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L
e champ de la recherche en entrepreneuriat a connu un
essor considérable ces deux dernières décennies. Ce
développement considérable s’est traduit, entre autres, par
la prise en compte de l’individu entrepreneur, en tant qu’acteur
essentiel au déroulement du processus entrepreneurial et par
l’identification des déterminants du succès entrepreneurial.
Jusqu’à la fin des années 1980, les recherches ont mis en avant
que les facteurs psychologiques et les traits de personnalité
Olfa ZERIBI-BENSLIMANE de l’entrepreneur étaient les seuls facteurs déterminants de la
Professeur à IHEC Carthage réussite ou de l’échec d’une entreprise nouvellement créée, et ce
Tunisie dans le cadre d’une approche purement descriptive (D. McClelland,
1961 ; R. Brockhaus et P. Horwitz, 1986 ; W. Gartner, 1988 ;
K. Shaver et L. Scott, 1991).
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Selon les tenants de cette approche par les traits, il s’est avéré 1. E ntrepreneuriat et processus
qu’il semble impossible de trouver chez un seul individu toutes
les qualités que l’on exige de lui pour réussir (C. Fonrouge,
entrepreneurial
2002 ; M. Bayad, Y. Boughattas et C. Schmitt, 2006, 2007). Malgré une certaine reconnaissance de la légitimité de l’entre-
D. Sexton et N. Bowman (1985), R. Brockhaus et P. Horwitz preneuriat en tant que science à part entière (B. Saporta, 2003),
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(1986), H. Stevenson et C. Jarillo (1990), R. Baron (1998) ainsi la recherche dans ce domaine reste encore fragmentée, voire
que J. Lorrain, A. Belley et L. Dussault (1998) affirment d’ailleurs éclatée. Il demeure encore pratiquement impossible d’obtenir
que les traits de personnalité et les motivations ne discriminent une définition consensuelle et de construire une théorie générale
pas les entrepreneurs qui réussissent de ceux qui échouent. (I. Danjou, 2000 ; E.-M. Hernandez, 2001 ; A. Fayolle, 2007).
Dans les années 1990, les recherches se sont orientées vers Plusieurs disciplines ont tenté depuis des années de proposer
la définition des entrepreneurs par ce qu’ils font, c’est-à-dire par des définitions ou des conceptualisations de l’entrepreneuriat
leurs actions et leurs comportements plutôt que par leurs traits et différentes orientations sont privilégiées par les chercheurs
personnels. L’approche comportementaliste a ainsi vu le jour pour l’étude de cet objet.
(Th. Verstraete, 1999, C. Schmitt, 2003). Elle suggère que ce De nombreuses approches (mentionnées dans le tableau
sont les compétences qui constituent les meilleurs prédicteurs ci-dessous) ont ainsi émergé au fil du temps. Elles marquent, d’une
de la performance des entrepreneurs (G. Chandler et E. Jansen, part, l’évolution des conceptions et, d’autre part, la mouvance
1992 ; L. Herron et R. Robinson, 1993). des préoccupations dans le champ de l’entrepreneuriat, inscrivant
les chercheurs dans des courants de pensée ou des paradigmes
La perspective de recherche engagée ces dernières années a distincts.
consolidé la posture des tenants de l’école béhavioriste, mais Tableau n° 1 : Les approches qui sous- tendent l’évolution du concept1.
en prônant une approche cognitive à visée processuelle. Le
phénomène entrepreneurial représente désormais un processus 1. Durant les deux derniers siècles, l’entrepreneuriat renvoie à une
d’apprentissage dynamique et évolutif dans le temps, cumulateur approche fonctionnelle utilisée surtout dans le domaine écono-
mique (what).
et générateur de compétences individuelles et collectives. Cette
J.A. Schumpeter «L’essence de l’entrepreneuriat se situe dans la
posture mobilisée permet d’appréhender le comportement de (1928)a perception et l’exploitation de nouvelles opportu-
l’entrepreneur en tant que processus qui se construit graduel- nités dans le domaine de l’entreprise […]. Cela a
lement au fil du temps, au fur et à mesure de son évolution. toujours à faire avec l’apport d’un usage différent
En nous inscrivant dans cette voie comportementaliste, nous de ressources nationales qui sont soustraites
de leur utilisation naturelle et sujettes à de
nous focalisons sur la question du développement des compé- nouvelles combinaisons ».
tences entrepreneuriales requises tout au long du processus E.T. Penrose L’entrepreneuriat appréhende l’identification
entrepreneurial. (1963) d’opportunités dans le système économique.
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J.-M. Toulouse « L’Entrepreneurship est une réponse créatrice, c. Cité par T. Verstraete (2003) « proposition d’un cadre théorique pour
(1988, pp.21, une habileté à percevoir de nouvelles perspec- la recherche en entrepreneuriat », Editions de l’ADREG, http://asso.
22) tives, à faire des choses nouvelles, à faire diffé- nordnet.fr/adreg.
remment les choses existantes ». d. Cité par A. Fayolle (2002, p. 10) « du champ de l’entrepreneuriat à
l’étude du processus entrepreneurial : quelques idées et pistes de
H. Stevenson et «Le cœur de l’entrepreneuriat corporatif est que recherche », CERAG n° 2002-32, www.cerag.org.
C. Jarillo (1990)b l’opportunité qui se présente à la firme doit être
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passant en revue les contributions antérieures qui ont tenté de et de connaissances influencées par l’expérience, la formation,
répondre à la même question. le statut social et d’autres variables d’ordre démographique.
L’approche par les traits a prévalu jusqu’au milieu des années J. Lampel (2001), quant à lui, stipule que les compétences
1980. Elle s’est basée sur une présomption selon laquelle les entrepreneuriales représentent une combinaison d’expérience
caractéristiques psychologiques et les attributs personnels de et de compréhension intuitive des besoins des clients afin de
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l’entrepreneur sont les seuls facteurs qui le prédisposent à une tester et de développer des opportunités, évaluer des situations
activité entrepreneuriale (D. Greenberger et D. Sexton, 1988 ; fluides et complexes et vendre des solutions orientées aux clients.
W. Gartner, 1988 ; K. Shaver et L. Scott, 1991). Ces différentes définitions appellent à l’identification des connais-
Cependant, à la fin des années 1980, I. Bull et G. Williard (1987, sances, savoir-faire et habiletés nécessaires au bon déroulement
p. 187) affirment que « there is non « typical » entrepreneur »2. du processus entrepreneurial, dans le cadre d’une perspective
B. Low et L. Mc Millan (1988, p. 148) vont dans le même sens : de recherche cognitive axée sur l’analyse de la façon dont pense
« It seems that any attempt to profile the typical entrepreneur is et agit l’entrepreneur au niveau de chaque phase du phénomène
inherently futile »3. entrepreneurial6.
Compte tenu, à l’époque, des limites de cette approche indivi-
dualiste de l’entrepreneur, un deuxième courant de recherche
a été conçu, dans les années 1990, donnant lieu à une repré- 3. V
ers une conceptualisation des
sentation de l’entrepreneur par ce qu’il fait, c’est-à-dire par les compétences entrepreneuriales
actions et comportements qu’il engage tout au long du processus
entrepreneurial. Dans cette catégorie, W. Gartner (1988, p. 21) requises dans les différentes
suggère que « Research on the entrepreneur should focus on phases du processus
what the entrepreneur does and not who the entrepreneur is ».
Les avancées apportées par cette approche fonctionnaliste ou
entrepreneurial
béhavioriste soulignent le fait que ce sont les compétences Dans une optique de compréhension et de modélisation du
entrepreneuriales, notamment à connotation praxéologique, qui phénomène entrepreneurial, nous allons fonder notre réflexion
génèrent la réussite au cours du processus entrepreneurial (G. sur les travaux de C. Bruyat (1993), notamment la perspective
Chandler et E. Jansen, 1992 ; L. Herron et R. Robinson, 1993 ; diachronique du processus entrepreneurial.
G. Chandler et S. Hanks, 1994 ; N. Carter et al, 1996 ; G.-A. Alsos Cette perspective suppose de prime abord que le processus de
et L. Kolvereid, 1998 ; Th. Verstraete, 1999 ; C. Schmitt, 2003). création d’une entreprise ne se déclenche que si, et seulement
Partant d’une conception très générale qui stipule que la compé- si, l’entrepreneur se situe au niveau de la zone de cohérence
tence est une combinaison singulière de connaissances, de de sa Configuration Stratégique Instantanée Perçue -CSIP- pour
savoir-faire, d’expériences et de comportements s’exerçant dans que son projet puisse apparaître et se développer (C. Bruyat,
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de l’environnement (rencontre avec un client potentiel, licencie- À cet effet, pour pouvoir entrer dans le processus entrepreneu-
ment), se traduisant par des tensions au niveau de la CSIP de rial et identifier ou évaluer une opportunité entrepreneuriale7,
l’entrepreneur. Ces tensions doivent être suffisamment fortes et l’individu devrait être doté d’une vigilance entrepreneuriale
menaçantes pour que l’action de créer soit perçue positivement précoce, lui permettant de percevoir positivement les opportu-
par l’entrepreneur. nités qui s’offrent à lui dans son environnement (A. Shapero et
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prend la décision effective de monter son projet et un processus et des installations et matériaux nécessaires à son activité,
« d’engagement progressif » se met en place. embauche du personnel, développement et vente des premiers
La première concrétisation de l’engagement entrepreneurial produits/services de l’entreprise (J.-L. Filion et C. Youaleu Kadji,
réside dans l’étude de faisabilité du projet via un plan d’affaires 1996 ; J.-L. Filion, C. Borges et G. Simard, 2006).
détaillé. En effet, une fois que l’idée d’affaires est explorée Ainsi, force est de mentionner que, durant cette période transitoire
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et affinée, l’entrepreneur généralement entame une étude de d’engagement entrepreneurial, les activités entrepreneuriales se
faisabilité et une analyse détaillée de son projet à travers la multiplient et se diversifient, requérant une forte implication de
rédaction de son plan d’affaires. Un plan d’affaires est « l’outil l’entrepreneur et la mobilisation de compétences entrepreneuriales
par excellence de l’entrepreneur ». Il contient la présentation du de création. En effet, au fur et à mesure de la progression dans
projet, du marché-cible, des moyens (humains, de production, le temps et dans le processus d’engagement entrepreneurial,
de commercialisation, de communication), ainsi que le montage le degré d’implication de l’entrepreneur s’élève donnant lieu
juridique et financier de l’entreprise. Par ailleurs, ce plan d’affaires à « une escalade positive dans l’engagement », aboutissant à
est adaptable aux attentes des partenaires, notamment des une irréversibilité de plus en plus forte (C. Bruyat, 1993). Cette
partenaires financiers, afin de les intéresser au projet et d’obtenir irréversibilité s’explique, en fait, par l’impossibilité de retour en
leur accord de financement nécessaire au démarrage réussi de arrière ou de renonciation à l’acte entrepreneurial, suite aux
l’entreprise nouvelle. Pour ce faire, l’entrepreneur doit disposer coûts de désengagement (dépenses engagées, temps consacré
de compétences en méthode et conduite de projet, notamment et efforts déployés, coûts psychologiques et sociaux, coûts de
en ce qui concerne la planification du projet, le découpage et la carrière…) qui s’élèvent, au rythme d’évolution dans le processus
décomposition formalisés des éléments du projet, la répartition entrepreneurial.
et la division des tâches dans le temps, etc. T. El Mili (2006, C. Bruyat (1993, p.312) rajoute que, pendant cette phase
p. 98) stipule qu’à ce stade « ce sont plutôt des éléments de d’engagement, « l’ambiguïté, les paradoxes, les tensions sont
démarche et de comportement qui sont privilégiés ». les plus marqués ». À cet effet, l’entrepreneur doit disposer
Néanmoins, pour consolider et développer de telles compé- d’une énergie suffisante pour occulter les difficultés et résoudre
tences, l’entrepreneur ne peut pas agir seul et s’auto-évaluer en les problèmes qui peuvent perturber la création effective de
permanence. Mieux vaut s’appuyer sur l’expérience des autres son entreprise. Il devrait également être apte à faire face aux
et suivre les principes d’action résultant de parcours réussis contraintes financières, temporelles et sociales de la nouveauté,
des entrepreneurs accompagnés. et ce en disposant de certaines compétences en gestion de la
À ce stade, force est de constater que les structures d’appui nouveauté, de l’ambiguïté et des paradoxes.
et d’accompagnement (incubateurs, pépinières d’entreprises,
partenaires financiers, organismes de soutien, collectivités
locales…) jouent un rôle crucial dès lors que leurs interven- 3.3. Compétences et survie -
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marché, celle de rayonner et de s’allier la confiance des autres sont exploitées dans des actions intentionnelles et finalisées où
(clients, salariés, partenaires…), celle de gérer et de fructifier elles se construisent par apprentissage. T. El Mili (2006, p. 94)
efficacement ses ressources et enfin celle d’ambitionner une rajoute que l’entrepreneur « se nourrit d´interactions continues
évolution sur le long terme ». avec lui-même, avec le groupe et aussi avec la société qui vont
Quand le projet évolue et plus il se développe, plus l’entrepreneur lui façonner son rapport au monde, à son métier et aussi à sa
Tableau n° 2 : Les compétences entrepreneuriales requises et acquises durant chaque étape du processus entrepreneurial.
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– des variables individuelles rattachées à la motivation, à Le processus entrepreneurial est ici celui de création d’entre-
l’expérience, aux traits psychologiques et caractéristiques prise qui peut être scindé en trois phases : le déclenchement,
personnelles de l’entrepreneur, l’engagement total de l’entrepreneur et la survie - développement
– des variables interpersonnelles comprenant les relations du projet « nouvelle entreprise ». Par ailleurs, nous avons postulé
directes ou indirectes entretenues par l’entrepreneur avec que ces phases, étudiées dans ce travail dans une succession
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Gailly B. (2005). La pertinence des plans d’affaires en phase de p. 55-77.
pré-démarrage : étude quantitative et implication pour les structures Nkakleu R. (2007). Capital social et exploitation d’opportunités entre-
d’appui. 4e Congrès International de l’Académie de l’Entrepreneuriat, preneuriales en contexte camerounais : une étude pilote. 5e congrès
Paris, www.entrepreneuriat.com. international de l’Académie de l’Entrepreneuriat, Sherbrooke, www.
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