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CONTRÔLE DE GESTION ET MISE EN INTRIGUE DE L'ACTION

COLLECTIVE
Philippe Lorino

Lavoisier | « Revue française de gestion »

2005/6 no 159 | pages 189 à 211


ISSN 0338-4551
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Philippe Lorino, « Contrôle de gestion et mise en intrigue de l'action collective »,
Revue française de gestion 2005/6 (no 159), p. 189-211.
DOI 10.3166/rfg.159.189-212
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RÉCITS ET MANAGEMENT
D E L’ E N T R E P R I S E
PAR PHILIPPE LORINO

Contrôle de gestion
et mise en intrigue

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de l’action collective
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Les récits sont présents

E
n 1988, le géant de l’automobile américain
dans la gestion de
l’entreprise sous des formes
General Motors prend le contrôle du numéro un
multiples et ils remplissent mondial des services informatiques, EDS, avec
des fonctions variées. l’accord du président-fondateur d’EDS, Ross Perrot, qui
Les théories pour en rendre
devient à cette occasion vice-président exécutif de
compte apportent des
éclairages parfois General Motors. Quelques mois plus tard, Ross Perrot
contradictoires, souvent fait rire la presse et sourire jaune ses nouveaux collègues
complémentaires, à la de GM en racontant l’apologue suivant : « Chez General
compréhension de la nature
et de la fonction des récits
Motors, si quelqu’un rencontre un serpent dans un cou-
dans l’entreprise. Mais elles loir, il alerte les différents services concernés, qui se
sous-estiment souvent concertent et décident de créer un groupe de travail ad-
l’autonomie d’interprétation
des acteurs, l’importance du
hoc pour examiner le problème. Chez EDS, lorsqu’on
contexte d’action précis rencontre un serpent dans un couloir, on prend un bâton
dans lequel a lieu la et on le tue ».
narration et le double
Une interprétation de ce récit était évidente : le vieux
recours simultané à la
raison et à l’émotion qu’elle géant GM était décrit comme un mastodonte perclus de
implique. Les auteurs culture bureaucratique, alors que la jeune et dynamique
s’attachent ici à analyser la EDS avait une culture entièrement orientée vers l’action
pratique narrative comme
forme d’action située plutôt
et l’initiative individuelle. Ce message avait sans doute
que l’objet récit abstrait et de multiples fonctions : conforter la position des anciens
statique. Ils lui appliquent d’EDS au sein du nouvel ensemble ; secouer les respon-
la théorie de la mise en
intrigue de Paul Ricœur et
sables de GM pour les obliger à engager ou intensifier
tentent d’en déduire la les actions de changement engagées ; mettre l’accent sur
place spécifique dévolue les différences de culture, peut-être pour défendre des
aux pratiques narratives en
choix organisationnels qui préserveraient l’autonomie
contrôle de gestion.
190 Revue française de gestion

d’EDS au sein du nouveau groupe ; se posi- Toutes sortes de récits parcourent l’entre-
tionner dans la lutte pour le pouvoir au sein prise, avec des statuts et des enjeux mul-
de GM… tiples. Souvent, ces récits interfèrent avec
Les intentions de Ross Perrot pouvaient le pilotage de la performance, le style de
être multiples, l’interprétation de cette his- management et les pratiques du contrôle de
toire par ses pairs de GM n’en restait pas gestion. Beaucoup de théories ont été
moins pour partie imprévisible par lui. construites à leur sujet, parfois contradic-
Certes, notamment pour ceux qui avaient toires. C’est ainsi, par exemple, que pour
pris l’initiative de ce rapprochement et les uns, le récit peut être un vecteur de
l’avaient négocié avec Ross Perrot, le récit contrainte ou de conformisme (Weick,

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pouvait être accueilli par un sourire com- 2001, p. 20), alors que pour les autres il est
plice – après tout, ils connaissaient leur au contraire un support privilégié de l’in-
Ross Perrot et ses sorties brutales, ils novation (Nonaka et Takeuchi, 1995,
connaissaient aussi GM et ses lourdeurs, et p. 69). Nous évoquerons d’abord quelques
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ils ne pouvaient que donner raison sur le exemples de récits traversant l’univers du
fond au milliardaire trublion. Mais combien contrôle de gestion, propres à démontrer
parmi les managers de GM trouvèrent sur- l’extrême diversité des situations et des
tout dans cette fable, plus qu’une caractéri- pratiques. Puis nous examinerons les
sation imagée de leurs deux entreprises, un apports et les limites des théories qui s’in-
symptôme de la psychologie du conteur, en téressent aux récits dans les organisations.
l’occurrence une illustration de son arro- Nous nous appuierons ensuite sur l’hermé-
gance voire de son mépris, ou de son igno- neutique du récit développée par Ricœur
rance profonde des contraintes d’une indus- (1984) et sur la théorie de l’activité pour
trie manufacturière complexe et lourde nous intéresser à l’activité narrative plutôt
comme l’automobile ? qu’au seul récit, en caractérisant le récit
Enfin, l’observateur avisé aurait peut-être comme une forme spécifique d’instrument
pu avoir un troisième niveau de lecture de organisationnel, particulièrement orientée
cet épisode : ne trahissait-il pas un niveau vers la construction du temps organisation-
d’exaspération de la part de Ross Perrot, et nel et la création abductive de sens. Enfin,
de tension avec ses collègues issus de l’en- nous conclurons sur quelques-uns des
treprise automobile, qui conduisaient à pré- enjeux qui en résultent plus particulière-
voir, sans grand risque de se tromper, une ment pour le contrôle de gestion, situé à
rupture proche ? De fait, le fondateur une croisée des chemins : doit-il suivre la
d’EDS n’allait pas tarder à se retirer de GM voie qui lui est traditionnellement impartie,
sur un « golden shake hands », un compro- celle de « compter sans faire d’histoires »,
mis confortablement indemnisé, qui lui per- c’est-à-dire de se cantonner à des discours
mettait d’envisager d’autres glorieuses des- à vocation purement descriptive, ou celle
tinées, comme par exemple une candidature qui réserverait une place importante, bien
à la présidence des États-Unis, aventure qu’évidemment non exclusive, à une pra-
qu’il allait bientôt tenter. tique narrative du pilotage ?
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I. – DES RÉCITS avait constaté les retards et les files


SUSCEPTIBLES D’INTÉRESSER d’attente importants dans la gestion des fac-
LE CONTRÔLEUR DE GESTION… tures. L’idée lui était alors venue de mettre
en œuvre une technique typique du « juste à
1. Des “success stories”… temps » industriel, la régulation du flux par
J’étais en 1989 (peu après la chasse au ser- la circulation d’étiquettes dites « kanban »,
pent de Ross Perrot…) chargé de faire évo- un lot de produits trouvant son image sym-
luer la comptabilité de gestion d’un grand bolique dans une étiquette. La technique
groupe informatique, dans le sens d’une « kanban », inventée chez Toyota, permet
meilleure intégration et d’une pertinence de gérer le flux entre les postes de travail

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accrue. Le groupe était parcouru d’histoires d’une usine par simple ajustement local, de
diverses. Certaines constituaient de véri- manière simple et rapide, sans avoir recours
tables petites « success stories » internes. à un système de planification centralisé,
Du fait de taux d’intérêt élevés et d’impor- souvent générateur de stocks importants.
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tants problèmes d’obsolescence liés à l’évo- Ce jeune contrôleur de gestion avait donc
lution rapide de la technologie, il y avait une adapté le système au flux des factures : un
préoccupation constante pour la réduction paquet de factures était associé à une éti-
des stocks et des en-cours : tous ne parlaient quette, et tirait sur l’ensemble de la chaîne
que de « juste à temps », d’autant qu’en la de traitement. La « vox populi » affirmait
matière les performances de l’entreprise qu’ainsi le temps de traitement moyen
étaient médiocres en comparaison de ses d’une facture avait été réduit de 8 jours à
principaux concurrents. Les industriels, las deux jours.
d’être en permanence sous les feux de la Comme toute bonne histoire, celle-ci pou-
rampe, faisaient remarquer, non sans raison, vait donner lieu à de multiples interpréta-
que la performance du groupe en matière de tions. Une interprétation évidente portait
BFR1 dépendait autant de la capacité des sur les gisements de gains considérables
services commerciaux et administratifs à qu’on pouvait mettre au jour dans les ser-
gérer de manière performante les cycles de vices administratifs de l’entreprise, alors
traitement des commandes et des factures, qu’en général la culture du groupe ne por-
notoirement lents et lourds, que de leur tait à considérer que la performance indus-
propre capacité à réduire les stocks et les en- trielle. Une autre interprétation, plus insi-
cours de matériels. dieuse, portait sur la fonction contrôle de
Toute la fonction contrôle de gestion de gestion : il avait fallu qu’arrive un jeune
l’entreprise racontait alors l’histoire d’un contrôleur un peu imaginatif pour secouer
jeune contrôleur de gestion qui avait fait ses cette fonction quelque peu engourdie dans
armes en usine et avait ensuite été nommé ses routines et ses préjugés bloquants sur
au service commercial du réseau France. Il les facteurs de performance. Enfin, une

1. BFR = Besoin en fonds de roulement ; il mesure les fonds dont l’entreprise doit disposer pour assurer son exploi-
tation au quotidien, notamment pour financer ses stocks et ses en-cours, les créances des clients et les acomptes sur
commandes aux fournisseurs, déduction faite des acomptes versés par les clients et des dettes envers les fournis-
seurs.
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interprétation plus technique portait sur les apporté au géant Renault le concept du pro-
merveilleuses potentialités que recélaient duit salvateur –, ceux de Renault tendaient
les techniques « kanban » et, de manière à voir les gages de professionnalisme
plus générale, les méthodes « juste à industriel (gestion de la qualité, service
temps » pour faire progresser les perfor- après-vente) que leur groupe avait apportés
mances de l’entreprise, notamment dans le aux pratiques artisanales de Matra. On
domaine administratif. retrouve là une caractéristique bien connue
du récit, surtout lorsqu’il se présente
2. L’Espace comme un témoignage : chacun agence les
Autre « success story », cette fois dans l’in- événements et les circonstances de la

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dustrie automobile, l’histoire de la réussite manière qui préserve au mieux son propre
éclatante et assez inespérée de l’Espace rôle – le cinéaste japonais Kurosawa met
Matra-Renault. L’idée originale venait du ainsi en scène dans « Rashomon » plusieurs
numéro 2 de Matra-Automobiles, qui tenta versions successives du même épisode
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en vain d’en convaincre PSA. Ce fut un narré par ses différents protagonistes. Les
deuxième choix pour lui de contacter versions diffèrent très significativement et
Renault. Les dirigeants de Renault, quoique chaque version réserve à son narrateur un
légèrement hésitants, finirent par décider de rôle aussi digne que possible et lui permet
tenter l’aventure. Le recours à des techno- de préserver l’estime de soi.
logies de production assez rustiques, pour Mais les deux visions distinctes de la « mer-
une capacité de production qui resta long- veilleuse aventure de l’Espace », celle de
temps limitée, dans l’usine Matra de Romo- Renault et celle de Matra, peuvent se récon-
rantin, montre le caractère assez explora- cilier et se transcender dans un apologue
toire de l’opération au départ. Le succès illustrant les bienfaits de la coopération
commercial ne vint d’ailleurs pas immédia- entre partenaires de cultures et d’organisa-
tement, mais, quand il vint, au terme envi- tions très différentes : le petit innovateur et
ron de la première année, il fut éblouissant. le grand professionnel comme un cas exem-
D’une certaine manière, les deux entre- plaire de complémentarité ; peut-être l’his-
prises automobiles, de tailles très dissem- toire de l’Espace a-t-elle contribué à prépa-
blables mais toutes deux alors en situation rer les managers de Renault au
difficile, trouvèrent leur salut dans la réus- rapprochement avec Nissan, même si
site de ce projet. L’histoire de l’Espace eut Romorantin semble bien loin du Japon.
longtemps cours chez les deux construc-
teurs, comme une légende dorée qui mon- 3. Les récits fondateurs et les valeurs
trait comment une idée innovante bien Dans nombre d’entreprises fondées par un
menée avait pu sortir les deux constructeurs patron charismatique mû au départ par une
du gouffre. Mais l’histoire se racontait chez idée géniale, les valeurs du fondateur – ou
Renault et chez Matra avec des modalités les valeurs censées être les siennes – sont
différentes. Là où les acteurs de Matra ten- perpétuées à travers le récit évangélique de
daient à mettre en évidence les bienfaits de ses faits, gestes et paroles. Les exemples
la petite taille et de l’esprit pionnier pour abondent, de Bill Hewlett et Dave Packard
l’innovation – c’est le nain Matra qui avait chez HP à Watson chez IBM, en passant par
Contrôle de gestion et action collective 193

Henry Ford. Il s’agit parfois, non du fonda- file ne se désagrège plus. Il a alors un
teur, mais d’un grand patron qui a marqué « éclair » : il établit un parallèle entre la
l’entreprise à un moment critique de son situation de la file de scouts et celle de son
histoire, comme Jack Welch chez General usine : les espaces entre les scouts sont
Electric ou Lee Iacocca chez Chrysler. La équivalents aux en-cours de production
pérennité de ces histoires a au moins deux entre postes de fabrication ; certains postes,
raisons : d’une part, par le rappel de la per- plus lents que les autres, deviennent des
sonnalité du fondateur ou du sauveur, elles goulots d’étranglement qui induisent
affirment une identité collective reflet de mécaniquement un alourdissement des en-
cette personnalité et propre à se reproduire cours et l’allongement des délais. En

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dans le temps ; d’autre part, elles véhiculent résumé, la randonnée dominicale le met sur
des valeurs jugées importantes pour la réus- la piste du « juste à temps » (réduire les
site de l’organisation, qu’il s’agisse du sens goulots d’étranglement, comme il l’a fait
de l’économie, de l’engagement personnel, en allégeant le sac du retardataire, cadencer
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du goût du risque ou de l’orientation vers le l’ensemble du système de production sur


client… les ressources goulots).
Jusque-là, l’ouvrage n’est qu’un artifice
4. L’histoire à contenu pédagogique narratif habile de l’un des auteurs, Goldratt,
L’histoire peut parfois, plutôt qu’un mes- pour expliquer les concepts-clés de la théo-
sage éthique ou culturel, véhiculer un rie des contraintes à travers une situation
contenu purement cognitif, voire une quotidienne qui présente un bon niveau
recette technique. Elle offre alors l’illustra- d’analogie avec des situations manufactu-
tion imagée d’une méthode de travail ou rières. C’est une fable utile au développe-
d’un concept dont la maîtrise est jugée ment de l’activité de formateur et de
indispensable à l’accomplissement d’une consultant de Goldratt. Le statut de l’his-
mission au sein de l’entreprise. Citons toire change lorsque l’ouvrage, comme cela
l’exemple du livre The Goal de Goldratt et se produisit dans de nombreuses entreprises
Cox (1984). Dans ce livre, le directeur entre 1985 et 1990, devient une lecture
d’une usine américaine asphyxiée par les obligée et finit par constituer une sorte de
stocks, les en-cours, les retards de fabrica- référence partagée par tous les industriels et
tion et les files d’attente de lots urgents, logisticiens d’un même groupe industriel.
accompagne son fils le dimanche dans une La métaphore des scouts, avec sa puissance
randonnée de scouts pour fournir l’enca- mais aussi ses limites, devient la grille de
drement adulte indispensable. Il constate lecture spontanée des problèmes logistiques
que la file des garçons s’étire toujours de l’entreprise, systématiquement interpré-
démesurément, ce qui rend le contrôle tés en termes de goulots d’étranglement.
visuel du groupe difficile. Il en cherche les Tous apprennent « leur juste à temps » dans
causes, et il se rend compte que le dernier « le Goldratt » comme on apprend les
marcheur de la file est un enfant obèse, sur- mathématiques dans « le Bourbaki »… et,
chargé par un sac à dos lourd de victuailles face à un problème de flux, auront immé-
et de boissons. Il répartit alors la charge sur diatement le réflexe de chercher les goulots
les autres sacs et place cet enfant en tête : la d’étranglement, ou les scouts plus lents…
194 Revue française de gestion

5. Qu’y a-t-il de plus beau qu’un client aussi le mien et qui est aussi le vôtre : c’est
content ? le langage du bon professionnel »).
Revenons dans le grand groupe informa-
6. Qu’y a-t-il de plus inquiétant
tique de notre première histoire. L’un de ses
qu’un client mécontent ?
produits phares dans le domaine des sys-
tèmes d’information destinés aux clients Je fus récemment le client mécontent d’une
industriels était en 1988 un logiciel de ges- compagnie aérienne. La lettre que j’adres-
tion de production porté par le mini-ordina- sai à la direction commerciale ressemblait,
teur emblématique du groupe. Une nouvelle non par le style, mais par l’accumulation
version de ce logiciel, caractérisée par l’in- d’événements malheureux, au Candide de

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troduction d’un module destiné à la gestion Voltaire. Arrivé bien à l’avance à l’aéroport,
« juste à temps » des ateliers, sort en 1989 j’avais dû faire une très longue queue, du
en vente pilote contrôlée. L’un des premiers fait de l’affluence de passagers et du
clients est un industriel néerlandais, qui nombre insuffisant de comptoirs ouverts.
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accepte de réaliser un spot publicitaire dans Mon enregistrement eut donc lieu finale-
lequel il raconte son histoire héroïque de ment en urgence, sur appel séparé de mon
petit industriel en plein développement, les vol. Mes valises ne suivirent pas. Elles
raisons qui l’ont conduit au « juste à devaient être acheminées par un vol le len-
temps », l’aventure de l’implantation du demain matin, mais une erreur de desti-
nouveau système, et les extraordinaires pro- nation me contraignit à attendre deux jours.
grès que cela lui a permis. Qu’est-ce qui On aurait pu imaginer des prolongements
conduit un tel client à se prêter à la réalisa- plus gênants à la situation. Le caractère nar-
tion de ce type d’histoire apologétique ? Le ratif de ma lettre était incontestable, du fait
récit du client satisfait noue de fait les des- de l’enchaînement de péripéties et de
tins de trois acteurs et les réunit dans le rebondissements qui semblaient donner, à
même culte de la réussite : la réussite du partir de circonstances initiales insigni-
produit, donc de l’entreprise vendeuse, est fiantes (une queue), une dimension crois-
la réussite du client acquéreur de ce produit, sante à la gravité des conséquences. Ce type
mais tous deux s’adressent à un troisième de réclamation déclenche généralement
larron plus ou moins inconnu, le client à dans les entreprises un minimum d’enquête
venir, dont la future réussite trouve une (une enquête plus sérieuse lorsque les
belle préfiguration dans la réussite réelle conséquences touchent à la sécurité ou à
dont on lui parle aujourd’hui. Le récit rem- des suites juridiques éventuelles). L’en-
plit ici plusieurs fonctions unificatrices : quête sur un dysfonctionnement ressemble
unification partielle et temporaire des des- beaucoup à une enquête policière. Il s’agit
tins de plusieurs acteurs (trois entreprises de reconstituer un scénario probable, en
au moins), unification du temps (ce qui est réunissant des témoignages et des éléments
advenu avec X adviendra avec Y), unifica- matériels. Le résultat de l’enquête est un
tion des intérêts (« ta réussite est la récit destiné à faire sens de manière pré-
mienne »), unification des langages (« je cise : y a-t-il eu faute ou défaillance de sys-
vous parle le langage de mes clients qui est tème, laquelle ? Un premier récit – la récla-
mation – en engendre donc un second – le
Contrôle de gestion et action collective 195

rapport d’enquête. Il s’agit d’élucider des déjà cité ci-dessus, à l’occasion d’une
mystères dont la rémanence serait jugée réunion sur les problèmes d’évaluation des
insupportable et menaçante. Les rapports stocks dans les usines, j’échangeais
d’enquêtes motivés par les réclamations des quelques mots avec le directeur industriel
clients, les problèmes de qualité, les sur les indicateurs de reporting des unités
défaillances graves, les accidents, consti- de production. Il m’expliqua alors qu’il
tuent potentiellement un véritable patri- était en train de construire un tableau de
moine narratif de l’entreprise. bord industriel « corporate » pour pouvoir
piloter de manière plus efficace l’activité de
7. Des récits pour apprendre ensemble, production. Il me demanda d’en examiner

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en permanence la maquette pour lui donner un avis. Lors-
Dans les secteurs d’activité où le travail est qu’il me transmit la maquette, je découvris
particulièrement exposé à des dangers phy- avec surprise qu’il avait placé en tête du
siques, comme le bâtiment, la mine ou l’in- tableau de bord industriel le ratio coût indi-
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dustrie chimique, les salariés se racontent rect/coût direct. Dans un groupe où la maî-
les uns aux autres des « histoires à se faire trise des flux, la nécessité de réactivité et
peur », avec des grues oscillant dans le l’impératif de qualité totale dominaient le
vent, des chutes de poutrelles, des effondre- discours managérial, ce ratio semblait faire
ments de soutènements marchants, des tache. En effet, les coûts directs sont les
valves défectueuses. Ces histoires remplis- coûts liés au fonctionnement des machines
sent des fonctions multiples. Par la peur (ce qu’on appelait les « temps de roulage »
rétrospective qu’elles véhiculent, elles ou « temps gammés »), les coûts indirects
maintiennent la conscience du danger et tous les autres coûts de production, donc
contribuent à entretenir la vigilance. Elles notamment les coûts de chargement,
sont aussi une modalité privilégiée de déchargement, d’analyse statistique de pro-
l’échange d’expérience : chacun a vécu des cessus et de contrôle qualité, de net-
situations difficiles face auxquelles il a dû toyage… Par définition, ce ratio incitait les
improviser des réponses qui se sont avérées acteurs à maximiser les temps de roulage
efficaces, et le fait d’en parler avec les pairs par rapport aux autres, ce qui passait par
permet de mutualiser cette expérience, une maximisation du rendement et de la
d’enrichir leur répertoire de solutions, de charge des machines, au détriment de la
recueillir éventuellement de leur part des gestion du flux en « juste à temps », qui
expériences similaires avec des solutions peut conduire à laisser une machine tempo-
alternatives peut-être meilleures. Enfin, le rairement désœuvrée, au détriment aussi du
fait de parler de ces dangers vécus et sus- fractionnement des lots, source d’arrêts des
ceptibles de survenir à nouveau peut aider à machines, des analyses de qualité et de
conjurer la peur. l’entretien général du poste de travail. En
résumé, le ratio était contradictoire avec
8. L’édifiante histoire d’un ratio
toute la stratégie industrielle explicite du
Qui a dit qu’on ne tombe pas amoureux groupe.
d’un ratio ? Bien des exemples démontrent J’eus alors une réunion avec le directeur
le contraire. Dans le groupe informatique industriel pour présenter mon commentaire.
196 Revue française de gestion

Après mon explication sur les inconvé- échappé. Tout d’abord, mon interlocuteur
nients du ratio, mon interlocuteur me était attaché à ce ratio, non de manière
confirma que la stratégie industrielle réser- rationnelle, mais par des liens affectifs
vait une place importante à la tension des puissants, parce que ce ratio, au-delà de
flux et à la qualité. Au terme de notre l’algorithme desséché qui le résume, était
réunion, il me proposa de me transmettre pour lui un signe renvoyant à un système
une nouvelle version pour recueillir de nou- complexe de valeurs professionnelles et de
veau mes commentaires. Ce qui eut lieu convictions, un peu comme le drapeau ou
quelques jours plus tard. Cette fois, ce fut l’hymne d’un pays. Cet attachement était
avec stupéfaction que je découvris en tête exacerbé par la situation de l’industrie

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du tableau de bord… le ratio coût informatique qui basculait du modèle
direct/coût indirect. Nous nous rencon- manufacturier vers un modèle de services
trâmes à nouveau. Je repris laborieusement où l’usine cessait d’occuper une place cen-
mes explications. Il m’écouta avec attention trale, voire cessait d’occuper la moindre
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et courtoisie. Puis il me répondit : « Je com- place. Le second élément, lié au premier,


prends très bien tout cela. Il se peut que c’est qu’avec ce ratio, mon interlocuteur me
vous ayez en partie raison. Mais vous com- racontait une histoire longue et riche, l’his-
prenez, je suis un industriel, et j’ai autorité toire de l’industrie informatique, avec des
sur des industriels. Leur métier, le mien, inventeurs qui avaient développé des
c’est de produire. Et quand produit-on ? machines à calculer ingénieuses dans des
Quand les machines tournent, quand on fait arrière-cours pour ensuite les fabriquer
des produits. Il y a derrière tout cela un dans des ateliers artisanaux puis dans des
métier, une histoire : nous sommes formés usines, une histoire qui passait par des
pour produire, et produire efficacement. objets étonnants et dépassait d’ailleurs lar-
Quand une machine s’arrête, je ne peux pas gement les limites de sa propre expérience.
leur dire que c’est bon. Je sais que quand un De même, par mes critiques, je lui racontais
industriel ne produit pas, d’une manière ou également une histoire, cohérente avec mon
d’une autre, il perd son temps, et il sait qu’il expérience, l’histoire d’une activité infor-
perd son temps. Les ingénieurs et les indus- matique en voie de tertiarisation, destinée à
triels de ce pays n’ont pas construit ce qu’ils alléger sa base matérielle et à flexibiliser
ont construit pour manier le balai et nettoyer son fonctionnement. Et cette histoire ne lui
les postes de travail, pour faire de la manu- plaisait pas…
tention en multipliant les chargements et les Je me rendis compte alors qu’un instrument
déchargements de petits lots, ou pour discu- apparemment aussi rationnel qu’un ratio de
ter dans des cercles de qualité. À chacun coûts peut en fait constituer un symbole
son métier. C’est la base de leur moral et de puissant qui véhicule des récits collectifs,
leur performance professionnelle. Donc, il l’histoire de groupes professionnels et leur
est impossible de se passer de ce ratio qui système de valeurs (« nous sommes faits
nous indique où nous en sommes dans la pour produire bien et vite »), de même que
pratique de notre profession ». la pointe de flèche ou le peigne en ivoire
Je me rendis compte alors de deux éléments retrouvés sur un site archéologique peuvent
qui m’avaient jusqu’alors partiellement raconter au spécialiste averti l’histoire
Contrôle de gestion et action collective 197

d’une cité… Ce sera le fil conducteur de des théories de la communication ou de la


notre réflexion : la frontière entre narrativité philosophie politique. Le récit est souvent
et description métrique rationnelle n’est pas considéré comme un point d’entrée privilé-
toujours bien tracée, et la spécificité de la gié pour analyser la culture organisation-
narrativité en gestion mérite d’être explorée nelle (Boyce, 1996). Citons, à la suite de
soigneusement, au-delà des apparences. Mary Boyce, le constructivisme social
(Berger et Luckmann, 1967 ; Wilkins,
9. Situations diverses 1978 ; Mc Whinney, 1984 ; Brown, 1982 ;
et questions multiples Smircich 1983), le symbolisme organisa-
Les pratiques narratives dans l’univers de la tionnel (Pondy et al., 1983), la théorie cri-

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gestion et du contrôle peuvent ainsi revêtir tique (Bowles, 1989). On ne se livrera pas
des formes multiples : elles peuvent se pré- ici à une synthèse systématique de la litté-
senter comme une fiction ou comme un rature théorique abondante disponible en la
récit véridique, elles peuvent concerner le matière. Même si on ne peut manquer de
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passé (chronique d’événements historiques) relever des contradictions parfois significa-


ou l’avenir (la description de l’univers rêvé tives entre ces diverses théories, nous tente-
que l’on trouvera, par exemple, dans un rons ici d’identifier quelques idées-clés qui
projet stratégique), elles peuvent être ressortent de ces débats et offrent des fils
ludiques ou austères, elles peuvent s’affi- conducteurs de la recherche sur ce sujet.
cher comme récits ou se glisser en contre- Nous essaierons aussi de mettre en lumière
bande dans un outil de gestion. Elles diffè- les éventuelles limites de certaines de ces
rent aussi largement par les fonctions théories.
qu’elles remplissent : bannières de l’identité
collective, vecteurs de valeurs éthiques et 2. Le récit comme modalité
professionnelles, mémorisation imagée de d’intégration organisationnelle
procédures cognitives à des fins pédago- Nombreux sont les auteurs qui caractérisent
giques, élucidation de situations de crise, principalement le récit comme une modalité
maintien d’états de vigilance, exorcisme d’intégration organisationnelle, privilégiant
des angoisses, construction des savoirs de ainsi l’aspect normatif du récit et surtout
métier. Nous allons donc tenter de répondre l’aspect normatif de sa réception : le récit
plus précisément aux deux questions : « à serait un vecteur de significations partagé
quoi servent les récits dans la gestion des par les membres d’une organisation, et les
organisations et que nous disent-ils sur leur systèmes de significations qu’il ferait émer-
fonctionnement ? » ger chez les auditeurs seraient peu ou prou
similaires. Brown, qui se réfère plus particu-
II. – L’ÉTUDE THÉORIQUE lièrement au constructivisme social, voit
DES RÉCITS ORGANISATIONNELS ainsi dans les récits l’apport « …de raisons
qui fournissent cohérence et ordre aux évé-
1. De nombreuses théories en présence nements » (Brown, 1982, p. 48, cité par
La pratique du récit dans les organisations a Boyce, 1996, p. 6), mais une forme de cohé-
été étudiée par divers courants de recherche rence et d’ordre caractéristiques d’une orga-
issus de la sociologie, de l’anthropologie, nisation donnée, au point qu’elle juge que
198 Revue française de gestion

« pour un membre de l’organisation, son groupes plurinationaux : par exemple, les


degré de familiarité avec le récit dominant récits sur les Suisses d’ABB vus par les
de l’organisation indique son niveau Suédois et sur les Suédois d’ABB vus par
d’adaptation à l’organisation » (Boyce, les Suisses…). Dans ce cas, les récits peu-
1996, p. 6). Le récit est vu par Wilkins et vent contribuer à affirmer des différences
Martin (1979, cités par Boyce 1996, p. 6) plutôt qu’à renforcer l’homogénéité.
comme un moyen de renforcer l’engage- Surtout, la thèse de l’intégration organisa-
ment par le comportement et l’attitude, faci- tionnelle, par son caractère univoque, fait
litant ainsi le contrôle organisationnel. Dans un peu rapidement bon marché de l’autono-
cet esprit, les récits constituent un instru- mie d’interprétation du récit par chaque

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ment important pour accueillir et socialiser acteur. L’autonomie d’interprétation est
les nouveaux membres de l’organisation. naturellement alimentée et reconfirmée de
Les mécanismes qui président à ce type de manière continue par les spécificités de
pratique peuvent varier : le recours aux l’expérience vécue par chacun. Les ven-
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récits comme moyen de contrôle organisa- deurs n’ont pas tous affaire aux mêmes
tionnel peut être conscient ou inconscient clients, les ingénieurs n’ont pas tous à
(Simircich, 1983, citée par Boyce 1996, résoudre les mêmes problèmes techniques,
p. 7), peut être émergent dans l’organisa- et leurs effets de position peuvent les
tion ou procéder d’une démarche délibérée conduire à tirer d’un récit une interprétation
de la part d’un acteur particulier – par distincte de celle de tel ou tel collègue.
exemple, le patron fondateur de l’entre- L’analyse du récit comme instrument de
prise, pour imposer un certain type de cul- l’intégration organisationnelle présente une
ture organisationnelle. certaine circularité : pour que l’interpréta-
La vocation du récit à créer des systèmes de tion du récit par les acteurs soit cohérente,
signification cohérents entre les membres il faut qu’existe préalablement une certaine
de l’organisation et donc à produire de la homogénéité culturelle, conduisant à une
cohérence culturelle et comportementale et lecture convergente de l’histoire, alors que
des croyances partagées est incontestable. l’homogénéité culturelle est censée être le
Mais mettre l’accent de manière univoque produit du récit. Cette circularité permet
sur cet aspect peut conduire à négliger d’expliquer la pérennité et la stabilité des
l’hétérogénéité de l’organisation et donc le cultures organisationnelles, mais elle a plus
jeu éventuellement contradictoire de récits de difficulté à rendre compte des dyna-
distincts portés par divers métiers, ou miques de changement ou, a fortiori, des
diverses appartenances territoriales, ou des situations de crises.
origines d’entreprises multiples, par
exemple dans les groupes issus de fusions 3. Manipulation et domination
et d’acquisitions. Le récit peut dans ce cas Les théories dites « critiques » (Bowles,
devenir une arme pour contrer la culture de 1989 ; Hopwood, 1987), partiellement ins-
l’autre (comme on l’a vu dans l’exemple de pirées des travaux des philosophes Michel
Ross Perrot chez GM) et mettre en relief les Foucault (1975) et Jürgen Habermas
mérites d’une culture comparée aux autres (1970), mettent l’accent sur le récit comme
(de tels récits courent les bureaux des outil de pouvoir et de domination. Les
Contrôle de gestion et action collective 199

valeurs rationnelles du management (renta- nisationnel. Le récit apparaît alors souvent,


bilité, productivité, qualité, délai) s’affir- qu’il s’agisse de la geste héroïque du fon-
meraient de manière de plus en plus totali- dateur ou des exploits de salariés modèles,
sante dans l’organisation et ne laisseraient comme une véritable technique de condi-
plus de place à la construction de sens par tionnement idéologique. Il a pour vocation
les acteurs eux-mêmes. Pour contrebalancer d’imposer des registres de signification
cette situation porteuse de tensions et de vastes et surplombants, qui substituent une
ruptures, le développement des thèmes de motivation émotive à une adhésion raison-
la culture organisationnelle revêtirait donc née et ne laissent que peu de place au sens
largement une dimension manipulatoire. Il critique et à la capacité interprétative du

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s’agirait d’occulter la réalité – le triomphe sujet (Sievers, 1986 ; Salaman, 1979). Le
absolu de l’idéologie de l’efficience tech- récit n’apparaît alors plus, paradoxalement,
nico-économique – par des stratégies, des comme un vecteur de sens, mais plutôt
slogans et des récits qui tentent d’imposer comme un moyen de dissimuler la perte de
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des systèmes de signification très généraux, sens.


mystificateurs et de nature à transcender les Là encore, cette fonction du récit apparaît
destinées individuelles (patriotisme d’en- de manière manifeste dans de nombreuses
treprise, « nous ne cherchons pas l’excel- situations d’entreprise, lorsqu’on incorpore
lence mais la perfection », « nous construi- des fables moralisatrices aux projets ou
sons la société nouvelle », « plus qu’une chartes d’entreprises ou lorsqu’on prétend
compagnie d’assurance nous sommes une régir les comportements au nom de
organisation militante au service de l’huma- l’exemple historique d’un pionnier admiré.
nité »…). Face à de telles causes, tous les En faire toutefois la dimension essentielle
salariés seraient enrôlés comme des petits sinon exclusive de la pratique narrative
soldats dont le dévouement doit être pro- dans les entreprises semble, là encore, for-
portionnel à la portée immense des mythes tement réducteur. Les salariés ne sont pas
et des grandes causes affichés. toujours aisés à conditionner. Leur sens cri-
Les années 1980 ont été marquées par la tique ne s’éteint pas aussi facilement. Ils
montée de ces politiques d’entreprise fon- sont à tout instant susceptibles de se saisir
dées sur le conditionnement idéologique des récits et de les détourner, comme on
des membres de l’organisation. En analy- retourne des slogans, pour en faire un ins-
sant ces politiques totalisantes et manipula- trument de résistance aux tentatives de
toires en 1987, nous les avions opposées conditionnement. Surtout, lorsque le mana-
aux politiques de contrôle autoritaire direct gement d’une entreprise prétend avoir
(dites « néotayloriennes ») et aux politiques recours aux narrations pour gouverner les
de contrat social cogestionnaire (dites motivations, il prend implicitement acte
« saturniennes ») (Lorino, sous pseudo- d’un clivage entre le domaine de la motiva-
nyme Messine, 1987), et nous les avions tion et le domaine strict du travail : le travail
baptisées « californiennes », eu égard à « efficient » ne pouvant être motivant en
l’importance des entreprises « high-tech » soi, le récit apparaîtrait comme un substitut
de Californie, telles que Hewlett Packard, artificiel, la création d’une motivation pure-
dans le développement de ce modèle orga- ment idéologique, ce qui revient à admettre
200 Revue française de gestion

que les salariés ne pourront pas investir symbolique et visant à produire des émo-
directement leur émotivité et leur désir dans tions plus que des compréhensions
leur travail. Le récit est censé se développer logiques. Le récit serait une technologie de
dans les brèches ouvertes par un travail l’émotion, qui ne préjuge en rien de l’usage
déshumanisé. qui sera fait de cette émotion : « réenchan-
En fait, les dirigeants « californiens » sont ter l’organisation » n’implique pas qu’on
plus subtils que cette vision ne le laisserait manipule nécessairement les acteurs. Le
croire. Leur discours réserve souvent une récit sert à « re-mythologiser » l’organisa-
place essentielle à l’affirmation selon tion, pour reprendre la terminologie de
laquelle le travail est une aventure exci- Mc Whinney (Agmon et Mc Whinney,

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tante, dont l’intérêt est rehaussé par le 1989 ; Mc Whinney et Battista, 1988). Dans
recours aux nouvelles technologies de l’in- cet esprit, l’interaction symbolique et com-
formation et par la mondialisation des mar- municationnelle est, là encore, souvent
chés. Or de telles proclamations ne sont opposée à l’efficience technico-écono-
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durablement tenables que si, d’une manière mique, comme deux univers de significa-
ou d’une autre, le travail est effectivement tions séparés, voire opposés.
intéressant. Le développeur passionné de On touche là, de toute évidence, à une
jeux informatiques ne marchandera pas ses caractéristique fondamentale de la pratique
horaires de travail, si son activité l’inté- narrative dans les organisations. Sous des
resse. Dans ce cas, le récit ne peut être pré- visages très divers, elle fait toujours appel à
senté comme une simple mystification qui l’émotion et à la séduction. Le récit plaît ou
occulte la réalité des choses : même si l’his- déplaît, et c’est parce qu’il suscite des réac-
toire de « l’aventure partagée » est utilisée tions émotives qu’il est investi de pouvoirs
à des fins manipulatoires, elle tire sa force d’influence spécifiques sur la pensée et l’ac-
du fait qu’elle n’est pas pure tromperie, et tion des acteurs. Les anecdotes significa-
que, d’une certaine manière, l’aventure est tives, les plaisanteries, les épisodes fonda-
bien au rendez-vous, même si certaines de teurs ou marquants de l’histoire de
ses modalités sont contestables. l’entreprise, colorent la participation à l’or-
ganisation et lui donnent de la chair. Le
4. Le réenchantement de l’organisation récit de quasi-accidents dans le bâtiment
face à l’efficience technico-économique inspire la peur, mais aussi la fierté de faire
Dans la lignée de ce qui précède, de nom- un métier difficile. La « success story » du
breux travaux théoriques, notamment des kanban administratif pour la gestion des
travaux d’inspiration anthropologique, factures montre que la créativité n’est pas
décrivent le récit comme un moyen de de trop dans un métier d’apparence aussi
« réenchanter » les organisations, face à la austère que le contrôle de gestion.
tendance historique à les déshumaniser par Il serait pourtant erroné d’opposer systéma-
la domination croissante des rationalités tiquement la dimension émotionnelle du
techniques et économiques. Le récit appa- récit à la pensée rationnelle. En fait, le récit,
raît alors d’abord comme un vecteur de par les émotions qu’il inspire, est souvent le
séduction de nature irrationnelle, faisant point de départ de la pensée, qui ne s’arrête
appel aux ressources du langage poétique et pas à l’écoute de l’histoire. L’histoire peut
Contrôle de gestion et action collective 201

« faire penser » plus qu’elle ne remplace la taine similitude avec la théorisation, par
pensée rationnelle ou l’empêche. L’auditeur Nonaka et Takeuchi (1995), de la méta-
attentif de Ross Perrot ne s’arrête pas phore comme forme d’extériorisation de la
nécessairement à l’émotion première (rire, pensée. Le récit se présente alors comme
ou s’irriter, ou s’étonner), mais il analyse et une extériorisation (une formulation, une
peut, éventuellement, pronostiquer une communication) du sens par des moyens
dérive bureaucratique de GM ou un divorce symboliques. L’accent est ainsi mis sur la
probable entre le milliardaire et le groupe production de sens. Les recherches théo-
automobile. Beaucoup des théories déve- riques relevant de ce courant peuvent
loppées sur le récit, on l’a vu, sous-estiment encore être différenciées selon la manière

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la capacité d’interprétation autonome des dont elles positionnent le récit par rapport à
acteurs, ici, leur aptitude à dépasser la réac- l’action – tant l’action en cours que l’expé-
tion émotionnelle immédiate pour faire du rience.
récit un objet de réflexion. De la même Pour certains auteurs, le récit reste extérieur
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manière, beaucoup de théories s’inscrivent à l’action, dans la mesure où il apparaît


de fait dans une vision dualiste de la pen- comme une ressource passablement réifiée.
sée, qui distingue et sépare en deux catégo- C’est ainsi que Fisher (1987, p. 65, cité par
ries disjointes la pensée rationnelle, d’une Boyce, 1996, p. 14) explique que « le
part, et la pensée créative, d’autre part. monde tel que nous le connaissons est un
Dans cette dernière, l’émotion joue un rôle ensemble d’histoires parmi lesquelles il
important, et c’est généralement à elle faut choisir pour vivre notre vie dans un
qu’est rattachée la narration. Or cette vision processus de re-création continuelle ».
dualiste ignore ce qui constitue probable- L’acteur dispose donc d’un répertoire d’his-
ment la caractéristique la plus importante toires parmi lesquelles puiser pour faire
de la narration : elle mobilise les deux sens de la situation dans laquelle il se
formes de pensée, la pensée rationnelle et trouve. Cette approche du récit nous semble
l’émotion créatrice, selon des combinaisons cohérente avec la description cognitiviste
et des pondérations variables, et la fonction de l’organisation (Simon, 1991) comme
essentielle du récit est peut-être justement patrimoine de représentations partagées par
d’articuler l’une avec l’autre. Voir dans le ses membres. Les récits seraient donc là, à
récit une forme d’antithèse du raisonne- disposition, comme ressources à sélection-
ment semble donc relever d’une erreur ner et mobiliser en fonction des besoins
d’analyse qui empêche de saisir l’essence propres de la situation.
même de l’activité narrative. D’autres auteurs s’attachent à une théorisa-
tion plus dynamique du récit. D’une part,
5. Un moyen privilégié plutôt que de s’attacher exclusivement à
d’investir l’action de sens l’objet-récit comme objet représentationnel
Enfin, et cette piste nous retiendra plus que figé, ils s’intéressent à la narration comme
les autres par son évidente fécondité, le processus. D’autre part, le récit lui-même
récit est parfois conceptualisé comme un n’influe sur le devenir de l’organisation que
moyen privilégié de lier signification et s’il est mis en œuvre et pleinement engagé
action. Une telle approche présente une cer- dans des processus d’action en cours. La
202 Revue française de gestion

vision est donc doublement pragmatique : la En tant que processus narratif, la narration
narration est un processus, le processus nar- ne nous intéresse pas seulement par sa syn-
ratif, qui s’insère dans des processus d’ac- taxe (sa cohérence interne comme construc-
tion organisationnels. Elle n’est une moda- tion narrative), sa sémantique (la manière
lité effective de production de sens que dont les éléments constitutifs du récit peu-
dans le contexte d’une action en cours. Elle vent renvoyer à des significations symbo-
peut alors être mise en parallèle avec l’autre liques plus générales, des valeurs par
grande pratique discursive productrice de exemple), mais aussi par sa pragmatique
sens et située, à savoir la conversation cou- (les circonstances précises de la narration,
rante : « Nussbaum (1982) affirma que la son articulation avec l’expérience de vie

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production de sens implique tout à la fois la des acteurs impliqués dans le processus
narration et la conversation ordinaire » narratif, les effets pratiques produits par
(Boyce, 1996, p. 13). l’expérience narrative en situation).
Dans une telle approche dynamique, le récit Le récit a alors pour fonction principale de
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est un processus toujours situé : on ne rendre l’expérience – passée, actuelle, anti-


raconte jamais deux fois la même histoire, cipée – intelligible à des sujets engagés
parce que la narration se produit toujours en dans une action organisée. La reprise de
situation, et les mêmes mots ne produisent récits anciens permet de capitaliser l’expé-
pas les mêmes effets dans deux situations rience collective, en la faisant vivre et en la
distinctes. C’est aussi un processus socia- mobilisant en situation (par exemple, pour
lisé et socialisant : le narrateur raconte son mutualiser l’expérience de situations dan-
histoire à des auditeurs qui, loin d’être pas- gereuses). La création d’histoires nouvelles
sifs, participent de fait à la construction du permet de mieux rendre compte de situa-
récit par l’accueil qu’ils lui réservent, par tions surprenantes en les inscrivant dans
les attentes que le narrateur anticipe de leur une histoire non démontrée et hypothétique,
part ou observe au fil du récit, par la culture mais plausible, et même séduisante par la
et l’expérience spécifiques qu’ils investis- manière dont elle fait sens. Le récit part
sent dans la compréhension de l’histoire. d’une expérience de vie complexe, avec ses
En outre, dans de très nombreux cas, le récit dimensions cognitives, affective et corpo-
organisationnel est en fait un écrit à plu- relle, pour en faire un tout cohérent et signi-
sieurs mains ou un oral à plusieurs voix. fiant, permettant une mise à distance sym-
Lorsqu’un incident ou un accident doit être bolique et un retour réflexif sur la situation.
élucidé, la reconstruction des événements
s’appuie sur les témoignages et les analyses III. – UNE THÉORIE PRAGMATIQUE
d’une multiplicité d’acteurs. Lorsqu’un DU RÉCIT : ACTIVITÉ, ACTIVITÉ
projet stratégique « propre à faire rêver ou à NARRATIVE ET SENS
soulever l’enthousiasme » est formulé, il est
souvent le produit d’échanges, de discus- Les théories disponibles pour analyser la
sions, de propositions de nombreuses pratique narrative dans la gestion des orga-
sources différentes (y compris d’ailleurs de nisations, avec leurs limites, nous ont mis
sources extérieures à l’organisation stricto sur la piste d’une théorie pragmatique du
sensu). récit comme activité narrative. Cette acti-
Contrôle de gestion et action collective 203

vité narrative est socialisée et socialisante : elle les met en ordre : elle procède à une
elle s’appuie sur l’existence d’un collectif « mise en intrigue » de l’action, en en fai-
doté d’une culture propre, et elle contribue sant un système intelligible. La narration
à construire ce collectif. Elle permet de pro- est donc représentation de l’action (« repré-
duire du sens dans le cours même de l’ac- sentation des faits ») et action elle-même.
tion collective. Cette approche de la narra- En représentant l’action, la narration la
tion (nous tendrons désormais à traiter de (re)construit, car la mise en intrigue invente
narration, comme pratique et processus, le sens des événements par l’ordre qu’elle
plutôt que de récit, désignation statique leur impose.
d’un objet) rejoint la réflexion herméneu- Dans cette imitation créatrice, la narration

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tique de Paul Ricœur (1984) et la théorie de « se moque » du temps : « le client nous a
l’activité (Vygotski, 1997). adressé une réclamation de dix pages ; on a
fait une enquête rapide : cinq jours après
1. La narration avoir reçu sa lettre, on allait le voir pour lui
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comme activité mimétique expliquer ce qui s’était passé, nous excuser


Qu’est-ce qui est narration dans l’organisa- et lui proposer une solution ». Voilà, en
tion ? Comme on l’a vu précédemment, quelques mots, comme l’on saute à pieds
définir le récit pour délimiter précisément joints par-dessus cinq jours, dont on ignore
ce qui répond à cette dénomination et ce qui à peu près totalement de quoi ils ont été
n’y répond pas n’est pas chose aisée. On faits du point de vue de l’action qui nous
empruntera ici à Paul Ricœur sa caractéri- intéresse (le traitement d’une réclamation).
sation de la narration comme « activité Ces cinq jours ne nous importent guère au
mimétique ayant pour objet la mise en regard du sens imparti au récit (« nous
intrigue de l’expérience vive » (Ricœur, avons été prompts à apporter une réponse à
1984). L’expérience réelle, vive, du temps notre client »), donc, nous pouvons les
est source de discordance : discordance négliger. La narration, de ce fait, nous
entre l’activité intentionnelle dans laquelle libère du temps vif et contraignant de l’ex-
tout acteur est engagé, d’une part, et le périence. Elle nous permet de reconstruire
caractère irréversiblement figé du passé et un temps tel que nous le rêvons, tel que
proprement inaccessible du futur, d’autre nous en avons besoin pour poursuivre notre
part. La discordance se rencontre ainsi dans route, la temporalité précisément requise
la manière inéluctable dont le temps à venir pour notre production de sens. La cohé-
se réduit et le passé s’allonge : comme pour rence de sens prévaut ainsi sur la cohérence
l’individu confronté à sa finitude, l’organi- chronologique. Si les cinq minutes où j’ai
sation se trouve face aux limites du temps eu mon client au téléphone sont plus impor-
propre dont elle dispose et aux échéances tantes pour le sens de mon action que la
qu’elle doit tenir. semaine qui a suivi, je pourrai conter et
Face au caractère discordant de l’expé- commenter la conversation téléphonique
rience vive, la narration est imitation, mais pendant dix minutes, puis balayer la
c’est une imitation créatrice et non une semaine suivante de quatre mots : « … et
réplication passive, une simple copie, car une semaine après… ». Comme le constate
elle réagence les faits de manière active, Ricœur, la narration, en nous libérant de la
204 Revue française de gestion

chronologie, nous fait renouer avec l’es- elle s’inspire. Elle construit ainsi un genre
sence même de la temporalité, celle qui de signification et confère une dimension
sous-tend la signification de l’action. La symbolique aux personnages et aux événe-
mise en intrigue se saisit d’événements qui ments. La réclamation du client XYZ
s’inscrivent dans le temps de l’action pour devient le signe représentatif d’un certain
produire des événements qui s’inscrivent type de réclamations. Le quasi-accident de
dans le temps du récit. Elle vise ainsi à ce jour-là représente de manière générique
convertir le temps non maîtrisé de la vie, une catégorie de situations dangereuses. La
menace permanente de destruction et narration fait surgir l’intelligible de l’acci-
d’achèvement, dans le temps maîtrisé d’un dentel, le générique du singulier, le vrai-

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ordre symbolique, celui où l’organisation semblable du chaotique. En écoutant un
pourra développer ses significations à loisir. bon récit, « on s’y retrouve » : on éprouve le
La narration est donc une activité plaisir de sentir le foisonnement de l’expé-
(« narrer ») à propos d’une activité (« les rience brute se mettre en ordre, comme par
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actions – passées, futures – que je narre ») enchantement. Et l’on s’engage dans l’ac-
insérée dans d’autres activités (ce que nous tion en cours, armé de cet artefact, le récit
sommes en train de faire au moment où je produit de la narration, et des capacités
narre), un « faire » sur un « faire » dans un d’interprétation de l’expérience auxquelles
« faire ». C’est ainsi une activité réflexive il nous donne accès.
par définition : acteur, je narre l’action. La Le fait que le récit fasse appel aux émo-
narration se saisit d’actions uniques, tions, par exemple par l’identification avec
contextualisées, parcourues d’émotions et les personnages ou par l’harmonie esthé-
productrices d’émotions, pour les transfor- tique qui se dégage de l’agencement narra-
mer en un récit « objectivé », un objet nar- tif, est essentiel. En effet, c’est par l’appel
ratif matérialisé sous forme d’écrit, d’enre- aux émotions que la narration peut fonc-
gistrement, de dessin, de film ou, tionner comme « transformateur », en s’an-
simplement, de discours oral, qui sera crant dans l’expérience vécue des acteurs
engagé dans de nouvelles actions. En met- de l’organisation et son contenu émotion-
tant l’action en intrigue, la narration trans- nel. Elle vise à transformer la surprise en
forme une expérience singulière en com- nécessité, la perplexité en compréhension,
préhension générique, précisément parce l’émotion en intelligence, le doute en luci-
qu’elle introduit un ordre, une logique de dité. La question n’est pas de savoir si la
déroulement, et que la structure d’ordre à narration procède de la pensée rationnelle2
laquelle elle recourt (par exemple, les rela- ou de l’émotion : c’est précisément parce
tions de causalité) a un caractère générique qu’elle fait appel aux deux qu’elle se définit
qui dépasse l’expérience singulière dont comme mise en intrigue. Elle se saisit de ce

2. Nous entendons ici par « pensée rationnelle » stricto sensu la pensée qui se construit en faisant appel aux figures
logiques du raisonnement, notamment les divers modes d’inférence (induction, déduction), à l’exclusion des diffé-
rentes figures de l’émotion. C’est le mode de pensée que reconnaisse aussi bien le positivisme que le cognitivisme
(la computation de symboles analysée par Herbert Simon). Il va de soi que la caractérisation du mode de pensée ne
doit pas être confondue avec celle des sujets pensants : un sujet rationnel peut avoir des émotions, et un artiste peut
produire du raisonnement logique. Einstein était violoniste…
Contrôle de gestion et action collective 205

que l’expérience contient de discordant, peut donc s’intéresser aux récits dans les
ambigu, contradictoire, douteux, angois- organisations sans analyser la pragmatique
sant, surprenant, pour produire une compré- de la narration : qui conte, quand, dans
hension qu’on pourra appeler « compréhen- quelles circonstances, où, à qui, pour quelle
sion narrative » et qui est tout simplement finalité, avec quels effets ? Si nous revenons
la mise du matériau de l’expérience dans un à l’exemple de Ross Perrot, son histoire de
ordre intelligible. L’intrigue transforme serpent exige, pour qu’on en saisisse les
l’émouvant en intelligible. Elle lance un significations, une remise en contexte.
pont entre la pensée créatrice et la pensée Quels objectifs poursuivait-il en racontant
rationnelle. cette histoire, dans le cadre de quel proces-

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Elle peut aussi parcourir le cheminement sus d’action se saisit-il de ce récit pour faire
inverse, en se saisissant d’évidences sens ? Qui est Ross Perrott, quelle est son
logiques pour semer le trouble, rendre l’ap- histoire personnelle ? Notre propre position
paremment (trop) intelligible douteux, par rapport au récit importe. Pour le
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énigmatique, inquiétant peut-être. Par là, la membre du conseil d’administration de GM


narration peut constituer un instrument soucieux de comprendre l’évolution des
puissant de vigilance, un antidote à l’excès rapports de force au sein du conseil, un
d’assurance et à la torpeur des routines. Des souci majeur sera d’analyser le récit au
récits catastrophiques rappellent au conduc- regard des relations de Ross Perrot avec les
teur de train que son activité est risquée ou autres dirigeants du groupe. Pour le direc-
au marin que la mer est toujours redoutable. teur de la technologie, il sera essentiel
La narration décline alors sur tous les tons d’interpréter l’anecdote en termes de posi-
le message « méfie-toi de l’eau qui dort », tionnement des équipes d’EDS par rapport
comme en d’autres circonstances elle avait aux équipes de développement de GM.
plutôt enseigné à décrypter les tempêtes L’activité mimétique que constitue la narra-
apparentes pour les maîtriser. La narration tion trouve son terme dans l’auditeur ou le
n’est intrinsèquement ni instrument norma- lecteur ou le spectateur, en situation, et dans
lisateur ni instrument d’innovation : elle se les actions qu’il conduit. L’expérience nar-
caractérise par la circulation entre pensée rative est le produit conjoint de l’artefact
rationnelle et pensée créatrice. narratif (le récit comme objet) et du public,
La mise en intrigue est ainsi enquête : elle qui l’investit de significations pratiques.
cherche l’ordre d’une explication pour des Sans public agissant, il n’y a pas de narra-
faits désordonnés et énigmatiques. Mais tion, et donc pas de production de sens.
l’écoute du récit, dans la pratique narrative,
est aussi enquête : en écoutant le récit, je 2. Qu’est-ce qui est récit
cherche les éléments qui vont me permettre dans l’entreprise, et notamment dans
de projeter cette intrigue sur ma propre la pratique du contrôle de gestion ?
expérience, ou de reconnaître ma propre Pour définir ce qui est récit dans l’entre-
expérience dans l’intrigue du récit, au prise, il faut donc chercher systématique-
risque de déstabiliser la vision que j’en ai à ment ce qui relève d’une activité mimétique
ce jour. La narration est une expérience de conduisant à la mise en intrigue de l’expé-
vie en soi, pour partie indéterminée. On ne rience. Cette définition ne peut s’appliquer
206 Revue française de gestion

qu’en prenant en compte la dimension rence le ratio, relèvent en temps normal


pragmatique : dans quelle situation d’ac- d’éléments contextuels habituels et d’une
tion, pour qui, par quels effets ? En effet, le pure construction technique, sur un modèle
même objet peut avoir une valeur narrative explicatif – narratif – « qui va de soi ». La
ou pas selon le contexte pratique dans narration peut s’effacer, comme l’emploi du
lequel il se trouve engagé. Reprenons temps d’une journée de travail ordinaire ne
l’exemple d’un banal outil de gestion calcu- présente pas beaucoup d’intérêt. Mais ces
latoire, comme le ratio coût indirect/coût implicites changent de registre lorsque les
direct évoqué dans la première partie. En modèles explicatifs sont remis en cause :
temps ordinaires, lorsque l’entreprise pour- dès lors, la narration revient au premier

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suit son activité habituelle de manière rou- plan, comme cela s’est produit lorsque le
tinière et lorsque les grands supports de directeur industriel du groupe informatique,
sens de l’organisation ne sont pas radicale- confronté à l’éventuelle disparition de
ment remis en cause (quel est notre métier ? « son » ratio, a libéré le discours narratif qui
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à quoi servons-nous ? quelles sont nos com- en sous-tendait l’usage. Le ratio « coût indi-
pétences-clés ?), un tel outil peut difficile- rect/coût direct » devient alors la chronique
ment apparaître comme un récit. Il a une – non dépourvue d’émotion – d’une voca-
fonction « plate », « lisse » : il décrit par des tion industrielle, dans un monde qui se
mesures chiffrées un état précis dans un détourne de l’industrie. L’emploi du temps
univers balisé, dont le contenu de significa- d’une journée ordinaire devient un récit si
tion est bien structuré, connu de tous et non un événement extraordinaire – crime, acci-
problématique, de même que les coordon- dent – conduit à « la mettre en intrigue ».
nées géographiques positionnent un avion Les coordonnées géographiques de l’avion
ou un navire sur sa trajectoire programmée. deviennent un récit à décrypter si l’avion
Mais si l’on se situe soudain dans un monde est détourné. La méthode comptable ou
en pleine mutation, où les référentiels de l’indicateur financier deviennent un récit si
sens de l’organisation sont mis en question, un événement inattendu ou une transforma-
un tel ratio, dans sa sécheresse, peut véhi- tion profonde de la situation exigent d’en
culer un patrimoine narratif riche, comme exhumer la narrativité implicite.
un objet insignifiant peut soudain se
convertir en narration complète d’un crime 3. Le récit, artefact, signe et instrument
dans les enquêtes de Sherlock Holmes. Les Le récit, produit de la narration, présente
enquêteurs de la police scientifique ont cou- toujours l’apparence d’un artefact objectif :
tume de dire qu’ils vont essayer de « faire c’est un texte écrit, un agencement oral de
parler l’arme du crime ». De la même mots, une bande dessinée, une caricature,
manière, l’enquêteur que devrait toujours un film. Cet artefact a une valeur de repré-
être le contrôleur de gestion, s’il se trouve sentation : le récit est « mis à la place »
en situation d’élucidation (impératifs de d’événements, réels ou imaginaires, qu’il
changement, innovation, crise), peut tenter représente. La « success story » de l’Espace
de « faire parler les ratios »… Pourquoi est un agencement de mots censés représen-
cette transformation ? Parce que tous les ter les événements qui ont conduit au déve-
implicites que véhicule l’objet, en l’occur- loppement, puis à la production et à la vente
Contrôle de gestion et action collective 207

de l’Espace. Cette représentation symbo- tout instrument, le récit se situe à la fois du


lique n’a d’effet pratique sur l’organisation côté des objets du monde réel par sa nature
que parce qu’elle fait l’objet d’une interpré- artefactuelle (par l’objectivité du texte, des
tation par les acteurs, en situation : les images, des mots), et du côté de la subjecti-
acteurs intègrent ce récit dans leur pratique, vité des acteurs, qu’ils soient narrateurs ou
comme une ressource, un signe, qui les aide auditeurs, par le mode d’interprétation du
à faire sens des situations dans lesquelles ils récit qu’ils construisent mentalement. Un
se trouvent présentement. même artefact, le même texte par exemple,
Le mécanisme par lequel l’artefact-récit fait peut engendrer tour à tour des instruments
sens, nous l’avons vu, est de nature spéci- différents en fonction des variations qui

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fique (et fonde la définition du récit) : il affectent les modes d’interprétation.
s’agit de la mise en intrigue, c’est-à-dire Le récit est cependant un instrument d’une
l’agencement signifiant, dans le temps du nature particulière et complexe. D’une part,
récit, d’événements inscrits dans le temps c’est un instrument symbolique : il affecte
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de l’expérience vive, leur mise dans un l’activité mentale des acteurs de l’organisa-
ordre susceptible de produire de l’intelligi- tion et non la réalité matérielle, comme le
bilité. Cette mise en intrigue n’est pas arbi- ferait une machine-outil ou une pelle. C’est
traire. Elle vise à créer des situations géné- aussi un instrument symbolique complexe,
riques relevant de modes d’interprétation car il s’inscrit dans le temps : le traitement
également génériques. Le récit est donc un du temps est au cœur de la pratique narra-
artefact symbolique qui vise à créer des tive, avec la mise en relation de deux tem-
habitudes d’interprétation et des habitudes poralités distinctes : la temporalité des évé-
d’action, pour des situations génériques. nements racontés, la temporalité de la
Mais les effets pratiques induits par la nar- narration, voire une troisième temporalité :
ration ne sont jamais automatiques. Il y a celle des actions dans lesquelles la narra-
toujours interprétation et réinterprétation du tion vient s’inscrire. Le récit a aussi une
récit, aussi bien du côté du narrateur que du double référentialité : il se réfère aux événe-
côté du récepteur : le sens du récit n’est pas ments qu’il rapporte, mais aussi aux événe-
déterminé. Le récit peut ainsi connaître des ments à propos desquels l’histoire est
renversements de sens étonnants. L’histoire racontée. L’histoire des scouts randonneurs
du conducteur qui a réussi à rallier Paris à de Goldratt se réfère à une randonnée de
Lyon à 160 km/h de moyenne pouvait appa- scouts, mais elle nous parle en permanence
raître naguère comme la geste héroïque d’un atelier saturé de stocks et d’en-cours.
d’un virtuose du volant. Elle peut aujour- Toutefois, la vision imagée des jeunes
d’hui inspirer un mélange d’indignation et scouts en forêt n’est pas totalement acces-
de pitié pour un écervelé qui met en danger soire, parce qu’elle a ému notre imagination
la vie d’autrui. et nous a préparés à raisonner sur des gou-
Le récit est donc une forme particulière lots d’étranglement manufacturiers.
d’instrument (Lorino, 2002). Comme tout La narration appauvrit le réel en le simpli-
instrument, il combine un artefact objectif fiant outrageusement. Le récit de Goldratt
(la forme concrète, objective, du récit) et un réduit ainsi la complexité du problème
schéma d’interprétation (Rabardel). Comme logistique d’un atelier manufacturier,
208 Revue française de gestion

immense, à une question de goulots des catégories là où ils n’existaient pas. Le


d’étranglement, métaphorisée par la raisonnement abductif, pour produire cette
cadence de marche d’un adolescent trop nouvelle hypothèse, doit mobiliser l’imagi-
chargé. Mais la narration enrichit aussi le nation, la créativité, le jugement esthétique
réel, en nous donnant accès à un registre de pour sélectionner l’hypothèse la plus har-
raisonnements logiques qui sont rendus monieuse parmi l’infinité d’hypothèses
possible par la formalisation simplifiée des possibles. Mais l’abduction n’est intéres-
faits. Dans le cas du patron d’usine décrit sante que parce qu’elle produit une hypo-
par Goldratt, l’histoire des scouts nous pro- thèse, c’est-à-dire le point de départ d’un
jette dans un registre de significations – raisonnement logique qui fera appel à l’in-

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l’image du traînard – où tout l’appareil duction et à la déduction. L’abduction est
logique et informatique de la théorie des donc un trait d’union entre la pensée créa-
contraintes peut être mobilisé pour accélé- trice (jugement esthétique, métaphore,
rer les flux dans l’atelier. Comme tout invention poétique) et la pensée rationnelle.
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signe, le récit est un crible du réel qui Il y a pratiquement identité entre le raison-
contraint la situation vécue à se couler dans nement abductif et la pratique narrative,
un « genre » de situations, celles qui relè- toute abduction pouvant se décrire comme
vent de tel ou tel schéma narratif. Comme « recherche d’un récit plausible » et toute
tout instrument, le récit est contraignant (il activité narrative comme un recours abduc-
impose une certaine vision des événements) tif dans une situation que l’application
et habilitant (il permet de faire sens et d’en- automatique de modes logiques ne suffit
clencher un raisonnement fécond sur un pas à comprendre et maîtriser.
registre symbolique).
5. La narration
4. La narration, mécanisme abductif comme pratique collective
De tout ce qui vient d’être exposé, il La narration ne s’achève pas avec le point
découle que la narration est en fait une final du récit. Elle ne s’achève qu’en pro-
modalité privilégiée de raisonnement duisant des significations, donc des actions,
abductif. Rappelons que, dans la logique de chez l’auditeur. Un récit qui reste incompris
Peirce (2002), l’abduction est la figure de et sans effets pratiques est un non-récit.
raisonnement par laquelle on construit des Mais, de plus, beaucoup de récits dans l’en-
hypothèses nouvelles. Là où la déduction treprise sont en fait contés à plusieurs voix.
déduit le cas particulier de la loi générale et Lorsqu’un groupe de processus, par
l’induction étend des observations particu- exemple un groupe se penchant sur le pro-
lières à une loi générale, l’abduction ne cessus de développement des nouveaux
s’enferme pas dans cette itération du singu- produits, essaie de traduire la stratégie de
lier au général. Elle cherche à produire, face l’entreprise en enjeux et en plans d’action
à un phénomène déconcertant, une « nou- sur le processus analysé, il essaie de
velle histoire du monde », un récit qui rende construire la success story de demain. Mais
intelligible une observation a priori surpre- le processus narratif est dans ce cas tâton-
nante. C’est un « déplacement latéral » du nant et requiert des prises de parole mul-
sens, destiné à créer des rapprochements et tiples, pour tenter de construire un récit
Contrôle de gestion et action collective 209

unique à partir de fragments narratifs par- des modèles sous-jacents n’est pas en
tiels et, au départ, discordants. cause : il n’y a pas lieu de reconstruire les
L’existence même du collectif est en soi un hypothèses fondamentales, donc de recourir
récit, enveloppe d’une multiplicité de à des raisonnements abductifs et à des pra-
récits. L’activité collective (par exemple le tiques narratives. La problématique de la
processus de développement) repose sur la mesure, à structure explicative donnée, est
capacité de chacun à se glisser dans un rôle dominante. Construire des récits apparaît
et à faire évoluer le rôle en fonction des même comme une attitude suspecte :
nécessités pratiques. Les aléas du chantier « raconter des histoires » c’est chercher à
de travaux publics, les difficultés tech- occulter les faits, tenter de troubler l’ordre

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niques du développement, les exigences et la visibilité des phénomènes. Les instru-
imprévues des clients obligent à réinventer ments n’ont plus de contenu narratif expli-
l’histoire au fur et à mesure qu’on avance cite : ils sont raison, ils sont invisibles. Le
dans son déroulement. Weick, après avoir contrôle de gestion fonctionne dans le
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analysé des désastres comme l’incendie de mode descriptif : il vise à produire des dis-
Mann Gulch (Weick, 2003-1993), conclut cours qui rendent compte d’une structure
que l’organisation s’effondre lorsque les causale et de relations logiques relative-
récits collectifs se désagrègent. Il n’y a plus ment atemporelles.
d’organisation lorsqu’il n’y a plus capacité Dans une vision narrative du contrôle, la
de construire des récits collectifs. Il y a première tâche est de (re)construire un
organisation lorsqu’il y a récit collectif. « bon » récit, à savoir un récit qui fasse
sens. Cette tâche devient évidemment
CONCLUSION : prioritaire dans les situations de précrise ou
QUELS ENJEUX POUR de crise, et plus généralement de change-
LE CONTRÔLE DE GESTION ? ment, que le changement soit imposé par
l’environnement ou voulu par les dirigeants
Dans la vision « positive » du contrôle de l’entreprise. Le contrôle de gestion est
(Meyssonnier, 1999), le monde est déjà alors confronté aux limites du mode des-
expliqué ; il est déjà raconté. Les conven- criptif dans lequel l’histoire du monde a été
tions fondatrices des outils de gestion, gravée dans le marbre. Les instruments
comme la comptabilité de gestion, le redeviennent alors opaques et visibles ; ils
Return On Investment (ROI), le ratio coût retrouvent une dimension narrative, qui
indirect/coût direct (CICD), sont transpa- peut faire débat. La déconstruction de leur
rentes, elles ne sont qu’une adaptation contenu narratif pour reconstruire de nou-
fidèle aux caractéristiques de l’environne- veaux récits et de nouveaux instruments est
ment et des conditions de l’activité. Il y a une véritable enquête. Mais le contenu nar-
récit, ou plutôt il y a eu récit, mais il est ratif des instruments correspond aussi à une
implicite et non contestable. D’une série habitude mentale des acteurs qui ont cou-
d’expériences on induit des règles et des tume de les utiliser. Déconstruire le contenu
instruments (induction), on applique les narratif des instruments, c’est donc aussi
règles et les instruments à des situations déconstruire les habitudes mentales des
particulières (déduction), mais la pertinence acteurs, notamment des principaux pres-
210 Revue française de gestion

cripteurs et utilisateurs des instruments : les façon, déconstruire le management comme


managers. Déconstruire le contenu narratif pratique des manageurs… Avec les difficul-
des instruments, c’est donc, d’une certaine tés et les enjeux que l’on devine…

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