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Lecture linéaire 

: l’alchimiste :
Introduction :
Louis Jacques Napoléon, dit Aloysius Bertrand est un jeune poète de Dijon qui a beaucoup
œuvré pour diffuser le romantisme en province. Il n'a malheureusement pas été publié de
son vivant et ne connut pas le succès. C'est Baudelaire, le premier, qui dit l'avoir pris pour
modèle pour son recueil Petits poèmes en prose (1869). Ainsi Bertrand apparaît comme le
père du poème en prose en France. La poésie en prose est un genre qui se caractérise
notamment par l'emploi de la figure de l'allégorie, la métaphore et la comparaison, le jeu sur
les niveaux de langue, la ponctuation et la syntaxe, les sonorités et les rythmes. Dans ce
recueil intitulé Gaspard de la nuit, sous-titré « Fantaisies à la manière de Rembrandt et Callot
», le poète se nourrit de l'imaginaire médiéval et gothique en jouant sur les images oniriques
mêlées au travail des rythmes et des sonorités. Le poème « L'alchimiste » est le 8e du
Premier livre « L'école flamande ». Il est composé de 6 strophes. Poème à la première
personne, « l'alchimiste » évoque la recherche répétée et infructueuse d'un alchimiste et le
processus de transformation alchimique qui évoque un monde fantastique, mystique et
mystérieux à la fois.
Problématique : Comment le poète met-il en scène la création poétique à travers l'image de
l’alchimiste ?
Plan :
I- 1ère strophe : la recherche infructueuse de la pierre philosophale
II- Strophes 2, 3, 4, 5 : un élément perturbateur : le salamandre / les transformations
s'opèrent.
III- Strophe 6 : une impression d'éternel retour, pourtant on verra que l'alchimie poétique
fonctionne.
Le titre : donne le thème du poème : celui qui pratique une science occulte du moyen-âge, à
la recherche de la pierre philosophale pour transformer le plomb en or.
Premier mouvement : L’évocation de la recherche : un travail long et difficile
« Rien encore ! – Et - Phrase négative (adverbe de négation « rien ») à la modalité
exclamative qui ouvre le poème et traduit l’insuccès de la recherche.
vainement ai-je feuilleté Ce début de poème s’ouvre sur une formulation plutôt familière qui
pendant trois jours et confère au texte une dimension légère voire humoristique.
- La présence du pronom « je » dès la première ligne pose une
trois nuits, aux blafardes ambiguïté : est-ce le poète ou l’alchimiste qui s’exprime ? Dès lors il
lueurs de la lampe, les est possible de voir en l’alchimiste une métaphore de l’artiste. Il
œuvre pour la création poétique.
livres hermétiques de - L’hyperbole l.1-2 « pendant trois jours et trois nuits » marque le
travail acharné et incessant de l’artiste.
Raymond Lulle ! » - Le chiasme sémantique l.2-3 « blafardes lueurs » / « livres
hermétiques » peut traduire une situation infructueuse, une
impasse, un enfermement qui est à mettre en lien avec l’adjectif
« hermétiques ». Ce n’est pas un savoir facile d’accès.
- L’emploi de l’adjectif « blafardes » renvoie à une lumière terne,
pâle. Bertrand entraîne ainsi le lecteur dans un univers sombre et
mystérieux.
- L’allitération en [l] peut donner lieu à plusieurs interprétations.
Tout d’abord, si on la met en lien avec l’enjambement qui s’effectue
dans l’ensemble de la strophe, elle pourrait mimer de la longueur, le
temps qui s’écoule. Ensuite le son [l] est produit par une consonne
qu’on appelle liquide (donc le liquide bouge, c’est instable) et cela
pourrait aussi permettre au lecteur de visualiser la lumière produite
par la flamme de la bougie (c’est une bougie qui produit de la
lumière si on se replace dans la période médiévale évoquée dans le
poème » vaciLLant et éclairant faiblement l’alchimiste dans son
laboratoire obscur).
- La « lampe » mise en rejet peut aussi faire référence à la
connaissance/ le savoir. L'alchimiste cherche ainsi à acquérir le
savoir pour obtenir la pierre philosophale qui favorisera l'accès à un
savoir encore plus grand.
- L’adjectif « hermétiques » fait référence à Hermès Trismégiste, qui
selon la légende est le fondateur de l'alchimie. Le terme veut aussi
dire « fermé » au sens propre et « pas à la portée de tous » au sens
figuré. On peut donc percevoir une antithèse si on l'associe avec le
terme « livre », ce qui traduirait toute la difficulté de cette science.
- La référence à Lulle L.3 est intéressante car la légende a attribué à
cet homme des traités d'alchimie qu'il n'aurait jamais écrit. A sa
mort, on lui construit une légende (avoir trouvé la pierre
philosophale, avoir fabriqué de l'or pour le roi d'Angleterre Édouard
1er que l'on disait ruiné). Ainsi, dès le départ, cette science est
présentée comme opaque et mystérieuse.
- On remarque aussi que dans cette première strophe, les couleurs
évoquées sont plutôt sombres « nuit », « hermétique » ce qui
pourrait renvoyer à l'une des étapes du Grand Œuvre (cf séance sur
l'alchimie poétique) : l'œuvre au noir. On peut également voir
l'œuvre au blanc à travers les termes « jours », « lueur » et « lampe
». Le processus du Grand Œuvre est donc en marche.
Deuxième mouvement : L’élément perturbateur + débuts de transformation
- À la ligne 4, on retrouve un phénomène d'écho à la ligne 1 avec
l'emploi de la négation avec l'adverbe « non » renforcée par
l'adverbe « rien ». Toutefois même si la situation ne semble pas
évoluer et se fermer davantage, on remarque à travers l'usage de
ces deux adverbes négatifs (au lieu d'un seul à la L1) une
transformation qui s'opère.
- « La cornue » (outil permettant la distillation), « salamandre » (outil
permettant de chauffer) et « fourneau » => pratique de L'alchimie. L.
4-5
- « les rires moqueurs d'un salamandre » plusieurs pistes
interprétatives possibles autour de ce terme : => L'emploi de l'article
« Non rien, si ce n’est « le » alors que c'est un nom féminin interroge : - LA salamandre,
avec le sifflement de la amphibien associé au feu (on croyait aux temps anciens que cet
animal était une sorte de dragon résistant au feu et crachant du feu)
cornue étincelante, les ainsi l'œuvre au rouge lui est associé en alchimie - LE salamandre
rires moqueurs d’un peut aussi renvoyer à un esprit du feu dans les sciences occultes
puisque le déterminant est au masculin (comme l'est le sylphe pour
salamandre qui se fait un les airs, le gnome pour la terre.) Cette interprétation conviendrait
jeu de troubler mes puisque l'on voit par un processus de personnification que cet être a
des caractéristiques humaines « rires moqueurs » / « se fait un jeu »
méditations. » Ainsi, A. Bertrand entraîne son lecteur dans une ambiance
fantastique, surnaturelle, même inquiétante.
- Il semblerait que le sens de l'ouïe soit mobilisé à travers les termes
« sifflement » et « rires ». Ces sons viennent d'ailleurs contraster
avec le silence induit par le terme « méditations ». Tous ces jeux
d'opposition (cf. strophe 1 avec les oxymores « jours/nuit » «
blafardes/lueurs » ou « livres/hermétiques ») peuvent aussi
renvoyer au fondement de l'alchimie : transformer du plomb en or !
L'auteur cherche aussi à créer des effets visuels et sonores pour
plonger le lecteur dans une ambiance contrastée et pleine de
mystère.
« Tantôt il attache un - Dans la troisième strophe, « le salamandre » passe à l'offensive
ainsi qu'en témoignent les deux verbes d'action « attache » et «
pétard à un poil de ma décoche » L6, puis le système corrélatif introduit par l'adverbe «
barbe, tantôt il me Tantôt » 1. 6 (la succession d'un état dans un autre), et le
vocabulaire guerrier qui dénote une transformation du reptile ou de
décoche de son arbalète l'esprit qui semble plus menaçant « pétard », « un trait de feu ». Il
un trait de feu dans mon est aussi armé « arbalète » L. 7, « armure » L.8.
- On remarque que les sonorités sont plus explosives avec les sons
manteau. » [p], [b], [t] et renforcent ainsi le caractère inquiétant.
- Dans cette strophe la couleur rouge domine à travers les termes «
pétard », « feu » ce qui peut faire référence à l'œuvre au rouge. La
salamandre peut être associée à l'œuvre au blanc également. Même
si l'alchimiste ne trouve rien, il semblerait que des transformations
s'opèrent autour de lui ainsi que l'indiquent la mobilisation des sens
comme l'ouïe ou encore, les couleurs et l'action de la salamandre.
- Cependant les faits et gestes du salamandre peuvent contribuer à
conférer au poème une dimension humoristique. Bertrand plonge le
lecteur dans une ambiance médiévale par l'usage d'un vocabulaire
archaïque : « tantôt », « fourbit », « écritoire ».
- Dans la quatrième strophe, « Le salamandre » passe clairement
« Ou bien fourbit-il son pour un esprit malin venant perturber l'alchimiste puisqu'il s'en
prend à son « formulaire » et à son « écritoire ». Cet esprit peut se
armure, c’est alors la manifester à travers l'allitération en [s] qui parcourt la strophe «
cendre du fourneau qu’il son », « cendre », « soude », « sur ».
- Le mouvement caractérise cette strophe à travers les termes «
soude sur les pages de fourbit » et « soude », ce qui peut renvoyer à l'idée de
mon formulaire et sur transformation.
- Les allusions à l'écriture se précisent aussi à travers les termes «
l’encre de mon pages », « formulaire », « encre » et « écritoire ». Ainsi le parallèle
écritoire. » entre l'alchimie et la création poétique devient plus clair pour le
lecteur.
« Et la cornue, toujours - Dans la cinquième strophe la transformation continue avec la
plus étincelante, siffle le référence hyperbolique à la cornue qui est « toujours plus
étincelante » alors qu'elle n'était auparavant qu’« étincelante ».+-›La
même air que le diable, comparaison au son de la cornue avec « le même air que le Diable »
quand Saint Eloy lui induit que le sifflement est de plus en plus fort et assourdissant =>
Transformation - évolution !
tenailla le nez dans sa - À noter que Saint Eloy est le patron des forgerons. À nouveau une
forge. » référence au feu et au travail de la matière.
Troisième mouvement : Un éternel recommencement ?
- Dans la dernière strophe, on remarque une construction circulaire,
on a l'impression dans un premier temps de retourner au point de
« Mais rien encore ! Et départ. L'alchimiste poursuit son effort.
- Toutefois on note quelques différences par rapport à la première
pendant trois autres strophe : ajout de l'adverbe « Mais » et de l'adj « autres ». Ce n'est
donc plus tout à fait pareil ! => transformation.
jours et trois autres - Finalement toutes ces transformations ne débouchent-elles pas sur
nuits, je feuilletterai, un résultat : le poème ? On peut dire qu'il a réussi le Grand Œuvre si
l'on associe les différentes allusions aux 3 œuvres dans l'ensemble
aux blafardes lueurs du texte.
- Bertrand n'évoquerait-il pas l'idée que La création poétique serait
de la lampe, les livres un travail sans cesse remis à l'ouvrage, en perpétuelle recherche ?
hermétiques de L'artiste continue inlassablement sa tâche. On remarque que le
verbe au présent de l'indicatif dans la première strophe passe au
Raymond Lulle ! » futur de l'indicatif dans la dernière : la création poétique est un
travail sans fin. Le poète est aussi à la recherche de la pierre
philosophale pour transformer la boue en or.
Conclusion :
Ainsi, A. Bertrand évoque à travers un style nouveau et original le travail du poète et l'art de
la création poétique à travers la figure de l'alchimiste. Il s'agit d'un travail constamment
remis à l'ouvrage qui entraîne l'artiste vers un monde en dehors du réel. En effet, la
dimension fantastique du poème rappelle l'intérêt des romantiques pour le surnaturel, le
médiéval et le gothique. Aloysius Bertrand a beaucoup inspiré Baudelaire qui s'essaya à la
poésie en prose. C'est d'ailleurs dans la préface de Petits Poèmes en prose qu'il citera
Bertrand et lui permettra de rejaillir dans la poésie française.

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