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Littérature

Sur quelques noms proustiens


Jean Milly

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Milly Jean. Sur quelques noms proustiens. In: Littérature, n°14, 1974. L'effet littéraire. pp. 65-82;

doi : https://doi.org/10.3406/litt.1974.1088

https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1974_num_14_2_1088

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Jean Milly, Paris m.

SUR QUELQUES NOMS PROUSTIENS

Roland Barthes a bien montré, dans Proust et les Noms (in To Honour
Roman Jakobson, Mouton, 1967), allant même jusqu'à en faire l'événement
poétique déterminant de la genèse de la Recherche, que Proust s'est constitué un
système de Noms (entendons par là de noms propres) qui sont des signes d'une
particulière richesse. L'écrivain (et celui-ci l'explique lui-même à chaque instant
dans la première moitié de son roman) accumule en eux des éléments sémiques
nombreux, dénotatifs et surtout connotatifs, subissant d'abord un effet d'inflation
dans l'ordre de l'imagination (c'est l'âge des noms), puis une réduction de leurs
sens connotatifs au contact de la réalité empirique (l'âge des choses) ; en même
temps, ils conservent une trace de tous les passages du roman dans lesquels ils
ont figuré. De plus, dans ces noms, le signifié est lié au signifiant par un rapport
cratyléen d'imitation : couleur ou « rugosité » de certains phonèmes, « francité »,
ou signification sociale de certaines combinaisons de syllabes 1. Si bien que la
création des noms propres, développée par Proust de manière systématique,
illustrerait de façon nouvelle dans la littérature (mais Balzac ne l'avait-il pas déjà fait ?)
ceci, que « la fonction poétique, au sens le plus large du terme, se définirait ainsi
par une conscience cratyléenne des signes ».
Gérard Genette reprend cette question dans Proust et le langage indirect
(Figures II). Eliminant, comme Barthes, et un peu vite à notre avis, le nom
commun comme support d'effets cratyléens chez Proust, il analyse la formation
des noms propres. Pour lui, ces derniers, du moins les noms nobiliaires, tiennent
« l'essentiel de leur valeur imaginative du fait qu'ils sont toujours des noms
de lieux » *. En outre, la motivation des signifiés est due en partie à l'imagination
phonétique (« cette syllabe lourde de Parme », par exemple), c'est-à-dire à une
action du signifiant sur le signifié ; mais le signifiant lui-même subit l'action
du signifié, comme lorsque le nom de Parme « absorbe » une douceur stendha-

1. R. Barthes généralise cette remarque de façon contestable. Si les noms terminés


en « longues à finales muettes » (du type de Guermantes) sont pourvus, comme il l'écrit,
du sème « aristocratie », devra-t-on éliminer comme non conformes Bréauté, Bouillon,
Chatellerault, Courvoisier, Norpois, Villeparisis ? Ou encore, qu'est-ce qui, phonique-
ment, distingue la finale du nom roturier Couard de celle de Mortemart, celle d'Elstir de
celle de Luxembourg ?
2. Ce qui nous satisfait plus que l'explication par le phonétisme des finales ; nous
ajouterions qu'une autre part de leur valeur imaginative vient de ce qu'ils rappellent
l'univers des Mémoires de Saint-Simon, où environ la moitié d'entre eux figure. Cf. à ce
sujet Herbert de Ley, Marcel Proust et le duc de Saint-Simon, University of Illinois
Press, 1966, p. 70.

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lienne et un reflet de violettes, qui proviennent de l'imagination. Remarquons
cependant que cette explication comporte une inexactitude, car ce n'est pas le
signifiant lui-même, image purement phonique, qui absorbe cette douceur et ce
reflet : c'est sa représentation, c'est-à-dire un élément du signifié. Il serait plus
juste de parler d'une action réciproque entre les sèmes dénotatifs, les sèmes
d'imagination phonétique (syllabe « lourde », ou « rugueuse », etc.) et des
sèmes d'origine mnémonique (violettes de Parme). Quelquefois même, des sèmes
naissent à partir d'éléments graphiques, comme Genette le remarque bien à
propos de Vitré, « dont l'accent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien ».
Surtout, et ceci est capital, les associations imaginaires sont le plus souvent
des faits non de synesthésie, mais d'association lexicale : Genette le voit clairement
dans les séries orange-amarante-Guermantes, et Gilberte-verte, mais s'arrête trop
tôt sur cette voie, pour insister sur la « connivence » du signifié, qui fait trouver
dans un vocable ce qu'on y a mis. Trop tôt, car il allait entrer dans ce vaste
et important domaine qu'est celui des associations à la fois paradigmatiques et
syntagmatiques dans le texte proustien 3. Or, c'est précisément en portant notre
attention sur le développement syntagmatique du texte que nous verrons maintenant
la signification des noms s'enrichir et prendre en même temps un ancrage
plus ferme dans l'écriture.
Reprenons Guermantes. Proust lui attribue successivement deux couleurs
distinctes, « émanant » toutes deux de sa dernière syllabe : orangé et amarante.
Certes, ces deux adjectifs contiennent la voyelle /S/ de Guermantes. Mais il en
serait de même de blanche. Or, les Guermantes ne sont jamais blancs, II en serait
de même, également, d'orange : or, c'est uniquement avec orangé, pourtant moins
proche phoniquement, qu'est fait le rapprochement. Amarante, qui, lui, rime avec
Guermantes, n'apparaît qu'en second lieu, assez tardivement dans le roman, et
deux fois seulement. Ce n'est donc pas dans l'analogie phonique qu'il faut
rechercher la couleur orangée de Guermantes, ou du moins cette analogie n'est-elle
pas décisive.
Nous verrons mieux le processus d'association si nous replaçons les mots
dans le texte où ils apparaissent ensemble pour la première fois :

Je savais que là résidaient des châtelains, le duc çt la duchesse de


Guermantes [...], mais chaque fois que je pensais à eux, je me les représentais
tantôt en tapisserie, comme était la comtesse de Guermantes dans le «
Couronnement d'Esther » de notre église, tantôt de nuances changeantes, comme
était Gilbert le Mauvais [...], tantôt tout à fait impalpables comme l'image de
Geneviève de Brabant, ancêtre de la famille de Guermantes [...], — enfin
toujours enveloppés du mystère des temps mérovingiens et baignant, comme dans
un coucher de soleil, dans la lumière orangée qui émane de cette syllabe :
« antes » 4.

Orangé comprend certes la voyelle /â/, la consonne /R/ et même le — g —


graphique du nom de Guermantes, mais nous avons vu que cela paraissait
insuffisant pour expliquer un rapprochement sémantique étroit. En fait, orangé se
rapproche davantage, au point de vue phonique, de coucher, par la parenté de la
dernière syllabe, et de mérovingien (/dR-Ro/, /âze-lzjl/). Or, mérovingien et
coucher de soleil sont, eux, en rapport sémantique avec Guermantes, le premier
évoquant l'antiquité de la race, le second, ce même éloignement vers la nuit
des temps. Nous ne sommes pas dans un cas analogue à celui de la couleur

3. Domaine que Barthes exclut bien trop vite : « le syntagme dans lequel [le Nom
proustien] est placé lui est indifférent » (Proust et les Noms, p. 153).
4. Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, I, p. 171. Toutes nos références, dans notre texte ou en note, renvoient aux
3 volumes de cette édition.

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mauve du nom de Parme (ou plutôt de la représentation imaginaire de ce nom), qui
provenait d'une association mnémonique d'origine culturelle (violettes de Parme),
mais dans le cas d'une interaction d'éléments appartenant tous au texte. Nous
n'accepterons pas la chronologie proposée par le Narrateur, qui est celle de
l'illusion cratyléenne, à savoir : syllabe « antes » -* lumière orangée -* comme '
dans un coucher de soleil, mais nous représenterons le processus de l'écriture
par un double itinéraire, dans lequel mérovingien et coucher de soleil sont des
signes-relais indispensables, fonctionnant aux deux niveaux du signifié et du
signifiant : sémantiquement, Guermantes engendre en chaîne mérovingien, puis
coucher de soleil, puis lumière orangée ; et ce dernier mot vient, par rétroaction
et à la faveur d'une coïncidence très partielle de signifiant, «ocolorer » Guermantes
et donner l'illusion d'une couleur de la syllabe finale. D'où les deux schémas par
lesquels on peut représenter, d'abord le processus de l'illusion cratylénne :

Se orange
/àt/ ) lien direct
Sa

puis celui du processus de l'écriture :


—4 —4—

"fami Ile" "antiquité" "nuit des temps" "lum ière


Se métonymie métaphore métonymie
Guerm antes" "mérovingiens" "coucher de soleil" oran gee"

Sa /geRmàt/ /meRovszjè/ /ku/e/ /oRàze/


1
|

Le rapport phonique entre « antes » et orangée étant relativement faible,


leur association se fait de manière indirecte, grâce au contexte syntagmatique.
Loin que ce dernier, comme le dit Barthes, soit indifférent, il permet au contraire
de tels rapprochements.
Ajoutons que les transferts de signification sont largement facilités dans cette
phrase par les métaphores d'enveloppement et de fluidité (enveloppés, baignant,
lumière, émane), par ailleurs très nombreuses dans la Recherche, et auxquelles
Proust accorde une grande importance 5. Rappelons-nous également le rôle central
qu'il attribue, dans les textes recueillis dans les Nouveaux Mélanges, à la lumière
des tableaux du Rembrandt de la maturité, cette lumière qui est précisément celle
du soleil couchant, qui fait apparaître tous les objets dans une « matière dorée »,
« un jour doré », qui est « en quelque sorte le jour même de sa. pensée, l'espèce de
jour particulier dans lequel nous voyons les choses au moment où nous pensons
d'une façon originale » 6. Quand Rembrandt voit une chose dans cette lumière
« féconde », elle devient « propre à engendrer 7 en lui d'autres observations

5. Cf. notre étude sur Proust et le style, p. 103-105.


6. Contre Sainte-Beuve, Nouveaux Mélanges, p. 380.
7. C'est nous qui soulignons.

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pleines de profondeur », il éprouve la joie de celui qui sent qu'il va « procréer «.
Ne peut-on en dire autant de Proust, lorsqu'il voit (ou crée) le nom de ses
personnages dans cette même lumière, qui va continuer de les baigner, s'incorporer a leur
substance poétique ? Faisons même un rapprochement qui semble important : dans
la série des noms privilégiés, la parenté phonique de Guermantes, Rembrandt et
Brabant permet de faire glisser sur les deux autres les sèmes colorés associes aux
nom du peintre, et c'est sans doute ce qui explique l'assimilation spontanée
faite par Proust entre la voyelle /a/ et la lumière dorée : rappelons-nous que,
justement, l'étude du peintre flamand a été faite pendant la période de gestation
de la Recherche. Quoi qu'il en soit, le complexe de forme et de sens qui associe
Cuermantes et la couleur dorée se comporte dans le roman comme un thème
générateur qui reparaît, avec des variantes, à de nombreuses reprises.
Faisons, pour le confirmer, une promenade du côté de Guermantes. C'est le
côté « ensoleillé » (I, p. 172) des sorties familiales a Combray, celui des
prairies couvertes de boutons d'or (I, p. 167-168) où l'on ne va, d'ailleurs, que si
l'on est assuré du beau temps. La duchesse fait sa première apparition dans
l'église de Combray, comme une « dame blonde », installée au-dessus des tombes
« dorées et distendues comme des alvéoles de miel » de ses ancêtres (I, p. 174) :
son regard flâne « comme un rayon de soleil » (I, p. 176); le narrateur l'observe
dans la sacristie ensoleillée, dont les lapis rouges prennent par l'éclairage « une
carnation de géranium » (I, p. 178). Les images de la duchesse, dans l'esprit du
jeune garçon, se laissent « imbiber de la teinte orangée d'une syllabe » (I, p. 175).
Son nom est « comme une tour jaunissante et fleuronnée (II, p. 13), il a « des
aspects de bois jaunissants » (II, p. 209). Il possède une « enveloppe orangée et
brillante » (II, p. 30), brillante fournissant une correspondance phonique
significative à Guermantes. C'est un « nom aux syllabes dorées » (III, p. 1008).
Cette couleur est, en fait, une lumière — et ce mot figure dès l'image
génératrice de « lumière orangée » (offrant déjà une correspondance en /m/ et en
/îR/ à Guermantes). Sur les tapis de la sacristie de Combray où s'avance la
duchesse, le soleil ajoute (et nous remarquons l'homophonie) « un épiderme de
lumière » (I, p. 178). Il existe tout un thème de la « blondeur quasi éclairante »
des cheveux des Guermantes (II, p. 438). Lorsque le narrateur ne relate plus de
souvenirs visuels, mais les souvenirs de ses rêveries, il nous fait franchir un degré
de plus dans la spiritualisation des tableaux en mettant davantage l'accent sur cette
lumière : le nom de Guermantes évoque « un donjon sans épaisseur qui n'était
qu'une bande de lumière orangée » (II, p. 13). Parfois, c'est seulement la luminosité,
en dehors même de toute couleur, qui est évoquée : Mme de Guermantes est, dans
les rêveries de l'adolescent, « une simple projection lumineuse » (I, p. 175) ; son
hôtel parisien apparaît, dans le souvenir, « limpide comme son nom, car aucun
élément matériel et opaque n'en venait interrompre et aveugler la transparence »
(II, p. 15) ; elle-même est appelée « un personnage de lanterne magique »
(II, p. 11 ; III, p. 884). Plus subtile encore que la lumière, c'est l'intelligence elle-
même qui en vient à se colorer des mêmes teintes, quand il s'agit, dans les songes du
narrateur, de celle qui règne dans la coterie Guermantes : « ce n'était nullement
de gens comme Bergotte que je composais cette coterie. Non, par intelligence,
j'entendais une faculté ineffable, dorée, imprégnée d'une fraîcheur sylvestre »
(II, p. 210).
Mais un autre domaine de couleur vient s'associer au nom de Guermantes :
c'est celui des teintes bleues et rouges, de leurs nuances et de leurs combinaisons
(rose, mauve, violet, amarante). Elles ne sont pas tout d'abord intégrées au
nom, mais font plutôt partie de la topographie du côté de Guermantes, de ce
paysage fluviatile où croissent les primevères, les violettes, les nymphéas, des
« grappes de fleurs sombres », des « quenouilles violettes et rouges » (I, p. 172)
qui rappellement au narrateur « un de [ses] écrivains préférés » et parmi lesquelles

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il rêve de se promener en amoureux avec la duchesse 8. Ces teintes relèvent d'une
symbolique erotique qui n'est pas associée d'abord au nom ni au personnage —
songeons au cabinet sentant l'iris, à la dame en rose, et à la première association
de « grappes de fleurs violettes et rougeâtres » avec une femme aimée en rêve,
mais non identifiée (I, p. 86). Mais elles le deviennent progressivement, amenant
des rapprochements de signifiants après les rapprochements de signifiés. Au mariage
de Mlle Percepied, le bleu des yeux, le mauve de la cravate, le rouge du visage
de Mme de Guermantes jouent un rôle important, par opposition avec l'orangé
des rêves sur son nom, car ils sont, eux, des signes de la réalité physique du
personnage (I, p. 175). Mais à l'opposition succède la combinaison. C'est frappé
par le « regard bleu » de la duchesse, par ses « yeux » [bleuissant] comme
une pervenche 9 impossible à cueillir » que le narrateur tombe amoureux d'elle,
et aussitôt se compose dans la sacristie une symphonie de lumière faisant jouer
ce bleu, l'or du soleil et le rouge des tapis. Par la suite, la nouvelle série colorée
accompagne les évocations de la duchesse et finit par s'attacher à son nom
dans le Côté de Guermantes, et l'on a tour à tour des rapprochements Guermantes-
pervenche, de nouveau (II, p. 12), G uermantes-amarante (II, p. 14, 209), présentés
comme motivés par la perception colorée : « pour que je n'eusse pas été déçu
par les paroles que j'entendrais prononcer à une personne qui s'appelait Mme de
Guermantes, [...] il eût fallu qu'elles reflétassent cette couleur amarante de la
dernière syllabe de son nom [...]. »
Au-delà de ces significations colorées, la syllabe -antes est encore, sans que
Proust le dise explicitement, porteuse de bien d'autres valeurs de sens poétiques,
puisqu'elle figure à la finale de nombreux mots rapprochés de Guermantes dans
le déroulement du texte. Par exemple :

— « [...] quand je pensais à Mme de Guermantes, [...] je me la représentais


[...] d'une autre manière que le reste des personnes vivantes. » (I, p. 174-175) :
-antes signifie, poétiquement, « autre que vivante » ;
— « Comme c'est bien une fière Guermantes, la descendante de Geneviève
de Brabant [...] » (I, p. 177) : -antes signifie « descendante de Geneviève de
Brabant » ;
— « [...] terres immenses du Nord, cités puissantes du Midi, venues se
rejoindre et se composer en Guermantes » (II, p. 14) : -antes signifie «
puissantes » ; le nom de Guermantes se retrouve partiellement, en outre, dans terres
immenses ;
— « Du reste tout le monde assurait que [la duchesse de Guermantes]
était une femme très intelligen/e, [...] vivant dans une petite coterie des plus
intéressantes : paroles qui se faisaient complices de mon rêve » (II, p. 209) :
-antes signifie, dans le rêve du Narrateur, « intelligente », « intéressante » ;
— [...] deux étrangères très élégantes que les Guermantes recevaient »
(II, p. 442).

On voit comment la même syllabe en arrive à « contenir », selon ce procédé


cratyléen, tous les traits (« imaginaire », « féodal », « coterie intelligente et
intéressante », etc.) dont est composée la figure morale de la duchesse.

8. Sur la présence chez Proust et l'origine de ce thème des fleurs violettes, cf.
J. Milly, les Pastiches de Proust, p. 85-86 et 89-91 >; et G. Tupinier, « La Digitale de
Jean Santeuil », RHLF, n° 5-6, 1971 p. 950-965.
9. C'est la première correspondance phonique relevée entre ces champs colorés et
le nom de Guermantes (I, p. 178).

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D'autres rapprochements du même type se rencontrent, toujours signifiants :

— « [. ..] ils étaient pour moi, en tant que duc et duchesse, des êtres réels,
bien qu' étranges, [...] leur personne ducals se distendait démesùré/ne«f [...]
pour pouvoir contenir en elle ce Guermantes dont ils étaient duc et duchesse
[...] (1, p. 171-172).
— « Si [...] j'avais peine à retrouver dans ce beau visage, trop humain, de
Mme de Guermantes, l'inconnu de son nom, je pensais du moins que, quand
elle parlerait, sa causerie profonde, mystérieuse, aurait une étrangeté de tapisserie
médiévale [...] » (II. p. 209).
— [...] Cette dame, en son principe générateur, en toutes ses molécules,
n'était peut-être pas substantiellement la duchesse de Guermantes » (I, p. 175).

Des éléments phoniques du nom de Guermantes, autres que ceux de sa dernière


syllabe, figurent aussi dans des associations significatives :
Glorieux dès avant Charlemagne, les Guermantes [...] (I, p. 176).
Comme c'est bien une fière Guermantes [...] (I, p. 177).

Cela peut aller jusqu'à la reprise anagrammatique du nom : « C'était, ce


Guermantes, comme le cadre d'un roman, un paysage imaginaire que j'avais peine
à me représenter et d'autant plus le désir de découvrir, enclavé au milieu de terres
et de routes réelles qui tout à coup s'imprégneraient de particularités héraldiques,
à deux lieues d'une gare. » (II, 14.) Dans cette phrase, tous les mots qut
reprennent un élément de l'hypogramme sont en rapport de signification avec ce
dernier, y compris gare, qui connote souvent chez Proust le voyage, le départ.
Tous ces rapprochements poétiques accomplis par le narrateur à partir du
nom de Guermantes s'apparentent au « style Bergotte » 10. Proust fournit d'ailleurs
deux exemples assez purs de ce style, considéré dans sa généralité, lorsqu'il fait
tenir mentalement à son héros, dans l'église de Combray, les propos suivants :

Glorieux dès avant Charlemagne, les Guermantes avaient le droit de vie


et de mort sur leurs vassaux ; la duchesse de Guermantes descend de Geneviève
de Brabant. Elle ne connaît, ni ne consentirait à connaître aucune des
personnes qui sont ici (I, p. 176).
Qu'elle est belle ! Quelle noblesse ! Comme c'est bien une fière
Guermantes, la descendante de Geneviève de Brabant, que j'ai devant moi !
(I, P. 177).

Nous reconnaissons le point de vue idéaliste, l'exaltation lyrique, les phrases brèves
et rythmées, le réseau dense des rappels phoniques, les archaïsmes. La rêverie sur
Guermantes entraîne donc bien une forme stylistique « bergottienne ». Nous
avons déjà observé nettement, dans le style Bergotte, une prédilection pour la
tonalité phonétique en /â/ : grâce au nom de Guermantes, à son incessante
répétition et aux associations lexicales dans lesquelles il entre, cette tonalité
bergottienne se diffuse dans toutes les parties du roman associées aux rêveries sur ce nom.
Seulement, cette richesse poétique n'apparaît que dans l'état de rêverie,
c'est-à-dire de réceptivité. Lorsque le narrateur prétend agir sur le nom de façon
méthodique, « prendre sur lui une sorte de pouvoir » en le prononçant, « par
le seul fait de le tirer de [son] rêve et d*e lui donner une existence objective et
sonore » (I, p. 127) comme il le fait en poussant Legrandin à lui parler des
« châtelaines », il n'obtient que des répétitions sans aucun écho poétique. C'est

10. Cf. notre article « Les phrases de Bergotte », dans Etudes proustiennes, I,
p. 35-67.

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le même genre d'échec que celui que lui apportera la pénétration réelle dans
le milieu mondain des Guermantes.
Le nom de Guermantes forme, par ailleurs, phoniquement et thématiquement,
un couple avec celui de Combray. Proust oppose, parmi les noms de personnes
ou de villes, ceux dont la sonorité est « éclatante ■» et ceux dont elle est « sombre »
(I, p. 388) : ainsi, respectivement, et par excellence, de Guermantes et de Combray ;
mais ces derniers s'apparentent cependant par la nasalité de leurs voyelles /â/
et loi ; et, aussi, par leur consonne initiale vélaire, par la nasalité de leur
consonne centrale (/m/, /b/), et la correspondance par inversion des groupes
/sR/ - /Rs/. Ces relations de complémentarité se retrouvent au niveau du signifié :
les Guermantes s'opposent à Combray comme les seigneurs aux manants, le
château au village, mais ils lui sont unis par leur titre de comtes de Combray,
par d'anciens mariages, par la propriété féodale, « par cette étrange et pieuse
tristesse qui était spéciale à Combray » (I, p. 172). Ils portent partout avec eux
ce nom comme l'envers du leur, opposé mais inséparable, de même que la
propriété terrienne est le support du luxe du faubourg Saint-Germain, de même
que la rusticité du langage est affectée parfois par la duchesse comme signe de son
enracinement (II, p. 485). Françoise, représentant Combray quoiqu'elle n'en soit
pas originaire, reviendra et restera, aux yeux du narrateur, comme un pendant de
la duchesse.
Voici plusieurs cas où Proust réunit les deux noms ; il exprime ainsi l'alliance
féodale :

[...] Saintrailles, ce compagnon de Jeanne d'Arc avait en épousant une


Guermantes fait entrer dans cette famille le comté de Combray, ses armes écarte-
laient celles de Guermantes au bas d'un vitrail de Saint-Hilaire (II, p. 531);

la suzeraineté :

[...] Mme de Guermantes se trouvait au milieu de tous ces gens dont elle ne
savait même pas les noms, mais dont l'infériorité proclamait trop sa suprématie
pour qu'elle ne ressentît pas pour eux une sincère bienveillance [...] (I, p. 177) ;

la ressemblance physique :

[les ailes du nez de Saint-Loup sont] d'un dessin parfait comme celles des
petits papillons qui se posent sur les fleurs des prairies, autour de Combray
(II, P. 409) ;

la ressemblance morale :

Mme de Guermantes m'offrait, domestiquée et soumise par l'amabilité, par le


respect envers les valeurs spirituelles, l'énergie et le charme d'une cruelle petite
fille des environs de Combray [...] (II, p. 503) ;

un même air qu'on respire :

Et le nom de Guermantes d'alors est aussi comme un de ces petits ballons dans
lesquels on a enfermé de l'oxygène ou un autre gaz : quand j'arrive à le crever,
à en faire sortir ce qu'il contient, je respire l'air de Combray de cette année-là
[...] (H, P. 12) ;

une simple coïncidence de lieux, quand le prestige des noms a disparu :

Qui sait [...] si un jour Guermantes lui-même paraîtra autre chose qu'un nom
de lieu, sauf aux archéologues arrêtés par hasard à Combray [...] (II, p. 541).

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Combray et Guermantes forment donc les deux pôles d'une même entité, ils
sont soudés l'un à l'autre par un lien originel. Cette vue est confirmée par les
ébauches manuscrites de la Recherche, que Mme Claudine Quémar a récemment
publiées et analysées avec rigueur et finesse dans un article d'Etudes proustien-
nes I ". Les premières esquisses évoquent l'existence d'une ancienne abbaye de
Guermantes, qui double l'église de Combray. Dans les versions suivantes, l'abbaye
disparaît, mais certaines de ses particularités, comme la crypte mérovingienne,
passent à l'église. Il y a donc un lien génétique étroit entre Combray et
Guermantes, qui restera matérialisé, dans le texte définitif, par la représentation, à
l'intérieur de l'église, des deux ancêtres de la lignée féodale, Gilbert le Mauvais
et Geneviève de Brabant. Allant plus loin encore, nous verrons bientôt que
la solidarité de Combray et de Guermantes ébranle quelque peu la symétrie,
généralement seule reconnue comme fondamentale, des deux < côtés » de
Guermantes et de chez Swann.
Pour revenir aux associations phoniques, la séquence loi de Combray attire
tombe, tombeaux, mots qui sont, la plupart du temps, associés dans le texte à
Guermantes : l'église de Combray est le lieu de repos de toute cette famille, après
avoir symbolisé sa terre nourricière (image, sans doute, d'un retour au sein
maternel). Mme de Guermantes suit la messe dans la chapelle de Gilbert le
Mauvais, « sous les plates tombes de laquelle [...] reposaient les anciens comtes
de Brabant, et que je me rappelais être, à ce qu'on m'avait dit, réservée à la
famille de Guermantes quand quelqu'un de ses membres venait pour une cérémonie
à Combray » (I, p. 174) ; « [...] Mme de Guermantes était assise dans la chapelle
au-dessus des tombes de ses morts [...] (I, p. 176) ; « [...] comme si la marquise [de
Villeparisis] avait été — comme elle serait plus tard — morte et en bière, dans
l'église de Combray, où chaque membre de la famille n'était plus qu'un Guermantes,
avec une privation d'individualité et de prénoms [...] ■» (II, p. 450). Mais Combray est
aussi la tombe des anciens abbés de Combray (I, p. 59), comme il sera plus tard
celle de Françoise, qui l'évoque en ces termes au début de Guermantes I :
« Hélas ! pauvre Combray ! peut-être que je ne te reverrai que morte, quand
on me jettera comme une pierre dans le trou de la tombe » (II, p. 18).
Mais si les tombes des Guermantes sont souvent dorées comme leur nom,
Combray évoque plutôt, par sa sonorité, les mots de sombre et de grès, ou d'autres
termes exprimant la noirceur et la rudesse, et généralement pourvus d'une séquence
phonique /occlusive + RI : * la haute mante sombre » de l'église, les « pierres
noirâtres » des maisons (I, p. 48) ; « la sombre façade de l'église », sa « pierre
noircie » (I, p. 63) ; « le ton rougeâtre et sombre des pierres » de la tour (ibid.) ;
« son vieux porche [...] noir, grêlé comme une écumoire » (I, p. 59) ; les
« grossiers moellons » de son vaisseau « rustre, grognon » (I, p. 61) ; l'abside
« grossière », sa « grossière muraille », qui « avait plus l'air d'un mur de
prison que d'une église », une « muraille fruste » (I, p. 62) ; « le grès sombre
et rude de Combray » (II, p. 398) ; « Je revis des marches de grès noirâtre, pendant
qu'une modulation ramenait ce nom de Guermantes dans le ton oublié où je
l'entendais jadis [...] » (II, p. 531) ; « [...] je reconnus, peint lui au contraire en bleu
sombre, simplement parce qu'il était plus loin, le clocher de l'église de
Combray [...] si sombre qu'il paraissait presque seulement dessiné » (III, p. 698). Un
autre exemple de la productivité de ce nom est particulièrement intéressant : les
noms de Roussainville et de Martinville, bien qu'ils soient proches par leur
forme phonique de nombreux noms de villes normandes (Incarville, Marcouville,
Doville, Arambouville, Hermonville, Maineville), n'évoquent nullement ces
localités, mais, par suite du voisinage géographique de Combray, « un certain
charme sombre » et « une couleur de grès » (I, p. 661-662) : la contiguïté des

11. « L'église de Combray, son curé et le narrateur », p. 277-342.

72
lieux a produit le même résultat qu'aurait produit la contiguïté phonique des noms.
Le lieu le plus symbolique de Combray est sans doute le plus sombre, le
plus maternel (par sa forme) et le plus profondément tombal : la crypte de
Saint-Hilaire, où voisinent la jeunesse, la mort, les symboles sexuels et le
merveilleux ". L'église s'enfonçait

avec sa crypte dans une nuit mérovingienne où, nous guidant à tâtons sous la
voûte obscure et puissamment nervurée comme la membrane d'une immense
chauve-souris de pierre, Théodore et sa sœur nous éclairaient d'une bougie le
tombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel une profonde valve — comme
la trace d'un fossile — avait été creusée, disait-on, « par une lampe de cristal
qui, le soir du meurtre de la princesse franque, s'était détachée d'elle-même des
chaînes d'or où elle était suspendue à la place de l'actuelle abside, et, sans que
le cristal se brisât, sans que la flamme s'éteignit, s'était enfoncée dans la pierre
et l'avait fait mollement céder sous elle » (1, p. 61-62).

La visite est guidée par l'enfant de choeur Théodore, dont nous apprendrons à
la fin du roman qu'il avait coutume d'aller jouer à des jeux impudiques avec
toutes les fillettes du voisinage dans les ruines du donjon de Roussainville
(III, p. 694). Cette crypte serait-elle, figurativement, le nombril du monde prous-
tien ? On serait d'autant plus porté à le croire qu'on y trouve des germes de
Guermantes, comme l'ancienneté mérovingienne, et surtout, le thème de l'or
et de la lumière, cette dernière enfouie dans les ténèbres de la matière, mais
imprimant sa trace en celle-ci. Deux autres thèmes du roman seraient aussi
impliqués dans ce lieu, celui des petites filles et celui, onomastique, qui figure
dans Sigebert, dont une syllabe évoque Guermantes, Gilbert le Mauvais, Gilberte,
Robert de Saint-Loup et Atbertine. Nous avons des correspondants précis de ce
lieu dans la chambre où la lanterne magique projette les malheurs de Geneviève
de Brabant et les crimes de Golo (I, p. 9-10) et dans le « pan lumineux,
découpé au milieu d'indistinctes ténèbres », « décor strictement nécessaire au
drame [du] déshabillage » (I, p. 43-44).
Une autre preuve de l'association originelle et indissoluble de Guermantes
et de Combray nous est donnée par ces lignes peu remarquées du Temps retrouvé,
qui servent d'annonce à la venue du narrateur à la matinée de Guermantes.
Il s'agit d'une première réminiscence parmi celles qui vont marquer cette journée,
la réminiscence de l'ancien charme du nom de Guermantes :

Mais celle qui m'y fit aller fut ce nom de Guermantes, depuis assez
longtemps sorti de mon esprit pour que, lu sur la carte d'invitation, il reprît pour moi
le charme et la signification que je lui trouvais à Combray quand passant, avant
de rentrer, dans la rue de l'Oiseau, je voyais du dehors comme une laque obscure
le vitrail de Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes. Pour un moment les
Guermantes m'avaient semblé de nouveau entièrement différents des gens du monde,
incomparables avec eux, avec tout être vivant, fût-il souverain ; des êtres issus
de la fécondation de cet air aigre et ventueux de cette sombre ville de Combray
où s'était passée mon enfance, et du passé qu'on y percevait dans la petite rue,
à la hauteur du vitrail. J'avais eu envie d'aller chez les Guermantes comme si
cela avait dû me rapprocher de mon enfance et des profondeurs de ma mémoire
où je l'apercevais. Et j'avais continué à relire l'invitation jusqu'au moment où,
révoltées, les lettres qui composaient ce nom si familier et si mystérieux, comme
celui même de Combray, eussent repris leur indépendance et eussent dessiné
devant mes yeux fatigués comme un nom que je ne connaissais pas (111,
p. 856-857).

12. Nous nous rencontrons, sur ce point, avec J.-P. Richard : « Proust et la nuit
mérovingienne », dans Etudes proustiennes I, p. 21-34.

73
Mais, sur la relation entre les deux noms, l'ébauche de ce passage, qui se trouve
dans les Cahiers, est encore plus explicite 13. Nous remarquerons que le nom de
Swann n'est pas même mentionné en face de celui de Guermantes :

Je regardais ce nom de Guermantes 14. Tout à coup il reprit pour moi le


sens et la signification qu'il avait à Combray quand passant en rentrant déjeuner
dans la rue Saint-Hilaire je voyais du plus loin comme une laque 'obscure le
vitrail de Fulbert [d'abord : d'Albert, surchargé en : de Fulbert] le Mauvais sire
de Guermantes. [passage ajouté en marge : Les Guermantes me semblaient des
êtres nés de la fécondation de cet air aigre et ventueux de Combray, de cette
sombre ville où s'était passée mon enfance, et d'un passé qu'on y apercevait
dans la petite rue, à hauteur du vitrail. Si j'avais pu deviner leur nom, pénétrer
leur âme, il me semblait que c'était l'essence bizarre de ce passé que j'aurais
touchée, que j'aurais possédé l'humidité [?] fragment interrompu]. Et ceux qui
portaient ce nom me semblaient d'une essence différente du reste de l'humanité,
sombres et ventueux comme la rue de l'Oiseau, antiques comme le vitrail où
Fulbert le Mauvais portait la mitre et la crosse, race mystérieuse née de
l'atmosphère aigre d'une rue gothique.] A bien peu de noms français était attaché
un tel charme, si profond, qu'il semblait impossible de l'épuiser, [en interligne :
Les caractères qui l'écrivaient se disposaient suivant une manière que j'avais de
le lire et de le prononcer, formant un dessin qui était aussi familier pour moi,
qui me semblait m'appartenir autant que le visage de ma mère ou que sa
signature.] que les syllabes du mot s'y dissolvaient en quelque chose de spirituel, de
connu et de doux, presque comme le nom d'une ville, d'une rue, d'une maison
qu'on a habitée, comme un nom de famille, à cause de toute cette tendresse
de ma mère et de ma grand-mère remplissant ma pensée au cours de ces
promenades du côté de Guermantes, qui n'étaient plus qu'une seule promenade,
qu'une seule journée, remplissant le nom du fond jusqu'au bord d'une
atmosphère limpide et tendre ; charme mystérieux aussi à cause de cette âme d'alors
qui imaginait, que je n'avais plus, et dont les imaginations retrouvées dans le
mot me semblaient, tout en restant miennes [?], étranges et nouvelles dans
leur ancienneté, donnant à mon idée de ma personnalité [?] d'une extension
inconnue [?] et poétique, si bien que, le nom continuant à me promettre des
secrets que je savais depuis longtemps n'exister qu'en moi-même, j'avais envie
d'aller chez Mme de Guermantes, comme si cela devait me rapprocher du vitrail
[sic] le Mauvais, comme si le vitrail de Charles [sic] le Mauvais, si je l'avais
revu, lui-même devait me rapprocher de ces profondeurs de ma pensée où je
l'apercevais, comme si, si j'avais pu identifier objectivement, à force de voyages,
de lectures, de monographies provinciales [?], et d'archives seigneuriales, en
quoi consistaient les noms de Combray et de Guermantes, j'avais appris les
substances qui entraient dans la composition de mon cœur. Puis, à force de
regarder le nom de Guermantes, où les lettres se subordonnent à la sonorité
qu'elles énoncent (autre mot), les lettres révoltées reprirent leur indépendance,
le N et le T devinrent les égales des autres, le rythme auquel elles obéissaient
en se plaçant [?] devant mes yeux, fut aboli et le nom composé de ses seules
lettres m'apparut comme inconnu, sans passé, comme un nom que je lirais pour
la première fois dans un dictionnaire de volapuck.

Ainsi les Guermantes sont-ils, littérairement, « nés de la fécondation de cet air


aigre et ventueux de Combray [...] et d'un passé qu'on y apercevait [...] à hauteur
de vitrail ». Le signifié de leur nom est riche de tous les souvenirs de Combray
et de l'affectivité qui les imprègne, comme la « tendresse de [la] mère et de [la]

13. Ce fragment, signalé par H. Bonnet dans Etudes proustiennes I, p. 114, note 1
(« Le Temps retrouvé dans les Cahiers »), se trouve dans le Cahier LV1II, feuillets 1 v"
et 2 v°, et daterait, selon ce même auteur (Ibid., p. 122), de 1910.
14. L'orthographe et la ponctuation de ce fragment ont été améliorées. Les lectures
hypothétiques sont suivies d'un [?].

74
grand-mère remplissant [la] pensée [du Narrateur] au cours de ces promenades du
côté de Guermantes ». Le signifiant lui-même semble s'imprégner de ce « charme »,
au point que « les syllabes du mot s'y dissolvent en quelque chose de spirituel, de
connu et de doux », deviennent aussi familières qu'un visage aimé ou que la
signature d'un être cher. Mais c'est un charme purement subjectif, que l'esprit du
héros répand sur le mot le temps d'une réminiscence (nous ne sommes plus,
dans ce fragment, à l'époque du cratylisme du Narrateur, mais à l'âge de la
lucidité), après quoi les signifiants linguistiques reprennent leur « indépendance »,
retrouvent leur caractère arbitraire, ce qui est fortement indiqué par la
comparaison de Guermantes à un mot de volapiik, étranger et non naturel.
On aperçoit en outre dans cette esquisse, si l'on est attentif aux associations
verbales, des rapprochements phoniques significatifs, qui contribuent à enrichir
encore le champ poétique de Guermantes. Ce nom déploie les phonèmes de sa
première syllabe dans « air aigre et ventueux de Combray », « atmosphère aigre
d'une rue gothique ». Sa seconde syllabe, elle, se retrouve dans : « ceux qui
portaient ce nom me semblaient d'une essence différente [...], antiques [...] »,
où la récurrence phonique porte sur des mots qui dénotent la spécificité de cette
famille. Et, rapprochement inattendu, mais combien riche sur le plan thématique,
celui de Guermantes et de « cette tendresse de ma mère et de ma grand-mère », où
nous constatons qu'à un phonème près, grand-mère est l'anagramme de Guermantes.
Cette parenté phonique renforce l'indication fournie par la phrase, selon laquelle
Guermantes est aussi investi, ce que l'on n'avait pas suffisamment remarqué
jusqu'ici, de la tendresse émanant de la mère et de la grand-mère (personnages
que l'on cantonne trop étroitement dans Combray). Ainsi est renforcé le lien
qui unit les deux noms, ainsi se comprend mieux tout un côté maternel dans
les relations ultérieures du narrateur et de la duchesse.
Remarquable encore, un point de vue phonique et thématique, est l'hésitation
de Proust dans la dénomination de l'ancêtre des Guermantes : Albert, Fulbert,
Gilbert le Mauvais (et une fois Charles). On retrouve constamment dans ces
noms la syllabe /bsR/, présente partiellement dans Guermantes, sous une forme
modifiée dans Combray (/bsR-bRs/), et dans les noms de Gilberte, Albertine,
Robert de Saint-Loup, Bergotte, la Berma. Cette syllabe assure peut-être
une coloration « mérovingienne » et féodale au nom 15, mais l'intègre aussi dans
une série de personnages qui sont tous objets d'affection de la part du héros.
Or, c'est bien Proust lui-même qui écrit, justement à propos des personnes que le
narrateur a aimées : c Dans les personnes que nous aimons, il y a, immanent
à elles, un certain rêve que nous ne savons pas toujours discerner mais que
nous poursuivons » (III, p. 839). N'y a-t-il pas, immanent aux noms de tous
ces personnages et inscrit dans leurs lettres mêmes, un certain rêve à la fois
onomastique, psychologique et social, que poursuit Proust ? Nous voyons, très
hypothétiquement, mais peut-être sans absurdité, l'origine de cette syllabe /bsR/
si productrice de noms, dans le nom patronymique de la propre grand-mère
maternelle de Proust, Adèle Berncastel : on a bien vu, avec beaucoup de
vraisemblance, le nom de Bergson, son parent par alliance et Juif également, comme
modèle de celui de Bergotte. Insérée dans une série de noms féodaux et
anciennement « français », et dans une série de noms d'êtres aimés, cette syllabe aurait
une fonction, plus ou moins consciente de la part de Proust, de francisation et
de valorisation par l'amour.
Nous pensons, à partir de la relation spéciale que nous avons découverte
entre les noms de Combray et de Guermantes, qu'ils recouvrent une structure
générale, thématique et onomastique, plus ancienne et profonde que l'opposition du

15. J.-P. Richard soulève également le problème de la permanence de cette syllabe,


loc. cit., p. 31.

75
côté de chez Swann et du côté de Guermantes (laquelle n'en est certes pas abolie,
mais intervient après) : celle des deux pôles de "univers poétique de la Recherche ;
ils sont indissociables, délimités l'un par l'autre, comme l'ombre et la lumière,
mais en échange constant. L'un est celui du petit monde provincial, familial et
maternel, nid profond du narrateur ; l'autre, celui de ses aspirations mondaines
et poétiques, sorte de paradis vers lequel il est attiré (encore qu'il se dédouble
ensuite en un paradis rêvé et un milieu réel). Us sont, de plus, entraînés dans un
mouvement circulaire : le récit part de Combray pour aboutir à Guermantes,
mais c'est alors, après la déception mondaine, que la vocation littéraire du
narrateur va le ramener à Combray, le Combray « retrouvé », qui le conduira
de nouveau à Guermantes, et ainsi de suite.
Le nom de Swann lui-même est beaucoup moins omniprésent dans le roman
que celui de Guermantes 16. L'univers humain qu'il représente dans l'économie
générale de l'œuvre est moins un pôle opposé à celui des Guermantes qu'un
élément de transition, voire de transformation. Il est frappant, dans les premières
pages de la Recherche sur les réveils, de constater que les deux chambres où le
narrateur croit d'abord tout naturellement, mais par erreur, se trouver, sont
celles où il a dormi aux deux extrémités de sa vie, la première à Combray, la
seconde chez Mme de Saint-Loup, fille de Swann devenue l'une des Guermantes
(I, p. 167). Au terme du roman, le héros découvre dans des promenades
d'homme mûr qu'on peut aller de Combray à Guermantes par Tansonville et
Méséglise (c'est-à-dire par le côté de chez Swann), les deux côtés ne s'opposant
plus ; et il l'apprend de Gilberte, qui a parcouru cet itinéraire non seulement
géographiquement, mais socialement (III, pp. 692-693). Enfin, lorsque lui-même,
dans la dernière scène du livre, se trouve issocié comme familier au milieu
Guermantes, plusieurs erreurs dans la conversation générale révèlent la fusion qui
s'est opérée entre les deux « côtés » dans l'esprit des participants : on croit,
et la duchesse de Guermantes croit elle-même, que c'est chez elle que le narrateur
a connu Swann (III, pp. 1008-1010) ; un invité affirme que la terre de Tansonville
vient à Gilberte de son mari Saint-Loup : « Cela vient de la famille de son
mari. Tout cela c'est du côté de Guermantes. Tansonville est tout près de
Guermantes. » Le personnage de Swann a alors disparu, sa fille et sa veuve
sont devenues Guermantes par alliance, sa < terre » elle-même est absorbée
par Guermantes. Quant au côté de chez Swann des promenades de vacances,
son rôle transitif se révèle dans plusieurs détails : les promenades sont décrites
dans l'ordre Méséglise-Guermantes ; Guermantes est déjà présent du côté de chez
Swann, sous la forme du baron de Charlus en visite chez Odette, alors que la
réciproque n'est pas vraie, au moins dans l'univers de Combray ; du côté
de chez Swann, le narrateur éprouve des exaltations poétiques, mais sans pouvoir
les transcrire ; tandis que la première expérience heureuse dans ce domaine, celle
des clochers de Martinville, a lieu du côté de Guermantes 17. L'ascension sociale
et poétique du Narrateur s'opère de Combray à Guermantes en passant par le
milieu Swann, celui de la bourgeoisie éclairée et des artistes, avec les Verdurin,
Bergotte, Vinteuil, Elstir ; c'est grâce à la rencontre de ces derniers et à la
méditation de leurs œuvres que le narrateur, après avoir connu la désillusion
de l'âge des choses, peut, à partir de l'impulsion donnée par les révélations
de la mémoire involontaire, concevoir la théorie de son livre futur, et entreprendre
la résurrection de Combray. Du point de vue de l'amour, Swann est, comme

16. L'index de l'édition de la Pléiade consacre 410 lignes à Guermantes, 262 à


Swann, et 161 à Combray.
17. I, p. 178 sqq. ; et non du côté de Méséglise, comme le dit J. Ricardou (dans
Pour une théorie de nouveau roman, p. 14) qui fait reposer son interprétation du passage
des clochers sur un calembour Méséglise-mes-églises, qui serait sous-jacent au texte et
l'engendrerait.

76
amant et comme jaloux, le devancier du Narrateur il est le père de Gilberte
et l'initiateur du voyage à Balbec où apparaît Albertine '*. Le héros reconnaît
d'ailleurs de la manière la plus explicite que la matière de son expérience, donc
de son livre, lui vient de Swann, « non pas seulement par tout ce qui le concernait
lui-même et Gilberte ; mais c'était lui qui m'avait dès Combray donné le désir
d'aller à Balbec où sans cela mes parents n'eussent jamais eu l'idée de
m'envoyer, et sans quoi je n'aurais pas connu Albertine, mais même les Guermantes,
puisque ma grand-mère n'eût pas retrouvé Mme de Villeparisis, moi fait la
connaissance de Saint-Loup et de M. de Charlus, ce qui m'avait fait connaître la
duchesse de Guermantes et par elle sa cousine, de sorte que ma présence même
en ce moment chez le prince de Guermantes, où venait de me venir brusquement
l'idée de mon œuvre (ce qui faisait que je devais à Swann non seulement
la matière mais la décision), me venait aussi de Swann. Pédoncule un peu
mince peut-être pour supporter ainsi l'étendue de toute ma vie (le « côté
de Guermantes » s'étant trouvé en ce sens ainsi procéder du « côté de chez
Swann) » (III, p. 915). Il omet à cet endroit de rappeler qu'il doit aussi la
rencontre de l'art, mais le fera avec netteté dans un autre passage (III, p. 1029-
1030).
Le nom de Swann — et cela concorde avec nos remarques sur le « côté de
chez Swann » — ne semble pas détenir, poétiquement, la même richesse que
Guermantes dans ses phonèmes. Ce n'est pas sur le signifiant matériel que le
narrateur s'arrête pour rêver, il passe tout de suite au signifié, orienté vers le
réfèrent. L'important est le personnage, son élégance, sa situation, sa qualité de
père de Gilberte ; et le problème qui peut se poser, selon les époques et les
circonstances, est celui de la transparence ou de l'opacité référentielle du nom,
c'est-à-dire de sa transitivité. Pour les parents et les grands-parents du Narrateur,
à Combray, le nom de Swann cache la partie mondaine de sa vie : « [...] sous
l'espèce d'incognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils hébergeaient
[...] un des membres les plus élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte
de Paris et du prince de Galles [...] » (I, p. 15-16). Lorsque le narrateur devient
amoureux de Gilberte, il manoeuvre gauchement auprès de ses parents pour leur
faire prononcer « ce nom, devenu [...] presque mythologique, de Swann »
(I, p. 144), ce nom rendu plus plein et plus lourd par le désir et la répétition
mentale. S'il y a rapport cratyléen entre le signifiant et le signifié, c'est de
façon tout à fait consciente : le héros sait qu'il « met des séductions » dans
ce nom pour les y retrouver ensuite. Des manœuvres identiques de l'adolescent
pour faire nommer Swann par ses parents reprennent à Paris, à l'époque des
jeux aux Champs-Elysées (I, p. 413-414) ; son attitude est encore plus nettement
magique et pratique : répéter et faire répéter ce nom, le décomposer, l'épeler,
c'est chercher à agir sur la personne : « j'avais beau savoir que ce n'était que
des paroles [...] il me semblait qu'à force de manier, de brasser ainsi tout
ce qui avoisinait Gilberte, j'en ferais peut-être sortir quelque chose d'heureux ».
Mais tous ces efforts se traduisent par des échecs, alors que c'est de manière
involontaire que le. héros découvre les trésors poétiques de Guermantes, Combray,
Parme, François le Champi (I, p. 2) et de bien d'autres noms. A la mort de
Swann, le nom de ce dernier redevient opaque, il perd sa valeur évocatoire, il
n'est plus que ce qu'il est, « quelques lettres passées dans un journal », un
signifiant dont le signifié s'amenuise et s'abolit. Les quelques lignes de l'annonce
nécrologique « avaient suffi à faire d'un vivant quelqu'un qui ne pût plus
répondre à ce qu'on lui dit, qu'un nom, un nom écrit, passé tout à coup du monde
réel dans le royaume du silence » I9.
18. Le « côté de Méséglise », où demeurent Swann et Vinteuil, est aussi, dans une
large mesure, le côté de la sexualité.
19. Ill, p. 201 ; c'est Proust qui souligne.

77
Néanmoins, si ce nom paraît peu productif en valeurs imaginaires tirées
de ses sonorités, s'il ne semble pas avoir d'anagrammes complètes et nettes,
il entre dans un certain nombre d'associations phoniques intéressantes : ainsi,
dans les premiers développements de Combray, le retour d'allitérations ou
d'assonances à d'assez nombreuses reprises, dans .: « la voix de Swann », « le fils
Swann », « le parc de Swann », « la famille Swann », la série « Swann », « soir »,
« bonsoir », l'indication que Swann aurait pu, s'il avait voulu, « habiter boulevard
H&ussmann ou avenue de l'Opéra », le rapprochement, qui reviendra souvent,
de « Swann », « femme » et * amour ». Particulièrement notable est
une phrase comme celle-ci, où l'on voit le nom de Swann concerter avec les
mots répétés d'angoisse et d'amour :

L'angoisse que je venais d'éprouver, je pensais que Swann s'en serait bien
moqué s'il avait lu ma lettre et en avait deviné le but ; or, au contraire, comme
je l'ai appris plus tard, une angoisse semblable fut le tourment de longues
années de sa vie, et personne aussi bien que lui peut-être n'aurait pu me
comprendre ; lui, cette angoisse qu'il y a à sentir l'être qu'on aime dans un lieu de
plaisir où l'on n'est pas, où l'on ne peut pas le rejoindre, c'est l'amour qui la
lui a fait connaître, l'amour, auquel elle est en quelque sorte prédestinée, par
lequel elle sera accaparée, spécialisée ; (I, 30).

ou celle-ci où, au contraire, ce nom est associé à joie :

Et la joie avec laquelle je fis mon premier apprentissage quand Françoise


revint me dire que ma lettre serait remise, Swann l'avait bien connue aussi,
cette joie trompeuse que nous donne quelque ami, [...] (Ibid).

Il tend encore à susciter des allitérations en /s/, avec des mots comportant en
général des sèmes favorables : « Toutes les séductions singulières que je mettais
dans ce nom de Swann, je les retrouvais en lui dès qu'ils le prononçaient •»
(I, p. 14) ; « j'avais besoin aussi d'entendre sa sonorité délicieuse » (I, p. 413).
Mais Proust le met aussi en rapport avec vanité : « Car le désir ou l'amour lui
rendait alors un sentiment de vanité [...] qui lui faisait désirer de briller, aux
yeux d'une inconnue dont il s'était épris, d'une élégance que le nom de Swann
à lui tout seul n'impliquait pas » 20. Phrase qui nous renseigne incidemment, dans
sa dernière partie, sur la cause sociale de la relative pauvreté poétique du nom
de Swann : sa consonnance judaïque lui interdit (au contraire de Guermantes)
le prestige natif ; cette interprétation nous est confirmée par un passage de
Sodome et Gomorrhe (II, p. 713) où Swann, lors de l'Affaire Dreyfus, refuse
de donner son nom à une liste de signatures en faveur du colonel Picquart, parce
qu' « il le trouvait trop hébraïque pour ne pas faire mauvais effet ». Notons enfin
que ce nom, par sa sifflante, sa bilabio-vélaire et son /a/, s'intègre très aisément,
au point de vue phonique, aux développements sur la petite phrase de la sonate
de Vinteuil, à la douceur articulatoire et à l'ouverture vocalique recherchées
dans ces passages : « Quand c'était 'la petite phrase qui lui parlait de la vanité
de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur à cette même sagesse [...]
(I, P. 348).
Parmi les autres noms générateurs de texte, nous retiendrons celui de Parme.
Nous ne reviendrons pas, puisque nous l'avons déjà évoquée, sur l'interaction
du signifiant et des différents signifiés dans ce mot, sauf peut-être pour remarquer
que le sème de lourdeur ne provient vraisemblablement pas de la « densité »

20. I, p. 191. Cf. encore I, p. 220, 348. Il ne semble pas, malgré ce qu'affirme
L. Spitzer (Etudes de style, p. 443), que Swann soit « manifestement » associé dans
l'esprit de Proust, à svelte, qui ne figure pas dans le texte ; Yélégance dont l'auteur
crédite son personnage est avant tout l'appartenance à l'élite mondaine.

78
phonique de la syllabe /paRm/, ou du moins qu'il ne le fait que très indirectement.
Personne, en effet, n'imaginerait un sème « lourdeur » affecté à « larme » ou à
c charme », qui présentent la même structure phonique. La « syllabe lourde »
du nom de Parme n'est remarquée par le Narrateur qu'après le rapprochement
avec compact (« le nom de Parme [...] réapparaissant compact, lisse, mauve et
doux », I, p. 388), proche phoniquement, et qui lui a déjà transféré son propre
sème dénotatif de densité. Il y a donc eu emprunt d'un élément de signifié («
lourdeur ») après un rapprochement de signifiant. Et à partir de là Proust, dans les
deux textes où il commente le nom de Parme, développe d'une part, à l'aide
d'allusions et d'images, les signifiés poétiques du mot-thème (« compact, lisse,
mauve et doux »), et construit d'autre part une phrase ou une période alourdie
et saturée par le Nom lui-même : par ses répétitions, celles de ses équivalents
ou qualifiants, et celle de ses phonèmes ou de syllabes comportant la même
structure phonique (« lourde », par exemple). Ainsi, dans le premier commentaire :

Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller depuis que j'avais
lu la Chartreuse, m'apparaissant compact, lisse, mauve et doux, si on me
parlait d'une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me
causait le plaisir de penser que j'habiterais une demeure lisse, compacte, mauve
et douce, qui n'avait de rapport avec les demeures d'aucune ville d'Italie,
puisque je l'imaginais seulement à l'aide de cette syllabe lourde du nom de Parme,
où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur
stendhalienne et du reflet des violettes (1, p. 388).

nous trouvons en onze lignes : trois fois le nom de la ville, une périphrase
la désignant (« une des villes où, etc. »), deux fois la série de qualifiants
c compact, lisse mauve et doux », un commentaire : « cette syllabe lourde
du nom de Parme [...] où ne circule aucun air » ; et, en même temps, des
reprises partielles de la syllabe constituante de Parme : apparaissant, compact,
parlait, rapport (avec, pour ce dernier, inversion de l'ordre des phonèmes, et
présence d'une syllabe /poR/ proche de /paR/) ; des reprises de sa structure
phonique (Chartreuse, lourde) ; des allitérations à l'initiale (« le plaisir de penser ») ;
sans parler de l'existence d'autres séries de récurrences se développant à partir
de mots associés à Parme (lisse-syllabe-circule ; doux-douce-lourde-douceur ; reflet
de violettes, etc.). Le nom est donc développé par reprise de son signifié et de
son signifiant, par élargissement de l'un et de l'autre à la dimension de la
phrase. C'est un processus métonymique et même synecdochique, le tout de
Parme étant impliqué à chaque reprise dans ses parties, et la phrase entière
formant un nouveau tout, accru en signifié et en signifiant. Ce genre de
développement, très remarquable, n'existe pas à ce même degré pour tous les Noms :
il semble dû plus particulièrement, ici, à l'intensité du désir du Narrateur pour
Parme (« une des villes où je désirais le plus aller »).
Le second texte est encore plus probant, mais à l'échelle de paragraphe cette
fois :
A défaut d'être encore jamais de ma vie allé à Parme (ce que je désirais
depuis de lointaines vacances de Pâques), en connaître la princesse, qui
je le savais, possédait le plus beau palais de cette cité unique où tout d'ailleurs
devait être homogène, isolée qu'elle était du reste du monde, entre les parois
polies, dans l'atmosphère, étouffante comme un soir d'été sans air sur une
place de petite ville italienne, de son nom compact et trop doux, cela aurait dû
substituer tout d'un coup à ce que je tâchais de me figurer, ce qui existait
réellement à Parme, en une sorte d'arrivée fragmentaire et sans avoir bougé ;
c'était, dans l'algèbre du voyage à la ville de Giorgione, comme une première
équation à cette inconnue. Mais si j'avais depuis des années — comme un
parfumeur à un bloc uni de matière grasse — fait absorber à ce nom de princesse
de Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, dès que je vis la

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princesse, que j'aurais été jusque-là convaincu être au moins la Sanseverina,
une seconde opération commença, laquelle ne fut, à vrai dire, parachevée que
quelques mois plus tard, et qui consista, à l'aide de nouvelles malaxations
chimiques, à expulser toute huile essentielle de violettes et tout parfum stendhalien
du nom de la princesse et à y incorporer à la place l'image d'une petite femme
noire, occupée d'oeuvres, d'une amabilité tellement humble qu'on comprenait
tout de suite dans quel orgueil altier cette amabilité prenait son origine. Du
reste, pareille, à quelques différences près, aux autres grandes dames, elle était
aussi peu stendhalienne que, par exemple, à Paris, dans le quartier de l'Europe,
la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au nom de Parme qu'à toutes
les rues avoisinantes, et fait moins penser à la Chartreuse où meurt Fabrice qu'à
la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare (II, p. 426-427).
Là encore, coïncidant avec l'expression du désir (< ce que je désirais depuis
de lointaines vacances de Pâques »), nous avons une multiplication du nom et de
ses éléments, mais dans laquelle nous voyons se succéder deux évocations
différentes, l'une poétique, et l'autre prosaïque et désabusée, comme le veut, dans cette
partie du roman, le passage de l'âge des noms à l'âge des choses. Parme est répété
cinq fois, avec des environnements lexicaux et sémantiques différents : 1)
le désir et les vacances ; 2) l'arrivée à Parme ; 3) le parfum des violettes ; 4) le
quartier de l'Europe à Paris ; 5) les rues avoisinantes et la salle des pas perdus. Les
reprises syllabiques, assonances et allitérations s'organisent en trois temps. Dans
la première moitié du texte, nous remarquons : Parme (trois fois) — Pâques —
princesse (deux fois) — possédait — palais — parois polies — place de petite ville
— compact — parfumeur — parfum ; cet ensemble allitératif dense (et pour la
clarté de la démonstration nous n'y ajouterons pas les systèmes allitératifs
secondaires qui s'y rattachent, comme atmosphère — étouffante, etc.) souligne tous ces
mots et tend, par suite, à renforcer les significations de prestige, d'exotisme, de
densité et de parfum rattachées au nom pendant la période d'illusion poétique.
Puis, de en revanche à origine, le mot Parme cesse de figurer, les éléments
allitératifs sont peu nombreux : parachevée — parfum (dans une formule d'ailleurs
négative : « expulser tout parfum ») — princesse — place. Ce fragment correspond
à l'opération d'évacuation de la poésie. Petite femme noire, où l'on peut percevoir,
fragmentée et dans un autre ordre, la syllabe de Parme (/p/, /am/, /aR/),
annonce la dernière partie du paragraphe, où Parme et ses éléments reviennent en
grand nombre {pareille — par exemple — Paris — Parme (deux fois) —
Chartreuse — pas perdus — gare Saint-Lazare) et manifestent un réinvestissement
du nom par le sens, mais un sens différent, caractérisé par le connu, le banal
(pareil — par exemple — salle des pas perdus) et l'absence de tout exotisme
géographique ou littéraire. Il s'est produit, à partir de la rencontre du Narrateur avec le
réel (t quand je la vis ») un retournement systématique des signifiés, qui n'arrête
cependant pas l'expansion verbale ni l'activité sémantique de comparaison. Il
est intéressant de remarquer que ce changement, au cours du paragraphe, dans
les séries associatives lexicales, va de pair avec un net changement syntaxique. La
première phrase, correspondant à l'absorption des éléments poétiques par le nom
de Parme, est entièrement construite sur des enchâssements (subordinations en
chaîne) et l'accumulation d'éléments entre un sujet (« en connaître la princesse »)
et sa reprise six lignes plus loin par un pronom (« cela ») : elle figure la densité,
la cohésion un peu « étouffante » évoquée par le nom. La dernière phrase,
correspondant à la vision prosaïque de la princesse, se déroule par comparaisons
successives, selon de simples développements syntaxiques binaires : < pareille [...]
aux autres grandes dames », « aussi peu stendhalienne que [...] la rue de Parme »,
« ressemble beaucoup moins au nom de Parme qu'à toutes les rues avoisinantes »,
« fait moins penser à la Chartreuse [...] qu'à la salle des pas perdus [...] ».
La période comporte donc un élément permanent, le nom de Parme ; repris
maintes fois, en entier ou partiellement, il acquiert ainsi un net relief ; il

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reproduit en outre, par le moyen de ces récurrences fréquentes, l'image de
lourdeur et de compacité que l'écrivain tire de sa forme. Mais il ne doit pas être
isolé de ses contextes : la densité des réseaux phoniques auxquels il appartient
varie selon l'attitude positive ou négative du narrateur à son égard ; les associations
lexicales qu'il suscite varient également, de même que les types de constructions
syntaxiques dans lesquelles il entre : les unes et les autres lui permettent de
réaliser différemment les possibilités de sens qu'il recèle à l'état latent. Il se
produit un déploiement du signifiant et du signifié, déploiement qui n'est pas
seulement ludique, mais qui suit une histoire, celle du point de vue du Narrateur
sur la réalité (du passage de l'âge des noms à l'âge des choses), évolution accordée
par ailleurs à la construction générale du roman. On pourrait dire que le signe
Parme, selon une heureuse formule de G. Deleuze 21, « complique » en lui, à l'état
originaire, des lieux, des temps et des impressions différents ; et que le style de
Proust, dans ces passages, consiste dans l'ensemble des modes de déploiement de
ce signe.
Proust actualise le potentiel de significations de ce nom de façon ordonnée,
selon son point de vue créateur. Cet emploi orienté va plus loin que la simple
possibilité de significations multiples et mêmes opposées, mais simultanées, que
le narrateur relève dans le style de Bergotte, quand il dit que 1' « accent » de
ce dernier permet de le reconnaître comme doux malgré les duretés qu'il a écrites,
comme sentimental malgré ses sensualités (I, p. 553). Nous n'adopterons pas
l'image de Deleuze sur le « dynamitage » du contenant par les contenus qui,
eux-mêmes, < ne forment pas une figure unique, mais des vérités hétérogènes
qui luttent encore entre elles plus qu'elles ne s'accordent •» (op. cit., p. 131-132).
Nous voyons plutôt ces effets de désintégration comme suivis d'un réassemblage
du signifiant avec un autre signifié, « l'image d'une petite femme noire » s'incor-
porant au signifiant Parme à la place du « parfum stendhalien » et de l'évocation
des violettes, formant une nouvelle association liée au nouveau contexte. C'est à
l'image de la réaction chimique que nous penserions surtout (et le paragraphe sur
Parme nous y invite formellement) : en présence de corps nouveaux, des composés
se défont et leurs éléments entrent dans de nouvelles combinaisons, forment de
nouveaux corps. Le signifié d'un nom est, comme le corps chimique, une réalité
associative qui peut changer totalement selon les associations auxquelles elle
participe. L'unité du signe est dans un point de vue créateur, qui défait les
associations pour en recréer d'autres.
L'étude détaillée de ces quelques noms proustiens fondamentaux ne saurait
faire oublier les innombrables autres noms de la Recherche dont les virtualités
de signification sont développées, de façon plus occasionnelle, par le contexte syn-
tagmatique.- Contentons-nous ici de quelques exemples, comme celui de Champi,
« qui mettait sur l'enfant qui le portait sans que je susse pourquoi sa couleur
vive, empourprée et charmante * **, ou comme les cas, qui ne sont pas rares, où
le contexte syntagmatique développe un nom dans un sens ironique ; laissant
de côté les plaisanteries bien connues de Mme de Guermantes et de Swann sur
le nom de Cambremer (I, p. 341), nous citerons simplement trois faits de cet
ordre. Le premier porte sur le nom des Verdurin, contre lesquels Swann s'irrite
après avoir été évincé de leur clan : « [...] une mégère comme la Verdurin.
Verdurin ! quel nom ! Ah ! on peut dire qu'ils sont complets, qu'ils sont beaux dans
leur genre ! Dieu merci, il n'était que temps de ne plus condescendre à la
promiscuité avec cette infamie, avec ces ordures » (I, p. 288) ; de façon assez analogue,
les invités de Charlus au récital de Morel chez la Patronne s'exclament : t Montrez

21. Proust et les signes, p. 56.


22. I, p. 42. Champi fait partie des noms poétiques de la Recherche : « ce nom-là,
comme le nom des Guermantes, n'était pas pour moi comme ceux que j'avais connus
depuis » (III, 883).

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moi où est la mère Ferdurin ? » (III, p. 245). Le troisième fait porte sur le nom
de Rachel, lorsque l'entremetteuse vante les mérites de celle-ci : « Elle m'en vantait
surtout une dont, avec un sourire plein de promesses (comme si c'avait été une
rareté et un régal), elle disait : « C'est une Juive ! Ça ne vous dit rien ? (C'est
sans doute à cause de cela qu'elle l'appelait Rachel.) Et avec une exaltation niaise
et factice, qu'elle espérait être communicative et qui finissait sur un râle presque
de jouissance : « Pensez donc, mon petit, une Juive, il me semble que ça doit être
affolant ! Rah ! » (I, p. 576) 23.

23. L'article qu'on vient dé lire est extrait d'un ouvrage à paraître, à la Librairie
Larousse, sur la Phrase de Proust.

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