel dans votre élection au Collège de


France, à quel moment l'avez-vous rencontré ?

Je ne l'ai rencontré que peu de temps avant sa mort. Je dis toujours que je
dois ma nomination au Collège de France à Pasquale Pasquino, un de mes
auditeurs à l'Ecole pratique des hautes études, qui a parlé à Foucault de
mes travaux, et notamment de mon article, «Exercices spirituels», qui
venait de paraître dans l'Annuaire de l'Ecole en 1976. Foucault fut en effet
très intéressé, et c'est à cause de cela qu'il m'a téléphoné pendant
l'automne 1980 pour me demander si j'accepterais d'être présenté
comme candidat à une chaire du Collège. Je ne l'avais jamais rencontré
jusque-là et je ne connaissais de ses oeuvres que l'Archéologie du savoir.
Evidemment, j'acceptais. Notre première rencontre a eu lieu lors de la
visite que j'ai dû lui faire en tant que candidat. Nous n'avons eu qu'une
seule conversation «philosophique», lors d'un repas pris en commun dans
un restaurant vietnamien au Quartier latin, pendant lequel nous avons
parlé de la première lettre de Sénèque à Lucilius. Je ne le revis plus avant
sa mort.

Concernant votre rapport au monde, vous semblez aussi mystique


qu'épicurien.

Les deux ne s'excluent pas, comme l'a montré Edgar Wind dans plusieurs
pages de son livre Mystères païens de la Renaissance. Mais, à vrai dire, je
ne me considère pas comme un vrai mystique : j'ai écrit sur la mystique de
Plotin, avec intérêt, mais je n'ai jamais éprouvé d'expérience mystique ni
plotinienne ni chrétienne. Tout ce que j'ai éprouvé plusieurs fois, mais
rarement, c'est ce «sentiment océanique» que Michel Hulin appelle la
mystique sauvage, pour la distinguer des mystiques religieuses ou
philosophiques. Je serais alors un mystique sauvage ! Et, par ailleurs, si
vous pensez au terme «épicurien» à mon sujet, c'est certainement parce
que j'ai défini avec une certaine complaisance l'essence de l'épicurisme
comme étant le plaisir d'exister. Mais alors, dans cette perspective,

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sentiment océanique et sentiment de l'existence sont au fond identiques.


Seulement, voilà, le sentiment océanique est une expérience qui ne se
commande pas. C'est pourquoi, dans la vie de tous les jours, il m'arrive
souvent de concentrer toute mon attention sur le moment présent,
d'abord pour mieux agir, comme le voulaient les stoïciens, mais surtout,
pour jouir du sentiment de l'existence, comme le voulaient les épicuriens.
Et, parfois, je m'efforce, comme le conseillait Sénèque, de voir le monde
comme si je le voyais pour la première fois.

(1) Il a publié notamment : «Exercices spirituels et philosophie antique»,


Albin Michel, 2002 ; «Plotin ou la simplicité du regard», Allia, 1998 ;
«Qu'est-ce qu'est la philosophie antique», Gallimard, 1996 ; «la Citadelle
intérieure», Fayard, 1992 ; «Porphyre et Victorinus», 2 vol., Editions
Augustiniennes, 1968.

(2) Parmi les traductions on rappellera celles de Plotin aux Cerf (1998 et
1990) ou encore de Marc Aurèle aux Belles Lettres (1998).

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