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ISSN: 2658-9176 Volume II N°1 – Fevrier 2021

Evolution du champ organisationnel des fournisseurs de la Somaca à


l’arrivée de Renault à Tanger : cadre d’étude néo-institutionnel
SOUKAINA EL BOUJNOUNI
Docteure en Sciences de gestion, Faculté des sciences juridiques économiques et sociales - Agdal –
Laboratoire économie du développement
Mohammed V University In Rabat – Morocco
s.elboujnouni@gmail.com

Résumé
Dans le cadre de cet article, nous proposons de mobiliser la théorie néo-institutionnelle pour
l’étude des comportements collectifs des fournisseurs de la Somaca qui représente le champ
organisationnel de notre recherche.
Le propos de ce papier est de présenter une grille de lecture fondée sur le concept de base de
la théorie néo-institutionnelle à savoir le champ organisationnel.
Le papier débouche sur les résultats empiriques concernant l’analyse de l’ensemble des
fournisseurs de la Somaca qui étaient en place au moment de l’installation de Renault à
Tanger et du lancement des appels d’offres pour la recherche d’équipementiers de rang 1. Le
but est de caractériser ce pôle de fournisseurs, de rechercher des tendances communes ou
divergentes dans leurs comportements face à ce nouvel arrivant.

Mots clés : champs organisationnels, théorie néo-institutionnelle, Somaca, fournisseurs,


automobile.

Abstract :

1
In the framework of this article, we propose to mobilize neo-institutional theory for the study
of the collective behaviors of Somaca providers which represents the organizational field of
our research.
The purpose of this paper is to present a reading grid based on the basic concept of neo-
institutional theory, namely the organizational field.
The paper results in empirical results concerning the analysis of all Somaca suppliers that
were in place at the time of the installation of Renault in Tangier and the launch of tenders for
the search for Tier 1 OEMs. characterize this supplier cluster, Look for common or divergent
trends in their behaviour towards this newcomer.

Keywords: organizational fields, neo-institutional theory, Somaca, suppliers, automotive

Introduction
Le secteur automobile au Maroc a connu des profonds bouleversements durant la dernière
décennie. Il y avait jusqu’à 2012 un seul constructeur national.
L’entrée de Renault dans le capital de la Somaca, la construction d’un site de production par
Renault à Tanger en 2012, l’implantation de plusieurs équipementiers internationaux au
Maroc pour fournir ce site de production, sont autant d’éléments qui marquent les tendances
et l’évolution de ce secteur.
Cet article, issu de travaux de recherche, s’intéresse aux fournisseurs de la Somaca pour
comprendre leurs actions et réactions face à l’arrivée de Renault à Tanger et propose un cas
empirique pour éclairer la question de recherche suivante : Est-ce que l’arrivée de Renault
Tanger a changé les stratégies des fournisseurs de la Somaca ?
L’intérêt de cet article sera porté à la théorie néo-institutionnelle qui explique que
l’environnement de l’entreprise est caractérisé par des règles et des exigences auxquelles
celle-ci doit se conformer (DiMaggio et Powell, 1991 ; Meyer et Rowan, 1977). Il convient de
revenir sur les apports théoriques de l’approche néo-institutionnelle et en particulier sur les
notions fondamentales qui en font sa particularité : le champ organisationnel. Dans ce sens, la
grande question est déclinée en sous questions, pour chacune des questions nous allons retenir
un cadre théorique.
Nous visons à analyser si des comportements collectifs partagés permettraient de considérer
ces fournisseurs comme un champ organisationnel, en adoptant comme grille de lecture les
phases du processus d’institutionnalisation d’un champ selon DiMaggio et Powell (1991).
Trois parties structurent les propos qui suivent. La première partie de cet article expose la
contextualisation de la recherche, détaille les principaux acteurs de l’industrie automobile au
Maroc La deuxième partie rappelle des fondamentaux du cadre théorique mobilisé, la théorie
néo institutionnelle, en particulier celle de champ organisationnel. La troisième partie décrit la
méthodologie notre étude et développe les principaux résultats observés.
1. Terrain et contextualisation de l’étude

2
Dans cette section, nous présentons la contextualisation de notre étude, en détaillant les
principaux acteurs de l’industrie automobile au Maroc ; la Société Marocaine de
Constructions Automobile (la SOMACA), les fournisseurs de la Somaca, l’usine de Renault à
Tanger et l’Association Marocaine pour l’Industrie et la Construction Automobile (Amica)
1.1 Historique de la Société Marocaine de Constructions Automobile (la SOMACA)
Le développement de l’industrie automobile au Maroc a été initié par la création de la Somaca
(Société Marocaine de Construction Automobile) à Casablanca en 1959. La Somaca a été
créée par la signature d’un protocole d’accord entre le gouvernement marocain et les firmes
Simca et Fiat au terme duquel le site devait assurer l’assemblage en Complete Knock Down
(CKD)1.
En 1995, une convention entre le gouvernement marocain et le groupe Fiat a été signée, le
constructeur italien s’engageant sur une période de 8 ans à produire des voitures particulières
dans l’usine de la Somaca avec un taux d’intégration devant atteindre progressivement 50%
en valeur. En contrepartie, des régimes douaniers et fiscaux préférentiels appliqués aux
éléments de voitures importés en CKD étaient mis en place.
En 1996, des conventions entre le Ministère du Commerce et de l’Industrie, Renault et PSA
ont également été signées, pour le montage par la Somaca de véhicules utilitaires légers,
accordant aussi des régimes douaniers et fiscaux préférentiels, en contrepartie de taux
d’intégration et de compensation atteignant 25% et 75% respectivement, après deux ans2.
En décembre 2003, la convention signée entre le groupe Fiat et le gouvernement marocain,
arrivée à terme, n’a pas été renouvelée. Fiat a évoqué comme raison de cet arrêt la
concurrence des véhicules utilitaires ainsi que des problèmes de remboursement de TVA.
En janvier 2004, Renault Maroc et la société Sopriam (importateur exclusif des marques
Peugeot et Citroën) ont signé une convention avec l’Etat marocain pourtant sur l’assemblage à
la Somaca des véhicules Kangoo, Partner et Berlingo en version voiture particulier.
La Somaca a connu de nombreux changements d'orientation au cours de la dernière période
jusqu'à sa prise de contrôle par Renault en 2005 et la production d’un véhicule destiné aux
marchés émergents. Une nouvelle configuration des fournisseurs apparait suite à l’acquisition
de la totalité des actions de la Somaca par Renault.
1.2 Les fournisseurs de la Somaca : activités et profils d’entreprises
En 1995, date de lancement de la première voiture économique, on dénombre ainsi 16
fournisseurs de la Somaca, des entreprises locales ou filiales de sociétés étrangères.
Concernant les pièces fabriquées, il est à signaler que les fournisseurs travaillent à la
fabrication des familles de produits spécifiques tels que équipements électriques et faisceaux
de câbles, équipements thermiques et de refroidissement, glaces et vitres, pièces d’aspect,
équipements et pièces de sécurité, pièces et équipements de carrosserie, carrosserie,
accessoires ; ainsi qu’à la fabrication des familles de produits transversales (plasturgie,
textiles, électricité et électronique).
Les principaux fournisseurs de la Somaca présents sur le territoire marocain dans les années
2000 étaient les suivants :

1
Un procédé d’assemblage automobile qui utilise des pièces et composants automobiles importés, de sorte que
les produits finis soient vendus dans le marché du pays d’importation
2
Monographie du secteur des industries des équipements des véhicules et plan marketing à l’export réalisée par
l’Amica, 2003

3
Entreprises Date de Activités et produits
création
Tuyauto 1960 Conception et réalisation d'outillage de découpe et d'emboutissage
progressifs.
La conception de processus de fabrication de pièces embouties.
La fabrication et assemblage de pièces embouties.

OMR 2000 Fabrication des pièces de précision pour automobile.


Promaghreb 1997 Fabrication de composants automobiles Siège Automobile.
Induver 1947 Fabrication de glace, verre de sécurité, double vitrages, verre bombe.

Ifriquia 1970 Fabrication d'équipement et accessoires en matière plastique ou


plastic dérivés destinés à l'industrie automobile.

Afrique 1992 Fabrication de batteries de démarrage et d'énergie. Recyclage de


Câbles batteries usagées.
Sinfa filtre 1980 Fabrication de pièces automobiles: filtres, câbles, tubes de circuits de
freins, lève-glaces, ceintures de sécurité, capteurs électriques.
Socafix 2000 Fabrication de présentoirs
Transformation du fil de fer.
Sinfa Câbles 2000 Fabrication de câbles de commande à distance pour l'industrie
automobile.
Leoni 1990 Fabrication de câble électrique pour l'automobile.
Almaba 2010 Production de batteries automobiles et industrielles.
Fabrication de batteries d’accumulateurs de démarrage et
industrielles.
Sews Cabind 1998 Fabrication de câblages pour véhicules et électroménager.
NRF 1995 Fabrication de faisceaux et radiateurs automobiles, emboutissage
Goodyear 1974 Vente de pneumatiques
Maroc
Simoun 1994 Fabrication d'accessoires de carrosserie
General tir 1995 Fabrication de pneus
L’arrivée de Renault à Tanger implique un défi pour les fournisseurs locaux, dans le sens où
des efforts très importants sont demandés pour figurer dans le panel Renault et faire face à la
concurrence étrangère. En 2012 un seul fournisseur à capitaux marocain a été retenu pour
fournir Renault Tanger.aussi bien pour la ligne 1 (Dacia Lodgy, Dacia Dokker, et Dacia Van)
que pour la ligne 2 (Dacia Sandero Stepway).
L’un des grands défis réside dans le développement et la mise à niveau d’autres entreprises en
modernisant leur outil, mais aussi en les restructurant afin de créer un tissu de fournisseurs
locaux capables de livrer Renault.
Suite aux projets de création des écosystèmes industriels en 2015 et grâce aux projets de
partenariat avec des équipementiers étrangers, deux anciens fournisseurs de la Somaca ont pu
accéder au panel des fournisseurs Renault en rang 1, d’Afrique Câble du Groupe Ynna
(batteries montées sur les Logans) et d’AGCAutomotive Induver Morocco (vitrage
automobile).
Ainsi d’autres entreprises par ailleurs à capitaux marocain intègrent le panel Renault pour la
première fois, il s’agit du fabricant de literie Dolidol du Groupe Palmeraie depuis 2017 et de
Maghreb Steel depuis 2018 en rang 1 pour les aciers plats certifiés par le constructeur.
1.3 L’usine de Renault à Tanger : des opportunités de développement pour l’industrie
automobile nationale ?

4
L’usine Renault de Tanger, inaugurée le 09 février 2012 et implantée sur une superficie de
300 hectares, dispose de deux lignes de production avec une activité allant de l’emboutissage
de tôle au montage en passant par la tôlerie, la peinture et les sous-ensembles. L’usine qui
fonctionne en deux équipes, produit des véhicules de la marque Dacia : Dacia Lodgy, Dacia
Dokker, et Dacia Van sur la ligne 1 ; Dacia Sandero et Dacia Sandero Stepway sur la ligne 2.
Sa capacité de production annuelle a atteint en 2016 de 273 176 véhicules. En 2018, elle a été
de 402 150, dont 318 600 à l’usine Renault de Tanger et 83 550 à la Somaca (Rapport annuel
Renault, 2017).
L’arrivée de Renault, suivi d’une vingtaine d’équipementiers de rang 1, a profondément
modifié la trajectoire du secteur automobile au Maroc. Avant l’installation de Renault en
2011, le secteur automobile marocain était organisé autour de deux branches : le montage de
véhicules, à Casablanca, par la Société marocaine de construction automobile (Somaca), et la
fabrication de pièces et d’équipements, autour de Tanger, pour les constructeurs
internationaux installés en Europe.
Avec l’implantation de l’usine Renault, le Maroc est devenu le premier constructeur de
véhicules d’Afrique du Nord, et le second du continent derrière l’Afrique du Sud. Selon le
Ministère de l'Industrie, du Commerce, de l'Investissement et de l'Economie Numérique, en
2016, le secteur automobile représente 92 500 emplois, et le chiffre d’affaires à l’export
augmente de 25 % par an depuis 2010, pour atteindre soixante milliards de dirhams en 2016.
1.4 L’Association Marocaine pour l’Industrie et la Construction Automobile (Amica)
L’association professionnelle concernée par notre étude est l’Association Marocaine pour
l’Industrie et la Construction Automobile (Amica), fondée en 1974, et qui a une mission
d’interface entre ses membres et les départements ministériels concernés par le secteur, ainsi
qu’avec tout autre opérateur économique et institutionnel agissant dans les domaines liés à
l’amélioration de la compétitivité, le développement de la formation, la promotion des
exportations, le transfert des technologies, l’accueil des investissements
L’AMICA regroupe plus de 60 membres (les constructeurs automobiles (implantés au Maroc
ou qui se fournissent à partir du Maroc) et les équipementiers (multinationales et PME))
L’AMICA travaille pour les accompagner à identifier des partenaires industriels, à nouer des
accords y compris avec les entreprises étrangères. Aussi l’Amica aide les entreprises
marocaines à trouver des aides à l'investissement pour les outillages, la partie ingénierie,
conception, développement technique.
2. Cadrage théorique : la théorie néo-institutionnelle
Le courant de la sociologie néo-institutionnelle s’est développé à partir de la fin des années
1970 ; il est l’un des courants majeurs qui permet d’étudier les relations et les comportements
inter organisationnels.
La théorie néo- institutionnelle traite la manière selon laquelle se crée une communauté inter-
organisationnelle, appelée champ organisationnel. Dans celui-ci une rationalité collective se
développe et des institutions se diffusent. Les travaux néo-institutionnalistes s’intéressent aux
stratégies des acteurs au sein d’un champ organisationnel et analysent les effets de
l’environnement institutionnel sur le comportement des organisations à l’intérieur du champ.
Nous analyserons dans ce point la notion de champ organisationnel et ses caractéristiques.
2.1 la notion du champ organisationnel
Le phénomène d’institutionnalisation prend forme à l’intérieur de ce que DiMaggio et Powell
(1983) nomment le champ organisationnel, qu’ils définissent comme un ensemble
5
d’organisations qui « constituent une aire de vie institutionnelle reconnue : fournisseurs clés,
consommateurs de ressources et produits, institutions réglementaires, et autres organisations
qui produisent des services ou produits similaires » (p.148-149). Pour Scott par ailleurs (1994,
p. 207), la notion de champ signifie : « l’existence d’une communauté d’organisations qui
partagent un système de référence commun et dont les participants interagissent d’une façon
permanente et de manière particulière avec les autres acteurs qui sont en dehors du champ ».
Ces définitions montrent que ce concept de champ organisationnel regroupe un ensemble
d’organisations travaillant dans un domaine spécifique, ainsi que tous les autres acteurs avec
lesquelles elles sont en relation : concurrents, clients, intermédiaires, organismes de
financement et de régulation. Il englobe aussi d’autres organisations qui ont les mêmes
caractéristiques et qui se concurrencent pour les mêmes ressources (Scott, 2008).
Pour caractériser un champ organisationnel, il nous faut donc comprendre sa structure, les
types de ressources échangées entre ses membres, et appréhender les normes, les valeurs et les
comportements qui dominent les échanges et les interconnections au niveau de ce champ.
Nous dériverons allons dans ce qui suit les caractéristiques d’un champ organisationnel.

2.2 Caractéristiques d’un champ organisationnel


DiMaggio et Powell (1983, p.148) caractérisent le processus de structuration d’un champ
organisationnel par quatre dimensions :
- Un accroissement des interactions organisationnelles dans le champ ;
- L’émergence de structures inter organisationnelles dominantes et de coalitions ;
- Un accroissement de la charge d’information à laquelle les organisations doivent faire
face ;
- La prise de conscience et le développement d’un sentiment partagé par les acteurs,
d’appartenir à un même domaine d’activité.
Dans un champ structuré, les institutions en place exercent une forte contrainte à la
conformité sur les organisations : les organisations doivent se conformer aux pressions de
l’environnement afin de gagner ou maintenir la légitimité dont dépend leur survie (Meyer et
Rowan, 1977). Elles tendent alors à se ressembler l’une à l’autre : la structuration d’un champ
organisationnel pousse ainsi les organisations vers l’homogénéité.
Nous avons présenté dans cette partie le concept de champ organisationnel et ses
composantes, qui orienteront notre étude des fournisseurs sur lequel nous baserons notre étude
empirique.
3. Choix méthodologiques et analyse empirique
Cette partie est subdivisée en deux points : nous nous attachons à présenter et à préciser le
dispositif méthodologique de la recherche et la manière dont nous avons collecté et analysé,
ensuite nous nous proposons de présenter les résultats et la discussion.
3.1 Méthodologie retenue
Pour cette recherche, une démarche qualitative basée sur 12 études de cas est privilégiée. Le
terrain retenu est celui des fournisseurs de la Somaca. Pour le recueil des données, nous avons
retenu parmi les sources suggérées par Yin (1989) : les entretiens semi-directifs auprès des
cadres dirigeants des 12 fournisseurs de la Somaca,

6
Cette démarche méthodologique a pour objectif : de délimiter le champ organisationnel et
d’appréhender les comportements stratégiques des fournisseurs de la Somaca suite à
l’installation de Renault à Tanger.
L’analyse qualitative a été réalisée après la collecte des données. Elle s’appuie sur l’analyse
thématique du contenu de l’entretien. Cette démarche s’est inspirée de Bardin (2001).
Après avoir rassemblé, classifié, et répertorié les données qualitatives dans des catégories,
nous avons interprété les données collectées afin d’apporter des réponses à la question de la
recherche. Ainsi, chaque thème, regroupant une série de questions, a fait l'objet d'une
analyse synthétique destinée à mettre en évidence des similarités, des différences, voire des
contradictions entre les attitudes et stratégies des différentes entreprises enquêtées.
3.2 Discussion des résultats obtenus
Cette partie sera consacrée à la présentation et l’interprétation des résultats. Nous proposons
une discussion issue de notre analyse qualitative de données sous l’angle de l’approche néo-
institutionnaliste.
3.2.1 Le pôle casablancais des fournisseurs de la Somaca : un champ organisationnel ?
Nous reprendrons d’abord les dimensions constitutives du processus de structuration d’un
champ, pour nous demander à quel point le champ des fournisseurs de la Somaca est
structuré.
DiMaggio et Powell (1983, p.148) caractérisent le processus de structuration d’un champ
organisationnel par trois dimensions :
- Des interactions entre les organisations qui s’y trouvent.
- L’existence de relations de domination et/ou de collaboration entre les organisations
impliquées.
- La prise de conscience par les entreprises de leur appartenance au champ organisationnel.
Ces trois phases peuvent être identifiées dans le pôle de fournisseurs que nous étudions ? Si
oui, peut-on dire que nous sommes face à un « champ » au sens théorique du terme ?
Comment ce champ organisationnel se forme et se structure ?
Les résultats des entretiens réalisés dans le cadre de la recherche fournissent un certain
nombre d’éléments permettant d’apprécier le degré de la structuration du champ des
fournisseurs de la Somaca.
a- De faibles interactions entre les fournisseurs de la Somaca
Nous avons étudié dans ce point la première phase du processus de structuration du champ
organisationnel, à savoir les interactions entre les fournisseurs de la Somaca.
Dix fournisseurs sur les 12 interviewés déclarent que leur entreprise n’a pas beaucoup
d’échanges avec les autres entreprises du secteur automobile local. Il n’y a pas, par exemple,
d’échanges liés à des informations sur le marché, des informations techniques concernant la
fabrication des produits ; il n’y a pas non plus de partenariat entre ces entreprises pour la
production ou l’approvisionnement.
Par exemple, l’entreprise de conception et réalisation d'outillage de découpe et d'emboutissage
progressifs livre en rang 2 son concurrent direct qui est à Tanger sur des petits volumes mais
on ne peut parler de partenariat au sens où la relation est qualifiée par l’interviewé de relation
client fournisseurs classique. Par contre, cette entreprise a un réseau de partenariat
technologique avec des experts auxquels elle demande régulièrement des consultations

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techniques et des conseils. Nous ne pouvons donc pas considérer ces partenariats comme une
interaction entre les acteurs du champ organisationnel étudié.
C’est aussi le cas de l’entreprise qui opère dans la fabrication des pièces plasturgiques
destinées exclusivement au secteur automobile. Elle n’a pas également de relations effectives
avec d’autres fournisseurs de rang 1.
Un seul cas se démarque parmi ces fournisseurs, celles des entreprises fabricant de batteries
de moteurs. Les entreprises qui opèrent dans cette filière coopèrent avec leurs concurrents, vu
le voisinage des sites industriels.
Il s’agit, d’une part, d’une aide en ce qui concerne l’approvisionnement en matières
premières ; c’est ainsi que ses entreprises mettent à la disposition de chacune des stocks de
matières premières en cas de rupture de stock et inversement.
D’autre part, il existe une collaboration entre ces deux entreprises pour gérer les problèmes de
la filière « batteries » ; les deux entreprises font en effet partie d’un groupement d’intérêt
économique dont le but est de gérer la filière batterie. Les deux fournisseurs de la filière
« batterie » sont donc interdépendants les uns des autres du fait des ressources mobilisées.
Des relations d’interdépendance institutionnelle se créent donc entre ces entreprises ; ces
interdépendances objectives s’accompagnent par développement significatif des interactions
coopératives effectives entre les partenaires impliqués.
Egalement, les fournisseurs enquêtés ont souligné, par exemple, leur participation annuelle au
salon de la sous-traitance automobile organisé par l’Association Marocaine pour l’Industrie et
la Construction Automobile (Amica), et qui a pour objectif d’initier, de développer des
opportunités de collaboration entre les acteurs impliqués, en visant également la mise en
relation avec les donneurs d’ordres étrangers et sous-traitants. Malgré cette participation
annuelle, nous n’avons pas relevé une réelle collaboration entre les fournisseurs étudiés à
travers cette plateforme potentielle.
Au regard de ce premier élément de structuration de notre champ organisationnel, nous avons
remarqué un faible développement d’interactions coopératives. Les relations directes et
actives entre les fournisseurs étudiés sont donc quasiment inexistantes
La fragilité est encore visible dans le champ organisationnel étudié, bien que l'on signale
quelques efforts dans le sens d'améliorer la structuration du champ, comme par exemple la
collaboration entre deux entreprises pour gérer les problèmes de la filière « batteries ».
Le deuxième point relatif à la structuration d’un champ est, selon DiMaggio et Powell (1991),
l’existence de relations de domination et de collaboration entre les organisations impliquées.
b- L’existence de relations de domination et de collaboration entre les organisations
impliquées

Le deuxième élément de structuration du champ tient à l’existence de relations de domination


et de collaboration entre les organisations impliquées
Trois fournisseurs sur les 12 étudiés ont noué un partenariat avec un équipementier étranger,
soit dans le but de la restructuration de leur outil industriel, soit pour monter une nouvelle
unité industrielle.
Une entreprise qui opère dans la fabrication de glace, a conclu un partenariat en 2016 sous
forme d’une joint-venture avec une multinationale Japonaise de vitrage automobile, pour la
réalisation d’une usine de production de vitrage automobile visant à livrer la nouvelle usine de

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PSA à Kenitra. Le but de la JV est aussi d’acquérir de nouveaux marchés à travers un
élargissement de la gamme.
Dans le même sens, une autre entreprise de conception et réalisation d'outillage de découpe et
d'emboutissage progressifs a monté en 2017 une joint-venture avec un équipementier
automobile Espagnol nationalité installé à Kénitra en 2019. Le but de cette JV, qui emploiera
120 salariés, est de livrer des ensembles soudés ainsi que du petit emboutissage aux
équipementiers de PSA et de Renault. Elle permet donc à la fois d’élargir les marchés et de
monter en compétences. Pour le partenaire étranger, l’intérêt est d’avoir un partenaire local au
fait des rouages administratifs et s’insérer dans des réseaux locaux. La création de la joint-
venture s’inscrit dans les efforts du gouvernement marocain pour le renforcement de
l’intégration locale du secteur automobile qui serait amenée à 60% d’ici à 2020
(L’économiste, 2018).
Egalement, l’entreprise de fabrication de câbles de commande à distance pour l'industrie
automobile a quant à elle noué un partenariat avec un équipementier automobile français en
2016, après quinze mois de discussions. L’équipementier était déjà fournisseur de Renault
pour différents types de véhicules. L’objectif était de livrer le site de Renault à Tanger mais le
but est également de fournir d’autres clients du groupe dont les usines Ford en Espagne ou
encore PSA à Kenitra.
Ainsi, si les trois JV relevées ont d’abord été nouées dans le but de livrer Renault Tanger à
travers une montée en compétence technologique, il s’agit, à plus long terme, d’accéder à de
nouveaux marchés à l’international. Les partenariats se construisent par le partage d’intérêts
communs, par des relations de confiance et par une collaboration et une implication fortes de
chacun des partenaires afin d’atteindre les objectifs qu’ils se sont initialement fixés.
Une majorité des entreprises étudiées n’ont toutefois pas initié de partenariat avec leurs pairs ;
par exemple ; nous développerons dans ce qui suit le cas d’une entreprise qui n’était pas
motivée pour un partenariat puis un cas d’échec effectif.
- Des cas de manque de motivation pour un partenariat
Créée en 1992 à Casablanca, l’entreprise est spécialisée dans la fabrication de batteries de
démarrage et d’énergie. L’entreprise a démarré dans la rechange, et a évolué, ces dernières
années, pour devenir, l’un, fournisseur de Renault Tanger et de la Somaca
Le Directeur général de l’entreprise a déclaré que, bien que Renault l’ait poussé à trouver un
partenaire pour l’approvisionner en batteries, son entreprise n’avait aucun intérêt à monter un
partenariat avec une entreprise étrangère car elle disposait du matériel et outils nécessaires
pour une production autonome et le partenariat avec un équipementier étranger n’aura pas de
valeur supplémentaire créée et ne constitue pas un avantage sur un marché devenu très
concurrentiel et désormais plus facilement accessible à de nouveaux entrants.
L’entreprise a la possibilité de se développer toute seule, d’accéder à de nouvelles
technologies et à des savoir-faire non maîtrisés, de mieux structurer son marché, de construire
notre marque, déclare le directeur général. On peut constater que cette entreprise ne cherche
pas à développer les complémentarités coopératives mais se retrouve davantage dans des
rapports concurrentiels.
- Des cas de partenariats mis en échec
Parmi les entreprises concernées, l’une a mené des tentatives de partenariat, mais qui ont
toutes échoué. Nous développerons dans ce qui suit notre analyse des raisons de cet échec. Il
s’agit d’une entreprise qui opère dans la fabrication d'équipement et accessoires en matière
plastique ou dérivés destinés à l'industrie automobile.

9
D’après le directeur de production de l’entreprise, Renault a mis en contact en 2008 cette
entreprise avec un équipementier étranger, qui était l’un de ses fournisseurs traditionnels et
parmi les principaux équipementiers automobiles mondiaux de blocs avant et pare-chocs. Le
but était d’accompagner l’entreprise pour une montée en compétences à travers une assistance
technique. Le partenariat entre l’entreprise et l’équipementier, qui a duré deux ans (2008-
2010), a consisté en une assistance technique pour l’entreprise.
A la suite de ces deux ans, l’entreprise a cherché un partenaire pour une joint-venture dans le
but de consolider sa montée en compétences. L’entreprise contacte alors une multinationale,
française, pour monter un partenariat, l’accord avait comme clauses principales :
- Pour la multinationale : le développement de marché, la réalisation des outillages et
l’assistance technique ;
- Pour le partenaire local : l’industrialisation et la production des pièces en plastiques
Après le démarrage du partenariat, l’équipementier français est placé en redressement
judiciaire en 2008. A l'issue de cette procédure, Renault accorde en 2009 le marché de pièces
plastiques à cette dernière, ce qui exclue de fait l’entreprise concernée par notre étude de son
panel de fournisseurs.
Ce cas révèle différentes raisons sous-jacentes à l’échec dans un partenariat initié entre deux
acteurs industriels, l’un local, l’autre étranger.
D’une part, les causes d’échec peuvent émerger au moment où se forme le partenariat, suite à
des changements d’objectifs, un manque d’engagement et d’interaction, des exigences
excessives de la part d’un partenaire, une perte de confiance, un déséquilibre du partenariat en
faveur de la grande entreprise.
D’autre part, un manque d’expérience du partenaire local dans les négociations avec un
équipementier étranger, peut-être dû à une faible compréhension des politiques industrielles
des acteurs.
Notre analyse de cette deuxième phase de la structuration d’un champ organisationnel, celle
de l’existence de relations de domination et de collaboration entre les organisations
impliquées, montre ainsi que chaque acteur de notre champ organisationnel réagi de façon
variée : certains perçoivent la collaboration et le partenariat comme une complémentarité,
d’autres comme une rivalité.
Nous analyserons la troisième composante du processus de structuration d’un champ
organisationnel qui est selon DiMaggio et Powell (1991), celle de la conscience des
entreprises de leur appartenance à un champ.

- Un sentiment d’appartenance au champ organisationnel

Chez les fournisseurs de la Somaca, nous avons relevé l’existence d’actions communes
notamment dans la filière de fabrication de batteries de moteurs, dans laquelle certains acteurs
ont réussi à se solidariser pour faire pression sur les pouvoirs publics.
Ainsi, les deux acteurs interrogés dans ce secteur ont souligné l’existence d’une solidarité
avec leurs pairs. Les 2 producteurs locaux des batteries font en effet partie depuis 2015 d’un
groupement d’intérêt économique dont l’objectif était de défendre leurs intérêts devant les
pouvoirs publics, dans le but de structurer la valorisation des batteries usées. Ce groupement a
ainsi présenté les problèmes dont souffrent les producteurs de batteries, aussi bien que les
freins qui empêchent la filière de se développer

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Le problème majeur étant la rareté de la matière première dans la filière, à savoir le plomb,
l’objectif des producteurs était que le gouvernement régularise les exportations de plomb en
instaurant des licences d’exportation pour lutter contre la pénurie de la matière. En raison des
liens qui existent entre ces entreprises, elles tendent à développer la conscience de faire partie
d’un même champ, d’être interdépendantes.
Afin de répondre à la question de savoir si le pôle casablancais des fournisseurs de la
Somaca représente un champ organisationnel, nous avons abordé les trois phases théoriques
de structuration d’un champ organisationnel. Les résultats des enquêtes et des entretiens
réalisés fournissent un certain nombre d’indicateurs permettant d’apprécier le degré la
structuration du champ. Nous pouvons constater que notre champ organisationnel est encore
faible, en phase de structuration. Il nous semble que les actions communes des fournisseurs
venant de démarches individuelles sont relativement limitées et sont plutôt liées au partage
d’un métier commun, au co-sentiment d’appartenance à un secteur.
L’intérêt de ce niveau d’analyse est de focaliser l’attention sur la totalité des fournisseurs de la
Somaca pour identifier les influences exercées sur ceux-ci ou par ceux-ci. Dans ce sens,
l’émergence du champ organisationnel amène théoriquement au développement de pressions
institutionnelles qui vont pousser à l’homogénéisation des modes d’actions.

Conclusion
Ce travail proposait de s’appuyer sur la théorie néo-institutionnelle afin d’offrir un cadre
d’analyse susceptible de comprendre les comportements collectifs des fournisseurs de la
Somaca.
Nous avons étudié les fournisseurs de la Somaca qui étaient en place au moment de
l’installation de Renault à Tanger et du lancement des appels d’offres pour la recherche
d’équipementiers de rang 1. Le but était de caractériser ce pôle de fournisseurs, de rechercher
des tendances communes ou divergentes dans leurs comportements face à ce nouvel arrivant.
Nos analyses se sont basées sur des dimensions théoriques relatives à l’existence de modèles
de coalition, de structures inter-organisationnelles de domination, et l’apparition d’une
conscience d’appartenance au champ parmi les participants (DiMaggio et Powell, 1983).
Nous avons constaté que notre champ organisationnel est encore faible, en phase de
structuration. Il semble que les actions communes des fournisseurs venant de démarches
individuelles sont relativement limitées et sont plutôt liées au partage d’un métier commun, au
co-sentiment d’appartenance à un secteur d'activité.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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