Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
COLLECTIVE
Philippe Lorino
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Contrôle de gestion
et mise en intrigue
E
n 1988, le géant de l’automobile américain
dans la gestion de
l’entreprise sous des formes
General Motors prend le contrôle du numéro un
multiples et ils remplissent mondial des services informatiques, EDS, avec
des fonctions variées. l’accord du président-fondateur d’EDS, Ross Perrot, qui
Les théories pour en rendre
devient à cette occasion vice-président exécutif de
compte apportent des
éclairages parfois General Motors. Quelques mois plus tard, Ross Perrot
contradictoires, souvent fait rire la presse et sourire jaune ses nouveaux collègues
complémentaires, à la de GM en racontant l’apologue suivant : « Chez General
compréhension de la nature
et de la fonction des récits
Motors, si quelqu’un rencontre un serpent dans un cou-
dans l’entreprise. Mais elles loir, il alerte les différents services concernés, qui se
sous-estiment souvent concertent et décident de créer un groupe de travail ad-
l’autonomie d’interprétation
des acteurs, l’importance du
hoc pour examiner le problème. Chez EDS, lorsqu’on
contexte d’action précis rencontre un serpent dans un couloir, on prend un bâton
dans lequel a lieu la et on le tue ».
narration et le double
Une interprétation de ce récit était évidente : le vieux
recours simultané à la
raison et à l’émotion qu’elle géant GM était décrit comme un mastodonte perclus de
implique. Les auteurs culture bureaucratique, alors que la jeune et dynamique
s’attachent ici à analyser la EDS avait une culture entièrement orientée vers l’action
pratique narrative comme
forme d’action située plutôt
et l’initiative individuelle. Ce message avait sans doute
que l’objet récit abstrait et de multiples fonctions : conforter la position des anciens
statique. Ils lui appliquent d’EDS au sein du nouvel ensemble ; secouer les respon-
la théorie de la mise en
intrigue de Paul Ricœur et
sables de GM pour les obliger à engager ou intensifier
tentent d’en déduire la les actions de changement engagées ; mettre l’accent sur
place spécifique dévolue les différences de culture, peut-être pour défendre des
aux pratiques narratives en
choix organisationnels qui préserveraient l’autonomie
contrôle de gestion.
190 Revue française de gestion
d’EDS au sein du nouveau groupe ; se posi- Toutes sortes de récits parcourent l’entre-
tionner dans la lutte pour le pouvoir au sein prise, avec des statuts et des enjeux mul-
de GM… tiples. Souvent, ces récits interfèrent avec
Les intentions de Ross Perrot pouvaient le pilotage de la performance, le style de
être multiples, l’interprétation de cette his- management et les pratiques du contrôle de
toire par ses pairs de GM n’en restait pas gestion. Beaucoup de théories ont été
moins pour partie imprévisible par lui. construites à leur sujet, parfois contradic-
Certes, notamment pour ceux qui avaient toires. C’est ainsi, par exemple, que pour
pris l’initiative de ce rapprochement et les uns, le récit peut être un vecteur de
l’avaient négocié avec Ross Perrot, le récit contrainte ou de conformisme (Weick,
ils ne pouvaient que donner raison sur le exemples de récits traversant l’univers du
fond au milliardaire trublion. Mais combien contrôle de gestion, propres à démontrer
parmi les managers de GM trouvèrent sur- l’extrême diversité des situations et des
tout dans cette fable, plus qu’une caractéri- pratiques. Puis nous examinerons les
sation imagée de leurs deux entreprises, un apports et les limites des théories qui s’in-
symptôme de la psychologie du conteur, en téressent aux récits dans les organisations.
l’occurrence une illustration de son arro- Nous nous appuierons ensuite sur l’hermé-
gance voire de son mépris, ou de son igno- neutique du récit développée par Ricœur
rance profonde des contraintes d’une indus- (1984) et sur la théorie de l’activité pour
trie manufacturière complexe et lourde nous intéresser à l’activité narrative plutôt
comme l’automobile ? qu’au seul récit, en caractérisant le récit
Enfin, l’observateur avisé aurait peut-être comme une forme spécifique d’instrument
pu avoir un troisième niveau de lecture de organisationnel, particulièrement orientée
cet épisode : ne trahissait-il pas un niveau vers la construction du temps organisation-
d’exaspération de la part de Ross Perrot, et nel et la création abductive de sens. Enfin,
de tension avec ses collègues issus de l’en- nous conclurons sur quelques-uns des
treprise automobile, qui conduisaient à pré- enjeux qui en résultent plus particulière-
voir, sans grand risque de se tromper, une ment pour le contrôle de gestion, situé à
rupture proche ? De fait, le fondateur une croisée des chemins : doit-il suivre la
d’EDS n’allait pas tarder à se retirer de GM voie qui lui est traditionnellement impartie,
sur un « golden shake hands », un compro- celle de « compter sans faire d’histoires »,
mis confortablement indemnisé, qui lui per- c’est-à-dire de se cantonner à des discours
mettait d’envisager d’autres glorieuses des- à vocation purement descriptive, ou celle
tinées, comme par exemple une candidature qui réserverait une place importante, bien
à la présidence des États-Unis, aventure qu’évidemment non exclusive, à une pra-
qu’il allait bientôt tenter. tique narrative du pilotage ?
Contrôle de gestion et action collective 191
tants problèmes d’obsolescence liés à l’évo- Ce jeune contrôleur de gestion avait donc
lution rapide de la technologie, il y avait une adapté le système au flux des factures : un
préoccupation constante pour la réduction paquet de factures était associé à une éti-
des stocks et des en-cours : tous ne parlaient quette, et tirait sur l’ensemble de la chaîne
que de « juste à temps », d’autant qu’en la de traitement. La « vox populi » affirmait
matière les performances de l’entreprise qu’ainsi le temps de traitement moyen
étaient médiocres en comparaison de ses d’une facture avait été réduit de 8 jours à
principaux concurrents. Les industriels, las deux jours.
d’être en permanence sous les feux de la Comme toute bonne histoire, celle-ci pou-
rampe, faisaient remarquer, non sans raison, vait donner lieu à de multiples interpréta-
que la performance du groupe en matière de tions. Une interprétation évidente portait
BFR1 dépendait autant de la capacité des sur les gisements de gains considérables
services commerciaux et administratifs à qu’on pouvait mettre au jour dans les ser-
gérer de manière performante les cycles de vices administratifs de l’entreprise, alors
traitement des commandes et des factures, qu’en général la culture du groupe ne por-
notoirement lents et lourds, que de leur tait à considérer que la performance indus-
propre capacité à réduire les stocks et les en- trielle. Une autre interprétation, plus insi-
cours de matériels. dieuse, portait sur la fonction contrôle de
Toute la fonction contrôle de gestion de gestion : il avait fallu qu’arrive un jeune
l’entreprise racontait alors l’histoire d’un contrôleur un peu imaginatif pour secouer
jeune contrôleur de gestion qui avait fait ses cette fonction quelque peu engourdie dans
armes en usine et avait ensuite été nommé ses routines et ses préjugés bloquants sur
au service commercial du réseau France. Il les facteurs de performance. Enfin, une
1. BFR = Besoin en fonds de roulement ; il mesure les fonds dont l’entreprise doit disposer pour assurer son exploi-
tation au quotidien, notamment pour financer ses stocks et ses en-cours, les créances des clients et les acomptes sur
commandes aux fournisseurs, déduction faite des acomptes versés par les clients et des dettes envers les fournis-
seurs.
192 Revue française de gestion
interprétation plus technique portait sur les apporté au géant Renault le concept du pro-
merveilleuses potentialités que recélaient duit salvateur –, ceux de Renault tendaient
les techniques « kanban » et, de manière à voir les gages de professionnalisme
plus générale, les méthodes « juste à industriel (gestion de la qualité, service
temps » pour faire progresser les perfor- après-vente) que leur groupe avait apportés
mances de l’entreprise, notamment dans le aux pratiques artisanales de Matra. On
domaine administratif. retrouve là une caractéristique bien connue
du récit, surtout lorsqu’il se présente
2. L’Espace comme un témoignage : chacun agence les
Autre « success story », cette fois dans l’in- événements et les circonstances de la
en vain d’en convaincre PSA. Ce fut un narré par ses différents protagonistes. Les
deuxième choix pour lui de contacter versions diffèrent très significativement et
Renault. Les dirigeants de Renault, quoique chaque version réserve à son narrateur un
légèrement hésitants, finirent par décider de rôle aussi digne que possible et lui permet
tenter l’aventure. Le recours à des techno- de préserver l’estime de soi.
logies de production assez rustiques, pour Mais les deux visions distinctes de la « mer-
une capacité de production qui resta long- veilleuse aventure de l’Espace », celle de
temps limitée, dans l’usine Matra de Romo- Renault et celle de Matra, peuvent se récon-
rantin, montre le caractère assez explora- cilier et se transcender dans un apologue
toire de l’opération au départ. Le succès illustrant les bienfaits de la coopération
commercial ne vint d’ailleurs pas immédia- entre partenaires de cultures et d’organisa-
tement, mais, quand il vint, au terme envi- tions très différentes : le petit innovateur et
ron de la première année, il fut éblouissant. le grand professionnel comme un cas exem-
D’une certaine manière, les deux entre- plaire de complémentarité ; peut-être l’his-
prises automobiles, de tailles très dissem- toire de l’Espace a-t-elle contribué à prépa-
blables mais toutes deux alors en situation rer les managers de Renault au
difficile, trouvèrent leur salut dans la réus- rapprochement avec Nissan, même si
site de ce projet. L’histoire de l’Espace eut Romorantin semble bien loin du Japon.
longtemps cours chez les deux construc-
teurs, comme une légende dorée qui mon- 3. Les récits fondateurs et les valeurs
trait comment une idée innovante bien Dans nombre d’entreprises fondées par un
menée avait pu sortir les deux constructeurs patron charismatique mû au départ par une
du gouffre. Mais l’histoire se racontait chez idée géniale, les valeurs du fondateur – ou
Renault et chez Matra avec des modalités les valeurs censées être les siennes – sont
différentes. Là où les acteurs de Matra ten- perpétuées à travers le récit évangélique de
daient à mettre en évidence les bienfaits de ses faits, gestes et paroles. Les exemples
la petite taille et de l’esprit pionnier pour abondent, de Bill Hewlett et Dave Packard
l’innovation – c’est le nain Matra qui avait chez HP à Watson chez IBM, en passant par
Contrôle de gestion et action collective 193
Henry Ford. Il s’agit parfois, non du fonda- file ne se désagrège plus. Il a alors un
teur, mais d’un grand patron qui a marqué « éclair » : il établit un parallèle entre la
l’entreprise à un moment critique de son situation de la file de scouts et celle de son
histoire, comme Jack Welch chez General usine : les espaces entre les scouts sont
Electric ou Lee Iacocca chez Chrysler. La équivalents aux en-cours de production
pérennité de ces histoires a au moins deux entre postes de fabrication ; certains postes,
raisons : d’une part, par le rappel de la per- plus lents que les autres, deviennent des
sonnalité du fondateur ou du sauveur, elles goulots d’étranglement qui induisent
affirment une identité collective reflet de mécaniquement un alourdissement des en-
cette personnalité et propre à se reproduire cours et l’allongement des délais. En
5. Qu’y a-t-il de plus beau qu’un client aussi le mien et qui est aussi le vôtre : c’est
content ? le langage du bon professionnel »).
Revenons dans le grand groupe informa-
6. Qu’y a-t-il de plus inquiétant
tique de notre première histoire. L’un de ses
qu’un client mécontent ?
produits phares dans le domaine des sys-
tèmes d’information destinés aux clients Je fus récemment le client mécontent d’une
industriels était en 1988 un logiciel de ges- compagnie aérienne. La lettre que j’adres-
tion de production porté par le mini-ordina- sai à la direction commerciale ressemblait,
teur emblématique du groupe. Une nouvelle non par le style, mais par l’accumulation
version de ce logiciel, caractérisée par l’in- d’événements malheureux, au Candide de
accepte de réaliser un spot publicitaire dans Mon enregistrement eut donc lieu finale-
lequel il raconte son histoire héroïque de ment en urgence, sur appel séparé de mon
petit industriel en plein développement, les vol. Mes valises ne suivirent pas. Elles
raisons qui l’ont conduit au « juste à devaient être acheminées par un vol le len-
temps », l’aventure de l’implantation du demain matin, mais une erreur de desti-
nouveau système, et les extraordinaires pro- nation me contraignit à attendre deux jours.
grès que cela lui a permis. Qu’est-ce qui On aurait pu imaginer des prolongements
conduit un tel client à se prêter à la réalisa- plus gênants à la situation. Le caractère nar-
tion de ce type d’histoire apologétique ? Le ratif de ma lettre était incontestable, du fait
récit du client satisfait noue de fait les des- de l’enchaînement de péripéties et de
tins de trois acteurs et les réunit dans le rebondissements qui semblaient donner, à
même culte de la réussite : la réussite du partir de circonstances initiales insigni-
produit, donc de l’entreprise vendeuse, est fiantes (une queue), une dimension crois-
la réussite du client acquéreur de ce produit, sante à la gravité des conséquences. Ce type
mais tous deux s’adressent à un troisième de réclamation déclenche généralement
larron plus ou moins inconnu, le client à dans les entreprises un minimum d’enquête
venir, dont la future réussite trouve une (une enquête plus sérieuse lorsque les
belle préfiguration dans la réussite réelle conséquences touchent à la sécurité ou à
dont on lui parle aujourd’hui. Le récit rem- des suites juridiques éventuelles). L’en-
plit ici plusieurs fonctions unificatrices : quête sur un dysfonctionnement ressemble
unification partielle et temporaire des des- beaucoup à une enquête policière. Il s’agit
tins de plusieurs acteurs (trois entreprises de reconstituer un scénario probable, en
au moins), unification du temps (ce qui est réunissant des témoignages et des éléments
advenu avec X adviendra avec Y), unifica- matériels. Le résultat de l’enquête est un
tion des intérêts (« ta réussite est la récit destiné à faire sens de manière pré-
mienne »), unification des langages (« je cise : y a-t-il eu faute ou défaillance de sys-
vous parle le langage de mes clients qui est tème, laquelle ? Un premier récit – la récla-
mation – en engendre donc un second – le
Contrôle de gestion et action collective 195
rapport d’enquête. Il s’agit d’élucider des déjà cité ci-dessus, à l’occasion d’une
mystères dont la rémanence serait jugée réunion sur les problèmes d’évaluation des
insupportable et menaçante. Les rapports stocks dans les usines, j’échangeais
d’enquêtes motivés par les réclamations des quelques mots avec le directeur industriel
clients, les problèmes de qualité, les sur les indicateurs de reporting des unités
défaillances graves, les accidents, consti- de production. Il m’expliqua alors qu’il
tuent potentiellement un véritable patri- était en train de construire un tableau de
moine narratif de l’entreprise. bord industriel « corporate » pour pouvoir
piloter de manière plus efficace l’activité de
7. Des récits pour apprendre ensemble, production. Il me demanda d’en examiner
dustrie chimique, les salariés se racontent rect/coût direct. Dans un groupe où la maî-
les uns aux autres des « histoires à se faire trise des flux, la nécessité de réactivité et
peur », avec des grues oscillant dans le l’impératif de qualité totale dominaient le
vent, des chutes de poutrelles, des effondre- discours managérial, ce ratio semblait faire
ments de soutènements marchants, des tache. En effet, les coûts directs sont les
valves défectueuses. Ces histoires remplis- coûts liés au fonctionnement des machines
sent des fonctions multiples. Par la peur (ce qu’on appelait les « temps de roulage »
rétrospective qu’elles véhiculent, elles ou « temps gammés »), les coûts indirects
maintiennent la conscience du danger et tous les autres coûts de production, donc
contribuent à entretenir la vigilance. Elles notamment les coûts de chargement,
sont aussi une modalité privilégiée de déchargement, d’analyse statistique de pro-
l’échange d’expérience : chacun a vécu des cessus et de contrôle qualité, de net-
situations difficiles face auxquelles il a dû toyage… Par définition, ce ratio incitait les
improviser des réponses qui se sont avérées acteurs à maximiser les temps de roulage
efficaces, et le fait d’en parler avec les pairs par rapport aux autres, ce qui passait par
permet de mutualiser cette expérience, une maximisation du rendement et de la
d’enrichir leur répertoire de solutions, de charge des machines, au détriment de la
recueillir éventuellement de leur part des gestion du flux en « juste à temps », qui
expériences similaires avec des solutions peut conduire à laisser une machine tempo-
alternatives peut-être meilleures. Enfin, le rairement désœuvrée, au détriment aussi du
fait de parler de ces dangers vécus et sus- fractionnement des lots, source d’arrêts des
ceptibles de survenir à nouveau peut aider à machines, des analyses de qualité et de
conjurer la peur. l’entretien général du poste de travail. En
résumé, le ratio était contradictoire avec
8. L’édifiante histoire d’un ratio
toute la stratégie industrielle explicite du
Qui a dit qu’on ne tombe pas amoureux groupe.
d’un ratio ? Bien des exemples démontrent J’eus alors une réunion avec le directeur
le contraire. Dans le groupe informatique industriel pour présenter mon commentaire.
196 Revue française de gestion
Après mon explication sur les inconvé- échappé. Tout d’abord, mon interlocuteur
nients du ratio, mon interlocuteur me était attaché à ce ratio, non de manière
confirma que la stratégie industrielle réser- rationnelle, mais par des liens affectifs
vait une place importante à la tension des puissants, parce que ce ratio, au-delà de
flux et à la qualité. Au terme de notre l’algorithme desséché qui le résume, était
réunion, il me proposa de me transmettre pour lui un signe renvoyant à un système
une nouvelle version pour recueillir de nou- complexe de valeurs professionnelles et de
veau mes commentaires. Ce qui eut lieu convictions, un peu comme le drapeau ou
quelques jours plus tard. Cette fois, ce fut l’hymne d’un pays. Cet attachement était
avec stupéfaction que je découvris en tête exacerbé par la situation de l’industrie
récits comme moyen de contrôle organisa- deurs n’ont pas tous affaire aux mêmes
tionnel peut être conscient ou inconscient clients, les ingénieurs n’ont pas tous à
(Simircich, 1983, citée par Boyce 1996, résoudre les mêmes problèmes techniques,
p. 7), peut être émergent dans l’organisa- et leurs effets de position peuvent les
tion ou procéder d’une démarche délibérée conduire à tirer d’un récit une interprétation
de la part d’un acteur particulier – par distincte de celle de tel ou tel collègue.
exemple, le patron fondateur de l’entre- L’analyse du récit comme instrument de
prise, pour imposer un certain type de cul- l’intégration organisationnelle présente une
ture organisationnelle. certaine circularité : pour que l’interpréta-
La vocation du récit à créer des systèmes de tion du récit par les acteurs soit cohérente,
signification cohérents entre les membres il faut qu’existe préalablement une certaine
de l’organisation et donc à produire de la homogénéité culturelle, conduisant à une
cohérence culturelle et comportementale et lecture convergente de l’histoire, alors que
des croyances partagées est incontestable. l’homogénéité culturelle est censée être le
Mais mettre l’accent de manière univoque produit du récit. Cette circularité permet
sur cet aspect peut conduire à négliger d’expliquer la pérennité et la stabilité des
l’hétérogénéité de l’organisation et donc le cultures organisationnelles, mais elle a plus
jeu éventuellement contradictoire de récits de difficulté à rendre compte des dyna-
distincts portés par divers métiers, ou miques de changement ou, a fortiori, des
diverses appartenances territoriales, ou des situations de crises.
origines d’entreprises multiples, par
exemple dans les groupes issus de fusions 3. Manipulation et domination
et d’acquisitions. Le récit peut dans ce cas Les théories dites « critiques » (Bowles,
devenir une arme pour contrer la culture de 1989 ; Hopwood, 1987), partiellement ins-
l’autre (comme on l’a vu dans l’exemple de pirées des travaux des philosophes Michel
Ross Perrot chez GM) et mettre en relief les Foucault (1975) et Jürgen Habermas
mérites d’une culture comparée aux autres (1970), mettent l’accent sur le récit comme
(de tels récits courent les bureaux des outil de pouvoir et de domination. Les
Contrôle de gestion et action collective 199
que les salariés ne pourront pas investir symbolique et visant à produire des émo-
directement leur émotivité et leur désir dans tions plus que des compréhensions
leur travail. Le récit est censé se développer logiques. Le récit serait une technologie de
dans les brèches ouvertes par un travail l’émotion, qui ne préjuge en rien de l’usage
déshumanisé. qui sera fait de cette émotion : « réenchan-
En fait, les dirigeants « californiens » sont ter l’organisation » n’implique pas qu’on
plus subtils que cette vision ne le laisserait manipule nécessairement les acteurs. Le
croire. Leur discours réserve souvent une récit sert à « re-mythologiser » l’organisa-
place essentielle à l’affirmation selon tion, pour reprendre la terminologie de
laquelle le travail est une aventure exci- Mc Whinney (Agmon et Mc Whinney,
durablement tenables que si, d’une manière mique, comme deux univers de significa-
ou d’une autre, le travail est effectivement tions séparés, voire opposés.
intéressant. Le développeur passionné de On touche là, de toute évidence, à une
jeux informatiques ne marchandera pas ses caractéristique fondamentale de la pratique
horaires de travail, si son activité l’inté- narrative dans les organisations. Sous des
resse. Dans ce cas, le récit ne peut être pré- visages très divers, elle fait toujours appel à
senté comme une simple mystification qui l’émotion et à la séduction. Le récit plaît ou
occulte la réalité des choses : même si l’his- déplaît, et c’est parce qu’il suscite des réac-
toire de « l’aventure partagée » est utilisée tions émotives qu’il est investi de pouvoirs
à des fins manipulatoires, elle tire sa force d’influence spécifiques sur la pensée et l’ac-
du fait qu’elle n’est pas pure tromperie, et tion des acteurs. Les anecdotes significa-
que, d’une certaine manière, l’aventure est tives, les plaisanteries, les épisodes fonda-
bien au rendez-vous, même si certaines de teurs ou marquants de l’histoire de
ses modalités sont contestables. l’entreprise, colorent la participation à l’or-
ganisation et lui donnent de la chair. Le
4. Le réenchantement de l’organisation récit de quasi-accidents dans le bâtiment
face à l’efficience technico-économique inspire la peur, mais aussi la fierté de faire
Dans la lignée de ce qui précède, de nom- un métier difficile. La « success story » du
breux travaux théoriques, notamment des kanban administratif pour la gestion des
travaux d’inspiration anthropologique, factures montre que la créativité n’est pas
décrivent le récit comme un moyen de de trop dans un métier d’apparence aussi
« réenchanter » les organisations, face à la austère que le contrôle de gestion.
tendance historique à les déshumaniser par Il serait pourtant erroné d’opposer systéma-
la domination croissante des rationalités tiquement la dimension émotionnelle du
techniques et économiques. Le récit appa- récit à la pensée rationnelle. En fait, le récit,
raît alors d’abord comme un vecteur de par les émotions qu’il inspire, est souvent le
séduction de nature irrationnelle, faisant point de départ de la pensée, qui ne s’arrête
appel aux ressources du langage poétique et pas à l’écoute de l’histoire. L’histoire peut
Contrôle de gestion et action collective 201
« faire penser » plus qu’elle ne remplace la taine similitude avec la théorisation, par
pensée rationnelle ou l’empêche. L’auditeur Nonaka et Takeuchi (1995), de la méta-
attentif de Ross Perrot ne s’arrête pas phore comme forme d’extériorisation de la
nécessairement à l’émotion première (rire, pensée. Le récit se présente alors comme
ou s’irriter, ou s’étonner), mais il analyse et une extériorisation (une formulation, une
peut, éventuellement, pronostiquer une communication) du sens par des moyens
dérive bureaucratique de GM ou un divorce symboliques. L’accent est ainsi mis sur la
probable entre le milliardaire et le groupe production de sens. Les recherches théo-
automobile. Beaucoup des théories déve- riques relevant de ce courant peuvent
loppées sur le récit, on l’a vu, sous-estiment encore être différenciées selon la manière
vision est donc doublement pragmatique : la En tant que processus narratif, la narration
narration est un processus, le processus nar- ne nous intéresse pas seulement par sa syn-
ratif, qui s’insère dans des processus d’ac- taxe (sa cohérence interne comme construc-
tion organisationnels. Elle n’est une moda- tion narrative), sa sémantique (la manière
lité effective de production de sens que dont les éléments constitutifs du récit peu-
dans le contexte d’une action en cours. Elle vent renvoyer à des significations symbo-
peut alors être mise en parallèle avec l’autre liques plus générales, des valeurs par
grande pratique discursive productrice de exemple), mais aussi par sa pragmatique
sens et située, à savoir la conversation cou- (les circonstances précises de la narration,
rante : « Nussbaum (1982) affirma que la son articulation avec l’expérience de vie
vité narrative est socialisée et socialisante : elle les met en ordre : elle procède à une
elle s’appuie sur l’existence d’un collectif « mise en intrigue » de l’action, en en fai-
doté d’une culture propre, et elle contribue sant un système intelligible. La narration
à construire ce collectif. Elle permet de pro- est donc représentation de l’action (« repré-
duire du sens dans le cours même de l’ac- sentation des faits ») et action elle-même.
tion collective. Cette approche de la narra- En représentant l’action, la narration la
tion (nous tendrons désormais à traiter de (re)construit, car la mise en intrigue invente
narration, comme pratique et processus, le sens des événements par l’ordre qu’elle
plutôt que de récit, désignation statique leur impose.
d’un objet) rejoint la réflexion herméneu- Dans cette imitation créatrice, la narration
chronologie, nous fait renouer avec l’es- elle s’inspire. Elle construit ainsi un genre
sence même de la temporalité, celle qui de signification et confère une dimension
sous-tend la signification de l’action. La symbolique aux personnages et aux événe-
mise en intrigue se saisit d’événements qui ments. La réclamation du client XYZ
s’inscrivent dans le temps de l’action pour devient le signe représentatif d’un certain
produire des événements qui s’inscrivent type de réclamations. Le quasi-accident de
dans le temps du récit. Elle vise ainsi à ce jour-là représente de manière générique
convertir le temps non maîtrisé de la vie, une catégorie de situations dangereuses. La
menace permanente de destruction et narration fait surgir l’intelligible de l’acci-
d’achèvement, dans le temps maîtrisé d’un dentel, le générique du singulier, le vrai-
actions – passées, futures – que je narre ») enchantement. Et l’on s’engage dans l’ac-
insérée dans d’autres activités (ce que nous tion en cours, armé de cet artefact, le récit
sommes en train de faire au moment où je produit de la narration, et des capacités
narre), un « faire » sur un « faire » dans un d’interprétation de l’expérience auxquelles
« faire ». C’est ainsi une activité réflexive il nous donne accès.
par définition : acteur, je narre l’action. La Le fait que le récit fasse appel aux émo-
narration se saisit d’actions uniques, tions, par exemple par l’identification avec
contextualisées, parcourues d’émotions et les personnages ou par l’harmonie esthé-
productrices d’émotions, pour les transfor- tique qui se dégage de l’agencement narra-
mer en un récit « objectivé », un objet nar- tif, est essentiel. En effet, c’est par l’appel
ratif matérialisé sous forme d’écrit, d’enre- aux émotions que la narration peut fonc-
gistrement, de dessin, de film ou, tionner comme « transformateur », en s’an-
simplement, de discours oral, qui sera crant dans l’expérience vécue des acteurs
engagé dans de nouvelles actions. En met- de l’organisation et son contenu émotion-
tant l’action en intrigue, la narration trans- nel. Elle vise à transformer la surprise en
forme une expérience singulière en com- nécessité, la perplexité en compréhension,
préhension générique, précisément parce l’émotion en intelligence, le doute en luci-
qu’elle introduit un ordre, une logique de dité. La question n’est pas de savoir si la
déroulement, et que la structure d’ordre à narration procède de la pensée rationnelle2
laquelle elle recourt (par exemple, les rela- ou de l’émotion : c’est précisément parce
tions de causalité) a un caractère générique qu’elle fait appel aux deux qu’elle se définit
qui dépasse l’expérience singulière dont comme mise en intrigue. Elle se saisit de ce
2. Nous entendons ici par « pensée rationnelle » stricto sensu la pensée qui se construit en faisant appel aux figures
logiques du raisonnement, notamment les divers modes d’inférence (induction, déduction), à l’exclusion des diffé-
rentes figures de l’émotion. C’est le mode de pensée que reconnaisse aussi bien le positivisme que le cognitivisme
(la computation de symboles analysée par Herbert Simon). Il va de soi que la caractérisation du mode de pensée ne
doit pas être confondue avec celle des sujets pensants : un sujet rationnel peut avoir des émotions, et un artiste peut
produire du raisonnement logique. Einstein était violoniste…
Contrôle de gestion et action collective 205
que l’expérience contient de discordant, peut donc s’intéresser aux récits dans les
ambigu, contradictoire, douteux, angois- organisations sans analyser la pragmatique
sant, surprenant, pour produire une compré- de la narration : qui conte, quand, dans
hension qu’on pourra appeler « compréhen- quelles circonstances, où, à qui, pour quelle
sion narrative » et qui est tout simplement finalité, avec quels effets ? Si nous revenons
la mise du matériau de l’expérience dans un à l’exemple de Ross Perrot, son histoire de
ordre intelligible. L’intrigue transforme serpent exige, pour qu’on en saisisse les
l’émouvant en intelligible. Elle lance un significations, une remise en contexte.
pont entre la pensée créatrice et la pensée Quels objectifs poursuivait-il en racontant
rationnelle. cette histoire, dans le cadre de quel proces-
à quoi servons-nous ? quelles sont nos com- en sous-tendait l’usage. Le ratio « coût indi-
pétences-clés ?), un tel outil peut difficile- rect/coût direct » devient alors la chronique
ment apparaître comme un récit. Il a une – non dépourvue d’émotion – d’une voca-
fonction « plate », « lisse » : il décrit par des tion industrielle, dans un monde qui se
mesures chiffrées un état précis dans un détourne de l’industrie. L’emploi du temps
univers balisé, dont le contenu de significa- d’une journée ordinaire devient un récit si
tion est bien structuré, connu de tous et non un événement extraordinaire – crime, acci-
problématique, de même que les coordon- dent – conduit à « la mettre en intrigue ».
nées géographiques positionnent un avion Les coordonnées géographiques de l’avion
ou un navire sur sa trajectoire programmée. deviennent un récit à décrypter si l’avion
Mais si l’on se situe soudain dans un monde est détourné. La méthode comptable ou
en pleine mutation, où les référentiels de l’indicateur financier deviennent un récit si
sens de l’organisation sont mis en question, un événement inattendu ou une transforma-
un tel ratio, dans sa sécheresse, peut véhi- tion profonde de la situation exigent d’en
culer un patrimoine narratif riche, comme exhumer la narrativité implicite.
un objet insignifiant peut soudain se
convertir en narration complète d’un crime 3. Le récit, artefact, signe et instrument
dans les enquêtes de Sherlock Holmes. Les Le récit, produit de la narration, présente
enquêteurs de la police scientifique ont cou- toujours l’apparence d’un artefact objectif :
tume de dire qu’ils vont essayer de « faire c’est un texte écrit, un agencement oral de
parler l’arme du crime ». De la même mots, une bande dessinée, une caricature,
manière, l’enquêteur que devrait toujours un film. Cet artefact a une valeur de repré-
être le contrôleur de gestion, s’il se trouve sentation : le récit est « mis à la place »
en situation d’élucidation (impératifs de d’événements, réels ou imaginaires, qu’il
changement, innovation, crise), peut tenter représente. La « success story » de l’Espace
de « faire parler les ratios »… Pourquoi est un agencement de mots censés représen-
cette transformation ? Parce que tous les ter les événements qui ont conduit au déve-
implicites que véhicule l’objet, en l’occur- loppement, puis à la production et à la vente
Contrôle de gestion et action collective 207
de l’expérience vive, leur mise dans un l’activité mentale des acteurs de l’organisa-
ordre susceptible de produire de l’intelligi- tion et non la réalité matérielle, comme le
bilité. Cette mise en intrigue n’est pas arbi- ferait une machine-outil ou une pelle. C’est
traire. Elle vise à créer des situations géné- aussi un instrument symbolique complexe,
riques relevant de modes d’interprétation car il s’inscrit dans le temps : le traitement
également génériques. Le récit est donc un du temps est au cœur de la pratique narra-
artefact symbolique qui vise à créer des tive, avec la mise en relation de deux tem-
habitudes d’interprétation et des habitudes poralités distinctes : la temporalité des évé-
d’action, pour des situations génériques. nements racontés, la temporalité de la
Mais les effets pratiques induits par la nar- narration, voire une troisième temporalité :
ration ne sont jamais automatiques. Il y a celle des actions dans lesquelles la narra-
toujours interprétation et réinterprétation du tion vient s’inscrire. Le récit a aussi une
récit, aussi bien du côté du narrateur que du double référentialité : il se réfère aux événe-
côté du récepteur : le sens du récit n’est pas ments qu’il rapporte, mais aussi aux événe-
déterminé. Le récit peut ainsi connaître des ments à propos desquels l’histoire est
renversements de sens étonnants. L’histoire racontée. L’histoire des scouts randonneurs
du conducteur qui a réussi à rallier Paris à de Goldratt se réfère à une randonnée de
Lyon à 160 km/h de moyenne pouvait appa- scouts, mais elle nous parle en permanence
raître naguère comme la geste héroïque d’un atelier saturé de stocks et d’en-cours.
d’un virtuose du volant. Elle peut aujour- Toutefois, la vision imagée des jeunes
d’hui inspirer un mélange d’indignation et scouts en forêt n’est pas totalement acces-
de pitié pour un écervelé qui met en danger soire, parce qu’elle a ému notre imagination
la vie d’autrui. et nous a préparés à raisonner sur des gou-
Le récit est donc une forme particulière lots d’étranglement manufacturiers.
d’instrument (Lorino, 2002). Comme tout La narration appauvrit le réel en le simpli-
instrument, il combine un artefact objectif fiant outrageusement. Le récit de Goldratt
(la forme concrète, objective, du récit) et un réduit ainsi la complexité du problème
schéma d’interprétation (Rabardel). Comme logistique d’un atelier manufacturier,
208 Revue française de gestion
signe, le récit est un crible du réel qui Il y a pratiquement identité entre le raison-
contraint la situation vécue à se couler dans nement abductif et la pratique narrative,
un « genre » de situations, celles qui relè- toute abduction pouvant se décrire comme
vent de tel ou tel schéma narratif. Comme « recherche d’un récit plausible » et toute
tout instrument, le récit est contraignant (il activité narrative comme un recours abduc-
impose une certaine vision des événements) tif dans une situation que l’application
et habilitant (il permet de faire sens et d’en- automatique de modes logiques ne suffit
clencher un raisonnement fécond sur un pas à comprendre et maîtriser.
registre symbolique).
5. La narration
4. La narration, mécanisme abductif comme pratique collective
De tout ce qui vient d’être exposé, il La narration ne s’achève pas avec le point
découle que la narration est en fait une final du récit. Elle ne s’achève qu’en pro-
modalité privilégiée de raisonnement duisant des significations, donc des actions,
abductif. Rappelons que, dans la logique de chez l’auditeur. Un récit qui reste incompris
Peirce (2002), l’abduction est la figure de et sans effets pratiques est un non-récit.
raisonnement par laquelle on construit des Mais, de plus, beaucoup de récits dans l’en-
hypothèses nouvelles. Là où la déduction treprise sont en fait contés à plusieurs voix.
déduit le cas particulier de la loi générale et Lorsqu’un groupe de processus, par
l’induction étend des observations particu- exemple un groupe se penchant sur le pro-
lières à une loi générale, l’abduction ne cessus de développement des nouveaux
s’enferme pas dans cette itération du singu- produits, essaie de traduire la stratégie de
lier au général. Elle cherche à produire, face l’entreprise en enjeux et en plans d’action
à un phénomène déconcertant, une « nou- sur le processus analysé, il essaie de
velle histoire du monde », un récit qui rende construire la success story de demain. Mais
intelligible une observation a priori surpre- le processus narratif est dans ce cas tâton-
nante. C’est un « déplacement latéral » du nant et requiert des prises de parole mul-
sens, destiné à créer des rapprochements et tiples, pour tenter de construire un récit
Contrôle de gestion et action collective 209
unique à partir de fragments narratifs par- des modèles sous-jacents n’est pas en
tiels et, au départ, discordants. cause : il n’y a pas lieu de reconstruire les
L’existence même du collectif est en soi un hypothèses fondamentales, donc de recourir
récit, enveloppe d’une multiplicité de à des raisonnements abductifs et à des pra-
récits. L’activité collective (par exemple le tiques narratives. La problématique de la
processus de développement) repose sur la mesure, à structure explicative donnée, est
capacité de chacun à se glisser dans un rôle dominante. Construire des récits apparaît
et à faire évoluer le rôle en fonction des même comme une attitude suspecte :
nécessités pratiques. Les aléas du chantier « raconter des histoires » c’est chercher à
de travaux publics, les difficultés tech- occulter les faits, tenter de troubler l’ordre
analysé des désastres comme l’incendie de mode descriptif : il vise à produire des dis-
Mann Gulch (Weick, 2003-1993), conclut cours qui rendent compte d’une structure
que l’organisation s’effondre lorsque les causale et de relations logiques relative-
récits collectifs se désagrègent. Il n’y a plus ment atemporelles.
d’organisation lorsqu’il n’y a plus capacité Dans une vision narrative du contrôle, la
de construire des récits collectifs. Il y a première tâche est de (re)construire un
organisation lorsqu’il y a récit collectif. « bon » récit, à savoir un récit qui fasse
sens. Cette tâche devient évidemment
CONCLUSION : prioritaire dans les situations de précrise ou
QUELS ENJEUX POUR de crise, et plus généralement de change-
LE CONTRÔLE DE GESTION ? ment, que le changement soit imposé par
l’environnement ou voulu par les dirigeants
Dans la vision « positive » du contrôle de l’entreprise. Le contrôle de gestion est
(Meyssonnier, 1999), le monde est déjà alors confronté aux limites du mode des-
expliqué ; il est déjà raconté. Les conven- criptif dans lequel l’histoire du monde a été
tions fondatrices des outils de gestion, gravée dans le marbre. Les instruments
comme la comptabilité de gestion, le redeviennent alors opaques et visibles ; ils
Return On Investment (ROI), le ratio coût retrouvent une dimension narrative, qui
indirect/coût direct (CICD), sont transpa- peut faire débat. La déconstruction de leur
rentes, elles ne sont qu’une adaptation contenu narratif pour reconstruire de nou-
fidèle aux caractéristiques de l’environne- veaux récits et de nouveaux instruments est
ment et des conditions de l’activité. Il y a une véritable enquête. Mais le contenu nar-
récit, ou plutôt il y a eu récit, mais il est ratif des instruments correspond aussi à une
implicite et non contestable. D’une série habitude mentale des acteurs qui ont cou-
d’expériences on induit des règles et des tume de les utiliser. Déconstruire le contenu
instruments (induction), on applique les narratif des instruments, c’est donc aussi
règles et les instruments à des situations déconstruire les habitudes mentales des
particulières (déduction), mais la pertinence acteurs, notamment des principaux pres-
210 Revue française de gestion
BIBLIOGRAPHIE
Agmon O. et Mc Whinney W., “On myths and the mythic: their use in organizational and
social change”, non publié, 1989.
Berger H. S. et Luckmann T., The Social Construction of Reality, Anchor, New York, 1967.
Ricœur P., Temps et récit, tome I : L’intrigue et le récit philosophique, Le Seuil, Paris, 1984.
Salaman G., Work Organizations, Resistance, and Control, Longman, Londres, 1979.
Sievers B., “Beyond the surrogate of motivation”, Organization Studies, vol. 7 n° 4, 1986,
p. 196-220.
Simon H. A., Sciences des systèmes, sciences de l’artificiel, trad. Le Moigne J. L., Dunod,
Paris, 1991.
Smircich L., “Organizations as shared meanings”, Organizational Symbolism: Monographs
in Organizational and Industrial Relations, Pondy L., Frost P., Morgan G. et Dandridge
T. (eds), vol. 1, JAI Press, Greenwich (CT), 1983, p. 55-66.
Vygotski L., Pensée et langage, La Dispute, Paris, 1997.