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Philippe Baumard
Dans Revue française de gestion 2019/8 (N° 285), pages 135 à 159
Éditions Lavoisier
ISSN 0338-4551
ISBN 9782746249158
DOI 10.3166/rfg.2020.00409
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Quand l’intelligence
artificielle théorisera
les organisations
Cet article1 explore la possibilité qu’une intelligence machine
puisse théoriser des organisations ; et qu’elle le fasse mieux
qu’une intelligence humaine dans un proche futur. La plupart
des modèles d’apprentissage des machines sont des processus
statistiques automatisés qui sont à peine capables d’une
induction formelle et ne génèrent pas de nouvelles théories,
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1. L’auteur tient à remercier William H. Starbuck, Wojciech Czakon et Michel Béra pour leurs commentaires et
suggestions.
136 Revue française de gestion – N°285/2019
L
e jeudi 10 mars 2016, AlphaGo, le Nous parlons souvent, dans notre jargon
logiciel créé par les ingénieurs de scientifique, de « corpus de connaissan-
Google Deepmind pour défier Lee ces », comme si le caractère désincarné et
Sedol, maître de go, fit un mouvement autonome de la connaissance allait de soi. Il
inattendu. AlphaGo jouait sa seconde partie va de soi que l’on peut distinguer une
dans ce qui deviendra sa victoire historique connaissance à laquelle on a supprimé tout
contre un des meilleurs maîtres de go caractère particulier pour lui attribuer le
humains. Alors que tous les regards sont statut de règle. Ainsi, l’episteme s’oppose
concentrés sur deux espaces au sud du dans la Grèce antique aux savoirs pratiques,
goban, AlphaGo place une pierre à l’inter- techniques, à la sagesse ou à la sagacité
section la plus incongrue qu’il soit : isolée, particulière d’un individu (techne, phrone-
ouvrant un autre front ; un mouvement si sis, eustochia, etc.). Le savoir abstrait est
étrange que tous les commentateurs de go se avant tout un savoir d’emprise ; sa généra-
figèrent dans une absolue perplexité. À ce lisation implique un statut désincarné : en
moment précis, Lee Sedol observa le goban retirant sa signature, le nom de son porteur,
attentivement, se leva et quitta la salle. en le rendant distant, le savoir gagne en
Quand il revint, il était clair que ce instrumentalité, en unilatéralité et en ef-
mouvement étrange, singulier et inattendu ficience. Nous avions déjà discuté comment
était un trait de génie. Lee Sedol ne reprit les théories des organisations se sont
jamais le dessus2. construites dans une longue vassalité et
Ce mouvement fut largement commenté par servilité à ses donneurs d’ordre (Starbuck et
les amateurs de go et les chercheurs en Baumard, 2009). Nos théories servent
intelligence artificielle (McFarland, 2016). toujours leurs pouvoirs contemporains,
Mais il ne reçut que très peu d’attention de la même, et parfois surtout, quand elles en
part des théoriciens de l’organisation. Il font la critique. Aussi agaçant que cela
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2. https://www.washingtonpost.com/news/innovations/wp/2016/03/15/what-alphagos-sly-move-says-about-
machine-creativity/?utm_term=.3ead89a16705
Quand l’IA théorisera les organisations 137
L’organisation humaine possède une mal- autonome conduit par une machine. L’ob-
léabilité cognitive et comportementale qui jectif est d’ici d’évaluer la faisabilité d’une
lui permet d’inventer ex post les théories qui substitution de l’homme par la machine
expliquent ses actes, de créer des idéologies pour produire une recherche.
pour justifier des solutions, et de tolérer des Dans une troisième et dernière partie, nous
écarts indéfendables entre ses théories proposons quatre modes d’exploration
professées et ses théories d’usage. théorique qui sont déjà l’œuvre de machi-
La victoire d’AlphaGo sur Lee Sedol peut nes, ou qui pourraient voir, dans le futur,
très bien s’expliquer ainsi. AlphaGo a une substitution complète de l’homme par la
maximisé l’effet de perturbation sur son machine. Nous concluons cet article en
opposant en recherchant statistiquement les partageant plusieurs interrogations sur
combinaisons les plus improbables, tout en l’avenir de la recherche en théorie des
maintenant une probabilité de succès organisations, et son utilité, homme ou
acceptable. Pourtant, si nous faisons l’effort machine, pour les organisations et la société.
de croire qu’une machine pourrait être
réellement capable d’invention, sans passer
I – À QUOI RÊVENT LES
par un mécanisme de leurre, cela pourrait-il
MOUTONS ÉLECTRIQUES ?
constituer une lueur d’espoir pour les
sciences de gestion, et peut-être, pour la Une machine ou un programme ne sont pas
recherche scientifique en général ? Car forcément condamnés à exécuter une série
quelle hypothèse serait-elle plus optimiste d’instructions pour reproduire ou imiter un
que celle de pouvoir se débarrasser de cette comportement humain. Elles sont, pour la
épouvantable vassalité humaine ; du goût plupart, construites dans ce but. La première
humain pour l’approximation, le plagiat et étape de notre réflexion est donc d’opposer,
la répétition ; et des perversions institu- d’une part, la programmation dont l’objectif
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d’Hammourabi est sans doute l’une des propos ; ce qui pouvait simplement se tester
premières expressions de cette intelligence par la capacité d’une machine à « accomplir
de production. Il permet par de simples des tâches d’une difficulté grandissante ».
équations à des êtres humains de systéma- Deux problèmes se posaient alors : chez
tiser les récoltes, de régler des différends sur l’être humain, le feedback intègre la pro-
du bétail, de calculer le partage de l’impôt. Il blématisation aussi bien que la réponse ; le
s’agit bien d’un code, d’un ensemble propos impliquait la notion anthropocen-
d’instructions, gravé dans la pierre, per- trique de conscience, dont les machines sont
mettant une intelligence de production bien sûr dépourvues en 1950.
répétée et continuellement améliorée (par Miller et al. (1960, p. 26) proposèrent de
l’adjonction de nouvelles instructions ou substituer la notion d’incongruité à celle de
règles dans le code d’Hammourabi). feed-back. Dans leur célèbre exemple
Une règle est en soi une forme d’intelligence d’apprentissage expérimental, c’est l’incon-
désincarnée. Toute forme arithmétique géné- gruité d’une réponse reçue qui motive
ralisée, tout système d’équation, depuis et l’homme à s’acharner à trouver une
avant l’invention de l’algèbre par réponse : le « propos » est donc bien
Khwârismî au début du IXe siècle, sont des encapsulé dans la forme du feedback (Jones,
expressions d’une intelligence désincarnée, 1975). Ils en déduisent que la réaction d’un
autonome, qui peut être répliquée et reprise à effecteur à un événement dépend de la
son compte par n’importe quel être humain. réalisation d’essais, puis d’un nouveau test
Newell (Newell et Simon, 1972, 1976 ; des procédures opérationnelles tout en
Newell, 1983) ne dément pas cette perspective observant comment ces itérations « modi-
en affirmant que l’histoire de l’intelligence fient le résultat de l’essai » (p. 25) :
artificielle débute au moment où l’on « L’action est initiée par une “incongruité”
commence à séparer des fonctions de repré- entre l’état de l’organisme et l’état testé, et
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fonctionnement de diverses théories psy- problèmes humains puisse être résolu par
chologiques » (op. cit, p. 50). un traitement logique et symbolique. Boole,
Comme le soulignait Newell (1982), pos- bien sûr, est un enfant de son siècle,
séder un propos artificiel ne résout pas le fortement influencé par le rayonnement
problème de l’existence d’une intelligence des théorèmes de Thomas Bayes, de
artificielle. Cette perception anthropocen- Richard Price ou de Pierre-Simon de la
trique de l’intelligence artificielle comme Laplace, qui dès la fin du XVIIIe siècle
une abstraction désincarnée de fonctions avaient construit la théorie des probabilités.
cognitives (l’apprentissage et la résolution Mais la différence est que Boole offre une
de problèmes) est dominante pendant la réflexion synoptique, où il pose, dès le IIe
seconde moitié du XIXe siècle (dans la chapitre, le problème du langage et de la
science-fiction et la littérature fantastique) représentation (p. 25-28) où il définit les
jusqu’aux premières tentatives de modélisa- signes comme des « marques arbitraires » ;
tion de la psychologie humaine au début du pour s’intéresser ensuite à un découpage
XXe siècle. systématique des fonctions cognitives
Les lois de la pensée de Boole (1854) sont humaines (« les principes du raisonnement
sans doute l’œuvre la plus sous-estimée symbolique »). Bien que son vingt-deu-
pour l’anticipation de l’intelligence artifi- xième chapitre soit une reddition (« C’est
cielle contemporaine ; c’est-à-dire celle une capacité inhérente de notre nature que
dominée par le paradigme connexionniste d’apprécier l’Ordre (..) » (op. cit, p. 403), ou
du début du XXIe siècle. Boole écrit : « Les peut-être simplement un acte de prudence,
lois générales de la Nature ne sont pas, pour Boole, le premier, fait de la logique un
la plupart, des objets immédiats de percep- système d’investigation du réel qui pré-
tion. Elles sont soit des inférences inducti- figure l’informatique heuristique des années
ves à partir d’un large corps de faits, la vérité 1950 (notamment avec ses principes d’in-
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d’un réseau de probabilités causales selon (computing machine dans le texte original ;
un anneau de Boole (cf. figure 1). le « mouvement » renvoyant figurative-
Deux perspectives s’affrontent déjà dans ces ment à l’idée du cylindre de Leibniz de
préfigurations : d’une part, celle d’une 1673). Turing essaye bien sûr de répondre
« mécanisation de la pensée », c’est-à-dire au challenge de Hilbert et Ackermann de
la capacité à reproduire un raisonnement au 1928, connu sous le nom du « Entschei-
sein d’une machine ; et d’autre part, celle dungsproblem » (le « problème de la déci-
d’une intelligence du dépassement des sion » en allemand) qui consiste à
limites inhérentes à la pensée humaine. déterminer de manière algorithmique s’il
Cette seconde perspective va être accélérée peut être dérivé par un système de déduction
par les défis posés par le Seconde Guerre sans autres axiomes que ceux de l’égalité.
mondiale. Le premier défi est celui de casser Afin de démontrer l’indécidabilité arithmé-
le chiffrement allemand, défi relevé par tique de la proposition de Hilbert et
Alan Turing avec succès ; mais c’est sa Ackermann, Turing crée une machine (un
publication de 1936 sur la notion de algorithme) qui prend en entrée un énoncé
« calculabilité » (inspirée d’A. Church), d’une logique du premier ordre et répond
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l’après-guerre, même si un ordinateur n’est demande est qu’on lui donne accès aux
fondamentalement pas capable de créer une quarante cartons de données…. qui sont des
infinité de machines, l’article de 1936 cartes perforées. Les « ordinateurs » ser-
contient à la fois la conception initiale vent l’effort scientifique en réalisant des
d’une architecture de calculateur, ainsi calculs qui auraient été fastidieux, voire
que la base logique d’un langage de incommensurables, s’ils étaient réalisés à la
programmation. main. Comme l’écrit Simon : « Bien sûr, ce
Quand les premiers ordinateurs apparurent n’est pas de l’heuristique parce qu’il y a un
dans les années 1940, ils étaient lourds, lents théorème qui prouve que vous arriverez tôt
et à la précision fortement douteuse. Les ou tard au résultat, et peut-être est-ce pour
premières machines, héritières de Turing, cela que l’on ne peut pas le considérer
étaient analogues ; ce qui leur donnaient comme de l’intelligence artificielle. »
une vitesse bien supérieure aux premières (Simon, 1991, p. 128). Quelque part, la
machines numériques. Ce changement fut si machine de Turing est capable de se
rapide, que dès le début des années 1950, le multiplier pour résoudre un problème, ce
monde scientifique devient littéralement que la logique dominante de l’informatique,
fasciné par l’exploration des possibilités créée pour faire du calcul servile et auto-
qu’offraient de telles puissances de calcul matiser des tâches, est à mille lieues
(nous parlons bien sûr ici de « puissances » conceptuelles.
qu’une simple calculatrice peut aujourd’hui Ainsi, les premières expressions de l’intel-
égaler et dépasser… par un facteur 1000). ligence artificielle sont essentiellement per-
Jusqu’alors, ce qu’on appelait des « ordi- formatives. La philosophie du XIXe siècle
nateurs » étaient de larges feuilles de calcul établit le caractère associatif de la pensée
automatisées dont la seule fonction était de humaine ; un des premiers langages de
résoudre des équations différentielles par- programmation logique, le LISP, repose sur
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reposent toujours sur le même principe que artificielle, n’ont pas de propos particulier
les êtres humains partent de problèmes et pour leur usage. Dans la même logique que
vont vers des solutions. C’est comme si le celle de Turing (1936), ces apprentissages
trait de génie de Turing (générer autant de profonds permettent d’entrer dans des
machines que possible jusqu’à ce qu’une logiques abductives, au sens de Blaug
trouve capable de générer le problème qui (1982), où il n’existe qu’une limite énergé-
satisfasse la solution) ou l’intuition fabu- tique et financière à la recherche de
leuse de Boole (le monde est fait de combinaisons du réel pouvant expliquer
conclusions probables) soient passés à l’as les combinaisons probabilistes qui émergent
par ce que la population mondiale comptait des apprentissages successifs des couches
de génies au XXe siècle. neuronales. L’apprentissage profond n’est
La structure dominante (de la conception de en somme qu’une formidable computation
machines à résoudre des problèmes) devint capable de reconnaître les éléments d’un
rapidement la séparation systématique entre réel préexistant ; c’est-à-dire qu’il peut,
« tout ce que l’on sait » (propositions, grâce aux capacités de calcul contempo-
base de données, entrées) et tous les raine, trouver ces « conclusions probables »
opérateurs logiques pouvant s’y appliquer. (Boole, 1854), ces modèles combinatoires
En d’autres termes, un paradigme de l’ap- sous-jacents qui expliquent le mieux, pro-
prentissage « stationnaire » s’installe dès la bablement, les éléments épars et saillants
conception initiale des premiers apprentissa- isolés par les filtres successifs des appren-
ges artificiels. tissages bruts.
Essayons d’en détailler les principes. Trois La deuxième « poussée » de l’après-guerre
impulsions décisives façonnent, autour est celle initiée par la Rand et le Carnegie
d’Herbert Simon, la naissance de l’intel- Institute of Technology, dont le nom
ligence artificielle après-guerre (1945- original était Groupe d’étude du « complex
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3. C’est une notion importante lorsque l’on traite de séries temporelles. Si l’on utilise des séries temporelles non
stationnaires, on peut générer des régressions linéaires dont les résultats sont artificiels et erronés. On parle alors de
« régression fallacieuse » (« spurious regression », cf. Granger et Newbold, 1974).
4. Nous incluons donc ici des familles d’apprentissage qui ne répondent pas à la définition mathématique stricte de la
stationnarité, c’est-à-dire des processus stochastiques dont la distribution inconditionnelle des probabilités communes
ne change pas dans le temps.
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5. Le paradoxe humain est que nos comportements, de leur côté, sont profondément « stationnaires », au sens où la
programmation comportementale que nous nous imposons en tant qu’êtres humains est un élément vital de notre survie
individuelle et collective. Les routines, les saisons, les rituels, les institutions, les habitus, offrent un réceptacle
comportemental stable au foisonnement erratique de notre cognition.
Quand l’IA théorisera les organisations 147
qui montre qu’un réseau de neurones peut de reconnaître de façon non supervisée un
apprendre à filtrer son apprentissage. chat à 16 000 processeurs et 20 millions de
Les premières applications sociétales advin- vidéos YouTube.
rent rapidement : les réseaux convolutio-
nistes de Yann LeCun (1987) permettaient
IV – L’INDUCTION EST-ELLE
la reconnaissance de l’écriture manuscrite
RÉELLEMENT MON AMIE ?
de près de 20 % du volume des chèques
traités aux États-Unis au début des années Mark Blaug (1982, p. 12-25) offrait en 1982
1990 ; jusqu’à ce que l’on réussisse, une réflexion pertinente sur le « problème de
notamment avec les travaux de Schmidhu- l’induction », qui peut se résumer ainsi :
ber, de Cortes ou de Vapnik à étendre à un nous sommes limités par le nombre d’ob-
très grand nombre (1 000 +) la possibilité de servations que nous pouvons humainement
couches successives d’apprentissage. Ce conduire ; ce nombre est si restreint que cette
qui était une communauté scientifique poignée de faits bruts constitue déjà des
devint très rapidement un paradigme indus- théories ; et ainsi, « il n’y a pas de logique de
triel ; avec la naissance du cyberespace à la la découverte et il n’y a pas d’avantage de
fin des années 1990 ; et la transformation logique démonstrative de la justification » (p.
numérique de la plupart des économies 25). Blaug proposa dès lors une forme de
occidentales (1998-2020) qui permet de positivisme aménagé (Koenig, 1993) consis-
monétiser l’apprentissage profond en réali- tant à accepter l’idée qu’il existe une réalité
sant une segmentation marketing inverse objective testable ; et que celle-ci pouvait
(rapprocher un client d’un segment pré- être atteinte par abduction, c’est-à-dire par
existant que l’on vise). Google, Facebook, ces fameux sauts inductifs réalisés, aujourd’-
Amazon firent de ces sauts inductifs par hui, par les réseaux de neurones d’un
deep learning le levier de leur croissance apprentissage profond, qu’il soit en rétro-
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6. Pour une démonstration d’un moteur de traduction fondé sur de l’apprentissage profond : www.deepl.com
152 Revue française de gestion – N°285/2019
offrir une opposition dialectique, avec tout dans cet article. Le premier quadrant (nord-
ce qui reçoit le plus grand score d’agrément ouest) est celui du paradigme historique :
scientifique. des démarches stationnaires ; des révolu-
Le problème est qu’il n’existe pas réellement tions scientifiques fondées sur des remises
de ground truth (de mesure étalon réelle) en cause des agréments considérés comme
pour cette forme de théorisation automa- acquis ; une logique dominante hypothé-
tique ; c’est-à-dire que l’établissement de la tico-déductive. Sans surprise, l’intelligence
preuve passera toujours par une dimension artificielle y joue un rôle de productivité de
politique : par la traduction d’une connais- la donnée (« data drives learning »). Ce
sance métier, par l’établissement et le quadrant pourrait s’intituler « le nouveau
contrôle de puits de données. On peut management scientifique » tant il en épouse
argumenter que l’aléa soit plus performant l’idéologie et la téléologie. Sur le plan des
que le travail de la communauté scientifique : implications managériales, le seul effet
un apprentissage profond et non stationnaire prévisible est la disparition – définitive –
cherchera tout modèle théorique, à partir des middle managers dont le rôle contem-
d’un existant de modèles pouvant être porain n’a été que d’exercer une coercition
combinés, permettant au mieux d’expliquer servile à partir d’indicateurs clés de per-
un phénomène. Il est à parier que cela sera formance. N’importe quel apprentissage
sans doute moins caricatural que les pro- profond non supervisé peut en effet faire
ductions qui s’enrobent de contre-intuitions mieux qu’un humain en la matière.
pour se rendre intéressantes (Davis, 1971) ; Le quadrant sud-ouest est celui de l’appren-
ou qui sont produites par de véritables tissage artificiel inductif formel ; ce qui est
conglomérats du proof-reading et de vas- réalisé aujourd’hui par les réseaux convolu-
salités éditoriales, cherchant à plaire à tionistes ou l’apprentissage adverse. Ces
l’éditeur d’ASQ, du SMJ, ou de JMS, plus approches permettent de dépasser non pas
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faire émerger des modèles (des abstractions, temps), et quelques inconvénients (il faudra
des découvertes de relations insoupçonnées) modéliser la persévérance dans l’échec ;
à partir de corpus non stationnaires (au sein une grande qualité humaine).
desquels il est impossible d’établir une
tendance ou de figer un modèle a priori).
CONCLUSION
Ces développements qui concernent l’as-
tronomie, la physique quantique, le séquen- Nous passons beaucoup de temps à tâton-
çage de l’ADN, n’ont pas, pour l’instant, de ner, accrochés à l’espoir que nous avons
monétisations évidentes, et n’ont pas encore trouvé une question intéressante (Davis,
réussi à modifier les habitus de la recherche 1971) ; qui puisse susciter l’intérêt d’un
scientifique. comité de lecture ; devenir une publication ;
Le dernier quadrant (sud-est) est celui d’une avoir ensuite une réelle existence : être citée
intelligence artificielle apprenant des modè- ou être discutée. La façon dont nous
les, pas des données. Il combine une produisons nos recherches demande des
exploration inductive qui reprend littérale- efforts titanesques et constitue une forme
ment à son compte les intuitions de Boole, archaïque de labeur humain. Nous navi-
Turing, Ivakhnenko et Blaug (ou encore de guons dans des quantités exponentielles de
Starbuck, 1983) : les êtres humains recher- références, avec pour seul outil d’excava-
chent généralement des problèmes qui tion un moteur sémantique très primaire,
peuvent expliquer leurs solutions, et rare- composé de nos yeux, de notre heuristique
ment l’inverse ; si bien que la cognition biaisée et imparfaite et d’un clavier. Nous
machine, pour se rapprocher de l’excep- nous épuisons à lire des quantités d’articles
tionnelle versatilité et performance de la qui ne répondent pas à nos questions ; qui
cognition humaine, devrait s’inspirer d’une ne sont pas reproductibles; dont les résultats
conception qui découvre de manière auto- sont laissés « à notre libre interprétation ».
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Herbert Simon. L’intelligence artificielle est avec des agents conversationnels, qui porte-
chez elle dans ces sciences de l’organisation ront en eux aussi bien la vivacité d’esprit
emprunteuses, fouineuses, indisciplinées, d’un Turing, le mysticisme mécaniste d’un
voleuses, qui ont réussi depuis le groupe Ivakhnenko (1970), tout en étant capable de
RAND du Carnegie Institute of Technologie produire des modèles qu’une pensée
à emprunter à toutes les disciplines possi- humaine courante n’aurait jamais su conce-
bles et imaginables. Que peut-on dès lors voir. La vraie question reste, et a toujours
espérer de plus enivrant que ces débats vifs été : What’s next ?
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