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Texte : Manon Lescaut, Abbé Prévost, Première partie, pages 29-30.

INTRODUCTION

1- Contextualisation

Dans l’histoire littéraire : « Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut » est un roman paru en 1731, interdit pour
immoralité en 1733 par les autorités. L’œuvre apparaît en pleine Régence, période historique marquée par un relâchement des
mœurs en France, notamment à Paris. Le libertinage prend son essor au XVIIIème siècle ; la question de l’individu et de son
bonheur individuel émerge à cette époque, allant souvent à l’encontre de la morale et de l’idéal religieux du XVIIème siècle.

Au sein du roman : Punis pour leurs exactions, les amants ont été séparés et incarcérés dans les prisons de Saint-Lazare et de
l’Hôpital. En effet, Manon et Des Grieux ont dupé et volé M. de G… M … , un riche et « vieux voluptueux ». Celui-ci retrouve
leur trace et les fait emprisonner. Des Grieux, qui ne songe qu’à libérer Manon, doit d’abord s’évader. Il y parvient grâce à
l’arme que lui a prêtée Lescaut, le frère de la jeune femme, mais au prix du meurtre d’un domestique.

2- Composition de l’extrait

- La libération : de « J’aperçus … » (l.1) à « … dans l’autre » (l.8)


- La mort du domestique : de « Pendant qu’il … » (l.8) à « … pour longtemps » (l.20).
- Libérer Manon : de « Nous allâmes … » (l.20) à la fin.

3- Projet de lecture : Comment le romanesque de cette scène confirme-t-il la marginalité de Des Grieux ?

4- Lecture expressive du passage.

5- Explication linéaire.
Texte : Abbé Prévost, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, 1753 (pages 102-103).

J’aperçus les clefs qui étaient sur la table. Je les pris, et je le priai de me suivre, en faisant le
moins de bruit qu’il pourrait. Il fut obligé de s’y résoudre. À mesure que nous avancions et qu’il
ouvrait une porte, il me répétait avec un soupir :

- Ah ! mon fils, ah ! qui l’aurait jamais cru ?


5 - Point de bruit, mon père, répétais-je de mon côté à tout moment.

Enfin nous arrivâmes à une espèce de barrière, qui est avant la grande porte de la rue. Je me
croyais déjà libre, et j’étais derrière le père, avec ma chandelle dans une main et mon pistolet dans
l’autre. Pendant qu’il s’empressait d’ouvrir, un domestique qui couchait dans une petite chambre
voisine, entendant le bruit de quelques verrous, se lève et met la tête à sa porte. Le bon père le crut
10 apparemment capable de m’arrêter. Il lui ordonna avec beaucoup d’imprudence de venir à son
secours. C’était un puissant coquin, qui s’élança sur moi sans balancer1. Je ne le marchandai2 point ;
je lui lâchai le coup au milieu de la poitrine.

- Voilà de quoi vous êtes cause, mon père, dis-je assez fièrement à mon guide. Mais que cela
ne vous empêche point d’achever, ajoutai-je en le poussant vers la dernière porte.

15 Il n’osa refuser de l’ouvrir. Je sortis heureusement, et je trouvai, à quatre pas, Lescaut qui
m’attendait avec deux amis, suivant sa promesse. Nous nous éloignâmes. Lescaut me demanda s’il
n’avait pas entendu tirer un pistolet.

- C’est votre faute, lui dis-je ; pourquoi me l’apportiez-vous chargé ? Cependant je le


remerciai d’avoir eu cette précaution, sans laquelle j’étais sans doute à Saint-Lazare pour
20 longtemps. Nous allâmes passer la nuit chez un traiteur3, où je me remis un peu de la
mauvaise chère que j’avais faite depuis près de trois mois. Je ne pus néanmoins m’y livrer
au plaisir. Je souffrais mortellement sans Manon.
- Il faut la délivrer, dis-je à mes amis. Je n’ai souhaité la liberté que dans cette vue. Je vous
demande le secours de votre adresse : pour moi, j’y emploierai jusqu’à ma vie. »

1
Balancer : hésiter.
2
Marchandai : épargnai.
3
Traiteur : restaurateur.
Cita%on Analyse Interpréta%on
1er mouvement : le récit de la
libéra%on
L’atmosphère romanesque

« J’aperçus (…) je les pris, et je le Pronom « Je » en posi<on de sujet. Cela suggère une forme de détermina<on et d’ini<a<ve ; DG est acteur de sa libéra<on.
priai», ligne 1 Verbes au passé simple ; succession d’ac<ons brèves. Evasion progressive, atmosphère romanesque. Cela confère une certaine rapidité à la scène.
Prop. Juxtaposées et coord. / rythme ternaire

« en faisant le moins … », ligne 1-2 Complément circonstanciel de manière. Présence du thème du silence, évoqué plus bas également. Cela instaure une forme de tension.

« Il fut obligé » », ligne 2. Voie passive Elle évoque la soumission du religieux et, par opposi<on, la prise de pouvoir de DG. > forme d’oppression.

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L’opposi<on des deux hommes

« Ah ! mon fils ! », ligne 4. Passage au discours direct : Interjec%on + modalités : Ces éléments suggèrent la surprise et surtout l’incompréhension du prêtre. Il est dans l’émo<on , alors que DG est dans
ques%on rhétorique et exclama%on. l’ac<on.

« Point de bruit … », ligne 5. Phrase nominale L’aspect laconique de la réponse suggère une certaine brutalité qui contraste avec le prêtre. Impassibilité de DG. > ceci
amplifie la tension drama<que.
Répé<<on de « répéter » Le même verbe est associé aux deux persos. mais il prend une nuance différente chez chacun (lamenta<on VS injonc<on)
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Une fausse délivrance

« Enfin », ligne 6. Retour au récit / Connecteur d’organisa%on. Alternance récit / discours permet de dynamiser le rythme de la scène.
Ce connecteur laisse entendre la conclusion de l’évasion. Mais c’est un leurre.

« les clefs … », « barrière », « porte », Symboles Évoca<on d’éléments qui symbolisent son enfermement mais aussi sa marginalisa<on. Porte = ouverture vers la liberté,
ligne 1 et 6 mais aussi vers le délit.

« Je me croyais déjà … », lignes 6-7. Modalisateur d’incer<tude « croyais » Rappelle naïveté de DG. Forme de suspense s’installe puisque l’on comprend, avec ce verbe, que la délivrance n’est pas
effec<ve et qu’elle sera même compromise.
Imparfait dura%f Crée un effet de lenteur qui retarde l’arrivée de l’élément perturbateur. = forme de tension.

« ma chandelle / mon pistolet », ligne Parallélisme de construc%on. Le parallélisme met en jeu deux systèmes. Les deux symboles s’opposent : la chandelle symbolise la raison (mais aussi la
7. religion) alors que le pistolet symbolise la violence. Cela montre qu’il est devenu un « fripon » pour reprendre les mots de
Montesquieu.

Ce mouvement présente l’évasion concrète et effec<ve de Ø Cefe scène, par son aspect romanesque, confirme la marginalisa<on de DG, qui se montre audacieux et même
But de ce mouvement Des Grieux. Il se libère aussi symboliquement de l’autorité téméraire. Elle suscite le plaisir du lecteur du fait de la tension drama<que qui est présente.
paternelle, mais aussi religieuse. Ø
2ème mouvement : la mort du
domes%que
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Le surgissement de l’élé. Perturb.

« Pendant qu’il s’empressait … qui Imparfait d’arrière plan Par<cipe de la tension puisque l’on afend légi<mement une ac<on de 1er plan.
couchait … », l.8-9 Subordonnée rela<ve « qui … aussitôt » La sub. Retarde l’ac<on ppale. Cela crée une forme de suspense.

« se lève et met … », ligne 9. Présent de narra%on. Cela donne de la vivacité au récit et cela renforce la tension drama<que. On bascule dans un moment crucial.

« le crut apparemment … avec adverbe = apparemment Forme d’arrogance, de condescendance dans la posture de DG. Cela invite à lire « bon père » comme une an<phrase.
beaucoup d’imprudence », ligne 6. CCM Sorte de jus<fica<on du meurtre à venir ; DG présente le père comme la cause du drame à venir.

« un puissant coquin … sans Modalisateurs de jugt : nom péjora%f, accentué par l’adj Terme subjec<f. Assez ironique dans la mesure où il ne fait que son travail et que c’est DG le vrai coquin.
balancer», ligne 11 . épithète. DG retourne la situa<on et fait passer le domes<que pour un assaillant. > forme de légi<me défense.
CC de manière.

« je ne le marchandai point Verbes au passé simple ; juxtaposi<on (asyndète) Emballement de l’ac<on ; aspect romanesque de la scène. Asyndète souligne la brutalité du meurtre et sa soudaineté.
…poitrine », lignes 11-12. Euphémisme Manière d’indiquer que le domes<que est tué. DG afénue la gravité de son acte.

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Le rejet de la faute (1)

« Voilà de quoi … guide », lignes 13. Présenta%f anaphorique + présent de l’ind. Cefe tournure est assez péremptoire / catégorique. Présente l’asser<on comme irrévocable = mauvaise foi.
Apostrophe « mon père » Culpabilisa<on directe du religieux.
CC de manière Décalage entre gravité de l’acte et sen<ment démontré : absence de culpabilité de DG. Forme de provoca<on.

« que cela … en le poussant », lignes Subjonc%f à valeur d’ordre. Violence verbale puisqu’il exerce une pression. + violence physique.
13-14. CCM « en le poussant ». Cela montre l’aspect impassible de DG.
Symbole de la « dernière porte » ð Barrières morales sautent > affranchissement.

« je sorPs heureusement », ligne 15. Adverbe de manière Décalage total avec la situa<on : absence totale de culpabilité de DG

« deux amis … promesse », ligne 16. Lexique de la fraternité Renversement des valeurs de DG / Paradoxal : ses partenaires sont des brigands.

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Le rejet de la faute (2)

« nous nous éloignâmes », l.16. Pronom personnel « nous » Suggère une forme de complicité. Il appar<ent désormais à la marginalité.

« c’est votre faute », l.18. Tournure présenta%ve Celle-ci fait écho à celle de la ligne 13.

« Cependant », ligne 18 Adverbe d’opposi%on Suggère une forme de basculement. Le ques<onnement moral de DG n’a pas duré fort longtemps.

«Pourquoi me l’apporPez-vous », « je Phrase interroga%ve Forme de dualité chez DG ; la modalité interroga<ve cons<tue un reproche qui s’oppose à la reconnaissance évoquée juste
le remerciai », lignes 18-19. Lexique de la gra%tude. après.
Cefe scène prend une tournure absolument romanesque : l’ac<on s’emballe et Le meurtre du domes<que cons<tue donc un point de bascule dans la marginalisa<on de Des Grieux. Ce dernier rompt tout
But de ce mouvement. prend une tournure spectaculaire et drama<que que l’on n’aurait pu prédire. lien avec sa conscience personnelle et avec sa morale religieuse.

3ème mouvement : Libérer Manon


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La souffrance de DG.

« chez un traiteur … mauvaise chère Lexique de la restaura<on. Théma<que évoquée peut être surprenante. Ces éléments évoquent le plaisir d’être libre, notamment les plaisirs gusta<fs.
», lignes 20-21. . > aucune men<on d’une forme de culpabilité de DG. On ne s’afarde pas sur le crime.

« Je ne pus néanmoins … », ligne 21. Adverbe d’opposi<on. Crée une opposi<on entre le plaisir de la liberté et une forme d’accablement.
Néga<on totale Permet d’insister sur la souffrance. Le lecteur pourrait croire à une forme de remords.

« Je souffrais mortellement sans Hyperbole. Phrase explicite l’origine du tourment et l’hyperbole amplifie la souffrance de DG et montre l’aspect ravageur de la
Manon », ligne 22. + effet de redondance. passion.( qui prend la place de la violence du remords). L’effet de redondance insiste sur cefe douleur causée par le
caractère incomplet de la libéra<on.
Un nouveau projet

« Il faut la délivrer », ligne 23. Verbe d’obliga%on Montre l’obsession de DG pour Manon.

« Je n’ai souhaité la liberté que … », Néga<on restric<ve DG se présente comme un amant chevaleresque ; grandeur de ses sen<ments (au point qu’on en oublie ses exac<ons).
ligne 23. Cela montre que Manon est seule dans ses pensées.

« J’y emploierai jusqu’à … », ligne 24 Hyperbole Image d’une passion amoureuse qui aliène DG (il devient étranger à lui-même). Aspect romanesque/sacrificiel du projet.
Futur à valeur de cer<tude Cela souligne sa détermina<on infaillible.

But de ce mouvement DG est libéré physiquement de la prison dans laquelle il se Ce mouvement confirme la marginalisa<on de DG ; en effet, concentré sur la délivrance de Manon, il n’est plus ques<on du
trouvait, mais il demeure prisonnier de sa propre passion. meurtre du domes<que, qui ne semble pas le tourmenter. Ce mouvement annonce aussi une autre scène romanesque du
roman, à savoir la libéra<on de Manon.

En conclusion, cefe scène, placée sous le signe de l’aventure et du sen<ment, s’inscrit dans une longue tradi<on liféraire. Les scènes d’évasion sont
mul<ples dans la liférature ; toutefois, elle conserve sa singularité puisqu’elle confirme la transforma<on du héros ainsi que sa marginalisa<on. En effet, les
valeurs morales sont totalement absentes, au point que bonté et malveillance sont inversées. DG bascule dans le monde de la marginalité, symbolisé par
Lescaut, par ailleurs.

Prolongement : l’évasion de Manon dans Manon Lescaut, de l’Abbé Prévost en 1731 (pages 111-112)
.

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