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Jean-
Jacques Rousseau
1. Introduction
La liberté est une notion qui suscite immédiatement la passion et c’est pourquoi il
est bien difficile de raisonner à son sujet. Néanmoins, on peut dire que la liberté apparaît d’abord
comme quelque chose qui me viendrait de l’extérieur, et qui par là même me serait accordé par
un autre. Pourtant, on peut douter que la liberté ne doive être comprise que comme venant à moi
de l’extérieur. Peut-être la liberté appartient-elle à ma nature, à la nature humaine en tant que
telle. Peut-être également la liberté est-elle liée à une certaine attitude intérieure, à ma capacité à
penser par moi-même ? En outre, il est clair que la notion de liberté touche à la fois a) au
domaine de la réflexion sur l’homme, l’anthropologie, dans la mesure où l’homme est cet animal
particulier qui peut être libre, et b) au domaine politique, c’est-à-dire à la vie sociale des
hommes, qui implique la loi et, peut-être, la liberté proprement politique, qu’il faudra sans doute
définir.
2. Le domaine du texte.
3. La thèse du texte
Elle est exprimée dans la première phrase qui affirme que l’homme ne saurait
renoncer à sa liberté sans par là même immédiatement renoncer à son être homme, aux droits liés
au fait d’être homme, et même, ce qui peut paraître étrange, aux devoirs liés au fait d’être
homme. Il est tout à fait clair que Rousseau s’oppose ici à ceux, nombreux, qui pensent que le
fait de vivre en société implique une soumission totale au pouvoir souverain et que cette
soumission ne saurait être compatible avec la conservation de la liberté « naturelle ». Les
partisans du droit divin des rois, au XVIIe siècle et au XVIIIe siècle affirmaient que les hommes
devaient se soumettre entièrement à leur roi comme au « représentant de Dieu sur la terre ».
Ceux qui, aujourd’hui affirment que la société est toujours oppressive, s’ils ne sont en général
pas monarchistes, ne disent finalement pas autre chose. Rousseau conteste cette opinion. Pour
lui, l’homme ne saurait renoncer à sa liberté et par conséquent le fait d’entrer en société ne doit
pas s’accompagner du renoncement à la liberté. Rousseau, on le sait, fait partie de ces
philosophes qui ont pris parti pour la démocratie libérale, au moment où elle n’existait pas
encore. Pour ces penseurs, la démocratie est un régime politique qui repose sur la liberté des
citoyens qui ne sauraient donc y renoncer en entrant en société. Par suite, aux yeux de ces
philosophes, les régimes qui refusent la liberté aux individus apparaissent comme des régimes
fondamentalement injustes. La justice supposerait donc que les citoyens soient reconnus libres.
Mais jusqu’où doit aller cette liberté ? N’y a-t-il pas nécessairement, comme semble le penser
Montesquieu dans sa définition de la liberté politique, des limites aux actions extérieures des
citoyens dans une cité ? Que veut donc dire Rousseau lorsqu’il dit que l’on ne peut renoncer à sa
liberté sans renoncer à être un homme et sans perdre ainsi les droits liés au fait d’être homme,
enfin sans renoncer du même coup aussi aux devoirs liés au fait d’être un homme ? Commençons
par reconnaître que nous le comprenons pas et par chercher. En outre, cette invocation des
devoirs par Rousseau nous rappelle opportunément que, si les hommes libres ont des droits, ils
ont aussi des devoirs, c’est-à-dire des obligations, c’est-à-dire des contraintes acceptées de
l’intérieur. L’ensemble du texte est une argumentation de la thèse, qui n’est pas évidente en elle-
même et l’explication nous donnera donc l’occasion de tenter de mieux la comprendre.
Les trois phrases suivantes constituent une deuxième partie qui développe,
explique et argumente.
Enfin, les deux dernières phrases sont des questions qui sont des affirmations
déguisées qui confirment la thèse.
5. Explication
Il est très important de poser cette question, car elle nous permet de nous rendre compte
du niveau théorique du texte de Rousseau. Rousseau ne se situe pas au niveau des faits, ce n’est
pas les faits qui lui importent d’abord, c’est le droit, c’est-à-dire ce qui devrait être (dans le
meilleur des cas), c’est-à-dire donc d’une certaine manière la morale, qui est la discipline ou la
science, qui traite du bien et du mal, et de la meilleure manière de vivre pour un homme. On
pourrait dire que Rousseau se situe au niveau de l’idéal, et une fois que cet idéal aura été
déterminé, il pourra servir de norme aux faits, et donc pourra être utilisé dans mon existence
concrète. Mais avant d’agir, il faut comprendre. Rousseau cherche donc à nous faire comprendre
que la liberté est inséparable de l’homme en tant qu’homme, même si dans les faits il arrive
assurément que l’homme ne soit pas toujours libres. Rousseau le sait fort bien. Ne commence-t-il
pas le premier chapitre du livre premier de son Contrat Social par la phrase célèbre : « L’homme
est né libre, et partout il est dans les fers. » Né libre, cela signifie « par nature libre », cela
signifie par essence, par définition libre.
Une autre raison de poser cette question concerne un autre texte célèbre, et qui est pour
nous revêtu de plus d’autorité encore que le texte de Rousseau, c’est le premier article de la
Déclaration des Droits de l’Homme : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en
droit ». Belle phrase peut-être, mais constamment démentie par les faits. A quoi donc sert-elle ?
Si vous réfléchissez, vous verrez que se demander ce que veut dire Rousseau dans ce texte, c’est
aussi bien se demander ce que veut dire le premier article de la Déclaration des Droits de
l’Homme. Et il semble que ce texte soit devenu une espèce d’article de foi incontestable de
l’homme contemporain. Aujourd’hui, on invoque tous les jours les « droits de l’homme », qui
semblent la norme politique universellement reconnue. Tout le monde semble croire aux droits
de l’homme, à la tolérance, au point que ces « droits » semblent avoir remplacé tout autre
croyance politique. Mais qu’est-ce qui justifie cette invocation des droits de l’homme ? Ce n’est
pas parce que tout le monde dit qu’il faut respecter autrui que cela me donne une raison, je veux
dire une raison logique, intelligente, de le faire. Or pourquoi donc devrais-je respecter autrui, ou
affirmer que tout être humain est mon égal ? Nous soulevons ici une question fondamentale, une
question difficile et dérangeante. Nous préférerions peut-être ne pas avoir à nous poser la
question et faire comme si c’était « évident » qu’il faut respecter les droits de l’homme. Mais une
fois que nous nous sommes posés la question, il n’est plus possible d’oublier que nous avons pris
conscience de notre ignorance de ce qui justifie notre croyance. Et par conséquent, il nous faut
essayer de comprendre, chercher des justifications, donc contester notre propre adhésion, non pas
pour l’anéantir, mais pour la comprendre véritablement. Et comprendre exige de réfléchir, et ce
n’est pas toujours facile. Mais les belles choses sont difficiles. Et nous n’avons pas encore
expliqué la première phrase du texte de Rousseau.
Nous avons dit cependant qu’il fallait distinguer entre le niveau des faits et le niveau du
droit, et que Rousseau se situait précisément sur le terrain du droit, afin de pouvoir par la suite
juger intelligemment et « bien » des faits. C’est donc pour agir « bien » qu’il réfléchit, qu’il se
maintient au niveau de la « théorie ». La théorie, la réflexion vise à comprendre pour mieux agir
et mieux vivre.
En outre, s’il s’agit de bien comprendre pour bien agir, c’est que connaître le domaine de
l’action humaine n’est pas une étude strictement théorique. C’est que ce que l’on pense influe
nécessairement sur ce que l’on fait et même sur ce que l’on est. Car la conscience que j’ai de ce
que je fais ou de ce que je dois faire a des conséquences dans la réalité. C’est cela qui fait la
différence entre les sciences de ce qui est, les sciences de la nature, et les sciences de l’homme,
qui impliquent la prise en compte du fait que l’homme est conscient et que sa conscience, vraie
ou fausse, influe sur ce qu’il est. C’est pourquoi les sciences naturelles constatent des faits ou des
régularités, tandis que les sciences de l’homme énoncent nécessairement des normes, des idéaux.
Rousseau affirme donc que l’homme est libre, essentiellement, originellement, et que
cette liberté fait partie de sa nature, c’est-à-dire de son être profond ou essentiel. La liberté
extérieure, le fait de ne pas être contraint à se soumettre à la volonté d’un autre, dépend de ce
point de vue d’une liberté intérieure, la capacité que j’ai de penser et d’imaginer, à l’intérieur de
moi. Or la liberté de penser est pratiquement infinie : je peux penser ce que je veux, ou du moins
je fais l’expérience que je peux changer les choses dans ma tête ou les imaginer autrement. Et
cette capacité peut justement être considérée comme l’origine ou le fondement de la liberté
extérieure. C’est parce que l’homme pense, qu’il est libre, et qu’il peut aussi être indépendant des
autres hommes et même des choses. Le fait de pouvoir se donner consciemment la mort n’est-
elle pas une preuve de notre liberté pour ainsi dire radicale ? Même s’il y a bien des choses qui
me contraignent et me déterminent.
Rousseau continue en disant que renoncer à la liberté c’est non seulement renoncer à être
homme, c’est-à-dire à être moralement un homme, mais c’est également renoncer aux droits
naturels de l’homme. En fin de compte cependant, renoncer aux droits naturels de l’homme, cela
revient à renoncer à être moralement un homme, puisque cela ne signifie pas renoncer à vivre,
mais renoncer à vivre comme un homme, c’est-à-dire moralement. Et le premier droit naturel
dans la conception du droit naturel moderne est le droit à la vie. Renoncer à la liberté, c’est donc
renoncer à vivre, en tout cas renoncer à vivre comme un être humain. Mais Rousseau poursuit en
disant que c’est même renoncer aux devoirs de l’être humain. Notons d’abord que Rousseau
parle de devoirs. Si l’homme a des droits, il a aussi et inséparablement des devoirs. Tout n’est
pas permis. La liberté ne saurait donc être une liberté abstraite de tout faire. Il existe, dans la
nature des choses, des limites à l’action et même à la pensée des hommes. Cela est intéressant
dans la mesure où cela ramène le problème des normes, dont les lois sont une forme. Si même à
l’intérieur de moi, moi-même par rapport à moi-même, je ne peux pas tout faire, alors cela
manifeste que l’on ne saurait concevoir la liberté comme quelque chose d’abstrait ou de total. Ou
plutôt, même si je peux peut-être tout faire, je n’en ai pas le droit. Et ce qui me limite, ce n’est
pas une loi extérieure, c’est une loi intérieure, que je peux bien me refuser à écouter puisqu’il
m’arrive de ne pas faire mon devoir. Je suis donc libre de refuser d’obéir à la loi de la nature, de
me tourner vers le mal et le vice, mais ma liberté s’accomplit davantage dans le fait d’y assentir
librement que dans le fait de la refuser. Paradoxe de la liberté qui limite la liberté au moment
même ou elle est affirmée. Il y a là une situation analogue à celle décrite par la Bible. L’homme
et la femme étaient libres de désobéir, et ils l’ont fait ; mais d’un autre côté, la liberté de
l’homme s’accomplit ou s’épanouit ou s’exprime le mieux dans l’assentiment à la loi de Dieu qui
veut le bien de l’homme. Autrement dit, le bien de l’homme, qui est censé être la volonté de
Dieu, ou chez Rousseau, ce vers quoi tend ma nature, limite ou oriente la liberté qui ne peut pas
être purement et simplement un pouvoir de rébellion. Certes, je puis me rebeller, mais ma
destinée, et l’accomplissement de mon être ne consiste pas à me rebeller. Mais comment «
prouver » cela ? Peut-être est-ce impossible.
Les phrases deux et trois développent l’idée selon laquelle on ne peut renoncer à la liberté
sans renoncer à être un homme. Celui qui renonce à sa liberté renonce à tout. En quoi donc ? En
ce qu’il renonce à ce qui fait l’essence de son être, à sa nature propre. L’homme qui renonce à
tout ne renonce donc pas à tout en fait, mais il renonce à tout en droit, ou du point de vue de
l’idée, ou de l’idéal de l’être humain. La phrase trois va plus loin dans ce sens en disant que c’est
ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. Qu’est-ce que la morale ?
Telle est la question que nous devons encore une fois poser. Pour faire l’objet d’un jugement
moral, qui estime la valeur bonne ou mauvaise d’une action, il faut avoir pu agir volontairement.
Je ne loue pas une pierre de tomber, ni un âne de braire, je ne les en blâme pas non plus. On ne
loue et ne blâme que les êtres capables d’agir par eux-mêmes, volontairement, librement. En
termes juridiques, on dit que le sujet doit être supposé responsable de ses actes pour pouvoir se
les voir imputer. Si tu as tué ou volé, il faut que tu l’aies fait consciemment pour pouvoir être
puni ; si tu as agi conformément à la justice, il faut que tu l’aies fait consciemment pour pouvoir
être récompensé. Et seuls les êtres moraux peuvent être ou blâmés ou récompensés. Par
conséquent, enlever la liberté à la volonté, c’est enlever au sujet toute responsabilité devant ses
actes. Par suite, enlever la liberté, enlever la responsabilité, c’est enlever au sujet toute moralité.
L’homme déchoit ainsi, à nouveau, au rang d’un animal sans liberté parce que sans réflexion.
C’est la pensée, la réflexion, qui sont le fondement de la liberté humaine, qui est le fondement du
fait que l’on me dit responsable de mes actes. Si je n’étais pas libre, je ne serais pas responsable
de mes actes, et par conséquent je n’en serais pas l’auteur. Notons bien ici le lien de la liberté
avec la responsabilité, la capacité de « répondre » de ses actions. Car nous y retrouvons cette
notion complexe et déroutante des limites intérieures de notre propre liberté. Nous voyons mieux
ainsi d’ailleurs ces limites et leur fondement. C’est parce que je suis libre que l’on peut
m’imputer la responsabilité de mes actions, et c’est parce que je sais que je suis responsable de
mes actes que je sais que je ne peux pas faire n’importe quoi. Le fait de savoir que l’on ne peut
pas faire n’importe quoi est caractéristique de l’homme, être pensant.
Avec la phrase quatre, Rousseau se situe sur le plan de la forme du contrat. Faire un
contrat, c’est en effet convenir d’un certain échange, et les deux parties prenantes du contrat sont
indépendantes avant le contrat. Or renoncer à sa liberté, c’est stipuler d’un côté une obéissance
sans bornes et de l’autre une autorité absolue. Examinons ces termes. Qu’est-ce donc qu’une
autorité absolue ? Ce serait non pas l’autorité d’un roi, même de droit divin (qui est limité par
Dieu même, et qui est limité historiquement par ce que les juristes de l’Ancien Régime
appelaient « les lois fondamentales du royaume »), mais l’autorité d’un tyran absolu et arbitraire.
Et comment reconnaître de la valeur à un pouvoir qui ne repose que sur la force ? Or renoncer à
sa liberté, dans un contrat, ce serait accorder à un autre une autorité absolue sur moi. Une autorité
absolue serait une autorité tyrannique, c’est-à-dire par définition injuste. Personne n’a tous les
droits. La notion même de droit implique la prise en compte de tous les partenaires. Dès qu’un
seul prend le pouvoir par la force et l’exerce par la force, il n’y a pas de droit. De la même
manière, une obéissance sans bornes est une notion dépourvue de valeur juridique et même de
valeur morale. Elle est dépourvue de valeur morale puisque si j’obéis totalement, si je me
soumets entièrement, j’abdique en fait ma responsabilité, et comme on l’a vu, j’abandonne ma
propre humanité ; elle est dépourvue de valeur juridique parce que, abandonnant « tout », il ne
me reste plus rien pour rester un sujet juridique. Le droit ne saurait donc se concevoir dans un
rapport entre une autorité absolue et une obéissance sans bornes.
6. Conclusion.