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Chap. 4 : LES FONDEMENTS ÉTHIQUES DU LIBÉRALISME.

 Problématique : quels sont les fondements éthiques du libéralisme ?


 Quelle est leur valeur ?

Introduction :
Historiquement, le libéralisme est une doctrine de philosophie politique, moderne et
morale (John Locke et Montesquieu sont les pères de cette philosophie) fondée sur la liberté et
la reconnaissance de l'individu. Il a pour but initial de rationaliser et ordonner les relations
sociales. L'État moderne ou État de droit émerge avec la réflexion libérale. Le libéralisme
classique repose sur l’idée que chaque être humain possède des droits fondamentaux naturels
précédant toute association, et qu'aucun pouvoir n'a le droit de violer, et prône la liberté
d'expression des individus. Les doctrines émergentes du libéralisme au début du XIXe sont le
socialisme et le capitalisme. Ces doctrines insistent sur l'importance du mérite et du travail,
contre les privilèges et l'arbitraire. Dans le domaine économique, le libéralisme économique
défendu par les classiques notamment, soutient l'initiative privée, la libre concurrence et son
corollaire l'économie de marché. Il est ainsi congruent avec le capitalisme1 , à la différence du
socialisme défendant la propriété collective. Sur le plan social et politique, le libéralis me
politique veut limiter les obligations imposées par le pouvoir, au nom de la propriété privée, au
profit du libre choix et de l'intérêt de chaque ind ividu indépendamment des autres7,8. Il prône
des pouvoirs politiques encadrés par une loi librement débattue et défend un État de droit et des
contre-pouvoirs. La question de l'articulation entre « libéralisme économique » et « libéralisme
politique » reçoit des réponses variées.
Ainsi le libéralisme peut se manifester paradoxalement de façons diverses, voire
opposées. Le « libéral » peut être suivant le cas celui qui exige de l'État qu'il brise une tradition
qui contraint la liberté de l'individu (caste, statuts, discriminations ou privilèges), celui qui
défend la liberté de pratiquer une tradition (pour la religion par exemple). Sur le plan
économique certains libéraux souhaitent que l'État intervienne pour donner une capacité
d'action économique (en luttant contre un monopole, la pauvreté, le manque d'éducation ou
d'investissement), quand d'autres s'opposent à l'intervention du pouvoir dans la sphère
économique (dans le respect de l'initiative privée, de la libre concurrence, de l’égalité de
traitement). Les limites à fixer à l'action de l'État, ainsi que les modalités de l'action publique,
notamment aux rôles respectifs de l'action administrative et de la loi, sont donc sujets à débat
au sein même du libéralisme. La plupart des libéraux considèrent que l'action de l'État est
nécessaire à la protection des libertés individuelles, dans le cadre de ses fonctions régaliennes,
et nombre d'entre eux (comme Adam Smith, Raymond Aron, Karl Popper ou Benedetto Croce)
acceptent et même recommandent certaines interventions de l'État dans l'économie, notamment
en matière de contrôle et de régulation. À l'opposé, les libertariens refusent à l'État toute
légitimité dans quelque domaine que ce soit. Ceux-ci se distinguent du libéralisme, en rejetant
l'État de droit et en défendant des idées très libérales voire libertaires.
Au libéralisme classique (le centre), fondé davantage sur la liberté en tant que droit négatif
(limiter le champ d'action pour permettre l'expression de la liberté de tous)note 1, s'oppose entre
autres le libéralisme social ou socialisme fondé sur la liberté en tant que droit positif (protection
exigée du souverain contre la misère matérielle ou la pression morale communautaire, quitte à
accorder au souverain un droit de coercition sociale à cette fin). L'égoïste Max Stirner apporte

1 Michel Ducharme, Damien-Claude Bélanger et Sophie Coupal, Les idées en mouvement : perspectives en histoire
intellectuelle et culturelle du Canada, Laval, Presses Université Laval, coll. « Cultures québécoises », 2004, 281
p. (ISBN 978-2-76378-054-2, ISSN 1719-0029, lire en ligne [archive]), p. 101.
des arguments instructifs contre le libéralisme politique et social, dans son ouvrage L'Unique
et sa propriété. Une certaine pensée libérale, venue des pays anglo-saxons, a soufflé sur le
monde occidental au cours des années 1980. Se posant en défenseurs de la liberté des citoyens,
les représentants de ce courant ? Milton Friedman et Friedrich Hayek ? ont instruit le procès de
l’État, jugé trop interventionniste. Ils ont inspiré les gouvernements (Thatcher et Reagan)
comme les institutions internationales (Banque mondiale, FMI, etc.) et ont laissé une empreinte
forte, encore perceptible en ce début de siècle dans certaines déclarations d’hommes politiques
et d’intellectuels, y compris à gauche. Les propagateurs de ces idées ont soutenu qu’ils ne
faisaient que réaffirmer la pensée des fondateurs du libéralisme, notamment celle d’Adam
Smith. Il n’est donc pas inutile de confronter les points de vue des Anciens et des Modernes en
la matière. C’est ce que Francisco Vergara a entrepris de faire dans cet essai, démontrant, au
terme d’une analyse comparative fine que le courant de pensée ultralibéral qui réunit Hayek et
Friedman appartient à une tradition philosophique opposée à celle du libéralisme classique. À
partir de là, il s’efforce de reformuler et d’apporter des réponses à des questions qui restent
d’actualité : où doit s’arrêter le rôle de l’État ? Jusqu’où peut aller la liberté de l’individu ?
1. Les principes du libéralisme
a. Un socle commun : l’individu
Max Weber a souligné le fondement commun et le même socle anthropologique de tous
les libéralismes : l'individu. Aussi, la domination de l’État par la société et l’absorption de l’État
dans la société n’ont rien à voir avec les idées défendues par le libéralisme classique. L'État,
après avoir été maitre de l'individu, doit se mettre à son service. Si ce n'est pas le cas, selon la
thèse classique, le régime peut être officiellement libéral, mais demeure toujours non libéral sur
le fond. Le libéralisme s'oppose aux doctrines collectivistes, jugées antilibérales ou trop
libérales mais aussi à l'amoralisme. Dans le champ politique, le libéralisme s'inscrit dans
l'héritage des doctrines du droit naturel ; en résumé, le passage de l'État nature à l'État civil
s'établit sur la base d'un volontariat émanant d'individus libres. Dans le champ économique, il
s'inscrit dans l'héritage des doctrines éthiques, qui stipulent que l'intérêt général est le produit
de la combinaison des intérêts particuliers, élaborées par Baruch Spinoza2 et Blaise Pascal3 .
b. La possession de soi
Le fondement de la pensée libérale est une théorie du droit selon laquelle chaque être
humain est seul maître de lui-même et possède des droits fondamentaux et inaliénables qui
découlent de sa simple existence et sont inhérents à la nature humaine, indépendamment des
structures sociales dans lesquelles il est (ou n'est pas) inséré. Ces droits sont le droit à la liberté
et le droit à la propriété. Par ailleurs, du droit à la vie découlent le droit de légitime défense
contre toute agression, le droit à la sûreté et le droit de résistance à l’oppression. La
définition de la liberté individuelle est celle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme
et du citoyen de 1789 :
« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi,
l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent
aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. »
Certains philosophes des Lumières lui préfèrent la définition suivante :

2 Don Garrett, The Cambridge Companion to Spinoza, Cambridge, Cambridge University Press, coll. « Cambridge
Companions to Philosophy », 1996, 465 p. (ISBN 978 -0-52139-865-7, lire en ligne [archive]), p. 263.
3 Rachel Hammersley, The English Republican Tradition and Eighteenth-Century France: Between the Ancients

and the Moderns, Oxford, Oxford University Press, coll. « Studies in Early Modern European History MUP »,
2013, 272 p. (ISBN 978-1-84779-304-1, lire en ligne [archive]), p. 19
« La liberté est l'autorisation de n'obéir à aucune autre loi extérieure que celles
auxquelles j'ai pu donner mon assentiment »4 .
La liberté se traduit par le droit pour chacun d'agir comme il le décide afin de poursuivre
ses objectifs propres par ses moyens propres, d'échanger, de s’associer et de contracter
librement, de s'exprimer librement et de choisir librement ses sources d’information.
c. La signification du droit de propriété.
Le droit de propriété est le droit pour chaque individu de disposer à sa guise du fruit de
son activité et des richesses qu'il a créées ou acquises de façon légitime, ainsi que de
s’approprier toute chose (par exemple l’espace qu’il occupe ou l’air qu’il respire) qui n'est pas
déjà la propriété d'un autre individu. Ces droits ont un caractère universel. Ils sont applicables
à tous les êtres humains, à tout moment et en tout lieu, ce qui fonde l’égalité en droit. Un droit
naturel se distingue d'un droit positif en ce que son exercice ne suppose rien quant à l’action
d’autres personnes et qu'il ne découle pas d'une définition législative. « Personnalité, Liberté,
Propriété [...] sont antérieures et supérieures à toute législation humaine. » (Bastiat). La thèse
des droits naturels est largement développée par John Locke. De cette théorie est issue la
conception moderne des droits de l'homme qui a fourni historiquement une partie de la
justification idéologique de la Révolution américaine et de la Révolution française.
d. Libéralisme du droit naturel et libéralisme utilitariste
Cependant, la théorie des droits naturels a été vigoureusement contestée par Jeremy
Bentham et John Stuart Mill. Selon ces deux auteurs, dont les idées sont déjà présentes in nucleo
chez David Hume (Enquête sur les principes de la morale, Section V, Pourquoi plaît l'utilité,
Deuxième partie), les principes du libéralisme ne ressortissent pas au respect de droits naturels
dont Bentham et Mill nient par ailleurs l'existence, mais à la contribution essentielle de la liberté
à notre bonheur. Pour les utilitaristes, une société heureuse est une société libre où chacun vit
comme il l'entend tant que cela ne nuit pas à autrui. C'est le principe de non-nuisance développé
par J.S. Mill dans son De la liberté. L'utilitarisme pense donc que les sociétés libérales sont
celles qui maximisent notre bonheur.
On voit dès lors où se situe la différence entre l'école libérale des droits naturels dont
Kant est un des représentants les plus marquants, et le libéralisme utilitariste.
L'utilitarisme admettra par exemple le sacrifice de certains au bonheur du plus grand nombre
tandis que le libéralisme d'obédience kantienne tiendra la vie humaine pour sacrée et inaliénable
puisque le respect absolu de la vie d'autrui est imposée par le droit naturel. Se pose alors la
question de savoir si une démocratie libérale a le droit d'enrôler ses citoyens lorsqu'elle est en
danger. Faute d'envisager des cas tels que la guerre, la théorie libérale des droits naturels
s'interdit de penser le rôle de l'État (dont la version extrême libertarienne conteste du reste la
légitimité) dans les relations internationales.
Inversement, l'utilitarisme libéral peut courir le danger grave de justifier les
raisonnements du type la fin justifie les moyens. Jusqu'où a-t-on le droit de sacrifier le bonheur
de certains au bonheur du plus grand nombre ? Ou bien encore : y a-t-il place pour l'eugénisme
dans une société libérale ?
e. Droit positif et droit naturel
Le droit positif s'oppose au droit naturel. Il se pose comme une science positive du droit.
Pour les partisans du droit positif, à savoir les utilitaristes et les libéraux politiques (jacobins,
socialistes, idéalistes, romantiques, positivistes, ordolibéraux et keynesiens), l’État n'est pas
soumis au droit commun, contrairement à ce que stipule le droit anglais, mais dit le droit. Hegel
explique que le droit naturel est abstrait. Il s'agit dès lors, de donner une réalité matérielle au

4 Kant, note de la 2e section de Vers la paix perpétuelle


droit. Les libéraux politiques rejettent l'empirisme et le subjectivisme des classiques, car ces
doctrines nient la raison (en réalité le rationalisme), estiment que la morale repose sur des
sentiments innés et insistent sur l’expérience propre à chaque individu. Les classiques
considèrent que les politiques ne sont pas des libéraux et les politiques estiment, quant à eux,
que les classiques ne sont pas de "vrais philosophes". La philosophie de l'Histoire de Hegel est
encore aujourd'hui hégémonique dans l'enseignement et dans les milieux politiques et
intellectuels. La querelle se situe également sur la question de la liberté. La liberté des classiques
est la liberté négative : être libre, c'est respecter la liberté et les droits d'autrui car celui-ci est
également un individu libre. Les libéraux politiques embrassent cette définition, mais
considèrent que la liberté est aussi d'ordre politique. Alors que les libéraux politiques fondent
la liberté sur la vertu (amour de la justice, des lois et de la patrie), comme les Anciens. Les
classiques se méfient de l'État et font davantage confiance aux corps intermédiaires
2. Les différents aspects du libéralisme
Le libéralisme classique (aujourd'hui le centre politique) admet que l’institution de l’État
est nécessaire pour faire respecter l’interdiction de la violence. Chacun doit renoncer à utiliser
la violence, selon le principe fondamental de responsabilité ind ividuelle, et en confier à l’État
le monopole, au service de la protection de chacun contre tous les autres. L’État étant une
organisation humaine, les libéraux classiques (Whigs, Girondins) pensent que le risque que les
hommes qui le composent abusent de ce monopole de la violence est permanent. En même
temps qu’il est le garant des libertés, l’État est donc perçu comme la plus grave menace pour
ces mêmes libertés. Lui accorder « le monopole de la violence légitime » (Max Weber) a pour
contrepartie nécessaire de limiter son domaine d’action de façon rigoureuse. Pour les
minarchistes et les adeptes de l'école autrichienne d'économie, c'est-à-dire les héritiers des
libéralismes classiques, les seules fonctions légitimes de l’État sont celles qui assurent la
protection du citoyen : police, justice, diplomatie et défense nationale. Ces fonctions forment
l’État minimal limité à ses fonctions dites régaliennes. Dans l’exercice de ces fonctions, l’État
doit être soumis aux mêmes lois que les citoyens (le droit commun), et ne pas faire de lois qu’il
ne s’appliquerait pas à lui-même (le droit administratif de Napoléon par exemple). Le
libéralisme classique prend sa source dans le droit anglais et romain. Le libéralisme classique
ne se prononce pas sur la forme institutionnelle de l’État, mais seulement sur l’étendue de ses
pouvoirs. Il préfère néanmoins les dispositions qui permettent de limiter effectivement ces
pouvoirs, comme la démocratie et la séparation des pouvoirs. Le libéralisme classique ne
reconnaît pas de droits particuliers aux majorités, même démocratiquement élues. De la même
façon qu’il interdit à un plus fort d’imposer sa volonté à un plus faible, il interdit à un plus grand
nombre d’individus d’imposer leur volonté à un plus petit nombre. Le rôle de l’État libéral n’est
pas de faire régner la loi de la majorité, mais au contraire de protéger la liberté des individus et
des minorités contre les plus forts et les plus nombreux. En particulier, le libéralisme classique
refuse qu’une majorité, même démocratique, puisse étendre le domaine d’action exclusif de
l’État au-delà de l’État minimal. Cette philosophie politique pourrait se résumer en trois
citations :
Michel de Montaigne : « Les princes me donnent prou s’ils ne m’ôtent rien, et me font
assez de bien quand ils ne me font point de mal ; c’est tout ce que j’en demande » (nota : prou
signifie beaucoup) ;
Jean-Baptiste Say : « À la tête d’un gouvernement, c’est déjà faire beaucoup de bien que
ne pas faire de mal » ;
Frédéric Bastiat : « N’attendre de l’État que deux choses : liberté, sécurité. Et bien voir
que l’on ne saurait, au risque de les perdre toutes deux, en demander une troisième »52.
Ces positions ont été développées au xxe siècle par l’École des choix publics, qui analyse
les actions de l’État comme celles d'une organisation comme les autres (qui défend les intérêts
particuliers de ceux qui la composent ou qui la soutiennent) et constate la non-existence de l’«
intérêt général » (dans la mesure où il est impossible d'en donner la moindre définition ou
caractéristique). Cette vision de l'État rejoint celle des penseurs de l'amoralisme53,54 et
s'éloigne de l'idée de justice, défendue traditionnellement par le libéralisme. Cette école suppose
que l'État est illibéral par essence. En revanche, les amoraux préconisent d'ignorer la morale et
le droit, et donc le libéralisme.
Les libertariens ou anarcho-capitalistes, affirment que la sphère des attributions légitimes
du pouvoir politique est vide, et que le risque pris en confiant à l’État le monopole de la violence
est trop grand pour valoir d’être couru : ils considèrent donc l’État comme un ennemi et prônent
sa disparition totale et la fin du politique ; l'économiste anarcho-capitaliste Hans-Hermann
Hoppe, quant à lui, estime dans son ouvrage Democracy: The God That Failed que la monarchie
est un moindre mal par rapport à la « démocratie » pour contenir l'État, même s'il souhaite ce
qu'il appelle une « société de droit privé ». Cependant, Hans-Hermann Hoppe parle de
monarchie absolue et non de monarchie constitutionnelle. Il rejette également les Lumières.
Aussi, la proximité de certains libertariens avec l'extrême droite et leur rejet de l’État de droit
les distinguent du libéralisme55.
Les démocraties modernes sont qualifiées de libérales car y sont institués l’État de droit,
la séparation et la limitation des pouvoirs ainsi que la liberté de la presse. Elles prennent soit la
forme d’une République (exemple : Allemagne, Inde, France) soit d'une monarchie
constitutionnelle (exemple : Espagne, Norvège, Pays-Bas, le Royaume-Uni et son
Commonwealth, Suède).
3. Les différents courants
a. L’école classique anglaise
Deux positions coexistent dans la tradition classique. À la suite d’Adam Smith, l’école
classique anglaise (Smith, Malthus, Ricardo, Stuart Mill) légitime une certaine intervention de
l'État dans la sphère économique en lui assignant d'abord trois devoirs :
« Le souverain n'a que trois devoirs à remplir [...]. Le premier, c'est de défendre
la société de tout acte de violence ou d'invasion de la part d'autres sociétés
indépendantes [...]. Le deuxième, c'est de devoir protéger, autant qu'il est possible,
chaque membre de la société contre l'injustice ou l'oppression de tout autre membre,
ou bien le devoir d'établir une administration exacte de la justice [...]. Et le troisième,
c'est le devoir d'ériger ou d'entretenir certains ouvrages publics et certaines
institutions que l'intérêt privé d'un particulier ou de quelques particuliers ne pourrait
jamais les porter à ériger ou à entretenir, parce que jamais le profit n'en
rembourserait la dépense à un particulier ou à quelques particuliers, quoiqu'à l'égard
d'une grande société ce profit fasse plus que rembourser les dépenses »5
Au fil de la Richesse des nations, Adam Smith ajoute d'autres prérogatives à l'État. Il
prévient que la « main invisible » n'intervient que dans des situations de concurrence, comme
dans le petit artisanat, et avertit que, pour leur part, les industriels conspirent toujours ensemble
afin de faire monter les prix. L'État a donc le devoir de sauvegarder les conditions de la
concurrence contre les capitalistes. Enfin, certaines activités de l'industrie ont des effets non
souhaitables (principe des externalités) : la division du travail abrutit les hommes ; et il faut
souhaiter que l'État prenne en charge ces désagréments, en assurant l'éducation de la population
par exemple.
b. Les classiques français
Pour les classiques français (Turgot, Condillac, Say), le libéralisme économique est
essentiellement l’application de la philosophie libérale aux actes économiques : l'économie n'est

5 Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Livre IV, chap. IX
qu'un des domaines de l'activité humaine où l'État n'a pas de légitimité à intervenir autrement
que comme un acteur économique sans privilèges particuliers, et dans le plus petit nombre de
domaines possible : la protection des citoyens, l'exécution de la justice et la défense contre
d'éventuels agresseurs. Ils jugent inutile et dangereuse toute intervention supplémentaire,
considérant d'une part que l'initiative privée, informée par le marché, est à même de suppléer
avantageusement la plupart des fonctions de l'État, et, d'autre part, que l'extension de la sphère
d'intervention de l'État conduit à une croissance non maîtrisée de la sphère publique au
détriment de l'initiative privée, à des inefficacités chroniques, et même à d es dérives totalitaires.
c. L’école autrichienne
À cette forme du libéralisme classique, l’École autrichienne ajoute l'idée que tout accord
librement consenti ou ensemble d'échanges librement consentis augmente la satisfaction des
participants telle que perçue par chacun d'entre eux, car s’il en était autrement, celui qui se
sentirait lésé refuserait cet accord qui n’aurait donc pas lieu. La liberté d’échanger et
d’entreprendre est vue par ces auteurs à la fois comme un cas particulier du principe
philosophique de liberté, donc un impératif moral qui s’impose indépendamment de ses
conséquences, et comme un moyen qui conduit le plus probablement à la plus grande
satisfaction générale.
d. Le rôle de l’État
La vision conséquentialiste du rôle de l'État est devenue prédominante de nos jours
avec la conception néoclassique, qui voit dans la liberté des échanges un moyen d’arriver à un
optimum économique. Pour certains néoclassiques, l’État doit alors faciliter l'enrichissement
des citoyens, jouer un rôle primordial en tant qu'arbitre des échanges économiques, assurer le
respect de l'exécution des contrats, encadrer les échanges marchands par une législation adaptée
afin de corriger les défaillances du marché, gérer les biens publics, ouvrir des voies
commerciales, etc. D'autres néoclassiques arrivent à la conclusion d'une nuisance générale des
ingérences de l'État.
De même, le keynésianisme ou les diverses formes du « libéralisme de gauche », tout en
se réclamant du libéralisme, recommandent une intervention « raisonnable » et limitée de l’État
dans l’économie pour assurer le plein emploi, la stabilité économique et la croissance ; mais
aussi pour mettre en place un « plancher » sous la société libérale afin d'aider les plus démunis,
tout en gardant à l'esprit qu'il importe d'interférer le moins possible avec les libertés
économiques et politiques fondamentales. Pour Noam Chomsky, au-delà de la vision
traditionnelle du libéralisme comme volonté de limiter les fonctions de l'État, « à un niveau plus
profond, la vision libérale classique est issue d'une conception précise de la nature humaine, qui
met l'accent sur l'importance de la diversité et de la libre création. Cette conception s'oppose
donc fondamentalement au capitalisme industriel, qui se caractérise par son esclavage salarial,
son travail aliénant et ses principes hiérarchiques et autoritaires d'organisation sociale et
économique »57.
4. L’éthique libérale
a. La liberté de choisir ses propres fins et responsabilité.
La morale libérale peut se résumer par un seul précepte : Tu ne violeras pas les droits
naturels d’un autre être humain. Elle laisse chacun libre de choisir ses propres fins, ses
propres moyens et sa propre morale, dans la mesure où il n’empêche pas les autres d’en faire
autant. Réciproquement, ces droits impliquent des obligations qui forment le noyau d'une
morale personnelle. Ils impliquent l’interdiction de toute agression contre l’intégrité de la
personne, du meurtre, du vol et de l’esclavage sous toutes leurs formes, et de toute forme de
dictature. Ils commandent la tolérance à l'égard des idées, des croyances et des actes d'autrui.
À part cela, le libéralisme ne prescrit aucun comportement particulier au niveau
individuel. Il considère que la morale et les religions sont hors de son domaine et se borne à
interdire l’usage de la contrainte en matière religieuse ou morale, comme dans toutes les autres
matières. La responsabilité, inséparable de la liberté et de la propriété, dit que chaque individu
doit supporter les conséquences de ses actions, bonnes ou mauvaises. C'est une condition de la
liberté : si autrui devenait responsable de nos actions, il devrait acquérir l'autorité pour nous
imposer ses vues et donc restreindre notre liberté (un peu comme le ferait un parent envers son
enfant). C'est aussi une composante de la sûreté d'autrui.
b. L’égalité, le rejet de l’immoralisme et de l’amoralisme.
La notion de liberté est liée à celle d'égalité en droit : la liberté des autres implique de leur
reconnaître les mêmes droits que ceux qu'on s'accorde. Pour les libéraux, tous les êtres humains
doivent être traités comme des égaux quelles que soient leurs différences. Le libéralisme n'est
pas l'anomie ou l'immoralisme comme absence de règles de droits. Le droit est formé d’une
part par le droit naturel, et d’autre part par le droit positif qui est le produit des contrats passés
entre les individus.
Le libéralisme est l'exact opposé de l'amoralisme. L'amoralisme refuse de considérer la
responsabilité, le bien et le mal, l'amour pour l'humanité et le respect de l'individu aut rement
que comme des superstitions religieuses. À la Renaissance, certains idéologues de la jeune
bourgeoisie et de l’église féodale (Machiavel, le jésuite Loyola, Liguori, Busembaum) estiment
que la moralité est complètement subordonnée à des objectifs politiques et privés au nom
desquels toute méthode est justifiable ("la fin justifie les moyens" ou "la force fait le droit").
Machiavel a été une source d'inspiration pour les libéraux allemands (romantiques,
nationalistes, idéalistes). Son amoralisme a contribué à la théorisation de la realpolitik, idée
constructiviste aujourd'hui défendue par les néoconservateurs. L'amoralisme se situe au-delà du
clivage entre les libéraux et étatistes antilibéraux. Max Stirner, critique les libéraux modernes
justement parce qu'ils prétendent que la raison d'État sert le plus grand nombre, alors qu'en
réalité elle se place au-dessus de la morale et du droit.
c. Le rôle pacificateur du marché.
Le marché a un rôle central dans le libéralisme. Dès les premiers essais libéraux, le
marché apparait comme canalisateur des libertés concurrentes et des intérêts particuliers au
sein de la société. Pour la théorie libérale, la transformation de ces intérêts particuliers en
amélioration pour tous se fait par le marché, sans lequel les intérêts divergents seraient
destructeurs (en s'exprimant sous d'autres formes que le commerce). Ce processus porte, dans
la théorie libérale, le nom de « rôle pacificateur du marché ». Compte tenu d'un risque naturel
de constitution de cartels (ou trusts), toutes les grandes démocraties occidentales se sont dotées
de lois anti-trust comme le Sherman Antitrust Act, qui visent à rétablir la fluidité des rapports
économiques et protéger voire institutionnaliser la libre concurrence. Cette protection de la libre
concurrence est considérée comme une gageure par certains économistes. D’autres ajoutent que
les lois qui régissent le comportement des entreprises doivent être les mêmes pour toutes
indépendamment de leur taille, et que toute discrimination reposant sur la taille des entreprises
est illégitime et contre-productive. D'autres encore considèrent à l'inverse que le libéralisme
suppose l'existence de lois antitrust garantissant la pérennité de la concurrence sans obstruction
des entreprises géantes, tout en demandant à l'État de garder son rôle d'arbitre, et non de
joueur60. Faute d'un État fort, il serait par exemple difficile d'interdire les pratiques de vente
liée61, qui entravent par définition la libre concurrence. C'est pour la même raison – interdiction
d'entente entre des producteurs économiques, mais cette fois-ci des ouvriers – que la grève fut
quelque temps au 19ème siècle considérée comme activité illégale.
5. Critiques du libéralisme
a. Une liberté purement formelle
Une objection, transversale à plusieurs courants de pensée, est que le « libéralisme
philosophique » fait la promotion d'une liberté purement formelle. Des critiques, de nature
marxiste ou psychosociologique, opposent les libertés formelles (droit de circuler, par exemple)
aux libertés réelles (capacité économique de réellement circuler, par exemple). Ces critiques
reprochent aux libéraux de favoriser les droits de l'individu sans se préoccuper des conditions
d'existence de ces mêmes individus au sein de la société. Le conservateur Michel Villey rejoint
sur ce point la pensée marxiste quand elle soutient que si les droits formels libéraux sont
supposés profiter à tous, ils ne profitent en réalité qu'à ceux qui peuvent matériellement les
exercer : les riches, les propriétaires.
b. Un individualisme abstrait
Des auteurs, comme Charles Taylor, avancent que les présupposés individualistes du
libéralisme ne trouvent pas de traduction concrète : l’unité sociale est essentiellement le groupe
selon leurs observations, et l’individu ne peut être appréhendé dans sa totalité sur des bases
uniquement et strictement individuelles. Selon le groupe qui est considéré, on trouve différentes
variétés d'holisme prenant en compte des réalités collectives telles que l’entreprise,
l’association, la famille. Selon ces critiques, l'individu ne peut pas être une force agissante ou
se considérer de prime abord comme libre au sein d'une société de masse. Toutefois, il ne faut
pas confondre l'individualisme avec l'égoïsme68: l'individualisme est un dogme défendu par les
libéraux et les libertaires, fondé autour des libertés et droits individuels. Or, les égoïstes, étant
amoraux, répugnent au libéralisme69. Ainsi, cela va à l'encontre de « l'égoïsme » randien, par
exemple, car l'objectivisme est une doctrine libérale. Un égoïste ne peut pas être respectueux
de la justice, de la morale, du Droit et de la Raison.
c. Une liberté illusoire
David Hume, dans son ouvrage Traité de la nature humaine, explique que la liberté est
une illusion, n'a aucune existence matérielle. Il définit la volonté comme étant la possibilité
d'agir et de penser selon les limites de la nécessité. La thèse défendue par Hume70 est que nous
sommes déterminés par des forces extérieures à notre conscience. La vraie liberté, c'est de d'être
conscient de son égoïsme, des déterminismes qui pèsent sur nous. Nietzsche combat le libre -
arbitre, qui satisfait selon lui à un "instinct de punir et de juger" ; le libre-arbitre n'est qu'une
illusion religieuse qui vise à assurer le triomphe des valeurs réactives de la faiblesse et aussi à
assurer la suprématie du pouvoir "des faibles" sur "les forts" en inculquant la « mauvaise
conscience » et le ressentiment, alors que, pour Nietzsche, l’action libre réside entièrement dans
l'affirmation de "la volonté de puissance". Pour Nietzsche, qui se place dans une perspective
amorale, « personne n'est responsable de ses actes ; personne ne l'est de son être » (Humain,
trop humain), ce qui ne l’empêche pas d’affirmer par ailleurs : « Qu'est-ce que la liberté ? C'est
avoir la volonté de répondre de soi. » (Le Crépuscule des idoles). La liberté est donc, selon lui,
davantage à construire et à conquérir que déjà donnée à l’homme : « vouloir affranchit : telle
est la vraie doctrine de la volonté et de la liberté » (Ainsi parlait Zarathoustra). Cette position
est également défendue par Max Stirner, qui n'a de cesse de critiquer le libéralisme tout le long
se son ouvrage L'Unique et sa propriété. La liberté n'est qu'un moyen afin d'accroître le pouvoir
de l'individu sur le monde, pas une fin en soi. Stirner n'a pas toujours tenu ce langage. Dans
l'article "Les faux principes de notre éducation", il défend une posture idéaliste et pense en
hégélien de gauche.

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