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« Ni Dieu, ni maître », telle est la devise de l’anarchisme, une

conception politique qui refuse toute autorité, tout pouvoir de


contrainte, toute domination, qu’elle soit religieuse ou sociale, et qui
pense que seule la destruction de l’État permettra la liberté
individuelle. L’anarchisme est donc une philosophie avant tout, mais…
quels sont ses fondements?

Le meilleur point de départ pour comprendre l’anarchisme, c’est la


Révolution française, car elle renouvelle la notion d’individu et la notion
d’État. La Révolution française proclame que l’individu est une fin en
soi, que le bonheur, l’épanouissement et surtout la liberté de l’individu,
doivent devenir la raison d’être de toute organisation politique. Si la
Révolution française place la liberté individuelle au cœur de son projet
politique, c’est parce qu’elle est l’héritière directe de la philosophie des
Lumières. Selon les philosophes des Lumières, l’individu est un être
capable de penser par lui-même. Et puisqu’il est capable de penser par
lui-même, l’individu n’a pas besoin d’une autorité religieuse pour lui
dire qui est Dieu et quelle est la loi de Dieu. Il est capable de la
découvrir rationnellement. De la même manière, l’individu qui pense
par lui-même n’a pas besoin d’une autorité morale pour lui enseigner ce
qui est le bien, le bon, ou le juste. Pour connaître ces valeurs, il ne doit
se fier qu’à sa raison. Or, si l’individu rationnel n’a besoin d’aucune
autorité pour lui dire quelles sont les vraies valeurs morales et la
meilleure loi à suivre, l’individu rationnel est aussi capable de se
gouverner lui-même. Cependant, il y a un paradoxe au sein même de la
philosophie des Lumières…

Ce paradoxe est très simple : si le premier des droits humains, c’est la


liberté, cette liberté soulève une contradiction. Une contradiction qui
s’explique par le fait que l’être humain est tiraillé entre deux instincts :
l’altruisme et l’égoïsme. L’altruisme, c’est l’instinct social de l’être
humain. C’est cet instinct qui lui permet d’évoluer, de progresser, de
comprendre et d’améliorer le monde (même s’il est vrai que certains
progrès ont pu être motivés par une volonté égoïste de s’enrichir). La
philosophie, les sciences, les inventions et le progrès n’ont de sens qu’à
partir du moment où les hommes vivent en société. Le fait que l’être
humain fasse passer le destin de l’espèce humaine avant son intérêt
égoïste, c’est ce qui permet le progrès de l’espèce humaine dans tous
les domaines.

Mais l’être humain n’est pas seulement motivé par son instinct social et
son altruisme, il est aussi motivé par son instinct de conservation. C’est
cet instinct de conservation qui explique son égoïsme. L’égoïsme, c’est
la tendance naturelle de l’être humain à vouloir satisfaire ses propres
intérêts avant ceux des autres. Or pour ce faire, l’être humain a besoin
d’une liberté spéciale : le droit de propriété… Et c’est la volonté de
concilier ces deux instincts qui va empêcher la Révolution française
d’aller jusqu’au bout de son rêve d’émancipation totale de la société, en
considérant le droit de propriété comme une liberté fondamentale.

En effet, si l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme de


1789 affirme que : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux
en droits », dès l’article 2, la Déclaration précise que ces droits sont
notamment la liberté et la propriété. Puis, l’article 17, dernier article de
la Déclaration, ajoute que : « la propriété est un droit inviolable et
sacré. » Ainsi, la liberté et la propriété sont mises sur le même pied et
tout se passe comme si, pour les rédacteurs de la Déclaration de 1789,
la liberté était garantie par le droit de propriété et la propriété était
nécessaire pour jouir de la liberté, presqu’au point que ces deux valeurs
en viennent à se confondre. La liberté, ce serait la liberté de posséder,
et posséder, ce serait jouir de sa liberté. Être libre et être propriétaire
seraient donc les deux faces d’un seul et même droit. Et c’est
précisément contre cet amalgame que va s’élever, dès 1793, le
philosophe anglais William Godwin.

William Godwin est un commentateur enthousiaste de la Révolution


française, ce qui lui vaut en Angleterre d’être à la fois adulé et détesté.
Godwin est l’auteur qui fait les liens entre les idéaux de la Révolution
française et les futurs idéaux anarchistes. C’est Godwin, le premier qui
déclare que si l’être humain est doué de raison, alors aucun pouvoir,
aucun gouvernement n’est légitime. L’ambition de tous les pouvoirs
étant toujours d’empêcher l’homme d’exercer pleinement sa raison,
aucun pouvoir ne peut se maintenir sans détruire, ou du moins sans
réduire, la rationalité en chaque homme. Mais là où Godwin vise le plus
juste, c’est lorsqu’il déclare que l’ennemi absolu du genre humain et de
la raison, c’est… l’État.

Pour comprendre cette idée, gardons à l’esprit ce que nous savons à


propos de la Révolution française. Non seulement, elle met sur le même
plan la liberté et la propriété, mais surtout, elle suggère qu’il n’y a pas
de liberté possible sans propriété privée. Or, le fondement de
l’anarchisme, c’est de penser qu’au contraire, là où il y a de la propriété,
il n’y a pas de liberté. Autrement dit, ces deux droits, la liberté et la
propriété, que la Révolution de 1789 faisait passer pour
complémentaires, sont en réalité antinomiques et s’annulent l’un
l’autre. En effet, pour que le droit de propriété soit garanti, il faut se
doter d’un pouvoir qui fasse respecter la propriété par la force. Et ce
pouvoir, bien sûr, c’est l’État. C’est pourquoi, selon les anarchistes, l’État
n’est pas garant de la liberté. L’État, son appareil policier, militaire,
judiciaire, administratif, éducatif et culturel, n’a finalement qu’une
mission : préserver par tous les moyens le droit de propriété. Voilà
pourquoi la Révolution française est une révolution inaboutie.

Proudhon a dit : « La propriété, c’est le vol. »

Évidemment, quand les anarchistes affirment que la propriété, c’est le


vol, ils entendent le mot « propriété » dans un sens très précis : on ne
parle pas ici de posséder ses vêtements, sa maison, ses meubles, ses
moyens de travail ou de subsistance. Quand les anarchistes disent « la
propriété, c’est le vol », ils parlent d’une propriété bien précise : la
propriété lucrative. C’est-à -dire le fait de posséder des biens ou des
actifs qui génèrent des revenus ou des profits. Autrement dit, c’est le
fait de non pas posséder quelque chose pour soi, mais de posséder
quelque chose qui permet de tirer profit du travail des autres. Posséder
une entreprise dans laquelle on ne travaille pas, c’est de la propriété
lucrative. Tout comme occuper des biens immobiliers que l’on n’occupe
pas, ou encore de posséder du capital avec lequel on spécule (des
actions, par exemple), etc. C’est pourquoi pour les anarchistes, la liberté
ne doit connaître qu’une seule exception absolue, qu’un seul interdit :
celui de posséder quelque chose qui nous permet d’exploiter autrui. Et
c’est si et seulement si on renonce à cette liberté-là, que toutes les
autres libertés deviennent possibles.

Si l’anarchisme n’est pas une philosophie de l’égoïsme, elle est en


revanche une philosophie de l’individualisme. Et cette nuance est
délicate, car comment faire la nuance entre égoïsme et individualisme?
C’est en fait assez simple : l’égoïsme, c’est avant tout un comportement,
alors que l’individualisme est une idée politique. L’égoïsme, c’est le
comportement d’une personne qui ne se préoccupe que de ses propres
intérêts et de son propre bien-être. Cela peut prendre la forme, par
exemple, d’accumulation de richesses sans se soucier de l’exploitation
des autres. Au contraire, l’individualisme est une idée politique qui vise
à l’émancipation de chaque individu. Arrêtons-nous un instant sur cette
notion d’individu. On ne peut pas comprendre la philosophie de
l’anarchisme sans définir précisément ce qu’est l’individu. Pour cela,
revenons encore une fois sur la Déclaration des droits de l’homme.
Quand on dit « les droits de l’homme », on ne dit pas « les droits DES
hommes », et c’est cette différence entre le singulier et le pluriel qui
pose un problème. Il y a un gouffre entre les droits d’un être humain
abstrait (l’homme), qui ne correspond en fait qu’à un concept, et LES
hommes (et femmes, tous les êtres humains), qui correspondent, eux, à
la réalité.

Quand l’anarchisme considère qu’il n’y a pas UN homme, comme il n’y a


pas UNE femme, mais qu’il n’y a que des individus, une multitude
d’individus, tous différents, tous singuliers, tous uniques. Et c’est
pourquoi les anarchistes n’aiment pas beaucoup la notion d’humanisme
et lui préfèrent celle de l’individualisme. L’humanisme, c’est une
doctrine abstraite, qui parle d’un homme abstrait. Et cet homme
abstrait n’est qu’une idée générale, alors que l’individualisme est une
philosophie concrète qui parle de chaque individu, avec chacun ses
différences. En somme, le concept d’homme est une notion froide et
abstraite, alors que l’individu est une réalité concrète et vivante. Et si on
voulait résumer l’anarchisme en une phrase, on pourrait dire qu’il s’agit
d’une philosophie politique qui a pour but de libérer les individus de
toute domination sociale.

Bien sûr, c’est là que les choses se compliquent, car pour libérer les
individus de toute domination sociale, il faut non seulement abolir la
propriété, abolir l’État, abolir l’autorité et abolir les classes sociales. Et
un tel dessein semble évidemment relever de l’utopie. Notons tout de
même que les anarchistes ont proposé divers moyens d’organisation
sociale pour construire une société égalitaire, libre et solidaire. Alors
évidemment, on peut se demander si ces solutions sont réellement
applicables en l’absence d’autorité, puisque l’Histoire, au contraire,
semble montrer que les êtres humains ont besoin de structures sociales
et de hiérarchie pour organiser leur vie en communauté…

Mais essayons de penser le problème différemment. Imaginons que le


pouvoir, l’État, le tyran soit aussi à l’intérieur de nous, qu’il ait réussi à
coloniser nos âmes… Par exemple, quand nous parlons de l’État, nous
en parlons comme d’un appareil administratif qui est extérieur à nous
et en imaginant qu’il est extérieur à nous, on ne voit pas que l’État est
aussi incorporé en nous. Que par l’éducation familiale, scolaire et
culturelle que nous avons reçue, les traditions dont nous avons hérité et
les tabous que nous respectons sans forcément les interroger, nous
nous faisons nous-même les propres relais des forces qui nous
dominent. Si nous prenons conscience de cela, alors nous pouvons
commencer par détruire au moins une partie de l’État : la partie qui est
en nous.

La plupart du temps, quand on respecte une idée, une valeur, une


œuvre d’art, une institution ou bien un régime politique, c’est parce
qu’on nous a appris à respecter ces choses. Nous ne les respectons pas
par intuition, nous les respectons par apprentissage. Et comme c’est
l’État qui a établi toutes les normes de notre apprentissage, lorsque
nous interrogeons la notion d’État, nous le faisons inconsciemment,
avec une logique qui reste enfermée dans les schémas de pensée que
l’État nous a inculqués et qui, finalement, profitent à l’État. Pourtant,
sans forcément renverser l’ordre social extérieur, l’anarchiste peut
commencer par renverser son ordre social intérieur, l’ordre social qui
est en lui, pour parvenir à conquérir l’autonomie de sa propre pensée et
de ses propres valeurs. Renverser l’ordre social en soi, c’est faire un
pari : le pari que lorsque l’État cesse d’être ancré en nous, alors nous
cessons aussi de le respecter quand il est extérieur à nous, face à nous
ou au-dessus de nous.

L’anarchisme n’est donc pas seulement une lutte politique, c’est aussi et
d’abord une lutte philosophique. C’est par la philosophie, en effet,
qu’on apprend à détruire tous les préjugés que le pouvoir nous a
inculqués. Et parmi ces préjugés, il y a peut-être celui qui nous dit que le
pouvoir est nécessaire à toute vie sociale. Ainsi, la lutte qui se joue dans
le monde social, la lutte entre l’envie d’obéir et l’envie de désobéir est
aussi la traduction d’une lutte intérieure. L’instinct d’obéissance, qui est
peut-être un instinct de mort, affronte dans notre conscience l’instinct
de liberté, qui est sans doute un instinct de vie. Personne ne peut
prévoir l’issue de cette lutte, mais une chose est certaine : si
l’obéissance est contagieuse (voir de plus en plus de personnes devenir
obéissantes et conformistes, cela donne parfois envie de devenir soi-
même obéissant et conformiste), alors de la même manière, voir de
plus en plus de personnes animées par une soif intense de liberté, cela
donne envie d’être libre et de désobéir au pouvoir.

Dans son discours de la servitude volontaire, écrit il y a presque 500


ans, Étienne de La Boétie soutient que contrairement à ce que nous
croyons, la servitude n’est pas imposée par la force, ni par le pouvoir,
elle est d’abord un acte de soumission volontaire, que ce n’est pas le
tyran qui vole la liberté au peuple, c’est le peuple qui abandonne sa
liberté au tyran. Sinon, comment expliquer qu’un si petit nombre de
tyrans contraigne l’immense multitude de la population à lui obéir
servilement? Soyez donc résolus à ne plus obéir, écrit La Boétie, et vous
serez libres. Bien sûr, si l’anarchisme n’est qu’un mot, faire de La Boétie
un penseur anarchiste est un anachronisme, un contre-sens historique,
mais si l’anarchisme est une idée, alors peut-être était-il le premier
véritable philosophe anarchiste. En tout cas, il vaut mieux être
anarchiste sans le savoir, que se croire anarchiste sans l’être. Parole de
philosophe!

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