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Philippe Lorino
Dans Revue française de gestion 2005/6 (no 159), pages 189 à 211
Éditions Lavoisier
ISSN 0338-4551
DOI 10.3166/rfg.159.189-212
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Contrôle de gestion
et mise en intrigue
de l’action collective
Les récits sont présents
E
n 1988, le géant de l’automobile américain
dans la gestion de
l’entreprise sous des formes
General Motors prend le contrôle du numéro un
mondial des services informatiques, EDS, avec
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d’EDS au sein du nouveau groupe ; se posi- Toutes sortes de récits parcourent l’entre-
tionner dans la lutte pour le pouvoir au sein prise, avec des statuts et des enjeux mul-
de GM… tiples. Souvent, ces récits interfèrent avec
Les intentions de Ross Perrot pouvaient le pilotage de la performance, le style de
être multiples, l’interprétation de cette his- management et les pratiques du contrôle de
toire par ses pairs de GM n’en restait pas gestion. Beaucoup de théories ont été
moins pour partie imprévisible par lui. construites à leur sujet, parfois contradic-
Certes, notamment pour ceux qui avaient toires. C’est ainsi, par exemple, que pour
pris l’initiative de ce rapprochement et les uns, le récit peut être un vecteur de
l’avaient négocié avec Ross Perrot, le récit contrainte ou de conformisme (Weick,
pouvait être accueilli par un sourire com- 2001, p. 20), alors que pour les autres il est
plice – après tout, ils connaissaient leur au contraire un support privilégié de l’in-
Ross Perrot et ses sorties brutales, ils novation (Nonaka et Takeuchi, 1995,
connaissaient aussi GM et ses lourdeurs, et p. 69). Nous évoquerons d’abord quelques
ils ne pouvaient que donner raison sur le exemples de récits traversant l’univers du
fond au milliardaire trublion. Mais combien contrôle de gestion, propres à démontrer
parmi les managers de GM trouvèrent sur- l’extrême diversité des situations et des
tout dans cette fable, plus qu’une caractéri- pratiques. Puis nous examinerons les
sation imagée de leurs deux entreprises, un apports et les limites des théories qui s’in-
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1. BFR = Besoin en fonds de roulement ; il mesure les fonds dont l’entreprise doit disposer pour assurer son exploi-
tation au quotidien, notamment pour financer ses stocks et ses en-cours, les créances des clients et les acomptes sur
commandes aux fournisseurs, déduction faite des acomptes versés par les clients et des dettes envers les fournis-
seurs.
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interprétation plus technique portait sur les apporté au géant Renault le concept du pro-
merveilleuses potentialités que recélaient duit salvateur –, ceux de Renault tendaient
les techniques « kanban » et, de manière à voir les gages de professionnalisme
plus générale, les méthodes « juste à industriel (gestion de la qualité, service
temps » pour faire progresser les perfor- après-vente) que leur groupe avait apportés
mances de l’entreprise, notamment dans le aux pratiques artisanales de Matra. On
domaine administratif. retrouve là une caractéristique bien connue
du récit, surtout lorsqu’il se présente
2. L’Espace comme un témoignage : chacun agence les
Autre « success story », cette fois dans l’in- événements et les circonstances de la
dustrie automobile, l’histoire de la réussite manière qui préserve au mieux son propre
éclatante et assez inespérée de l’Espace rôle – le cinéaste japonais Kurosawa met
Matra-Renault. L’idée originale venait du ainsi en scène dans « Rashomon » plusieurs
numéro 2 de Matra-Automobiles, qui tenta versions successives du même épisode
en vain d’en convaincre PSA. Ce fut un narré par ses différents protagonistes. Les
deuxième choix pour lui de contacter versions diffèrent très significativement et
Renault. Les dirigeants de Renault, quoique chaque version réserve à son narrateur un
légèrement hésitants, finirent par décider de rôle aussi digne que possible et lui permet
tenter l’aventure. Le recours à des techno- de préserver l’estime de soi.
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Henry Ford. Il s’agit parfois, non du fonda- file ne se désagrège plus. Il a alors un
teur, mais d’un grand patron qui a marqué « éclair » : il établit un parallèle entre la
l’entreprise à un moment critique de son situation de la file de scouts et celle de son
histoire, comme Jack Welch chez General usine : les espaces entre les scouts sont
Electric ou Lee Iacocca chez Chrysler. La équivalents aux en-cours de production
pérennité de ces histoires a au moins deux entre postes de fabrication ; certains postes,
raisons : d’une part, par le rappel de la per- plus lents que les autres, deviennent des
sonnalité du fondateur ou du sauveur, elles goulots d’étranglement qui induisent
affirment une identité collective reflet de mécaniquement un alourdissement des en-
cette personnalité et propre à se reproduire cours et l’allongement des délais. En
dans le temps ; d’autre part, elles véhiculent résumé, la randonnée dominicale le met sur
des valeurs jugées importantes pour la réus- la piste du « juste à temps » (réduire les
site de l’organisation, qu’il s’agisse du sens goulots d’étranglement, comme il l’a fait
de l’économie, de l’engagement personnel, en allégeant le sac du retardataire, cadencer
du goût du risque ou de l’orientation vers le l’ensemble du système de production sur
client… les ressources goulots).
Jusque-là, l’ouvrage n’est qu’un artifice
4. L’histoire à contenu pédagogique narratif habile de l’un des auteurs, Goldratt,
L’histoire peut parfois, plutôt qu’un mes- pour expliquer les concepts-clés de la théo-
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5. Qu’y a-t-il de plus beau qu’un client aussi le mien et qui est aussi le vôtre : c’est
content ? le langage du bon professionnel »).
Revenons dans le grand groupe informa-
6. Qu’y a-t-il de plus inquiétant
tique de notre première histoire. L’un de ses
qu’un client mécontent ?
produits phares dans le domaine des sys-
tèmes d’information destinés aux clients Je fus récemment le client mécontent d’une
industriels était en 1988 un logiciel de ges- compagnie aérienne. La lettre que j’adres-
tion de production porté par le mini-ordina- sai à la direction commerciale ressemblait,
teur emblématique du groupe. Une nouvelle non par le style, mais par l’accumulation
version de ce logiciel, caractérisée par l’in- d’événements malheureux, au Candide de
troduction d’un module destiné à la gestion Voltaire. Arrivé bien à l’avance à l’aéroport,
« juste à temps » des ateliers, sort en 1989 j’avais dû faire une très longue queue, du
en vente pilote contrôlée. L’un des premiers fait de l’affluence de passagers et du
clients est un industriel néerlandais, qui nombre insuffisant de comptoirs ouverts.
accepte de réaliser un spot publicitaire dans Mon enregistrement eut donc lieu finale-
lequel il raconte son histoire héroïque de ment en urgence, sur appel séparé de mon
petit industriel en plein développement, les vol. Mes valises ne suivirent pas. Elles
raisons qui l’ont conduit au « juste à devaient être acheminées par un vol le len-
temps », l’aventure de l’implantation du demain matin, mais une erreur de desti-
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rapport d’enquête. Il s’agit d’élucider des déjà cité ci-dessus, à l’occasion d’une
mystères dont la rémanence serait jugée réunion sur les problèmes d’évaluation des
insupportable et menaçante. Les rapports stocks dans les usines, j’échangeais
d’enquêtes motivés par les réclamations des quelques mots avec le directeur industriel
clients, les problèmes de qualité, les sur les indicateurs de reporting des unités
défaillances graves, les accidents, consti- de production. Il m’expliqua alors qu’il
tuent potentiellement un véritable patri- était en train de construire un tableau de
moine narratif de l’entreprise. bord industriel « corporate » pour pouvoir
piloter de manière plus efficace l’activité de
7. Des récits pour apprendre ensemble, production. Il me demanda d’en examiner
en permanence la maquette pour lui donner un avis. Lors-
Dans les secteurs d’activité où le travail est qu’il me transmit la maquette, je découvris
particulièrement exposé à des dangers phy- avec surprise qu’il avait placé en tête du
siques, comme le bâtiment, la mine ou l’in- tableau de bord industriel le ratio coût indi-
dustrie chimique, les salariés se racontent rect/coût direct. Dans un groupe où la maî-
les uns aux autres des « histoires à se faire trise des flux, la nécessité de réactivité et
peur », avec des grues oscillant dans le l’impératif de qualité totale dominaient le
vent, des chutes de poutrelles, des effondre- discours managérial, ce ratio semblait faire
ments de soutènements marchants, des tache. En effet, les coûts directs sont les
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Après mon explication sur les inconvé- échappé. Tout d’abord, mon interlocuteur
nients du ratio, mon interlocuteur me était attaché à ce ratio, non de manière
confirma que la stratégie industrielle réser- rationnelle, mais par des liens affectifs
vait une place importante à la tension des puissants, parce que ce ratio, au-delà de
flux et à la qualité. Au terme de notre l’algorithme desséché qui le résume, était
réunion, il me proposa de me transmettre pour lui un signe renvoyant à un système
une nouvelle version pour recueillir de nou- complexe de valeurs professionnelles et de
veau mes commentaires. Ce qui eut lieu convictions, un peu comme le drapeau ou
quelques jours plus tard. Cette fois, ce fut l’hymne d’un pays. Cet attachement était
avec stupéfaction que je découvris en tête exacerbé par la situation de l’industrie
du tableau de bord… le ratio coût informatique qui basculait du modèle
direct/coût indirect. Nous nous rencon- manufacturier vers un modèle de services
trâmes à nouveau. Je repris laborieusement où l’usine cessait d’occuper une place cen-
mes explications. Il m’écouta avec attention trale, voire cessait d’occuper la moindre
et courtoisie. Puis il me répondit : « Je com- place. Le second élément, lié au premier,
prends très bien tout cela. Il se peut que c’est qu’avec ce ratio, mon interlocuteur me
vous ayez en partie raison. Mais vous com- racontait une histoire longue et riche, l’his-
prenez, je suis un industriel, et j’ai autorité toire de l’industrie informatique, avec des
sur des industriels. Leur métier, le mien, inventeurs qui avaient développé des
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que les salariés ne pourront pas investir symbolique et visant à produire des émo-
directement leur émotivité et leur désir dans tions plus que des compréhensions
leur travail. Le récit est censé se développer logiques. Le récit serait une technologie de
dans les brèches ouvertes par un travail l’émotion, qui ne préjuge en rien de l’usage
déshumanisé. qui sera fait de cette émotion : « réenchan-
En fait, les dirigeants « californiens » sont ter l’organisation » n’implique pas qu’on
plus subtils que cette vision ne le laisserait manipule nécessairement les acteurs. Le
croire. Leur discours réserve souvent une récit sert à « re-mythologiser » l’organisa-
place essentielle à l’affirmation selon tion, pour reprendre la terminologie de
laquelle le travail est une aventure exci- Mc Whinney (Agmon et Mc Whinney,
tante, dont l’intérêt est rehaussé par le 1989 ; Mc Whinney et Battista, 1988). Dans
recours aux nouvelles technologies de l’in- cet esprit, l’interaction symbolique et com-
formation et par la mondialisation des mar- municationnelle est, là encore, souvent
chés. Or de telles proclamations ne sont opposée à l’efficience technico-écono-
durablement tenables que si, d’une manière mique, comme deux univers de significa-
ou d’une autre, le travail est effectivement tions séparés, voire opposés.
intéressant. Le développeur passionné de On touche là, de toute évidence, à une
jeux informatiques ne marchandera pas ses caractéristique fondamentale de la pratique
horaires de travail, si son activité l’inté- narrative dans les organisations. Sous des
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« faire penser » plus qu’elle ne remplace la taine similitude avec la théorisation, par
pensée rationnelle ou l’empêche. L’auditeur Nonaka et Takeuchi (1995), de la méta-
attentif de Ross Perrot ne s’arrête pas phore comme forme d’extériorisation de la
nécessairement à l’émotion première (rire, pensée. Le récit se présente alors comme
ou s’irriter, ou s’étonner), mais il analyse et une extériorisation (une formulation, une
peut, éventuellement, pronostiquer une communication) du sens par des moyens
dérive bureaucratique de GM ou un divorce symboliques. L’accent est ainsi mis sur la
probable entre le milliardaire et le groupe production de sens. Les recherches théo-
automobile. Beaucoup des théories déve- riques relevant de ce courant peuvent
loppées sur le récit, on l’a vu, sous-estiment encore être différenciées selon la manière
la capacité d’interprétation autonome des dont elles positionnent le récit par rapport à
acteurs, ici, leur aptitude à dépasser la réac- l’action – tant l’action en cours que l’expé-
tion émotionnelle immédiate pour faire du rience.
récit un objet de réflexion. De la même Pour certains auteurs, le récit reste extérieur
manière, beaucoup de théories s’inscrivent à l’action, dans la mesure où il apparaît
de fait dans une vision dualiste de la pen- comme une ressource passablement réifiée.
sée, qui distingue et sépare en deux catégo- C’est ainsi que Fisher (1987, p. 65, cité par
ries disjointes la pensée rationnelle, d’une Boyce, 1996, p. 14) explique que « le
part, et la pensée créative, d’autre part. monde tel que nous le connaissons est un
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vision est donc doublement pragmatique : la En tant que processus narratif, la narration
narration est un processus, le processus nar- ne nous intéresse pas seulement par sa syn-
ratif, qui s’insère dans des processus d’ac- taxe (sa cohérence interne comme construc-
tion organisationnels. Elle n’est une moda- tion narrative), sa sémantique (la manière
lité effective de production de sens que dont les éléments constitutifs du récit peu-
dans le contexte d’une action en cours. Elle vent renvoyer à des significations symbo-
peut alors être mise en parallèle avec l’autre liques plus générales, des valeurs par
grande pratique discursive productrice de exemple), mais aussi par sa pragmatique
sens et située, à savoir la conversation cou- (les circonstances précises de la narration,
rante : « Nussbaum (1982) affirma que la son articulation avec l’expérience de vie
production de sens implique tout à la fois la des acteurs impliqués dans le processus
narration et la conversation ordinaire » narratif, les effets pratiques produits par
(Boyce, 1996, p. 13). l’expérience narrative en situation).
Dans une telle approche dynamique, le récit Le récit a alors pour fonction principale de
est un processus toujours situé : on ne rendre l’expérience – passée, actuelle, anti-
raconte jamais deux fois la même histoire, cipée – intelligible à des sujets engagés
parce que la narration se produit toujours en dans une action organisée. La reprise de
situation, et les mêmes mots ne produisent récits anciens permet de capitaliser l’expé-
pas les mêmes effets dans deux situations rience collective, en la faisant vivre et en la
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vité narrative est socialisée et socialisante : elle les met en ordre : elle procède à une
elle s’appuie sur l’existence d’un collectif « mise en intrigue » de l’action, en en fai-
doté d’une culture propre, et elle contribue sant un système intelligible. La narration
à construire ce collectif. Elle permet de pro- est donc représentation de l’action (« repré-
duire du sens dans le cours même de l’ac- sentation des faits ») et action elle-même.
tion collective. Cette approche de la narra- En représentant l’action, la narration la
tion (nous tendrons désormais à traiter de (re)construit, car la mise en intrigue invente
narration, comme pratique et processus, le sens des événements par l’ordre qu’elle
plutôt que de récit, désignation statique leur impose.
d’un objet) rejoint la réflexion herméneu- Dans cette imitation créatrice, la narration
tique de Paul Ricœur (1984) et la théorie de « se moque » du temps : « le client nous a
l’activité (Vygotski, 1997). adressé une réclamation de dix pages ; on a
fait une enquête rapide : cinq jours après
1. La narration avoir reçu sa lettre, on allait le voir pour lui
comme activité mimétique expliquer ce qui s’était passé, nous excuser
Qu’est-ce qui est narration dans l’organisa- et lui proposer une solution ». Voilà, en
tion ? Comme on l’a vu précédemment, quelques mots, comme l’on saute à pieds
définir le récit pour délimiter précisément joints par-dessus cinq jours, dont on ignore
ce qui répond à cette dénomination et ce qui à peu près totalement de quoi ils ont été
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chronologie, nous fait renouer avec l’es- elle s’inspire. Elle construit ainsi un genre
sence même de la temporalité, celle qui de signification et confère une dimension
sous-tend la signification de l’action. La symbolique aux personnages et aux événe-
mise en intrigue se saisit d’événements qui ments. La réclamation du client XYZ
s’inscrivent dans le temps de l’action pour devient le signe représentatif d’un certain
produire des événements qui s’inscrivent type de réclamations. Le quasi-accident de
dans le temps du récit. Elle vise ainsi à ce jour-là représente de manière générique
convertir le temps non maîtrisé de la vie, une catégorie de situations dangereuses. La
menace permanente de destruction et narration fait surgir l’intelligible de l’acci-
d’achèvement, dans le temps maîtrisé d’un dentel, le générique du singulier, le vrai-
ordre symbolique, celui où l’organisation semblable du chaotique. En écoutant un
pourra développer ses significations à loisir. bon récit, « on s’y retrouve » : on éprouve le
La narration est donc une activité plaisir de sentir le foisonnement de l’expé-
(« narrer ») à propos d’une activité (« les rience brute se mettre en ordre, comme par
actions – passées, futures – que je narre ») enchantement. Et l’on s’engage dans l’ac-
insérée dans d’autres activités (ce que nous tion en cours, armé de cet artefact, le récit
sommes en train de faire au moment où je produit de la narration, et des capacités
narre), un « faire » sur un « faire » dans un d’interprétation de l’expérience auxquelles
« faire ». C’est ainsi une activité réflexive il nous donne accès.
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2. Nous entendons ici par « pensée rationnelle » stricto sensu la pensée qui se construit en faisant appel aux figures
logiques du raisonnement, notamment les divers modes d’inférence (induction, déduction), à l’exclusion des diffé-
rentes figures de l’émotion. C’est le mode de pensée que reconnaisse aussi bien le positivisme que le cognitivisme
(la computation de symboles analysée par Herbert Simon). Il va de soi que la caractérisation du mode de pensée ne
doit pas être confondue avec celle des sujets pensants : un sujet rationnel peut avoir des émotions, et un artiste peut
produire du raisonnement logique. Einstein était violoniste…
Contrôle de gestion et action collective 205
que l’expérience contient de discordant, peut donc s’intéresser aux récits dans les
ambigu, contradictoire, douteux, angois- organisations sans analyser la pragmatique
sant, surprenant, pour produire une compré- de la narration : qui conte, quand, dans
hension qu’on pourra appeler « compréhen- quelles circonstances, où, à qui, pour quelle
sion narrative » et qui est tout simplement finalité, avec quels effets ? Si nous revenons
la mise du matériau de l’expérience dans un à l’exemple de Ross Perrot, son histoire de
ordre intelligible. L’intrigue transforme serpent exige, pour qu’on en saisisse les
l’émouvant en intelligible. Elle lance un significations, une remise en contexte.
pont entre la pensée créatrice et la pensée Quels objectifs poursuivait-il en racontant
rationnelle. cette histoire, dans le cadre de quel proces-
Elle peut aussi parcourir le cheminement sus d’action se saisit-il de ce récit pour faire
inverse, en se saisissant d’évidences sens ? Qui est Ross Perrott, quelle est son
logiques pour semer le trouble, rendre l’ap- histoire personnelle ? Notre propre position
paremment (trop) intelligible douteux, par rapport au récit importe. Pour le
énigmatique, inquiétant peut-être. Par là, la membre du conseil d’administration de GM
narration peut constituer un instrument soucieux de comprendre l’évolution des
puissant de vigilance, un antidote à l’excès rapports de force au sein du conseil, un
d’assurance et à la torpeur des routines. Des souci majeur sera d’analyser le récit au
récits catastrophiques rappellent au conduc- regard des relations de Ross Perrot avec les
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unique à partir de fragments narratifs par- des modèles sous-jacents n’est pas en
tiels et, au départ, discordants. cause : il n’y a pas lieu de reconstruire les
L’existence même du collectif est en soi un hypothèses fondamentales, donc de recourir
récit, enveloppe d’une multiplicité de à des raisonnements abductifs et à des pra-
récits. L’activité collective (par exemple le tiques narratives. La problématique de la
processus de développement) repose sur la mesure, à structure explicative donnée, est
capacité de chacun à se glisser dans un rôle dominante. Construire des récits apparaît
et à faire évoluer le rôle en fonction des même comme une attitude suspecte :
nécessités pratiques. Les aléas du chantier « raconter des histoires » c’est chercher à
de travaux publics, les difficultés tech- occulter les faits, tenter de troubler l’ordre
niques du développement, les exigences et la visibilité des phénomènes. Les instru-
imprévues des clients obligent à réinventer ments n’ont plus de contenu narratif expli-
l’histoire au fur et à mesure qu’on avance cite : ils sont raison, ils sont invisibles. Le
dans son déroulement. Weick, après avoir contrôle de gestion fonctionne dans le
analysé des désastres comme l’incendie de mode descriptif : il vise à produire des dis-
Mann Gulch (Weick, 2003-1993), conclut cours qui rendent compte d’une structure
que l’organisation s’effondre lorsque les causale et de relations logiques relative-
récits collectifs se désagrègent. Il n’y a plus ment atemporelles.
d’organisation lorsqu’il n’y a plus capacité Dans une vision narrative du contrôle, la
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