RFG 285 0119

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Intelligence artificielle et recherche en gestion
Article in Revue française de gestion · November 2019

DOI: 10.3166/rfg.2020.00405
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Philippe Very Ludovic Cailluet

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INTELLIGENCE ARTIFICIELLE ET RECHERCHE EN GESTION
Philippe Véry, Ludovic Cailluet
Lavoisier | « Revue française de gestion »
2019/8 N° 285 | pages 119 à 134

ISSN 0338-4551
ISBN 9782746249158
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2019-8-page-119.htm
© Lavoisier | Téléchargé le 01/10/2020 sur www.cairn.info via Université Catholique de Lille (IP: 195.220.74.62)
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PHILIPPE VÉRY
LUDOVIC CAILLUET
Edhec Business School
Intelligence artificielle
et recherche en gestion
Comment l’intelligence artificielle influencera-t-elle la recher-
che en sciences de gestion ? Pour répondre à cette question, les
auteurs1 examinent les développements possibles de cette
technologie, puis sa pénétration dans les sciences de gestion et
dans d’autres sciences, notamment la médecine. Leurs analyses
suggèrent que de nombreuses facettes du métier de chercheur
devraient évoluer, qu’une fracture pourrait se produire au sein
de la communauté des chercheurs, et que l’intelligence
artificielle fera resurgir les débats scientifiques sur les notions
de rationalité et d’empirisme d’une part, de rigueur et de
pertinence d’autre part.
DOI: 10.3166/rfg.2020.00405 © 2019 Lavoisier
1. Les auteurs remercient les deux relecteurs anonymes et les éditeurs invités qui ont grandement contribué, à travers
leurs suggestions constructives, à l’élaboration de cet article.
120 Revue française de gestion – N° 285/2019
I – FAUT-IL AVOIR PEUR DE
C
omment l’intelligence artificielle
(IA) influencera-t-elle la recherche L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE ?
en sciences de gestion ? Selon ses
Définissons d’abord l’intelligence artifi-
chantres, l’intelligence artificielle est la
cielle et intéressons-nous ensuite à son
technologie qui révolutionnera le lien de
impact sur la vie humaine
l’homme au travail dans la plupart des
champs d’activité. Il est donc intéressant de
s’interroger aujourd’hui sur les évolutions
1. Qu’est-ce que l’intelligence
possibles de la recherche en sciences de
artificielle ?
gestion. Que deviendra cette recherche
demain ? Exit le chercheur d’aujourd’hui ? De multiples définitions de l’IA existent.
Doit-il faire entendre sa voix ? Ou se pliera- Par intelligence artificielle, nous entendons
t-il loyalement aux injonctions des ici des machines et/ou des algorithmes qui
algorithmes ? apprennent de leur propre expérience et sont
Pour répondre à ces questions, nous capables de réaliser des tâches effectuées
allons procéder comme suit. Tout par des hommes en simulant des processus
d’abord, nous dressons un état des lieux cognitifs humains. Des divergences existent
sur le développement actuel de l’IA et sur la capacité à réaliser ces tâches
les bouleversements qu’elle est suscep- humaines : les tenants de l’IA forte pensent
tible d’entraîner. Nous nous intéressons pouvoir doter un jour les machines de
ensuite aux liens entre l’IA et la science, conscience autonome et d’émotion, alors
en étudiant successivement la production que les partisans de l’IA faible, pragmati-
de recherche scientifique, puis la diffu- ques, s’attachent simplement à standardiser
sion de cette recherche. La recherche en et reproduire des tâches routinières effec-
sciences de gestion ayant, à notre tuées par l’homme.
connaissance, été moins impactée à ce Qu’elle soit perçue faible ou forte, l’essor de
jour par l’intelligence artificielle que l’IA est indéniable, en particulier grâce à la
d’autres disciplines comme la médecine, puissance des ordinateurs qui peuvent traiter
nous étudions son utilisation dans d’au- de larges ensembles de données ou effectuer
tres domaines scientifiques. Nous faisons de la reconnaissance faciale mieux que l’être
ensuite un bilan dans les sciences de humain. Par exemple, des algorithmes ont
gestion et tirons de ces diverses analyses réussi en 2018 à faire mieux que des hommes
des enseignements quant aux impacts dans un test de lecture et de compréhension
probables de l’IA sur les différentes organisé par l’université de Stanford.
facettes du métier de chercheur. Nous L’IA trouve une de ses sources dans les
montrons notamment que l’IA fera recherches d’après-guerre d’Alan Turing
resurgir deux anciens débats concernant, qui travaille sur les possibilités d’attribuer
d’une part rationalité et empirisme, une conscience aux machines et propose
d’autre part rigueur et pertinence. L’IA une expérience connue comme le « test de
pourrait aussi créer une fracture au sein Turing » (Turing, 1950). Elle s’est ensuite
de la communauté des chercheurs. développée avec le progrès des connaissan-
IA et recherche en management 121
ces dans les domaines des réseaux neuro- les chatbots ou dans les applications de
naux, de la logique mathématique et de commande vocale sur smartphone ou tout
l’informatique. objet connecté.
Les définitions divergentes de l’IA s’ex- Il est fort probable que cette segmentation
pliquent à la fois par la diversité des évolue rapidement avec le développement
anticipations envisagées quant à son impact technologique. En résumé, l’intelligence
sur la vie humaine (sur lesquelles nous artificielle regroupe donc un vaste éventail
reviendrons plus loin) et par la multiplicité de méthodes et technologies qui sont
des développements technologiques actuels. actuellement en plein essor, qui pénètrent
Il existe plusieurs segmentations de ces de nombreux secteurs d’activité et devraient
développements. De façon générale, ces contribuer à modifier nos façons de vivre.
segmentations contiennent les domaines
suivants :
– Le machine learning qui automatise la 2. Bouleversements annoncés
création de modèles analytiques à partir de et critiques
méthodes issues des statistiques, des La réflexion sur l’avenir promis par l’IA
réseaux neuronaux ou de la recherche génère de nombreux scénarios et réactions,
opérationnelle. Il est par exemple utilisé aussi bien de la part des chercheurs que des
pour identifier des risques de panne dans des hommes politiques ou dirigeants d’entre-
installations industrielles ; prise. L’avènement d’une nouvelle techno-
– Le reinforcement learning, développe- logie engendre souvent un optimisme
ment du machine learning qui consiste à démesuré sur ses potentialités : ainsi l’avè-
déterminer le comportement optimal de la nement de la micro-informatique dans les
machine face à un problème contextualisé, à années 1980 a donné naissance à des
partir de simples récompenses qui lui scénarios où la machine remplacerait inté-
permettent d’apprendre et d’adapter sa gralement l’homme, ce qui n’est pas arrivé
réponse ; (Ganascia, 2017). Le cabinet de conseil
– Le deep learning, développement du Gartner identifie ainsi un « hype cycle »
machine learning qui vise à identifier des pour chaque innovation technologique2.
schémas complexes dans de gros volumes Cet optimisme se double, dans le cas de
de données à partir d’analyses fondées sur l’IA, de fantasmes sur les promesses offertes
les réseaux neuronaux. Il est utilisé notam- par la technologie. Car l’IA apparaît comme
ment pour la reconnaissance de la parole ou le moyen de joindre histoire et science-
de l’image et, de manière pratique, dans les fiction. En témoignent les ouvrages consa-
logiciels de conduite des véhicules crés à l’IA et aux robots (par exemple
autonomes ; Bhaumik, 2018) qui citent les trois axiomes
– Le traitement du langage naturel (natural de la robotique énoncés par Isaac Asimov,
language processing) qui consiste à analy- auteur célèbre de la littérature de science-
ser et générer du langage humain, de façon fiction, mais aussi professeur de biochimie à
écrite ou orale. Il est aujourd’hui utilisé dans l’université de Boston (Asimov, 1950).
2. https://www.gartner.com/en/documents/3887767
Premier axiome : un robot ne peut porter potentiels. Jean-Gabriel Ganascia (2017),

atteinte à un être humain ni, en restant président du comité d’éthique du CNRS,
passif, laisser cet être humain exposé au démonte le mythe de la singularité en
danger. montrant qu’il repose sur des hypothèses et
Deuxième axiome : un robot doit obéir aux modèles plus que discutables. Tout d’abord,
ordres donnés par les êtres humains, sauf si du point de vue technique, l’augmentation
de tels ordres sont en contradiction avec le de la puissance et du perfectionnement des
premier axiome. machines, qui suivait la loi de Moore, tend à
Troisième axiome : un robot doit protéger ralentir avec l’atteinte de limites en matière
son existence dans la mesure où cette d’exploitation du silicium pour la concep-
protection n’est pas en contradiction avec tion des processeurs. Et il est impossible
le premier ou le deuxième axiome. d’affirmer que les techniques alternatives,
En effet, le développement de machines et basées notamment sur le graphème ou le
robots capables de parler, entendre, appren- calcul quantique, suivront cette même loi
dre fait imaginer un scénario classique de exponentielle. De plus, la singularité repose
science-fiction, où la machine deviendrait sur une hypothèse de non-homogénéité du
plus intelligente que l’homme, entraînant le temps en opposition avec la conception
risque qu’elle prenne le pouvoir sur l’être scientifique d’un temps uniforme. Cette
humain. Ce scénario est une ramification hypothèse est non démontrable par la
envisagée par les chantres de la singularité. science. Ganascia souligne aussi la confu-
La singularité représente une période à sion entre probabilité, possibilité et plausi-
partir de laquelle notre intelligence ne sera bilité. Les tenants de la singularité cherchent
plus de nature biologique, mais de nature à rendre leur scénario plausible, alors que sa
technologique, et des milliards de fois plus probabilité d’occurrence n’est pas calculée
puissante qu’aujourd’hui. La singularité et comparée à celles d’autres scénarios.
serait donc l’aube d’une civilisation nou- Luc Julia, chercheur scientifique au CNRS
velle car non limitée par la biologie puis aux États-Unis, créateur et dirigeant
humaine. Les oracles de la singularité d’entreprises, publie en 2019 un ouvrage
prédisent déjà la date du basculement : intitulé L’intelligence artificielle n’existe pas
2045 selon Kurzweil, futurologue recruté (Julia, 2019). Pour ce spécialiste du sujet, le
comme Director of Engineering par Google. concept d’IA est né d’un malentendu lors de
Une première étape serait 2029, date à la conférence de Darmouth en 1956. De cette
laquelle une machine réussirait le test de conférence qui réunissait des scientifiques
Turing et prouverait ainsi avoir atteint un travaillant sur des automates a émergé
niveau humain d’intelligence. Ces prédic- l’ambitieux projet d’insérer dans les machi-
tions font évidemment sensation, sont nes des mécanismes similaires à ceux du
reprises et largement diffusées par les cerveau humain. Le projet accouchera de
médias, amplifiant ainsi l’excitation et les développements bien plus modérés, mais il
peurs entourant l’IA. sera l’occasion pour John McCarthy d’in-
Plusieurs scientifiques se sont attelés à venter et d’écrire sur le papier pour la
démythifier l’IA et à raisonner de façon première fois le concept d’IA. Julia explique
cartésienne sur ses développements que les méthodes d’analyse appelées réseaux
neuronaux sont une extrême simplification successivement ces deux activités, puis
du fonctionnement du cerveau humain, quelques problèmes additionnels.
fonctionnement qui à ce jour soulève encore
beaucoup d’interrogations. De fait, les
II – L’INTELLIGENCE
techniques d’IA s’apparentent à ce qu’il
ARTIFICIELLE DANS LA
appelle « la force brute » (p 119). Ainsi, pour
PRODUCTION SCIENTIFIQUE
qu’une machine reconnaisse un chat avec une
probabilité de 95 %, il faut lui faire décrypter Concernant la production de savoir, la
100 000 images de chats. En comparaison, recherche en médecine semble parmi les
un enfant a besoin de visualiser deux images plus avancées en matière d’adoption de l’IA
pour savoir ensuite reconnaître un chat… et de réflexion sur les incidences de cette
Pour Julia, les machines feront toujours ce adoption. L’IA est ainsi utilisée depuis les
qu’on leur donne et apprend à faire. Il préfère années 1990 pour formuler des diagnostics
parler d’« intelligence augmentée », qui (Baxt, 1991) ou pour déterminer le temps
contribuera à accroître l’intelligence optimal à rester dans un service de soins
humaine sans prétendre à la remplacer. La intensifs (Tu et Guerriere, 1992). Plus
parole de Luc Julia est d’autant plus crédible récemment, l’IA a été mobilisée en génétique
qu’il a été l’un des créateurs de Siri l’assistant pour aider à décrypter la mutation de
vocal « intelligent » d’Apple et qu’il tra- génomes (Leung et al., 2014 ; Angermueller
vaille depuis des années sur des applications et al., 2016), pour détecter des tumeurs
commerciales crédibles de l’IA en particulier (Esteva et al., 2017) ou encore pour prédire
à la direction innovation et développement de l’évolution de cancers (Caravagna et al.,
Samsung Electronics depuis 2012. 2018). L’IA, grâce à l’analyse neuronale, sert
Ces analyses émanant de scientifiques nous ainsi la médecine dans sa progression pour
incitent à raisonner de façon prudente, tant combattre les maladies et contribuer au bien-
les scénarios d’évolution technologique, être humain. Ainsi, dans une réflexion
l’excitation et le fantasme se mêlent dans approfondie sur les problèmes légaux posés
l’appréciation du futur proposé par l’IA. Par par l’IA, Scherer (2016) donne des exemples
conséquent, nous partirons d’éléments fac- de « créativité » des systèmes machine
tuels sur les développements dans les learning appliqués à la recherche scienti-
disciplines de recherche pour en tirer des fique. Il cite en particulier C-Path (Compu-
enseignements sur l’IA et la recherche en tational Pathologist) un système développé à
sciences de gestion. L’intelligence artifi- l’université de Stanford destiné à une analyse
cielle a commencé à pénétrer certaines systématique des cellules cancéreuses3.
disciplines scientifiques dans ses deux C. Path a démontré que l’étude des tissus
activités fondamentales : la production autour des cellules cancéreuses (stroma) était
et la diffusion de savoir. Examinons un meilleur prédicteur de l’évolution de la
3. C-Path a été développé par l’équipe de Daphné Koller qui a ensuite fondé et dirigé Coursera avec Andrew Ng, une
des première plateforme de cours en ligne. Un exemple de la fluidité des carrières scientifiques dans l’IA entre
recherche académique et entrepreneuriat (voir Rimm, 2011).
maladie que l’étude des transformations des où elle peut aider à comparer de nombreuses
cellules cancéreuses elles-mêmes. Un tel pathologies similaires.
résultat était totalement contre intuitif pour Le débat épistémologique et philosophique
les chercheurs et allait à l’encontre des est donc réouvert. Pour Murphy, respon-
certitudes établies dans la discipline ; dans ce sable du laboratoire de biologie informa-
cas précis l’absence de préjugé de la machine tique de l’université de Carnegie Mellon,
a permis une avancée, qui aurait été difficile à l’IA crée un nouveau paradigme où les
réaliser par des chercheurs humains limités expérimentations ne sont plus menées par le
par leurs biais cognitifs. chercheur qui peut ainsi prendre de la
Toutefois, la percée de l’IA en médecine hauteur sur sa recherche4. Selon Thompson
soulève de grandes questions, qui ont et Upshur (2017), un nombre croissant de
ensuite été étendues à son utilisation dans chercheurs et philosophes critiquent le
la science en général. Le principal débat est manque de théorie dans la médecine
de nature épistémologique : l’IA est souvent clinique (i.e. empirique). D’autres sont
présentée comme la capacité de tirer des moins véhéments, comme Pearl et Macken-
conclusions à partir d’un vaste ensemble de zie (2018) qui argumentent pour une
données que ne pourrait traiter un cher- approche symbiotique conjuguant modèles
cheur. De fait, s’opposent une approche théoriques et analyses de données.
rationaliste de la science fondée sur des En résumé, l’utilisation croissante de l’IA
hypothèses et des modèles raisonnés pour dans la recherche médicale et sa production
créer du savoir, et une approche empirique inhérente de connaissances vient servir une
fondée la capacité à générer des connais- posture épistémologique plus que les autres,
sances à partir des données sans modèle donnant pleine renaissance à de vieux –
théorique préalable. Un vieux débat scien- mais néanmoins salutaires – antagonismes.
tifique est donc remis à jour par l’évolution Il est intéressant d’ajouter une dernière
technologique. possibilité offerte par l’IA en médecine
En médecine, les chercheurs rationalistes soulignée par Topol (2019), celle ouvrant
s’appuient sur les travaux antérieurs, sur les les portes de la production scientifique à des
mécanismes d’une maladie pour mieux la non-scientifiques. En premier lieu par la
comprendre et trouver des remèdes théra- « citizen science » qui permet de générer un
peutiques. Les chercheurs empiriques se ensemble très large de données. Elle a été
fondent sur leur observation de cas, leur utilisée par exemple en mobilisant une
expérience passée de cas similaires, pour grande population d’amateurs en ligne5 par
apprendre sur la maladie. La science le biais d’un mini jeu vidéo pour classifier
médicale avait trouvé depuis les années une série d’images microscopiques. Cette
1990 un certain équilibre entre partisans de classification combinée à un logiciel de
chaque approche. Or l’IA, avec sa capacité à machine learning a permis de produire des
traiter de multiples données, relance avec résultats originaux en matière d’imagerie
force l’approche empirique dans la mesure microscopique en validant de nouveaux
4. https://www.axios.com/automating-science-2e43b5c8-cb4a-44cb-bfce-f26272b1bd4c.html
5. https://www.nature.com/articles/nbt.4225
modèles de détermination des structures de sens au sein de grands ensembles de

protéiniques. documents ou de données6.
En second, sans aller jusqu’à la « citizen
science », de nombreuses initiatives de crowd-
sourcing démontrent le rôle essentiel pour III – L’INTELLIGENCE
certains projets scientifiques de la dimension ARTIFICIELLE DANS LA
participative particulièrement dans le domaine DIFFUSION SCIENTIFIQUE
bio-informatique (Good et Su, 2013).
Hors du seul champ de la médecine, de Une fois la recherche menée, vient le temps
multiples disciplines scientifiques sont de la publier. Entrent dans le jeu différents
pénétrées par des méthodes appartenant acteurs : revues, éditeurs et relecteurs.
au champ de l’IA comme par exemple les Plusieurs maisons d’édition offrent doréna-
réseaux neuronaux. Se profile aussi un vant un ensemble de solutions d’IA pour
déploiement de l’IA pour analyser de grands aider les éditeurs de revue. Les différentes
ensembles de données qualitatives, qu’il phases du processus de diffusion sont
s’agisse de textes, vidéos, enregistrements impactées : sélection initiale des manu-
ou photos. Ces nouvelles techniques sont scrits, identification des relecteurs, vérifica-
parfois rassemblées sous le terme de tion de non-plagiat, processus de révision,
BigQual (Davidson et al., 2019). synthèse des contributions. Un article de
Signalons aussi que de nouveaux outils Nature (2018) examine ces changements7.
aident à mener une revue de la littérature Certains outils analysent si les méthodes et
concernant l’état des connaissances sur un statistiques décrites dans un article sont
sujet. Un article de Nature publié en 2018 solides. D’autres utilisent le Natural Lan-
(Extance, 2018) cite ainsi des chercheurs guage Processing et le Machine Learning
de Göteborg (Suède) qui ont utilisé un de pour extraire automatiquement les concepts-
ces outils pour traiter plus de 10 000 clés du manuscrit et fournir un résumé. Des
recherches publiées sur les algorithmes outils contrôlent le plagiat éventuel ou
dédiés au véhicule autonome. L’outil, situent le papier par rapport à des recherches
fondé sur des techniques de Natural antérieures, ou encore vérifient que la
Language Processing, extrait du contenu structure du papier et la présentation des
scientifique de chaque papier, filtre et références satisfont aux exigences de la
classe ensuite les articles en catégories revue. L’IA peut aussi aider à identifier des
selon les thèmes de recherche et les relecteurs potentiels à partir des publications
résultats obtenus. Au-delà du débat épis- antérieures, peut suggérer des mots-clés
témologique, l’IA peut donc contribuer à peut émettre une prédiction sur l’impact du
aider le chercheur, sans pour autant le papier. En bref, toute tâche qui peut être
remplacer, dans les tâches de production standardisée est, ou risque d’être, affectée
requérant la manipulation et la recherche par l’IA.
6. Notons que dans le domaine médical, des chercheurs ont récemment utilisé un outil (Euretos) pour élaborer des
hypothèses quant à de nouvelles maladies qu’un médicament pourrait traiter. Mais cette expérimentation n’a pas
généré d’hypothèses vraiment surprenantes. Voir l’article de la revue Nature cité (Extance, 2018).
7. https://www.nature.com/articles/d41586-018-072459
Le principal avantage de tous ces outils est On peut donc supputer que la sous-repré-
un gain de temps sachant que les sentation des femmes dans les postes
processus de publications sont longs. académiques les plus prestigieux aura un
Quelle que soit l’opération effectuée, les impact dans l’apprentissage des machines.
concepteurs de ces algorithmes et les On peut aussi imaginer a contrario que les
éditeurs convergent sur le fait que la machines ont une capacité à échapper à
décision de rejet, de re-soumission ou certains biais cognitifs et pourront peut-être
d’acceptation reste dans les mains de faire émerger des auteurs ou des papiers qui
l’éditeur. Signalons néanmoins la mise sur auraient été rejetés par des éditeurs humains
le marché d’un outil qui fournit un score dont le jugement est limité par leur préjugé
global d’acceptabilité du papier, ce qui sur ce qu’est le « bon » papier ou le « bon »
pourrait inciter certains éditeurs à décider, auteur.
par facilité, en fonction de ce score. Cela Selon nous, ces intégrations technologiques
est important dans la mesure où, alors que font ou feront rejaillir le débat entre rigueur et
le nombre de soumissions aux revues, en pertinence de la recherche. La pertinence
particulier les plus prestigieuses, est en correspond à l’utilité perçue de la recherche
hausse constante depuis plusieurs années, par les managers. La rigueur est définie à
le modèle économique, partiellement basé partir de divers composants : ancrage théo-
sur le travail bénévole des arbitres issus rique, logique de raisonnement, recueil de
des laboratoires scientifiques, est remis en données non biaisé, méthodologie appro-
cause. priée et bien déployée (Vermeulen, 2007).
Ces outils d’aide à la décision pour l’édition Les chercheurs ont longtemps opposé ces
scientifique doivent être néanmoins ques- deux quêtes, mais des travaux récents ont
tionnés. Pour paraphraser Christophe Bena- montré qu’un lien, quoique ténu, existe entre
vent (2016) il leur faut sans doute rendre des les deux concepts (Paterson et al., 2018).
comptes. Comme les éditeurs humains, les Or, l’IA a toutes chances de pénétrer le
systèmes issus du machine learning ne sont processus de relecture en l’abordant sous
pas dénués de biais de sélection (Yapo et l’angle de la rigueur, comme en témoigne
Weiss, 2018). Le cas du biais de genre est les vérifications des méthodes d’analyse, de
particulièrement présent dans la mesure où la structure du papier ou de la présentation
le machine learning s’appuie sur des bases des références. Dans ce contexte, l’IA
de données à partir desquelles l’ordinateur tendra à renforcer une vision normative
va suggérer des décisions. Collet (2018) concentrée en particulier sur la formalisa-
indique : « pour ne citer que quelques tion et la structure classique attendue d’un
domaines où l’aide à la décision par IA papier de recherche (typiquement la
peut s’appliquer, ce que la machine va séquence : introduction, revue de littérature,
apprendre, c’est (…) à CV équivalents, les analyse des données, discussion). Dans son
hommes sont mieux payés que les femmes acceptation la plus basique, elle risque bien
(…) à dossiers équivalents, les prêts sont de donner des scores médiocres à des
plus volontiers accordés aux projets d’en- papiers, comme celui-ci… qui ne respecte
treprise portés par des hommes que par des pas la mise en forme habituelle des articles
femmes… » de recherche académique.
La pertinence est plus difficile à cerner par le comportement du consommateur et

un algorithme, car elle est liée aux devoir alors traiter des milliers de messages.
caractéristiques de l’individu qui l’évalue Un chercheur explorant l’impact des
(Duncan, 1974 ; Strasser et Bateman, réseaux sociaux sur des pratiques de
1984). En conséquence, l’intrusion de management aura peut-être des dizaines
l’IA dans le processus de sélection des de milliers de textes, photos et vidéos à
papiers questionne le rôle et la pratique analyser. Ces exemples requièrent un accès
futurs des éditeurs et relecteurs, qui pour- à des informations appartenant aux entre-
raient confier à la machine l’évaluation de la prises. Or, cet accès devient compliqué.
rigueur et centrer leur travail sur la Un colloque s’est tenu sur le sujet aux États-
pertinence. Comme indiqué supra les Unis en 2017, réunissant des spécialistes de
algorithmes ne sont pas exempts de biais ; la recherche informatique et des entreprises
ils reflètent ceux de leurs auteurs et (Bottum et al., 2017). Une évolution
l’objectivité de l’IA elle-même est une technologique concomitante à l’IA crée ce
forme d’illusion en l’état de la technologie problème d’accès : l’utilisation de plus en
(Garcia, 2016). plus massive du cloud computing (dans le
L’IA affecte donc le chercheur dans sa langage courant : le cloud) par la plupart des
pratique. Mais le déploiement de l’IA dans institutions publiques et privées. Le cloud
la recherche scientifique soulève d’autres consiste à exploiter la puissance de stockage
questions. ou de calcul résidant sur des serveurs
informatiques distants par l’intermédiaire
d’un réseau de type Internet. Les serveurs
IV – LES PROBLÈMES D’ACCÈS
sont loués à la demande, selon des critères
AUX DONNÉES ET DE COÛT
techniques liés à leur utilisation (puissance,
DE LA RECHERCHE
bande passante, etc.). Les entreprises qui
L’IA est donc utile quand il s’agit de traiter utilisent le cloud stockent donc tout ou
un grand nombre de données, communé- partie de leurs données hors de leurs
ment appelées Big Data, ou quand la serveurs propres et peuvent utiliser l’IA
machine doit apprendre d’un grand nombre proposée par les opérateurs du cloud pour
de données pour effectuer sa tâche. L’in- analyser leurs données. Cette architecture
formatique « classique » le fait déjà au du cloud soulève diverses questions pour le
travers par exemple des logiciels de chercheur qui souhaite accéder à ces
scientométrie, de lexicométrie et d’analyse données : celles-ci étant stockées hors de
de texte qui « traitent » des corpus parti- l’organisation, le chercheur devra convain-
culièrement importants et permettent d’op- cre et satisfaire des obligations liées à la
timiser ces traitements. De même en finance sécurité, à la protection privée des données,
avec les très grandes bases de données sur à son identification et aux procédures
lesquelles sont opérées des traitements : d’accès.
corrélation, régression ou autres. L’IA s’en De plus, l’entreprise utilisatrice du cloud
distingue dans sa capacité à « apprendre ». paie généralement son fournisseur selon son
Par exemple, un chercheur en marketing usage des services proposés. Le travail du
peut vouloir étudier l’impact des tweets sur chercheur sur des données distantes peut
donc constituer un coût supplémentaire qui V – QUID DE LA RECHERCHE

devient difficile à évaluer dans le cas d’une EN GESTION ?
recherche exploratoire. Le cloud incite donc
à développer des projets de recherche bien L’IA est d’abord un thème d’investigation
définis, où le temps passé à analyser ou pour les chercheurs en gestion, qui étudient
télécharger des données est évaluable. Ce son appropriation et utilisation dans les
constat engendre une autre difficulté pour organisations, et les conséquences humai-
les chercheurs travaillant à partir de nes ou financières de cette utilisation8. Les
financements : comment évaluer la somme articles publiés sur le sujet sont, à notre
à demander si le coût de la recherche est connaissance, relativement peu nombreux,
difficile à déterminer ? mais en forte augmentation en 2019.
Enfin, le problème d’accès soulève une Un domaine croissant de recherche
question de compétence : la plupart des concerne les ressources humaines. Par
chercheurs ne sont pas compétents pour exemple, Metcalf et al. (2019) montrent
travailler dans le cloud, pour y appliquer des que l’utilisation de la technologie « Artifi-
outils et méthodes d’IA. Les participants au cial Swarm Intelligence » améliore le
colloque de 2017 concluent que la conduite processus de décision des équipes en
de la recherche demandera des investisse- amplifiant ce qu’ils appellent l’intelligence
ments conséquents de la part des institutions du groupe. Tambe et al. (2019) analysent
de recherche (universités, laboratoires, cen- comment l’IA change la fonction RH dans
tres de recherche) : création de services les entreprises.
supports, recrutements de spécialistes du L’utilisation de l’IA dans le marketing est
cloud computing et formation des utilisa- sujet et outil de recherche. Farquad et al.
teurs tels les chercheurs. (2012) identifient l’apport de la technologie
En conséquence, la qualité de la recherche en matière de CRM. Kumar et al. (2019)
dépendra-t-elle des moyens financiers des étudient comment l’IA favorise l’engage-
institutions ? Tel semble être la tendance ment du client. Kuiper et al. (2019) utilisent
aux États-Unis, où on envisage une stratégie le machine learning non supervisé pour
différente vis-à-vis du cloud et de l’IA selon définir un modèle de profilage des consom-
la taille des universités (Bottum et al., mateurs. Appliqué à la recherche en
2017). marketing il pourrait permettre des avancées
Au final, ces enseignements suggèrent que sur le traitement massif des données par
la plupart des facettes du métier de apprentissage automatique et topic modell-
chercheur seront impactées : sa pratique ing (Reisenbichler et Reutterer, 2019). Le
de la recherche, la diffusion de ses travaux, marketing grâce au big data et au machine
la quête de financements, sa relation aux learning combinés passe désormais de la
propriétaires des données, son travail de personnalisation à la contextualisation inté-
relecteur ou d’éditeur. grale du parcours du consommateur.
8. Nous n’intégrons pas dans cette section tous les travaux de recherche en informatique visant à développer des
algorithmes afin d’améliorer le fonctionnement des entreprises, en matière de logistique, production, marketing ou
finance.
En finance, l’IA est surtout étudiée dans le recherche reste encore limitée à l’analyse
contexte des marchés financiers. Des algo- textuelle mais des travaux sur des théma-
rithmes sont développés pour mieux maî- tiques proches (Broersma et Harbers, 2018)
triser les risques, par exemple Ding et al. montrent qu’elle va permettre des analyses
(2019) pour la volatilité des prix. Notons approfondies sur des corpus d’archives, de
une recherche qui analyse l’introduction du photographies ou de films d’entreprises
trading algorithmique ou trading haute massifs. La combinaison de logiciels
fréquence, son lien avec les crashs boursiers d’OCR (reconnaissance de caractères) et
et leur persistance (Arena et al., 2018) : les de deep learning permet déjà la traduction
auteurs montrent que le trading algorith- automatisée de textes anciens, imprimés
mique augmente la propagation des crashs dans des caractères spécifiques (ancien
et ralentit leur correction. Leur article français, graphies multiples, fraktur) néces-
intitulé « too fast, too furious ? » souligne sitant un traducteur expert ou encore de
au passage le phénomène d’instantanéité textes manuscrits comme les fiches de
propre à l’automatisation technologique. lecture de Michel Foucault conservées
La plupart de ces travaux traitent donc de à la BNF (Massot et al., 2019). Cette
l’usage de la technologie et des effets liés à dernière nouveauté augure d’une augmenta-
cet usage. Nul doute que le champ de la tion considérable de la productivité pour
gestion verra une multiplication des recher- le dépouillement d’archives qui est forte-
ches sur les impacts de l’IA dans les ment consommatrice de temps pour les
prochains temps. chercheurs.
Au-delà d’être sujet de recherche, l’IA offre Par conséquent, l’IA pénètre la recherche en
aussi ses méthodes d’analyse au chercheur gestion, non seulement en tant que sujet de
en gestion. Certaines méthodes comme recherche, mais aussi dans la pratique
l’analyse neuronale sont utilisées dans leurs d’analyse des données. Ces développements
formes les plus simples depuis plusieurs vont requérir chez le chercheur en gestion
décennies : par exemple Veiga et al. (2000) l’acquisition de nouvelles compétences en
l’ont introduite en 2001 dans le champ du préparation des bases de données et en
management international. De telles métho- programmation, car les algorithmes sont
des d’analyse ont été appliquées à des fréquemment uniques, élaborés pour une
échantillons de quelques dizaines ou cen- utilisation particulière. Plusieurs scénarios
taines de données, et seront certainement sont possibles pour mener une recherche
étendues à l’analyse de plus grands ensem- utilisant l’IA comme méthode : formation
bles. Des méthodes d’analyse des réseaux du chercheur à ces méthodes, constitution
neuronaux sophistiquées tendent à rempla- d’équipes intégrant des spécialistes du
cer les régressions, tel l’exponential random codage, recours à des sociétés fournissant
graph model (Brennecke, 2019). des programmes sur-mesure. Il est donc
En histoire du management, comme objet, possible que se dessine une fracture entre les
l’informatique appliquée à la gestion est chercheurs sachant programmer et ceux qui
couverte par de nombreux travaux dont ne sauront pas, les premiers ayant un
Bounfour (2010) propose une synthèse privilège en matière d’accès à des bases
comparative. L’IA comme méthode de de données et des méthodes d’analyse.
Tableau 1 – Principaux impacts de l’IA sur le chercheur en gestion
Type d’impact Description de l’impact
La pénétration de l’IA dans les organisations offre de multiples sujets

Sujet de recherche
de recherche dans les diverses disciplines de gestion
– L’IA ravive le débat entre rigueur et pertinence car son

utilisation dans les processus de relecture tend à promouvoir
Positionnement la rigueur
épistémologique – Peut favoriser la démarche de découverte empirique
(à partir de l’analyse des données) au détriment de l’approche
théorique
– L’IA pose un problème de compétences en préparation des bases

de données et en algorithmie qui peut contribuer à une fracture
importante au sein de la communauté des chercheurs, ou encore
peut contribuer à confier la recherche en gestion à des chercheurs
en sciences de l’information … voire à des non-chercheurs
– L’accès à de grandes bases de données risque d’être compliqué
par les pratiques de Cloud Computing des organisations
Méthodologie de
– L’accès aux données et l’acquisition de compétences en IA
recherche
pourraient requérir des financements conséquents que toutes les
entités de recherche ne pourront supporter
– L’IA pourrait faciliter l’automatisation de certaines phases de
recherche comme la revue de littérature
– Lors de l’utilisation de méthodes d’IA, le chercheur devra
s’interroger sur les biais (de sélection de genre…) posés par son
algorithme
– L’utilisation de l’IA contribuera à effectuer une première sélection

des soumissions sur des critères de conformité aux pratiques des revues
Publication scientifiques
– L’utilisation de l’IA par les revues devrait permettre de calculer un
score initial d’acceptabilité de l’article soumis
– Le rôle du relecteur et de l’éditeur risque d’évoluer vers une

Relecture concentration sur l’examen de la pertinence, si l’analyse de la rigueur
est confiée à un programme d’IA
Il existe donc un risque que l’IA, en ont aussi accès à la puissance de calcul
particulier dans sa facette machine/deep associée à ces méthodes de recherche.
learning, échappe aux chercheurs en scien- Enfin, les détours que nous avons effectués
ces de gestion pour être pris en charge par vers d’autres sciences, en particulier le
d’autres. De nombreux articles consacrés à domaine de la recherche médicale, incitent
des problèmes de gestion paraissent en effet à penser que l’IA affectera prochainement
dans des revues d’ingénierie ou de science de le processus de publication. Les sciences
l’information sous la plume de chercheurs de de gestion verront alors resurgir deux
ces disciplines qui maîtrisent les outils mais débats scientifiques : un questionnement
épistémologique sur rationalité/empirisme et réflexivité nouvelle sur sa pratique des

unquestionnementsurrigueur/pertinencedela méthodes IA, évolution du rôle de relecteur
recherche. Puisque la recherche en gestion est et… concurrence possible d’autres cher-
une science appliquée, se posera aussi la cheurs maîtrisant les méthodes d’IA. Ces
question de l’accès aux données et du changements concernent aussi la commu-
financement des investigations empiriques. nauté des chercheurs dans son ensemble, qui
L’IA engendrera donc, non seulement une pourrait se fracturer, et les institutions où ces
réflexion scientifique au sein de la commu- chercheurs travaillent. L’évolution touche
nauté des chercheurs, mais aussi une réflexion donc tout l’écosystème de la recherche en
au niveau institutionnel pour identifier les sciences de gestion.
moyens de maintenir l’effort interne de Les bouleversements possibles question-
production de connaissances. Les principaux nent sur la création à terme d’une nouvelle
impacts probables de l’IA sur le chercheur en norme de recherche, ancrée sur davantage
gestion sont synthétisés dans le tableau 1. d’empirisme et focalisée sur la rigueur (au
sens de conformité). La « bonne » recher-
che est fondée sur des normes socialement
CONCLUSION : VERS UNE
construites par la communauté qui se
NOUVELLE NORME
diffusent à travers les processus de
DE RECHERCHE ?
doctorat, de conduite de recherche et de
L’intelligence artificielle, source de fan- publication. Il sera donc important de
tasme et d’excitation, pénètre le domaine détecter d’éventuelles évolutions dans les
des sciences comme elle a pénétré de usages des méthodes d’IA et leurs réper-
nombreux secteurs économiques. Nous cussions sur la scientificité de la recherche.
avons tenté de montrer comment cette À ce titre, des chercheurs en gestion
pénétration s’opère actuellement et quels comme Frantz Rowe ou Christophe Bena-
changements devraient impacter la recher- vent s’intéressent depuis plusieurs années à
che en sciences de gestion. Il est important l’IA et méritent d’être lus pour leurs
de signaler que tous les chercheurs cités réflexions sur le sujet, tant au niveau
dans cet article et travaillant sur l’IA philosophique qu’en matière de réflexivité
convergent sur le fait que la découverte sur nos pratiques.
scientifique restera grandement d’origine Cet article a volontairement une portée
humaine, pendant encore de nombreuses limitée : nous nous sommes penchés sur les
années, contrairement à ce que prônent pratiques de recherche actuelles, en gestion
certains prophètes. et dans d’autres sciences, pour analyser
Les sciences de gestion, à l’instar d’autres plusieurs changements risquant d’impacter
disciplines, seront affectées dans leurs le chercheur en gestion. Notre panorama est
processus de production et diffusion de loin d’être exhaustif : d’autres questions se
connaissances ainsi qu’en matière de finan- posent, qu’elles soient philosophiques,
cement de la recherche. L’IA pose au déontologiques, ou qu’elles concernent le
chercheur de nouveaux défis : positionne- caractère énergivore de l’IA. Les réflexions
ment épistémologique, compétences à menées dans ces domaines complèteront
acquérir, accès aux données, financement, avantageusement nos conclusions. Enfin,
nous nous sommes limités à l’IA, mais est important de garder les yeux ouverts
d’autres technologies pourraient aussi sur ses progrès, ses innovations, son
affecter la recherche, comme la blockchain utilisation par les organisations, sur les
qu’étudie notamment Jean-Fabrice Lebraty. conséquences de cette utilisation, et sur sa
L’intelligence artificielle étant actuelle- pénétration dans nos pratiques de recher-
ment en pleine effervescence créatrice, il che en gestion.
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Intelligence artiﬁcielle et recherche en gestion

Article in Revue française de gestion · November 2019

Philippe Very Ludovic Cailluet

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Philippe Véry, Ludovic Cailluet

Lavoisier | « Revue française de gestion »

2019/8 N° 285 | pages 119 à 134

Distribution électronique Cairn.info pour Lavoisier.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

DOI: 10.3166/rfg.2020.00405 © 2019 Lavoisier

I – FAUT-IL AVOIR PEUR DE

Premier axiome : un robot ne peut porter potentiels. Jean-Gabriel Ganascia (2017),

modèles de détermination des structures de sens au sein de grands ensembles de

La pertinence est plus difﬁcile à cerner par le comportement du consommateur et

donc constituer un coût supplémentaire qui V – QUID DE LA RECHERCHE

Tableau 1 – Principaux impacts de l’IA sur le chercheur en gestion

Type d’impact Description de l’impact

La pénétration de l’IA dans les organisations offre de multiples sujets

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