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Que veulent les images de l’IA ?

Une exploration de la communication scientifique visuelle de


l’intelligence artificielle
Alberto Romele, Marta Severo
Dans Sociétés & Représentations 2023/1 (N° 55), pages 179 à 201
Éditions Éditions de la Sorbonne
ISSN 1262-2966
DOI 10.3917/sr.055.0179
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Alberto Romele et Marta Severo

Que veulent les images de l’IA ?

Une exploration de la communication scientifique visuelle


de l’intelligence artificielle

L’hypothèse de cet article est qu’il existe une difficulté inhérente à la représen-
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tation visuelle de l’intelligence artificielle (IA). Le terme d’IA est aujourd’hui
synonyme d’algorithmes d’apprentissage automatique qui sont, par essence,
cachés à la vue. Certes, c’était aussi le cas avec les anciens algorithmes, lorsque
l’IA symbolique1 dominait. Pourtant, dans le cas de l’apprentissage automa-
tique, surtout quand il s’agit de suivre l’action de plusieurs couches de neu-
rones artificiels, il semble exister une inaccessibilité (non seulement visuelle
et perceptive, mais aussi épistémologique et cognitive) à son fonctionnement
qui est tout à fait particulière. La question de la transparence et l’utilisation de
métaphores telles que celle de la « boîte noire » sont alors devenues le mantra de
toute (fausse) explication et (faible) critique de l’IA2. L’image est ainsi confron-
tée à un problème non moins abscons que celui de la représentation visuelle du
divin : toute tentative d’imaginer (au sens de mettre en image) l’IA est vouée
non seulement à l’échec, mais aussi à la trahison. Deux voies semblent alors
viables. La première est celle de l’iconoclasme, c’est-à-dire la destruction des
images existantes et le renoncement à toute image future de l’IA, comme l’ont
d’ailleurs décidé de nombreux courants religieux. La seconde est de trouver
une théorie de l’image qui soit adaptée à l’impossibilité intrinsèque de repré-
senter l’IA, qui en tire parti et s’en réjouisse. Dans cet article, nous critiquons
la première voie et nous proposons de suivre la seconde.

1. L’intelligence artificielle symbolique (parfois appelée GOFAI – Good Old-Fashioned AI) est le terme qui
désigne l’ensemble des méthodes de recherche en intelligence artificielle fondées sur des représentations
symboliques de haut niveau, c’est-à-dire, lisibles par un être humain.
2. Pour une analyse et une critique du concept de transparence, voir Emmanuel Alloa (dir.), This Obscure
Thing Called Transparency, Louvain, Leuven University Press, 2022.

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Les magazines de vulgarisation scientifique ont répondu de différentes
manières au défi de la mise en images de l’IA. Dans la première partie de
cet article, nous proposons une analyse socio-sémiotique3 de la manière dont
l’IA est représentée visuellement dans le Journal du CNRS et dans la revue
Research*EU publiée par CORDIS, le service d’information sur la recherche
et le développement de la Commission européenne. De cette analyse, nous
extrayons une typologie d’images de l’IA que nous examinons dans la deu-
xième partie. Nous distinguons notamment trois manières de représenter
visuellement l’IA : (1) selon l’algorithme, (2) selon la technologie dans laquelle
l’algorithme est (censé être) intégré, et (3) selon les imaginaires. Notre idée est
que si l’on se place dans une perspective référentialiste, c’est-à-dire selon l’idée
que l’image doit montrer la « chose même4 », aucune de ces trois solutions
n’est convaincante et toutes doivent être laissées de côté. Dans la troisième
partie, nous avançons une thèse à la fois épistémologique et éthique. D’un
point de vue épistémologique, nous proposons d’abandonner tout référen-
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tialisme – qui nous incite inutilement à préférer (1) à (2) et (3) – lorsqu’il
s’agit de représenter visuellement l’IA. Ce n’est que de cette manière qu’il sera
possible de sauver véritablement (1), (2) et (3). D’un point de vue éthique et
politique, nous disons que le problème de ces images n’est pas le manque de
référentialité, mais plutôt de « pensivité ». Le concept d’image pensive5 nous
permet d’emprunter une voie non iconoclaste à la mise en images de l’IA, avec
un potentiel éthique et politique intéressant pour le domaine de la vulgari-
sation scientifique et, plus précisément, la participation des non-experts aux
processus d’innovation technologique.

Les images de l’IA dans la presse scientifique


Afin d’étudier les représentations courantes de l’IA dans la communication
scientifique, nous nous sommes intéressés aux supports médiatiques qui sont
produits par des institutions de recherche avec une mission de dissémination

3. Gunther Kress et Theo van Leeuwen, Reading Images: The Grammar of Visual Design, Londres/
New York, Routledge, 2021 [1996].
4. Nous utilisons souvent cette expression qui renvoie au plaidoyer de la phénoménologie pour un « retour
aux choses mêmes ». Il faut néanmoins rappeler que dans la phénoménologie les « choses mêmes » ne
sont pas celles du référentialisme naïf que nous critiquons. Les choses mêmes des phénoménologues sont
en effet les choses comprises dans leurs contextes d’utilisation, selon le vécu dans lequel elles se donnent.
5. Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.

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des résultats auprès d’un large public6. Nous avons considéré deux cas en par-
ticulier, le Journal du CNRS et la revue Research*EU. Le Journal du CNRS est
publié tous les trois mois par le service communication du Centre national
de la recherche scientifique (CNRS) français. Cette revue vise à vulgariser les
travaux de recherche des équipes du CNRS et veille à les rendre accessibles au
plus grand nombre. Elle existe en format papier et numérique. Research*EU
est une revue publiée depuis 2008 par CORDIS, le service d’information sur
la recherche et le développement de la Commission européenne. Mensuelle,
elle fonctionne également comme un outil de vulgarisation. Elle existait en
format papier et numérique. Cependant, le format papier (qui était envoyé
gracieusement par courrier à tous ceux qui en faisaient la demande) a été arrêté
en janvier 2022 après l’impression du numéro 108.
Ces deux revues partagent des caractéristiques similaires. Premièrement,
elles sont toutes les deux éditées par un organisme de recherche, c’est-à-dire
une institution officiellement chargée de la recherche et du développement
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technique et scientifique – y compris autour de l’IA. En effet, le CNRS et
CORDIS se positionnent tous les deux comme des sources d’informations
officielles. Deuxièmement, elles s’adressent au grand public avec l’objectif de
faire connaitre les avancées les plus importantes dans les activités conduites
par leurs équipes de recherche. Elles adoptent un langage et des formats com-
parables en proposant des contenus structurés selon trois formats principaux :
des articles courts de présentation d’une découverte scientifique ou d’une
invention technologique (un brevet, une publication, un projet, un équipe-
ment, etc.), des dossiers d’approfondissement autour d’un sujet, ou des inter-
views avec des chercheurs autour de leurs activités. Troisièmement, elles pro-
posent un format éditorial qui s’appuie sur des images mises en avant tant dans
la version papier que dans la version web. Ces images contribuent à rendre
les contenus attrayants et accessibles, même pour un public non expert. Les
images, généralement à caractère figuratif, sont choisies avec l’objectif de don-
ner une représentation visuelle en relation avec le contenu de l’article. D’ail-
leurs, il est intéressant de considérer ce que Brigitte Perucca, directrice de la
communication du CNRS, déclare dans l’éditorial du Journal du CNRS :
Parce que nous sommes conscients que les recherches sont de plus en plus poin-
tues, que les résultats ont besoin d’être replacés dans un « récit » qui les dépasse
et les englobe, CNRS Le journal, dans sa version numérique comme dans le

6. Igor Babou et Joelle Le Marec, « Les pratiques de communication professionnelle dans les institu-
tions scientifiques : processus d’autonomisation », Revue d’anthropologie des connaissances, no 1, 2012,
p. 115-142. DOI : 10.3917/rac.003.0115.

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magazine, veut aider à les décrypter. En alerte sur les sciences émergentes, nos
journaux entretiendront cette faculté d’émerveillement et cette curiosité qui
guident les chercheurs eux-mêmes, en accordant notamment une place prépon-
dérante à l’image7.
À la suite, nous présentons une analyse des images utilisées dans ces
deux journaux pour représenter l’IA. Nous avons pris en considération tous
les articles incluant les termes « intelligence artificielle » ou « IA » dans le
titre ou dans le corps du texte8. L’analyse a été limitée à l’édition papier des
deux médias9. Cette étude s’est appuyée sur une méthode socio-sémiotique10
visant à construire une catégorisation des images utilisées. Nous avons pris en
compte non seulement l’image en soi, mais aussi son contexte de production
et de publication.
À ce propos, il est important de préciser que les images utilisées pour
représenter l’IA dans ces journaux, et plus généralement dans des médias de
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182 vulgarisation scientifique, ont généralement deux types de provenance : ins-
titutionnelle ou commerciale. Les images institutionnelles sont produites par
les équipes de recherche dont les travaux sont présentés dans l’article ou par le
service communication du centre de recherche. Le CNRS possède une pho-
tothèque11 qui contient ce type d’images qui sont souvent libres de droits.
Depuis quelques mois, cette banque d’images a aussi été ouverte en ligne
selon une modalité de contribution participative. Lorsque nous interrogeons
le moteur de recherche avec la requête « intelligence artificielle », nous obte-
nons 407 images qui peuvent être regroupées en deux catégories12 : d’une part,
des images qui représentent des écrans avec du code ou des tableaux avec des
algorithmes, voire des chercheurs travaillant sur ces écrans ou sur ces tableaux ;
d’autre part, des images qui représentent des objets technologiques ou des
infrastructures (par exemple serveurs) qui sont à la base du fonctionnement de

7. « À propos », CNRS Le journal, en ligne : https://lejournal.cnrs.fr.


8. Nous n’avons pas pris en compte les articles qui utilisent des termes plus spécifiques comme « domo-
tique », « capteurs intelligents », etc.
9. Si les formats papier des deux magazines sont très similaires, les formats web divergent de manière
importante. Le site web du Journal du CNRS est un véritable magazine en ligne. Différemment, le site de
CORDIS, qui permet l’accès à la version web de Reasearch*EU, est structuré comme une base de don-
nées qui collecte une grande variété des contenus allant des contenus éditoriaux aux résumés de tous les
projets de recherche financés par l’Union européenne. La recherche dans cette base du terme « artificial
intelligence » donne plus de 17 000 résultats.
10. Gunther Kress et Theo van Leeuwen, Reading Images, op. cit.
11. https://images.cnrs.fr/.
12. La même typologie peut être retrouvée dans d’autres banques d’images institutionnelles comme celle
de la photothèque INRIA – https://mediatheque.inria.fr/.

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Ill. 1. Chercheurs en traitement automatique des langues (TAL) de l’IRIT évaluant la pro-
duction d’un système de génération de poésie, fondé sur des réseaux de neurones.
© Frédéric Maligne/IRIT/CNRS Photothèque.

l’IA ou encore des artefacts dont le fonctionnement s’appuie sur l’IA (robots,
microrobots, objets domotiques, capteurs, etc.). Il faut noter que ces images,
prises en laboratoire, sont très réalistes.
Les images commerciales sont issues de banques d’images préproduites
et vendues sur les sites web d’agences internationales telles que Getty Images
et Shutterstock13. Les photographies présentes dans ces banques sont sou-
vent utilisées par les journalistes pour des sujets divers, parce que, même
si elles impliquent un coût14, elles sont rapidement exploitables, de haute

13. Le secteur de l’imagerie de stock se divise en deux grandes catégories : le macrostock et le micros-
tock. L’imagerie macrostock correspond à la photographie de stock traditionnelle et aux agences telles que
Getty Images. Les clients paient un prix plus élevé pour obtenir une licence pour ces images car les images
macrostock sont généralement (totalement ou partiellement) exclusives. Les images macrostock sont pour la
plupart produites par des professionnels qui entretiennent une relation étroite avec l’agence et, dans certains
cas, sont personnellement sollicités par l’agence pour produire des images spécifiques. À l'inverse, l’imagerie
microstock, pour laquelle Shutterstock est la plus grande agence au monde, fait appel à un plus large éventail
de producteurs d’images que les macro-agences, y compris des amateurs. Les agences microstock vendent
leurs images à un tarif très bas pour des images libres de droits (royalty-free), exclusivement via le web.
14. Les médias ont généralement des abonnements qui permettent d’optimiser les coûts liés à l’achat de
ces images.

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qualité (­ adéquate à l’impres-
sion) et visuellement captivantes.
Lorsque nous interrogeons
Getty Images ou Shutterstock
avec notre requête « intelligence
artificielle », nous obtenons des
robots blancs et pensants (où le
fait que le robot pense est repré-
senté visuellement par le plus
classique des gestes humains
symbolisant l’acte de penser, à
savoir la main sur le menton),
des cerveaux constitués de cir-
cuits ou de réseaux neuronaux
artificiels, des visages androgynes
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sur fond de zéro et de un à la
Matrix, ainsi que de nombreuses
variations de La création d’Adam
de Michel-Ange dans une ver-
sion homme-robot avec toutes
ses implications religieuses15. Le
Ill. 2. Robot PR2 utilisé par le LAAS-CNRS commerce de ces images repo-
dans le cadre de recherches sur l’interaction sant sur la vente de leurs droits
humain-machine. de reproduction, il nous est
© Cyril Fresillon/LAAS/CNRS Photothèque.
impossible de les montrer. Tou-
tefois, le lecteur pourra simple-
ment taper « intelligence artificielle » dans son moteur de recherche, limitant
la recherche aux images, pour obtenir des centaines d’images de ce type.
Nous avons pu analyser 48 articles dans Research*EU, entre 2011 et 2021,
et 24 articles dans le Journal du CNRS, entre 2014 et 2021. Les années 2011
et 2014 correspondent respectivement à la première apparition de l’expression
« intelligence artificielle » dans les deux magazines.
En ce qui concerne Research*EU, nous pouvons observer que presque
tous les articles (47) contiennent au moins une image, même si dans plus
d’un tiers des cas (18), cette image n’est pas en relation avec l’IA, mais fait
référence à un autre aspect de l’article. Les images sont soit des photographies

15. Sur ce dernier type d’images de l’IA, voir Beth Singler, « The AI Creation Meme: A Case Study of the
New Visibility of Religion in Artificial Intelligence Discourse », Religions, no 5, 2020, p. 1-17.

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retouchées à l’aide de logiciels
tels que Photoshop et Illustrator
ou des images vectorielles entiè-
rement créées à travers ces logi-
ciels. Dans notre recherche, nous
n’avons rencontré aucun dessin
ni image provenant de produc-
tions artistiques ou culturelles
(ex. arts plastiques, cinéma). Ces
images ne sont jamais accompa-
gnées d’une légende, mais elles
comportent toujours la référence
de la banque d’images et éven-
tuellement de l’auteur. La plu-
part de ces images proviennent
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de la banque commerciale Shut-
terstock et ont été réalisées par
différents producteurs16. Seu-
lement onze images sont issues
des sources institutionnelles, et
notamment en provenance de
chercheurs dont les travaux sont Ill. 3. Branchements réseaux et électriques d’un
évoqués dans l’article. Les images cluster (ou grappe de serveurs) du Centre de
sont souvent employées comme recherche en informatique de Lens (CRIL).
© Frédérique Plas/CRIL/CNRS Photothèque.
un élément décoratif plutôt
que comme une illustration du
contenu de l’article. Elles peuvent être utilisées comme arrière-plan en don-
nant un effet de couleur, parfois elles sont cachées partiellement sous un
effet de flou, d’autres fois elles peuvent être encadrées par une bordure ou
une ombre soulignant clairement leur fonction ornementale.

16. Dans un autre contexte, nous présentons l’imagerie microstock comme une forme de digital labor.
Il est très difficile, voire impossible, d’interviewer les producteurs de ces images, car ils ne donnent pas
d’informations sur leurs profils, utilisent des pseudonymes et ne parlent pas anglais (ils sont localisés dans
des pays comme l’Ukraine, la Russie, la Thaïlande), etc. En produisant des images de l’IA et en proposant
des mots-clés pour les cataloguer de manière performante, ils entrainent des algorithmes d’IA à mieux
cataloguer des images d’IA, voire dans certains cas à les produire de manière autonome. Alberto Romele
et Marta Severo, « The Algorithmization of Microstock Imagery: The Case of the Images of Artificial
­Intelligence from Shutterstock », papier en cours d’évaluation.

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Dans le Journal du CNRS, nous pouvons trouver plusieurs tendances
similaires. Presque tous les articles y sont illustrés par au moins une image ; à
dix reprises, les images ne font pas référence à l’IA. En effet, ces articles sont
souvent centrés sur des personnes qui font également l’objet de représentations
visuelles. Pour ce qui concerne les images en relation directe avec l’IA, elles
peuvent être distinguées en deux groupes. Le premier inclut toutes les images
qui font référence à un objet/aspect spécifique de la recherche (robots, simu-
lations, capteurs, etc.) et sont toutes accompagnées d’une légende explicative.
En revanche, le second groupe d’images a davantage une fonction ornemen-
tale. Comme dans Research*EU, celles-ci peuvent être affichées de manière
partielle ou être utilisées comme fond de page, et sont dépourvues de légende.
À partir de l’analyse empirique, nous proposons de distinguer trois manières
de représenter visuellement l’IA – qui, rappelons-le, est aujourd’hui surtout
synonyme d’algorithmes d’apprentissage automatique : (1) selon le code et
l’algorithme, (2) selon la technologie dans laquelle l’algorithme est censé être
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intégré, et (3) selon les imaginaires.
(1) La représentation « par l’algorithme et son code » : nous faisons ici
référence à toutes les images qui proposent des écrans avec du code ou des
tableaux avec des algorithmes. Souvent, le chercheur est également présent
dans ces photos avec un regard attentif en direction du code, parfois satis-
fait face à la solution d’un problème algorithmique. Les textes sont rarement
reconnaissables et, dans la plupart des cas, la photo est rythmée par des effets
de flou, avec les écrans au premier plan et les chercheurs flous en arrière-plan,
ou vice versa. Comme indiqué précédemment, ces images proviennent géné-
ralement des banques d’images institutionnelles. Nous trouvons quatre images
de ce type (dont deux provenant de banques d’images) dans Research*EU
et une dans le Journal du CNRS.
(2) La représentation « par la technologie » : comme mentionné ci-des-
sus, c’est en fait déjà le cas des représentations par le code. Cependant, cela
devient plus clair lorsque, pour représenter visuellement l’IA, on représente
les technologies dans lesquelles l’IA est censée être incarnée. Nous y retrou-
vons des voitures (supposées) autonomes, des objets de domotique, des expé-
rimentations en champ médical, des technologies agricoles et surtout des
robots. La plupart de ces images sont réalistes et montrent l’objet technique
en action. L’homme est rarement présent dans ces images. Elles sont géné-
ralement fournies par les chercheurs ou groupes de recherche producteurs/
inventeurs de l’objet concerné, mais dans certains cas elles peuvent provenir
de banques commerciales d’images, par exemple pour représenter des objets

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technologiques génériques comme les robots ou les voitures intelligentes. Nous
retrouvons sept images de ce type (dont une provenant des banques d’images)
dans le Journal du CNRS et 17 (dont dix provenant des banques d’images)
dans Research*EU.
(3) La « représentation selon l’imaginaire17 » : par cette expression, nous
entendons toutes ces images fantastiques, imaginatives ou fantasmagoriques de
l’IA que nous trouvons surtout (mais pas seulement) dans les banques d’images
commerciales, comme nous l’avons décrit précédemment (robots blancs et
pensants, réseaux neuronaux artificiels, visages androgynes, etc.). Nous retrou-
vons dix images de ce type (toutes provenant de la banque Shutterstock) dans
Research*EU et cinq (toutes provenant des banques commerciales) dans le Jour-
nal du CNRS. Ces images représentent généralement l’apogée de l’imagerie
vectorielle18. En effet, ces images, qui sont bien présentes dans des contextes de
communication scientifique institutionnelle, jouent un rôle encore plus impor-
tant dans des contextes de vulgarisation scientifique non institutionnelle, et
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sont au cœur de notre imagerie et imaginaire autour de l’IA.
Il existe au moins deux raisons à cela. La première est de nature quan-
titative. Pour ne citer que deux exemples, le site de Getty Images donne
actuellement (mai 2022) 3 664 résultats pour la recherche « artificial intel-
ligence » ; le site Shutterstock en donne jusqu’à 418 379. Cela est dû au fait
que Shutterstock est un site dit de « microstock », ce qui signifie que n’im-
porte qui peut y télécharger des images qu’il a produites afin de les vendre.
En 2006, Getty Images a racheté la plateforme de microstockage iStockphoto
(aujourd’hui simplement iStock), qui contient actuellement 200 026 images
taguées comme IA. La deuxième raison est d’ordre économique : ces images
sont constamment poussées en tête de nos résultats de recherche afin d’être
vendues. Il se crée ainsi une sorte de bulle dans laquelle ces images deviennent
représentatives de l’IA à l’échelle mondiale. Les services de communication
scientifique visuelle offrant des représentations alternatives de l’IA se plaignent
de la mauvaise indexation de leurs sites, mais il est évident que les forces éco-
nomiques en jeu sont complètement déséquilibrées.

17. Le concept d’imaginaire et son rôle dans l’action technique est ici compris à la manière de Patrice Flichy
(L’imaginaire Internet, Paris, La Découverte, 2001).
18. Il n’existe pas de recherche artistique dans ces images. Cette absence de recherche artistique peut être
facilement expliquée par la nature fortement commerciale de ces images de stock qui sont produites et
vendues en grande quantité. De telles images sont disponibles par les moteurs de recherche des agences.
Il est fondamental pour ces images d’être parmi les premiers résultats d’une recherche afin d’être vendues.
Ainsi, ce n’est pas tant l’originalité qui est récompensée que la répétition des canons qui ont décrété le
succès des images préalablement récompensées par les algorithmes.

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Attention, toutes les images de banques d’images ne font pas partie de
ce niveau (3). Certaines sont proches de (2), d’autres de (1). Cependant, il
est également vrai que la manière dont les images de banques d’images repré-
sentent l’IA à ce niveau (3) a un pouvoir d’attraction important pour toutes
les représentations visuelles de l’IA, qu’elles soient de niveau (3) ou non. Par
exemple, des photos de robots provenant de banques d’images représentent
souvent des robots blancs humanoïdes souriants19. De la même manière, des
images de code provenant des mêmes banques ont tendance à utiliser un
fond bleu derrière le code et à représenter les écrans comme flottant sur un
fond noir20.

Les modes de représentation visuelle de l’IA


Dans cette partie nous discutons les trois typologies présentées dans la section
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précédente par rapport à leur impact sur la perception de l’IA.
La représentation par l’algorithme et son code (1) est considérée comme
la manière la plus « humble » et la plus « honnête » de représenter l’IA21. En
langage phénoménologique, on pourrait dire qu’il s’agit de la manière la plus
respectueuse et la plus proche des choses mêmes. Pourtant, ce niveau n’est pas
sans créer de problèmes. Tout d’abord, la question de la compréhensibilité par
un public de non-experts, mais aussi par un public d’experts, se pose. L’image
peut représenter tout au plus quelques lignes de code, incompréhensibles pour
ceux qui ne savent pas coder, mais aussi pour ceux qui savent qu’un algorithme
complexe peut être composé de centaines ou de milliers de lignes de code.
Même si ces lignes étaient toutes représentées (imaginez un code QR à côté de
l’image, grâce auquel on pourrait accéder à l’ensemble du code), cela ne serait
pas d’une grande utilité. Il faudrait des semaines ou des mois pour comprendre
quelque chose au code et, surtout, il faudrait l’exécuter pour se faire une idée
de son fonctionnement ou de ses dysfonctionnements. Cependant, dans ce
cas, serions-nous encore dans le domaine de l’image ? Nous ne le pensons pas.

19. Voir l’article « A World First as EU-Funded Project Robot Gives Evidence on AI in a Parliamentary
­Hearing », Research*EU, no 77, 2018.
20. Voir par exemple les articles : « Are We Just a Click Away from the Age of “Enriched Reporting”? »,
Research*EU, no 67, 2017 ; « New Tech to Stream High-Quality Video without Sapping Your Data »,
Research*EU, no 77, 2018.
21. Fabien Medvecky et Joan Leach (An Ethics of Science Communication, Cham, Palgrave, 2019) ont
introduit une série de principes ou valeurs pour l’éthique de la communication scientifique, tels que
­l’utilité, la précision, la générosité et le kairos (terme grec signifiant « bon moment »).

Alberto Romele et Marta Severo, « Que veulent les images de l’IA ? Une exploration de la communication
scientifique visuelle de l’intelligence artificielle », S. & R., no 55, printemps 2023, p. 179-201.
Ensuite, la représentation visuelle du code n’a pas grand-chose à voir avec la
représentation de l’IA en tant qu’intelligence. Ce serait comme dire qu’une IRM
du cerveau suffit pour montrer l’intelligence humaine. L’intelligence, comme
nous le savons, ne peut jamais être perçue en puissance, mais seulement en acte.
Nous ne voyons qu’un être humain est vraiment intelligent que lorsqu’il met
son intelligence en pratique. C’est précisément ce que favorisent les perspectives
externalistes, c’est-à-dire celles qui renoncent à aborder l’intelligence (humaine,
animale ou artificielle) de l’intérieur et préfèrent se contenter d’observer un com-
portement qui semble intelligent pour nous22. Ainsi, il est possible d’affirmer
qu’aucune représentation statique, telle qu’une photo du cerveau, ne sera jamais
en mesure de dire quoi que ce soit sur ce qui se passe dans le cerveau humain et
sur la manière dont cela peut être rapporté à une action à laquelle nous attribuons
une valeur d’intelligence. Il en va de même pour un algorithme et son code.
Enfin, on peut se demander si le code est réellement l’algorithme ou si
le code lui-même n’est pas déjà une façon de représenter l’algorithme tel qu’il
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s’incarne dans une technologie – la technologie du code. Un arbre de décision
serait peut-être une façon plus « pure » de représenter l’algorithme. Cependant,
le problème dans ce cas est que la représentation d’un arbre de décision n’in-
dique rien sur son implémentation possible dans une machine. En conclusion,
on peut dire que ce premier niveau de représentation visuelle de l’IA est chro-
niquement insatisfaisant, tant en aval qu’en amont : en aval, dans la mesure où
il ne va pas assez loin – le code est déjà une technologie incarnant l’IA, mais
pas l’IA en tant que telle ; en amont, dans la mesure où il ne nous permet pas
de comprendre comment l’IA fonctionne en pratique. Bien sûr, cette façon
de représenter l’IA a le mérite d’être réaliste, de ne pas suggérer des choses qui
n’existent pas et ne peuvent pas encore être faites. Pourtant, ce premier niveau
ne laisse pas beaucoup de place à l’interprétation et la compréhension, surtout
pour les non-experts, qui ne peuvent que rester fascinés et « béats » devant une
complexité dont seuls les experts peuvent savoir quelque chose – et ce n’est
pas un hasard si les experts sont souvent représentés aux côtés de l’algorithme,
comme si eux seuls pouvaient entretenir avec lui une certaine intimité.
Pour ce qui concerne la représentation par la technologie (2), ce type de
représentation visuelle de l’IA a deux avantages indéniables. Le premier avan-
tage est qu’il montre à quel point il est inutile de parler d’IA aujourd’hui sans
parler des contextes technologiques dans lesquels celle-ci est utilisée. On pour-
rait même dire qu’il serait plus que jamais nécessaire, aujourd’hui, de veiller à

22. En ce qui concerne une approche de ce type pour les agents artificiels, voir Iyad Rahwan et al.,
« Machine Behaviour », Nature, no 7753, 2019, p. 477-486.

Alberto Romele et Marta Severo, « Que veulent les images de l’IA ? Une exploration de la communication
scientifique visuelle de l’intelligence artificielle », S. & R., no 55, printemps 2023, p. 179-201.
ce que le terme IA soit utilisé comme un adjectif plutôt que comme un nom.
On pourrait alors parler de technologies de santé fondées sur l’IA, de techno-
logies de guerre fondées sur l’IA, de technologies de sélection (pour un emploi,
une formation supérieure, etc.) fondées sur l’IA, et ainsi de suite. En général,
il serait préférable de parler de « systèmes fondés sur l’IA » plutôt que d’IA.
Cela serait d’une grande aide pour tous ceux qui veulent faire de l’éthique de
l’IA : cette expression risque d’être vide de sens si les principes, valeurs ou vertus
qui la concernent ne sont pas matériellement contextualisés. Plutôt que de se
demander ce qu’est un algorithme éthique, il serait alors plus important de se
demander ce que signifie pour un algorithme X d’être éthique dans un contexte
d’utilisation Y – et c’est précisément pour cette raison que la prise en compte des
variations contextuelles (par exemple, en ce qui concerne la destination) joue un
rôle clé dans la nouvelle proposition européenne de règlement sur l’IA23.
Il est alors très important de montrer au public que l’IA n’est pas quelque
chose d’abstrait ou éloigné de nos vies, mais qu’elle est dans un « ici et main-
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tenant », dans des objets banals dits autonomes tels que des aspirateurs. Il
s’agit du deuxième avantage de ce type de représentation visuelle de l’IA. La
banalisation de l’IA permet de mettre en évidence l’impact réel de l’IA sur nos
vies au quotidien. Elle permet également de montrer à quel point le travail des
chercheuses et des chercheurs est concret, surtout lorsqu’il s’agit de communi-
quer les résultats de la recherche scientifique au grand public.
Pourtant, cette catégorie d’images pose aussi problème, tant en aval qu’en
amont. En aval, le problème évident est que la représentation de la technologie
dans laquelle l’IA est incarnée n’indique rien au lecteur sur l’IA elle-même. Rien
ne garantit qu’il existe réellement un algorithme d’IA dans cette représentation
de la technologie. Dans une certaine mesure, l’IA est masquée et cachée par la
technologie qui la représente visuellement. La technologie devient, pour ainsi
dire, la boîte noire de l’IA. Ainsi, il peut arriver non seulement, comme Searle
voulait le montrer avec son expérience mentale de la chambre chinoise, qu’il y
ait quelqu’un à l’intérieur de la chambre qui ne comprenne pas le chinois, mais
aussi qu’il n’y ait personne du tout24.

23. Ainsi, à l’article 3 de la proposition, on définit la « destination » comme « l’utilisation à laquelle un


système d’IA est destiné par le fournisseur, y compris le contexte et les conditions spécifiques d’utilisation,
telles que précisées dans les informations communiquées par le fournisseur dans la notice d’utilisation, les
indications publicitaires ou de vente, ainsi que dans la documentation technique ». La proposition peut
être téléchargée sur le site https://eur-lex.europa.eu/ (document 52021PC0206, « Proposal for a regula-
tion of the European Parliament and of the Council laying down harmonised rules on artificial intelligence
[artificial intelligence act] and amending certain union legislative acts », 21 avril 2021.
24. Pour une explication rapide et efficace de cette expérience, voir sur Youtube la vidéo « The Chinese
Room – 60-Second Adventures in Thought (3/6) », https://www.youtube.com/watch?v=TryOC83PH1g.

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scientifique visuelle de l’intelligence artificielle », S. & R., no 55, printemps 2023, p. 179-201.
Le deuxième problème avec ce type d’images, celui qui se trouve en
amont, est qu’il existe une tendance à représenter l’IA comme étant incarnée
dans des technologies avancées et à la mode. Des représentations d’un drone
de forme futuriste ou d’un robot qui, aussi réalistes soient-elles (en fait, réelles,
dans le sens où il s’agit de ce robot qui a vraiment été construit dans un labo-
ratoire) semblent suggérer quelque chose de plus que ce que les robots font
ou sont au quotidien : deux grands yeux bleus, un sourire et un visage que le
spectateur ne peut qu’identifier à un enfant humain et sur lequel il ne peut
que transposer certains des sentiments qu’il éprouve naturellement pour tout
bébé mammifère ; un drone, tout noir et dont la forme rappelle vaguement
celle du navire spatial d’un film de science-fiction, etc. Encore une fois, nous
risquons d’avoir affaire à des boîtes vides. Cependant, dans ce cas, les boîtes
ne sont pas noires : elles sont pleines de lumière, de couleurs et de sons qui ne
font que déclencher l’imagination de celui qui les regarde. Un peu comme ces
jouets avec beaucoup de plastique et de boutons à presser, mais qui, au final,
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ne font rien d’autre que quelques sons et lumières – pensons à Buzz l’Éclair
de Toy Story qui croyait, dans le premier épisode de la série, pouvoir vraiment
voler jusqu’à ce qu’il découvre qu’il n’était qu’un jouet.
En bref, on pourrait dire que ces images montrent à la fois trop et trop
peu de l’IA pour être considérées comme de bonnes représentations visuelles
de l’IA, du moins selon une logique référentialiste (nous y reviendrons).
Concernant la représentation selon l’imaginaire (3), notre idée est qu’à
ce niveau la référence aux choses mêmes est proche de zéro. Bien sûr, la réfé-
rence à quelque chose de technologique n’est jamais totalement éliminée – par
exemple, il est très rare que ces images se limitent à un ensemble informe de
lignes et de couleurs. Plus que des technologies, ces images nous renvoient à
des craintes et des espoirs par rapport à ces technologies. On pense à la sociolo-
gie des attentes, qui étudie précisément comment les attentes concernant une
technologie ont des effets concrets sur l’évolution et le développement de cette
même technologie25. Dans une recherche fondée sur une analyse qualitative
de 300 œuvres de fiction et de non-fiction, Stephen Cave et Kanta Dihal ont
identifié quatre dichotomies fondamentales qui, selon eux, caractérisent nos
représentations ou récits (images, mais aussi imaginaires collectifs) de l’IA :
immortalité versus inhumanité, facilité versus obsolescence, gratification versus

25. En ce qui concerne la sociologie des attentes appliquée aux sciences et technologies, voir Mads Borup,
Nik Brown et al., « The Sociology of Expectations in Science and Technology », Technology Analysis &
Strategic Management, no 3-4, 2006, p. 285-298.

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scientifique visuelle de l’intelligence artificielle », S. & R., no 55, printemps 2023, p. 179-201.
aliénation, et domination versus soulèvement26. Nous nous identifions en par-
tie à ces dichotomies et, comme ces auteurs, nous avons tendance à croire que
les visions utopiques (espoirs) et dystopiques (craintes) de l’IA s’impliquent
mutuellement. Par exemple, il n’existe pas de représentation de l’IA pouvant
apporter la santé et sauver des vies, qui n’implique pas, d’une manière ou
d’une autre, des craintes pour le processus de cyborgisation de l’humain. Dans
les termes du courant de la philosophie des techniques, appelé postphéno-
ménologie27, on pourrait dire que non seulement les technologies, mais éga-
lement les représentations de ces technologies sont aussi multistables que le
cube de Necker, dans le sens où elles peuvent être perçues selon, et en fait
contenir en même temps, une multiplicité de points de vue. Pour cette raison,
nous pensons qu’il existe plus de quatre dichotomies : pensons à la manière
dont les images de l’IA mettent en jeu des tensions multiples, telles qu’homme
versus femme, est versus ouest, blanc versus noir, handicapé versus augmenté,
etc. On pourrait alors structurer ces oppositions selon des cadres sémiotiques
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sur lesquels distribuer les images. De plus, comme nous le préciserons dans la
partie suivante, il nous semble que ces oppositions ne sont pas suffisantes pour
alimenter un véritable débat autour de l’IA. Elles relèvent davantage d’un goût
rhétorique pour la différenciation par opposition que d’une réelle volonté/
possibilité d’engager le débat sur l’IA et son développement.
Avant d’aller plus loin, une clarification s’impose. La distinction que
nous avons proposée ci‑dessus, sur la base de nos analyses empiriques (partie
précédente), est bien sûr idéaltypique au sens de Max Weber. Cela signifie
qu’elle est sans doute utile au niveau de l’analyse, mais aussi que de facto
ces trois niveaux se chevauchent très souvent. Comme mentionné ci-dessus,
même l’image la plus imaginative de l’IA fera une vague référence à une tech-
nologie existante. D’ailleurs, notre propre imagination nous demande tou-
jours un ancrage dans la réalité : l’imagination de nouveaux états de choses
ne peut se faire qu’à partir d’états présents, ce qui explique ce phénomène
(bien exploité par le cinéma et la littérature, comme dans le genre steampunk)
selon lequel le futur imaginé à partir du passé sera toujours un futur faux.
De même, même l’image la plus proche des « choses mêmes » contiendra des
éléments fantastiques, utopiques et (plus rarement) dystopiques : pensons
aux couleurs vives avec lesquelles un code est coloré, au regard extrêmement

26. Stephen Cave et Kanta Dihal, « The Whiteness of AI », Philosophy & Technology, no 33, 2020,
p. 685-703.
27. Don Ihde, Technology and the Lifeworld: From Garden to Earth, Bloomington, Indiana University Press,
1990.

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sérieux, ou excessivement insouciant, d’un chercheur, à l’environnement
propre et ordonné d’un laboratoire photographié, etc. En fait, nous assistons
à l’émergence de véritables nouveaux genres de représentation, comme le sou-
tient A.R.E. Taylor28, qui a introduit le concept de wilderness (région sauvage)
technologique pour expliquer la surabondance de câbles et de serveurs, et
l’absence d’êtres humains, dans les représentations visuelles des centres de
données. Les images du milieu, celles du niveau (2), semblent servir de char-
nière entre les deux autres niveaux, car elles représentent toujours trop et
trop peu. Ces images porteront toujours en elles une part de réalisme (une
technologie, même vide, d’IA) et une part de fantaisie et de fantasmagorie : la
technologie sera blanche ou noire, aura des yeux d’enfant ou de Terminator,
volera au-dessus d’un ciel bleu ou d’un ciel rouge, etc.

Vers quelle éthique pour les images de l’IA ?


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Dans cette troisième partie, nous souhaitons proposer une réflexion, non plus
descriptive, mais prescriptive, sur ces images de l’IA. Il ne s’agit plus de dire,
comme dans les sections précédentes, ce que sont ces images de l’IA, mais plu-
tôt ce qu’elles font et veulent et ce qu’elles devraient faire et vouloir. En bref,
il s’agit de poser les bases d’une éthique de la représentation visuelle de l’IA.
Notre hypothèse est que chaque fois que nous parlons d’images d’IA, et plus
généralement d’images des sciences et des techniques, nos esprits et nos cœurs
courent trop vite vers la référence. Il est courant de penser que les images des
sciences et des techniques doivent correspondre le plus possible à ce qui se
passe « réellement » ou « pour de vrai » dans les laboratoires.
Avant de continuer, nous allons proposer une distinction entre deux types
d’images des sciences et des techniques. Premièrement, nous avons les images
des sciences et des techniques qui sont produite par les sciences et surtout
les techniques. Nous appelons ce premier type d’images ISTS (Images des
Sciences et des Techniques produites par les Sciences). Deuxièmement, nous
avons les images des sciences et des techniques dans lesquelles les sciences et les
techniques font l’objet de la représentation visuelle. Ce dernier type d’images
est celui qui nous intéresse dans cet article, quand nous parlons d’images d’IA.
Nous appelons ce deuxième type d’images ISTO (Images dans lesquelles les
Sciences et les Techniques font l’Objet de la représentation).

28. A.R.E. Taylor, « The Data Center as Technological Wilderness », Culture Machine, no 18, 2019.

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scientifique visuelle de l’intelligence artificielle », S. & R., no 55, printemps 2023, p. 179-201.
Au premier abord, les ISTS ont le rôle d’ancillae referentiae (servantes de
la référence) : les techniques, lorsqu’elles produisent des images, le font pour
donner accès à ce qui est invisible à l’œil du scientifique. Évidemment, les
choses ont changé depuis quelques décennies. Il ne semble plus si courant chez
les théoriciens et les praticiens de croire que les techniques, et les images que
les instruments techniques produisent, sont juste des servantes des sciences.
On se rend bien compte aujourd’hui que les sciences sont chroniquement
dépendantes des techniques et de leurs images. En outre, on pourrait dire
que les sciences continuent d’exister dans la mesure où elles contribuent au
développement de technologies utiles et rentables. Le terme « technoscience »
n’indique pas seulement une nouvelle alliance, mais aussi et surtout une inver-
sion des rapports hiérarchiques entre sciences et techniques29. On pourrait
même spéculer que l’accent mis sur les images produites par les instruments
techniques a contribué à consacrer cette inversion.
En outre, on peut noter que cette inversion a eu lieu dans les années
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où l’on commençait à dénoncer les exagérations et les limites du tournant
linguistique qui a dominé les sciences humaines et sociales, notamment en
France, au xxe siècle. Nous pensons notamment au concept de tournant pic-
torial (pictorial turn) introduit par W.J.T. Mitchell30, suivi par le tournant
iconique de Gottfried Bohem31. Dans les deux cas, il s’agit d’une prise de
position contre le tournant linguistique dont parlait Richard Rorty. Soit dit
en passant, il est bien connu que la langue française, dans laquelle il n’existe
que le terme « image », ne permet pas de faire la distinction, comme le fait la
langue anglaise, entre image (image mentale) et picture (image au sens de figure
sur un support matériel). Il est clair que dans cet article, lorsque nous parlons
d’images, nous voulons plutôt dire pictures.

29. Sur le concept de technoscience, voir notamment François D. Sebbah, La technoscience : une thèse
épistémologique ou la fille du diable ?, Paris, Les Belles lettres, 2010.
30. Thomas W.J. Mitchell, « The Pictorial Turn », Artforum, no 7, 1992, p. 89-94.
31. Nous ne pouvons pas détailler ici la distinction entre ces deux tournants, qui se réfèrent à deux tra-
ditions très différentes, la première étant les visual cultural studies américaines, la seconde la Bildwis-
senschaft allemande (Gottfried Bohem, « Die Wiederkehr der Bilder », dans Gottfried Bohem (dir.), Was
is ein Bild ?, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 1994, p. 11-38). Il suffit de rappeler ici que les premières sont
héritières des cultural studies et contemporaines du développement des études féministes et des études
postcoloniales ; elles s’intéressent avant tout à la dimension sociale, culturelle et politique des images. La
seconde, en revanche, est héritière d’une tradition philosophique (par exemple, dans le cas de Bohem,
l’herméneutique de Gadamer) et s’intéresse davantage au rôle épistémique, cognitif des images. Ce n’est
que récemment, au contact de la Medienwissenschaft (par exemple, l’archéologie des médias de Kittler),
que la Bildwissenschaft a développé une dimension « culturologique ». Sur tout cela, voir Andrea Pinotti
et Antonio Somaini, Cultura visuale : immagini, sguardi, media, dispositivi, Turin, Einaudi, 2016, p. 17-37.

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scientifique visuelle de l’intelligence artificielle », S. & R., no 55, printemps 2023, p. 179-201.
Or, c’est précisément dans le sillage de la critique du tournant linguis-
tique (mais aussi d’un référentialisme naïf dans les sciences et les techniques)
que se sont développées des approches matérialistes dans le domaine des études
des sciences et des techniques (STS) – par exemple, chez Bruno Latour qui,
après une première phase textualiste, devient un matérialiste convaincu32. De
nombreuses approches non référentialistes aux images des sciences et des tech-
niques se sont aussi développées dans le domaine des STS. À titre d’exemple,
on peut renvoyer à l’ouvrage collectif dirigé par Michael Lynch et Steve Wool-
gar33 et à sa nouvelle édition avec Catelijne Coopmans et Janet Vertesi, dans
laquelle Latour a écrit un texte intitulé, sans surprise, « Plus il y a de manipu-
lations mieux c’est (The More Manipulations, the Better)34 ».
Pourtant, il est intéressant de noter que les importantes réflexions concer-
nant les ISTS n’ont pas vraiment touché les ISTO. C’est notamment au sein de
la recherche en communication scientifique que l’on a développé une réflexion
sur ce type d’images. Bien entendu, ceci ne veut aucunement dire que toutes
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les ISTO appartiennent à ce domaine, mais simplement que ce domaine a été
plus attentif à ce type d’images que des domaines comme les STS et la philo-
sophie des techniques qui l’ont, en grande partie, ignoré. Notre hypothèse est
que la réflexion sur les ISTO développée dans la recherche en communication
scientifique est restée prisonnière d’un référentialisme, que les STS et la phi-
losophie des techniques ont âprement critiqué en ce qui concerne les ISTS.
Par référentialisme, nous entendons le fait que les ISTO sont jugées onto-
logiquement (c’est-à-dire par rapport à ce qui est et à ce qui n’est pas), éthique-
ment (c’est-à-dire par rapport au bien et au mal) et aussi esthétiquement (c’est-
à-dire par rapport au beau et au laid) sur la base de leur adhésion aux choses
mêmes : plus une image est fidèle à ce qui se fait réellement dans les sciences

32. L’accusation de « textualisme » contre la sociologie de Latour se trouve chez Pierre Bourdieu (Science
de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001). Selon Bourdieu, même après le prétendu tournant
matérialiste, lorsque Latour commence à s’intéresser aux « masses manquantes », ce dernier resterait un
simple jeu littéraire et rhétorique consistant à placer fictivement humains et non-humains sur le même
plan. Nous ne sommes pas totalement d’accord avec la critique de Bourdieu ; néanmoins, nous pen-
sons qu’il existe une ambiguïté fondamentale, certainement consciente et intentionnelle, dans la STS de
matrice latourienne, qui consiste à vouloir être à la fois matérialiste et textualiste, c’est-à-dire à être à la
fois référentialiste et non-référentialiste, précisément parce que la référence des sciences et des techniques
est toujours une référence « différée ». Dès lors, on comprend comment ce type de STS peut à la fois
critiquer le tournant linguistique et le référentialisme naïf des sciences et des techniques.
33. Michael Lynch et Steve Woolgar (dir.), Representation in Scientific Practice, Cambridge, MIT Press,
1990.
34. Bruno Latour, « The More Manipulations, the Better », dans Catelijne Coopmans, Janet Vertesi,
Michael Lynch et Steve Woolgar (dir.), Representation in Scientific Practice Revisited, Cambridge, MIT Press,
coll. « Inside Technology », 2014, p. 347-350.

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et les techniques (c’est-à-dire dans les laboratoires), plus elle est vraie, juste et
belle. Attention, nous ne disons pas que la recherche en communication scien-
tifique n’a rien appris de la critique du référentialisme en STS, nous disons
qu’elle n’a pas appliqué cette critique au domaine spécifique des ISTO. Ainsi,
la chose paradoxale suivante se produit : il peut y avoir un jugement référentiel
sur des images qui devraient montrer des pratiques non référentielles dans le
domaine des sciences et des techniques.
Il est clair que notre critique ne peut être que partielle, et nous sommes
sûrs qu’il existe des recherches dans le domaine des ISTO et de la commu-
nication scientifique qui échappent au référentialisme. Nous nous réservons
d’analyser, de manière détaillée, l’état de l’art sur cette question à une autre
occasion. Nous nous limiterons ici à deux exemples, l’un provenant de la
recherche, l’autre de l’engagement citoyen. Le premier est le livre de Maria E.
Gigante intitulé Introducing Science Through Images (2018). Le second est le
site web de l’initiative Better Images of AI – notre analyse sera limitée, pour
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des raisons d’espace, à la section « About35 ». Nous proposons notamment
une sorte d’échelle allant du référentialisme encore trop fort de Gigante, au
demi-référentialisme de Better Images of IA, jusqu’à notre proposition qui sera
introduite dans cette partie, puis expliquée dans la conclusion.
Dans son livre, Gigante introduit le concept d’« images portail », c’est-
à-dire des images qui permettent aux non-experts d’accéder aux discours
et pratiques scientifiques36. Elle analyse des images statiques provenant de
quatre contextes différents : les pages de titre de livres scientifiques publiés
au xviie siècle, des portraits de scientifiques au travail datant du milieu du
xxe siècle, des couvertures de magazines scientifiques américains populaires
tels que New Scientist et Science Illustrated du début du xxie siècle et des images
contemporaines issues de concours d’art scientifique en ligne. L’autrice semble
évoluer entre deux tendances qui animent ces images : d’une part, leur (forte)
tendance à mythifier la science et, d’autre part, celle de montrer (peu et mal) ce
qui se fait réellement dans les laboratoires. Gigante, qui se dit en faveur d’une
« culture scientifique critique », présente des critères qui devraient être utilisés

35. https://betterimagesofai.org/about.
36. On peut noter une ambiguïté dans le livre de Maria E. Gigante (Introducing Science through Images:
Cases of Visual Popularization, Columbia, University of South Carolina Press, 2018). D’une part, elle
appelle « portails » un type particulier d’images, celles qui ont une fonction de point d’entrée dans les
discours et pratiques scientifiques pour un public non initié. Ces images, comme celles sur les couvertures
des livres, occupent une position privilégiée par rapport au texte scientifique et influencent fondamenta-
lement sa perception. D’autre part, Gigante semble néanmoins attribuer une fonction de « portails » à
toutes les images des sciences.

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scientifique visuelle de l’intelligence artificielle », S. & R., no 55, printemps 2023, p. 179-201.
pour que les images expliquent comment la science est faite et ce qu’elle est
« vraiment37 ». En bref, elle propose des techniques permettant de diminuer la
première tendance en faveur de la seconde.
Pourtant, Mark Erickson38 a raison dans sa critique de ce livre. À propos
du chapitre consacré aux couvertures des magazines populaires, il affirme qu’il
est faux d’accuser celles du New Scientist d’être « fantaisistes » ou celles de
Science Illustrated d’être « racoleuses ». Le fait est que la vulgarisation scien-
tifique a ses propres conventions de genre auxquelles les couvertures des
magazines scientifiques adhèrent, et c’est aussi un commerce, car les ventes
doivent être garanties. Lire et juger ces couvertures à la lumière de la science
la plus « pure » et la plus « rigoureuse » peut alors être considéré comme une
erreur. Quant au chapitre sur les couvertures de livres du xviie siècle, Erickson
indique que le raisonnement est anachronique, comme s’il était possible de
parler de « science populaire » à cette époque, ou comme si l’on pouvait vrai-
ment accuser les auteurs de l’époque de mythifier ou de mystifier délibérément
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la science. Ces frontispices, dit-il, avaient aussi leur propre genre, de sorte que
l’application de nos canons (à propos de ce qui est scientifiquement vrai ou
faux) est erronée.
Notre idée est d’importer ces critiques dans notre recherche sur les images
d’IA. Nous pensons qu’il existe une tendance à juger ces images en fonction
de la référence. Pour cette raison, nous avons tendance à préférer le niveau de
l’algorithme à celui de la technologie et le niveau de la technologie à celui de
l’imaginaire. Pourtant, cette approche référentialiste ne nous mène pas très
loin, puisqu’elle nous conduit finalement à rejeter toutes les images de l’IA. En
d’autres termes, une approche référentialiste, celle qui semble dominer dans
la recherche et les discours sur la communication scientifique visuelle, nous
conduit dans la direction d’un véritable iconoclasme de l’IA.
Better Images of AI est une initiative qui compte trois membres fonda-
teurs : BBC Research & Development, We and AI et le Leverhulme Centre
for the Future of Intelligence. Il existe également des soutiens fondateurs, dont
l’IZEW, le Centre international pour l’éthique dans les sciences de l’université
de Tübingen, dont Alberto Romele, l’un des deux auteurs de cet article, a été
membre. L’initiative part du constat que les représentations visuelles de l’IA

37. Les trois critères qu’elle propose dans l’épilogue de son livre sont : l’image doit être pertinente (rele-
vant) pour la science ; elle doit être pertinente pour le public ; elle doit être accompagnée d’une légende
informative et accessible.
38. Mark Erickson, « Book Review: Maria E. Gigante, Introducing Science Through Images: Cases of Visual
Popularization », Public Understanding of Science, no 4, 2019, p. 511-512.

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que l’on trouve aujourd’hui dans divers contextes manquent de « variété » et
que « l’inexactitude est pratiquement inévitable ». Avec une prédominance
d’images de science-fiction, il manque « des images ou des idées alternatives
accessibles », ce qui rend difficile une communication « exacte » sur l’IA. Il
s’agit d’un problème majeur, car, sans une « compréhension plus large des
technologies d’IA », de nombreuses personnes sont « laissées dans l’ignorance »
des choses importantes qui affectent leur vie.
Des suggestions pour produire de meilleures images de l’IA sont ensuite
énumérées sur le site, telles que : « représenter un plus large éventail d’humains
et de cultures humaines », « rendre compte avec précision des capacités de la
technologie », « montrer des applications réalistes de l’IA aujourd’hui », « ne pas
montrer de robots quand il n’y en a pas », « ne pas montrer de représentations
électroniques de cerveaux humains » et « constituer une plus grande variété de
moyens de représenter visuellement différents types, utilisations, sentiments et
implications de l’IA ». L’initiative Better Images of AI ne se contente pas d’or-
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ganiser/participer (à) des événements et d’avoir un blog (ainsi qu’un compte
Twitter assez populaire), puisqu’elle a également lancé un dépôt d’images
alternatives d’IA en libre accès produites par des designers et des artistes.
Notre idée est que la rhétorique avec laquelle on présente cette initiative
se situe sur une ligne très fine entre le vieux désir de se référer aux « choses
mêmes » et une incitation plus intéressante à la pensivité. Certaines expressions
et certains termes rappellent, en effet, le bon vieux référentialisme, comme
lorsque l’on parle de « précision » et de « réalisme », ou que l’on interdit, ou du
moins que l’on suggère fortement, de ne pas représenter visuellement l’IA avec
des thèmes classiques et fortement stéréotypés tels que des cerveaux en circuit
ou des robots – une interdiction qui rappelle, en effet, l’iconoclasme antique.
D’autres expressions, en revanche, vont dans une direction beaucoup plus inté-
ressante pour nous, comme lorsque l’on parle d’une plus grande « variété » ou
même de « différents types, usages et sentiments ». Bien que l’espace manque
ici pour développer ce point, nous pensons que la même duplicité rhétorique
se retrouve dans les images qui sont disponibles dans le dépôt en libre accès.
Nous proposons de franchir la barrière et de renoncer à toute instance
référentialiste (dans la mesure du possible, étant donné que, comme nous
l’avons mentionné précédemment, la référence à la réalité est la condition
même de notre imagination) lorsqu’il s’agit de représenter visuellement l’IA.
Ce n’est que de cette manière, croyons-nous, que nous pourrons sauver les
images de l’IA des tendances iconoclastes qui dominent aujourd’hui les débats
sur le sujet. Il ne s’agit pas pour autant de laisser libre cours à la fantasmagorie,

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en admettant toutes les images d’IA qui existent aujourd’hui. Il s’agit plutôt
d’exercer une imagination juste. Pour nous, une imagination juste, et donc
éthique, n’est pas une imagination débridée, ni une imagination enchaînée aux
choses mêmes. Il s’agit d’une imagination capable de cultiver l’imagination
et l’imaginal39, par exemple à travers ce que le philosophe Jacques Rancière
appelle la « pensivité » des images. Nous allons nous concentrer sur la question
des images pensives dans la conclusion de cet article.

Le problème des images d’IA qui sont utilisées aujourd’hui dans la communi-
cation scientifique – les images des banques d’images du niveau (3), mais aussi
les autres – est qu’elles ont souvent des effets anesthésiants sur les spectateurs.
Au lieu de susciter la réflexion et l’engagement, elles provoquent des formes
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de fascination, de béatitude et de résignation – joyeuse ou effrayée. Il ne s’agit 199
donc pas d’« images portail », mais plutôt d’« images écran », dans le sens où
elles séparent et divisent les experts des non-experts, laissant ces derniers en
dehors de toute participation et de tout débat sur l’innovation dans l’IA. À ce
sujet, nous partageons les considérations de Pascal Robert40 à propos de l’im-
pensé informatique. Il donne l’exemple de l’utilisation de l’expression « déjà
là » dans les discours sur les technologies de l’information et de la communi-
cation. Selon Robert, cette simple locution rend toute critique difficile, voire
impossible, dans la mesure où elle présente la technologie comme incontour-
nable. Il en va de même, à notre avis, pour les images de l’IA. Si ces images
posent un problème éthique, il ne réside pas dans leur manque de référence,
mais précisément dans leur « anesthétique » – un terme qui combine esthé-
tique et anesthésie. La polarisation de la représentation visuelle de l’IA par des
extrêmes (peur/espoir, etc.) n’aide pas en ce sens, mais accentue plutôt l’inac-
cessibilité et l’impossibilité du débat.
Selon Rancière, « une image pensive, c’est alors une image qui recèle
de la pensée non pensée, une pensée qui n’est pas assignable à l’intention
de celui qui la produit et qui fait effet sur celui qui la voit sans qu’il la lie
à un objet déterminé41 ». On pourrait imaginer que la pensivité des images
dépend exclusivement de notre ignorance et de la résistance de l’image à être

39. Chiara Botticci, Imaginal Politics: Images Beyond Imagination and the Imaginary, New York, Columbia
University Press, 2019.
40. Pascal Robert, « L’imaginaire des TIC en question », Interfaces numériques, no 2, 2015, p. 209-222.
41. Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, op. cit., p. 115.

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interprétée – par exemple, lorsque sa provenance ou la pensée de son auteur
sont inconnues. Or, Rancière insiste sur le fait que la pensivité dépend plutôt
de la capacité de l’image à rassembler différents régimes d’expression sans les
homogénéiser. Il parle, par exemple, de « ressemblance désappropriée », qui
est plus que la simple juxtaposition et pourtant moins que l’identification. En
d’autres termes, les images sont pensives dans la mesure où elles forment des
métaphores toujours ouvertes et jamais épuisées à différents niveaux spatiaux
et temporels.
Notre proposition est donc d’utiliser le concept de pensivité pour éva-
luer, de manière éthique, les images de l’IA et, bien sûr, pour en créer de
nouvelles. Cela signifie également que ce n’est plus la référence, mais le débat
non consensuel, agonistique qui devient la norme, la valeur ou la vertu à pour-
suivre dans ce domaine42.
Quand dans le titre de cet article nous nous sommes demandé « Que
veulent les images de l’IA ? », nous ne pensions pas tellement à Mitchell43 mais
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plutôt à Bredekamp44. L’intention de ce dernier est d’émanciper les images
de la volonté humaine. Les images ont le droit d’exister par elles-mêmes,
d’être libres et autonomes, de vouloir quelque chose qui ne soit pas ce que les
humains désirent.
Cette libération des images ne va pas au détriment des humains. Au
contraire : c’est précisément dans la mesure où l’image est prisonnière des
volontés humaines que l’image peut devenir mortelle pour les humains. Bre-
dekamp pense notamment à la fonction substitutive des images, c’est-à-dire
quand une image prend la place de son modèle – par exemple, dans le champ
religieux, juridique et politique. Dans ses extrémisations, cette fonction amène
à des guerres : par exemple, l’iconoclasme fonctionne sur la substitution de
l’image et du corps que l’on cherche à détruire. L’iconoclasme pourrait être
évité, écrivent Thomas Golsenne et Chloé Maillet dans leur compte-rendu du
livre de Bredekamp, si l’acte de substitution était enrayé45. Comme l’indique
Bredekamp : « L’échange du corps et de l’image est partout utilisé comme

42. Avec les termes « consensus » et « agonisme », nous faisons référence à la philosophie politique de
Jacques Rancière (La mésentente : politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995) et de Chantal Mouffe
(Agonistique : penser politiquement le monde, Paris, ENSBA, 2014). Nous avons déjà développé ce point
ailleurs (Alberto Romele, « Images of Artificial Intelligence: a Blind Spot in AI Ethics », Philosophy & Tech-
nology, no 4, 2022. DOI :10.1007/s13347-022-00498-3).
43. Thomas W.J. Mitchell, What Do Pictures Want? The Lives and Loves of Images, Chicago, The University
of Chicago Press, 2005.
44. Horst Bredekamp, Théorie de l’acte d’image, Paris, La Découverte, 2015.
45. Thomas Golsenne et Chloé Maillet, « Libérer les images : compte-rendu critique de Horst Bredekamp,
Théorie de l’acte d’image, La Découverte, 2015 », Images re-vues, no 6, 2018, p. 1-15.

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arme de guerre […]. Tout cela montre la nécessité impérieuse de prendre au
sérieux, dans une perspective historique, l’acte d’image substitutif, et de le
comprendre, le désigner et de combattre son aspect destructeur. »
Nous n’avons pas le temps et l’espace d’entrer ici dans cette discussion,
par exemple en considérant l’antidote proposé par Bredekamp qui serait la
formule de pathos de Warburg. Nous nous limitons à suggérer que ce que
nous avons appelé référentialisme n’est rien d’autre que la force substitutive de
l’image dans le domaine de la communication scientifique. En fait, dans cet
article, nous proposons de libérer les images de l’IA de cette force.
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