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Une métaphysique des possessions.

Puissances et sociétés chez Gabriel Tarde


Didier Debaise
Dans Revue de métaphysique et de morale 2008/4 (n° 60), pages 447 à 460
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-1571
ISBN 9782130567950
DOI 10.3917/rmm.084.0447
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 193.121.163.80)

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Une métaphysique des possessions.


Puissances et sociétés
chez Gabriel Tarde

RÉSUMÉ. — Cet article a pour principal objet de suivre la mise en place d’une
« métaphysique des possessions » qui trouve son origine dans l’œuvre de Gabriel Tarde.
Elle se caractérise par une substitution ; à l’analyse des fondements et de l’exercice du
pouvoir, elle oppose des questions d’un tout autre ordre, à la fois plus immatérielles et
plus microscopiques : comment s’opère la possession d’un être (qu’il soit physique,
biologique ou technique) par un autre ? Que signifie être possédé par une croyance ou
un désir ? Par quelles voies se transmettent les idées et les inventions dans une société
donnée ? Sous l’apparente diversité de ces questions, il est possible de repérer des
dynamiques communes. C’est la fonction de la « métaphysique » selon Tarde : rendre
compte de principes génériques engagés tout au long de la chaîne des organisations
sociales, des formes les plus primaires de l’association biologique aux formes les plus
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élaborées des sociétés. Notre hypothèse est que se met en place, à partir de Tarde, une
« métaphysique empirique » qui définit un axe de pensée, resté longtemps minoritaire
dans la philosophie française, dont ont hérité des philosophes aussi différents que
H. Bergson, G. Simondon, R. Ruyer ou encore G. Deleuze et F. Guattari, et qui trouve
aujourd’hui une nouvelle actualité.

ABSTRACT. — This article aims at following the construction of a “metaphysics of


possession” which finds its origin in G. Tarde’s philosophy. This metaphysics is cha-
racterized by a substitution : to the analysis of the foundations of power it opposes
completely different kinds of questions that are more immaterial and more microscopic,
such as : how can a being (physical, biological or technical) possess another one ? What
does it mean to be possessed by a belief or a desire ? By which ways do ideas and
inventions diffuse themselves within a given society ? Under the apparent diversity of
these questions, however, it is possible to identify common dynamics. The function of
“metaphysics” according to Tarde is to express generic principles that are engaged in
the chain of social organizations, from primary biological assemblages up to the most
elaborate social associations. Our hypothesis is that taking Tarde as a starting point,
an “empiricist metaphysic” emerged in the context of French philosophy, whose inhe-
ritors are philosophers as different as H. Bergson, G. Simondon, R. Ruyer, G. Deleuze
and F. Guattari, and which is the object of a new rediscovery today.

Revue de Métaphysique et de Morale, No 4/2008


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Cet article a pour principal objet de suivre la mise en place et les effets de ce
que nous proposons d’appeler une « métaphysique des possessions », en prenant
comme point de départ l’œuvre de Gabriel Tarde. On pourrait légitimement
s’étonner de l’utilisation du mot « métaphysique » pour désigner l’œuvre de
Tarde. Celle-ci ne relève-t-elle pas, comme l’attestent la plupart des titres de
ses œuvres – La logique sociale, Les transformations du pouvoir, L’opinion et
la foule –, d’une approche essentiellement sociologique qui s’accorde a priori
très mal avec l’idée même d’une relation à la métaphysique par rapport à laquelle
elle était censée rompre ? Plus grave encore : ne risquons-nous pas de réduire
la spécificité des modes d’existence 1, physiques, biologiques, techniques et
sociaux, à l’intérieur d’un ensemble de principes premiers, censés déterminer
une théorie générale que la métaphysique a trop longtemps désignée ? Quelles
en seraient d’ailleurs la fonction et l’utilité ?
Si nous proposons de caractériser cette approche de « métaphysique », c’est
que le concept de possession désigne bien ce que Tarde appelle, dès 1898, dans
son livre Monadologie et sociologie : un « fait universel ». Ce « fait » ne désigne
nullement une catégorie première de l’être à partir de laquelle, par un processus
de complexification croissante, il serait possible de déduire l’ensemble des
formes plus complexes de l’expérience. Il signifie au contraire, selon nous,
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qu’en donnant une extension maximale au concept de possession, il deviendrait
possible de suivre à la fois les lignes communes qui caractérisent les formes
d’existence physiques, biologiques et humaines, et de se rendre sensible à la
spécificité de chacune de ces trajectoires. Aux questions qui traversaient la
sociologie, relatives aux processus de pouvoir, de domination et de coercition,
à l’analyse des modes d’institution et d’organisation des groupes, à la recherche
des fondements individuels ou collectifs des sociétés, elle devrait permettre de
substituer des questions d’un tout autre ordre : dans une situation donnée, les
possessions sont-elles unilatérales ou symétriques ? Ont-elles tendance à
s’amplifier et à s’intensifier ou au contraire à se détendre et à se disloquer ?
Par quels modes se propagent-elles et jusqu’où s’établit leur emprise ? Ce que
nous voudrions montrer ici, c’est que les sociétés, quel qu’en soit le statut,
émergent et se consolident par des dynamiques de possession dont l’analyse

1. Nous reprenons l’expression « modes d’existence » à É. SOURIAU (Les Différents Modes d’exis-
tence, Paris, Presses Universitaires de France, 1943). Cette enquête, initiée par É. Souriau, sur la
multiplicité des modes d’existence sera reprise par des auteurs aussi différents que M. DUFRENNE
(Phénoménologie de l’expérience esthétique, Paris, Presses Universitaires de France, 1953),
G. Simondon, G. MOURELOS (Bergson et les niveaux de réalité, Paris, Presses Universitaires de
France, 1964), G. Deleuze et B. LATOUR (« Sur un livre d’Étienne Souriau : “Les différents modes
d’existence” » in L’Agenda de la pensée contemporaine, Printemps 2007).
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requiert une véritable métaphysique à laquelle Tarde a fourni les premières


impulsions et qui trouve aujourd’hui une nouvelle actualité 2.

U N E N O U V E L L E M O NA D O L O G I E

En introduisant des phénomènes de « possession » tels que le somnambu-


lisme, les pratiques hypnotiques, le rayonnement imitatif, le magnétisme social,
qui seraient les principes constitutifs, bien qu’immatériels, des sociétés, Tarde
est confronté à un problème majeur. La notion de possession semble enveloppée
d’un ensemble de connotations anthropologiques, sociales et religieuses qui en
surdéterminent le sens. Ne renvoie-t-elle pas inéluctablement soit, dans un sens
actif, à la jouissance d’une propriété, qu’elle soit matérielle ou spirituelle, soit,
dans un sens passif, à l’idée qu’une chose ou un individu serait capturé ou
envoûté par d’autres ? Ne présuppose-t-elle pas quelque chose d’autre – sujet
ou objet –, antérieur à son existence, et qui en serait le support ? En un mot :
est-ce que la possession n’est pas, par définition, secondaire par rapport à un
être, quel qu’en soit par ailleurs le statut ?
C’est, selon nous, la raison principale pour laquelle une métaphysique des
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possessions est nécessaire. Elle doit permettre : 1. de soustraire les enquêtes
sociales à une ontologie implicite, d’autant plus efficace qu’elle reste à l’arrière-
plan, selon laquelle il devrait exister des supports – individus, groupes ou
objets – clairement identifiables aux dynamiques sociales ; 2. de construire une
définition minimale de la possession qui vaudrait (réquisits) pour toutes les
formes d’existence, aussi bien physiques que biologiques ou sociales.
C’est chez Leibniz que Tarde en trouve les conditions principales. Il voit dans
La monadologie le début d’un mouvement de dissolution de l’ontologie classi-
que, notamment l’identité de l’« être » et de la « simplicité », qui trouverait dans
les sciences contemporaines, sous une forme encore implicite et toute incons-
ciente, sa confirmation la plus évidente.

Les monades, filles de Leibniz, écrit Tarde, ont fait du chemin depuis leur père. Par
diverses voies indépendantes elles se glissent, à l’insu des savants eux-mêmes, dans
le cœur de la science contemporaine 3.

2. Nous pensons ici principalement à la redécouverte récente de la pensée de Tarde aussi bien
en philosophie (notamment grâce aux travaux d’E. ALLIEZ et de P. MONTEBELLO) que dans les
« Sciences Studies » (Cf. B. LATOUR, « Gabriel Tarde and the End of the Social », in P. Joyce (ed.)
The Social in Question : New Bearings in the History and the Social Sciences, London, Routledge,
1992., et B. LATOUR, Changer de société – Refaire de la sociologie, trad. fr. N. Guilhot, Paris, La
Découverte, 2006).
3. G. TARDE, Monadologie et sociologie, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1999, p. 33.
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Une nouvelle alliance entre la philosophie et les sciences deviendrait nécessaire


qui tenterait simultanément de clarifier l’idée d’un « infiniment petit » et de la
déployer à l’intérieur de domaines plus vastes que ceux que peuvent lui accorder
des sciences spécialisées l’activant à l’intérieur d’un domaine déterminé. Car
« ce n’est pas seulement la chimie qui en progressant semble nous acheminer
vers les monades. C’est encore la physique, ce sont les sciences naturelles, c’est
l’histoire, ce sont les mathématiques elles-mêmes » 4. Ce dont les sciences héri-
tent, c’est de ce processus de dissolution de toute ontologie qui se présenterait
comme le terme ultime d’une investigation sur les formes d’être. Même les
termes ultimes d’une science particulière ne le sont que relativement à la pers-
pective provisoire qui est la sienne : « Ces éléments derniers auxquels aboutit
toute science, l’individu social, la cellule vivante, l’atome chimique, ne sont
derniers qu’au regard de leur science particulière » 5.
Dès lors la question est de savoir jusqu’où peut s’opérer cette dissolution :
« D’élimination en élimination, où aboutirons-nous ? » 6. La réponse de Tarde
est sans équivoque : « Nul moyen de s’arrêter sur cette pente jusqu’à l’infini-
tésimal, qui devient, chose bien inattendue assurément, la clé de l’univers
entier » 7. L’infiniment petit diffère qualitativement du fini sur lequel se forgeait
l’ontologie, car les êtres qui le composent vont à l’infini, sous un mode de plus
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en plus imperceptible, formant un faisceau continu dans lequel nous ne pouvons
distinguer ni parties, ni limites, ni distance, ni position.
Ainsi, aucune raison ne nous oblige plus à parler d’être mais d’activités
infinitésimales, d’actions remarquables à l’intérieur d’un mouvement infini :
« Ce seraient donc les vrais agents, ces petits êtres dont nous disons qu’ils sont
infinitésimaux, ce seraient les vraies actions, ces petites variations dont nous
disons qu’elles sont infinitésimales » 8. Le concept de monade devient chez
Tarde purement fonctionnel : produire une variation ou une différence à l’inté-
rieur d’un mouvement continu. C’est une action de variation qui va « diffé-
rant » 9, c’est-à-dire qui se répercute de proche en proche à tout l’univers, bien
que selon des degrés d’intensité variable. C’est ainsi qu’on peut comprendre le
principe que nous devons placer au centre de cette métaphysique : « Exister,
c’est différer, la différence, à vrai dire, est en un sens le côté substantiel des
choses, ce qu’elles ont à la fois de plus propre et de plus commun » 10.

4. Ibid., p. 34.
5. Ibid., p. 36.
6. Ibid., p. 37.
7. Idem.
8. Tarde, Monadologie et Sociologie, p. 40.
9. Ibid., p. 69.
10. Ibid., p. 72-73.
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LES ÂMES DU MONDE

En affirmant que l’activité de différenciation est à la fois ce qu’il y a de plus


propre et de plus commun aux monades, Tarde reprend une autre exigence de
la monadologie, l’exigence moniste. On oppose trop souvent le monisme, qu’on
confond avec une forme de platonisme, et le pluralisme 11. Lorsque Tarde affirme
qu’il n’y a pas deux monades identiques (reprise du principe des indiscernables),
que le réel est composé d’un « fourmillement d’individualités novatrices, cha-
cune sui generis, marquée à son propre sceau distinct, reconnaissable entre
mille » 12, que celles-ci vont même différant, il est sans conteste l’héritier d’une
forme de pluralisme, comme l’est Leibniz lui-même lorsqu’il affirme qu’« il
n’y a jamais dans la nature deux êtres qui soient parfaitement l’un comme l’autre
et où il ne soit possible de trouver une différence interne, ou fondée sur une
dénomination intrinsèque » 13. La différence ne relève pas de la forme ou de
l’individualité de la monade, qui permettraient de la comparer, et donc de la
distinguer des autres, mais de son mouvement (ou appétition) propre. C’est ici
que le monisme prend tout son sens. Nous pouvons tenter de le définir de la
manière suivante : les principes dynamiques sont valables pour toutes les formes
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de l’existence monadique, mais la manière par laquelle ils sont engagés à
l’intérieur de telle monade particulière relève de sa singularité. Il y a donc une
homogénéité des principes et une pluralité des manières d’exister, ou encore :
les monades présupposent « la discontinuité des éléments et l’homogénéité de
leur être » 14.
Tarde n’est pas le seul au XXe siècle à tenter de relier un pluralisme des
existences à une forme de monisme ontologique ou d’univocité de l’être. On
retrouve une même tendance chez des philosophes qui vont à leur manière
définir les formes contemporaines de la monadologie, tels qu’A. N. Whitehead,
E. Souriau, G. Simondon et G. Deleuze 15. Tous reprennent l’idée leibnizienne

11. Voir à ce sujet les distinctions très importantes entre « pluralisme ontique », « pluralisme
existentiel », « monisme ontique » et « monisme existentiel » qu’opère E. Souriau dans Les Diffé-
rents Modes d’existence, Paris, Presses Universitaires de France, 1943, p. 4-5.
12. TARDE, Monadologie et sociologie, p. 65.
13. G. W. LEIBNIZ, La Monadologie, Paris, Le livre de poche, 1991, p. 128.
14. TARDE, Monadologie et sociologie, p. 33.
15. L’interprétation que propose A. BADIOU dans Deleuze : « La clameur de l’Être », Paris,
Hachette, 1997, de la philosophie de Deleuze, à savoir que l’univocité que réclame Deleuze renverrait
à une forme d’unité sous-jacente de l’être, nous semble reposer sur un quiproquo. En effet, elle
implique de faire abstraction de cette tradition monadologique selon laquelle le monisme ontolo-
gique devient un réquisit (et non pas un fondement) d’une forme de pluralisme ontique. C’est toute
la question d’une nouvelle approche de l’individuation qui maintiendrait simultanément l’exigence
moniste, selon laquelle les principes dynamiques à l’œuvre dans le réel sont valables pour toutes
les formes d’être, et le principe des indiscernables, qui est ici en question.
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selon laquelle les principes dynamiques à l’œuvre dans l’individuation des êtres
sont les mêmes pour tous, mais s’actualisent de différentes manières. Ainsi, par
exemple, dans Procès et réalité, lorsque Whitehead définit les entités actuelles
(qui correspondent aux monades), il écrit : « Elles diffèrent entre elles : Dieu
est une entité actuelle, et le souffle d’existence le plus insignifiant dans les
profondeurs de l’espace vide en est une aussi. Mais, quoiqu’il y ait entre elles
hiérarchie et diversité de fonction, cependant, dans les principes que manifeste
leur actualisation, toutes sont au même niveau » 16.
Le monisme, selon Tarde, peut se comprendre de trois manières différentes
lorsqu’il est question de cette distinction : soit il s’agit d’envisager « le mouvement
et la conscience, la vibration d’une cellule cérébrale, par exemple, et l’état d’esprit
correspondant, comme deux faces d’un même fait, et l’on se leurre soi-même par
cette réminiscence du Janus antique » 17 ; soit il signifie qu’une réalité plus fon-
damentale en serait la « source commune », mais alors on n’y gagne « qu’une
trinité au lieu et place d’une dualité » 18 ; soit enfin, et c’est la position dans laquelle
s’engage Tarde : on pose « que la matière est de l’esprit, rien de plus » 19. En quoi
ce monisme de l’esprit se distingue-t-il par exemple d’une forme d’idéalisme
subjectif qui affirmerait que la matière n’est que de la représentation ? C’est que
Tarde ne dit pas que la matière est une production de l’esprit, mais qu’elle est déjà,
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intérieurement pourrions-nous dire, de l’esprit. La monadologie, selon lui, après
« avoir pulvérisé l’univers en arrive à spiritualiser sa poussière » 20. Le processus
de dissolution, décrit précédemment, ne laisse d’autre possibilité que de « spiri-
tualiser » ces centres d’actions, ou points remarquables, dont se compose l’univers.
Ainsi, Tarde ne dit bien entendu pas que l’univers est une représentation mais qu’il
« est composé d’âmes autres que la mienne, au fond semblables à la mienne » 21.
Ce psychomorphisme universel 22 n’est donc pas une négation de la matière,
laquelle devient un effet parmi d’autres des actions de l’âme ; il s’oppose simple-
ment à toute forme de matérialisme qui affirmerait que les principes dynamiques
seraient à l’image de la matière et en dériveraient. La matière y apparaît comme
un effet, une phase, ou encore un mode de regroupement à l’intérieur de la mul-
tiplicité des actions spirituelles qui agissent les unes sur les autres.

16. A. N. WHITEHEAD, Procès et réalité. Essai de cosmologie, trad. fr. D. Janicaud et M. Elie,
Paris, Gallimard, 1995, p. 69.
17. G. TARDE, Monadologie et sociologie, p. 43-44.
18. Ibid., p. 44.
19. Ibid., p. 44.
20. Ibid., p. 55.
21. Ibid., p. 44.
22. Le panpsychisme de Tarde n’est pas sans relation avec le spiritualisme de Bergson. Voir à
ce sujet l’excellent ouvrage de P. MONTEBELLO, L’Autre métaphysique. Essai sur la philosophie de
la nature : Ravaisson, Tarde, Nietzsche et Bergson, Paris, Desclée de Brouwer, 2003.
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Bien que Tarde ne s’engage pas dans la mise en cohérence de ces éléments,
nous pouvons cependant tenter d’en dégager trois principes fondamentaux pour
cette métaphysique des possessions qui nous intéresse : 1. Le processus de
dissolution, dont nous avons retracé le mouvement, permet de soustraire la
possession à toute réalité qui lui serait antérieure et dont elle dépendrait, c’est-
à-dire à toute ontologie première. Au-delà de l’activité possessive, il n’y a rien
qu’un « pur néant » ; 2. Cette activité possessive est un principe d’individua-
tion 23 qui vaut pour tous les êtres ; elle signifie que cette action est à la fois ce
qu’il y a de plus commun aux êtres (fait universel) et ce qui définit leur différence
(les modes de la possession) ; 3. L’activité possessive ne doit pas être confondue
avec l’activité de prise de possession d’un objet par un sujet, ce qui entraînerait
une réduction des dynamiques de possession à des rapports uniquement de
pouvoir. Ce qui distingue ici la possession du pouvoir, c’est le caractère géné-
tique et individuant de la possession : le sujet s’individue parallèlement à l’objet
à l’intérieur d’un espace dynamique plus large et plus microscopique qu’ils
viendront provisoirement occuper. Au « pouvoir sur » qui implique le plus
souvent des entités préexistantes, dont la genèse est déplacée en amont, et un
rapport de domination, il s’agit d’opposer des dynamiques d’activités imper-
ceptibles qui portent sur d’autres activités et qui par leurs relations et leurs
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tensions donnent naissance à des individus. Là où la question du pouvoir pré-
suppose une réalité donnée en droit, la possession est inséparable de processus
d’individuation, de l’émergence d’individus à partir d’une réalité littéralement
« pré-individuelle » 24.

LES PUISSANCES DE LA POSSESSION

Ces principes étant dégagés, nous pouvons approfondir la question et deman-


der : qu’est-ce qu’une activité possessive ? Le monisme de Tarde nous oblige
à poser la question au niveau des seules réalités « existantes », c’est-à-dire les
âmes. Ce sont des « âmes » qui possèdent et qui sont « possédées » ; ce sont
elles qui forment ces dynamiques de la possession à l’origine des sociétés. Mais
on comprendrait très mal ce panpsychisme de Tarde si on l’interprétait comme
la résurgence d’une forme de substantialisme spiritualiste ou religieux. Le terme
« âme » a chez lui un sens exclusivement technique ; il définit, selon l’interpré-

23. La pensée de Tarde partage avec celle de Simondon un certain nombre de caractéristiques
remarquables. Voir à ce sujet, M. COMBES, Simondon : individu et collectivité, Paris, Presses Uni-
versitaires de France, 1999.
24. Nous reprenons l’expression à G. SIMONDON, L’Individuation à la lumière des notions de
forme et d’information, Paris, Jérôme Millon, 2005.
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tation que nous voudrions en donner ici, le point d’intersection entre deux
forces possessives : la croyance et le désir.
Tarde s’est très tôt intéressé à ces deux « forces de l’âme » dans lesquelles
il voyait la source de tous les phénomènes psychologiques et sociaux. Dans son
premier article philosophique, « La croyance et le désir », publié en 1880, il
écrit déjà : « Au fond des phénomènes internes, quels qu’ils soient, l’analyse
poussée à bout ne découvre jamais que trois termes irréductibles, la croyance,
le désir, et leur point d’application, le sentir pur » 25, et il ajoute : « Les deux
premiers termes sont les formes ou forces innées et constitutives du sujet » 26.
Ainsi, elles apparaissent comme les forces originaires de toutes les facultés
– mémoire, perception, imagination – et qui, par leurs compositions et relations,
produisent les formes plus complexes de l’expérience du sujet. Elles ne se
limitent d’ailleurs pas à la constitution du sujet mais se déploient à l’extérieur,
dans les relations entre les sujets, et deviennent, par complexification croissante,
le « ciment » des sociétés :

Peut-on nier que le désir et la croyance soient des forces ? Ne voit-on pas qu’avec
leurs combinaisons réciproques, les passions et les desseins, ils sont les vents perpé-
tuels des tempêtes de l’histoire, les chutes d’eau qui font tourner les moulins des
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politiques ? 27

Mais ces rapports de croyance et de désir, posés prioritairement au niveau psy-


chosocial dans les premiers textes de Tarde, ne peuvent être le paradigme des
formes de la possession car ils présupposent, comme nous l’avons dit précédem-
ment, des rapports de croyance et de désir d’une tout autre dimension, microsco-
piques ou infinitésimales, plus constitutifs, dont ils ne sont le plus souvent que
les manifestations apparentes. Tarde les posait à l’échelle « macroscopique »,
dans son texte « La croyance et le désir », parce que son enquête concernait les
facultés et la constitution du sujet, mais le passage à la monadologie, qui sera
requise pour une analyse technique de l’émergence du sujet et des phénomènes
sociaux, l’oblige à une transformation des concepts de croyance et de désir. Ce
qui l’intéresse, à partir de Monadologie et sociologie, et qui nous concerne donc
principalement, c’est la recherche d’une activité minimale, microscopique, de
connexion entre une croyance et un désir. La différence, comme l’écrivent
Deleuze et Guattari au sujet de Tarde, « n’est nullement entre le social et l’indi-
viduel (ou l’inter-individuel), mais entre le domaine molaire des représentations,

25. G. TARDE, Essais et mélanges sociologiques, Paris, G. Masson, 1900, p. 240.


26. Ibid., p. 240.
27. G. TARDE, Monadologie et sociologie, p. 50.
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Une métaphysique des possessions 455

qu’elles soient collectives ou individuelles, et le domaine moléculaire […] où la


distinction du social et de l’individu perd tout son sens » 28.
Ce point minimal est justement ce que Tarde appelle une âme. On peut dire
à la fois que partout où il y a de l’âme, il y a une connexion entre un désir et
une croyance, et, réciproquement, que tout point de rencontre d’un désir et
d’une croyance est une « âme », c’est-à-dire une micro-variation. Si, dans un
premier temps, lorsque ses enquêtes concernaient les modes de constitution du
sujet, Tarde s’inspirait logiquement de l’empirisme de Hume et de la psycho-
physique de Fechner, c’est plutôt, à nouveau, chez Leibniz qu’il nous faut
chercher les termes techniques dont la croyance et le désir dérivent.
On ne peut qu’être frappé par la ressemblance avec laquelle Leibniz et Tarde
définissent l’âme. Ainsi, Leibniz, dans La monadologie, écrit : « Si nous voulons
appeler Âme tout ce qui a perceptions et appétits […], toutes les substances
simples ou monades créées pourraient être appelées Âmes » 29. L’âme se définit,
pour Leibniz, essentiellement comme un rapport de perceptions et d’appétitions,
et c’est pourquoi elle peut être appliquée à toutes les réalités, et pas uniquement
à la conscience. Or, ces concepts leibniziens sont en correspondance étroite avec
la « croyance » et le « désir » de Tarde 30.
Commençons par le premier terme de cette correspondance : qu’est-ce qu’une
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perception pour Leibniz ? C’est « l’état passager qui enveloppe et représente
une multitude dans l’unité ou dans la substance simple » 31. Percevoir, c’est
« envelopper » une multitude d’autres monades. Le choix du terme « envelop-
per » est ici fondamental pour la reprise qui peut en être faite par Tarde, car il
indique bien que la monade ne fait que recouvrir une multiplicité ; elle se borne
à lier les autres monades à l’intérieur d’une perspective. Mais chaque terme
maintient par ailleurs son existence propre, étant animé de raisons et visant des
fins qui lui appartiennent. En ce sens, très particulier, le concept de croyance
chez Tarde est bien une perception ; c’est la liaison, qui s’opère à l’intérieur
d’une monade, entre les réalités qu’elle recouvre, c’est-à-dire ses possessions.
La croyance en ce sens n’est pas identifiable à un contenu quelconque ; elle est
uniquement une force de liaison, immanente à la monade, de la multiplicité qui
la compose à un moment déterminé.
Venons-en au second terme : qu’est-ce qu’une appétition pour Leibniz ? C’est
« l’action du principe interne qui fait le changement ou le passage d’une per-

28. G. DELEUZE et F. GUATTARI, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Editions de


Minuit, 1980, p. 267.
29. LEIBNIZ, La Monadologie, p. 134.
30. On lira aussi à ce sujet la présentation qu’E. ALLIEZ a faite à l’occasion de la publication
des œuvres de Tarde, reprise dans le volume Monadologie et sociologie, sous le titre « Tarde et le
problème de la constitution ».
31. LEIBNIZ, La Monadologie, p. 129.
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ception à une autre » 32. L’objet de l’appétition est donc la perception, une
perception sans doute encore virtuelle mais qui n’en est pas moins réelle en tant
qu’insistante à l’intérieur de la monade, sans laquelle elle n’aurait aucune exis-
tence ; elle ne serait qu’une abstraction vide de sens. L’appétition n’est pas
générale, elle ne détermine pas une fin commune qui vaudrait pour tous les
êtres et qui définirait par là même une tendance uniforme de l’univers, mais
elle est située à l’intérieur de telle perception en vue de tel changement d’inten-
sité. Tout se passe donc comme si chaque perception était traversée d’une
dimension supérieure, une visée qui lui était immanente mais qui la projetait
au-delà d’elle-même et l’entraînait vers une nouvelle perception. Et certes cet
« appétit ne saurait toujours parvenir entièrement à toute la perception où il
tend, mais il en obtient toujours quelque chose » 33.
Le désir, qui correspond donc à l’appétition, est l’activité possessive de la
monade qui vise à s’en approprier d’autres : « L’action possessive de monade
à monade, d’élément à élément, est le seul rapport vraiment fécond » 34. Une
monade n’existe, selon Tarde, qu’à ce prix ; son activité possessive se confond
avec son être. On ne demandera donc pas les raisons de cette propension de la
monade à s’en approprier d’autres car cela supposerait qu’il y ait des fins
envisageables au-delà de celle que Tarde pose comme ultime : « Tout être veut,
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non pas s’approprier aux autres êtres, mais se les approprier » 35. Le désir
exprime cette avidité, cette tendance à l’expansion, usant d’innombrables
moyens de captures 36, d’alliances provisoires, de séductions, au recouvrement
maximal des autres monades. Les limites de l’expansion de la monade ne sont
jamais internes ; elles proviennent des résistances, limites, déplacements, que
lui imposent les autres monades déjà existantes, elles aussi affairées à étendre
leur propre domination. Elles s’entre-limitent comme elles s’entre-capturent.
C’est donc tout un théâtre microscopique de guerres, de conquêtes, de trahi-
sons et de pacifications qui se joue pour chaque monade et qui ainsi se démul-
tiplie à l’infini. Et de ce point de vue s’impose une distinction radicale entre
Tarde et Leibniz. Car on ne trouvera pas chez Leibniz cette vision de l’avidité
guerrière qui anime la métaphysique de Tarde. Les monades leibniziennes sont
des centres d’expression qui présupposent l’univers, ou encore, comme l’écrit
Deleuze : « Le monde, comme exprimé commun de toutes les monades,

32. Ibid., p. 131.


33. Idem.
34. G. TARDE, Monadologie et sociologie, p. 91.
35. Ibid., p. 89.
36. Cette idée d’une activité « intéressée » et « avide » de la monade peut être rapprochée de la
définition que Whitehead donne de la vie : « qu’elle contribue ou non à l’intérêt général, la vie est
un larcin » (A. N. WHITEHEAD, Procès et réalité, op. cit. p. 190-191).
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préexiste à ses expressions » 37. Certes, l’univers « n’existe pas hors de ce qui
l’exprime, hors des monades elles-mêmes ; mais ces expressions renvoient à
l’exprimé comme au réquisit de leur constitution » 38. Leibniz, en refusant toute
influence des monades, a fait « de chacune d’elles une chambre obscure où
l’univers entiers des autres monades vient se peindre en réduction et sous un
angle spécial » 39. Rien d’étonnant alors au fait que Leibniz soit revenu plus
d’une fois sur la question de la communication des monades pour adopter
finalement l’idée d’un « vinculum substantiale » 40.
Chez Tarde, au contraire, l’univers n’existe qu’au prix de la multitude infinie
de ces conflits au sein desquels les monades « aspirent au plus haut degré de
possession ; de là leur concentration graduelle » 41. Elles composent les unes
avec les autres, influent et se métamorphosent par leurs rencontres. L’indivi-
duation des êtres ne va pas d’un univers à ses expressions (les monades), mais
d’activités possessives à des concentrations graduelles qui donnent naissance
aux formes de plus en plus complexes de l’univers.
Les deux forces tardiennes, croyance et désir, seront susceptibles d’articuler
le plus petit, le plus élémentaire, au plus grand, au plus massif, parce qu’elles
définissent des régimes de possession distincts, mais interdépendants, qu’on
peut caractériser par deux mouvements : contraction et expansion. En même
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temps que la monade s’étend, qu’elle intègre les autres en vue de les dominer,
elle se contracte, jouissant de son existence propre. À chaque désir correspon-
dent de nouvelles croyances et chaque croyance tend à acquérir une plus grande
intensité qui l’entraîne au-delà d’elle-même. La singularité de la monade doit
être située dans ce mouvement par lequel elle fait l’expérience d’elle-même à
partir de l’ensemble de ses possessions actuelles et virtuelles.

GENÈSE ET MODE D’EXISTENCE DES SOCIÉTÉS

Nous pouvons à présent revenir à notre question initiale : en quoi l’introduc-


tion de la monadologie, et des rapports de possession, permet-elle à Tarde de
reconstruire un concept de société qui serait dégagé de ses limites anthropolo-
giques et s’étendrait à toutes les formes d’association, qu’elles soient physiques,

37. G. DELEUZE, Différence et répétition, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, p. 68.
38. Idem.
39. G. TARDE, Monadologie et sociologie, p. 56.
40. Au sujet de la théorie du « vinculum substantiale », voir M. BLONDEL, Une énigme historique.
Le « vinculum substantiale » et l’ébauche d’un réalisme supérieur, Paris, Gabriel Beauchesne, 1930,
A. BOEHM, Le « vinvulum substantiale » chez Leibniz, Paris, Vrin, 1938, et enfin C. FREMONT,
L’Être et la relation, Paris, Vrin, 1981.
41. G. TARDE, Monadologie et sociologie, p. 93.
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biologiques, techniques ou humaines ? Nous avons dit que les monades, par
leurs désirs et leurs croyances réciproques, formaient des « concentrations gra-
duelles » qui déterminaient des ordres d’appartenance qu’on peut lier à des
dynamiques collectives de possession. Des monades, qui ne sont que des fais-
ceaux d’actions possessives, avides d’en posséder d’autres, sont à leur tour
objets de possession et, par cette réciprocité de la possession, elles transforment
des agrégats en sociétés. Elles sont simultanément actives et passives, puissance
de se laisser approprier et de prendre 42. L’émergence des sociétés est à ce prix ;
elle suppose la collaboration active de toutes les monades qui s’engagent, même
dans leurs répulsions et oppositions, à faire exister cet être-collectif qui n’est
autre que la consolidation de leurs liens.
À la question « qu’est-ce qu’une société ? », la réponse de Tarde est d’une
extraordinaire simplicité : c’est « la possession réciproque, sous des formes
extrêmement variées, de tous par chacun » 43. Le concept de société acquiert
une extension inédite qui fait dire à Tarde que « toute chose est une société,
tout phénomène est un fait social » 44. De la matière inerte aux organisations
sociales, nous retrouvons une même logique qui se déploie à des échelles
différentes, et donc à l’intérieur de nouvelles contraintes, de rapports de pos-
sessions réciproques :
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Puisque l’accomplissement de la plus simple fonction sociale, la plus banale, la plus
uniforme depuis des siècles, puisque, par exemple, le mouvement d’ensemble un peu
régulier d’une procession ou d’un régiment exige, nous le savons, tant de leçons
préalables, tant de paroles, tant d’efforts, tant de forces mentales dépensées presque
en pure perte – que ne faut-il donc pas d’énergie mentale, ou quasi mentale, répandue
à flots, pour produire ces manœuvres compliquées des fonctions vitales simultanément
accomplies, non par des milliers, mais par des milliards d’acteurs divers, tous, nous
avons des raisons de le penser, essentiellement égoïstes, tous aussi différents entre
eux que les citoyens d’un vaste empire ! 45

Multiplicité des opérations par lesquelles des êtres avides, désirant, produisent,
par leur rencontre, sous forme de convergences, d’oppositions, d’alliances, les
liens qui les maintiendront, aussi longtemps qu’ils le peuvent, dans une his-
toire commune. La ressemblance entre les monades est d’ailleurs la forme
la plus pauvre de leur appartenance à une même « concentration ». Elles com-
muniquent et se relient plutôt par la disparité de leurs fins et de leurs ten-
dances.

42. Cf. LEIBNIZ, La Monadologie, op. cit., p. 153.


43. G. TARDE, Monadologie et sociologie, p. 85.
44. Ibid., p. 58.
45. Ibid., p. 52.
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Une métaphysique des possessions 459

Ces possessions réciproques ne sont d’ailleurs pas uniquement spatiales, elles


sont aussi, et simultanément, temporelles. On peut regretter que Tarde ne se
soit pas plus expliqué sur ces dimensions temporelles de la possession tant elles
paraissent d’une inestimable fécondité. Cependant, en reprenant ce que nous
avons décrit au sujet du mode d’existence des monades dans leurs relations
réciproques, il nous est possible de retracer ces relations temporelles des mona-
des. Cela se justifie d’autant plus que Tarde semble faire correspondre directe-
ment les relations contemporaines des monades à leur passé à partir du concept
d’imitation : « Il n’y a de proprement social, à vrai dire, que l’imitation des
compatriotes et des ancêtres, dans le sens le plus large du mot » 46. Ainsi les
dynamiques que nous décrivions s’appliquent telles quelles au passé : celui-ci
est à la fois sujet et objet de possessions ; il est ce qui insiste dans les luttes
qui animent les monades et ce qui ne cesse de se transformer selon les dyna-
miques contemporaines. Le théâtre microscopique de guerres, d’alliances, de
mobilisations que nous avons décrit précédemment, nous le trouvons aussi, sous
des formes similaires, dans les relations des monades au passé. Toute possession
d’une monade actuelle par une autre résonne à l’intérieur de tout le passé, mais
selon des importances variables qui vont de la plus simple indifférence à la
transformation complète, non pas directement des événements passés eux-
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mêmes, mais de leur importance et de leur sens. En un mot, les désirs et les
croyances des monades tendent à prolonger leur emprise directement dans ces
deux directions – horizontales (les compatriotes) et verticales (les ancêtres) –
et leurs luttes se jouent sur deux fronts simultanés, profondément imbriqués.
Cette définition des sociétés – l’activité mutuelle de possession – est plutôt
de l’ordre d’une fiction métaphysique dans la mesure où elle ne prend en
considération que la relation minimale d’une monade individuelle à une autre.
Une telle fiction se justifie dans la mesure où ce qui doit être mis en évidence
c’est le minimum requis pour que nous puissions parler d’une société. Mais les
sociétés telles que nous les connaissons, c’est-à-dire, pour Tarde, les rochers,
les cellules d’un organisme, le corps des individus, les institutions politiques et
religieuses, sont des sociétés enchevêtrées, traversées d’une multiplicité d’autres
sociétés. Les rapports que nous connaissons ne sont pas ceux que décrit la scène
monadique mais ceux qui s’établissent entre des monades déjà engagées à
l’intérieur de rapports collectifs, d’agencements complexes, qui en rencontrent
d’autres.
Comment passe-t-on de ces possessions individuelles à ces grands ensembles
massifs composés d’un nombre incalculable « d’acteurs divers » que sont une

46. Ibid., p. 81.


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cellule, une procession ou un régiment ? Tarde l’explique par des concentrations


graduelles qui forment de véritables êtres substantiels :

Tout rapport harmonieux, profond et intime entre éléments naturels devient créateur
d’un élément nouveau et supérieur, qui collabore à son tour à la création d’un élément
autre et plus élevé ; à chaque degré de l’échelle des complications phénoménales de
l’atome au moi, en passant par la molécule de plus en plus complexe, par la cellule
ou la plastidule d’Hoeckel, par l’organe et enfin par l’organisme, on compte autant
d’êtres nouveaux créés que d’unités nouvelles apparues 47.

La possession mutuelle fait émerger une « harmonie » qui, contrairement à


Leibniz, n’est pas préétablie mais émergente et qui, comme tout être, se trouve
engagée dans de nouveaux rapports de désir et de croyance à un niveau supérieur.
Ce niveau n’est ni réductible à une fin quelconque à laquelle tendraient les
entités qui en font parties, ni à ses composantes. Il a littéralement une subsistance
propre et forme à présent, par ses nouvelles interactions avec les autres sociétés,
le milieu 48 auquel les monades qui lui ont donné naissance seront attachées.
Les objets techniques manifestent ces processus en toute clarté : « L’invention
du fer, l’invention de la force motrice de la vapeur, l’invention du piston,
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l’invention du rail : autant d’inventions qui paraissent étrangères les unes aux
autres et qui se sont solidarisées dans celle de la locomotive » 49. On peut appeler
ces processus, en reprenant une expression de G. Simondon, des processus de
concrétisation 50 par lequel la locomotive devient une nouvelle harmonie qui
maintient ensemble le fer, le piston, la machine à vapeur, elle-même engagée
dans de nouvelles relations, au rail, au système de navigation, aux marchandises
et aux passagers, qui formeront, selon des voies particulières, leur nouveau
milieu d’existence. On retrouve au niveau des sociétés les mêmes forces que
celles qui animent les monades : elles sont traversées de « croyance » (conso-
lidation) et de désir (amplification de son mouvement), « tendance incessante
des petites harmonies intérieures à s’extérioriser et à s’amplifier progressive-
ment » 51.

Didier DEBAISE
Université Libre de Bruxelles

47. G. TARDE, Monadologie et sociologie, p. 67-68.


48. G. TARDE, Les Lois sociales, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1999, p. 109.
49. Ibid., p. 122.
50. Cf. G. SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier-Montaigne,
1969.
51. G. TARDE, Les Lois sociales, p. 107.

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