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DES MÊMES AUTEURS


BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

Chapitre 1
1. L’« affaire » Heidegger

2. À propos des usages du mot « juif »

3. À propos du nazisme

4. Prose planétaire dans la province allemande

5. Les femmes de Heidegger

6. Manœuvres et carrière

7. Couples de France et d’Allemagne

8. La transfiguration langagière

« Ouvertures »
Collection dirigée par
Alain Badiou et Barbara Cassin

3
© Librairie Arthème Fayard, 2010.
978-2-213-65991-6

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DES MÊMES AUTEURS
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

Alain Badiou

Conditions, Seuil, 1992.


Court traité d’ontologie transitoire, Seuil, 1998.
La philosophie et l’événement, Germina, 2010.

Barbara Cassin

La Décision du sens, avec Michel Narcy, Vrin, 1989.


L’Effet sophistique, Gallimard, 1995.
Parménide, Sur la nature ou sur l’étant. Le grec, langue de l’être ?, Seuil,
coll. « Points-bilingues », 1998.
Voir Hélène en toute femme. D’Homère à Lacan, illustrations de
M. Matieu, Les Empêcheurs de penser en rond, 2000.
Ontologie et politique. Hannah Arendt (en coll.), Tierce, 1989 (repr.
Politique et pensée. Colloque Hannah Arendt, Payot, coll. « Petite
Bibliothèque Payot », 1996).
Vocabulaire européen des philosophies, Dictionnaire des intraduisibles
(dir.), Seuil-Le Robert, 2004.

Alain Badiou et Barbara Cassin, à paraître

Il n’y a pas de rapport sexuel. Deux leçons sur « L’Étourdit » de Lacan,


Fayard, 2010.

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© Éditions du Seuil, 2007, pour les citations tirées de
Martin Heidegger, « Ma chère petite âme ».
Lettres à sa femme Elfride, 1915-1970.
Ouvertures

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1. L’« affaire » Heidegger

Heidegger est l’objet, ou l’enjeu, singulièrement en France, d’une


polémique permanente, dont le centre de gravité est évidemment la relation
que l’on peut supposer entre les travaux philosophiques qui ont fait du nom
propre « Heidegger » une référence fondamentale de tout le XXe siècle
intellectuel, et les engagements idéologiques et institutionnels qui, en tout
cas au début des années trente, voire jusqu’à la fin de la guerre, ont apparié
ce même nom propre à la politique national- socialiste et/ou à l’État nazi,
sans qu’en outre le philosophe s’en soit courageusement expliqué, quelle
que fût sa conviction secrète, dans les années qui suivirent.
Cette polémique serait restée à un niveau élémentaire, comme ce fut
longtemps le cas, si elle avait seulement constaté qu’un philosophe, si grand
soit-il, peut se tromper du tout au tout dans des domaines dont on sait bien
que le réel n’est pas réductible au concept que le philosophe en propose.
Relever dans toute l’histoire de la philosophie une sorte de bêtisier des
certitudes falsifiables et des engagements douteux n’est pas difficile. Quand
on se souvient de ce que disent Rousseau, Kant ou Auguste Comte des
femmes, Hegel et tant d’autres des Africains, Leibniz ou Fichte des
Allemands, Descartes ou Malebranche de la physique des solides, Aristote
des esclaves, Platon de la poésie épique ou lyrique, Schopenhauer ou saint
Thomas d’Aquin de la sexualité, on ne demande plus à aucun philosophe
d’être présentable sur tous les sujets. Ce qui signifie seulement que la
philosophie est une activité singulière, dont le rapport inévitable à une sorte
de désir encyclopédique est aussi le lieu privilégié d’une errance.
Cette polémique aurait pu aussi rester en quelque sorte bordée par des
considérations métapolitiques dont le noyau est le rapport difficile entre
l’action politique et la catégorie philosophique de vérité, ou d’absolu. La
philosophie, dans son cours principal, construisant son concept de vérité
comme antinomique aux opinions, n’admet pas facilement que la politique
veuille se mouvoir dans la complète liberté desdites opinions et prétende
ainsi se soustraire à l’autorité du Vrai, et donc à celle de la philosophie. Ce
qui conduit à la remarque bien connue que fait Hannah Arendt en 1969, au

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moment même où elle dit publiquement son extrême admiration pour
Heidegger : « Le penchant au tyrannique peut se constater dans les théories
de presque tous les grands penseurs. » Cette remarque met Heidegger dans
le même sac que Platon, ce qui est loin, même aux yeux de Hannah Arendt,
d’être seulement une condamnation : « Platon comme Heidegger, alors
qu’ils s’engageaient dans les affaires humaines, ont eu recours aux tyrans et
aux dictateurs », écrit-elle encore, jugeant à bon droit ce recours
« scandaleux », mais y voyant par là même la confirmation, par voie
négative, de ce que Heidegger appartient bien à la succession des « grands
penseurs ». Ces grands penseurs, dit en substance Hannah Arendt – à
l’exception des sceptiques et de Kant, ce sceptique subtilement déguisé –,
feraient mieux de s’abstenir de tout engagement « dans les affaires
humaines », où règne non la vérité absolue, mais le jugement, toujours
relatif à la diversité de l’être-ensemble. En tout cas, ce n’est pas de son
retrait dans la pensée et de l’œuvre capitale qui en résulte, de sa « vie
contemplative », que Heidegger peut être déclaré coupable, mais seulement
de ce qu’il a cru devoir enrober dans une phraséologie, où il compromettait
certains de ses concepts, sa fascination circonstancielle pour l’action et le
pouvoir, lors même que l’occasion de cet engagement était visiblement
criminelle.

Controverse locale 1

– Barbara Cassin se demande si « circonstancielle » ne devrait pas être


remplacé ici par « essentielle », dès lors qu’aucun « grand penseur » ne
consent à s’abstenir de l’impossible syntagme de « philosophie
politique ». Il faudrait différencier l’idée « les grands penseurs ne sont, et
c’est très normal, pas présentables sur tous les sujets » d’une autre idée,
qui est sans doute celle de Hannah Arendt, et qui se dirait « aucun grand
penseur ne peut être politiquement présentable », à raison justement de ce
que les catégories de la « vie contemplative » sont radicalement
inadéquates dans l’action politique. L’exception pour elle serait au moins
autant Aristote que Kant. Est-ce que cette exception confirme la règle ?
Ou établit-elle qu’il y a des grands penseurs qui sont aussi des grands
penseurs politiques parce que doués de jugement et de goût ? Il s’agit ici

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du même partage que celui établi par Aristote à l’occasion de Thalès : il
est sophos mais non phronimos, sage-savant mais non prudent, lorsqu’il
afferme tous les pressoirs et instaure le premier capitalisme des
accapareurs. À ceci près que la fortune faite alors par Thalès ne prend
sens qu’en réponse au rire de la servante thrace qui s’est moquée de lui
lorsque, observant les étoiles pour prévoir le temps, le philosophe est
tombé dans le puits. Thalès veut lui prouver (c’est une « epideixis », une
performance autant qu’une démonstration) que la météorologie, partie de
la sophia, permet de se faire du blé, à condition qu’on le veuille, ce dont
le philosophe prudent et ainsi vraiment sage ne se soucie pas. Un homme
digne de ce nom doit être phronimos pour Arendt comme pour Aristote. Et
la sophia du penseur, quand il s’implique dans les affaires du monde, est
comme telle, et à elle seule, dépourvue de prudence et de sagesse
pratique.
– Alain Badiou admet avec Barbara Cassin que le syntagme
« philosophie politique » est intenable, mais pour des raisons opposées.
La politique, si elle n’est pas réductible à la gestion des affaires, est par
elle-même une procédure de vérité, portant sur les capacités de l’action
collective et organisée, et n’a à ce titre nul besoin de la philosophie (pas
plus que n’en ont besoin, par exemple, la physique nucléaire,
l’abstraction lyrique ou la poésie amoureuse pré-islamique). Le rapport
de la philosophie à la politique ne conduit nullement à une « philosophie
politique », mais à un renouvellement, sous condition de l’existence
(toujours problématique, et en tout cas rare) de séquences politiques, de
certains concepts philosophiques, notamment ceux qui gravitent autour
du rapport entre « vérité » et « multiplicité », dans la médiation de
l’existence d’un Sujet collectif. Et il ne s’agit aucunement de « jugement »
ou de « goût », pas plus du reste qu’il n’en est question dans la politique
proprement dite, laquelle relève de protocoles de décision et
d’organisation, dont le personnage principal n’est certes pas le
spectateur, mais le militant. Que le philosophe, quand il se « mêle des
affaires du monde », comme dit Hannah Arendt, soit comme tout le monde,
c’est l’évidence. Demande-t-on à un philosophe qui parle de poésie d’être
un bon poète, ou même, s’il parle de mathématiques, d’être un
mathématicien de premier ordre ? L’engagement proprement politique de

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Heidegger, si on le mesure à ce qu’est sa philosophie, fut donc
« circonstanciel ». Pour Hannah Arendt elle-même, remarquons-le, ce type
d’engagement demeure essentiellement distinct du « retrait » où sont
médités les concepts philosophiques. On constate du reste, s’agissant de
Heidegger, que les constituants de sa philosophie fondamentale existent
bien avant son militantisme nazi et ne peuvent donc en dériver de manière
« essentielle ». La façon dont Kant ou Aristote traitent la politique est
bien plus proche, hélas pour eux, d’une « philosophie politique »,
pragmatique, confortable, inessentielle en effet, et réduite par
impuissance au seul « jugement », de ce qu’elle est centrée sur l’idée
narcissique « ce qui est bien, c’est la classe moyenne », classe qui ne
dispose jamais d’une capacité politique autonome. Tout autre est la vision
philosophique (tout court) qui organise le rapport rétroactif à la politique
de Platon, qui n’a souci que de perfectionner son concept de l’Idée ; de
Hegel, à la recherche d’une dialectique de la totalité, ou de Heidegger,
qui reconstruit philosophiquement l’Histoire, y compris l’histoire des
politiques, comme l’historial de l’être.
– Barbara Cassin refusera mordicus de défausser Heidegger de son
nazisme, via une indulgence arendtienne susceptible d’équivoque, sur le
compte de la philosophie comprise comme politiquement impertinente par
essence. Mais que la philosophie se constitue d’une manière ou d’une
autre en métalangage du politique, que l’ontologie (l’Être, la Vérité),
comme d’ailleurs l’éthique (le Bien), prétendent déterminer la politique,
bref que l’on doive considérer la politique dans la perspective de la
vérité, voilà ce qui, comme à Arendt, lui paraît redoutable. Redoutable, de
Platon à Heidegger et à Badiou. C’est pourquoi Alain Badiou a
évidemment tout à fait raison de souligner que la dérivation, dans le cas
générique de Heidegger, ne saurait partir du politique et qu’elle était là
avant tout nazisme : Heidegger tient (et cela s’applique à lui-même
mutadis mutandis) que c’est seulement parce que les Grecs sont un peuple
essentiellement apolitique, à savoir un peuple lié à l’être, qu’ils ont pu et
dû en venir à fonder la polis. Or, d’une part, c’est faux – Homère, la
tragédie, la sophistique et jusqu’à la définition aristotélicienne de
l’homme comme animal doué de logos le prouvent chacun à leur manière.
D’autre part, c’est dangereux et elle n’a aucune envie de croire que là où

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est le danger croît aussi ce qui sauve. C’est pourquoi elle maintient qu’à
ses yeux le problème n’est pas le militant, mais le philosophe militant.

En France singulièrement, la polémique autour de Heidegger n’a pu se


tenir dans le genre de limites raisonnables qu’implique ce type de
discussion, normée en définitive par une séparation assumée entre
philosophie et politique. Nous ne pouvons ici donner toutes les raisons de
cette « exception française », comme toujours peu reluisante. Une chose est
cependant bien claire : toute la création philosophique française entre les
années trente et les années soixante-dix du dernier siècle, création dont on
peut dire sans exagération qu’elle a été mondialement reconnue et parfois
dominante, a entretenu un rapport essentiel, fût-il critique, avec l’entreprise
de Heidegger. Il suffit, pour s’en tenir aux morts, de nommer Sartre,
Merleau-Ponty, Lautman, Derrida, Foucault, Lacan, Nancy, Lacoue-Labarthe
(à Deleuze près, ce qui donne en effet à penser), pour qu’on comprenne de
quoi il s’agit. S’en prendre avec la plus extrême violence à Heidegger c’est
aussi, et même surtout, régler des comptes avec cette glorieuse séquence
philosophique, qui fut le moment d’une relation forte entre le travail
conceptuel et la politique révolutionnaire sous toutes ses formes. Il y a un
côté revanchard médiocre, allié comme souvent à une pulsion réactionnaire,
dans la délectation que trouvent certains à dénicher les bassesses du
penseur. Toujours est-il que, chez nous, la polémique a peu à peu figé
comme seuls pertinents ses bords extrêmes. D’un côté, ceux qui, installés
dans le culte du penseur, nient catégoriquement que quoi que ce soit, dans sa
vie pas plus que dans sa philosophie, ait entretenu un rapport quelconque
avec le nazisme. De l’autre, ceux pour qui Heidegger a été de part en part un
idéologue du nazisme, voire l’inspirateur, aussi actif que secret, de ses pires
aspects, et aux yeux de qui il est du coup totalement discrédité comme
philosophe et doit être retiré des programmes dans tous les pays
démocratiques. Nommons, pour faire comprendre ce dont il s’agit, l’avocat
inconditionnel François Fédier et le procureur impitoyable Emmanuel Faye.
On notera le traditionnel point commun, que les lois de la dialectique
imposent toujours de discerner entre deux positions extrêmes, à savoir une
caractérisation indivisible de l’objet du litige. Pour les uns, c’est

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nécessairement en sa totalité que le penseur surplombe son siècle et ne
saurait donc avoir trempé dans ce que son temps avait soit de misérable,
soit de criminel. Pour les autres, c’est aussi en sa totalité que le Nazi a
corrompu de part en part sa prétention philosophique. Emmanuel Faye ne
considère-t-il pas que l’on peut définir l’opération de Heidegger comme
« l’introduction du nazisme dans la philosophie » ? Un peu comme si l’on
définissait Platon comme l’introduction dans la philosophie d’un fascisme
sicilien. Ce qui, soit dit en passant, est à peu près la position de Popper.

Controverse locale 2

– Barbara Cassin pose alors la question : fascisme sicilien ou


philosophe-roi ? Nazisme ou histoire du sens de l’être (donc Gelassenheit,
sérénité invasive du berger existentiel, et Selbstbehauptung, auto-
affirmation, de l’Université allemande) ; quel est, par exemple, le vrai
reproche d’Arendt ? Il ne faudrait pas que ce soit nous qui nous
retrouvions en position de valet de chambre. Il nous faut, il est vrai,
considérer chaque philosophe ou penseur comme singulièrement fractal.
Mais si on l’englobe sous le regard de l’Un, il faut le prendre alors en
considération de son plus grand Un, et prêter aux critiques la possibilité
qu’il en soit ainsi.
– Alain Badiou remarque que Hannah Arendt elle-même parle de
l’intervention de Platon (ou de Heidegger) dans les « affaires du monde »,
et se réfère donc à des circonstances précises, dont la nature est à ses
propres yeux hétérogène à tout ce que commande le « retrait » du
philosophe. Elle maintient que tout ce dont Heidegger (ou Platon) a été
capable dans l’élément de ce retrait a été décisif pour l’histoire de la
pensée. Heidegger reste à ses yeux le penseur-clef du XXe siècle. Il n’est
donc pas conforme à la vision d’Arendt de trouver dans tous les concepts
de Heidegger des traces, voire des preuves ou des reflets, de son
engagement empirique dans le nazisme. De même, entre l’éducation des
gardiens, figure du communisme de l’Idée, ou celle de la philosophie
comme forme subjective appropriée à une collectivité digne de ce nom
(c’est-à-dire délivrée du principe d’intérêt) d’une part, et la tentative de
devenir en Sicile le conseiller intellectuel de celui que l’on espère

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pouvoir devenir un despote éclairé d’autre part, il n’y a pas de transition
naturelle ni de déduction qui tienne. C’est comme si l’on cherchait dans
les concepts de Diderot de quoi (re)penser ses coquetteries avec la
Grande Catherine, et que l’on finissait par conclure qu’il a été un
philosophe du servage. Si la politique active est intrinsèquement distincte
de la philosophie conceptuelle, axiome en apparence commun à Arendt et
à Badiou1, ce sont les jugements du type « les grands penseurs ne sont pas
politiquement présentables » qui relèvent de la « philosophie politique »,
puisqu’ils prétendent qualifier à partir de l’être-philosophe un
comportement politique.

Ce principe d’indivisibilité caractérise toujours l’extrémisme, parce qu’il


fait fusionner l’Un et le Tout : l’unité de la pensée de Heidegger doit être
identique au tout de ses écrits, pensées, foucades, actions et déclarations. Il
suffit alors d’isoler un point du Tout pour représenter cette unité, puisqu’elle
est omniprésente. De ce fait, pour les uns, l’évidente importance et grandeur
de tel ou tel texte rend impossible la prise en compte de quelques bêtises et
de quelques horreurs, et, pour les autres, la candidature au rectorat sous les
nazis et quelques déclarations antisémites vulgaires rendent impossible
l’appréciation de la nouveauté et de la puissance des thèmes fondamentaux
de l’œuvre philosophique.
Il est vrai qu’il est assez souvent nécessaire de rappeler aux philosophes,
emportés par un élan spéculatif par ailleurs légitime, et même essentiel, que
l’Un de leur pensée n’est pas identique au Tout des vérités possibles.
Raison de plus pour ne pas juger leur œuvre à partir de l’équation Un =
Tout, laquelle organise le conflit dévastateur et sans issue de deux
extrémismes, celui de la dévotion et celui de la destruction.
Barbara Cassin et Alain Badiou, quant à eux, ont toujours pensé que cette
gigantomachie était mal centrée.
On voudra bien considérer que leurs positions respectives dans le champ
philosophique donnent du poids au fait que, sur cette question, ils soient du
même avis. On ne peut en effet guère imaginer positions plus opposées, au
moins en apparence, que celle d’un homme, bâtisseur de système qui a en
vue une sorte de platonisme contemporain, et celle d’une femme, inspirée

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par les formes les plus subtiles du pragmatisme langagier, qui a redonné aux
sophistes grecs toute leur importance dans la genèse de notre modernité. On
ajoutera que l’homme se tient fermement dans l’héritage des classiques de la
révolution communiste, tandis que la femme explore les possibilités neuves
d’une démocratie du multiple. Même sur la place de Heidegger, ils
divergent : l’une ayant assisté aux derniers séminaires, acceptant certains
motifs de la déconstruction de la métaphysique, et visant au fond à une
supplémentation subversive, par l’héritage de Gorgias, du Heidegger enté
sur Parménide ; l’autre depuis toujours distant, puisque convaincu que l’on
peut et que l’on doit continuer la métaphysique, mais affirmant aussi bien
que Heidegger est le plus grand philosophe du XXe siècle, et partageant tant
le souci d’une pensée de l’être que son hostilité aux sophistes.
On pourrait dire pour faire court que Badiou tient sur l’ontologie, ou
pensée de l’être, et que Cassin tient sur ce qu’elle a nommé logologie, ou
pensée des actions et performances langagières.
Eh bien, dans ces conditions paradoxales, Badiou et Cassin pensent la
même chose quant à l’« affaire Heidegger ».

Controverse locale 3

– Barbara Cassin pense alors : Toi seul (Alain) peut nommer ainsi
Badiou et Cassin, bien sûr pas moi, car j’écris comme une femme et ne
sais pas tenir un discours de maître, en général. Peut-être cela mérite-t-il
une note ou une remarque introductive sur l’emplacement de nos quatre
mains ?
– Alain Badiou : On accordera à Lacan que dans la typologie des
discours, celui de l’hystérique (qui demande du savoir et du même
mouvement en récuse l’autorité pour le pousser au-delà) semble se
superposer plus facilement à une position féminine que celui du maître,
qui instaure de sa propre autorité un signifiant fondamental et entend en
assurer la prise sur toutes ses conséquences. La « masculinité »
spéculative est alors vulnérable au dogmatisme, cependant que la
« féminité », critique et performative, est vulnérable au tourbillon des
jugements infondés. Je tiens bien entendu que, dans les circonstances

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présentes, c’est sur les vérités, leur existence, leurs conséquences, qu’il
faut tenir, au vu de ce que la circulation et la communication des opinions
font du plus essentiel de nos fétiches intellectuels, la « liberté
d’opinion », le haut lieu du néant. Dire « Cassin et Badiou affirment que »
tranche en effet par une certaine hauteur sur l’amical, sur le convivial,
sur le modeste « Barbara Cassin et son ami et collègue Alain Badiou
soutiendraient volontiers, avec d’autres, et en imaginant aisément que
l’on puisse soutenir le contraire, le point de vue selon lequel… ».

Leur position, au fond très simple, est qu’il faut accepter le paradoxe
suivant : oui, Heidegger a été un nazi, pas un nazi de première importance,
un nazi ordinaire, un petit-bourgeois nazi de province. Oui, Heidegger est
sans aucun doute un des philosophes les plus importants du XXe siècle.
C’est dans cette vision des choses que Barbara Cassin et Alain Badiou
ont publié en 2007 aux éditions du Seuil, dans la collection « L’Ordre
philosophique » qu’alors ils dirigeaient, les lettres de Heidegger à sa
femme, celles du moins qui, à l’intérieur d’une probable première sélection
faite par les époux, avaient été publiées par leur petite-fille, Gertrud
Heidegger.
Ils écrivirent alors pour cette publication une préface titrée : « De la
corrélation créatrice entre le Grand et le Petit », où il traitaient non
seulement du paradoxe du grand philosophe égaré dans le nazisme, mais
aussi d’un aspect très frappant de cette correspondance, à savoir le rapport
du même grand philosophe aux femmes. À sa femme Elfride, naturellement,
mais aussi à bien d’autres dont au cours de sa longue vie il avait été
l’amant. On avait là une figure de couple tourmenté et indestructible, qui
donnait comme une réplique provinciale et allemande au couple Sartre-
Beauvoir, français et parisien.
Après divers épisodes juridiques, cette préface a été interdite, à la
requête des ayants droit de Heidegger, et les volumes de la correspondance
qui la comportaient et qui étaient encore en circulation ont été pilonnés.
La préface, à la différence de la correspondance, nous appartient. Nous
avons décidé de la republier, augmentée et amendée, car notre position sur
l’« affaire Heidegger », et plus généralement sur les rapports entre la vie

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finie des philosophes et l’infini latent de leur pensée, encore très
minoritaire, ne saurait accepter, venant soit de l’une ou l’autre des positions
installées, soit de la vieille alliance entre la famille et la propriété, ce genre
de censure.
Ce qui suit est donc le déploiement de notre ancienne préface.

2. À propos des usages du mot « juif »

Compte tenu du cours des choses, que nous venons de rappeler, en


France, il se pourrait que nombre de lecteurs entrent dans la lecture des
lettres de Heidegger à sa femme armés d’une unique question, dans le
genre : « Voyons s’il y a là-dedans du nazisme et de l’antisémitisme. » Et
d’autant plus que la destinataire des lettres, Elfride, la femme du grand
homme, a la réputation – justifiée – d’avoir toujours estimé Hitler et
méprisé les Juifs.
Cette entrée se révélera décevante, pour deux raisons.
La première, factuelle, est que peu de choses dans ce dossier épistolaire
témoignent de sa pertinence. Ni en ce qui concerne les usages du mot
« juif », ni en ce qui concerne l’engagement nazi, on ne trouve dans ces
lettres de quoi renverser les opinions établies.
Commençons par l’antisémitisme.
Une précaution de portée générale : le volume publié ne contient qu’un
septième environ des quelque mille lettres et cartes écrites entre 1915 et
1970. Nous proposons que l’on croie ce que dit Gertrud, la petite-fille
d’Elfride, quand elle explique les principes de sa sélection, puisque
sélection il y a : « Pour couper court à toute spéculation, j’ai intégré au livre
toutes les lettres de la période allant de 1933 à 1938. Ont été cités en outre
tous les propos antisémites ou politiques en rapport avec le national-
socialisme – ils sont finalement peu nombreux2 » (p. 36). Silence donc sur
l’« escalade des persécutions contre les Juifs » (p. 265) dans les lettres
conservées. Mais évidemment très peu de lettres conservées : neuf
entre 1933 et 1938, alors que Heidegger n’était pas souvent chez lui.
« Savoir si elles ont été perdues ou détruites et, dans ce dernier cas, par qui
et quand, n’est aujourd’hui plus possible », dit Gertrud (p. 35). C’est

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seulement très vraisemblable – qu’elles ont été détruites, et en commune
intelligence.
On sait en effet qu’une partie de l’activité de Heidegger après la guerre a
consisté à organiser une défense complexe de ce qu’avaient été son ou plutôt
ses attitudes pendant la guerre, défense qui comportait évidemment une part
significative de dissimulation, en même temps que des remaniements, sans
aucun doute médités et assumés, de sa pensée fondamentale. Va-t-on le lui
reprocher ? Cet homme, rappelons-le, n’est pas passé au travers des
procédures de « dénazification » mises en place en 1945 par les occupants
alliés. Il a été jugé, il a été condamné. Après quoi il a patiemment repris le
dessus, reconstruit sa réputation, avec l’aide constante de nombreux « amis
français », comme il disait, et à coup sûr celle de son épouse, dont on peut
supposer qu’à l’accompagner dans cette sévère expérience elle a consolidé
ses positions face à l’invasion féminine que le côté coureur de jupons du
Penseur rendait à tout moment menaçante. Heidegger a ainsi tenté de
reconstruire sa réputation sans avoir à produire un reniement explicite de
ses positions successives, ce qui était un exercice redoutable, qu’il a
conduit avec habileté et persévérance. On peut évidemment dire qu’on
aurait préféré moins de cautèle et plus de face-à-face avec l’histoire réelle
du crime. Mais on peut aussi penser, comme Spinoza – c’est un de ses plus
brillants théorèmes – et contre l’ambiance moralisante stupide qui s’est
installée partout, avec des chefs d’État prononçant des « pardons » à la
chaîne qui ne leur coûtent rien, et des « mémoires » officiellement
entretenues, que « le repentir n’est pas une vertu ».

Controverse locale 4

– Barbara Cassin se souvient alors… Souvenir de train : en allant à


l’enterrement de Char, rencontre avec Vidal- Naquet, disant que la seule
chose qu’il ne comprenait/n’aimait pas, c’était le rapport de Char avec
un Heidegger sans rétractation. Je lui répondais alors que le non-
reniement était pour moi le seul geste vraiment « bel et bon » de
Heidegger. Rien dans sa pensée n’avait changé (la Kehre n’est pas un
tournant de cet ordre ou sur ce point, bien au contraire) qui lui permît de
changer de position politique, et c’est cela qu’il reconnaissait en ne se

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repentant pas. Sa pensée est telle que possiblement nazie demain encore.
Pas plus inconséquent en cela que Platon ou Nietzsche, et très conséquent
dans sa fin de non-recevoir à Celan.
Les souvenirs s’appelant, elle évoque encore celui-ci : le côte-à-côte
des charpentes, voix et mots de Char et de Heidegger, comme des
grandeurs (et des boursouflures) inverses. Char colossal et sonore,
Heidegger à petite solennité fascinante, avec sémantèmes à tremblement
d’autant plus considérable qu’ils étaient traduits. Un autre rapport en
chacun du grand et du petit, à saisir dans leurs métaphores pour décrire
leur commun partage poésie-pensée. Deux alpinistes à grands signaux sur
des sommets qui se font face, disait Heidegger. Deux prisonniers, chacun
dans un cul-de-basse-fosse, séparés par une geôle occupée, qui se
transmettent par murs épais, trous minuscules et intermédiaire endormi
des signaux tapotés, reprenait Char.
Ne pas répartir en les entendant nazisme et résistance, allemand et
français. Ne pas répartir ? Ne pas répartir !
Réfléchir à ceci : les traductions de Heidegger. Quel allemand parle-t-
il et quel français lui fait-on parler ? Comment pour Heidegger, le style
c’est l’homme, mais le style traduit, en français, bien plus opaque et
prophétique que le style allemand, sans la bonhomie d’un possible
tonnelier. Heidegger est bien loin de parler la « grande langue
allemande », ne serait-ce que par sa volonté d’inventer un dehors de la
langue académique, celle d’un Cassirer par exemple, qui en hérite. Mais
comment séparer la langue qu’il parle, historialement revendiquée, de la
possibilité du nazisme ? À la différence des dissections de Klemperer, de
la langue paumée lourdingue d’Arendt réfugiée polyglotte (« je me disais,
ce n’est tout de même pas la langue allemande qui est devenue folle »),
des strettes de Celan, et d’Adorno ? Il est très difficile de savoir ce qui
sonne nazi dans l’allemand, dans celui de Heidegger, très difficile de
savoir ce qui vient de la traduction française, une traduction de disciple
et non de germaniste ; une traduction-surenchère, engagée dans la thèse
heideggérienne sur la langue et la traduction, comme si l’allemand était
heideggérien. La traduction de Heidegger n’est-elle pas une réfection non
nazie, pour nous (le Faye qui sommeille en chacun de nous) encore plus
nazie que nazie, comme l’allemand est pour Heidegger encore plus grec

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que le grec ? Cachez ce nazisme que je ne saurais voir, et il éclate au plus
grand jour. Liée au privilège de l’édition de dernière main,
volontairement sans aucun appareil, la traduction pieuse, celle-là même
qui propose pour le discours de rectorat « L’Université allemande envers
et contre tout elle-même », ne peut qu’obliger le Français lecteur ou non
de La Fontaine à faire coïncider Führer et Führer.
– Alain Badiou est en complet désaccord avec cette vision des choses. Il
pense qu’il n’y a jamais eu que rétrospectivement une liaison organique
entre la « grande langue » allemande et le nazisme. C’est une fiction,
objectiviste et langagière à la fois, que d’inscrire le nazisme comme effet
intrinsèque de la langue mise au point par le romantisme allemand. Ne
parlons même pas de Hegel, dont le destin naturel a été la dialectique de
l’émancipation. Il est démontrable que rien n’est plus hétérogène à la
conception politique du national-socialisme que les sentences et les
poèmes de Nietzsche. On remarquera aussi bien que Husserl, dans la
Krisis, parle cette langue, est « historial » pour deux, sans que rien dans
sa pensée et dans sa vie entretienne le moindre rapport avec le nazisme.
Comme toujours, la langue ne détermine pas grand-chose, et, comme le
dit Platon dans le Cratyle : « Nous, philosophes, nous partons de ce qui
existe et non de ce qui se dit. » La translation française de cette langue
supposée coupable, il n’est guère possible de se contenter de dire qu’elle
est non nazie, et donc aussi bien hyper-nazie. Fondamentalement, les
authentiques3 heideggériens français ont été du côté de l’émancipation
universelle, de la Résistance, du communisme antistalinien et de Mai 68,
qu’il s’agisse de Blanchot, de Char, de Lacoue-Labarthe, de Nancy et de
bien d’autres. C’est que la rétroaction d’une grande philosophie sur ses
conditions, notamment sa condition politique, dépend essentiellement de
comment cette philosophie a reconfiguré le concept de vérité dans la
direction de ce qu’imposait son temps. Et cela suppose qu’en définitive
une grande philosophie soit appropriée à ce qui, de ce temps, bâti avec
les singularités de ce temps, n’en a pas moins une valeur universelle.
Mais de l’universalité, dans le nazisme, il n’y a explicitement pas trace.
C’est pourquoi le destin fondamental de Heidegger a été son
appropriation, non pas du tout aux doctrines politiques de la
particularité, du sang et de la race, mais à celles de l’universalité et de

19
l’égalité. Qu’il ne se soit guère reconnu dans cette appropriation est
probable, mais n’a aucune importance philosophique.

C’est en tout cas dans le cadre de cette longue et patiente défensive, de


cette reconstruction, après l’épreuve et le jugement officiel, de soi et du
jugement des autres sur soi, que nous devons arrêter nos suppositions quant
à la disparition de beaucoup de lettres des années 1930. Seuls les
inquisiteurs font parler les silences et les morts. Le fait est que, dans les
lettres que nous avons, les occurrences du mot « juif » sont très peu
nombreuses, très peu singulières, une scansion non démentie jusqu’en 1933.
De l’antisémitisme ordinaire (communistes, accapareurs, magouilleurs)
avec son verso de respect intellectuel – plus intelligents que les
universitaires bon teint, plus cultivés que les nazis –, ce n’est pas difficile.
Le tout sur fond d’hainamoration pour Husserl, évidente mais jamais
explicitement liée à la question. Dès 1916 : « l’enjuivement de notre culture
et de nos universités est assurément effrayant » (p. 82) – et, en conclut en
gros le penseur, la race allemande a besoin de force intérieure pour parvenir
au sommet. En août 1920, à Meßkirch, il faut peut-être faire des provisions :
on dit beaucoup que les juifs achètent des quantités de bétail : « Tout est
submergé de juifs et de margoulins » (p. 157). En octobre, à la lecture des
bêtises universitaires sur Hölderlin, « il y a des moments où l’on serait
volontiers un antisémite de l’intelligence » (p. 162). En 1924, racontant la
rouerie de Jakobsthal pour faire obtenir un meilleur salaire à son assistant,
une parenthèse : « (ces juifs !) » (p. 188). En 1928, lors de grandes
manœuvres pour un poste, à propos de l’expertise brillante faite par
W. Bauer : « Évidemment : les meilleurs ce sont – les juifs » (p. 211). En
septembre 1932, sombre temps : entre les nazis « bornés pour la culture et
les choses de l’esprit », et le communisme « mal refoulé » tel que « si un
homme arrive et prend la situation en main, il représentera un pouvoir
terrible ; toute l’intelligentsia juive est en train de s’y rallier » (p. 236), et la
Jüdische Rundschau est si bien faite et bien orientée qu’il envoie les
numéros à Elfride, qui n’en pense pas moins. En octobre 1933, il s’insurge
contre l’invocation permanente du Bon Dieu : « Nous avons tout de même
une réaction saine et les juifs sont tous en train de se faire chrétiens »
(p. 246). En mars, Jaspers, si bien soit-il, reste « entravé par sa femme »

20
(p. 248).
Puis plus rien dans les lettres conservées, rien qu’une dernière
occurrence indirecte attrapée en 1961, quand Heidegger écoute à la radio
suisse le dernier cours de Jaspers sur le « juif Jésus » (p. 440), fondateur de
l’histoire de l’Occident.
On ne remarque pas l’absence d’un inconnu, redisons-le, on ne tire pas
argument d’un silence. Effet de silence pourtant, au vu de ce que l’on
connaît.
On connaît l’existence de Hannah Arendt et les lettres que Heidegger lui
écrit depuis 1925 jusqu’à la dernière de la période en 1932-1933 (où il
répond, pointilleux, à l’accusation d’« antisémitisme enragé4 ») ; on ne peut
rien en soupçonner dans les lettres à l’épouse, même en creux, via la
jalousie d’Elfride. Cette absence, il est vrai, n’a vraisemblablement rien à
voir avec le fait que Hannah Arendt était juive. Ce motif n’intervient
aucunement dans la correspondance amoureuse qui commence en
février 1925 (« Chère Mademoiselle Arendt ») et se scelle trois mois plus
tard (« depuis le jour où tout a fondu sur moi, à savoir toi »). Non, dans
l’occultation flagrante de Hannah Arendt, il ne s’agit pas d’antisémitisme, il
s’agit d’un trait sur lequel nous reviendrons : le contrôle de la
correspondance d’un homme, lorsqu’il s’agit de la rendre publique, par sa
femme légitime, quelle que soit par ailleurs la source, évidente, officielle,
ou plus obscure, de cette « légitimité ».
On connaît ce que les nazis firent aux juifs, on ne peut rien en soupçonner,
jamais, à lire cette correspondance. Un silence d’importance. Mais un
silence qui, lui, aura duré jusqu’au bout. À quoi, du reste, comparer l’objet
de ce silence, comment le mesurer ? Pour Heidegger-le-penseur, nous le
savons, rien n’est Grand, de l’histoire de la personne ou de l’histoire du
monde, que la tâche de la pensée, l’Aufgabe qui seule donne la mesure, qui
donne la seule mesure – « je ne demande rien pour moi-même, tout pour la
tâche » (p. 260).
À supposer en outre que Heidegger, dans cette correspondance ou
ailleurs, ait désiré rompre ce silence et entrer dans le face-à-face avec le
crime qu’après avoir été jugé pour appartenance au parti nazi il estimait
pouvoir éviter, quels mots, quels attendus aurait-il pu ou dû produire pour

21
apaiser la vindicte de ses actuels procureurs ? Le style général de sa
pensée, qui inclut une bonne dose de rhétorique prophétique, pouvait-il
intégrer, sans se désintégrer, la confession publique, ou, disons le mot, la
renégation dont, en France, tant de partisans violents du communisme
crurent bon de faire l’exhibition publique vers la fin des années soixante-
dix, relançant en se frappant la poitrine, ou frappant sur la poitrine des
autres, la mode de la morale et de la religion ? Ce qui entre parenthèses
nous a appris qu’outre leurs « deux sources », repérées par Bergson, la
morale et la religion en ont une troisième : le retournement de veste des
« révolutionnaires » quand ils s’aperçoivent que, en l’absence de
révolution, être un révolutionnaire ne vous rapporte que des ennuis.
Le très regretté Lacoue-Labarthe, qui n’est pas soupçonnable de stupide
anti-heideggérianisme, mais qui propose dans plusieurs textes à vaste portée
philosophique une vision forte et complète du dossier, limitait finalement sa
critique à ceci que nulle part le Penseur n’ait cru devoir demander pardon.
La vision de Chirac, Gordon Brown ou Obama demandant pardon qui aux
juifs, qui aux homosexuels, qui aux Africains, l’aurait peut-être convaincu
qu’à tout prendre mieux valait, au vu des crimes commis, ne pas user de ce
genre de procédure paternaliste, vaine, et qui ne coûte rien. La question
historique n’est jamais celle du pardon ou du repentir, mais de savoir ce
que, ayant mal fait, on est décidé à contre-faire. On ne voit de toute façon
pas comment Heidegger aurait pu transformer ce qu’il nous a légué, dont la
hauteur, voire l’arrogance, est le support stylistique obligé, en confessionnal
new look. Or c’est ce legs seul qui nous importe.

3. À propos du nazisme

Quant au nazisme, on n’apprend rien qu’on ne sache depuis très


longtemps. À savoir que, plutôt soutenus par le couple dès le début des
années trente pour cause de conservatisme antisocialiste et de nationalisme
provincial borné, les nazis n’en étaient pas moins tenus pour des incultes,
des gens indignes des hauteurs où se joue le destin de l’Esprit. Qu’il y a eu
ensuite un fort emballement pour la « révolution allemande » (c’est
l’expression utilisée par Heidegger dans une des lettres), et pour le petit
pouvoir académique et social dont elle dotait le couple. Qu’enfin, on peut

22
subodorer un attentisme prudent, dont nous dirions qu’il est surtout un
indice, parmi d’autres, du peu de courage du penseur dès que sorti de son
Retrait.
Ces trois étapes, la question est plutôt de savoir la part qu’y occupe une
conviction réelle, dont on trouverait à la fois l’écho et l’horizon dans le
texte proprement philosophique, et celle des déterminations sociales, des
calculs d’opportunité et du conservatisme ambiant. Bref, quel est en ce point
le rapport du Grand et du Petit. Là encore, ce qu’ont en commun les camps
extrémistes de l’« affaire Heidegger », c’est à notre avis une surestimation,
dans les engagements et retraits de Heidegger, de la « grande » vision, de
l’engagement radical, d’un rapport patent entre ce qui pour lui est historial
et la forme que prend sa vie concrète. Du côté de ses défenseurs
inconditionnels, on soutiendra que rien, dans la détermination de l’Histoire
par l’oubli inaugural de l’être et dans la place que veut tenir Heidegger au
point de retournement de ce destin, ne porte trace ni d’antisémitisme, ni plus
généralement de toute la mythologie racialiste des nazis. C’est oublier que
rien non plus, dans ce grandiose panorama, n’inclut directement les calculs
pour un poste à l’Université, les petits arrangements conjugaux, ou la liaison
passionnée, mais aussi, du côté du philosophe, infiniment prudente, avec
Hannah Arendt, toutes choses dont nous savons qu’elles ont existé. Il est
donc parfaitement possible que, au regard des textes qui témoignent d’un
essentiel à-venir, de petites pulsions personnelles, parfois d’une grande
bassesse, s’infiltrent avec l’aide intéressée d’un entourage qui, à la
différence de l’envoi destinal de l’être, s’agite tout près tous les jours.
Quant aux procureurs acharnés, ils sont spécialistes d’une lecture au second
degré aussi retorse et fragile que celle que Pascal propose pour démontrer
que la vérité de l’Ancien Testament est tout entière dans le Nouveau. La
« grande » philosophie est pour eux le document crypté d’une immense et
convulsive adhésion au nazisme. Selon ces exégètes infatigables – forçons,
à peine, le trait –, il est « évident » que, si dans tel ou tel texte Heidegger
parle d’allumer le feu, il faut comprendre qu’il s’agit de la valeur
purificatrice des fours crématoires. Outre le ridicule de la méthode, c’est
oublier qu’après tout un texte philosophique, même de Heidegger, ne dit
jamais que ce qu’il dit, dans un vaste contexte empirique que l’on peut
toujours restituer, mais auquel il est tout à fait impossible de réduire la

23
portée de ce qu’on lit. En vérité, contre ces opérations qui reviennent à
postuler une isomorphie douteuse entre la grandeur (ou l’hypocrisie
calculée) des textes et la petitesse (ou l’abjection totale) de certains
engagements, nous soutiendrons l’autonomie, relative mais capitale, des
ordres, qui fait que peuvent coexister la puissance universelle d’une œuvre
et la médiocrité de pans entiers d’une existence, sans qu’aucun de ces deux
ordres puisse prétendre être la vérité de l’autre. Nietzsche a peut-être raison
de soutenir qu’une philosophie est la biographie de son auteur, mais à la
condition de donner au mot « biographie » un sens tel qu’il soit
symétriquement faux que la biographie d’un auteur puisse être sa
philosophie.
En fait, il est impossible de lire ces épîtres comme document d’un procès.
La raison la plus importante est peut-être qu’au fond il n’y a plus rien
d’intéressant à dire sur l’antisémitisme et le nazisme de Heidegger, si l’on
s’en tient aux deux positions dominantes que nous rappelions en débutant ce
texte : du côté des censeurs démocrates, la conviction que, puisqu’il a été
nazi, Heidegger est disqualifié comme philosophe et doit être retiré des
bibliothèques où il se pourrait qu’il corrompe la jeunesse ; et du côté des
heideggériens pieux, la conviction que, puisqu’il est un très grand
philosophe, il est impossible que Heidegger ait été vraiment nazi. Ce
combat, pour rester dans la logique de la boxe, où le nom des champions
importe, celui de Faye contre Fédier, c’est peu de dire que la lecture des
lettres du philosophe à sa femme ne risque pas de le trancher. Mieux vaut
dire qu’il en établit l’imposture. Car la vraie question, tout à fait portée par
la vie du couple telle que ces lettres nous la montrent, est la suivante :
Heidegger est certainement un grand philosophe, qui a été aussi, et en même
temps, un nazi très ordinaire. C’est comme ça. Que la philosophie s’en
débrouille ! Elle ne s’en tirera ni par la négation des faits, ni par
l’excommunication. Nous sommes ici aux lisières dialectiques, que l’on
peut dire existentielles, de la grandeur de pensée et de la petitesse de
conviction, de la capacité créatrice à dimension universelle et de la
particularité bornée d’un professeur de province.

4. Prose planétaire dans la province allemande

24
Ce qu’il y a de passionnant dans la correspondance Martin-Elfride, c’est
qu’elle élargit cette matrice (le Petit comme support existentiel du Grand) à
bien d’autres aspects de l’existence du penseur. Ce qui fait qu’il a pu être un
recteur national-socialiste en même temps que l’étonnant débouché moderne
de l’idéalisme allemand est aussi à l’œuvre dans le rapport qu’il entretient
au lieu (la province enfoncée et le destinal planétaire), aux femmes (le
coureur d’étudiantes et la spiritualité sainte du mariage), à l’université (les
incessantes intrigues de cabinet et le désintéressement prophétique de la
pensée solitaire), et finalement à l’existence concrète dans toutes ses
dimensions. Le matériau existentiel sublimé dans le « dire » heideggérien
est, il faut le reconnaître, d’une assez basse qualité. Ce sont les opérations
de son injection dans la langue spéculative qui sont passionnantes à suivre,
et dont nous donnerons quelques exemples.
Il faut partir du commencement : la cour faite à Elfride par Martin
pendant la Première Guerre mondiale. Elfride elle-même note que les lettres
de cette époque sont le modèle de toutes celles, innombrables, qu’il enverra
ensuite à ses successives bien-aimées (« le Toi de ton âme aimante m’a
rencontré5 » [p. 406]). Or quel en est le ressort ? Probablement le
maquillage du désir de séduire et de la vigoureuse sensualité,
métaphoriquement paysanne, du penseur, en une élévation spirituelle qui fait
de chaque femme la ressource élue de l’œuvre et du travail. Chaque fois, la
singularité de la rencontre est présentée comme une nouvelle chance enfin
donnée à la tâche écrasante que le destin ou les dieux ont assignée sur terre
au philosophe : garder ce qui peut l’être de la pensée dans l’environnement
nihiliste de la technique. On est bien dans la logique de la Muse, si bien
décrite par Étienne Gilson. Mais prenons garde : pas plus là qu’ailleurs
Heidegger n’est « platonicien » au sens doxique du terme. L’amour se
manifeste au ras des corps, il se présente sous les espèces d’une jeune et
belle étudiante ou d’une aristocrate cultivée, il n’est aucunement
« platonique ». Cependant, il emporte une prose qui l’intègre à la mission du
philosophe, de telle sorte que cette mission soit, certes, enflammée et
relancée par la satisfaction séductrice, mais aussi protégée, mise à l’abri,
étant ce qui perdure dans le changement, ce qui interdit que l’amour puisse
être sa propre fin. Si bien qu’obstinément c’est à Elfride que doit être dédié
le texte sur Platon que Martin ne cesse de vouloir écrire6.

25
Dans le cas d’Elfride, quand Martin a 26 ans, le pathos n’est pas encore
celui dont nous connaissons la puissance et l’originalité. C’est la religion
qui occupe l’avant-scène langagière des élans spirituels dont se pare le
désir. C’est du reste une chose frappante que cette importance extrême des
appartenances cléricales dans l’histoire des conjugaisons sexuelles. Martin,
jamais héroïque, tremble, littéralement, d’avoir à avouer à sa famille
catholique qu’il veut se fiancer avec une protestante. On est là dans un vieux
roman d’avant guerre, où familles et religions encadrent encore de près le
devenir social des amours. Cette donnée religieuse fixe aussi l’horizon
sublimé où les amants (le sont-ils déjà, c’est-à-dire avant le mariage ? Oui,
probablement, on verra toute la portée de cette question empirique) parlent
leur devenir dans le langage du salut spirituel, de la construction d’une
patrie mentale, dans le lexique faisandé de la Heimat éternelle où loger la
discipline des extases.
C’est un intérêt de ces grandes correspondances (soixante ans, dans ce
cas) que de faire voir les lents effets du temps. L’évidence religieuse de
l’amour initial, et aussi final, on voit bien qu’elle se déforme et s’use
lentement. Après la Seconde Guerre mondiale en particulier, après la césure
nazie, il n’est plus question des confessions (catholique, protestante) que de
façon anecdotique. Cependant, Dieu demeure. Cette histoire conjugale est
aussi celle d’une épuration de l’élément de croyance qui l’enveloppe,
jusqu’au point où Martin laisse entendre que le Dieu dont ils parlent, c’est à
eux, sa femme et lui, qu’il revient de créer les conditions de son retour.
Ainsi, le trajet des lettres d’amour irait de la célébration mystique par les
amants d’un au-delà spirituel de la chair, opposant la religion vraie au cours
profane et dégradant du monde moderne, à l’invention retirée et solitaire,
jetée vers l’avenir comme une prophétie d’appareil hölderlinien, du Dieu
qui nous fait défaut.
De là sans doute que les femmes requises pour cette mission ne sont plus
exactement de pieuses jeunes filles vouées à l’univers familial, mais ont, de
Hannah Arendt à Marielene, une touche d’aventurières intellectuelles, ou
alors de princesses blasées.

5. Les femmes de Heidegger

26
Il y en a une unique, la sienne, Elfride. Et puis il y en a d’autres, tant
d’autres. C’est quand même une surprise que jusqu’au bout le penseur de
Meßkirch et du chalet en ait tant, et les séduise si vite, dès qu’il les
rencontre. De l’eksistence à l’épectase : à 81 ans, « à Augsbourg où il a
rendez-vous avec une femme », il a une attaque, et Elfride écrira au verso de
sa dernière lettre : « La crise qui l’a terrassé là-bas a définitivement tout
éclairé – depuis, nous n’avons plus jamais été séparés » (p. 485). Est-ce
ridicule, ou terrible ?
Ces deux-là s’aiment en tout cas, au sens où Elfride est la patrie, là où
l’on naît à soi-même, c’est-à-dire à son œuvre, et là où l’on meurt. Travail,
famille, patrie : Aufgabe, Leben, Heimat. Le mariage, des fiançailles à la
mort, est à poursuivre comme une « tâche authentique, humaine » (p. 168),
aussi loin du cliché du mariage heureux que de l’horrible mariage
bourgeois ; il y va du Ur-, de l’originel, de l’originaire ; c’est, métonymie et
non métaphore, une « patrie qui a été fondée et à quoi tout se rapporte dans
le bon comme dans le mauvais sens » (p. 369), avec la dure scansion des
anniversaires (« Le plus beau cadeau que je puisse te faire : que cet automne
je parle dans ta patrie de choses qui concernent ma terre natale » [p. 431]).
Une patrie, c’est ce dont on s’éloigne et là où l’on revient, vieille figure du
nostos ; Heidegger aura été très peu là : ailleurs pour donner cours et
conférences, avec d’autres, son frère Fritz par exemple, pour mettre
matériellement au propre ses textes, ailleurs surtout, dans telle ou telle
solitude, pour penser. La seule lettre d’Elfride, qu’elle n’a pas envoyée
mais qu’elle a voulu conserver avec celles de Martin, datée de juin 1956,
désigne le risque à la mesure d’une liaison qui l’inquiète vraiment avec la
jeune Marielene : « C’est chez d’autres femmes que tu cherches une “patrie”
– hélas, Martin – que suis-je devenue ? » (p. 406). Patrie, le vrai risque :
que ce qui leur sert d’idiome amoureux soit, dit-elle, « des mots vides, des
mots creux » (p. 406), pour parer la culpabilité et la contrition d’un inusable
bouclier à chaque écart.
Alors, une femme ordinaire dans un mariage ordinaire, qui aura tout
sacrifié, arrêtant ses études, faisant maisons et enfants, un « havre de repos
quand je rentrerai fatigué du lointain pays des grandes questions » (p. 61),
avec « une manière féminine de participer » (p. 166) ? « Ta collaboration
[…] consiste, à côté de la critique phénoménologique, en la chose la plus

27
difficile qui soit : le renoncement, l’attente et la foi » (p. 191) – et la messe
est dite, d’un seul et même machisme, le Petit et le Grand.
Mais le Petit, semble-t-il, légifère sur le Grand. Irait dans cette direction
l’usage tout à fait considérable de l’adjectif « petit » dès qu’il s’agit d’une
femme, à commencer bien entendu, s’agissant d’Elfride, par l’expression
canonique « Ma chère petite âme », « Mein liebes Seelchen ! », où le
diminutif fait déjà partie du substantif. Qu’ainsi les femmes soient mises, au
moins quant à la force des signifiants adjectivés, du côté du Petit semble du
reste un trait d’époque. On ne peut qu’être frappé, dans les lettres de Sartre
des années 1926-1939, sélectionnées bien entendu par la femme légitime
Simone de Beauvoir7, par le constant usage de ce diminutif. À Simone
Jolivet : « Ma chère petite fille » ; à Louise Védrine : « Ma chère petite
Pollack »… Et même Simone de Beauvoir, généralement gratifiée de l’assez
étrange « Mon charmant castor », doit endurer des choses du genre « Ma
petite épouse morganatique », ou « je vous embrasse encore, mon petit », ou
« cette chère petite personne ». Nous reviendrons sur cette comparaison
franco-allemande. Mais il est sans aucun doute tout à l’honneur de
Heidegger que rien qui s’apparente à cette sorte de paternalisme coquin ne
soit présent dans ses lettres à Hannah Arendt, même ou surtout quand il la
décrit comme « la jeune fille qui, d’un imperméable vêtue, le rebord de son
chapeau baissant la garde devant ses yeux dont il souligne le regard voilé
d’une souveraine quiétude, cette jeune fille qui franchit pour la première
fois le seuil de mon bureau8 »… Peut-être en effet, dans sa tension et sa
surprenante durée, cet amour fut-il rebelle à toute compréhension à partir du
Petit.
Il n’en fut pas de même en général, ni surtout au foyer conjugal.
À ceci près qu’il y a une autre surprise, un scoop même pour ceux que
cela intéresse. La très brève postface de Hermann Heidegger, fils cadet et
ayant droit moral pour l’ensemble de l’œuvre, qui a été rédigée en 2005, le
« jour du cent douzième anniversaire de notre mère et grand-mère »
(p. 487), est de l’ordre du coming out : « Né en 1920 comme fils légitime
de Martin et Elfride Heidegger, j’ai appris par ma mère le jour de mes
14 ans que mon père biologique était l’un de ses amis d’enfance, à savoir
mon parrain, le médecin Friedel Caesar, décédé en 1946 » (p. 487). Martin
et Elfride se sont mariés en 1917, Jörg est né en janvier 1919, Hermann naît

28
en août 1920. Elfride n’est sans doute déjà, comme elle sera toujours, ni tout
à fait la même ni tout à fait une autre ; Heidegger n’est pas non plus tout à
fait le même. « Que Friedel t’aime, je le savais depuis longtemps », lui
répond-il en septembre 1919, « gardons à tout dans notre union un certain
panache » (p. 138), « J’ai confiance en toi et en ton amour avec la certitude
propre que mon propre amour a pour toi – quand bien même […] je ne
saisis pas vraiment à quelle source s’abreuve la multiplicité de ton amour »
(p. 139). Le nouveau petit est tendrement fêté, la liberté de ton et une autre
transparence animent aussi le lexique. Là encore, dans une circonstance
singulièrement difficile, donnons acte à Heidegger de ce que le pathos aux
multiples usages, par quoi, contrairement à Sartre, il relève exagérément
plus qu’il n’abaisse indignement ses aventures, n’exclut pas une sobre
élégance. Nous n’avons en effet ensuite qu’une seule mention, trente-sept
ans plus tard, de cette confiance ouverte pour en solliciter la réciproque :
« La confiance est la force de dire oui à ce qui est voilé […] C’était cela, le
oui que je t’ai donné à l’époque – lorsque tu m’as parlé de Hermann »
(p. 402). Cette fois, Heidegger veut s’établir dans le dé-voilement de sa vie
affective multiforme.
Mais ce n’est pas la règle. Des femmes qu’il rencontre, il ne s’agit pas
vraiment de tout dire, même si la cachotterie est indigne, car « la question
de la vérité et du mensonge n’est pas aussi simple » (p. 404). Nous qui
lisons des lettres qui ne nous sont pas destinées, nous voyons surtout leur
fonction de complément par rapport à l’unique. La typologie n’est peut-être
pas bien difficile à faire : des étudiantes, des princesses, plus
redoutablement jeunes quand il vieillit. Parfois les deux, comme Margot von
Sachsen-Meiningen qui suit ses cours en 1942, et qui constitue son point fixe
de bonheur pendant la guerre, celle dont il dira, mais plus tard et à partir
d’une autre – Sophie Dorothée von Podewils –, qu’elle a pu lui faire oublier
Elfride. Les autres, comme l’une, sont d’abord et avant tout rapportables à
la tâche : complémentarité, complicité, et relance du spirituel par le charnel
qui fait symptôme d’avancée dans la pensée. Dieu et sa sainte d’une part, les
dieux, démons, diable, bref Éros, le plus ancien des dieux, d’autre part :
« Le battement d’ailes de ce dieu m’effleure chaque fois que je fais dans ma
pensée un pas essentiel et me risque sur des chemins non fréquentés »
(1950, p. 345). Avec Arendt comme point d’exception, puisque c’est à

29
l’occasion d’elle qu’il parle ainsi d’Éros, bien qu’elle aussi fût sainte9. On
entend cette exception au moment des retrouvailles des années cinquante,
quand le Heidegger de 61 ans écrit par exemple à celle qui fut son amante
essentielle : « Je me prends souvent à rêver que je passe le peigne à cinq
dents dans tes cheveux à démêler, comblé lorsque ta chère figure me regarde
et me va droit au cœur10. » La gratuité, ici, fait merveille.
L’instant insupportable est évidemment quand l’ustensilité seule se fait
entendre, comme dans cette étrange lettre de 1958, où « ton cher Martin qui
a des cheveux blancs mais n’est pas encore sage » (p. 422) remercie Elfride
au nom de Dory Vietta et Hildegard Feick (oui, elles ont chacune un nom), et
se sert de la « neutralité » de ces deux femmes qui travaillent avec et pour
lui pour parler avec lui-même.
Il faut ici se demander, en contraste avec cette ustensilité que veut dire
« sainte », dans la bouche ou sous la plume de Martin Heidegger, quand il le
dit de celle avec qui il a couché, dès que c’est fait, qu’elle soit Elfride ou
Hannah.

Hypothèses 1, de Barbara Cassin

Plusieurs interprétations. Par exemple :


1) Elle se donne, le don gratuit est de l’ordre de la charité.
2) Mais pourquoi diable serait-il gratuit ? Elle ferme les yeux comme
la Thérèse du Bernin, elle est belle et innocente dans la jouissance comme
la Sainte Vierge, elle est vierge dans sa jouissance. La jouissance de la
femme est sainte. Qu’elle jouisse ou qu’elle ne jouisse pas, ce sont là deux
manières d’être sainte.
3) On se l’allie, on la conjure, pour en user tranquillement, et on
s’aperçoit avec surprise qu’elle est encore plus vierge ? Elle accepte
qu’on use de son corps, et en sort immaculée ?
4) Elle vous bénit ? On se l’allie et on se place sous sa protection de
manière quasi magique ou superstitieuse ? Vous êtes petit et elle est
grande ?
5) Elle est votre tabernacle, et en elle vous êtes bon comme Dieu ?

30
Grand comme Dieu.
6) Cela s’appelle de la sublimation immédiate.
À un moment où Heidegger et Elfride craignaient les églises et l’union
contre l’ordre socio-familial du catholique et de la protestante, la sainteté
de l’acte prouvait cette crainte comme sans fondement. Il faut que ce soit
saint pour être tolérable et justifiable hors de l’ordre.
Mais alors pourquoi sainte aussi Hannah ? L’ordre était alors celui du
mariage et de la patrie elfridique. Sainte pour justifier l’irruption d’un
autre amour non moins violent : comment refuser l’enthousiasme ?
Mais de quelles peurs, sociales et pulsionnelles, de quel
sadomasochisme narcissique, l’adjectif « sainte » est-il le nom ? De quoi
sainte est-il le nom ? D’un au-delà de l’ustensilité comme catégorie
possible du corps féminin ? Ou de l’impossibilité de rester un tant soit
peu devant le fait qu’il n’y a pas de rapport sexuel, même avec/pour un
philosophe ?

Hypothèses 2, d’Alain Badiou

Les hypothèses de Barbara Cassin semblent toutes légitimes,


praticables. On peut peut-être dire, ce qui ne sert qu’à les résumer, que
« sainte » est une traduction, adéquate au lieu et à l’époque, de ceci que
le corps féminin, tel qu’il se livre dans l’acte sexuel, et à supposer qu’il y
ait, dans toutes les histoires de Heidegger (et Alain Badiou lui en fait
crédit), une touche d’amour, ne peut apparaître que comme un miracle,
comme le réel inouï d’un corps glorieux. Et d’autant plus glorieux que
son découvrement est plus caché, moins préparé dans le visible ordinaire.
Or, dans le monde de la tradition, c’est l’attribut essentiel des saints et
des saintes que de faire des miracles, c’est même sur cette base en
quelque sorte matérielle, demandant enquêtes et témoins, que pendant
très longtemps on a canonisé des hommes et des femmes. Toute femme
peut être dite « sainte » en tant que toute femme est capable d’au moins
un miracle, celui de sa nudité amoureuse. La psychanalyse a établi que ce
miracle est au point où le corps féminin fait tout le réel du Phallus, cette
clef de l’ordre symbolique. Le dévoilement féminin « réellise », osons ce

31
vocable, l’ordre symbolique tout entier. Concluons donc que l’usage du
vocabulaire religieux n’est qu’une transcription anticipée de l’énoncé
bien connu : « Girl is Phallus ». En sorte que finalement on a la formule :
« Sainte = Phallus », laquelle est inapplicable au Saint.

6. Manœuvres et carrière

Dans toutes ces liaisons, ce qui transite, dans les termes mêmes de
Heidegger, de la limitation pécheresse de la petite vie à la grandeur de
l’œuvre pensante, du matériau sentimental et sexuel aux inventions
conceptuelles et langagières dont il est un important moyen vital,
accompagne une autre dialectique : celle de la carrière, celle du lien qui
s’établit entre la fonction professorale et ses avatars, et l’avancée de
l’œuvre écrite.
Les soucis manœuvriers pour l’obtention d’une charge d’enseignement, un
avancement en grade, la supériorité institutionnelle sur les médiocres et les
rivaux, la délivrance d’un « honneur » (du genre : être le seul candidat sur
un poste), tout cela occupe dans les lettres une place vraiment
extraordinaire. Et d’autant plus que, finalement, Heidegger ne quittera
pratiquement pas sa province d’origine, refusant, pour des raisons
protocolaires souvent changées après coup en raisons nobles, les autres
possibilités, notamment berlinoises. Il importe de rappeler ici que
Heidegger n’est pas doté d’une fortune héréditaire, et dépend réellement,
pour vivre, de la situation qu’il occupe dans l’Université. Il a traversé des
périodes matériellement difficiles, il a eu dans l’appareil académique, y
compris au temps de Hitler, de nombreux ennemis. Son souci de réformer
l’Université allemande, très ancien, est aussi dérivé d’une expérience
personnelle faite d’embarras, de limitations arbitraires, de décisions
absurdes dont il a parfois été la victime. C’est un aspect des choses. L’autre
est une adhérence visible aux règles contraignantes de la vie sociale dans la
province allemande, une participation à ce mélange de conformisme et
d’aigreur qui caractérise la petite-bourgeoisie de ces régions où, dans les
années concernées, les religions, les rangs, les familles et les institutions
régnaient sans partage. Là encore, Heidegger transmute ce matériau
particulièrement ingrat en discours postromantique sur l’habitation, le lieu,

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le chemin, l’origine… Et pour ce faire, il sait élever à la discipline de
l’abnégation et du mépris altier les cuisines et les intrigues auxquelles, par
ailleurs, il se donne sans vraie limitation. Disons que ce qu’on lit dans les
lettres est une construction en trois étapes : une expérience souvent au ras de
la vie conventionnelle et de ses agitations sans grandeur ; une posture
subjective, souvent rétroactive, qui dispose la platitude de cette vie en
environnement planétaire dévasté et en excepte la pure pensée ; une
production langagière géniale, qui environne l’exception et la fait briller au
ciel de la philosophie. De tout cela, Elfride, la « chère petite âme », est la
confidente désignée, et sans doute la conseillère avisée.

7. Couples de France et d’Allemagne

Il est tout à fait intéressant de comparer ici la figure sociale et


intellectuelle du couple Heidegger à celle du couple Sartre-Beauvoir.
Les différences sautent aux yeux, la principale étant que Simone de
Beauvoir est un écrivain à part entière.
On rêve à ce propos, et c’est une sorte de variation eidétique à la fois
existentielle et historique, à ce qu’aurait été le devenir de Heidegger si,
dans les années vingt, il avait finalement décidé de quitter Elfride pour
Hannah. On objectera que c’était évidemment impossible, pour les raisons
que nous avons données nous-mêmes, faites de conservatisme, de réel
amour conjugal, de calculs de carrière… N’empêche, on en rêve. Après
tout, l’homme qui écrivait en 1925 à la toute jeune femme « Jamais rien de
tel ne m’est arrivé. C’est sur le chemin du retour, pendant l’averse orageuse,
que tu m’es apparue plus belle encore, et plus grande. C’est durant des nuits
entières que j’aimerais accorder nos pas », celui qui suppliait « S’il te plaît,
Hannah, donne-moi signe de vie, gratifie-moi encore de quelques paroles de
toi. Je ne peux te laisser n’être qu’une étoile filante », l’homme qui en
l’honneur des retrouvailles, vingt-cinq ans plus tard, écrivait à la même
femme : « Qu’à l’amour la pensée se clarifie / Grâce lui a dicté son
embellie », cet homme n’aurait-il pas pu construire sa vie selon le sens
véritable de ces déclarations ? C’est alors que nous aurions eu de quoi
comparer les deux couples, dans l’égalité revendiquée de leurs
compositions respectives.

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Il n’en a rien été, les deux couples sont dissymétriques. Mais du coup, les
similitudes, surtout si on voit les choses du point de vue de Sartre (et de
celui de Heidegger), sont encore plus frappantes. Car dans les deux cas, sur
une vie sentimentale et sexuelle extrêmement chargée et diverse, souvent
clandestine, s’articule le couple, on pourrait dire le Couple, comme ce qui
gage la permanence d’une sorte de discussion infinie, et impose en
définitive sa loi à la multiplicité qui le contrarie. Dans les deux cas, la
sublimation philosophique oppose cette unité durable au passage du
multiple. Heidegger dira : la sensualité amoureuse vaut comme élan
circonstanciel, la sainteté de l’épouse est seule à la hauteur de l’œuvre
accomplie. Et Sartre : les femmes sont contingentes, seule Simone est
nécessaire. Enfin, dans les deux cas, il y a la tentative de constituer un
ensemble triadique, où la femme pour toujours légitime, qu’elle soit
l’épouse ou la femme nécessaire, accorde à l’intruse, au nom de sa propre
permanence, une sorte de bénédiction provisoire. Simone de Beauvoir a
montré, dans L’Invitée, la violence paradoxale de cette construction.
Heidegger n’en est pas moins, on le voit dans nombre de lettres, dans le
vœu d’obtenir de ses femmes qu’elles intronisent la permanence d’Elfride,
et d’obtenir d’Elfride qu’elle autorise l’existence de ses rivales. Et Elfride
elle-même cherche dans plusieurs cas à nouer une relation singulière avec
telle ou telle maîtresse du philosophe, notamment avec celles qui la font le
plus souffrir. Même la visite de Hannah Arendt, près de vingt ans après sa
liaison avec Martin, se passe sous l’égide d’une conciliation avec Elfride,
laquelle a été mise au courant des faits par son mari très peu de temps avant
cette visite.
Notons aussi que la vie de l’épouse (ou de la femme nécessaire) n’est pas
seulement faite d’innocence et d’attente. Très loin de ça dans le cas de
Simone de Beauvoir, dont on connaît les liaisons amoureuses intenses. Mais
pas non plus dans celui d’Elfride, dont nous avons vu que le fils cadet,
Hermann, n’était pas de Martin.
Nous sommes, pour tous ces jeunes gens et jeunes filles, Martin, Jean-
Paul, Simone et Elfride, dans l’entre-deux-guerres, les années vingt, les
années folles, quand les anciennes coutumes vacillent, quand une nouvelle
vision du couple et de son lien à la variation des désirs tente de défaire la
contrainte religieuse et familiale. C’est le terrain de l’existentialisme, après

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tout, de cette nouvelle communication entre la liberté des conduites, la
puissance du choix, et l’inertie des données sociales. Heidegger/Elfride, un
couple de l’époque existentialiste ? Oui, en un certain sens. Quelque chose
est demandé au couple qui ne reste pas extérieur aux mutations sociales et
intellectuelles. Il y a la création continue d’une complicité multiforme. Il y a
la nécessité de créer, de l’intérieur du couple, une nouvelle régulation de la
tension fidélité/infidélité.
La différence essentielle entre Heidegger et Sartre, que bien des traits
d’époque rapprochent, c’est au fond que l’un est un professeur de la
province allemande et l’autre un intellectuel parisien. Cette différence entre
l’épaisseur du lieu et la transparence cosmopolite d’une capitale est
constamment perceptible, tant dans les nuances de la vie amoureuse que
dans sa sublimation conceptuelle. Ce n’est évidemment pas la même chose
d’appeler la femme de sa vie « Castor » ou de l’appeler « chère petite
âme ». Parlons, sur ces sujets, d’un existentialisme provincial, hypocrite et
religieusement destiné, et d’un existentialisme de grande capitale, plus
ouvert (plus cynique ?) et politiquement destiné.
Nous avons cependant vu aussi qu’une sorte de vulgarité volontaire se lit
dans les lettres de Sartre, qui n’est pas forcément de meilleur aloi que la
réserve allemande. La règle du « tout dire », si souvent commentée, outre
qu’elle est à géométrie variable, n’évacue nullement les opérations
psychologiques douteuses. On voit très clairement, en particulier, que Sartre
raconte les détails de telle ou telle liaison dans le but de laisser penser à
Simone de Beauvoir qu’en effet il n’y a là que contingence superficielle.
Nous, lecteurs, avons nos propres raisons de rester dubitatifs face à cette
constante propagande, qui au fond reste dans les limites de la classique
prudence conjugale. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’il en résulte des
passages vraiment pénibles. Qui peut lire sans une sorte de vague nausée,
pour employer le lexique du maître, le récit fait au « charmant Castor » du
dépucelage laborieux de Tania, qui se conclut par « je me prends à dire,
avec emportement de temps en temps, qu’il faut que je l’aime comme je
l’aime pour me livrer à cette besogne sordide11 » ?
En sorte qu’à la fin des fins il semble qu’un problème reste entier, dès
lors que ces deux couples si dissemblables font subir à la dignité
philosophique de douloureuses épreuves.

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Disons, pour faire court, que la « chère petite âme » de Heidegger n’est
pas nécessairement d’une autre nature que le « Ma chère petite flamme »
que Sartre expédie à Louise Védrine, dès lors que c’est « chère petite » qui
signifie qu’un homme s’adresse à sa femme, ou à sa maîtresse, selon une
complicité dont les dissymétries sont aussi codées qu’en partage. Ce n’est
pas d’aujourd’hui du reste que l’âme et la flamme sont réciprocables.
Qu’elles soient l’une et l’autre petites, ici, n’arrange rien.

8. La transfiguration langagière

C’est, on l’aura compris, par la langue qu’on passe de l’expérience du


Petit à la profération du Grand.
« Je commence en titan et cela finit avec des concepts », écrit très tôt
Heidegger à Elfride, en 1916 (p. 68). Les lettres, Elfride fonctionnant en ce
domaine aussi comme un vase ou un bassin, sont le reflet du théâtre de la
pensée, avec apparition des personnages conceptuels dans l’ordre de leur
invention, selon une scansion parallèle à celle des cours, conférences et
travaux philosophiques. En 1930 par exemple, le diagnostic sur Berlin, un
lieu qui manque absolument de sol (die absolute Bodenlosigkeit dieses
Orts) et qui n’est pourtant pas un abîme véritable pour la philosophie (kein
wirklicher Abgrund für die Philosophie), transmute le quotidien dans les
termes de « Vom Wesen des Grundes » qui s’élabore en 1929. D’où la vraie
difficulté de traduction, puisque la nouveauté philosophale se trouve
réinsérée, jouée, dans la prose de tous les jours, entre abréviations et
dialecte, d’où elle fut extraite – il y a même comme une connivence
d’idiolectes entre les « Ma ch. pte â. » (p. 357) et les Gestell (« dispositif »,
1952 [p. 365]), Ge-stell (1958 [p. 408]) ou Ereignis (p. 386). De
l’artillerie lourde, trop lourde évidemment, quand on rend les Ur- par des
« originels », et le tout simple Dasein par « être-là », puisqu’il « doit »
pourtant contraster avec Existenz, Ek-sistenz, Sein, Hiersein (p. 370), Für-
uns-Sein (p. 86), Wesen (p. 292) et Seyn (p. 275).
En un sens, il ne s’agit jamais que de la langue. C’est là que pour
Heidegger tout se joue, avec le rectorat vécu comme un « assèchement » qui
fait appréhender une plus longue sécheresse et sentir le besoin d’une

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« langue neuve » (1934, p. 251). Il le répète encore et toujours : « J’éprouve
avec une nécessité croissante la possibilité du dire simple ; mais c’est
difficile ; étant donné que notre langue ne vaut que pour das Bisherige, ce
qui a été jusqu’alors » (1945, p. 300). Négocier la création entre banalité et
boursouflure, inventer en faisant flèche de tout bois – Hölderlin, Parménide
et Héraclite, Humboldt –, « camoufler » même l’omniprésence de la langue
(« Le titre [le Principe de raison] est choisi en guise de “camouflage” de
manière à ce que la thématique de la « langue » ne fasse pas tout de suite
sensation » [1955, p. 397]). Grass dans Les Années de chien et Adorno
avec le Jargon de l’authenticité ne peuvent toucher plus juste, comme le
révèle la mention sèche d’un complot (1964).
Alors, que penser au bout de compte de la signification philosophique de
ces lettres ?
Le problème ne se pose guère si l’on est nietzschéen, ce qui du reste
entraîne qu’on préfère le désordre philosophique à son ordre. Pour qui,
comme Nietzsche, est convaincu qu’en définitive une philosophie est un
récit de vie, le portrait de lui-même que Heidegger, lettre après lettre,
dessine pour son épouse, même s’il est aussi une pose et un mensonge,
comme tout portrait, n’en est pas moins clairement déchiffrable comme un
éclaircissement involontaire des procédures de sa pensée. Du Petit au
Grand, comme pour Platon des structures de l’âme à celles de la Cité, le
passage est praticable. C’est bien à l’image d’une province catholique
allemande et d’un chalet de montagne qu’il faut se représenter l’originel, la
patrie, l’accueil ou le lieu. C’est bien à l’image d’Elfride qu’il faut se
représenter la sainteté latente de l’autre, la complicité un peu obtuse du
peuple et de l’œuvre, la valeur du pardon, la durée tenace, et même la
décision résolue de ne pas en démordre. Ce sont bien les manigances des
collègues, les histoires d’éditeurs et de conférenciers, les attaques des
journaux, qui nous présentent le monde séparé de l’Être par l’emprise
technique et la puissance du « on » sans valeur. C’est sous les traits d’une
étudiante que se présente l’appel dionysiaque de la nature, et sous les
espèces d’une descente en ski dans la neige vierge qu’un instant disparaît la
falsification de ce qu’on doit laisser éclore. C’est aussi bien sous les traits
d’un professeur saisi par la débauche rectorale que se présente la fonction
rédemptrice du Führer. Et inversement, on peut très bien lire dans le Recteur

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excité, les vantardises du promeneur en montagne, l’amoureux suspect de
tout jupon qui passe, l’intrigant des commissions académiques, le mari dont
les infidélités trament la fidélité, le sédentaire provincial, quelque chose qui
excède absolument leur apparence, qui les noue de façon intime et puissante
à une pensée neuve, quelque chose, déposé par Heidegger dans les caisses
de papiers et les livres réédités, qui nous touche non seulement par la
sublimation de leur matériau existentiel latent, mais par une indication
inédite de ce que, dans notre monde en apparence accéléré, mais aussi
stagnant et délétère, ce philosophe a su, à même la torsion qu’il inflige à la
langue, dire la certitude qu’existait la ressource d’un salut, là même où il se
tenait, dans le peu de grandeur, le peu de courage, l’obstination à survivre et
le divertissement ordinaire, oui, là même, il y avait cette ressource, qu’il
avait su découvrir : une patience d’exister plus essentielle que ses avatars,
et qu’il savait changer, comme le faisait Mallarmé de la console d’un petit
salon parisien, en la plus insolite étoile.
1 Cassin ajoute ici : et à Cassin, si bien que la controverse locale pourrait s’arrêter sur cet
accord, mais non son inflexion quant à la position platonico-heideggérienne de surplomb et,
littéralement, d’information du politique par la philosophie, par différence avec une position
qu’elle persiste à qualifier d’aristotélico-arendtienne.
2 Toutes les citations suivies d’un numéro de page entre parenthèses sont tirées de Martin Heidegger,
« Ma chère petite âme ». Lettres à sa femme Elfride, 1915-1970, Paris, Seuil, coll. « L’Ordre
philosophique », 2007 (édition dans laquelle figure la préface d’Alain Badiou et Barbara Cassin).
3 Barbara Cassin ne peut pas s’empêcher de demander qu’on souligne ici authentiques.
4 Hannah Arendt, Martin Heidegger, Lettres et autres documents 1925-1975, trad. Pascal David,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 2001.
5 Lettre d’anniversaire de 1918 intitulée par Martin « Dans le Toi vers Dieu », et donnée par Elfride
au Deutsches Literaturarchiv de Marbach, avec écrit au verso : « Extrait d’une lettre de Martin de
1918, modèle de toutes les lettres d’amour écrites à ses nombreuses “bien-aimées” ».
6 « Je pense souvent à ce que je t’ai promis très tôt : que le texte dans lequel je traiterai
spécifiquement de la pensée de Platon t’appartiendra. Si le monde conserve un semblant d’ordre et moi
ma vie et mes forces, ce texte, un jour, sera écrit » (p. 345) : lettre du 14 février 1950 (une semaine
après la visite de Hannah Arendt à Fribourg), la seule à commencer par « Meine liebe Frau », « Ma
chère femme », au sens d’épouse.
7 Jean-Paul Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, vol. 1 : 1926-1939, édition établie,
annotée et présentée par Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1983.
8 Hannah Arendt, Martin Heidegger, Lettres et autres documents 1925-1975, op. cit.
9 « Sainte » est le prédicat de la femme en tant qu’elle se donne, le corrélat du « oui », en tout cas
dans les mêmes années celui d’Elfride et celui de cette Hannah dont elle ne sait rien (« Et l’heure de ta
splendeur, – où tu deviens une sainte – où c’est toi tout entière qui fais apparition […] mais tu es une
sainte d’avoir sauvegardé cette pudeur – que te sauvegarde son “oui” », Hannah Arendt, Martin

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Heidegger, Lettres et autres documents 1925-1975, op. cit.).
10 Ibid.
11 Jean-Paul Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, vol. 1 : 1926-1939, op. cit., p. 239.

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« Ouvertures »
Collection dirigée par
Alain Badiou et Barbara Cassin

Déjà parus

Alain Badiou
Le Concept de modèle
2007
Barbara Cassin
Avec le plus petit et le plus inapparent des corps
2007
François Wahl
Le Perçu
2007
Slavoj Zizek
La Parallaxe
2008
Michel Meyer
Principia Rhetorica
2008
Alain Badiou
Second Manifeste pour la philosophie
2009
Mehdi Belhaj Kacem
L’Esprit du nihilisme

40
2009
Gérard Lebrun
Kant sans kantisme
2009
François Ost
Traduire. Défense et illustration du multilinguisme
2009
Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed,
Irène Rosier-Catach (dir.)
Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante
2009
Roland Gori, Barbara Cassin, Christian Laval (dir.)
L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences
(Éditions Mille et une nuits)
2009

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