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Brève note sur l'Ontologie

Author(s): Mikel Dufrenne


Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 59e Année, No. 4 (Octobre-Décembre 1954), pp. 398-
412
Published by: Presses Universitaires de France
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Accessed: 26-11-2015 04:23 UTC

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Brève note sur l'Ontologie
La réflexion contemporaine s'orientevolontierssur le problèmede
l'ontologie.Des influences diverses l'y engagent: la méditation de Hei-
degger d'abord,l'essaid'une ontologie phénoménologique Sartre,cer-
chez
tainsthèmesde Husserltelsque les interprète Fink,et déjà la dénoncia-
tionsystématique du psychologisme dans ses premières œuvres,enfinle
hégélianisme, ou du moins « »
l'interprétationmystique de Hegel que
M. Hyppolite faitdécidément prévaloir surl'interprétation « humaniste».
Mais toutesces influences conspirent aussi à donner à l'ontologieune
particulière
signification : on la poseen l'opposantà l'anthropologie. Peut-
êtrey a-t-illà un souvenirdes luttesqu'au xixe sièclela métaphysique
a dû menerpour survivrecontrele positivisme, le pragmatisme ou le
psychologisme. En tout cas cette opposition n'est pas sans conséquence,
moinspourle stylede l'ontologieque pourl'objetqu'onlui assigneet le
sens qu'on lui reconnaît. Ce qu'on appelleaujourd'huiontologiediffère
trèslargement de l'ontologietraditionnelle, et il n'est pas sans intérêt
d'examinercommentcette différence s'est progressivement établie;
on le feraici trèssommairement en centrantl'examen$urles notions
d'essenceet d'existence.
Ces notionsappartiennent éminemment à l'ontologie.Qu'est-ce,en
effet,que l'ontologietelle que Wolff,qui en a populariséle nom,la
conçoit? C'est la philosophie première, que Kant, reprenant une dis-
tinctionfaitepar la scolastique,appelleramétaphysique généralepar
opposé à la métaphysique spéciale,dont les trois disciplinescorres-
pondantaux idées de la raisonsontla psychologie, la cosmologie et la
théologierationnelles.Trois traitssontici remarquables. D'abord que
cetteontologiese propose,selonla définition de Wolff, comme« la science
de l'êtreen général» *, ou « de l'êtreen tantqu'être», sans prétendre
aucunement traiterde l'êtreabsolu,maispas davantageen traitantde
l'êtrecommed'un absolu2. Bien qu'elle se constituedans l'ambiance
d'une penséethéologique,elle n'est ni une théologieni une pseudo-

1. PhilosophiaWolfiana,par Stiebritz,Halle, 1764, I, p. 411.


2. Ceci, au reste,est vrai d Aristote: sa recherchen est pas exactementontolo-
gique au sens de Wolffen ce qu'elle portesur les substancesconcrètes; mais elle
inclutla théologiedans la philosophiepremière: le premiermoteurest une substance
parmid'autres,un ens et non un esse. Dans la fameusephraseque cite Heidegger,
Aristotepose la questionéternelledu ti to on et non du ti to einai. (Métaphysique,
21, 1028b.)

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Brèvenotesur VOntologie

théologie : en quoiil faudrapeut-être la distinguerde l'ontologie moderne


que nous verrons bien plus ambitieusement revendiquer, même si c'est
les les
pour laïciser, privilèges de la Si
théologie. l'ontologie traditionnelle
s'appellephilosophiepremière, c'est parce qu'elle est générale,et elle
n'estgénéraleque parcequ'elle opèreune généralisation : elle traitede
ce qu'il y a de communà tout être,ou, commedit encoreWolff, « de
l'êtreen généralet des affections générales des êtres » ce
*, que l'école
appelaitles transcendentia. Essenceet existencesont au premierrang
parmieux.
Mais l'essenceest encoreprivilégiée en ce qu'elle n'estpas seulement
unedesnotionsà élaborer, maisle modesouslequeltoutessontélaborées:
l'ontologiechercfhe à saisir les transcendentia selonleuressence,parce
que c'est là pour elle la fonction de
propre l'intelligence. Et, en effet,
cetteontologieadmetun primatde l'intelligence, naïvement, en quoi
elle est pré-critique, et aussi bien pré-cartésienne, bien que Descartes
aussi invoquel'adage de nossead esse,car l'intelligence ici est encore
conçue comme la faculté de procéderpar notions communes et d'aller
du généralau particulierplutôt que de l'idée au réel. Cette intelli-
gence,il va de soi qu'elle est habilitéeà édifierl'ontologie,et qu'il
s'agitde l'intelligence humaine*. Ainsil'ontologiede Wolffcommence-
t-ellepar l'exposédes principesde contradiction et de raisonsuffisante
qui serviront de fondement à l'ontologie,et dont le fondement est dans
notreesprit: « Earn experimurmentisnostraenaturam,ut, dumea judicat
aliquid esse,simul judicare nequeat,idemnon esse » 8. Ce créditspontané-
mentaccordéà l'intelligence confirme l'importanceque prendici la
notiond'essence.Car cette importanceprocèdede ce que M. Gilson
appelle l'irrépressible essentialismede l'intelligence: l'intelligencese
dérobedevantla penséede l'êtrecommetel, ainsique l'histoire desmots
l'atteste4.C'estdoncla mêmechosepourl'ontologie de penserl'essence,
au besoinen ordonnant cettepenséeau principede raison,et de se vouloir
rationnelle sansprocéder à unecritiquede la raison.Et la contre-épreuve
est facileà faire: lorsqueplus tard on récuseral'ontologie, que ce soit
au nomde l'action,au nomdu sentiment ou en faveurdu positivisme,
ce sera dans tous les cas parce qu'on limiteles droitsde l'intelligence,
et on contestera en mêmetempsla notiond'essence: que l'on penseà
Bergson,à Nietzscheou à Kierkegaard.
Et l'on sait aussi que Leibniz,et Wolffaprèslui, unissentla théorie
de l'essenceà la théoriedu possible.Car en dégageantl'essenceon est
1. ibid., p. 14.
2. Il en va de mêmepour une métaphysiquecommecelle de saint Thomas,dont
M. Gilsonmontrecommentelle fait droità l'esse lui-même,mais qui est toujours
tentéede privilégier l'essence,parce qu'elle faitde l'ontologie« la sciencede l'intelli-
giblepar excellence•. (L'Être et l'essence,p. 118.)
3. Op. cit.,p. 417.
4. Voirà ce sujetl'introductionde l'ÊtreetVessence.

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tentéde lui assignerun statutpropre: la notionde possibles'offre alors,


d'autantplustentantequ'elleest plus équivoque,car elle peutdésigner
à la foisce par quoila chosepeutexisterdansl'ordrede l'intelligibilité,
en quoi elle s'identifie à l'essence,et ce qui précèdele réeldansl'ordre
de la modalité,en quoi elle confèreun être à l'essence.Essentiaseu
possibilitas : l'essenceest à la foisla natureet le germede la chose,ce
qui faitque la choseest ce qu'elle est,et ce qu'elleest avant d'exister.
Ces thèmessont développéspar Wolff: « Par l'essencel'étantest pos-
sible» *. Le possibleestl'épreuvepréliminaire que l'êtredoitpasserpour
accéderau réel; certes,si ce qui existedoitd'abordêtrepossible,l'inverse
n'est pas vrai; mais l'existencen'est jamais « qu'un complément de
» se
possibilité qui comprend en fonction du possible, comme l'atteste
la définition de l'étant: « Ens dicitur,quodexistere potest,consequenter
cui existentia nonrépugnât 2. » C'est pourquoila philosophie est définie
« commela sciencedes possiblesen tantqu'ils peuventêtre». Et la dé-
marchefondamentale de l'ontologieva du pré-réel au réel.
Or, par rapport au mouvement de penséequi va de Suarez à Wolff,
l'ontologieprenddéjà avec Descartes une autre tournure. Descartes
n'accordepas de place aux problèmestraditionnels de l'ontologie.Ce
qui importe,c'est premièrement de connaîtreDieu, c'est-à-dire l'être
absolu,parceque c'estde lui que peutprocéder seulement la connaissance
des chosesqui sontl'expressionde sa puissance,et deuxièmement de
connaîtreles chosespar la physique.(Peu importeici la questionde
savoirsi, dans la penséede Desccartes,la seconderecherche primeou
nonla première.) L'ontologie se résorbe à la foisdans la théologie conçue
indépendamment dogmedu et dans la cosmologie conçue comme science :
dansl'étudedu logoset de la nature,commediraitHegel.Au reste,les
notionspropresà l'ontologien'ontpas à êtreélaborées: elles vontde
soi, à moinsqu'elles ne soientrédhibitoirement confuseset obscures,
commeles notionsde qualitéou de puissance.
Quant à la notiond'essence,elle prendune autre signification qui
annoncedéjà Spinoza,sinonHegel; ellen'estplusun pré-réel, un arrière-
plan,elle est le réelmême; commele montrefortement M. Guéroult,
elle est identiqueà l'existence.Certes,Descartesn'identifie pas encore
la penséeet l'objet : l'essence,en tantqu'elleest en idée,qu'elle est la
réalitéobjectivede l'idée, est distinctede l'existence,et doublement,
car l'idée de l'essenceet l'idée de l'existencediffèrent modalement, et
l'essenceen idéediffère réellement de l'existence hors de moi : ma pensée
n'estpas l'être,elle est seulement représentation de l'être.Mais a parte
rei, essenceet existencen'ont aucune différence : l'existenceest l'ac-

1. Ibid., p. 452.
2. Ibid., p. 447.
3. Ibid., p. 5.

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Brève note sur l'Ontologie

tualitéde l'essence.Cetteaffirmation est autoriséepar la révolution


méthodologique qui aboutit à la mathématisation du savoirettransforme
le sens de l'abstrait: les essencesne sontplus prélevéessur les choses
concrètes,puisquela perceptionest mise en doute,elles sont consti-
tuantesà l'égardde ces choses,commeserontchez Spinozales essences
singulières. Si nousavonsaccès à la vérité,si la sciencepeutbénéficier
d'uneévidenceapodictique,c'est parceque les essencesne sontpas des
généralités empiriques tiréespar abstractiondes chosessensibles,mais
«
que (l'entendement pur) contienten lui de façoninnéeles idéesdes
structures et des rapportsnécessairesqui, horsde moi,constituent les
choses» 1.Sansdoutel'entendement ne connaît-il d'abordque des natures
simples,maisces naturessontconstituantes à l'égarddes naturescom-
posées; l'abstraction que requiert ainsila méthode n'estdoncnullement
le résultatd'une généralisation qui irait du réel à l'idée,elle s'opèreà
l'intérieur des idées et va de l'idée au réel.Si les essencesque je saisis
en suivantl'ordre des raisons et qu'exprimentles idées claireset
distinctesne sont pas directement les essencesdes chosescomplexes,
ellesn'enserventpas moinsà rendrecomptede ces chosesen tantmême
qu'elles existent: leur simplicitégarantitleur universalité. Et c'est
ainsique la matièreest bienl'étenduegéométrique, et que la sciencede
la matièreest rationnelle et nonempirique.
Que la véritéde la science impliquel'identitéde l'essenceet de l'exis-
tencem'estattestépar ceci,que cetteidentitéapparaîten chacunedes
véritésque je découvre.Déjà dansl'idéedu moi,car c'estla mêmechose
d'affirmer que j'existe et que je suis essencepensante.Ensuitedans
l'idée de Dieu, dontla preuveontologiquem'assureque son existence
estl'êtremêmede son essencehorsde moi.Maisil fautdireencoreque
cela est vrai de touteschoses; la différence de Dieu aux chosestientà
ce quel'essencede Dieucomporte l'existence nécessaire, alorsquel'essence
d'une chose finiequelconquene comporteque l'existencecontingente ;
mais cela ne signifienullementpour Descartesque l'essence puisse,
commechez Malebranche ou Leibniz,avoirun êtreen dehorsde l'exis-
tence,cela signifieque l'essenceelle-même est crééeet contingente à
l'instarde l'existence: c'est-à-dire la
que chose, où existence et essence
n'ontentreelles qu'une distinction de raison,est crééeet contingente.
Dans cette notiond'une existencepossibleou contingente opposéeà
l'existenceparfaiteet nécessaire, le possiblene jouit pas d'un êtreauto-
nome: il n'estpas pourDieu,il est par Dieu ; il est toujourslié à l'idée
de la puissancedivine,il est ce que Dieu veutet peutfaireet nonce qui
se proposeà Dieu,commechezLeibniz: le Dieu de Descartesne choisit
pas entreles possibles,il choisitce qui doit être.Pour lui, possibleet
réelsontidentiques.Faut-ildireque sa libertéest nécessitécommeen
1. Gueroult,Descartes selon Vordredes raisons, I, p. 177.

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REVUE DE MÉTA. - N° 4, 1954. 27

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Spinoza ? Pas exactementpuisque les vérités éternellessont créées et


auraient pu être autres ; mais c'est pour moi qu'elles auraient pu être
autres,parce que je ne suis pas dans les conseils de Dieu. Une liberté
plus grande est donc laissée à Dieu, qui n'est même pas limitée par le
principede contradiction: « Je dis seulement,écrit Descartes à propos
de l'idée d'une montagnesans vallée, que telles chosesimpliquentcontra-
diction en ma conceptionK » Et l'impossible,qu'il faut bien évoquer
pour que le possible prenne sens, c'est seulementce qui limiteraitla
puissance infiniede Dieu : il est intérieuret non extérieurà Dieu. C'est
donc seulementpour moi que l'essence peut apparaître comme un pos-
sible doté d'un statut propreet indépendantdu réel,et c'est là une illu-
sion due à mon ignorance: l'essence en tant que distinguéede l'existence
ne réside que dans mon entendement; hors de moi elle est l'existence
mêmesi monidée est vraie,elle n'est riensi monidée est fausseou fictive:
« Le nombre que nous considéronsen général sans faire réflexionsur
aucune chose créée n'est point hors de notrepensée,non plus que toutes
ces autres idées générales que dans l'école on comprendsous le nom
d'universauxa. » Ainsi, en même temps qu'aux possibles, Descartes
interdittoute prétentionontologiqueaux universauxqui sont des idées
générales,et aux idées abstraitesqui proviennentde « la distinctionqui
se fait par la pensée » : la durée est un exemple des deux, invoquée au
§ 57 des Principescomme« durée en généralque nous nommonstemps»,
et au § 62 comme« n'étant distinctede la substanceque par la pensée ».
Restent donc la théologieet la cosmologie.Ces sciences ne sont-elles
pas déjà l'ontologie nouvelle ? En tout cas il fallait que l'ontologie
ancienne,celle qui s'épanouit encore chez Leibniz, fût condamnée; elle
l'est en même temps que la notion de possible et grâce à l'avènement
d'une nouvelle logique qui met la pensée en prise sur le réel et garantit
l'intelligibilitédu réel. Mais il faut encore observerque l'oppositionde
l'ontologie à l'anthropologieest déjà en germedans cette doctrine.Car
le sujet que découvrele cogito,qui est véritéet capable de vérité,s'im-
pereonnalisedéjà : il est naturepensanteen général.Sans doute Descartes
n'opère-t-ilpas systématiquementla distinctiondu transcendantal et
du psychologique,mais il reste que cette philosophieécriteen première
personnen'accorde pas de place, commel'a remarquéM. Guéroult,à la
théoriede l'individuationet qu'elle n'opposera pas d'obstacle à la con-
versionultérieuredu cogitoen cogitatumest.
Cette marche vers une autre conception de l'ontologie se poursuit
avec Spinoza. D'abord, Spinoza rejettetout autant que Descartesl'essen-
tialisme qui réalise le possible sous les espèces de l'essence ; la thèse
cartésienneselon laquelle « l'essence des choses produitespar Dieu n'en-

1. A Araauld,29 juillet 1648. Cité par Guéroult,op. cit.,II, p. 25, note 6.


2. Principes,I, { 58.

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veloppe pas Fexistence »* signifiepareillementla contingencedu fini,


c'est-à-direla non-substantialitédu mode ; car la contingencen'exclut
pas la nécessitéselon laquelle toutes choses procèdentde Dieu et sont
Dieu en quelque façon en vertu de cette nécessité; mais la contingence
qui restaureraitl'idée de possible, au lieu de signifierseulementla fini-
tude du mode, est une idée illusoire*. Mais il y a plu» : l'identification
de l'essence et de l'existencen'ôte pas toute signification à l'essencepuis-
qu'aussi bien, comme chez Descartes, l'essence peut être connue par l'en-
en
tendement dehors de l'existence ; mais l'essence alors se définitencore
en ionctionde l'existence.Si dans les Pensées métaphysiques où Spinoza
s'en tientà l'exposé de Descartes, l'existence n'est encoreque l'actualité
de l'essence,étant « ipsa rerumessentiaextraDeum et in se considerata» *
dans YÉthiquel'essence passe en quelque sorte au servicede l'existence.
Spinoza s'y occupe moinsdu rapportde l'essenceà la pensée,commedans
la Réformede Ventendement, où la relationde l'essence à l'idée introduit
la distinction de l'essence formelle et de l'essence objective, que du rap-
port de l'essence à la chose même,c'est-à-direde l'essence actuelle et de
l'essence éternelle. Alors l'essence exprimela naturede la chose non dans
l'espritqui la définit, mais dans la chose même ; elle est force,puissance
ou vertu : possibilité comme pouvoir et non comme modalité. Elle dé-
signe aussi bien la forme qui définit l'individualitéque l'effortpar lequel
cette individualitépersévèredans son être ; car « un individu composé
*
peut êtreaffectéde beaucoup de manièrestout en conservantsa nature »,
et l'on ne doit pas s'étonner qu'essence formelleet essence objective
puissent s'identifier: l'essence c'est l'idée, mais l'idée c'est l'âme de la
chose, au sens où l'âme est l'idée do corps, si bien que omnia animata
sunt5. Cette animationde toutes choses exprimeaussi bien Pimmanence
de l'essence à l'existence que l'immanencede l'idée à l'objet. La théorie
de l'identitéde l'essence et de l'existencecorroborechez Spinoza la théo-
rieessentiellede l'identilédes attributs: il suffit d'identifieressenceet idée.
1. Éthique,I, 24. Ci Réforme § 59 : « L'existencede ces chosessingu-
de l'entendement,
lières et changeantesn'a aucune connexionavec leur essence,c'est-à-diren'est pas
une véritééternelle.*
2. L'essence est donc identifiéeà l'existence,et cette identification est implicite
dans la définition que l'Éthiquedonnede l'essence(II, Déf. 2). Spinozala commente
plus loin (II, 10, Se.) en disantque le « vice versa » rappelleque « Dieu n'appartient
pas à l'essencedes choses singulières» ; mais il signifieaussi qu'il n'y a d'essence
concevableque si la chose existe.Et cette signification est peut-êtremêmela plus
valable, car on peut dire,commeionva voir,qu'en quelque façon Dieu appartientà
l'essencedes chosesfinies; unedialectiquedu finiet de l'infinis'amorcechezSpinoza,
bien qu'elle ne s'exprimeque chez Hegel.
3. I, cap. 2. Ici encoreon mesurela dinerencedes censéesmétaphysiques a iaunque :
ce qui était « la forcepar laquelle les chosesdurent» (éd. Appuhn,I, p. 471), par
laquelle elles ontla vie alors que Dieu comme dans la Bible est la vie, devientici
l'effort mêmedes choses,cet effort que le CourtTraitéappelaitdéjà Providence(ibid.,
p. 79),
4. Éthique,II, Lemme7.
5. Ibid., II, 13, Sc.

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Spinozane faitque développer ici les applications du cartésianisme, mais


les
en négligeant précautions que prenaitDescartespourdiscerner veri- la
tas rationum et la veritas rei.
Ainsil'essenceest affirmation de soi : elle confèreà l'êtredes choses
unesortede densitédu faitque les chosess'inscrivent actuellement dans
l'existence.Maisil fautallerplus loin.L'originalité de Spinozaconsiste
à identifier la nécessitéexistentielle, c'est-à-dire cetteplénitudeconférée
à l'existencedu faitde son identification à l'essence,avec la nécessité
logique: l'affirmation de soi que constitue le conatusn'estpas différente
de l'affirmation logiquequi est l'âme du vrai ; la choses'affirme dans
l'existencecommele triangleaffirme ses propriétés. Et cet existentia-
lismerationnel n'estpas sansconséquences : on voitdéjà poindrela théo-
riedu logosimmanent à la naturequi seraavec Hegella chartede la nou-
velleontologie.ChezSpinozatoutefois, l'ontologieest encorethéologie:
c'est Dieu qui est immanentau mode. En persévérant dans leur être,
comme« ellesnepeuventrienque ce quisuitnécessairement de leurnature
déterminée » 1, les chosesparticipent à la puissancede Dieu, obéissent
à unenécessité qui estDieu : « Toutce qui existeexprime en unmodecer-
tainet déterminé la natureou l'essencede Dieu » a. Dieu est« la causequi
faitque les chosespersévèrent dansl'existence » 8.En donnantaux choses
unstatutqui estle sien,Dieus'engageen quelquesorteenelles; YÉthique
parlerasouventde lui « en tantqu'il s'expliquepar l'âmehumaineou en
constitue l'essence» 4,et c'estunultimeproblème du spinozisme de savoir
si Dieu n'ygagnepas unepersonnalité et ne devientpas capabled'amour
en échoà l'amourhumain.
En toutcas,les chosesfiniesgagnentunesorted'éternité. Carl'actua-
litépeutsignifier l'éternitédansla mesureoù « nousconcevons les choses
commecontenuesen Dieu et commesuivantla nécessitéde la nature
divine». Maisn'ya-t il pas là uneobjectionà notrethèse? Ne faut-ilpas
direque c'estl'essenceseulequi estéternelle, et,parlà, séparéede l'exis-
tencepartoutela distancequiséparele tempsde l'éternité ? M.Guéroult
le suggèrelorsqu'ilopposesurce pointSpinozaà Descartes: « Spinoza,
pourqui il y a en Dieu,horsde ma pensée,uneessenceéternelle du corps
distinctede son existencetemporelle, une essenceéternelle de monâme
précédant sonexistence5.» Et sansdoute,Spinoza- qui n'estpas encore
-
Hegel se refuseà identifier tempset éternité : justeavantde prononcer
dans le ScolieV, 23, la phrasefameuse: « Atnihilominus, sentimus expe-
rimurque nosaeternos esse»,il assureque « l'éternité ne peutse définir par
le tempsni avoiraucunerelationau temps». Et pourtant, ne dit-ilpas

1. Ibid., Ill, 7, Dém.


2. Ibid., I, 35, Dém.
3. Ibid., I, 24, Gor.
4. Ibid., II, 11, Cor.
5. Op. cit., II, p. 384.

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que c'est« la chosemême» qui esten quelquefaçonéternelle? Il ne recule


pas devantl'identification de l'essencemêmeéternelle avec l'existence:
sansdouteest-cel'essencedu corps,et nonson « existenceactuelle», qui
est conçueavec une sorted'éternité *,maiscetteessenceenveloppealors
l'existence, et la preuveontologique s'étendà touteschoses.« Concevoir
les chosesavecunesorted'éternité, c'estdoncconcevoir les chosesentant
se
qu'elles conçoivent comme êtresréels par l'essencede Dieu,c'est-à-dire
en tantqu'en vertude l'essencede Dieu ellesenveloppent l'existence *.»
Ne pourrait-on direque l'éternité de l'essencese communique à l'existence
et que l'effortparlequelle corpsexistantpersévère danssonêtreestéter-
nel en lui, en sorteque toutedurée(la duréequi « commence avec les
choses» 8),est commeune imagemobilede l'éternité, de la mêmefaçon
que la nécessitéphysiqueà laquellesontastreintes les chosespérissables
est commeune imagede la nécessitélogiqueoù touteschosessontpen-
sées,subspecieaeterni, et que Dieu en extension est la mêmechoseque
Dieu en compréhension ?
Mais si l'existences'identifie jusque là à l'essence,cetteidentification
semblefaireperdreaux chosesl'individualité qu'ellessemblaient toutà
l'heureleurfairegagner: elle consacrel'individualité, maisen l'aliénant
en Dieu. Si l'hommese sauve et conquiertl'éternité par l'entendement,
« la partieéternellede l'âme,seulepartiepar laquellenoussoyonsdits
actifs» 4,c'est en prenantconsciencede son unionà Dieu : il n'estsoi
qu'en cessantde l'être,en devenantDeus quatenus.Ainsila penséede
Spinozahésiteici entredeuxconséquences possiblesdu cogitocartésien :
ou bienle reniement de la subjectivité par la subjectivisation de l'absolu
(Hegel),ou bienla consécration de la subjectivité, maiscommetranscen-
dantale(Husserl); et l'on peuts'interroger surle statutde la subjectivité
chez Spinoza.Mais il fautici en voirl'incidencepourl'ontologie: c'est
que l'ontologiene peutplus êtreun discourssurl'être; si elle est vraie,
c'estdéjà qu'elleest un discoursde l'être,c'estqu'enl'hommeDieu s'ex-
prime.L'hommepense,cetaxiomeénoncéau livreII signifie : Dieupense
en l'homme, la visnativade l'entendement dontparlela Réforme de Ven-
tendement, c'est finalement cettepuissancepropreà la substanceselon
laquelleelleestperse : « Noussommesunepartied'un êtrepensantdont
certainespenséesdans leur intégralité, certainesseulementpar partie,
constituent notreesprit5. » En sorteque l'ontologien'a plus à chercher
les propriétés de l'être,elle estla manifestation de la substance, de l'être
qui estla véritéde l'étant.Sans doute est-elleencore une théologie, mais
la
ce n'estplusdéjà théologie leibnizienne.

1. Cf. Éthique,V, 29.


2. Ibid., V, 30, Dém.
3. Penséesmétaphysiques, p. 445.
4. Éthique,III, 3 ; cf. V, 40, Cor.
5. Cf. Ibid., V, 40, Sc.

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C'estavec Hegelque l'ontologie achèvede prendresa formenouvelle.


Hegel, comme Schelling, penserla substance
veut de Spinoza,maiscomme
sujet : tel est le programme la
que s'assigne Phénoménologie. Faut-ily
voircetteapothéosede la subjectivité dontHeidegger reproche la méta-
à
physique occidentale d'avoir poursuivil'achèvement, en sorteque l'on-
tologieheideggerienne serait la rupture et non le prolongement de l'onto-
?
logiehégélienne Que signifie ici le sujet ? A première vue, c'estla con-
sciencedontla phénoménologie décritles expériences au long de l'his-
toire,apparaissant ainsicommeunephilosophie transcendantale concrète
qui décrit des expériences au lieu d'en réfléchir les conditions, le phi-
et où
losophe s'abstient d'intervenir. Mais ces expériences conduisentla con-
scienceau savoirphilosophique, c'est-à-dire au savoirdu mondecomme
savoirde soi,doncjusqu'ence pointoù elle dépouillesa particularité et
devientconscience de soi universelle. du
Alors, point de vue même de ce
savoiroù elle parvientà travers« les stationsqui lui sontprescrites par
sa proprenature», elle découvrequ'ellen'estpas ce qu'ellecroyaitêtre
danssa foinaïveet selonsa natureimmédiate ; ellen'étaitqu'unmoment
dialectique - le moment de l'histoire qui, bien qu'elle rassembledes
moments, n'est elle-même qu'un moment - et sa véritéest horsd'elle-
même, dans le Soi - Selbst et non Ich : le sujet n'est doncpas la subjec-
tivité, il est la substance, et le mot sujet a désormais un toutautresens,
de mêmeque le motréflexion lorsqu'onpasse de la réflexion transcendan-
tale à la réflexion il
spéculative, désigne l'être se
qui développe,s'oppose
à soi-même en se déterminant, et finalement s'affirme en surmontant sa
propredivision, comme la vie se nie elle-même dans les vivants particu-
liersqui ne sontvivantsqu'en portanten eux leurpropremortet s'af-
firme, parlà, commeuneindestructible continuité.
Le Soi estdoncrapportde soi à soi : poursoi. Et ce poursoi ne qualifie
pas la conscience commemodefini,il qualifiela substance; il désigne,en
elle, le mouvement par lequelelle est en relationavec ses modes.Mais,
précisément, il ne faut pas croireque l'infini créele finiet lui confère ainsi
uneréalitéautonome: le finin'estqu'unmoment dialectiquedansla vie
de l'infini, il n'a que l'autonomieapparented'un instrument au service
de l'absolu,à traversquoi l'absoluse réfléchit. C'est direque la théorie
du Soi dans cet apparentretourde Hegelà la révolution copernicienne,
n'estnullement unethéoriedu sujet.Et c'estparceque le Soi est essen-
tiellement dialectique, parcequ'il est négativité absolue,que M. Hyppo-
litepeutdéceler« l'immanence du Soi aux déterminations de la Logique» 1
qui confère à la Logiqueun caractère phénoménologique. Le sujeten tant
qu'humainest conduitpar la démarchemêmede la phénoménologie à
avouerqu'ilne possède,en somme,que cetêtrede l'imaginaire que l'ima-
ginationoctroieaux corpsfinisfautede les penserrationnellement sous

1. Genèse et Structurede la Phénoménologie...,p. 569.

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Brèvenotesur l'Ontologie

le signe de la nécessitéet avec une sorte d'éternité.La démarchede la


Phénoménologie n'est donc pas tellementdifférente de celle qu'accomplit
P Éthiquedu livre II au livreV, et selonlaquelle l'hommene se gagnequ'en
se perdanten Dieu, à ceci prèsque l'expériencede la conscienceest limitée
chez Spinoza à l'exercice de l'entendementet à l'épreuve des passions.
Spinoza nous propose,en tout cas, la même difficultéque Hegel : quel
statut donnerau mode fini? Y a-t-ilune véritéde l'imaginationqui lui
reconnaîtl'indépendance? Et commentpenser la relation de la sub -
stance au mode ? En introduisantla notionde dialectique, en faisant de
la médiationl'absolu véritable,en sorte que la créationest plus vraie à
la fois que le créateuret la créature,Hegel n'éclaire pas la difficulté.1 1
nous enseigneque l'absolu n'est pas l'être,mais le devenir; mais quel est
le rapportdu deveniraux termesqu'il joint, à l'être de l'infiniet au non-
être de la détermination? Encore une fois, quel est le statut du déter-
miné ? La dialectique éclaire-t-ellevraimentce qui est le problèmefon-
damentaldu hegelianismo,le rapportdu sujet àia substance,c'est-à-dire
du tempsà l'éternité,autrementdit de la Phénoménologie à la Logique ?
Du moinsfaut-ilcomprendreque l'homme est débouté. S'il y a une emi-
nente dignitédu philosophe,c'est pour autant qu'il cesse d'être homme,
qu'il se faitl'écho d'une voix qui n'est pas la sienne,commele poète ins-
piré se fait le poète de la poésie. L'on conçoit,d'ailleurs, que cette voix
ne tiennepas comptedes revendicationsde l'entendementhumain,trop
humain,et que, débouté par la dialectique,le principede contradiction
ne s'érigeplus en normecommechez Wolffau seuilde l'ontologie.L'homme
n'est plus la mesurede l'ontologie.
Il y a pourtantbien une ontologie,mais commediscoursde l'êtreet non
discourssur l'être. L'être est fondamentalement discours,pensée de soi-
même, ou devenir : devenir logique, dont le devenirchronologiquen'est
qu'un effet ou une illustration. Car les jugementssynthétiquesen les-
quels se résout ce discours sont absolument constituants: ils ne portent
pas sur la nature pour lui imposer des règles,ils la produisent.Le logos
figure cette aliénation de l'idée qui devient nature et qui nie en même
temps cette nature ; il dit cette tragédieque l'absolu joue éternellement,
cette histoirequi n'est plus historiqueparce qu'elle est la dialectique du
tempset de l'éternité.L'ontologieest donc le devenirde l'être,sa réflexion
en lui-même.Elle est bien le savoir absolu, le savoir du soi, mais, parce
que le soi est devenir,ce savoir n'est pas connaissance,il est devenir; la
sciencecommemouvementdu logos « contientaussi, en elle, cette néces-
sité d'aliéner de soi la formedu pur concept» *. Et c'est pourquoila Lo-
giquecommeprésentationde soi du logos,est et n'est pas à la foisl'onto-
logie. M. Hyppolitel'a très bien dit : « Le logosest plus que lui-mêmeet
contienten soi la nature,il est toute la philosophie,et on ne peut pour-

trad. Hyppolite,II, p. 311.


1. Phénoménologie,

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tant pas dire que Hegel réduit la philosophieau formalismede la Lo-


gique1. » Mais dans la mesureoù « la logique représentel'idée absolue
dans son mouvementspontané comme étant le verbe primitif» % elle
dépasse et fondeles sciencesphilosophiquesparticulières- philosophie
de la natureet philosophiede l'esprit- qui saisissentl'idée dans les modes
où elle s'aliène : « Le côté logique de l'idée absolue peut égalementêtre
considérécommeun mode ; mais alors qu'on désignepar le mot mode un
genreparticulier,une formeprécise,le logique est, au contraire,le mode
généraldans lequel tous les modesparticuliersdisparaissent,qui sertpour
ainsi dire d'enveloppe à ceux-ci. L'idée logique est l'idée même dans sa
pureessence 8.» L'ontologieest bienla Logique,mais à la double condition
de comprendrela Logique, d'une part commeen quelque sorte inspirée,
niant son auteur,l'espritfinià traverslequel elle s'exprime,d'autre part
comme portanten elle son proprecontraireet disant la nature et l'his-
toire,et cet espritfiniqui la dit en mêmetempsqu'elle dit l'idée, en sorte
que le passage du logosà la nature ou de la substanceau mode ne s'ac-
complitpas seulementau termedu développement,mais en chaque mo-
mentde l'idée. Elle est l'acte mêmedu logos,et le logos commeacte, qui
en se concevantconçoitson autre, engendrela natureet la nie. Elle est
donc la genèse absolue où toute véritéprendsens, où toute idée s'assure
d'être égale à son objet et tout espritd'être égal à sa tâche, à condition
de s'offriren holocausteà la dialectique et de n'être commemode qu'un
momentde la substance,une étape de la genèse.
Ainsi l'ontologieest sans communemesureavec l'anthropologie: non
seulementdans sa véritéelle n'est pas explicable par l'anthropologie(ni
par la personnede Hegel ni par son temps,car le savoir absolu se situe
horsde l'histoirepour comprendrel'histoire).Mais encore,dans son con-
tenu elle ne parle pas de l'homme,mais de l'être : l'être n'y saurait parler
que de lui-même.Ou plutôtelle comporteune anthropologie- Hegel écrit
bien une philosophiede l'esprit comme une philosophiede la nature -
mais destinéeprécisémentà réprimerles prétentionsdu cogito et à faire
apparaîtrel'homme comme le lieu d'une histoirequi le dépasse et qui
n'est plus historique.
On comprendalors que la notiond'essencene soit plus au cœur de l'on-
tologie. La Logique ne pose plus ses conditionsou ses normesà l'être. Il
ne s'agit plus d'aller du connaîtreà l'être,et la connaissanceest un mo-
mentde l'être commelogos.La pensée se situe d'embléedans l'être parce
qu'elle est l'être qui se pense. L'essence ne figuredonc plus dans l'onto-
logie que comme un moment,le momentoù l'être immédiat,au lieu de
passer horsde soi et de n'êtreplus qu'extérieurà soi, commeest la chose
contingentechez Spinoza, passe en lui-mêmeet s'intériorise; et cette
1. Op. cit.,p. 581.
II, p. 550.
2. Logique,trad. Jankélévitch,
3. IOtd.

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Brève notesur VOntologie

positionde soi n'est pas sans analogie avec le conatusspinoziste; seule-


mentelle est en mêmetempsnégationde soi, car l'essenceimpliquel'appa-
rencede mêmeque l'essentiel; ¡maiscette négationà son tour est niée et
l'être immédiat qui trouve son fondementdans l'épreuve de l'essence
devient la réalité, dont la déterminationest « rapport infini avec soi-
même» *. Il est remarquableque dans cette dialectiquel'essence ne soit
pas opposée à l'existence,mais à l'apparence : c'est « le rapportentrel'in-
térieuret l'extérieurqui fait apparaîtreson momentessentiel» ". L'exis-
tence n'est pas en questiondans cette philosophiedu plein. Et le possible
n'y a pas de place, étant pris aussitôtdans le mouvementdialectiquequi
le joint au réel : « Ce qui est réellementpossiblene peut êtreautre que ce
qu'il est.... Il n'existeentrela possibilitéréelle et la nécessitéqu'une dif-
férenceapparente8.» Ici éclatel'oppositionavec Wolff: « Dire d'une façon
purementformelle: c'est possible,c'est énoncerune propositionaussiplate
et vide que le principede contradictionlui-mêmeet chacun des contenus
qu'on peut lui assigner4. » Si l'ontologie est le fait de l'absolu dans sa
manifestation, elle ne peut partirque de l'être pour en suivrele devenir
logique, et non du possible. C'est toujours l'être qui se médiatisepar le
moyen du néant par quoi il se déterminequand il se réfléchit, et non par le
moyeu de cet hybride d'être et de néant que serait le possible : le néant
seul est digne de nier l'être pour l'affirmer, il est le seul ressortvalable
de la réflexion, commeon le verrachez Heidegger.
Car nous pouvons maintenantévoquer Heidegger,le situerau terme
de ce mouvementde pensée qui fondel'ontologiesurle refusde l'anthro-
pologie. Il nous semble que très grossièrement une coupures'établit dans
la philosophiemoderneentre le mouvementque nous avons essayé de
jalonneret qui aboutiraità Heidegger,et un mouvement,celui dont Hei-
deggerest en droitde se désolidariser,qui unit Descartes, Kant, Husserl
et Sartre,au long duquel l'affirmation du cogitos'approfonditpar la révo-
lution copernicienne,puis par la réductionphénoménologique.Certes,
Heidegger désavouerait le parrainage de Hegel, lui préférantcelui de
Kant ; mais c'est peut-êtreen partie parce qu'il négligela signification
•du Soi chez Hegel. Cependantde Heideggerà Hegel il serait absurde de
nierles différences, et, en particulier,celle-ci,la plus apparente: avec Hei-
degger,l'ontologiese raréfiejusqu'à n'être plus que le perpétuelprojet
d'elle-même,au lieu que chez Hegel l'ontologiea un volume considérable,
puisqu'elle occupe toute la logique et, en un sens, toute la philosophie.
Mais comment? Au prix, nous ne dironspas d'une imposturegéniale,
mais d'un acte de démesurephilosophique,déjà magnifiquement assumé

1. Ibid., II, p. 27.


2. Ibid., II, p. 177,
3. Ibid., II, p. 208.
4. Md., II, p. 200.

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par Spinoza * : Hegel prononcel'avènementdu savoir absolu, c'est-à-dire


de l'identitédu savoiret de l'absolu en substituantle spéculatifau trans-
cendantal, et en affirmantl'identitéde l'identitéet de la non-identité,
par quoi l'être se définitcommelogos ou comme médiation. (Ce qui lui
permet,d'ailleurs,de jouer sur les deux tableaux : de garderle bénéfice
de l'apparenteclartépropreau dualismetout en revendiquantle prestige
du monisme.)
Or, Heideggerveut aussi dépasser le dualisme. Mais point par la dia-
lectique. Plutôt, fidèleen cela à Kant, en recherchantle transcendantal
du transcendantal,en cherchantà la dualité une racine commune. Il
pense l'Être commesourceplutôtque comme médiation,commelumière
plus que comme mouvement,comme poésie plus que comme tragédie.
Alors que Hegel s'inscritencoredans la traditionrationalisteet privilégie
le savoir et la conscience puisque l'absolu est l'identitéde la conscience
de soi et de l'objet, Heideggerprivilégieplutôtla vision%et c'est en ce sens
qu'il est effectivement en droit de dénoncerun subjectivismehégélien :
c'est bien l'absolu qui, chez Hegel, est sujet ; mais qu'il soit sujet signifie
qu'il est consciencede soi : il est cet entendementintuitifcapable d'une
intentionalitéabsolumentconstituantequi, en se pensant éternellement
lui-même,conçoitet nie en mêmetemps la nature comme son autre ; il
est donc encorepensé en fonctionde la conscience,bien que, en tant que
conscienceuniverselle,il fondeles consciencesparticulières.Heideggerr
par contre,a bien une façonproprede dépasserle dualisme.Ce n'est plus
en invoquantla consciencecommelieu de la médiation,c'est en invoquant
l'Être comme présencedans laquelle la conscienceest présenteavec les
autres étants, sinon sur le même plan qu'eux. Dès lors, ce qui constitue
l'absolu, l'objet de l'ontologie,ce n'est pas le devenirde l'Être commesoi,
c'est la révélationde la présencecommelumière.Et l'on pourraitmon-
trerque la notiond'essenceest désormaispensée à partirde là : l'essence,
c'est la véritéde l'objet, mais la véritécommeavènementet non comme
structure: l'essentielc'est d'apparaître,d'entrerdans la présence.C'est
pourquoi la non-essencequ'implique l'essence est « la non-véritécomme
dissimulation», l'ombreoù surgitla lumière.Et c'est pourquoil'Essai sur
la vérité« aide la réflexionà se demandersi la questionde l'essence de la
vériténe doit pas êtreen mêmetempset d'abord la questionde la vérité
de l'essence » 8 : question qui s'éclaire elle-mêmeen comprenantl'essence
commevérité,toutes deux penséescommeÊtre. Et l'on voit ici comment

1. Entendonsbien : cette démesuren'est pas le fait du philosophequi s'identi-


fieraità Dieu ; elle impliqueau contrairede sa partla plus grandehumilité,car elle
est le faitde la philosophiemême: si le savoirest absolu,c'est parceque l'absolu est
savoir,parce que le vrai cogitoc'est Dieu.
2. En quoi il est peut-êtreplus prochede Spinoza: car chez Spinozal'entendement
n'estplus qu'un « filsde Dieu » ; la penséen'estqu'un attribut,et la substanceen son
fond,commedira Schelling,est inintelligible.
trad,de Waelhenset Biemel,p. 103.
3. De l'essencede la vérité,

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Brèvenotesur l'Ontologie

HeideggeraccomplitHegel : la dialectiqueque Hegel introduitentre


essenceet apparencedevientici l'identitéde l'essenceet de l'apparaître,
l'apparaîtreétantl'acte mêmede l'Êtreau seinde l'apparence.
Et cetteconfrontation de Heideggeravec Hegel peut se poursuivre.
D'une part,en effet, le mouvement par lequell'Être à la foisse dévoue
et se dérobe,doncapparaîtà la foiscommeêtreet commenéant- mou-
vementdontla purefigure estle temps,commechezHegell'histoire est
le devenirdu logos- répondchezHegelau mouvement du logosqui se
révèledansl'espritet se nie dansla nature.D'autrepart,la conception
du Dasein commetranscendance et finitude où la conscience trouveson
origine sans que ce soient des
originellement propriétés de la conscience,
répondà la relationdu finiet de l'infini; le Dasein,par sa doublerela-
tionau Sein et à l'homme,répondà la dialectiquequi lie la conscience
singulière à la conscience universelle de soi. Et l'ambiguïté de cetterela-
tionattestela difficulté ces
qu'affrontent théologies de l'immanence et
que la notion de dialectique chez Hegel définit plusqu'elle ne la résout:
comment le Sein qui n'estpas créateurconstitue-t-il, pour son service,le
Dasein ? Comment la lumièrese donne-t-elle le regardoù elle devient
lumière?
Cetteproblématique est décisive: l'analytiquedu Dasein est, dans
Sein undZeit,l'ontologiefondamentale. Cetteontologien'atteintl'Être
que dans le mystère de sa relation au Dasein. Maisl'Êtrelui-même, parce
qu'elle ne l'identifie pas à cette relationcomme Hegell'identifie à la média-
tion,elle ne le saisitpas, elle se prétendsaisiepar lui. Elle ne peutrien
direde l'Être,sinonque l'Êtrese dit.Perdule contenu traditionnel, récusé
le contenuhégélien,l'apothéosede l'ontologiesembleêtresa mortpar
inanition.Et il ne seraitpas sans intérêtde confronter son destinavec
celuide l'art contemporain, qu'un même souci de puretéou d'authenti-
citéengagedansla voie de l'abstraction où il risquede périren pensant
s'accomplir ; car l'ontologies'exténuedans son effort de « remontée au
fondement » : ellene peutplusqu'affirmer sa proprepossibilité.
Le paradoxede cetteontologiepeutencores'énoncerainsi: Alorsque
l'ontologie traditionnelle réservait les droitsde la théologiesans se con-
fondre avec elle,l'ontologie moderne usurpeles prérogatives de la théolo-
gietouten proclamant la mortde Dieu. Les philosophies successives de
l'immanence ontsapé l'idéede Dieu : Spinozacritiquela notionde créa-
tion,Hegelfaitde la religion un moment de l'esprit,Heidegger ravale,au
moinsà un certainmoment de sa pensée,le divinà l'ontique: philosophi-
quement,Dieu est mort.Maisil vitdansla philosophie qui le nie : cette
philosophie est animéepar une tellepassionde l'absolu,attestéepar le
soucide dépasserle dualisme,qu'elleen vientà trouverDieu dansla phi-
losophiemême; dans le savoirabsolucommedevenirde Dieu, ou bien
dans la Parolecommedemeurede l'Être où l'hommehabite.Mais avec
HeideggercetteParoleest silence.L'ontologieétouffe dans l'air raréfié

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MickelDufrenne

des cimes: elle n'est plus que sa proprepossibilité,sans que puisse jouer
une dialectiquedu possibleet du réel.
Ainsi l'ontologie se trouve-t-elleaujourd'hui acculée à une décision
radicale. Et l'on pourraitmontrerque le courantde pensée qui va de Des-
cartes à Husserlpar Kant est dans la mêmesituation: car la subjectivité
transcendantaleen est venue,elle aussi, à revendiquerles privilègesdivins,
et le transcendantalà fairefigurede transcendance.Faut-il donc orienter
l'ontologievers une théologieen revenantà l'idée d'existencetelle que la
conçoit M. Gilson ? Faut-il, au contraire,réhabiliterl'anthropologieet
chercheren elle la véritéde l'ontologiecommele proposeSartre? Quelque
parti qu'on prenne,n'est-il pas impossible d'en rester à l'identification
ambiguëd'une ontologieseulementpossibleet d'une théologieimpossible,
à moinsde consentirà fairede la philosophie,au delà de la sagesse et au
delà du savoir, une mystique?
MlKEL DUFRENNE.

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