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Lecture linéaire  A une passante 

:
Le XIXème siècle est le théâtre de bouleversements politiques et littéraires. En effet, de
nombreux régimes et courants s’y succèdent. Une figure de la poésie française émerge et
semble n’appartenir à aucun mouvement littéraire en particulier. En effet, on retrouve dans
son écriture des traces de romantisme, de réalisme, de parnasse ou encore de symbolisme. Il
s’agit de Charles Baudelaire, né en 1821 et mort en 1867. En 1857, il publie son recueil
intitulé les Fleurs du Mal mais son œuvre est considérée comme une offense à la morale
publique. Comme Flaubert pour Mme Bovary, il sera traduit devant un tribunal et sera forcé
de retirer 6 poèmes des Fleurs du Mal. C’est une abomination pour le poète qui avait conçu
ce recueil pendant plus de 14 années comme un architecte : chaque poème est rangé dans
une section bien particulière.
Mais en 1861, il rajoutera une nouvelle section intitulée « Tableaux Parisiens », dans laquelle
se trouve le poème que nous allons étudier aujourd’hui. Ce sonnet traditionnel dans la
forme, prosaïque dans le fond, décrivant un sujet du quotidien appelle à une réflexion sur la
vision baudelairienne de la femme. Tout simplement, il boit un verre à la terrasse d’un café
et observe une jolie femme passer. Cet événement pour les hommes est universel. Il le
transforme en un bouillonnement de sensations et d’émotions.
Comment à travers ce sonnet Baudelaire nous livre-t-il son idéal féminin ?
Le poème peut se décomposer en trois mouvements. Tout d’abord, les cinq premiers vers
présentent la situation et décrivent de manière élogieuse la femme qui passe. Ensuite, les six
vers suivants expriment les sensations et émotions du poète. Enfin, le dernier tercet traduit
le tragique et l’urgence de son état d’âme.
La description de la passante. (Vers 1 à 5, de « La
Premier mouvement :
rue assourdissante » à « jambe de statue »
La rue assourdissante autour de moi hurlait. - Le premier vers pose la situation, le décor : « La rue
». Il indique aussi clairement que nous sommes dans
Longue, mince, en grand deuil, douleur un poème lyrique : « autour de moi ».
- On ressent encore une impression de désordre et
majestueuse, de violence à cause du bruit : « La rue
assourdissante autour de moi hurlait. » Il insiste en
Une femme passa, d’une main fastueuse reprenant l’idée par l’adjectif assourdissante,
comme s’il ne pouvait même s’entendre penser, et
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ; la personnification de la rue avec le verbe « hurlait ».
- L’expression « autour de moi » le met comme
étranger par rapport à l’environnement. Il apparaît
seul, solitaire.
Agile et noble, avec sa jambe de statue. - Le premier vers constitue une phrase avec un point
à la fin. Dès le second, nous passons au sujet central,
la passante.
- Le second vers se concentre par une accumulation
sur la description de la femme. Tout d’abord
physique : « Longue, mince ». Ensuite, morale : « en
grand deuil, douleur majestueuse ».
- Baudelaire provoque l’imagination du lecteur qui
se dessine une femme belle, élancée, digne, habillée
de noir, portant avec élégance sa tristesse.
- Le troisième vers débute par « Une femme », le
rejet du mot en début de vers sert à replacer
l’attention sur elle. Ici, le titre s’explique : « Une
femme passa » - « A une passante ». Le passé simple
évoque la rapidité du mouvement.
- La description continue : « d’une main fastueuse ».
Nous comprenons que le regard du poète se fait plus
précis, de la silhouette, de l’attitude, il dérive sur sa
main. Il remarque certainement qu’elle porte des
bijoux, des bagues de prix « fastueuse ». Cette
femme appartient à un milieu social élevé.
- Le mouvement se poursuit « Soulevant, balançant
le feston et l’ourlet ; ». Elle relève le bas de sa robe
pour éviter qu’elle ne traîne par terre, dans la saleté
du sol du Paris de l’époque.
- L’allitération en « s » mime le bruit de la robe : «
assourdissante », « mince », « majestueuse », «
passa », « fastueuse », feston ».
- Le premier vers du second quatrain, le vers 5 finit la
description : « Agile, noble, avec sa jambe de statue
».
- La comparaison avec la statue, ainsi que les deux
adjectifs mélioratifs expriment un éloge de sa
beauté par Baudelaire. Elle ressemble à une œuvre
d’art. Cependant, la statue traduit aussi une certaine
forme de froideur, de distance…
L’explosion des sensations et des émotions. (Vers 6
Deuxième mouvement :
à 11, de « Moi, je buvais » à « dans l’éternité ? »)
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, - Les vers suivants sont centrés sur Baudelaire : «
Moi ». On saisit sa situation physique : « je buvais ».
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan, Il est assis à la terrasse d’un café.
- Le « Moi », et la comparaison « crispé comme un
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. extravagant » soulignent la différence, presque
l’opposition entre elle, sa classe naturelle, en
mouvement, et lui immobile, mal.
- Suit un regard pénétrant du poète vers ses yeux : «
Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté Dans son œil ». On les devine bleus : « ciel livide ».
L’adjectif « livide » une nouvelle fois peut renvoyer à
Dont le regard m’a fait soudainement renaître, sa froideur, ou à son deuil.
- Derrière l’apparence contenue et maîtrisée, la
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? femme paraît être un volcan d’émotions avec la
métaphore « où germe l’ouragan ». Le poète
l’imagine pleine de passions.
- Le dernier vers du quatrain est construit sur un
parallélisme et une antithèse : « La douceur qui
fascine et le plaisir qui tue ».
Il exprime d’ailleurs la vision baudelairienne de la
femme, à la fois son idéal (« la douceur »), mais
aussi ses peurs (« le plaisir qui tue »). Enfin, il expose
cette femme comme dangereuse.
- Le premier tercet, la troisième strophe, débute par
un bouleversement « un éclair… ». Le mot est
évocateur. C’est une catachrèse qui au-delà de la
météo doit se comprendre comme la foudre, le coup
de foudre. Il a cru toucher son âme à travers son
regard…
- Seulement, « puis la nuit ! ». Ce revirement en
quelques mots rappelle la réalité de la situation. Elle
est prosaïque et banale. Une femme passe, un
homme (ici Baudelaire) à la terrasse d’un café la
regarde. Elle est déjà partie. Ce que souligne
l’adjectif suivant « Fugitive ».
- Le tiret indique une prise de parole du poète. Il lui
parle directement, en tout cas il en donne
l’impression, puisqu’elle ne l’entend pas.
- Encore un éloge de sa beauté « Fugitive beauté ».
Encore l’immédiateté « soudainement » (v.10). Tout
est rapide dans ce sonnet.
- « Le regard » renvoie à la précédente strophe, il
évoque l’espoir. Pendant un instant, il pensait ne
plus être seul dans cette « rue assourdissante » : «
renaître ».
- La question du vers 11 est rhétorique : « Ne te
verrai-je plus que dans l’éternité ? ». Il sait qu’il ne la
verra plus, sauf hasard miraculeux. Le terme «
éternité » semble hyperbolique par rapport à la
situation prosaïque décrite. Pathétique et tragique,
la question rend compte de la sensibilité de
Baudelaire.
Ce deuxième mouvement complète le précédent.
L’éloge de la femme incite le poète à l’émotion.
La chute, le désespoir. (Vers 12 à 14, de « Ailleurs »
Troisième mouvement :
à « qui le savais ! »)
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être ! - Une première remarque s’impose concernant la
chute du sonnet : quatre points d’exclamation
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, s’enchaînent, dont trois dans le premier vers !
- Le vers 12 avec ses trois points d’exclamation
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! témoigne de l’urgence de la situation. Il alterne
entre les considérations d’espace « Ailleurs, bien loin
d’ici ! » et de temps « trop tard ! Jamais peut-
être !». L’adverbe « jamais » accentue la tonalité
tragique. Leur amour est impossible… A vrai dire, il
n’a jamais commencé.
- Il ne la connaît pas, il ne connaît même pas son
nom. C’est juste son imagination qui travaille, son
inspiration de poète.
- Le vers suivant avec son parallélisme construit une
fausse proximité. Il la tutoie alors qu’il ne la connaît
pas. Elle ne fuit pas, elle passe, elle est « une
passante ». Il ne va nulle part, il est attablé à la
terrasse d’un café. La rencontre n’a pas eu lieu, il la
crée.
- Le coup de foudre n’est pas partagé. Il est seul à
être déterminé. La passante est déjà partie.
- Le parallélisme du dernier vers, de la chute indique
bien avec le subjonctif qu’il est dans l’hypothèse : «
que j’eusse aimé ». Même lui n’a pas de certitude.
Il finit son poème telle une épitaphe décisive. Le
tragique du point d’exclamation et de la formulation
à l’imparfait fait peser un air de tragédie, de regret.
Or, cette femme passait, ne l’avait même pas
remarqué. La solitude de l’être qui veut être aimé
explose dans cette dernière ligne.
- Le désespoir de la solitude de Baudelaire se lit à
travers ses élucubrations, ses constructions
mentales. D’un instant prosaïque, somme toute
banal, il construit une relation qui n’a jamais
commencé.

Conclusion :
Ce sonnet de Baudelaire traite d’un sujet prosaïque de manière poétique. Le lyrisme des
vers, l’éloge de la femme, la solitude criante du poète nous font ressentir sa détresse. La
description d’une beauté parfaite et froide remémore la vision baudelairienne de la femme.
L’urgence du moment en mouvement, la symbolique de la rapidité exaltent sa sensibilité à
fleur de peau. Le dernier tercet tout en exclamation rythme son désespoir, sa tragique
condition d’exclu de l’amour.
D’un thème parfaitement quotidien et banal, Baudelaire crée une situation extraordinaire,
comme si l’amour venait de le frapper. Il idéalise une femme qui passe, pour raconter ses
attentes, pour décrire la femme qu’il aime. A travers ce petit sonnet prosaïque, nous
appréhendons sa vision de la femme : belle et froide, proche et inaccessible.
Dans d’autres poèmes, il peint aussi une femme ambivalente, parfois tendre, parfois
maternelle, souvent lointaine, d’autant plus qu’elle est belle et sensuelle. Jeanne Duval fut à
de nombreuses reprises une muse qu’il décrivait dans Le Serpent qui danse comme une
ensorceleuse intraitable.

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