EXPERTISE COMPTABLE EN TUNISIE :

compétences multiples et frontières instables d’une jeune profession

Wafa Khlif, Sami El Omari

Direction et Gestion | « La Revue des Sciences de Gestion »

2015/3 N° 273 - 274 | pages 47 à 55

ISSN 1160-7742
ISBN 9782916490465
DOI 10.3917/rsg.273.0047
Article disponible en ligne à l'adresse :
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 La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° 273-274 – organisation-comptabilité 47

Normes et mesures
Expertise comptable en Tunisie :
compétences multiples et frontières instables d’une
jeune profession1
par Wafa Khlif et Sami El Omari

L
a question de la professionnalisation implique un double
débat : social et théorique. Le premier relève de pratiques
sociales devant être questionnées au plan de leurs enjeux.
Le second met en relief la diversité des statuts des travaux de
recherche disponibles, « oscillant ainsi entre modèles d’action
et modèles de compréhension » (R. Bourdoncle, 1993).
La littérature comptable a montré que plusieurs conditions
précèdent l’organisation d’une profession. Les trois principales
sont : l’existence d’un marché, la présence d’une communauté de
professionnels comptables et la disposition de l’État à déléguer
Wafa KHLIF un pouvoir ou à assigner un rôle à la profession comptable (H.
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Professeur des universités Willmott, 1986 ; M. Dyball et al. 2007). En Tunisie, les trois
éléments se sont croisés afin de donner corps à la profession
Université de Toulouse, d’expertise comptable mais leur poids respectif, visiblement,
Toulouse Business School, Campus Barcelone n’a pas été le même. Ces conditions préalables se basent
Espagne sur l’approche néo-Weberienne de la professionnalisation qui
la conçoit comme le processus de recherche par un groupe
professionnel à éliminer la concurrence des autres groupes d’un
champ de pratiques et d’en monopoliser les avantages sociaux
et économiques. Mais afin de comprendre pleinement les straté-
gies de professionnalisation de ce groupe, il est intéressant
de compléter l’approche néo-Wébérienne par celle d’A. Abbott
(1988). Cette dernière se concentre aussi sur les caractéristiques
individuelles des professionnels : la nature du travail, le service
fourni, le métier, etc. Ainsi, le processus de professionnalisation
peut être considéré comme celui de définition et de détermina-
tion des frontières professionnelles où les batailles territoriales
se mènent à la fois sur des aspects politiques (où l’État joue
Sami EL OMARI
Professeur associé
Université de Toulouse,
1. Cet article est issu d’une enquête menée dans le cadre du programme
Toulouse Business School « Mondialisation et Recomposition de la catégorie professionnelle des cadres
France au Maghreb », financé sur le Fonds de solidarité prioritaire (FSP) du ministère
français des Affaires étrangères d’« Appui à la coopération pour la recherche en
sciences humaines et sociales entre le Maghreb et la France ».

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Normes et mesures
un rôle important parmi d’autres parties prenantes) et sur les
profils des professionnels eux-mêmes. Pour A. Abbott (1988)
les professionnels utilisent leur savoir pour offrir aux clients une
réponse à un problème. Ainsi, le groupe qui propose la meilleure
réponse occupe le terrain professionnel, qu’il soit libre ou déjà
revendiqué par un autre groupe. A. Abbott distingue aussi trois
arènes où la concurrence professionnelle se joue, à savoir l’arène
du lieu de travail, l’arène de l’opinion publique (clients, médias)
et enfin, l’arène de la législation et des pouvoirs publics (l’État)1.
L’objectif de cet article est d’analyser la profession d’expertise
comptable en Tunisie depuis sa création ainsi que de comprendre
les limites de ses frontières. Pour cela, nous avons combiné
une approche macro et micro de la profession en trois points :
1. comprendre les conditions de la création de la profession ; 2.
étudier le profil professionnel des experts comptables (nature
sociodémographique et compétence) et 3. saisir les jeux et enjeux
du périmétrage professionnel (champ de pratique professionnelle)
relativement aux professions dites concurrentes.
Cet objectif est pertinent à plusieurs égards. Premièrement, il
répond à un appel de la littérature comptable pour étudier de
nouveaux processus de professionnalisation, dans des contextes
originaux, afin de permettre une accumulation de la connaissance
nécessaire à la comparaison des expériences (E. Freidson, 1994).
Deuxièmement, il permet de mettre en relief des aspects spéci-
fiques de la construction de la profession tunisienne, comme la
centralité de l’État, ainsi que l’importance de l’influence coloniale
française. Cette dernière est clairement différente de l’influence
britannique sur ces anciennes colonies, où l’indépendance a
constitué une rupture dans la vie de la profession comptable
(M. Annisette, 2000 ; S. Sian, 2006).
En Tunisie, le champ de la comptabilité existe certes depuis la
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structuration de l’administration sous les beys de Tunis (1860-
1890). Mais l’influence française est bien visible dans la mise
en place d’une comptabilité dite moderne. En effet, bien après
l’indépendance du pays, les entreprises en Tunisie ont continué
à utiliser le plan comptable français de 1947. La Tunisie n’a mis
en application son premier plan général comptable qu’à partir
de 1968, d’ailleurs très inspiré du plan français. 15 ans après,
l’État décide de posséder un corps de professionnels compétents,
dédié au contrôle de ses entreprises et ainsi de créer, en 1982,
l’Ordre des Experts Comptables Tunisiens (OECT). De ce fait,
l’État a influencé de façon directe l’organisation et l’évolution
de la profession. Par ailleurs, cette dernière tire une légitimité
de l’alliance affichée avec le pouvoir public.
La profession comptable en Tunisie doit également beaucoup
aux Programmes d’Ajustement Structurel (PAS). Ces plans de
réforme des structures économiques sont le fruit d’un change-
ment dans l’approche des institutions financières internationales
dans leur soutien aux pays dits en voie de développement.
Dépassant la préoccupation de stabilité macro-économique, la
logique PAS recommande une série de transformations touchant
plusieurs aspects structurels de l’économie. La philosophie du
1. https ://www.um.es/ESA/papers/Rn15_28.pdf (T. Le Bianic, 2003).
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Dossier I
PAS est avant tout de pousser ces pays vers une économie de
marché et ainsi de favoriser l’avènement d’un marché mondial
unique. Privatisation des entreprises publiques, réforme du
système bancaire et fiscal et réforme du droit des sociétés et
de l’investissement sont les principales mesures du PAS qui
ont un impact direct sur l’évolution de la profession comptable
car elles élargissent, entre autres, le marché des services
comptables. Elles impliquent aussi la préparation, la mise en
place et le suivi de ces grands bouleversements économiques.
Le besoin d’experts est ainsi à son paroxysme. Comme partout
dans le monde, l’instauration d’une économie libéralisée et
d’une fiscalité directe a considérablement élargi le marché des
services que peuvent occuper les professionnels comptables
(C. Ramirez, 2001 ; L. Rodrigues et al. 2003 ; P. Sucher et K.
Kosmala-MacLullich, 2004).
Au fil des années, la profession des experts comptables est
passée, d’un savoir centré sur le commissariat aux comptes (la
certification des comptes) ainsi que sur la tenue de la comptabilité,
à une profession « hégémonique » aux savoirs divers et étendus.
L’environnement socio-économique incertain participe ainsi
fortement à la transformation de la profession. À la recherche
de marché(s), elle a ouvert son spectre d’expertise pour englober
la constitution juridique de l’entreprise ainsi que son sauvetage
éventuel, en passant par les passerelles de son accompagne-
ment dans tous les domaines de sa gestion (finance, stratégie,
organisation, formation, etc.) et de ses systèmes. En multipliant
ses marchés, la profession a augmenté ses territoires et donc
ses batailles territoriales avec d’autres professions connexes
comme les avocats, les comptables ainsi que les fiscalistes.
Sur le plan interne, de 1983 à 2014, l’OECT a été dirigé par
quinze présidents, malgré trois réélections du même président et
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un mandat légal de trois ans renouvelable une fois pour chaque
président. En vingt-huit ans, seuls cinq présidents ont terminé
leur mandat. Six élus n’ont fait qu’un an de présidence. De plus,
la pyramide des âges s’inverse avec de nouvelles générations
de diplômés et de nouveaux savoirs à mettre en valeur. Tous
ces mouvements poussent à analyser un Ordre souffrant de
certaines frictions tant externes qu’internes.
Méthodologiquement, l’objectif d’analyser le développement de
la profession d’expertise comptable en Tunisie, a nécessité la
collecte et l’étude de données provenant de différentes sources.
Cette recherche est basée, premièrement, sur des sources
primaires (presse, textes de lois) complétées par une enquête
quantitative et des entretiens semi-directifs. L’enquête quantitative
(2008-2009) a été effectuée auprès de 200 experts comptables
(EC) tunisiens diplômés (soit 27 % du total de la population des
titulaires du diplôme) représentatifs des grandes agglomérations
tunisiennes qui concentrent, à elles seules, plus de 96 % des
experts comptables. Le questionnaire s’articulait autour de
l’origine familiale, du parcours scolaire, du domaine d’activité,
du contenu des tâches et des clients des cabinets d’expertise
comptable. Nous avons conduit des entretiens auprès de 13
des 14 présidents de l’Ordre des experts comptables tunisiens
entre 2008 et 2012. Le guide d’entretien se centrait, plus parti-
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culièrement, sur l’histoire de la constitution et du développement
de la profession ainsi que sur la question de la définition du
champ d’activité de l’expert-comptable tunisien.
La structure de l’article se déploie en trois points. Une première
section étudie l’histoire qui mène à la formation de la profession.
Le profil ainsi que les compétences des experts comptables sont
analysés en deuxième section. Enfin, la troisième section tente
de comprendre le marché de la profession d’expertise comptable
ainsi que les batailles qui se forment autour des expériences
de son extension. Une discussion et une conclusion mettent en
avant la synthèse ainsi que les conditions d’évolution possible
de la profession.
1. Émergence et développement
de la profession
À l’époque des Beys et notamment d’Ahmed Bey (1837-1855),
il y avait, en Tunisie, une manifestation comptable exprimant
l’organisation et le suivi de ses collectes fiscales ainsi que le
classement des dépenses « publiques », principalement des
biens fonciers du Bey (M.H. Chérif, 1970). Elle était tenue par un
Mohtasseb, plus précisément un « censeur et chef de la police
du marché » (M.H. Chérif, 1970).
En 1960, la Tunisie est déjà dotée d’un « système fiscal suffisam-
ment moderne et diversifié », même si, à cette date elle demeure
une économie dépendante et déséquilibrée (A. Nicolaï, 1962).
Afin d’accompagner son développement, la Tunisie a produit une
comptabilité et un audit régis par une panoplie de codes, de lois
et toutes réglementations y afférentes. Cela a signé l’existence
formelle de la profession.
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1.1. Contexte politico-économique
Les prémisses de la formalisation de la comptabilité ont commencé
autour de 1869 par la Commission de finance internationale,
créée pour gérer les revenus et les dépenses de l’État2. Plus tard,
en 1906, la Tunisie a vu naître sa première société commerciale
tunisienne moderne3. À cette même époque, la première banque
tunisienne « Coopérative Tunisienne de Crédit » est créée (S.
Mestiri, 2005). Ainsi, le besoin d’une comptabilité plus structurée
et plus complexe se fait-il ressentir.
Plusieurs comptables (français ou tunisiens juifs) se sont installés
pour prendre en charge la tenue des comptes des entreprises
tunisiennes. Ils appliquaient le plan comptable français et répon-
daient à toutes les demandes du commissariat aux comptes des
entreprises étrangères installées en Tunisie. À cette période,
le champ comptable n’avait pas de cadre légal local. Mais les
2. Khayreddine Pacha, grand réformateur tunisien, était son premier président.
3. « L’Union Commerciale Tunisienne », fondée par des commerçants djerbiens.
Cet organisme a été dirigé par un des premiers diplômés tunisiens en compta-
bilité (en France), Mhamed Chenik.
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évolutions politico-économiques créèrent les conditions d’émer-
gence d’un propre cadre.
Juste après l’indépendance, la chute des investissements, la
fuite des capitaux et l’échec du redressement de l’économie ont
poussé le pays vers un néo-socialisme. Il aurait pour particularité
de vouloir établir un régime économique où coexisteraient des
secteurs public, privé et coopératif, coordonnés et dirigés par
un organisme planificateur.
Ces premières décisions ont conditionné les choix fiscaux et
donc un des grands champs de la comptabilité. Le problème
était d’élargir progressivement le champ d’application d’une
fiscalité adaptée au secteur moderne en réduisant parallèlement
l’importance des impôts et taxes forfaitaires. Pour cela, il était
nécessaire de généraliser la tenue de comptabilité et la pratique
de la vente sous facture (A. Nicolaï, 1962).
Mais la doctrine socialiste et panarabe d’Abdelkader Ben Salah4 a
essuyé un grand échec et Habib Bourguiba a nommé Hedi Nouira5
pour une réforme économique. Il mène le pays économiquement
et dépasse les crises de 1971 et de 1978grâce à une triple rente :
pétrolière, touristique et travailleurs immigrés. Ceci n’a pas duré
et la donne extérieure6 change à partir des années 1980 mettant
en relief la nécessité d’une rationalisation des ressources.
Mais, les pouvoirs publics ne tiennent pas pour autant compte
de ces contraintes et continuent à avoir, en matière de gestion
économique et financière, les mêmes comportements hérités
des années d’aisance financière : investissement très élevé7,
rythme de croissance de la consommation soutenu et augmen-
tation des salaires sans rapport avec les gains de productivité
de l’économie nationale. On assiste ainsi, pour la première fois
de l’histoire de la Tunisie contemporaine, au recours massif à
l’emprunt extérieur à un coût élevé et à une durée de rembour-
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sement courte. En conséquence, les déséquilibres globaux de
l’économie s’accroissent.
La seule issue, « apparemment » possible et fortement recom-
mandée par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire
International, est la mise en place d’un Programme d’Ajus-
tement Structurel (PAS). Ainsi, face à ces déséquilibres, les
autorités tunisiennes entreprennent-elles un vaste programme
de réformes structurelles pour restaurer les équilibres globaux
macro-économiques, accroître l’efficacité et la compétitivité de
l’économie nationale et atténuer les tensions inflationnistes. Le
PAS comprenait également une réforme fiscale par l’institution
d’une taxe à la valeur ajoutée (TVA) et d’un impôt unique sur les
revenus en remplacement d’un système obsolète de taxes et
impôt cloisonnés. Ainsi, les objectifs du programme ont-ils été
de réels propulseurs de la profession des experts comptables
4. Abdelkader Ben Salah, ministre des Finances et de la Planification en 1961
conduit le plan triennal 62-71.
5. Ministre du Commerce en 1954, il a créé la Banque Centrale de Tunisie et l’a
dirigée jusqu’en 1970. Il a été également Premier ministre de novembre 1970
à avril 1980.
6. Le contre-choc pétrolier et la fermeture des pays d’accueil traditionnel de
la main-d’œuvre émigrée réduisent sensiblement les ressources disponibles.
7. De l’ordre de 30 % du produit intérieur brut sans grande considération de la
rentabilité économique et financière des projets réalisés.
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Normes et mesures
(EC). Les professionnels ont été largement sollicités pour aider
les entreprises dans leurs démarches, soutenir les activités de
privatisation, développer le marché financier et renforcer tout
type d’intégration.
1.2. Territoire défini par une loi et un
diplôme
Dès l’apparition de graves problèmes d’organisation et de direction
financière, du temps d’A. Ben Salah, le besoin de « fabriquer »
des EC se fait ressentir. Le ministre de l’Enseignement supérieur
de l’époque a pourvu plusieurs bourses pour encourager des
étudiants (en économie) à poursuivre des études d’expertise
comptable, principalement en France.
En 1973, les autorités publiques décident de créer le premier
cycle des études universitaires d’expertise comptable8. À cette
date, il y avait deux tunisiens experts comptables formés en
France. Le marché était assez peu développé et les comptables
déjà bien installés9. Ces derniers occupaient tout le paysage.
Face à eux, les EC formés en France et fraîchement rentrés au
pays se regroupèrent dans une association avec les diplômés de
Tunisie. Ils voulaient exprimer leur différence avec les comptables
en mettant en avant la supériorité de leur savoir attesté par un
diplôme. Leur nombre était déjà autour de la vingtaine en 1978.
La création de l’association a vite croisé l’intérêt du ministre des
Finances qui voulait créer un corps de commissaires10 « savants »,
indépendants mais aussi fidèles et totalement dévoués à l’État.
Leur principale mission devrait être la recherche des pratiques
douteuses et la préparation des sanctions. L’idée d’un Ordre a
été soufflée au ministre par un de ses proches, Taoufik Ayadi,
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comptable agréé installé en France.
Il a donc suffi de quelques négociations entre l’association des
EC (souhaitant acquérir un statut officiel) et le ministre pour
entamer la rédaction du texte de loi créant la profession d’EC.
Ainsi, en 1983 et avec 43 inscrits11, l’Ordre est créé, sous tutelle
de l’État (ministère des Finances). Cette création a certes posé
les premières frontières protégeant les experts comptables, mais
elle les aaccablés d’une panoplie de contraintes. En effet, la loi
avait plusieurs restrictions dont principalement :
8. Le décret n° 73-516 du 30 octobre 1973.
9. Plusieurs comptables ont hérité les cabinets des Français partis après
l’indépendance.
10. En fait, le commissariat aux comptes était assuré par des fonctionnaires
de l’État (des employés de la banque centrale, du ministère des Finances, etc.),
ou par des comptables travaillant dans de grandes entreprises (pétrolières ou
agroalimentaires), donc plusieurs collisions d’intérêt étaient possibles.
11. Étaient admis à l’Ordre, les diplômés d’expertise comptable, les profes-
sionnels comptables avec un minimum de dix ans d’expérience et un diplôme
de l’Institut Supérieur des Hautes Études Commerciales de Carthage et excep-
tionnellement ceux qui sont en période transitoire et qui doivent passer un
examen à l’Institut du Financement du Développement du Maghreb Arabe.
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• scission entre expert-comptable et commissaire aux comptes
imposant un choix exclusif entre les deux tableaux. Cela a
induit des comportements proches de l’escroquerie12 ;
• interdiction aux inscrits à l’Ordre d’avoir une activité d’inves-
tissement ou de participation politique ;
• interdiction de partenariat avec des étrangers (ou co-entre-
prise) ou d’investissement ou d’une participation de profes-
sionnels étrangers ;
• interdiction d’exercice au non-nationaux ou ayant acquis la
nationalité tunisienne depuis moins de cinq ans.
Plus encore, concerné par l’indépendance parfaite des commis-
saires aux comptes, le ministre disait « ce qui me tracasse dans
votre métier c’est que vous soyez payés par l’entreprise que vous
devez contrôler »13. Afin de dépasser cela, il voulait créer un fonds
étatique pour rémunérer les commissaires aux comptes, mais
cela n’a jamais été concrétisé.
L’Ordre est donc né « avec une maladie »14, « un véritable monstre
à deux têtes »15. La force des instances de tutelle défavorise
la concentration des pouvoirs dans le champ professionnel.
La profession se déchirait entre volonté de l’État et logique de
marché. Les bagarres se sont intensifiées et les intérêts ont
continué à diverger. Le premier conseil de l’Ordre a démissionné
et le deuxième s’est fait élire sous surveillance policée. En 1986,
une cellule de crise a été mise en place par le ministre des
Finances. Elle est composée de six experts comptables et de
six fonctionnaires du ministère des Finances, dont un président,
tous désignés. Ce conseil est chargé principalement de préparer
des élections et de trouver une issue à cette impasse de la
profession. L’équilibre a été rétabli en créant un monopole du
commissariat aux comptes (EPIC16) pour les EC et en unifiant
les deux tableaux.
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1.3. L’héritage colonialfrançais
L’héritage colonial se décline en plusieurs éléments explicites.
Les premiers comptables en exercice étaient français et ont
imprégné ceux qui voulaient intégrer le métier par une pratique
et des logiques françaises. De plus, les praticiens tunisiens
ont longtemps utilisé le plan comptable français. Plus tard, le
premier plan comptable tunisien reste profondément inspiré des
standards français, décidés et entretenus par des hauts cadres
de l’administration ainsi que par des professionnels quasiment
tous formés en France.
La deuxième source d’influence est le rapport au savoir enseigné.
Le cursus tunisien suit les mêmes étapes de conception et
d’attribution des diplômes qu’en France avec une maîtrise, puis
un examen de révision comptable et enfin les trois années de
12. En effet, pour pouvoir bénéficier des deux positions (experts comptables
et commissaires aux comptes), certains ont créé deux entreprises : une en leur
nom et une autre au nom d’un proche parent (souvent l’épouse).
13. Entretien auteur avec MOU, Tunis, 12 janvier 2008.
14. Entretien auteur avec NOUG, le 18 avril 2008
15. Entretien auteur avec BELA, Tunis, 14 janvier 2008.
16. Entreprises publiques à caractère industriel et commercial
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stage couronnées par un mémoire d’expertise comptable pour
obtenir le diplôme final. La langue d’enseignement et de pratique
dominante demeure également le français, et soutient ainsi la
dépendance des contenus ainsi que des supports pédagogiques
fortement imprégnés des logiques françaises. En fait, les quelques
variations qui existent sont des aménagements aux normes du
pays, principalement pour la fiscalité et le droit tunisiens.
Enfin, la profession d’EC en Tunisie montre, comme en France,
un modèle de profession libérale mais assimilée à un « corps
d’État ». L’enjeu est moins l’autorégulation que la mise en recon-
naissance de soi dans l’environnement à des fins de conquête
d’une meilleure place dans une hiérarchie étatique (R. Wittorski
2007). T. Jonhson (1972) met en avant le « corporate patronage »17
afin de qualifier les conditions de professionnalisation dans le
contexte colonial, puis postcolonial, où l’État-client, de par ses
besoins, réglemente la profession.
2. Profils et compétences
de l’expert-comptable
Depuis sa création, l’ordre a eu une croissance moyenne de
ses effectifs de 11 %. De 49 membres en 1983, le nombre des
inscrits est passé à plus de 830 en 2014. La proportion des
femmes expertes-comptables reste quelque peu timide avec une
moyenne de 12 % sur toute la période étudiée. La pyramide des
âges est clairement en faveur des 31-40 ans représentant plus
de 41 % des répondants. On remarque très peu de reproduction
sociale dans cette profession (0,59 % uniquement de l’échantillon
ont un père EC). Par ailleurs, l’accès au métier d’EC ne semble
plus remplir le rôle de promotion sociale auprès des générations
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actuelles comme ce fut le cas pour la première génération. Mais
ceci est similaire à plusieurs autres carrières (Z. Mamlouk, 2009).
Même si l’expertise comptable a connu, à l’instar des autres
professions libérales tunisiennes, un phénomène de massifica-
tion18, l’accès à la profession demeure très sélectif : seulement
3 %19 des candidats20 à l’examen de la révision comptable –
unique voie au diplôme d’expertise comptable – le réussissent
(Banque mondiale, 2008). Cet examen semble devenir encore
plus ardu ces dernières années. En effet, les nouvelles généra-
tions repassent en moyenne quatre fois l’examen de la révision
comptable, soit deux fois plus que leurs aînés.
L’étude du statut de l’emploi de l’EC permet de relever une
certaine mutation du métier d’EC. En effet, après leur stage,
17. Longuenesse (2001) a souligné le même modèle pour la profession en
Jordanie.
18. En 1973, année de la création d’un premier cycle d’études universitaires
d’expertise comptable, on compte seulement deux tunisiens EC formés en
France. Près de 40 ans plus tard, on compte 1 000 diplômés issus pour la
plupart de la dizaine d’établissements universitaires tunisiens (chiffres du
ministère de l’Enseignement supérieur).
19. En moyenne sur les dix dernières années.
20. Les candidats doivent avoir obtenu un diplôme de comptabilité ou équiva-
lent (finance). Ils sont sélectionnés sur dossier : les meilleurs sont inscrits
régulièrement à la révision comptable, les autres ont uniquement droit aux
cours du soir.
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Normes et mesures
les jeunes EC restent salariés plus longtemps et préfèrent des
formes d’association (avec d’autres EC) plutôt que d’être totale-
ment indépendants. Enfin, les EC sont stables dans leur métier
et s’ils veulent changer, ils le font généralement en changeant
de cabinet ou de partenaires. Peu choisissent de migrer vers
des postes de cadre financier au sein de grandes entreprises
ou de banques.
L’étude du contenu des tâches des EC montre trois grandes
catégories. La première est reliée directement à la comptabilité
(tenue et révision des comptes). La deuxième consiste en des
travaux d’accompagnement d’entreprise (conseil, consultation
juridique, fiscale, export, etc.). La troisième catégorie, moins
importante, concerne le support et l’aide en interne des entre-
prises (calcul des coûts, mise en place de systèmes ou d’outils
de gestion, etc.). Il est intéressant de noter que l’EC « touche
à tout », même aux tâches qui ne font pas partie des connais-
sances le concernant ; à savoir le conseil à l’export ou la mise
en place de systèmes d’information, voire informatique. Ceci est
largement expliqué par la forte proximité des cabinets d’EC des
chefs de PME (très large partie du tissu économique tunisien).
Ces derniers, se reposant sur la relation privilégiée qu’ils entre-
tiennent avec leur EC, leur demandent d’orienter quelques-unes
de leurs décisions stratégiques et/ou opérationnelles. Ainsi, les
EC déclarent maîtriser les savoirs comptables, fiscaux, juridiques
et financiers, mais, en plus, avoir développé des compétences
en stratégie d’entreprise. Cette affirmation vient appuyer l’hypo-
thèse de l’ouverture du spectre des compétences du métier
d’expertise comptable.
Parmi les EC, 27,5 % sont appelés pour les missions des entre-
prises en difficulté. Ils sont commissionnés par un juge d’ins-
truction pour diagnostiquer les sources de dysfonctionnement
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au sein de ces entreprises. Le diagnostic fait appel à des
compétences de gestionnaires capables de détecter des situa-
tions organisationnelles défaillantes, notamment en termes de
déséquilibres financiers, de faiblesse de marchés ou encore de
conflits sociaux. Ce marché des entreprises en difficulté montre
une autre illustration de la proximité de l’Ordre des EC au pouvoir
public. Dans un texte de loi, ce dernier21 affecte en priorité le
diagnostic aux experts comptables accrédités par un juge22. L’EC
peut également intervenir en tant qu’administrateur judiciaire
pour accompagner l’entreprise dans son plan de redressement.
Certains experts comptables se sont même spécialisés dans
cette niche qui nécessite surtout une certaine connaissance du
palais de justice et de ses rouages.
Le segment dominant de la profession est constitué des EC
labellisés par les Big. Attirées par la mise en place des premiers
plans de privatisation, les multinationales de la comptabilité se
sont installées sur le territoire tunisien via les cabinets locaux les
21. Loi n° 2003-79 du 29 décembre 2003, modifiant et complétant la loi
n° 95-34 du 17 avril 1995, relative au redressement des entreprises en diffi-
culté économique, telle que modifiée par la loi n° 99-63 du 15 juillet 1999.
22. Ce dernier peut faire appel à autant de spécialistes (experts) que néces-
saire pour la compréhension de la difficulté économique de l’entreprise.
Dossier I
 52 La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° 273-274 – organisation-comptabilité
Normes et mesures
plus importants23 : ils génèrent aujourd’hui les plus gros chiffres
d’affaires des cabinets d’EC24 et leurs premiers et principaux
associés ont tous été, à un moment ou un autre de leur carrière
professionnelle, président de l’OECT ou membre du conseil de
l’Ordre. Ils contrôlent la majeure partie du marché et ont pour
clients les firmes multinationales, les grands groupes industriels
et commerciaux locaux et les grandes banques publiques et
privées de Tunisie.
Enfin et afin de faire face à la concurrence et/ou d’élargir leurs
parts de marchés, plusieurs stratégies sont visibles chez les EC.
La première étant le regroupement. Plusieurs experts comptables
(dans la tranche d’âge 30-45 ans) se regroupent par niche, souvent
sectorielle (chacun maîtrisant un domaine, bancaire, touristique,
agricole, etc.). La deuxième stratégie est la spécialisation sur
un marché particulier : entreprises en difficultés, mise à niveau
industrielle, etc. Une troisième stratégie étant une ascension
au pouvoir à travers l’Ordre. Ils profitent d’un système électoral
favorable. Pas de liste, un simple classement des voix obtenues
offre la voie au conseil et une certaine visibilité publique. Enfin,
il y a ceux qui essayent d’intégrer l’université afin de profiter de
sa notoriété scientifique.
3. Délimitations territoriales
de la profession
Depuis la création de l’Ordre, la profession a su surmonter
plusieurs problèmes dont la scission expertise comptable et
commissariat aux comptes et la sous-estimation du diplôme
tunisien face au diplôme français. Mais, actuellement elle affronte
deux grands défis : un environnement de plus en plus hostile et
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une crise structurelle interne. En effet, les experts comptables
constituent un « segment professionnel » (C. Dubar et P. Tripier,
2005) faisant partie d’un conglomérat de professionnels du chiffre
et du droit en compétition dans la définition de leur « territoire
professionnel » respectif (A. Abbott, 1988).
Structurellement, l’Ordre fonctionne avec une panoplie de commis-
sions et de coquilles vides. Après plus de vingt années de
développement, il reste fidèle à un fonctionnement centralisé
autour du conseil, voire autour de son président. Ce dernier traite
en priorité des dossiers administratifs et répond aux sollicitations
toujours « urgentes » du gouvernement en matière consultative.
Pour toutes les réformes et les réflexions, l’Ordre est conti-
nuellement sollicité pour donner son avis : dans les domaines
fiscaux, économiques, sociaux, d’arbitrage, etc. Cela diminue
manifestement l’efficacité interne de l’Ordre en dispersant les
activités de ses membres.
Mais les menaces extérieures semblent plus pesantes. Entre
un marché potentiel qui croit difficilement et des professions
23. La profession étant réservée aux nationaux et les cabinets exerçant
en libéral ne pouvant constituer de partenariat avec des étrangers, c’est la
formule de la franchise qui a été adoptée. Les cabinets franchisés doivent
suivre le cahier des charges défini par les différents « Big ».
24. Selon les différents présidents de l’OECT, ils contrôleraient de 60 à 70 %
du marché.
mai-août 2015
Dossier I
concurrentes qui savent de plus en plus se structurer, l’Ordre
se défend par tous les moyens.
3.1. Marchés et développements
De par les textes de loi et la nature de la compétence centrale,
la profession d’EC partage le marché des entreprises privées
avec les comptables. Les entreprises publiques constituent pour
elles seules un champ d’exercice exclusif. Au fil des années, les
EC devaient se trouver d’autres opportunités commerciales afin
de maintenir leur légitimité de profession d’intérêt général. Le
PAS ne représentait pas seul une possibilité de « marché » et/
ou de son accroissement pour les EC. En fait, les programmes
se multipliaient au gré des soutiens par différents projets des
pays ou organismes donateurs. On peut citer parmi eux : le
programme Facilité d’Ajustement Structurel IV25, le Projet d’Appui
à la Compétitivité de l’Économie (PACE)26 et d’autres programmes
de moindre envergure dont le Programme de Modernisation
de l’Industrie, le Programme de Mise à Niveau ou encore le
Programme d’Appui à l’Industrie. De plus, le leitmotiv des gouver-
nements du président Zine el-Abidine Ben Ali (1987-2011) était
de poursuivre l’assainissement bancaire et de développer un
marché financier espéré comme la locomotive de croissance de
l’économie tunisienne. Ce discours a généré une panoplie de
positions affichées : « renforcement de la transparence dans la
gouvernance des entreprises par la publication d’une information
financière fiable », « mise à niveau du secteur privé », « économie
ouverte et intégrée dans l’économie mondiale », « attractivité
des IDE », etc. Le message semble clair, l’économie ne peut se
développer que si les entreprises fournissent des informations
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financières fiables. S’appuyant sur ce discours et le promouvant
amplement, la profession promet de jouer un rôle central dans
l’élaboration et la présentation de cette information « exigée ».
La mise en application de l’accord d’association avec l’Union
Européenne a permis la libéralisation totale des échanges des
produits manufacturés dès 2008. Depuis, la Tunisie prépare
également une ouverture progressive du secteur des services. La
profession est considérée comme un des premiers secteurs poten-
tiellement bénéficiaires de cette ouverture (Banque mondiale,
2007). En effet, La qualité et surtout le coût des prestations
locales placent la Tunisie dans une position compétitive en
dehors de ses frontières.
Après la révolution politique de janvier 2011 et ignorant quelques
« accusations »27 que porte l’opinion publique sur sa participation
à l’assertion des mainmises du clan Ben Ali, l’Ordre des experts
25. Convention signée entre la Commission européenne et le ministère tunisien
du Développement et de la Coopération Internationale. Elle est combinée à
des prêts appuyant la politique de développement de la compétitivité écono-
mique, octroyés par la Banque mondiale (ECAL IV) et la Banque Africaine de
Développement (PAC III).
26. Initiative conjointe avec la Banque Mondiale et financée par un don du
Gouvernement Japonais dans le cadre des études liées aux réformes du
secteur financier.
27. Ben Abdelhamid (26  mars 2011), Où sont les experts comptables en Tunisie ?
Silence ou connivence ? Nawaat, http://nawaat.org/portail/2011/03/26/
www.cairn.info/revue-des-sciences-de-gestion.htm
 La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° 273-274 – organisation-comptabilité
comptables de Tunisie (OECT) exprime sa volonté de participer
aux travaux de la Commission nationale d’établissement des
faits dans les affaires de corruption et de malversations. Il
veut montrer que ses membres peuvent maintenant assurer
la « vraie » transparence et faire réussir les réformes profondes
et globales attendues par le peuple28. Il se place ainsi sur un
nouveau marché potentiel.
3.2. Structures et concurrents
L’Ordre se trouve également molesté par les différentes hosti-
lités qu’il a ou non provoquées avec les professions voisines.
La plus visible est sa relation avec les comptables. Contre le
long mutisme de l’OECT concernant la question de l’intégration
des comptables établis, plusieurs comptables se sont réunis
en 2002 et ont réussi à fédérer plus de 1000 inscriptions.
L’Ordre se voit actuellement concurrencé par la Compagnie des
Comptables de Tunisie.
En fait, le titre d’expert-comptable n’assure pas un monopole
absolu sur les métiers comptables puisque la pratique est
partagée avec les comptables agréés29. Le commissariat aux
comptes est au centre de la profession comptable et cette
mission est également assurée par les deux groupes de profes-
sionnels. Par ailleurs, la loi de sécurité financière du 18 octobre
2005 a rajouté à la mission de l’EC sa soumission à la règle de
rotation (tous les 3 ans) et l’obligation de demander à leur client
l’attestation de diligence. Les comptables ne sont pas tenus
d’obéir à ces deux obligations. Ceci est interprété comme une
aberration de la loi par les EC. Mais c’est également une volonté
inavouée de l’État de garder une mainmise sur l’étendue des
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marchés. D’autre part, les comptables ne peuvent pas auditer
les entreprises dépassant dix mille dinars tunisiens de capital,
limite imposée par le Code de commerce. Le marché semble donc
bien compartimenté par l’État qui en détient toujours les rênes.
Malgré de nombreux appels de la Compagnie à la fusion avec
l’Ordre en une instance représentative de la profession comptable,
l’Ordre demeure muet et très réticent. Il déclare ne pas vouloir
prendre en charge les quelques 600 membres de la Compagnie
qui n’ont pas de diplôme universitaire, même s’ils sont dans la
profession depuis plus de trente ans et sont bientôt à l’âge de la
retraite. Même si la forme, le statut, l’étendue des investigations,
la responsabilité et les produits de la mission, sont identiques pour
les deux catégories de professionnels, certaines divergences dans
leurs droits et obligations sont relevées et pourraient conduire
vers une profession comptable à double vitesse.
nidhal-ben-abdelhamid-ou-sont-les-experts-comptables-en-tunisie-silence-ou-
connivence/
28. Kapitalis, (29 janvier 2011), Tunisie. Les experts comptables veulent
lutter contre la corruption, http://www.kapitalis.com/fokus/62-national/2491-
tunisie-les-experts-comptables-veulent-lutter-contre-la-corruption.html
29. L’appellation de comptable agréé n’est réellement apparue qu’en 2002
avec la création de la compagnie des comptables de Tunisie. Avant cette date,
n’importe quel praticien formé aux techniques comptables pouvait ouvrir un
bureau et travailler en tant que libéral. Aucune réglementation ne l’interdisait
formellement.
mai-août 2015
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53
Normes et mesures
La deuxième bataille territoriale est menée parles fiscalistes. Un
métier qui s’est structuré en 1997 en Chambre Nationale des
Conseillers Fiscaux de Tunisie (CNCFT). Leur président fondateur
ne cesse d’attaquer l’Ordre publiquement à travers les médias
et d’intenter des procès contre certains experts comptables qui
font du conseil fiscal. Selon lui, « ils ont interdiction de porter
le titre de Conseil Fiscal »30. Il critique l’« usurpation du titre de
Conseil Fiscal Agréé par certains professionnels de la comptabi-
lité, (…) qui sont en train de développer la fraude fiscale et qui
ont causé des dégâts au Trésor qui se chiffrent à des centaines
de milliers de milliards »31. En mesure de réciprocité et comme
l’Ordre ne veut pas reconnaître les conseillers fiscaux, la Chambre
reste muette quant aux demandes des EC au port du titre de
conseil fiscal. Sans ce titre, l’EC ne peut représenter ses clients
devant les tribunaux pour des litiges fiscaux. En fait, ce sont
les fonctionnaires du ministère des Finances, principalement
les contrôleurs fiscaux, qui sont à l’origine du décret paradoxal
interdisant aux professionnels de la comptabilité de fournir des
services de conseil fiscal. Alors que l’Ordre est sollicité par l’État
pour toute réforme fiscale, ce lobby (appuyé par les juristes) se
met contre toute tentative de lever l’interdiction.
Enfin, les avocats exercent une pression moins forte certes,
mais néanmoins visible. En fait, la profession d’avocat se
trouve « attaquée » par l’OECT avec l’accord tacite des autorités
choisissant de laisser faire. Cette volonté de marginalisation
des avocats (E. Gobe et W. Khlif, 2014) a permis à d’autres
professions organisées et non organisées d’empiéter sur les
compétences « naturelles » de l’avocat. Les EC n’hésitent pas à
faire toutes les démarches légales de constitution d’entreprises
ou de conseils légaux (surtout dans des opérations de fusion/
acquisition). D’ailleurs en 2011 et profitant de leur nouveau
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« statut » post-révolution et de l’appartenance de certains hauts
responsables au secteur juridique, les avocats proposent un
projet de loi réorganisant leur profession. Ils veulent redéfinir
(en les élargissant) les frontières professionnelles en empiétant
sur certaines activités, notamment appartenant aux EC. Ces
derniers ont farouchement réagi en appelant au sit-in et aux
manifestations32 pour arrêter la procédure qui a finalement abouti.
En observant tous ces mouvements, l’on comprend les batailles
de territoire qui animent la profession. L’extension du métier
de l’expert-comptable se fait au détriment de professions peu
structurées ou dont le champ est plus centré sur d’autres savoirs.
L’Ordre affiche une arrogance d’attaquant, prenant appui sur un
État bienveillant. Un État qui n’intervient que rarement pour régler
les tensions ou blocages. Il préfère laisser sous sa houlette un
30. http://www.village-justice.com/articles/personnes-habilitees-exercer-
profession, 1578.html
31. Son blog : http://tunisieconseilfiscal.over-blog.com/
32. http://www.tunisienumerique.com/les-experts-comptables-contestent-
le-projet-de-lamendement-de-la-loi-organisant-la-profession-davocat/29821
http://forum.tunisieprojet.com/projets-economie-finances-creation-entre-
prise/comptables-projet-loi-avocat-t1012.
http://fr.allafrica.com/stories/201105060643.html, http://fr.allafrica.com/
stories/201106300542.html
http://www.tunisienumerique.com/ladoption-du-projet-de-loi-organisant-la-
profession-davocats-pourra-provoquer-30000-chomeurs/30315
Dossier I
 54 La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° 273-274 – organisation-comptabilité
Normes et mesures
Ordre dont les membres servent bien ses intérêts et l’intérêt du
capital de ses dirigeants. Le changement de gouvernement en
octobre 2011 a quelque peu révisé cette posture « confortable »
de l’Ordre et redessiné le paysage des métiers de la comptabilité.
Discussion et conclusion
L’objectif de cet article est d’analyser le développement de la
profession d’expertise comptable en Tunisie depuis sa création
ainsi que de comprendre la gestion des limites de ses frontières.
Pour cela nous avons adopté une approche compréhensive et
analytique des conditions sociales d’apparition d’une intention
de professionnalisation ainsi que de ses enjeux. Plus spécifique-
ment, notre objectif nous a permis premièrement d’accumuler de
la connaissance sur le processus de professionnalisation des
experts comptables en Tunisie, un terrain original et peu étudié.
Deuxièmement, de comprendre les implications de l’influence
coloniale française sur des structures professionnelles impor-
tantes et ancrées dans le tissu économique. Troisièmement, il a
mis en relief l’importance de la force que peut exercer l’État dans
sa relation avec une profession qu’il a créée et qu’il continue
de contrôler.
Pour ce faire, nous avons croisé l’approche néo-Weberienne avec
celle d’A. Abbott (1988). Chaque profession s’inscrit dans un
environnement aux multiples facettes d’ordre politique, juridique,
social, économique et culturel et développe des compétences
propres qui la caractérisent et la différencient des professions
connexes. Nous avons constaté que le métier de comptable et
d’expert-comptable a préexisté à l’organisation de la profession
en Ordre professionnel. Le métier de comptable, privé ou public,
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est en effet pratiqué en Tunisie depuis bien avant l’indépendance
du pays en 1956.
La politique postindépendance a fourni les premières conditions
de développement des experts comptables. Deux principaux
éléments ont été décisifs : l’investissement en éducation nationale
et une politique plutôt socialisante construisant les premières
grandes entreprises industrielles. Le premier élément a permis
la mise en place, dès le début des années 1970, d’un diplôme
universitaire en comptabilité. Le second a fait émerger le besoin
d’audit des entreprises étatiques par un corps indépendant et
compétent. À travers le diplôme et le besoin de compétences,
l’État a donc été un facteur accélérateur et central dans la
création de l’Ordre des Experts Comptables de Tunisie. D’ailleurs
au niveau maghrébin, cette profession s’est formalisée en 1982,
parmi les premières de la région (Maroc, 1993 ; Algérie, 1991).
Au fil des années, nous avons constaté un clair élargissement
du champ d’intervention de l’expert-comptable en Tunisie. Ce
dernier peut être attribué à plusieurs raisons. Il est probable-
ment le fruit du développement économique libéral du pays.
Il peut être également la conséquence de la loyauté de cette
profession aux gouvernants en place avant la chute de Ben Ali
en 2011. Cette fidélité ne pouvait qu’être récompensée par les
gouvernants pour les services rendus et s’est toujours traduite
mai-août 2015
Dossier I
par de nouvelles missions pour les EC. Il nous semble enfin que
cet élargissement du champ des pratiques pourrait provenir
aussi du manque de structuration des métiers connexes ayant
entraîné, de la part de l’OECT, une tendance naturelle à combler
un vide et à s’approprier certaines activités face à l’absence
ou à la faiblesse des revendications des corporations rivales.
La position offensive de l’Ordre s’est construite au cours des
années et leur force de négociation d’autres territoires s’est
largement développée. L’analogie au médecin est souvent posée
par certains des présidents de l’OECT33. Ils recherchent une sorte
de « notabililisation » de la profession souvent « rabaissée » par
une association « naturelle » avec les comptables (sous-diplômés).
Ainsi, ils mettent en avant leurs capacités multiples d’être le bon
intermédiaire, expert en tout. Cette ouverture de la gamme des
compétences pose le débat de l’interprofession (Y. Delazay, 1987)
et sert souvent le redécoupage des frontières professionnelles.
Alors que la Tunisie renforce son partenariat avec l’Union
européenne et s’intègre dans l’économie mondiale, le pays
observe le développement de l’acquis communautaire et intro-
duit dans sa législation des éléments qui s’en inspirent. Mais,
malgré cette « législation inspirée », les « problèmes de mise en
application » (Banque mondiale, 2007) demeurent fort ancrés. En
fait, les obligations comptables ne sont pas toujours respectées
car les dirigeants d’entreprises (administrateurs et gestionnaires)
et commissaires aux comptes ne se conforment pas toujours
aux obligations comptables et d’audit.
La profession des EC en Tunisie est jeune et en pleine crois-
sance. Bien que le pays ait arrêté le choix d’un modèle plutôt
Anglo-Saxon pour son cadre comptable, la fidélité au modèle
bureaucratique, hérité de la France, fait pression contre tout
changement ; la profession demeure complètement centralisée
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(des Ordres régionaux sans effet), administrée, régulée et sous
contrôle de l’État. Actuellement, elle nourrit deux principales
crises. La première est celle de la « balkanisation de la profes-
sion »34. La scission s’accentue entre les grands cabinets (Big
ou non, bien ancrés et contrôlant la majorité du marché) et les
petits cabinets (complètement dispersés). Cette situation risque
d’affaiblir le projet d’une profession puissante et vecteur social
de changement. La seconde dépeint une scission génération-
nelle. Les aînés continuant la course au pouvoir et au maintien
des relations avec un État protecteur, les jeunes rêvent, eux, de
rupture, d’indépendance nationale et de réseaux internationaux35.
Les dernières élections du conseil de l’Ordre (2012) ont marqué
une réelle rupture avec une liste constituée en majorité de jeunes
(moins de 45 ans). Cette « jeune » présidence a lancé plusieurs
chantiers de « réforme » de la profession. Ainsi, on pourrait
comprendre l’ouverture d’une nouvelle étape dans la vie de la
profession d’expert-comptable en Tunisie.
Avec le traité de libre-échange signé entre la Tunisie et l’Union
européenne prévoyant d’ouvrir le marché des services à la concur-
rence internationale à la fin de 2012 ainsi que le changement du
33. Interview des présidents de l’Ordre depuis sa création jusqu’à 2009.
34. Discours du dernier président de l’Ordre.
35. Analyse des programmes électoraux des « listes jeunes ».
www.cairn.info/revue-des-sciences-de-gestion.htm
 La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° 273-274 – organisation-comptabilité
régime politique (suite aux évènements de janvier 2011), il est
probable que l’Ordre sera amené à se repositionner vis-à-vis de
l’État ainsi que vis-à-vis des autres professions dites concurrentes.
En effet, la jeune profession tunisienne se soumet encore aux
restrictions bureaucratiques qui, en renforçant le contrôle de
l’État, la maintiennent en situation de dépendance vis-à-vis de
lui. Afin de dépasser les impasses politiques, juridiques et cultu-
relles la sclérosant dans cette position, elle pourrait puiser dans
l’expérience d’autres professions comptables plus anciennes.
Par exemple, la profession comptable en Angleterre au début
des années 1990 (P. Sikka et H. Willmott, 1995) et les grands
cabinets en France (S. El Omari et al. 2013) ont pu éviter un
contrôle plus sévère de l’État sur l’audit. Ils ont mis en place des
actions améliorant la légitimité de la profession dans la sphère
publique comme par exemple le développement de son image
d’indépendance et de son discours (plus précisément : construire
des normes et des standards, établir un contrôle qualité, etc.).
Ils ont également pu développer une grande expertise autour
des questions comptables, fiscales et financières. Tout ceci
a fortement contribué à créer une indépendance factuelle des
professionnels d’expertise comptable vis-à-vis de l’État.
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Texte de lois
Journal Officiel de la République Tunisienne :
Loi N° 96-112 du 30 décembre 1996, loi 88/108 du 18/8/88
Décret 89/541 du 25/5/89,
Loi n° 94 - 117 du 14 novembre 1994,
Loi n° 99 - 92 du 17 août 1999,
Loi n° 2005 - 96 du 18 octobre 2005,
Loi n° 2001-65 du 10 juillet 2001,
Loi n° 2001-83 du 24 juillet 2001,
Décret n° 87-529 du 1er avril 1987
Loi n° 88-108 du 18 août 1988,
Loi n° 88-108 du 18 août 1988,
Loi n° 2002-16 du 4 février,
Décret n° 75-846 du 3 décembre 1975,
Décret n° 2007-1096 du 2 mai 2007,
Loi n° 95-34 du 17 avril 1995
Dossier I