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ABELLIO
LA FOSSE
DE BABEL
GALLIMARD
COLLECTION
l’imaginaire
Raymond Abellio
La fosse
de Babel
Gallimard
Abellio, qui a été ingénieur des Ponts et Chaussées, a milité politiquement
dans des groupes d’opposition, d’abord dans le parti socialiste, puis, sous
l'Occupation, dans des groupes très secrets. Il a dû s’exiler en Suisse après la
Libération jusqu'à ce que ses chefs de la Résistance le fassent acquitter sans
difficulté. Raymond Abellio a développé son activité littéraire et philosophique
pendant son exil. Il s’est révélé un grand romancier et un penseur qui a frappé les
esprits attirés par les formes ésotériques de la connaissance.
A Huguette de Montfalcon.
Dans son Journal intime, Kafka écrit : « Nous
creusons la fosse de Babel. ■» Pourquoi « la fosse »?
En vérité, nous ne cessons pas d’élever en même
temps la tour de ce même Babel. Mais tout est
double. Nos mains fouillent la terre pendant que
notre esprit monte vers le soleil. Nous pétrissons des
corps et nous inventons des formes. Nous nous
enfonçons dans la multiplicité des signes et des êtres
et nous crions vers l’unité d’un Dieu inaccessible, et
il en sera ainsi jusqu'à la fin des siècles, dans
l’invisible simultanéité des exaltations et des écrou¬
lements. Babel, c’est l’écartèlement sans fin des sens
et de l'esprit, c’est la prostitution du corps accueil¬
lant toutes les âmes et la constitution de l’âme
unique absolvant tous les corps. Ce n’est pas pour
rien que, dans la Bible, Babel et Babylone sont un
seul et même mot. Babel, c’est la ville des captifs que
retient un espace épais et qui pourtant, dans un vide
habité des seuls éclairs, sont visités par la parole;
c'est le nom de la grande prostituée et son anonymat
impénétrable ; c’est le monument élevé à l’impossi¬
bilité de l’amour par le paroxysme de l'amour.
PREMIÈRE PARTIE
Le bien est proscrit du monde, mais nous
cacherons Dieu sous la terre, et nous, les
hommes du souterrain, nous chanterons du
sein de la terre l'hymne tragique au Dieu de
la joie! Et vive la joie de Dieu!
DOSTOÏEVSKI,
parla bouche de Dmitri Karamazov.
ridé, taillé plus que modelé, c’était celui d’un homme qui a épuisé,
dès avant la trentaine, toutes les épreuves. Le passé y avait
accumulé une vie si puissante que les muscles s’y étaient dessinés
une fois pour toutes comme sur un corps d’athlète, en méplats
tendus et lisses, sur lesquels le présent n’avait plus de prise. Dra-
meille n’avait jamais été jeune, il ne serait non plus jamais vieux.
Cependant, au second examen, une question se posait : Peut-on
jamais, sans déchoir, s’arrêter de souffrir?
Il me fit entrer. Derrière lui, quelqu’un s’avança. C’était Jansen.
— J’ai dit à ce gamin vicieux de venir, me dit Drameille en lui
mettant la main sur l’épaule et en le poussant vers moi. Il a quel¬
que chose à te demander...
Entre eux s’était nouée jadis une amitié bougonne, qui ne devait
rien aux idées.
Jansen, comme autrefois, m’offrit ses yeux trop beaux, aux
pupilles dilatées, son regard où des flammes passaient, mais tout
en surface.
— Quelque chose d’assez urgent, dit encore Drameille.
Je m’étonnai :
— Déjà?
Jansen s’effaça pour nous laisser passer :
— Pourquoi pas? fit-il, trop sérieux.
Il ne souriait pas, il ne souriait presque jamais. Même la gentil¬
lesse semblait le rebuter. Son amitié était pudique.
Nous nous assîmes dans le bureau près d’un feu de bois qui
brûlait haut et clair. Pendant que Drameille nous versait de
l’alcool, je complimentai Jansen sur son complet bien coupé, ses
joues pleines, son air de prospérité. Les affaires marchaient bien.
— Pas mal, fit-il, laconique.
Drameille lui jeta un coup d’œil plein d’ironie froide, presque
méchante, et Jansen, mécontent, se mit à attiser le feu. Sa tête,
penchée en avant vers la flamme, faisait saillir sur son cou deux
légers bourrelets. Le garçon famélique de jadis s’était un peu
empâté. Rien pourtant en lui que de mâle, un corps trapu, des
gestes sûrs. En lui la petite brute intelligente de jadis vivait
toujours, avec des élans aussi violents mais mieux contenus.
Comme couverture à ses trafics, Jansen avait gardé son ancien
emploi à l’agence de presse de la Bourse où j’avais travaillé avec
lui. En fait, il voyageait beaucoup. Dans les boîtes de nuit du
Caire, de Damas, de Karachi, il vidait des verres de scotch ou de
champagne avec des sous-ministres, des colonels en civil, des
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va passer par le monde noir. Je suis d’accord avec Lénine : c’est par
l’Afrique que l’Asie va tourner l’Europe... Cela dit, c’est quand
même la minorité européenne, dont nous sommes, qui détient
d’avance, en esprit et en acte, toutes les clefs. Quand une race a
fini de fructifier, son germe s’enfouit et s’exalte...
Le renouvellement de la caste des guerriers par le communisme
et le fascisme aura été le fait capital de la première moitié du
xxe siècle, dont la deuxième renouvellera de même la caste des
prêtres, en sorte que la complète remise en ordre des castes : prêtres,
guerriers, technocrates et travailleurs, dominera sûrement le siècle
prochain, même si celui-ci est encore tout étourdi du grand fracas
de la guerre des races. Dans ce grand changement, il est clair que
l’Europe cesse d’être le pôle de la force. Drameille voulait qu’elle
devint celui de l’esprit. En se dégageant de tous les mouvements de
masse, il fallait alors grouper secrètement, au-delà de toutes les
idéologies, la minorité européenne déjà consciente de sa future
prêtrise. Il fallait aussi, sans plus attendre, lui agréger, non moins
secrètement, une élite de Jaunes et de Noirs.
Le démarrage de l’action Santafé-von Saas était maintenant tout
proche et une répartition précise des tâches avait été étudiée.
L’idée initiale avait été développée, durcie, affinée. Le plan de
Drameille débordait l’Amérique, il atteignait l’Afrique. Il fallait
faire monter partout la qualité de la puissance et de la connaissance
dans le monde. Von Saas, qui était exclusivement un guerrier, aurait
pour mission de pousser à leur limite, en Amérique, c’est-à-dire
au point le plus vulnérable mais aussi le mieux pourvu, les conflits
de puissance. Là-bas, en se limitant à l’espionnage, les Russes se
montraient ridiculement timorés. Drameille voyait déjà von Saas
créer aux U. S. A. des centaines de foyers de rébellion et de répres¬
sion d’où sortirait un flot continu d’hommes seuls et d’argent.
Santafé, plus méditatif, plus profond que von Saas, jugerait ces
hommes et adresserait les meilleurs à Drameille qui les joindrait
aux anciens activistes d’Europe déjà libérés et leur ferait ense¬
mencer le monde. Drameille s’interrogeait sur Santafé qui était à
ses yeux le premier de ces hommes. Un jour il faudrait, pour mieux
le centrer, l’admettre dans le groupe. Pourquoi non? Santafé aimait
la vie, certes, mais il aimait aussi les idées. Il les aimait assez pour
ne pas se contenter de jouissances basses. D’ailleurs, les jouisseurs
sont perspicaces. Et Santafé était en plus un jouisseur chaleu¬
reux. Drameille eût voulu déjà le voir en Afrique noire, où sa place
était marquée. En attendant, von Saas et Santafé viendraient en
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Europe tous les trois mois, pour rendre compte. L’action se déve¬
loppait vite. Drameille comptait lui-même partir pour la Chine
cette année même. J’y partirais avec lui, si je voulais.
En homme habitué aux pensées vastes, Drameille parlait avec
tranquillité, comme s’il exprimait des idées reçues, de claires évi¬
dences. Une fois pour toutes, il s’était dépouillé de ces masques que
sont la peur du ridicule, l’ironie négative, l’humüité. Pourquoi ne
pas oser? Toutes les révolutions religieuses, à leur début, ont
conjoint l’ambition la plus folle à la précarité misérable des moyens.
— Il faut être aussi fatigué que la curie romaine, dit-il, et mettre
comme elle la religion au plus bas pour s’imaginer que l’actuel
conflit russo-américain est un conflit religieux. Dans leur marxisme
dégradé et bassement industriel, les Russes sont d’accord, en pro¬
fondeur, avec la philosophie productivité des Américains. C’est
la lutte de Rome et de Carthage, un simple conflit d’ingénieurs...
Je hais les ingénieurs, dit-il.
« Devant les Russes et les Américains, dit-il encore, nous sommes
dans la situation des premiers Chrétiens devant les factions
romaines de la décadence. Ils n’avaient pas à prendre parti. On
les tolérait, on les exterminait, on les tolérait à nouveau. Du point
de vue de l’esprit, ces opportunités sont secondaires. J’attends le
moment où les Russo-Américains, enfin unis, essaieront de défendre
leur civilisation de robots mécaniques contre une autre civilisation,
celle des robots religieux, déferlant des plateaux mongols, des
rizières chinoises ou des déserts d’Arabie, et poussant devant eux
leurs esclaves fanatisés d’Afrique. Le communisme asiatique
proposera au monde la civilisation de masse la plus rude, la plus
perfectionnée, la plus scientifique, la plus exaltante, la plus étouf¬
fante qu’on ait jamais connue. Mais la nouvelle Rome, cette fois,
sera sous les décombres de Paris, dans des caves ou des catacombes,
comme l’ancienne, et persécutée comme elle. Je me sens déjà vivre
dans ce Paris enseveli, réduit enfin à l'état purl Les hommes comme
moi y seront beaucoup plus à l’aise que dans celui des couturiers
pédérastes et des abrutis milliardaires, fit-il d’un ton uni. Et j’ima¬
gine assez bien les Champs-Elysées troués par les bombes et envahis
par des fourrés obscurs où les nouveaux hommes d’ici voisineront
avec des bêtes sauvages et nobles qui leur rendront le goût de la
liberté...
Il reprit sur la table l’enveloppe contenant les faux papiers de
Jansen et la mit dans la poche intérieure de son veston.
— Je n’accepte pas l’imprévu, dit-il, c’est trop banal. Des faux
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n’est plus aujourd’hui que dans quelques Européens qui sont partis
croyant pouvoir emporter avec eux leur patrie d’Europe, et qui
sont revenus. Ils rentrent au cours d’un crépuscule sans prestige,
comme celui-ci, et nul ne les attend ni ne les célèbre. Ils n’ont connu
au loin le plus grand exil que pour en connaître chez eux un plus
grand encore. Ils sont déracinés de ce sol et ne s’y enracineront
plus. Ils viennent seulement porter leur guerre nouvelle dans ce
musée de guerres mortes. Faut-il penser que c’est ici, sur ces terres
déjà gagnées par la mort, que l’on peut le mieux s’exalter de
l’énigme de la vie? Oui, il faut le penser...
que Lopez vivant n’eût pas obtenu en trois mois. J’étais pauvre.
Chez Lopez, on faisait peu d’économies. En comptant au plus juste,
ce que signifiaient pour moi ce règlement et cette mort, c’était
quand même un an d’indépendance et de loisir, de création libre,
au moment où il me semblait que je portais en moi, plus qu’à
toute autre époque de ma vie, une possibilité de création infinie.
Et même l’émotion paisible qui m’envahit à la pensée que le vieux
Lopez, mon ami, terrassé par sa congestion cérébrale et inconscient
sur son lit d’agonie, recevait exactement la mort qu’il avait sou¬
vent souhaitée, la moins préméditée et la plus courte, cette émotion
qui se fondait dans ma disponibilité nouvelle était comme le
tremblement augurai du héros qui se sent saisi par son destin et
en devine le cours propice. Rien ne pouvait mieux me préparer
au rendez-vous du soir chez Julienne de Sixte où, je ne le savais
pas encore, j’allais avoir besoin d’une liberté et d’une disponibilité
entières, ni m’ouvrir davantage à donner à n’importe quelle
rencontre, le sens non banal qui était le sien dans Jes plans de
l’arrière-monde. Il est ainsi des jours où les gravitations des
planètes lourdes, ralenties pourtant à l’extrême, conjuguent
soudain leurs effets sur des lignes exactes, et où le monde de la
vie quotidienne brusquement est renouvelé. C’est en de pareils
jours que le mystère où nous baignons et qui s’accumule autour
de nous comme une dense nuée est soudain troué de rayons précis
qui sans le dissiper le divisent, et nous éveillent. C’est le passage
du mystère à l’énigme, le moment où se dresse la tête du serpent.
Le mystère est à l’énigme ce que l’imagination est à la raison.
Sur le mystère, la raison n’a point de prise. Elle en a sur l’énigme.
Par le mystère on est en face de Dieu. Par l’énigme, en face du
Sphinx. Mais si Drameille, ce soir-là, en me livrant les lignes de
force de son dispositif, voulut m’induire en tentation et s’il y mit
un talent diabolique, certes il me trouva vulnérable, mais il était
loin de se douter à quel point son dispositif lui-même était incomplet
et appelait, dans une réaction en chaîne imprévisible, multipliant
d’elle-même, en avançant, ses effets, l’entrée en scène de démons
bien plus secrets et armés d’une force brutale que ni lui, Drameille,
ni son ami Poliakhine, ni même Santafé et von Saas, ne posséde¬
raient sans doute jamais. C’était une des ambitions de Drameille
de prétendre mesurer d’avance la hauteur de son ciel et la profon¬
deur de son enfer. Eh bien, Pirenne allait l’approfondir, l’enfer
de Drameille, je ne dis pas plus bas qu’il n’eût souhaité, mais
certainement plus bas qu’il n’eût jamais attendu! Il y avait du
La Fosse de Babel G7
Dans le petit salon dont les rideaux étaient tirés, deux hommes
nou3 attendaient, von Saas et Santafé.
Hermann von Saas était un grand blond grisonnant, mince, mais
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robuste, d’une élégance un peu guindée. Sans s’avancer, il se
tourna vers moi, cassa son corps en deux à la hauteur des reins
puis inclina brusquement la tête et me tendit une longue main
d’artiste. Santafé était au contraire trapu et même lourd. Son
visage dilaté, plissé de longues rides mobiles et molles, laissait
saillir sur une face plate et sous un immense front deux arcades
sourcilières puissantes, dressées et tranchantes comme des arêtes
de rocs. Il posa sur moi des yeux trop doux enfoncés dans ces
orbites de cadavre.
— J’ai longuement parlé de toi à no3 amis, dit Drameille, et
il va sans dire que je les ai assurés de ta discrétion... D’ailleurs
tous les deux ont lu ton dernier roman, ajouta-t-il.
— Par conséquent, nous nous connaissons, me dit Santafé
avec un sourire accueillant.
Sur une table basse, on avait disposé des bouteilles d’alcool,
des verres et des cubes de glace.
— Servez-vous, dit Drameille. Poliakhine ne tardera pas.
Von Saas se versa du cognac dans un verre à whisky et avala
d’un trait une gorgée qui m’eût fait tomber raide. Son visage
s’était fermé. Tout s’y fondait dans une sorte de taciturnité vigi¬
lante entièrement tournée vers le dedans, qui posait son propre
problème et effaçait tous les autres. Je le regardai, étonné. Santafé
surprit mon regard et sourit.
— Vous avez une grande nostalgie de la charité, me dit-il
avec gentillesse, et pourtant le Christ est absent de votre livre.
C’est ce qui m’a le plus frappé.
— C’est vrai, lui dis-je. Peut-être ai-je voulu d’abord écrire le
livre du Père.
Von Saas tenait encore les yeux baissés sur son verre.
— Vous êtes à moitié espagnol, ce qui explique bien des choses,
reprit Santafé. En Espagne, nous avons été les premiers, vers le
ive siècle, à oser représenter le Fils sur la croix, qui était consi¬
dérée jusque-là comme un instrument d’infamie... La pitié n’est
pas notre fort. Cela ne nous a pas trop bien réussi.
Von Saas s’était assis. Le buste droit, les jambes parallèles,
il regardait toujours son verre, serré dans son poing, sur son
genou. Sans lever la tête, il se mit brusquement à parler.
— La pitié est faite pour être cachée, dit-il d’une voix égale
et avec une sorte de lenteur appliquée qui semblait le retrancher
de tout, et même de ce qu’il disait.
Là-dessus, à nouveau, il se tut. Il n’avait pas bougé. A ma grande
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surprise, Santafé ne me laissa même pas le temps de répondre :
— Pourquoi la cacher? dit-il à von Saas avec vivacité. Encore
une déviation aristocratique... Je suis contre votre manie de
l’impassibilité. Si l’on fait le mal sans fausse pitié, il faut aussi
faire le bien sans fausse pudeur.
Il se mit à rire. Indécis, je n’osai pas rire aussi. Je m’aperçus
tout de suite que von Saas, d’avance, tuait le besoin de rire.
Von Saas releva la tête et posa sur Drameille des yeux tristes.
— Les accès de philanthropie de notre ami sont heureusement
assez rares, dit-il de sa même voix sans inflexions... Drameille,
vous feriez bien d’avertir votre ami que nous sommes ici des gens
sérieux occupés de questions sérieuses.
— Il en est aussi persuadé que vous, dit Drameille.
— Je n’en suis pas sûr, dit von Saas. Est-il vraiment au courant?
— Il l’est et il le sera encore plus tout à l’heure, dit Drameille.
— Je ne suis pas d’accord, dit von Saas. Il y a là un défaut de
préparation. La moindre faute d’organisation nous sera comptée.
— Vous m’ennuyez, dit Drameille... Comptée par qui?
— Par la logique même de notre action, dit von Saas avec un
accent qui se fit brusquement sévère et même dramatique.
Drameille lui coupa rudement la parole.
— Quelle logique? demanda-t-il d’un air mécontent... Le propre
de notre action est justement de ne pas avoir de logique. C’est
déjà beaucoup que nous ayons à nous mettre d’accord sur les
précautions. Il n’y a pas entre nous de lien organique. L’idée de
départ est de mon ami. Les moyens viennent de moi. La réalisa¬
tion vous incombe. C’est tout. Notre sobdarité joue sur les fins,
non sur les moyens. Mais, avec des types comme vous, qui avez
si longtemps vendu vos âmes à la politique et fait du double jeu
une vertu, c’est une gageure peu confortable... Voici même la
question que je me pose depuis que je vous connais, fit-il d’un ton
dépourvu de toute amitié : Avez-vous réellement racheté votre
âme?
Il s’animait, il jouait l’animation. Je le connaissais assez : il
ne cessait jamais d’être plein d’une attention et d’une indifférence
également profondes. Mais les deux autres?
— Je suis mort depuis huit ans, dit von Saas en reprenant sa
voix lointaine et monocorde. Le diable seul sait où est mon âme.
— Et moi, dit Santafé avec douceur, je n’ai pas une âme, j’en
ai dix, et là où nous irons ensemble je vous laisserai vous débrouiller
tout seul avec elles.
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seuls les Juifs avaient essayé de penser un peu. D’où les persécu¬
tions de 48-49, auxquelles Poliakhine avait échappé par miracle.
— En Russie, c’est maintenant la génération des années 20
qui commande, dit-il, celle dont Gorki disait qu’elle était « née
aux chiottes ». Ils ont eu faim toute leur vie. Alors ils ne pensent
qu’à bâtir des usines et augmenter les rendements. Matérielle¬
ment ils sont maintenant sortis des chiottes. Intellectuellement
ils y retournent.
— Au fond, en Russie, le véritable marxisme est déjà oublié.
Ils en font une pure technique.
— Une doctrine du bonheur social. Le paradis sur terre tel
que le décrit la propagande communiste ressemble comme un
frère au paradis du ciel tel que le conçoivent les Chrétiens. Il est
aussi affreusement ennuyeux, mais heureusement aussi utopique...
— Les jeunes de la nouvelle génération vont s’en rendre compte.
— Ils ne feront pas mieux. Leur marxisme les arme si mal que
c’est encore vers ce qu’il y a de plus décadent en Occident qu’ils se
tournent, les philosophies de l’absurde, ou les discussions inter¬
minables sur le freudisme...
Nous parlâmes longtemps. Son œil mobile semblait glisser sur
moi, revenir, glisser encore. Il m’enveloppait d’un effleurement
léger. En fait il m’étudiait par petites palpations précises, répétées,
intelligentes.
— Au fond, lui dis-je, nous avons tous gardé une si grande
nostalgie du marxisme d’avant la révolution que nous voudrions
que la révolution soit toujours à venir...
— Elle l’est toujours, fit-il.
— Certes. Mais le marxisme sort alors du champ social et
levient problème personnel. Il se nie lui-même.
— Pourquoi non? fit-il encore. Je ne crois qu’aux marxistes
qui se renient...
En disant ces mots, il me fixa pour la première fois et ses yeux
pesèrent un moment sur les miens, puis, trop vite, se voilèrent
et à nouveau s’écartèrent. Je lui en voulus.
— La victoire sociale du marxisme est certaine, et elle ne m’inté¬
resse plus, lui dis-je alors d’un air un peu sauvage. Ce qui compte,
ce n’est pas la victoire sociale du marxisme, mais sa défaite spiri¬
tuelle. Et, en ce sens, je ne suis plus marxiste...
Au passage, son regard perspicace sembla à nouveau me fixer,
brilla un moment, bascula encore, s’éteignit. Mais, sur ma lancée,
j’insistai :
La Fosse de Babel 85
— Eût-il comblé les océans et peuplé les déserts, un homme peut
n’ouvrir à sa mort que des mains vides, et je refuse alors de croire
à l’importance de sa vie...
Mon accent dut le surprendre car, cette fois, il releva la tête et
ses yeux lancèrent un éclair. Comme tous les Espagnols, même
ceux de vitalité intacte, il s’exaltait toujours à l’idée de la mort. Il
me regarda puis posa sa main sur mon épaule.
— Rassure-toi, hombre, dit-il d’une voix grave et tendue.
Quand nous mourrons, toi et moi, ce sera un jour de fête dans le
ciel...
A ce moment, la porte s’ouvrit.
Les épaules trop hautes, les cheveux en broussaille et le visage
si anguleux qu’on lui découvrait, quand il bougeait, plusieurs
profils, un petit homme se tint un moment sur le seuil et parcourut
la pièce d’un regard instable qui au lieu de se poser sur les êtres
paraissait seulement les frôler, puis les fuir. Un homme tout en
zigzags et comme pris au piège, et dont le corps hésitant cherchait
maladroitement sa place sous les secousses ou les décharges d’un
esprit sans repos. Fait indifféremment pour le martyre et pour la
haine, la soumission, le ressentiment, l’audace folle, l’extrême
déchéance physique, le courage moral sans défaut, la plainte
sourde et le gémissement qui durent des nuits, et la dernière
flamme au fond des yeux, toujours vacillante et jamais morte.
C’était Poliakhine.
Von Saas et Drameille se levèrent, puis, comme Poliakhine,
resté sur le seuil, ne bougeait pas, il y eut, dans la pièce, un curieux
moment d’immobilité et de silence. Puis Poliakhine avança d’un
pas et dit, à nouveau immobile, d’une voix de gorge :
— Le cochon est mort ce matin.
Nous fûmes ainsi, à Paris, parmi les premiers à apprendre la
mort de Staline.
Le petit Jansen, qui simplifiait toujours les raisons de ses ini¬
mitiés, voyait en Poliakhine un prophète rusé et frénétique qui
s’enivrait de dialectique pour échapper à l’humiliation d appar¬
tenir à un parti de robots. C’était juger sur l’attitude. Poliakhine
n’avait pas attendu la mort de Staline pour agir. Son esprit de
système l’avait depuis longtemps emporté dans un mouvement
brutal et dominateur, où le courage et l’ambition ne comptaient
plus, mais seule la maîtrise des déductions. Depuis longtemps,
il avait oublié les risques.
— Le règne de la Russie est terminé, dit Drameille.
86 La Fosse de Babel
Et Santafé ajouta :
— Celui du communisme commence.
Poliakhine me serra la main d’un air distrait, tira de sa poche
quelques papiers froissés qu’il tendit sans rien dire à Santafé,
puis nous nous assîmes tous. L’opération von Saas-Santafé n’avait
plus à être discutée, et rien, d’ailleurs, n’y dépendait plus de Dra-
meille ou de Poliakhine. La réunion devait être consacrée à un
dernier exposé de von Saas sur les liaisons et surtout sur le budget.
Quelle part allait rester disponible pour Drameille? Poliakhine
mena le débat.
Je regardai et écoutai sans rien dire ces hommes si dissemblables
et apparemment si unis, et qui jouaient leur rôle avec sérieux en
sachant que c’était un rôle. Portaient-ils des masques? Les idéo¬
logies ne sont rien. A les entendre, ils paraissaient sans problèmes.
C’étaient des hommes d’action.
Le débit lent et monocorde de von Saas semblait seulement
remplir les déchirures ouvertes par la fougue de Poliakhine. Ils
avaient cependant tous les deux le même accent guttural qui ne
laissait perdre aucune consonne et cassait la phrase n’importe où,
en syllabes désarticulées dont l’ordre finissait par paraître inso¬
lite. Il fallait faire effort pour rétablir cet ordre. Mais tout ce
qu’ils disaient était si intelligent qu’on leur savait grâce de
cet effort.
Tout compte fait, la somme dont Drameille pouvait espérer
le transfert, dans les six mois, avoisinait cinquante millions.
Lorsque cette discussion fut close, je constatai avec surprise
que Santafé n’y avait pris aucune part. Au début, assis près du
secrétaire de Julienne, il s’était occupé, semblait-il, à recopier
sur un carnet les papiers que lui avait remis Poliakhine. Personne
pourtant ne pouvait nier qu’il fût aussi présent dans la discussion,
et de tout son poids. De temps en temps, il levait les yeux, et son
regard mobile — plus que mobile : remuant et fouilleur — mul¬
tipliait même cette présence. Celui-là est sans doute un empiriste,
dis-je plus tard à Drameille. Mais Drameille sourit. C’était Santafé,
le premier, qui s’était fait le théoricien glacé de l’élimination des
incapables, et von Saas s’était contenté d’accepter. Pour von Saas,
ce point était logique; pour Santafé il était vital.
Annoncer et créer un communisme sacerdotal. Ma présence, ce
soir-là, amena Poliakhine à parler de l’Asie.
Il s’adressa directement à moi pour la première fois :
— Je suis juif, me dit-il avec une soudaine passion et en tré-
La Fosse de Babel 87
bûchant toujours sur les syllabes dures, je suis juif et je ne partage
pas l’optimisme gâteux de certains communistes russes qui se
figurent qu’il suffit de laisser s’industrialiser l’Asie et s’élever son
niveau de vie pour avoir, de ce côté, la paix éternelle.... Est-ce
que vous croyez, me demanda-t-il avec une brutalité presque
insolente, que la haine des Arabes pour les Israéliens soit une
question de niveau de vie?
— Je suis en effet persuadé du contraire.
— Quand les Arabes se croiront mûrs pour détruire Israël, ce
sera le signal. Et l’Asie nous tombera dessus pour les mêmes
raisons fanatiques. On ne comprend rien au destin du communisme
mondial si on ne sait pas que Staline était avant tout un Asiate.
Sa persécution des Juifs procédait d’une haine fondamentale.
Les Juifs, pour lui, c’était l’avant-garde de l’Occident intellectuel.
Une abomination. Un véritable communiste ne devrait pas être
raciste. Staline l’était. Un Juif n’est pas raciste. Il défend des
valeurs rationnelles et par conséquent universelles, et il ne se
replie sur lui-même que pour mieux les défendre. Le véritable
marxiste fait de même. Mais que restait-il de marxiste chez Sta¬
line? Et qu’en restera-t-il dans vingt ans chez les Chinois? Leur
productivisme et leur nationalisme nous font revenir deux siècles
en arrière. Je ne crois pas à un marxisme régénéré par les Chinois!
Si on les laisse faire, je crois qu’ils feront ce que les Orientaux
ont toujours fait. Us voudront dissoudre l’intelligence dans les
rites. Us ont le nombre et le nombre ne régénère rien : il dissout...
Je ne crois pas aux masses, ie crois aux minorités éternelles... Je
crois à l’Israël éternel 1
— J’y crois aussi.
— Alors vous en êtes! s’écria-t-il d’un accent profond qui venait
du fond des âges, l’accent même du prince des prêtres lorsqu’il
ouvrait les portes du saint des saints et criait le nom de Iaweh.
Us me regardaient tous, même von Saas, dont les yeux ternes,
d’un blanc éteint, semblaient recouvrir quelque rêve immobile,
comme une mince couche de glace sur une eau froide et morte.
— Depuis cinquante ans, par des voies patientes et presque
occultes, l’intelligence occidentale va vers son couronnement, son
martyre et sa divinisation, reprit alors Poliakhine, mais personne ne
le sait en Occident, sauf nous. Une sorte de conjuration universelle
appuyée par les Chrétiens eux-memes a créé et répandu le mythe
de la décadence de l’Occident, comme si la corruption des formes
sociales n’était pas un phénomène naturel et équitable lorsque
88 La Fosse de Babel
— Notre ami veut bien que nous sacrifiions des Blancs, pas des
Jaunes, dit-il.
— Vous buvez trop, von Saas, dit Poliakhine, mécontent.
Von Saas vida son verre. Il buvait comme on boit le schnaps en
Poméranie, en le jetant au fond de la gorge avec une prestesse
assez fascinante.
— En Orient, aussi, il y aura des soldats à tuer, dit-il d’une
voix calme. Il y aura des milliards de soldats.
Il n’était nullement ivre. Mais Poliakhine paraissait habitué aux
incidentes plus ou moins opportunes de von Saas.
— Ce sera votre rôle, non le mien, lui dit-il sans s’émouvoir.
Vous êtes un guerrier, je n’en suis pas un. Moi, en Orient, je n’ai
pas à tuer, mais à être tué.
— Et pourquoi diable pensez-vous déjà à mourir? demanda
von Saas.
— Parce que tous les triomphes dans l’histoire commencent
par la mort des précurseurs, dit Poliakhine. Vous, il vous est
naturel de tuer. Moi, c’est l’inverse.
— Il vous est naturel d’être tué?...
— Assurément.
— Nous n’en sommes pas là, dit von Saas.
— Mais si, dit Poliakhine. Dans l’histoire, toutes les victoires
qui valent quelque chose sont payées par la mort. Seulement les
victoires des guerriers se paient avec retard, celles de l’esprit se
paient d’avance... Et cela aussi c’est la loi, ajouta-t-il avec un léger
sourire qui semblait lui tirer la bouche avec effort... Si nous
n’avons pas peur de la mort des autres, pourquoi aurions-nous
peur de notre propre mort?
— Le plus fort, c’est que vous avez raison, dit Santafé, qui
prenait la parole pour la première fois. Il tenait toujours dans
son poing serré les papiers froissés de Poliakhine.
— Ici, nous avons toujours tous raison, dit von Saas avec
humeur.
Santafé eut pour Poliakhine un sourire plein d’amitié :
— C’est curieux, lui dit-il. Vous et moi nous revenons à nos
origines. Vous redevenez juif et je redeviens espagnol, les deux
peuples au monde les plus préoccupés de la mort et qui en ont le
mieux célébré les fêtes. Vous, à force de foi, dans l’humilité et l’indif¬
férence. Nous, à force de cruauté, dans l’orgueil et l’exaltation...
— Ai-je l’air indifférent? demanda Poliakhine avec un peu de
raideur.
00 La Fosse de Babel
Il la désigna à Marie.
She is fiat chested, lui dit-il. Elle est plate.
— Yes, dit Marie, un peu surprise et toujours distante. She is.
— You are not fiat chested, lui dit-il alors. Vous, vous n’êtes
— Moi aussi...
— Mais, objectai-je, ce garçon est très anticommuniste...
— Très.
— Supposez que von Saas s’y attache...
— Je le suppose aussi.
Je coulai un regard vers Marie. Mais, depuis longtemps, elle
ne nous écoutait plus.
— Il sera beaucoup plus dangereux en Amérique qu’à Paris.
— L’Amérique est vaste, dit-il. On s’y perd vite... Et au besoin,
j’y veillerai, hombre, fit-il en appuyant son regard sur le mien.
Notre oeuvre est sérieuse et vaste aussi. Quelle importance pour¬
raient y avoir les petits remous du sentiment?
Il éleva son verre vers Marie :
— A votre beauté, jeune fille, bien que votre beauté, elle non
plus, n’ait pas d’importance. It does not matter. Qu’est-ce qui en a
pour nous? No, it does not matter...
Julienne revint et remplit elle-même les verres à nouveau.
En dansant, elle avait compris que nous parlions d’elle, et elle
glissa vers nous un regard trop attentif.
— Buvez, dit-elle à Marie, et méfiez-vous de ces deux hommes.
Ce sont d’anciens communistes sans enthousiasme qui passent
leur temps à démoraliser la jeunesse...
Mais le mot démoraliser échappait à Marie.
Avec les vieux temples déserts, les avions de ligne sont sans
doute les endroits les plus propices à la méditation. Les vieux
temples, parce que l’imprégnation du passé nous y protège des
diversions du présent. Les avions, parce qu’ils ouvrent leur voie
dans un ciel vierge où nos seuls compagnons : les nuages, la lumière
du soleil ou la tempête, appartiennent aux forces primitives et
nous rendent à un monde éternel. Ce matin-là, l’avion de la
Swissair avait à peine décollé du terrain du Bourget et montait
encore à travers les couches de brume noirâtre que mes pensées,
réduisant une fois de plus le temps à n’être que le support des
structures, s’ouvraient dans le passé des lignes prospectives et en
faisaient jaillir les signes jadis méconnus. Peut-être, et je le souhaite,
ce livre apparaîtra-t-il de plus en plus au lecteur comme une suite
de réflexions tranquilles sur l’au-delà de l’action : je voudrais sur¬
tout qu’il soit une méditation brûlante sur l’au-delà de l’amour.
Et sans doute en effet, au moment où l’avion de Genève me ramène
à Jansen et me conduit pour la première fois à Françoise de Sixte,
puis-je dire que l’action en soi, la politique en soi, sont déjà pour
moi des problèmes résolus, tandis que l’amour m’est toujours un
problème ouvert. Toute action en moi s’est intériorisée, non
1 amour. Et tel est en fait l’objet du présent récit. Les expériences
La Fosse de Babel lit
de l’intelligence ont un terme, celles du corps n’en ont pas. Et si
je veux, dans ce roman, évoquer la tentation et le drame de l’omni¬
potence dans quelques êtres, dont je suis, c’est par les conquêtes
de l’amour beaucoup plus que de la politique que j’approcherai
de ces limites jamais atteintes. Même en compagnie de Drameille
et de Poliakhine — mon mutisme d’hier soir me le confirme —, la
politique ne sera pour moi qu’un spectacle où je me bornerai à
vérifier du dehors la valeur de mes repères et à éprouver la puis¬
sance invisible de mon inaction. Et même si, plus tard, dans quel¬
ques mois, l’action extrême de von Saas, à laquelle il m’arrivera
de porter un intérêt plus soutenu et même passionné, car elle sera
un exemple typique du destin catastrophique de l’homosexualité
engagée dans l’histoire, me fait en apparence rentrer dans le
monde, ce ne sera nullement pour jouer mon rôle dans cette action
mais pour y éprouver et y parfaire cette même inaction, car le
corps de chaque être est une parcelle enfouie dans le corps unique
du monde, et il restera toujours à faire de l’épreuve et de la force
d’un corps l’épreuve et la force de tous. Mais voici alors la clef
et la loi des vrais pouvoirs : cette expansion ne sera possible que
lorsque j’aurai fini d’incarner en moi, à l’autre pôle, mon amour
pour Françoise et pour Marie, symboles du drame et de l’impossi¬
bilité de l’amour total. La tragédie ultime du monde, ce n’est pas
la politique, c’est l’amour.
J’ai été souvent amoureux, j’ai cru l’être. L’amour fut la part
de ma vie sur laquelle mon regard se posa le plus tard. De Sylvie à
Hélène, de la femme primitive à la femme ultime — mais je ne
les appelai ainsi que longtemps après, et ce vocabulaire était encore
naïf —, les femmes de ma vie et celles de mes romans furent des
êtres tout extérieurs qu’un destin obscur apporta, puis éloigna.
J’ai mis longtemps à comprendre que l’homme né deux fois, la
première fois de la mère, la seconde de la femme, s’affronte entre
ces deux naissances à ce semblant d’énigme qu’est la féminité
hors de lui alors que le seul mystère est la féminité en lui, la seule
alchimie, et qu’il est ainsi voué à conquérir hors de soi une forte¬
resse ouverte alors que la citadelle imprenable s’édifie en lui invi¬
siblement. Mais qu’est-ce que la féminité intérieure? Pour un
homme voué à la conscience, le plus grand péché, en ces temps de
la fin, est d’ignorer les lois qui régissent l’ouverture ou la ferme¬
ture des couples, les polarités qui s’y contrarient ou s’y accordent,
les énergies qui s’y échangent et s’y transmuent, et par conséquent
de se tromper sur la nature des femmes qu’il désire ou qu’il aime.
112 La Fosse de Babel
Je vais même plus loin. Je dis que toute la naïveté et l’ignorance
qui mènent le monde vers sa destruction et l’empêchent de dis¬
cerner dans le même instant sa radieuse assomption procèdent
d’une fatale méconnaissance, par la masse des hommes et des
femmes, de la loi qui gouverne leur intime composition et l’action
réciproque, en eux, de la passivité et de l’activité. Voyez comment,
au cours des siècles, le schéma du couple ouvert à l’être normal
se transforme et comment l’unité s’y rompt. Par convention, nous
disons que le sexe de l’homme est positif, car il est actif, et celui
de la femme négatif, car il est passif. Mais inversement pour les
S homme C
+ -- —
— «- +
S femme C
cerveaux : c’est celui de la femme qui est positif, car il procède
par intuition globale et immédiate, acte pur, tandis que celui de
l’homme est négatif, il procède par analyse et raisonnement, acte
différé. Tout ceci, bien entendu, pour l’homme et la femme dits
normaux. On constate tout de suite que toutes les polarités s’atti¬
rent et s’accordent. Le courant passe. Une totalité se forme. Mais
on constate aussi que c’est l’homme qui conquiert cette totalité
tandis que la femme s’y dissout. Regardez le sens du courant, qui
est aussi celui de l’évolution. Le cerveau de l’homme passe de la
division à l’unité, celui de la femme de l’unité à la division. Étu¬
dions maintenant ce que devient le couple de l’homme resté normal
et de la femme dite moderne, qui a fini par obtenir un cerveau
d’homme; on obtient un autre schéma, non moins enseignant.
Le courant ne passe plus. Il est rompu au niveau des cerveaux
S homme C
+ -. _
S femme G
La Fosse de Babel 113
Il est surtout rompu dans la femme même. Dans le cas des femmes
dites cérébrales, dont l’évolution est irréversible, la communion
ne pourrait redevenir théoriquement possible que par une conver¬
sion provoquée par l’homme, à condition que celui-ci dispose
d’une sexualité et d’une cérébralité suffisamment fortes pour
induire en la femme une cérébralité de signe normal (donc contraire)
et obtenir ainsi que le courant passe. Ceci procède de ce que
j’appelle, pour l’homme, la tentation de l’omnipotence. Et la
femme ainsi transmuée devient, mais cette fois réellement, ce que j’ai
appelé la femme ultime. Pour une femme donnée, cette conversion
n’est évidemment possible que par rapport à un homme donné.
On verra que ce fut mon problème avec Françoise. Mais c’est
évidemment demander à l’homme de jouer la difficulté alors qu’il
reste tant de femmes faciles. En fait, l’homme normal moderne,
tout au moins celui qui cherche une résistance, un obstacle pour
bâtir, pour créer, joue cette difficulté. Comment se contenterait-il
de vampiriser des femmes animales? La loi du corps vivant est
toujours dans l’épreuve. Mais dans le cas général, avec une telle
femme, avant même de pouvoir créer, l’homme risque de s’épuiser.
Et l’on aboutit alors au couple ultra-moderne de la femme céré¬
brale et du gigolo. L’induction des cerveaux joue en sens inverse
du sens normal, mais le courant est toujours coupé. En vérité,
S homme C
+ (-) +
-(+)_-
S femme C
les polarités sexuelles changent aussi, et je mets entre parenthèses
les nouvelles polarités, qui sont homosexuelles. C’est qu’un sexe
de pédéraste peut être négatif de même qu’un sexe de lesbienne
peut être positif. Tout dépend des positions et des dispositions,
mais il va sans dire que la négativité anale ou la positivité clito-
ridienne sont parodiques et n’ont rien à voir, quant au passage du
courant et à la formation des totalités vraies, avec les polarités
de même nom des sexes réels. Comme tout ce qui est parodique,
elles sont condamnées à la confrontation et l’alternance vides.
Elles ne cachent aucun germe. Elles ne nourrissent aucun fruit,
114 La Fosse de Babel
37. Frieden me fait une proposition et, de mon côté, j'en fais une à
Françoise de Sixte.
bien de fois, depuis, ai-je médité là-dessus avec d’Aquila qui savait,
lui, ce qu’était un corps presque glorifié et pourtant toujours
souffrant 1 Ai-je ainsi mesuré la supériorité de Drameille, son
infériorité? Vaine question. J’ai depuis longtemps compris que
tous ces intellectuels lucifériens qui, sans adhérer au communisme,
sont toute leur vie possédés par sa nostalgie, ne cherchent pas
autre chose qu’à épuiser à travers lui le corps du monde pour
trouver leur propre corps, qu’ils feignent de mépriser, incapables
qu’ils sont de l’éprouver à travers l’étreinte des femmes, dans un
corps à corps qui ne laisse place à aucune irréalité. Et, en ce sens,
le communisme était exactement pour Drameille ce qu’était
Françoise pour moi : la tentation de son besoin d’omnipotence,
le symbole de la matière envahissant l’espace pour obliger l’esprit
à parfaire et transmuer le temps. Peu à peu, à force de réfléchir
avec d’Aquila sur le sens de la malédiction qui accable la matière,
cette idée s’est imposée charnellement à moi qu’il en est des acti¬
vités du corps comme de celles de l’esprit, elles sont prises dans le
tissu serré de l’invisible, et j’ai compris qu’un corps ne souffre
et ne jouit jamais pour lui seul, mais pour tous les corps de la terre,
avec lesquels il est en correspondance cachée, ne serait-ce que
par son appartenance au champ global des pesanteurs, et même
pour tous les corps du monde, dont chacun de nous, pris dans l’uni¬
verselle gravitation, doit à la fois alléger et alourdir la substance
en vue d une dernière tension et d’un dernier éclatement. Le
sachant ou non, tout corps se tend dans toutes les directions de
la sphère du corps unique. Et sans doute chacun de nous souffre
et jouit différemment. Mais cette différence ne lui est donnée
que pour le conduire à mesurer, par la couleur et l’intensité par¬
ticulière de sa souffrance et de sa jouissance, à quelle profondeur
s enracine sa croix et à quelle hauteur elle culmine sur la croix
unique du monde, en vue d’un enracinement encore plus profond
et d’une culmination encore plus haute. Il m’a fallu longtemps
pour comprendre quelle place significative ils occupaient tous,
et pas seulement Drameille, Pirenne, l’abbé d’Aquila et Poliakhine,
mais aussi von Saas et Scotti, et toutes les femmes, dans la totalité
ordonnée où depuis, à tout instant de ma vie, je me suis moi
aussi enfermé, car seule l’image de cette totalité est l’instrument
d une communion consciente. Même von Saas, bien entendu.
Surtout von Saas. Tout homme rencontre, dans le cours de sa vie,
des sujets de méditation fondamentaux que le destin lui propose
comme autant d’invitations à explorer barrière-monde. Et, à
La Fosse de Babel 243
elle seule, l’énumération de ces sujets révèle à l’être toutes ses
ombres : la mort, le temps, le suicide, le meurtre et le mal, et
l’amour, sans oublier le problème juif et la peur de la solitude.
Mais, entre toutes ces méditations, c’est sans doute celle qui porte
sur les éléments positifs de la pédérastie et de la féminité active
qui exige le plus de rigueur et la neutralité la plus avancée, mais
c’est aussi celle qui contient le plus de richesses immédiatement
transmissibles, et je suis sûr maintenant qu’on ne peut pas, sans
une compréhension exacte de l’inversion, pénétrer avec la moindre
chance de succès dans la dialectique de l’homme et de l’histoire.
On nous eût bien étonnés, ce jour-là, d’Aquila et moi, alors que
nous suivions la rue de Provence derrière Drameille et Poliakhine,
si l’on nous eût annoncé que von Saas, malgré ses fureurs et sa
folie, ou peut-être à cause d’elles, viendrait un jour nous éclairer,
bien mieux que tout être dit normal, sur les mystères de l’après-
vie et les déchirements des fins de monde. Celui qui agit conformé¬
ment à sa nature atteint la perfection, dit la Gîta. Même si une
malédiction particulière pesait sur l’individu non homogène
nommé von Saas, pour l’obliger à ouvrir encore plus, avec sa
propre contradiction, la contradiction du monde, il fallait bien
admettre que cette matière négative présentait, de l’autre côté
de la mort, la face positive pour laquelle elle avait été disposée,
de toute éternité, dans l’ensemble des composantes humaines,
et où la mort ne peut signifier que retour à l’unité et résurrection.
Et si, au sein de la matière maudite et déjà morte, il fallait donc
admettre qu’il existe une matière encore plus maudite qui ne
peut communiquer avec la première que par la refonte d’une
seconde mort, comment ne pas accepter, même avec effroi, mais
un effroi salubre, la pensée que le monde invisible se présentait,
par cette refonte, comme une suite perpétuelle d’ébauches pré¬
parant une œuvre d’art, en sorte que les individus que nous croyions
ratés ou anormaux n’y manifestaient que les tâtonnements ou
les élans excessifs du génie? Oui, si l’on acceptait ce postulat de
base que la nature ne fait point d’erreurs (car la croyance à l’er¬
reur n’est qu’un produit de notre ignorance), voilà à quoi tendait
l’énigme de l’anormalité : à poser, devant nos consciences, le
problème d’une évolution géante et indéfinie faite pour nous
instruire des perpétuelles reprises de la vie vers son inaccessible
culmination androgynique. Un jour viendrait où nous compren¬
drions, les larmes aux yeux, car ces certitudes sont poignantes,
pourquoi des êtres aussi beaux et aussi instables que von Saas,
244 La Fosse de Babel
livrait plus. On eût même dit que cette sincérité n’avait servi
qu’à couvrir d’avance tous les silences futurs, comme si, après
avoir posé d’avance la règle du jeu : tu me connais maintenant, tu
es averti, tu sais que je suis futile, inconstante et légère, elle tirait
en blanc sur ma capacité d’accepter toutes les dissimulations et
même d’y voir de simples ménagements d’amitié. Habileté admi¬
rable, certes, et qui, en plus, car l’habileté n’est, elle, jamais
futile, venait contredire par un détour encore plus subtil à cette
futilité qu’elle s’imputait, et créait de la profondeur. Vers la fin
du premier mois, chez elle, alors que je cherchais du papier à
lettres dans un tiroir, je tombai sur un relevé de compte bancaire
faisant état de versements mensuels effectués par une banque
de Berlin. Françoise s’approcha, me vit perplexe et se saisit du
papier d’un air mécontent. Puis, comme si elle ne prenait son parti
de ma découverte que pour y trouver l’occasion d’une épreuve
de force :
— J’ai aussi un passé, comme tout le monde, dit-elle.
Je restai un moment interdit. Mais, d’un geste décidé, elle
m’avait déjà remis le papier sous les yeux. Les versements étaient
faits par un diplomate Scandinave, jadis en poste à Genève. Un
homme assez âgé.
— Un ami de ma famille, ajouta-t-elle.
— Et il t’envoie de l’argent?
— Il a voulu payer les dernières traites de la voiture...
— C’est un passé qui dure, lui dis-je alors.
— Je l’ai revu à la conférence de Stockholm, il y a un an.
— Et tu ne comptes pas le revoir?
Un éclair brilla dans ses yeux. C’était rare. Je la vis pour la
première fois au bord de la colère. Elle n’était pas encore fardée.
Sa robe de chambre de laine rouge faisait ressortir la pâleur
transparente de son teint.
— Si j’avais voulu te cacher quelque chose, me dit-elle avec
un semblant de logique, je n’aurais pas laissé traîner ce papier
dans un tiroir.
— Je l’admets. Mais si cet ami de ta famille revient, que feras-
tu?
— Revient, où? dit-elle.
— A Genève.
— Il n’a aucune raison de revenir.
— Mais si, la meilleure de toutes. Toi.
— Ne dis pas de bêtises, et cesse de fouiller dans mes papiers,
254 La Fosse de Babel
43. Le docteur Laforêt veut fonder lui aussi un Centre invisible et,
en polarisant l'espace, créer des surhommes.
lui dès l’entrée. Il avait sans doute déjà pris sa provision de rendez-
vous, car tout de suite, du geste plein d’intimité et de comman¬
dement qui lui était familier, il me saisit par le bras et s’écarta
de la foule avec moi.
— Il commence à faire trop chaud, me dit-il. Allons sur la ter¬
rasse.
L’appartement était au huitième étage, en face de la partie
dégagée du Luxembourg. Il fallait se pencher pour voir la rue. On
dominait une vaste forêt aux senteurs fraîches dont les frondaisons
déjà épaisses cachaient les allées, les bassins, les pelouses du jardin
et se fronçaient en vagues courtes sous le vent léger.
Je n’avais rien prémédité et ne sais pourquoi, ce soir-là, je me
mis à parler au docteur de mes expériences avec les drogues de
Pirenne. Je sortais, il est vrai, de chez ce dernier, à qui j’avais
parlé longuement de Le Hourdel. Laforêt m’écouta tranquillement,
et, quand j’eus fini, m’offrit un sourire indulgent.
— De la chimie, fit-il. C’est bien primitif...
Il hésita un moment, me jeta un bref coup d’œil, se décida :
— Cette voie ne peut être la vraie, et cela pour des raisons bien
simples. Votre Pirenne a besoin qu’on lui amène ses sujets d’expé¬
riences à domicile. Et il faut que ces sujets soient consentants.
Ces limitations sont barbares.
Il parlait avec l’assurance tranquille d’un homme qui connaît
à fond une question.
— Je ne comprends pas, lui dis-je.
Nous étions tous les deux accoudés au balcon de pierre. Nos
yeux plongeaient dans le vide. Nul ne pouvait nous entendre.
La véritable action est l’action à distance... Supposez qu’un
Centre existe quelque part et dispose de moyens invisibles, capa¬
bles de rayonner en tout heu. Les chances d’une véritable muta¬
tion seront multipliées.
— Quel Centre, quels moyens? demandai-je.
Il sourit à nouveau, sans bouger :
— N’allez pas si vite. Ce Centre n’existe pas encore.
— Mais il existera?
— Assurément.
Il parlait sans passion, mais me découvrait ici son vrai visage.
Et l’on eût vainement essayé, en effet, d’interrompre son sourire
qui, sur ses traits maintenant figés, était lui-même immuable.
Je pensai : quand la technique commande, cet homme doit tracer
sa route avec une continuité, une ténacité presque féroces.
La Fosse de Babel 267
entier tel que l’Europe l’a fait vont mourir une deuxième et
dernière fois par elles, et c’est de Californie, c’est-à-dire de
l’extrême bout du monde ainsi pourri, que partent déjà, par
réaction, les futures Mères exterminatrices. On ne comprendra
rien au demi-siècle d’agonie et de résurrection qui commence
si l’on n’y discerne pas à l’œuvre cette confrontation aujourd’hui
déjà engagée d’un monde et d’un extra-monde gravitant et mutant
ensemble l’un dans l’autre selon les lignes de force de la structure
absolue. Je m’étonnais à peine de reconnaître en Marie les linéa¬
ments encore peu distincts de ce conflit et de cette transformation
qui ne devaient clairement dévoiler leurs lignes de rupture que
plus tard, au moment exact, et ce n’était pas moins symbolique,
où Drameille revint de Chine, dans le drame et le deuil. Dois-je,
dans ce récit, me justifier de ce pressentiment, en expliquer, en
démonter la trame? Une reconstitution symbolique peut-elle
passer pour une démonstration? Le lecteur pourra, s’il le veut,
dénoncer ici les excès de l’esprit de système. Mais depuis longtemps
la psychologie n’apprend plus rien à personne, tandis qu’une
reconstitution symbolique exactement agencée est la meilleure
base d’un prophétisme sain.
mon âme, il le faut. Alors à quoi bon les pouvoirs occultes et leurs
tortures? Tu l’as dit, mon âme. A quoi bon.
L’aiguille de ma montre n’avançait qu’avec une extrême len¬
teur. J’étais calme. Tout en moi et hors de moi paraissait soudain
s’être apaisé. A 10 heures juste, animé d’une sorte de force qui ne
préparait rien et ne s’interrogeait plus, je demandai au standard
de l’hôtel de m’appeler Genève. J’avais à peine raccroché depuis
quelques secondes que le standard m’appelait à son tour. Genève
était au bout du fil, mais c’était Genève qui demandait. Souvent,
ainsi, à quelques secondes près, nos appels se croisaient. Pourquoi
ne pas y voir un signe d’accord? Mon cœur battit. Tout de suite la
voix de Françoise, s’inquiétant de notre voyage. Elle venait de
rentrer chez elle, après avoir, me dit-elle, au cours d’un excellent
dîner à trois, présenté le jeune Belge à une de ses meilleures amies,
Nicole de B.., que la croisière méditerranéenne tentait. Nicole de B...
et Heymans étaient enchantés l’un de l’autre. Ils partaient
ensemble dès le lendemain. Ils restaient ensemble dès cette nuit.
« Ainsi tout le monde est content », fit-elle. Le téléphone, ce soir-là,
étouffait un peu les sons, en estompait les nuances. Il était impos¬
sible de savoir s’il y avait de la dérision dans sa voix, ou simplement
quelque tranquille et affectueuse ironie.
Le destin exige toujours qu’on lui laisse, sur toutes les feuilles de
calculs, une marge blanche. Avant de partir pour l’Europe,
von Saas avait mis au point une filière compliquée qui lui permet¬
tait d’appeler Scotti à certaines heures. A peine sorti de chez
Drameiile, il se trouva ainsi avisé que Scotti venait d’être trans¬
porté dans un hôpital de Detroit après avoir été attaqué, près de
son domicile, au cours de la nuit, par un groupe d’hommes armés
de matraques qui l’avaient assommé. Il était dans le coma.
Von Saas appela l’hôpital. Les blessures de Scotti ne paraissaient
pas mortelles. Mais assurément elles étaient graves. Les agres¬
seurs s’étaient enfuis.
La Fosse de Babel 341
57. Au cours du même dîner, von Saas nous éclaire tous sur le
problème des déchets.
Marie connaissait peu von Saas mais n’ignorait pas ses fonctions,
bien qu’elle ne les situât pas à leur place éminente. Pour elle il
représentait une sorte d’être mythique ou océanique, qui habitait
des profondeurs inconnues et ne remontait à la surface que pour
des actions fatales, presque convulsives, par lesquelles le monde
tranquille des hommes payait une rançon mystérieuse à la vie
informe et nocturne. Elle était devant lui comme la vierge devant
La Fosse de Babel 353
1. Une fin avec épouvante vaut mieux au’une épouvante sans fin.
La Fosse de Babel 355
Von Saas leva vers lui ses orbites rouges, semblables à des
soleils mourants, le fixa un moment sans rien dire, puis, comme si ce
mouvement lui échappait ou lui était commandé du dehors,
tourna lentement la tête de l’autre côté, vers l'abbé Domenech,
et le regarda aussi un moment, toujours sans rien dire. Enfin, il
prononça ces mots étranges :
— L’abbé aussi en fait partie. C’est un homme seul...
Un peu démonté par la brusquerie du propos, Domenech se
troubla et, d’instinct, baissa les yeux. Drameille sourit.
— Seul avec toute l’Eglise, dit-il à von Saas.
— Il n’y a plus d’Église, dit von Saas.
Son regard inexpressif, bien incapable, apparemment, de
pénétrer dans les pensées de Domenech, semblait voir plus loin
que celui-ci, dans un passé et un avenir où seules vivaient des
images abstraites, non des hommes.
Domenech ramena bravement ses yeux sur ceux de von Saas :
— Que voulez-vous dire? lui demanda-t-il, un peu contraint.
— Jadis, vous auriez été brûlé, lui dit von Saas, d’une voix si
tranquille et si objective qu’elle en devenait implacable. Les
hommes seuls sont toujours hérétiques. Vous auriez été brûlé,
et savez-vous pourquoi? Parce que la société croyait encore à
son ordre, pas au vôtre. Vous, vous êtes de ces hommes purs qui
prennent sur eux toute l’impureté du monde. Et on les brûle en
coyant brûler l’impureté 1 C’est la loi. C’est l'ancienne loi l s’écria-t-il
en s’animant soudain et en serrant les poings. Le désordre, qui crée
l’impureté, essaie de faire brûler l’ordre, qui prend l’impureté
sur lui. Eh bien moi je ne veux pas brûler, fit-iL
Toute sa force tendue semblait prête à emporter Domenech.
— Et vous aussi, vous devez ne pas vouloir! lui dit-il. Vous
êtes le seul homme capable de me comprendre ici! Comment
avez-vous pu traverser les siècles?
Il désigna la croix pectorale du prêtre et continua d’un ton de
plus en plus emporté :
— Seulement il ne faut plus de Christ. Prenez un fouet. Ordre
et pureté partout. Nous sommes les derniers Blancs, cela veut
dire quelque chose. Toutes les couleurs sont impures. Le blanc
les contient toutes, et il est pur. Cela donne des devoirs et des droits.
Si vous laissez les choses suivre le cours de la facilité et boucher les
égouts du monde, s’écria-t-il en perdant toute mesure, les égouts
explosent et vous noient dans la merde. La merde, c’est ce qui
descend, la vie monte. Il y a encore dix ans, un savant suisse a
356 La Fosse de Babel
homme est fou. Non d’une folie espagnole et impulsive, qui demeu¬
rerait passagère, mais raisonneuse et allemande, et parfaitement
continue...
— La seule intéressante, dit Drameille.
— Si vous voulez, dit Santafé qui se ferma un peu. Mais, s’il
ne tenait qu’à lui, n’en doutez pas non plus, il détruirait réellement
l’Europe et l’Amérique.
Tous deux cependant étaient d’accord pour reconnaître que si
le monde blanc, dans son entier, et comme les pédérastes, allait
vers une refonte géante, von Saas ne pouvait être à une autre
place que là-bas, où ce monde touche aux limites de sa course
et de son destin.
Drameille pensait : L’ancienne patrie de von Saas, dans sa pater¬
nité trop virile, est morte des excès de Vancien ordre. Il n’existera
jamais plus de patrie. Il est juste qu’il tombe dans cette fratrie
sénile, qui en est la parodie, pour y évoquer ses fantômes. Les
fantômes de l’ordre mort.
Santafé, cependant, continuait :
— Sauf imprévu, dit-il, nous ne nous reverrons pas avant notre
prochaine réunion trimestrielle, à la fin de septembre. A ce moment,
un problème se posera, celui de la prorogation du contrat Greenson.
Attendez-vous, d’ici-là, au déroulement le plus logique et le plus
précipité. En ce qui me concerne, je vais essayer de placer des
hommes sûrs dans les chaînes de von Saas, sans qu’il le sache.
— Vous y arriverez?
— Je ne sais pas. Je ne connais pas d’homme plus méfiant.
Ni qui puisse mettre tant de calcul et de minutie dans la démesure...
— Vous voulez dire qu’aucun sabotage ne l’arrêtera?
— Aucun.
— Et vous n’êtes pas d’accord?
Là n’est pas la question, dit Santafé. Je ne suis contre aucun
sabotage à condition qu’il soit payant. Mais, pour von Saas,
l’action va devenir de plus en plus gratuite...
— Et là vous êtes contre?
— Oui.
Drameille resta un moment silencieux, les yeux baissés. Dans
une société forte, la provocation consolide l’ordre. Dans une société
faible, elle aggrave le désordre. Elle est donc à sa place partout.
L’écrivain releva la tête et regarda Santafé.
— Vous ayez raison et lui aussi, fit-il d’une voix neutre, presque
distraite, qui effaçait toute compücité.
La passivité est souvent bien plus haute
que l'activité. Toute activité cesse quand
arrive le vrai savoir, le grand savoir. On ne
fait pas, on fait qu’il se puisse faire.
NOVALIS.
Peut-être fut-il gêné par l’abrupt de ce mot car son sourire, par
un mouvement second, se fit à nouveau plein de gentillesse. Toutes
nos conversations avec le Père Carranza me revinrent ensemble
à la mémoire. Pourquoi nommer le Christ, en effet, s’il n’était que
le principe de la fusion des masses? Pourquoi vouloir séparer de
l’innombrable ce qui sera jusqu’au bout dissous dans le nombre?
On eût dit qu’il suivait le cheminement de ma pensée, car il
ajouta :
— Je n’ai pas besoin de chefs transcendants... A commencer
par Alexandre pour finir par Napoléon, Hitler et Henry Ford, le
règne des chefs transcendants s’est toujours soldé par un échec
catastrophique. Aussi le régime communiste tente-t-il une expé¬
rience qui n’eut jamais d’exemple. Pas de chef. Il suffit que la
police, qui détient le vrai pouvoir, en abandonne l’apparence à
la caste des techniciens et des militaires en les laissant se couvrir
de dignités et de médailles, c’est tout.
— Soit, lui dis-je. Mais le pouvoir en vue de quoi?
Je posais à Pirenne la même question que Marie Greenson à
von Saas, tout en sachant que la réponse ne pouvait être, dans
les deux cas, que radicalement différente. On eût dit que von Saas
venait creuser encore une victoire déjà vide. Son réseau en quelque
sorte forait des trous qui exprimaient l’essence de ce vide. Au
contraire Pirenne venait exprimer l’organisation naturelle et comme
spontanée du plein. Son organisation, en quelque sorte, plantait
des clous qui exprimaient l’essence de ce plein. Mais la matière,
dans ces deux cas extrêmes, et par suite de sa nostalgie inconsciente
de l’esprit, obtient toujours ce qu’elle ne veut pas. Von Saas
parlait toujours d'ordre et était contraint de passer par le désordre.
Pirenne parlait toujours de liberté et était toujours contraint de
passer par la dictature. Tel est le propre de l’âge noir où nous
sommes. Les fins de l’action y sont toujours démenties par ses
moyens.
Pirenne, très à l’aise, souriait. Oui, le pouvoir en vue de quoi?
— En vue de rien, dit Pirenne.
— Mais encore?
Il me regarda d’un air de parfaite tranquillité, sans aucune ironie.
— Il faudra que tu relises Lao-Tseu, me dit-il. L'effort pour
gouverner un grand État ne doit pas dépasser la peine qu'on prend
pour faire frire un petit poisson. Et encore : Les sages pratiquent
le non-agir, et voilà pourquoi, dès lors, dans l'État tout va bien...
Les sages, ce sont les flics, dit-il.
La Fosse de Babel 365
vâme9 à Chamonix assez tôt pour terminer vers midi notre ascen¬
sion mécanique et rentrâmes en Suisse tout de suite après le déjeu¬
ner, par le col des Montets et La Forclaz. Situé un peu à l’écart
de la route du Grand-Saint-Bernard, au fond du val Ferret, et
exactement en dessous du mont Dolent, point frontière commun
à la France, l’Italie et la Suisse, on nous avait parlé d’un hôtel
perdu dans les sapins en bordure d’un torrent, et déjà à assez
haute altitude : dix-huit cents mètres, un lieu de retraite idéal
pour amoureux et écrivains, et par conséquent doublement idéal
pour moi, à supposer que je fusse un jour (mais je pouvais en
douter) capable à la fois d’aimer et d’écrire. Françoise, qui ne s’était
jamais retirée nulle part mais qui était assez jeune d’esprit pour se
fier encore au plaisir de la nouveauté, avait accepté de passer
à cet endroit, nommé La Fouly, trois jours entiers, sans mesurer
combien elle s’engageait, elle qui aimait les soirées brillantes et
allait se trouver ensevelie, dès 6 heures du soir, dans la tristesse
des crépuscules montagnards. Le val Ferret est une impasse
barrée de trois côtés par une muraille de granit et qui ne commu¬
nique avec l’Italie que par de hautes échancrures, où passaient
autrefois les contrebandiers. Depuis toujours l’ordre et le calme
suisse régnent dans cette vallée sans issue. De tous les fils qui
composent la trame de l’histoire, aucun ne fut jamais lancé par¬
dessus les séracs de ces aiguilles vertes. Derrière, c’est la turbu¬
lence du val d’Aoste et l’agitation guerrière des Savoies. Rien n’en
parvient ici. Dans cette solitude, cette tranquillité parfaites,
d’où vient donc que le silence de l’histoire soit à ce point chargé
de la puissance du temps? Je n’ai jamais connu d’endroit où le
temps passât moins vite ni fût davantage tendu vers la nécessité,
la fatalité, la brutalité du changement.
Lorsque je partis pour l’Argentine, il y a déjà sept ans, ce n’était
pas l’Amérique du Sud, c’était encore la Suisse qui était pour les
Européens le lieu classique de l’exiL C’est que l’Europe croyait
encore se suffire à elle-même, même lorsqu’elle prétendait sortir
de soi. Et pourtant quoi de plus incorporé à l’Europe que la
Suisse, et quoi de plus menacé? Un terrier enfumé, disait Drameille.
Depuis j’ai compris que ce centre immobile de l’agitation occiden¬
tale figurait en réalité le lieu de sa plus haute tension, la mer des
Sargasses vers laquelle l’Europe laisse dériver tout ce qu’elle ne
peut pas encore supporter, tout ce qui ne peut pas encore se suppor¬
ter soi-même. Mais que signifie cette immobilité si Calvin, Rous¬
seau, Wagner, Nietzsche et Lénine s’en exaltent et de là mettent
La Fusse de Babel
Le Tessin est une des régions les plu3 ensoleillées, les plus
colorées, les plus fleuries, les plus apprêtées d'Europe, mais nous
retînmes peu de cette profusion encore septentrionale où la netteté
suisse met trop d’ordre et la gaieté italienne trop de convention.
Attentive aux curiosités par simple jeu mondain, mais qui se
lassait vite, Françoise avait trop de goût pour s'attacher au pitto¬
resque et perdre du temps avec le tourisme. Eu vacances, elle
aimait peu les villes. Nous les visitions sans descendre de voiture,
d’un bref et sinueux parcours qui ne s'attardait à rien et effleurait
tout. Les musées l’ennuyaient. Elle faisait le tour des églises,
toujours en voiture, y entrait rarement. Son sens de l'orientation
était infaillible, elle ne revenait jamais sur ses pas. Concentrée,
presque hiératique, on 1 eût dite livrée à un de ces jeux de salon
où il faut sortir du labyrinthe sans lever la pointe du cravoa ui
franchir plus d’une fois chaque perte. Partout, on l'eut crue
admise d avance par l’air, les arbres et les pierres, les coutumes,
les courants. Elle connaissait tous les monuments, toutes les
oeuvres, et les saluait noblement, mais sans émoi, comme s'il
s agissait surtout de jouer de cette communication mvstérieuse
partout établie entre elle et les forces intelligentes et cachées du
La Fosse de Babel 393
être tend avec nostalgie ses puissances vers l’opposé de son essence,
l'homme vers la fusion en lui des sens et de l’esprit, la femme vers
leur séparation. La frigidité volontaire des dernières femmes vrai¬
ment femmes, leur refus de la dissolution, est alors l’arme ultime
d’un monde dont la résistance croit à mesure que grandit la force
qui l'attaque. Une part de Françoise s'en désespérait, toutes ses
puissances profondes au contraire s’y enfermaient, cette frigidité
était sa dernière raison d'être dans le monde.
De Locamo, nous téléphonâmes à Marie, qui se trouvait toujours
à Florence, et nous primes date avec elle pour San Remo, où elle
comptait passer deux jours. Avant de quitter Genève, nous avions
reçu des nouvelles d’elle, indirectement, par Julienne, qui les
tenait de ses amies italiennes, auxquelles elle avait recommandé
Marie. Marie n’était pas restée longtemps fidèle à Le Hourdel.
Avec quelque indiscrétion latine, on parlait même d’elle à Julienne
sous les traits conventionnels de la jeune femme libre, désirable
et avide, dont on ne sait jamais si elle est étourdie par le nombre
de ses succès, qui viennent à elle sans qu’elle les cherche, ou si
au contraire elle cherche ses succès pour s'étourdir et suppléer
par leur nombre à quelque décevante et foncière incapacité.
Marie révélait ici son vrai visage. Elle était de ces êtres apparem¬
ment comblés et qui, n’ayant pas de prix, sont incapables de
savoir, en amour, ce que leur partenaire leur donne, car il ne
donne jamais assez. Et certes il n’était pas de femme plus appelée
que Marie à confondre, dans ce domaine, l’enfer de l'indépendance
et le paradis de la liberté. Rendues plus pressantes par mon échec
avec Françoise, toutes les raisons que je m’étais trouvées, un soir
de juin, rue de Yaugirard, pour faire l’amour avec Marie, affluèrent
à nouveau en moi.
Par une fin d’après-midi suffocante, nous suivions la route
sinueuse qui longe le lac Majeur et qui nous ramenait pour une
dernière nuit à Locarno. Je conduisais lentement. Françoise
somnolait. Il faisait si chaud que le lac, pourtant transparent,
exhalait une odeur de marais.
Françoise s'éveilla, ouvrit son sac, prit son poudrier.
— Tu as beaucoup insisté tout à l’heure, me dit-elle, pour que
Marie prolonge son séjour à San Remo. Cette fille sera plutôt
encombrante.. Il faut croire qu’elle te plaît.
— Tu as toujours voulu réserver ta liberté et tu ne m’as jamais
demandé d'être fidèle, lui répondis-je. Vas-tu me le demander
aujourd'hui?
La Fosse de babel 395
L’œil sur son miroir, elle se poudrait.
— Je suis honnête, fit-elle. Chacun est libre.
Un moment passa, puis elle eut un sourire malicieux :
— Je me suis souvent posé la question de savoir ce que Marie
Greenson pensait de ma liaison avec toi. Pour tout ce qui touche
son père, c’est sûrement une fille à principes. J’ai dû faire reculer
mes affaires... Mais si je la laisse me tromper avec toi? Je vais
être prise pour une idiote et les faire reculer encore plus... Comment
savoir? fit-elle en élevant devant elle la glace de son poudrier
pour rajuster ses cheveux. Tu devrais me négocier une alliance.
— Je t’attendais là, lui dis-je.
Les femmes modernes qui veulent gagner leur aie et détruire
l’ancien rapport de dépendance se contentent en fait de le renver¬
ser et de changer de place avec les hommes, mais cette inversion
simple n’en fait jamais que des hommes manqués. Mais Françoise
n’était pas une femme moderne. La femme active d’aujourd’hui
n’a rien à voir avec la femme ultime. Et, en fait, j’approuvais
entièrement Françoise de ne plus vouloir travailler et de se rétablir
ainsi dans sa situation normale de femme, même si, revendiquant
à la fois d’être entretenue et indépendante, elle s’ouvrait, par cette
inversion double, à une contradiction apparemment insoluble,
mais qui était au moins la contradiction dernière de la féminité.
Je refusais d’accorder cette indépendance. Mais si elle eût cessé
de la réclamer, eussé-je encore aimé Françoise?
Elle referma son poudrier d’un claquement sec et avant de me
répondre, le rangea dans son sac.
— Nous n’allons pas recommencer, dit-elle.
Elle n’attachait aucune importance à Marie, j’eusse dû n’en
attacher aucune à Greenson. Discussion vingt fois répétée et sans
issue. Les femmes sont infidèles par leur corps, les hommes par
leur esprit. Aucune comparaison n’est possible.
Mais elle avait trouvé un autre joint.
— Là n’est pas la question, dit-elle, un peu impatiente. Toi
non plus tu ne veux plus travailler, tu veux écrire. Si j’avais de
l’argent, c’est moi qui t’entretiendrais...
— Tu voudrais que je me fasse entretenir par Marie?
Elle était très sérieuse.
— Un écrivain, dit-elle, ne sera jamais confondu avec un gigolo.
— C’est un risque, en effet, que nul écrivain ne court aujour¬
d’hui, répondis-je, tout au moins nul écrivain véritable. On trouve
des mécènes pour les peintres, car la peinture se vend, et aussi
396 1m Fosse de Babel
pour certains poètes, car les gens riches s’ennuient, et ont besoin
d amuseurs ou de bouffons, mais la véritable pensée, aujourd’hui,
n'est ni amusante ni rentable...
— Avec Marie ce serait différent. Tu devrais tenter ta chance.
— Et soutenir la tienne.
— Oui, fit-elle.
Elle tourna la tête et posa sur moi ses yeux profonds.
J ai mes idées sur le rôle actuel de l’argent, lui répondis-je.
(. est un peu la pierre qu’on s’attache aux pieds pour la noyade.
Je vais même très loin. Il y a un tel divorce aujourd’hui entre
1 art^ et la masse, et un divorce si nécessaire, que tout ce qui fail
de l'argent, aujourd’hui, est sans valeur.
— Marie ne fait pas partie de la masse.
— Mais si, lui dis-je. Surtout Marie.
Elle resta un moment immobile, les yeux baissés. Quand je me
passionnais, je l’émouvais toujours.
Tu es bête, murmura-t-elle d’une voix assourdie... Même
si j étais encombrée de G.eenson, au premier signe, je viendrais
à toi...
C était le lendemain matin que nous devions prendre la route
de Milan et faire, au passage, une courte halte au cimetière de
Lugano. La nuit fut lourde et traversée par les bruyants échos
d un feu d’artifice qu’on tirait au loin sur le lac, vers Ascona ou
Brisago. Je pensais à Marie, à Sylvie, je tendais un fil de l’une à
1 autre. Le sommeil fut long à venir. Épuisé par Françoise, et
d’un épuisement qui semblait s’entretenir, s’approfondir encore
à chercher le repos, je rêvais de ces femmes simples et idéales
dont la tradition enseigne que les hommes-dieux de jadis prolon¬
geaient à volonté le plaisir, sans presque s’occuper d’elles, pour
transmuer en eux-mêmes et s’approprier leur claire, leur débor¬
dante énergie.
L’aube fut d’une fraîcheur lustrale. Pourtant, dans l’air immo¬
bile et sous le ciel d’un bleu déjà profond et uni, où l’aurore ne
laissait d’autre marque que cette fraîcheur, tout, dans ce décor
précis et chargé, aux lignes sûres, fut tiré dès le matin dans sa
lumière definitive, les arbres d’un vert presque noir, les massifs
de fleurs aux couleurs nettes et même les reflets posés sur le lac
comme si cette permanence, qui rendait l’aube inutüe, effaçait
aussi notre passage et ignorait notre départ. Et cette pensée me
vint, alors que nous gravissions les pentes boisées de Monte Ceneri
où nous n’entendions même pas un crissement d’insecte, que toute
La Fosse de Babel 397
cette profusion et cette immobilité lumineuses, semblables à celles
de l’éternel paradis, ne nous étaient présentées et offertes, dans
leur inutile accomplissement, que pour être niées et détruites
par nous, et recréées autrement, en sorte que la lumière morte
redevînt flamme vivante et nouvelle lumière. Qu’est-ce donc que
l’amour, sinon ce foyer d’énergies immobiles et vaines? Et qu’est-ce
que la femme sinon la servante anonyme de ce foyer? On perd
toute sa force à croire que les femmes ont un nom. On choisit
une femme, entre toutes les femmes, on croit la choisir. Elle n’est
pourtant qu’une parcelle de la flamme indivisible. Et l’œuvre
à accomplir, c’est cependant toute la flamme. Comme ce chemin
est long! Quarante ans pour apprendre que la femme à jamais doit
se faire impersonnelle en nous, comme notre être même! Quarante
ans pour se mettre devant elle en état d’initiation, d’ordination!
Pourquoi avais-je pu voir jadis Sylvie comme une femme primitive,
et la séparer, la bafouer en tant que telle, sinon parce que j’étais
séparé et primitif moi-même, c’est-à-dire incapable de faire germer
et fructifier en moi la totalité des dons qu’elle avait reçus, je veux
dire la totalité absolue des dons, la même pour tous les êtres,
celle dont toute créature et même toute matière dispose de façon
indivise? Et, de la même façon, pourquoi Marie aujourd’hui,
n’eût-elle pas été pour moi, dans sa fière jeunesse, encore plus
ultime que Françoise, puisque « en deçà » signifie aussi « au-delà »
dans la courbure sans fin du sphéroïde du temps? Oui, qu’est-ce
que la vraie permanence sinon cette transparence où tous les
êtres se fondent et s’effacent au cœur le plus profond de notre
moi? Plus tard, au cours des mois qui suivirent et après que j’eus
enfin trouvé Marie à ce rendez-vous dont j’avais si souvent et si
confusément rêvé pour elle, je pus fixer la date de nos vraies
fiançailles à ce jour où, dans le cimetière fleuri de Lugano, je dus,
du fond de moi-même, demander pardon à une morte de l’avoir
si mal aimée et lui donner en un quart d’heure plus d’émotion
que n’en avait reçu de moi, durant toute sa vie, son âme balbu¬
tiante. Il n’y avait, sur une très simple dalle de marbre gris, qu’un
nom composé, Sylvie Juanez-Dupastre, suivi de deux dates :
1918-1945, dont je remarquai pour la première fois qu’elles mar¬
quaient toutes deux des fins de guerre, mais, dans sa netteté
géométrique, cette tombe sur laquelle personne, depuis huit ans,
n’avait déposé de fleurs et que tant de pluies avaient lavée, me
sembla dressée de la veille, comme si la naissance et la mort de
la femme, en nous, étaient à la fois de chaque instant et de toujours,
398 La Fosse de Babel
ce signe, elle eût pu déjà mesurer la valeur de ses doutes. Tous ces
jeunes savants se figurent que les emportements prodigieux de
la science les emportent aussi, comme si, pour la première fois, le
destin de la science se confondait avec le destin de l’être. Aussi
oublient-ils l’homme, et les profondeurs de l’homme où la science
ne pénètre pas, et les hauteurs de l’homme où la science n’accède
pas, et qui semblent à jamais immobiles dans le silence de Dieu.
Marie s’en rendait-elle compte? Oui, d’instinct. En lui permettant
d’échapper à l’obsession du désir, l’éloignement l’avait amenée
à s’interroger sur Le Hourdel, à le juger, à discerner ses manques.
La hâte et la violence de Le Hourdel ne lui déplaisaient pas, son
ambition encore moins, mais, sans s’en rendre compte clairement,
elle eût souhaité les voir équilibrées, filtrées en lui par quelque
faiblesse. Comment une femme sensible se livrerait-elle sans crainte
à un homme dont nulle inquiétude ne paraît jamais faire hésiter
le cœur? Livrée aux seules lois de la puissance, la fortune risque
de devenir abjecte. Jamais, par exemple, Marie n’avait vu Le Hour¬
del trembler d’émotion ou d’envie devant les miracles de l’art.
Cette force était de trop. Que pouvais-je répondre? J’ai toujours
considéré comme naïve et même, pour tout dire, comme le signe
d’un esprit puéril, la croyance dans un gouvernement mondial
de savants. Les physiciens qui philosophent sont en général aber¬
rants, et d’ailleurs la philosophie, la vraie, en tant que science
des sciences, ne possède aujourd’hui aucun des attraits publi¬
citaires qui appellent ou imposent un consentement public. Je
citai William Blake : « L’art est l’arbre de vie, la science est l’arbre
de mort. » Et encore, quel art? Toutes ces négations et ces doutes
se brouillèrent un moment dans l’esprit de Marie et ajoutèrent à
sa confusion.
— Je ne tiens pas à me marier, dit-elle.
Notre conversation prit dès lors un tour tout à fait détendu,
ou plutôt il n’y eut plus de conversation, rien qu’un bavardage
de Marie. J’aimais tout en elle, et non seulement sa santé éclatante,
son application, la gaucherie de ses gestes et sa beauté immobile,
à la fois expressive et régulière, rayonnante et distante, qui l’im¬
posait partout, mais même ce bavardage qui n’avait nul pouvoir
de m’importuner, car on pouvait l’écouter ou non, l’interrompre
quand on voulait et le laisser reprendre, et qui faisait apparaître
ce qui était plus précieux que tout en Marie, cette absence à elle-
même, plus reposante que la caresse tranquille d’un vent léger.
Et peut-être aujourd’hui pouvais-je ainsi remercier le destin
La Fosse de Babel 403
Cette lettre de Marie avait été postée à Rome huit jours plus tôt.
Elle me parlait assez longuement de Le Hourdel, qui venait de
faire le voyage de Rome pour voir Marie, et, chose encore plus
surprenante, de von Saas. Je téléphonai aussitôt à Drameille.
Il me paraissait nécessaire que von Saas, avant son départ, fût
mis au courant de ce que Le Hourdel disait de lui.
cependant, écarta les papiers que von Saas lui tendait et leva la
main.
— Tout cela est du passé, fit-il, et vous avez largement rem¬
boursé la mise. C’est maintenant de l’avenir qu’il s’agit...
On avait parlé chiffres. Il prenait aussitôt la direction du débat :
— Je vous ai entretenu de la possibilité d’une démarche à
Washington, et vous avez préféré surseoir. Ma proposition tient
toujours...
Von Saas resta de glace et sortit de son porte-documents un
nouveau feuillet.
— Je vous ai annoncé des noms, dit-il. J’ai là, avec l’indication
de leur qualité, une liste d’une dizaine de hauts fonctionnaires de
votre police ou de votre diplomatie qui sont considérés dans les
services secrets de Moscou comme des agents russes... Il faut me
croire sur parole, ajouta-t-il en levant sur Greenson ses yeux
tristes.
— Cette liste est-elle confidentielle?
— Elle l’est, sauf pour vous.
Greenson prit la feuille, la lut une première fois, releva les yeux
sur von Saas d’un battement rapide, les baissa à nouveau pour
une deuxième lecture, qui le laissa pensif. Il y avait, sur cette
liste, des noms effrayants.
— Vous n’avez pas d’autres preuves? demanda-t-il d’un ton
ému.
— Non, dit von Saas... Mon informateur est très haut placé
et serait immédiatement reconnu...
— J’irai voir le Président.
— Si vous voulez, dit von Saas.
Les yeux baissés, la mâchoire serrée, Greenson était d’une
immobilité de pierre.
— En tout cas, tant que cette situation ne sera pas réglée,
reprit alors von Saas d’une voix douce, extrêmement posée, et
quel que soit, là-bas comme ici, le niveau de mes informateurs,
je refuserai de donner mes renseignements à votre police...
Greenson ne répondit pas. Un long moment passa. Scotti, tout
vibrant d’attention, admirait von Saas.
— Toutes les informations dont vous vous êtes servi jusqu ici
étaient exactes, dit alors Greenson, d’une voix presque basse,
mais qui se précipita soudain et gronda. Vous devriez frapper un
grand coup et détruire tout ce qui est à votre portée...
Von Saas secoua la tête.
428 La Fosse de Babel
— Tout cela sera perdu... Gagner dix ans ou vingt ans sur la
nuit! A l’extrémité de puissance où nous sommes, c’est énorme!
Greenson tressaillit encore et il ne savait pas si c’était un trans¬
port de peur ou d’orgueil. Cette façon hardie qu’avait cet homme
de parler des problèmes personnels! Il se demanda si von Saas
connaissait Françoise de Sixte. Oui, sûrement, par Julienne,
par Drameille. C’était le métier de cet homme de tout savoir. Son
arme aussi.
Greenson essaya de mesurer les risques, constata que c’était
vain, se donna l’air de réfléchir un moment, puis trancha :
— Eh bien, d’accord. D’accord pour reconduire ma prime
d’assurance pour six mois...
Il eut alors un sourire cordial d’Américain concluant une affaire.
— Seulement, fit-il, arrangez-vous pour que je sois vraiment
assuré. S’il y a des histoires, qu’elles aient lieu chez le voisin.
— D’accord, dit von Saas, imperturbable, et qui, au même
moment, au garde-à-vous devant lui-même, était tout inondé d’hu¬
mour allemand. Il pensait en effet que Greenson l’échappait belle.
Avant le dîner, von Saas et Scotti sortirent seuls et se promenè¬
rent un moment au bord du lac avant de s’enfoncer dans la lande.
Le soir tombait. Dans la détente du succès, von Saas s’ouvrait
aux souvenirs des paysages baltes de sa jeunesse qui ressemblaient
tant à celui-ci et se voyait marcher par les dunes caillouteuses.
Que faisait-il ici et quel sens y avait sa vie? Il lui sembla que,
depuis des années, tous les mots qui sortaient de lui n’étaient plus
que l’écho mourant de vieilles paroles, et rien n’était plus incon¬
sistant que cet écho. Il prit Scotti par le bras. Il se sentait plein
d’affection et de pitié pour cet adolescent intrépide et taciturne.
— Cet homme est une merde, dit-il en parlant de Greenson. Et
toute l’Amérique aussi est une merde... Est-ce que vous le savez?
Scotti haussa les épaules.
— On vit, dit-il, on vit...
Dans l’ombre, von Saas posa sur lui un regard passionné.
Le profil net du jeune homme se découpait en noir sur la surface
encore luisante de l’eau. Une brise légère se levait, annonçant la nuit.
On eût dit que von Saas se parlait à lui-même :
— Est-ce que vous ne croyez pas, dit-il à Scotti, que ce serait
une bénédiction qu’on lui foute vraiment en l’air ses usines?...
Si on était courageux, c’est avec son propre argent qu’on pousse¬
rait les communistes, on les paierait. Oui, si l’on était courageux,
c’est ce qu’on ferait.
La Fosse de Babel 431
ne suis pas encore ne dépend pas du moi que je suis ». Mais enfin,
Sartre l’oublie un peu, on sort du vertige. On en sort autre qu’on
n’y est entré, tellement autre que parfois même on s’en guérit.
Faut-il alors penser que cette analyse est faussement complexe,
que cette caresse, cet agacement du mal par lui-même cesse déjà,
en un sens, d’être le mal? Oui, il faut le penser. Toute analyse
psychologique est incomplète tant qu’elle s’enferme dans des
dualités de cet ordre et tourne en rond, en affolant de plus en plus
les contraires, aussi vrais l’un que l’autre, pas plus mais pas moins,
et même elle est fausse si elle prétend se résoudre par un étour¬
dissement d’où finit par sortir, vaille que vaille, une décision
irresponsable. La solution du vertige n’est pas dans l’étourdisse¬
ment ni l’irresponsabilité, elle est exactement dans leur contraire.
Il n’y a jamais de dualité pure, équilibrée, dans le monde. Toute
dualité tend toujours à l’incorporation, l’incarnation d’une unité
plus haute, dont il faut seulement payer le prix avant de la trou¬
ver... Françoise m’écrivit. J’eusse pu admirer la composition et
le dosage de ces quatre pages écrites d’un jet et où l’inégabté
de l’humeur s’ordonnait en vagues régulières. Mais comment
Françoise elle-même eût-elle pu sortir de la vaine psychologie?
Celle-ci s’ouvre par excellence l’espace divisé où les femmes se
croient reines et se perdent en voulant s’attacher les hommes.
Lettre habile, certes. Françoise ne s’y mêlait ni d’argumenter, ni
de convaincre. J’étais seul en cause dans ma misère, j’étais seul
responsable de mon état. Et sans doute, une fois bien établi,
ce diagnostic conseillait-il qu’on ne prît pas le risque, en me don¬
nant le moindre détail sur le voyage à Cambridge, de concéder
la plus mince apparence de fondement objectif à ma folie. Fran¬
çoise m’aimait, pourtant. Elle me le disait et me le répétait. Et
même si cette affirmation se teintait de désenchantement, c’était
sûrement vrai puisqu’elle éprouvait le besoin de le dire, de l’écrire.
L’indifférence se passe de tels besoins. Mais l’amour (quel mot
trop simple!) n’est-il pas tout pétri du plaisir de se jouer à lui-
même la comédie ou le drame de l’amour? C’est dans de telles
situations qu’on se rend compte de toutes les possibilités de muta¬
tion de l’être. J’ai une définitive horreur des régressions indéfinies
du vertige. Tout en moi les refuse et veut la clarté, l’unité du sens.
J’en suis arrivé au point de considérer comme futile tout traité
de psychologie purement dualiste, sans en excepter les livres de
Jung. Cette attitude de fond ne sauve pas de la souffrance, au
moins l’ennoblit-elle, en l’épurant. Laforêt, qui bénéficiait sans
444 La Ftme de Babel
72. Franchissements.
Nicole de B... était restée toute sa vie trop éloignée des orages
de la passion pour faire même à la nôtre le faible hommage d’un
mensonge. Pour les amours des autres, en bonne Genevoise, elle
restait neutre. J’eus la brusque révélation que Françoise et elle
n’avaient rien combiné, aucun conte, et c’était vrai. Françoise
n’avait , rien calculé, rien prévu. Elle avait fait simplement partir
Nicole en avant, par simple désarroi, pour faire quelque chose.
Cette preuve faillit me désarmer, me noyer de scrupules. Elle
m’aimait donc. Le malheur était qu’elle en aimait aussi un autre.
Il me fallait tout savoir sur cet autre, et par bribes, je sus tout.
Comment Françoise, quinze jours auparavant, au cours de ce
premier week-end où tout s’était noué, était partie pour Ostende,
sur la côte belge, avec un délégué américain, d’ailleurs marié.
Et comment cette liaison banale avait duré jusqu’au dernier
samedi, jour où j’avais téléphoné et où ce délégué avait quitté
l’Europe. Nicole de B... ne me donna pas tous ces renseignements
d’un coup, et je dus la presser, minimiser aussi l’intérêt, que je leur
portais, mais il était clair que, sur ce point, ma propre liaison
avec Françoise ne se tenait guère plus haut, pour elle, que cette
passade londonienne peu sérieuse que d’ailleurs elle avait désap¬
prouvée car elle ne pouvait, disait-elle, conduire à rien. Avec son
égoïsme joliment paré et son besoin de toujours tirer profit, de
capitaliser menu, cette Nicole de B... faillit me rendre pathétique
cette aventure de Françoise, dans laquelle je n’avais que trop
tendance à voir l'effet d’un destin maudit. Ma gorge se noua.
Mais qu’allais-je chercher? J’étais seul à croire à la fraternité des
désespoirs. Durant ces quinze jours, Françoise avait sans doute
été inconsciente et heureuse. Elle l’avait été sûrement. Avait-elle
seulement pensé à prendre à mon endroit la moindre précaution?
Aujourd’hui elle voulait revenir vers moi, car elle aimait aussi
le drame. Elle était allée vers l’autre pour sa force, elle revenait
vers moi pour ma faiblesse. Il n’y aurait jamais de remède à la
méchanceté du souvenir. Il me fallut me raidir, refuser de croire
à cette justice que je n’avais que trop tendance à rendre à tous les
êtres, et je posai sur Nicole de B... des yeux agressifs. Cette femelle
en face de moi, pensai-je, est de celles qu’il faut, pour les humaniser,
insulter et violer, et pourquoi ne violerais-je pas un peu celle-là?
Elle baissait les yeux avec une simplicité étudiée. Buvez, lui dis-je,
et je commençai à l’entourer d’éloges excessifs. Elle était de ces
femmes qui feignent une indifférence ennuyée quand on les compli¬
mente sur leur physique et qui s’ouvrent toutes grandes quand on
450 La Fosse de Babel
disserte sur leur vertu. Du moins, lui dis-je, vous n’êtes pas inconsé¬
quente comme Françoise. Sur ce sujet, elle m’eût supporté durant
des heures, sans faiblir. Je ne désire absolument pas cette femme,
me disais-je pourtant. A quoi tendent tous ces efforts? A dégrader
l’amour? A me venger de lui? Il était tard, le restaurant fermait.
Elle finit par me suivre dans un bar, pour continuer à parler,
puis, quand le bar à son tour fut vide, dans ma chambre. Nous
bûmes et nous parlâmes. Mais elle considérait sans doute l’amour
comme une politesse, un remerciement qu’on ne peut refuser à
un hôte qui vous a bien traité. Oh non, il ne fallait pas compter
sur elle pour qu’elle cherchât à se défendre. Elle ne se défen¬
dait pas. Elle ne se donnait pas non plus, d’ailleurs. Elle se
prêtait, à peine. Je fis appeler un taxi et la reconduisis à son
hôtel de l’Etoile, en lui rendant grâces pour cette charmante
soirée.
nous donnent le plus souvent une sorte de joie violente qui crée
en nous l’illusion de la force. Faut-il accepter cette joie? Peut-être,
et s’en distraire en refusant qu’elle nous trompe. Elle appartient
aux règles du jeu que sans se lasser répète pour nous la vie jusqu’à
ce que nous découvrions qu’elle est un jeu. Et peut-être même,
pour être enfin plus fort que toute force, faut-il accueillir celle-là
sans ironie et sans tristesse. Ce jour-là, ce fut sans doute parce
que j’y parvins que plus rien ne bougea en moi quand je terminai
ma lettre à Drameille en lui rappelant le vieux mot de Lao-Tseu,
un Chinois justement : Plus on va loin, moins on connaît. Jamais
la vieille Chine ne fut mieux comprise à Paris.
TROISIÈME PARTIE
Singender Gott, wie hast
Du sie vollendet, dass sie nicht begehrte
Erst wach zu sein? Sieh, sie erstand und
schliefl.
rilke, Sonnets à Orphée.
Assise d'evant Te
Assise devant if" se calmait, L6S
le feu, elle flammes la
s’alanguissait binaient.
tout de suite.
Je m aperçus pourtant très vite qu’elle considérait l’amour comme
une récompense qu’il fallait mériter. Au milieu de son bavardage
ks^nfantTetTnT8’ 8aMse06886
es enfants et Ion pouvait toujours deS <îuestions-
dispenser comme
d’y répondre ou
sur 1l’raért°cfri’artm'Pt
sur 0rttesaqU01’
art, car 1 art était ^
pente, etq,Uand Ü s’aSissait
là, chaque de questions
fois, pour quelques
instants, elle s éveillait et attendait. Au début, pris dans le jeu
de la nouveauté et de l’amour, je répondis, certes. Je répondis
n importe quoi, mais avec entrain. Elle était contente, la moindre
preuve de bonne volonté la comblait. Je me rendis vite compte
que amour, une heure plus tard, était alors ma récompense autant
L’homme le plus retiré, s’il s’enferme dans son Moi réel, n’est
pas seul. C’est que ce Moi, à force de se vouloir impersonnel,
rejoint, dans l’invisible, celui de tous les autres hommes et se perd
en eux, comme l’eau du ruisseau retourne à la mer. La visite de
Jansen vint me le prouver. On peut se couper des embarras du
siècle, ne s’y mêler en rien, mais de même que le Bouddha, une
fois délivré, refuse de rester seul au ciel et redescend sur terre,
la méditation du Moi se veut méditation sur tous. C est sa loi.
Quant à l’aide que l’Homme tout entier en retire, et non chaque
homme, la mesure sans doute nous en échappe. L’Homme est un,
on ne le construit pas.
Avec l’aide du milicien, Jansen avait réussi vers la mi-décembre,
à la recette-perception du seizième arrondissement, à la Muette,
le hold-up dont il m’avait parlé en juillet, lors de notre dernière
rencontre. Cachés dans l’escalier de service de l’immeuble, tous
deux avaient d’abord assommé le vieil auxiliaire chargé du
nettoyage des bureaux, alors qu’il poussait sa poubelle sur le
palier comme tous les soirs, vers 18 heures 30. A cette heure-là,
les bureaux étaient fermés. Seuls le percepteur et son caissier
principal terminaient leurs comptes et leurs rangements dans la
chambre forte, où Jansen et le milicien les avaient donc surpris.
486 La Fosse de Babel
Mais, contre von Saas et Scotti, Pirenne n’avait que des présomp¬
tions, non des preuves.
— Je viens de recevoir l’ordre de brûler Scotti et von Saas,
dit-il, et par conséquent toi par-dessus le marché. On me donne
deux mois. Je te les donne aussi. C’est ta dernière chance. Il faut
retrouver Scotti, le détacher de von Saas et le faire parler, ou à
défaut faire entrer quelqu’un, toi par exemple, dans cette organisa¬
tion. J’admets que tu me dis la vérité et que tu n’as pas l’adresse de
Scotti. Mais sans doute Julienne de Sixte la possède-t-elle. C’est
à toi d’aviser. En tout cas Drameille possède sûrement celle de
von Saas. Demande-la à ton ami Dupastre. Si dans deux mois je
n’ai pas réussi à tirer au clair cette affaire, je fais tout sauter.
Cela fera un beau pavé en première page des journaux commu¬
nistes : Greenson, Frieden et von Saas, les dessous de l’impéria¬
lisme franco-américain au Maroc. Et toi au milieu, comme petit
homme de main, avec Scotti, photos à l’appui, sans oublier son
amie Julienne. Va vite raconter cela à Julienne de Sixte et à
Dupastre...
Et comme Jansen, pâle de haine, se taisait, Pirenne ajouta :
— Deux mois, c’est un marché. Tu as ma parole. Quitte ou
double. Apporte-moi des preuves sur von Saas, et on oublie tout.
Et tu me fais inviter au mariage de Julienne de Sixte-
Lausanne est une ville toute en bosses et en creux, dont je ne
peux plus désormais séparer l’image de celle d’un Jansen amer
et buté, luttant contre le vent et le verglas dans la dure montée du
Petit-Chêne et me regardant par moments d’un air sombre, comme
si j’étais responsable de l’hostilité de cet accueil. La ville pourtant
était ornée pour les fêtes. Chaque vitrine avait son arbre de
Noël. Mais des bourrelets de vieille neige durcie débordaient des
ruisseaux le long des trottoirs.
Nous entrâmes dans une brasserie de la place Saint-François
et Jansen me mit au courant. C’était un garçon aux façons directes
et qui, en parlant, ne rusait pas.
— J’ignore tout de cette affaire, lui dis-je quand il eut terminé.
Et Drameille est en Chine. Il ne rentre pas avant un mois.
— C’est trop tard, fit-il, déçu.
En possession de l’adresse de Scotti, il fût tout de suite parti
pour Detroit. Son air farouche me frappa.
— Mais que ferais-tu là-bas? lui demandai-je.
— Je jouerais mon jeu, me répondit-il. Et je convaincrais
Scotti de le jouer aussi...
488 La Fosse de Babel
,
cadavre; et celui qui est tombé dans un cadavre le monde n'est pas
digne de lui1 !
— Oui, c’est pour cela, enchaîna-t-il en remuant doucement la
tête. Mais, ajouta-t-il d’un ton pensif, c'est aussi pour autre chose!
Durant quelques instants, il parut rentrer en lui-même, mais ce
fut d’une voix étonnamment assurée qu’il reprit :
— Moi aussi j’ai des questions à vous poser.
— Nous vous écoutons, lui dis-je.
— Pourquoi est-il dit, dans l’Apocalypse de Jean, que non seule¬
ment la Mort et l’Enfer seront jetés dans l’étang de feu qui est la
seconde mort, mais aussi les magiciens, les meurtriers, les idolâtres
et tous les menteurs? La seconde mort est-elle donc non seulement
la mort de la mort, mais aussi, comme la première, une mort? La
mort de qui? Quels sont ces corps qui arrivent si loin à travers les
âges, c’est-à-dire à travers l’infinité de toutes les morts? Je me suis
interrogé longtemps, et j’ai fini par trouver la réponse dans ma
propre chair. Pourquoi la chair des saints est-elle incorruptible?
Parce que l’esprit de cette chair, à son niveau, reste en elle. Mais
pourquoi y reste-t-il? Parce que, durant leur vie, déjà, les saints ne
se sont pas seulement détachés de leur chair mais aussi de leur
esprit. C’est cela, comprenez-vous, l’essentiel :détachés de leur
esprit! Mais, inversement, il existe des hommes qui non seulement
restent attachés à leur chair mais aussi à leur esprit, et ceux-là
aussi sont victorieux de la première mort : leur esprit ne se disperse
pas. Ils sont immortels en Lucifer et en Satan comme les saints sont
immortels en Dieu! Et vous en connaissez au moins un. Il s’appelle
Drameille! Il est immortel dans ce qu’on appelle le maL..
Sa voix était restée ferme mais en s’élevant elle se fit entrecoupée
et haletante. Sa main, dressée vers nous, s’était crispée.
— Et savez-vous pourquoi, continua-t-il, ma chair, à moi, n’est
pas une chair de saint?
Son accent dramatique m’emporta et je l’interrompis avec une
certaine violence. Je ne voulais pas qu’il se diminuât.
— Pour une seule raisonI m’écriai-je. C’est qu’il n’y a encore
jamais eu de véritables saints sur la terre et qu’il n’y en aura
jamais 1... Ceux que vous appelez des saints n’ont pu se détacher
si facilement de leur esprit que parce que celui-ci était faible et sans
exigence!...
J’allais poursuivre, mais sa main levée m’arrêta.
ainsi que Scotti constituait désormais pour von Saas, au sens strict,
la seule raison de vivre, de paraître vivre. Dès lors, de deux choses
l’une. Ou bien l’organisation créée par von Saas possédait assez de
vertu pour enflammer d’elle-même et illuminer Scotti et le tirer
hors des anciens problèmes, et von Saas était comblé : il possédait
un Fils. Ou bien, sur ce même point, elle faisait faillite, et qu’impor¬
tait alors à von Saas que l’organisation fût détruite? Il n’y avait
aucune distance pour lui entre l’apothéose et l’écroulement. Dans
le premier cas, il se trouvait à l’origine d’une infinité de dieux égaux
à lui, dans le second il disparaissait à l’état de dieu solitaire, mais
dans les deux cas il était dieu. Aussi, ce jour-là, dans une chambre
d’hôtel semblable aux dizaines d’autres où il n’avait fait que passer
depuis neuf mois (ce jour-là c’était à New York) et se rémémorant
la lettre de Pobakhine reçue la veille, pensait-il à Scotti. Il fallait
sûrement informer ce dernier des menaces de Pirenne. Scotti avait
le droit d’être informé : ce serait son épreuve. Mais que fallait-il faire
de Jansen? Ici, von Saas réfléchissait. Comme toujours en pareil cas,
il buvait beaucoup. Boire l’aidait à réfléchir. Les possibilités étaient
nombreuses. C’est maintenant à Scotti de décider, trancha-t-il.
On ne pouvait pas dire que von Saas n’aimait pas New York. Il y
venait parfois, comme ce jour-là, pour surveiller certains hommes
de Santafé, et Santafé lui-même. Cette ville dressée, qui semble
jeter vers le ciel le mélange de toutes les races rampantes de la terre,
lui inspirait une sorte de respect superstitieux. Elle était l’image
de la dernière puissance qu’il faudrait abattre, celle d’une humanité
monstrueusement impure et confuse, mais qui pressentait, et
c’était bien là le comble de cette impureté et de cette confusion,
que le destin de l’homme cherchait les hauteurs. Von Saas l’avait
souvent constaté. C’était dans les grandes villes, et surtout à New
York, qu’il se sentait porté à ses ultimes rêveries de pureté, qui
étaient à la fois sa récompense à peine complaisante de guerrier
vainqueur et sa défense instinctive contre la promiscuité, la prolifé¬
ration, le vampirisme des foules. C’était pour empêcher ce grouil¬
lement extérieur de s’emparer de lui que von Saas élevait, à l’inté¬
rieur de lui-même, cette étrange construction d’idées qu’il voulait
fortement charpentées et qui n’étaient qu’enchevêtrées, un grouil¬
lement aussi profus que l’autre mais où brûlait la flamme d’une
conviction plus souveraine que le génie. Le soir, et surtout la nuit,
de plus en plus souvent, il partait alors au hasard par les rues pour
des promenades qui étaient de véritables fugues et, plus que jamais
fermé sur soi, même au plus dense des foules, par l’enchaînement de
La Fosse de Babel 511
ce délire, il en aiguisait sans fin l’exigence. Tous les hommes,
autour de lui, vivaient en absorbant les déchets de la vie agonisante
ou pourrissante. Toute la force de l’homme moyen passait à trans¬
former ces déchets en autres déchets, à leur rendre une pauvre vie.
La folie de von Saas commençait toujours par un recensement
minutieux et même maniaque, chaque fois complété, de ce perpé¬
tuel déplacement de matière malsaine, depuis les feuilles tombées
des arbres dans Central Park et les boites de conserves rouillées ou
les papiers déchirés traînant dans les faubourgs, jusqu’aux ren¬
gaines publicitaires et aux idées communes obstruant les cerveaux,
en passant par la suie flottant dans la brume de la ville, la lèpre des
pierres, la rouille des grilles, la bâtardise des races, la faconde et la
corruption des politiciens. New York était alors pour lui une
immense ville qui, de part et d’autre de Manhattan, a pris deux
bras de mer pour égouts. Et pas seulement New York. Plus l’homme
prolifère, plus il vient déliter, amollir, corrompre la terre. Von
Saas faisait le tour du monde et s’arrêtait en Chine, où des millions
d’insectes acharnés à vivre, au même moment, grattaient la terre
de leurs mains, faute de pioches ou de charrues, et, faute de seaux,
y étendaient sous leurs doigts l’excrément humain. Il eût voulu que
la terre n’offrît plus à l’homme qu’une croûte cristalline, sans
humus, ne supportant sur elle que des races nobles et rudes. Il
inventait des lois qui faisaient du ramassage, de la raréfaction et de
l’élimination des déchets les suprêmes obligations civiques. Mais
il n’était pas question de salir l’air ou de polluer l’eau. Il inventait
des seringues atomiques géantes que des esclaves manœuvraient
pour injecter dans les profondeurs de la terre, jusqu au feu central,
tout ce que l’homme ne savait pas encore détruire lui-même par le
feu. La surface de la terre, en apparence, s’appauvrissait et deve¬
nait un désert de sable. Tant mieux. La population se raréfiait.
Tant mieux encore. Plus de charbon, ni de pétrole. C’est de la
matière pourrie. Le moins possible de fer. On se nourrissait par le
produit de distillations subtiles, exactement dosées. On tirait
l’énergie de la radio-activite des cristaux. Il ne fallait rien devoir à
la terre et tout au feu, à la lumière. Sur la terre réorganisée, on ne
trouvait plus d’arbres à feuilles caduques, rien qu’à feuilles persis¬
tantes, et même plus d’arbres du tout. Von Saas se posait des ques¬
tions sans fin sur les matériaux : existait-il une maladie du verre
comme de la pierre ou du fer? Il aimait le granit mais le granit aussi
est composite. Il préférait le quartz. A quelle profondeur faut-il
descendre pour trouver des mines de quartz? Peut-on le fabriquer
512 La Fosse de Babel
pas est son intention de faire tout sauter si je lui tends le moindre
piège. Et l’automatisme de cet homme est tel que le problème n’est
pas seulement de trouver un point où le toucher, mais encore de
choisir ce point sans déclencher en même temps la catastrophe...
Poliakhine ne broncha pas. Ce n’était pourtant ni par courage,
ni même par ménagement d’ambition qu’il minimisait toujours
les dangers qui le menaçaient. Mais les marxistes sont ainsi faits.
Puisqu’il n’est pour eux de conscience que collective, tous les
problèmes qui prennent un aspect individuel leur semblent mal
posés. Ce réflexe intellectuel amenait Poliakhine à trouver cohé¬
rentes les situations les plus forcées.
— Il n’est pas de catastrophe inefficace, répondit-il à Santafé.
Dans l’absolu peut-être, dit celui-ci. Mais je ne vis pas dans
l’absolu.
— En outre, vous ne connaissez pas le contexte politique russe,
reprit Poliakhine.
— Je ne demande pas mieux que de le connaître, dit Santafé.
Ils parlèrent longtemps. L’Espagnol ne fut pas convaincu.
— Résumons, dit-il. Vous voulez rester à l’Ambassade. Vous
attendez, en Russie, de grands changements dont votre départ
risquerait d’allumer trop tôt l’amorce. Soit. Mais justement je me
méfie de ces grands complots de bureau politique ou de comité
central où le rapport des forces ne joue que sur quelques hommes
prudents et par conséquent instables, ce qui le rend jusqu’au
dernier moment inévaluable... Vous me dites que vous avez
demandé à vos amis de Moscou de faire une enquête afin de blo¬
quer Pirenne. Permettez-moi de m’en étonner et de m’en inquié¬
ter. C’est une position défensive. Vous restez sur le terrain de vos
ennemis. Est-ce là tout ce que vous pouvez faire?
— Il faut laisser à nos amis de là-bas l’initiative de l’action
vraiment positive, répondit Poliakhine. Us sont mieux placés
que nous.
— Je n’en crois rien. C’est vous qui êtes aux avant-postes.
— D’ailleurs le délai fixé par Pirenne n’expire que dans un
mois...
Voilà le piège I s exclama Santafé, et sa voix se fit pressante...
Si vous m’en croyez, faites savoir à vos amis qu’il n’est pas pour
vous d’autre alternative que de les voir attaquer tout de suite ou
de partir. Et si vos amis du comité central sont si forts, en effet
tentez au moins sur eux une épreuve préliminaire. En quelques
mois, aux Etats-Unis, j’ai bâti l’armature d’un parti révolution-
La Fosse de Babel 515
naire sérieux. Demandez à vos amis de faire reconnaître et soute¬
nir ce parti, occultement bien sûr. Et si la majorité du comité
central s’y refuse, faites-la menacer de voir ce parti, au nom des
intérêts supérieurs de la révolution, se tourner activement contre
les agents russes.
Poliakhine hésita :
— Les menaces sont de trop.
— Oui et non, dit Santafé. Je ne crois pas aux partis moyens.
En politique, il faut proposer l’alliance ou la guerre.
Le jeune Russe réfléchissait toujours.
— En tout cas, déclenchez au moins des démarches, insista
Santafé.
Poliakhine hocha la tête.
— Je vais essayer, dit-il.
Dans sa conception collectiviste de l’action, ce pari aussi était
logique et contraignant.
Le regard que Santafé posait sur le jeune Russe s’alourdit.
— J’ai mon idée sur ce qu’il convient de faire avec von Saas
et Scotti, dit-il alors à Poliakhine. Mais j’ai besoin pour cela de
parler de ce Jansen à Julienne de Sixte, et je ne peux la voir que
demain. De toute façon, il faudra du temps et vous n’avez pas à
attendre... Si vos amis de Moscou se dérobent, conclut-il, et quoi
qu’il advienne ailleurs, ne restez pas à l’Ambassade une nuit de
plus...
La venue de Santafé me permit de calmer l’impatience de Jan¬
sen qui parlait déjà de se mettre directement en rapport avec
Greenson, dont l’arrivée à Paris, à l’occasion de la réception donnée
par Julienne, était elle aussi attendue.
— Avec beaucoup de difficulté, dis-je à Jansen, Julienne de
Sixte a pu rétablir le contact avec von Saas et une proposition
constructive ne devrait pas tarder à te parvenir. Il se peut que
von Saas te propose de te cacher dans'sa propre organisation. Seu¬
lement il te demandera à son tour des garanties contre Pirenne...
Jansen sourit de travers. Avant de partir pour la Chine, Pirenne
avait eu avec lui une longue conversation et lui avait réitéré ses
menaces. Et certes, les calculs que Pirenne avait exposés à Jansen
ne pouvaient échapper à von Saas. Il y avait trois possibilités, pas
une de plus :
_Avec la complicité au moins tacite de Jansen, Pirenne atti¬
rait Scotti dans un piège et le faisait enlever, et Scotti parlait.
Mais, outre que ce dernier paraissait bien gardé, les liaisons avec
516 La Fosse de Babel
moi aussi je ne désire pas m’y perdre? M’y perdre et m’y trouver,
quel que soit le prix?...
Ce fut à mon tour de me taire. Comment faire comprendre que
les vrais pouvoirs sont toujours donnés par surcroît? Le temps des
prédications est passé...
Dans les vastes salles, la foule était devenue encore plus dense,
et l’atmosphère se faisait suffocante. Tout le monde maintenant
parlait fort. On buvait beaucoup, les conversations étaient à
l’optimisme. Entre les banquiers et les théosophes, de grands
plans naissaient.
De loin j’aperçus Marie en compagnie de Julienne et de Fran¬
çoise. Près d’elle, Frieden parlait à Greenson. Je lui téléphonerai
demain, me dis-je. En moi, l’excitation due à la discussion faisait
place à une soudaine fatigue.
— J’ai rempli mes devoirs, dis-je à Laforêt. Je m’en vais.
Il avait suivi mon regard, hésita un moment, se décida :
— Je pars aussi...
Nous remontâmes ensemble vers l’Étoile. Laforêt, qui ne s’habil¬
lait jamais comme tout le monde, portait une grande cape de gros
drap, qui ressemblait à une pèlerine montagnarde. Pendant quel¬
ques instants, saisis par le froid, nous marchâmes en silence.
— Vous avez un esprit curieusement doué pour l’abstraction,
me dit-il enfin, voulant être aimable. Comment pouvez-vous être
sûr de ne pas perdre le contact avec la vie?
— Je vis, lui dis-je.
Un sourire aigu plissa son visage.
— En fait de contact, dit-il, je reviens demain chez Julienne
de Sixte. On ne réussit pas si facilement à me décrocher...
Nous nous séparâmes, je redescendis à pied les Champs-Elysées.
Par bouffées, une fumée âcre et mouillée de brume m’apportait
l’agréable odeur des marrons grillés. C’était une odeur franche et
forte qui évoquait les villages perdus, les forêts humides, les
cabanes de bûcherons sous la pluie. Curieusement, la pensée de
Marie s’associa à ces images banales, enjobvées par la distance et
le souvenir, et qu’estompait un bonheur tranquille. Bonheur
banal, certes, lui aussi, comme tout ce qui naît et renaît au fil
des jours, au gré du temps. Mais joliment offerte, elle aussi, et
accordée à cette vie sans surprise, je n’aimais rien tant que la
banalité de Marie.
La Fosse de Babel 529
sit. Il faut que chacun reste seul, se dit-elle. Et dès ce moment tout
se fit jeu de feintes.
Sciemment, elle fit semblant d’hésiter à comprendre tout en
marquant qu’elle avait compris.
— Vous ne pouvez pas aller jusque-là, dit-elle d’une voix très
distincte, mais qui lui parut anormalement basse.
— J’irai jusqu’où von Saas et Scotti me conduiront, dit alors
Santafé sans la moindre brusquerie, et en se levant pesamment,
et cette tranquillité était peut-être en effet, au même moment, ce
qui pouvait le mieux aider Julienne en feignant de l’égarer.
Lui aussi était seul ou feignait de vouloir l’être.
Il fit quelques pas par la pièce, puis s’arrêta et se mit à parler
avec autorité.
— Ce que je vous demande est limité, fit-il. Notez-le bien. Vous
voyez Jansen. Vous lui faites des promesses. Vous lui parlez d’un
homme de confiance à vous, hostile à von Saas, et susceptible de
l’aider, lui, Jansen, pour éclairer Scotti et manœuvrer Pirenne.
Vous lui demandez, pour amorcer sa liaison avec cet homme, de
vous donner sa première adresse aux U. S. A., ainsi qu’un mot
de reconnaissance, et cet homme dès lors l’appellera à heure fixe,
tous les jours, et même, s’il le faut, plusieurs fois par jour, pour se
concerter avec lui. C’est tout. Le reste me regarde. J’agirai sur
Jansen.
Elle hésita encore :
— Et si Jansen vous trahit?
Il fut brutal.
— Je m’en moque, dit-il.
Et il ajouta :
— La solution sera plus rude, mais il y aura quand même une
solution.
Le silence se prolongea quelques instants. Julienne semblait
réfléchir. Santafé, le dos tourné, examinait, l’un après l’autre, les
tableaux de prix qui, depuis quelques mois, faisaient de cet appar¬
tement de l’ile Saint-Louis un vrai musée.
Julienne se redressa.
— Avez-vous déjà soumis ces idées à quelqu’un? demanda-t-elle.
Santafé sourit au mot idées.
— Non, fit-il... Mais, ajouta-t-il, en cette affaire, je n’ai pas de
secrets pour Poliakhine ou pour Dupastre.
Julienne resta perplexe. Santafé s’approcha d’elle. Elle le regar¬
dait sans rien dire.
534 La Fosse de Babel
— Je repars après-demain, lui dit-il simplement.
Là-dessus, sans attendre de réponse, il lui serra l’épaule d’un
geste affectueux et sortit.
temps des T’sin. Mais dans un siècle plus pressé et mieux rempli,
c’est le retour des Han qui nous intéresse, étendu à l’empire du
monde, et pas pour deux mille ans, pour vingt mille 1... Les guer¬
riers, cette fois encore, ne dureront pas toujours 1 »
Il disait encore :
— Seuls les Chinois sont à l’échelle. Il suffît de considérer leurs
révolutions et leurs guerres. De 1851 à 1884, en treize ans, la révolte
des Taipings a fait trente millions de morts. Presque à la même
époque, de 1860 à 1870, les révoltes des musulmans du nord-ouest,
trente millions aussi. Plus récemment, la domination du Kuo-Min-
Tang, en vingt ans, cinquante millions. Dans la logique de ces
chiffres et de ceux qui suivront, nos deux guerres mondiales, dans
cent ans, ne présenteront pas plus d’importance que les querelles
des tribus de l’Amazonie.
Et il ajoutait ce que j’eusse pu ajouter moi-même, sauf que
nous n’eussions pas opposé à nos paroles, sûrement, la même qualité
de ce silence intérieur qui seul porte jugement sur elles :
— Imaginez les prêtres qui assisteront aux derniers conflits et qui,
pour la première fois peut-être dans l’histoire du monde seront à la
fois au milieu et en dehors! Ils seront la conscience pure du destin!
Ils revinrent à Pékin. Drameille comptait sur la discussion des
rapports de Domenech pour tirer quelques fils, qu’il nouerait
plus tard. Les prêtres poursuivis demandaient un statut, une charte.
Domenech eût pu en rédiger le projet, mais c’eût été, depuis
deux ans, le septième. Il préféra s’en tenir aux faits, discuter les
accusations, réclamer des libérations, des rapatriements. Dra¬
meille ne trouva pas ces conclusions suffisamment politiques.
«Je désire rentrer en Europe », lui déclara alors Domenech. « Libre
à vous, lui répondit Drameille. Moi je reste. » Cependant, le jour
même de leur retour, une grave affaire de menées subversives
fut découverte dans le Chen-si, cette province du nord-ouest qui
avait été le berceau de la révolution communiste. L’heure n’était
pas à la modération. Domenech obtint de partir pour le Chen-si,
et Drameille resta seul à Pékin.
d’en haut par quelqu’un qu’il appelle Dieu, ne peut pas être dieu
lui-même... Je me pose quand même une question. Il y a, dans ce
même livre, une autre phrase : Sans vision, le peuple périt. Ici je
suis profondément d’accord. Vous aussi. Il n’est pas de grand peuple
sans grande vision. Mais vision de quoi? Vision du peuple lui-
même par lui-même? Ou bien vision extérieure au peuple? Imma¬
nence ou transcendance? C’est un vieux problème que l’ancienne
société laissait sans solution, car il n’y avait pas d’unité du peuple,
mais qui fait sûrement partie, dans la nouvelle, de ces
contradictions non antagonistes que la simple évolution résout.
Cependant je demande une précision. Jamais jusqu’ici une grande
civilisation ne s’est contentée de savants et de héros, il lui a
fallu des dieux et par conséquent des prêtres. Votre civilisa¬
tion sera-t-elle finalement une civilisation sans prêtres et sans
dieux?
Cette question paraissait abrupte, mais Lyng l’attendait.
— Comment pourrait-il en être autrement? dit-il. Dans une
société donnée, la notion de Dieu ne résulte pas d’autre chose que
de l’incapacité de cette société à se saisir et se suffire en tant que
telle. Vous autres, Occidentaux, vous finissez par adorer vos
divisions et vos manques. Vous ouvrez partout des abîmes. Vos
philosophes divinisent la logique, vos lettrés la littérature, vos
techniciens la technique, vos colons la race blanche, vos banquiers
l’argent, sans oublier vos drogués et vos poètes, qui divinisent
l’opium. Autant de divisions, autant de dieux. Et autant d’éva¬
sions. Pour vous sortir de cette incohérence et légitimer quand
même votre besoin de suprématie sur le reste du monde, qui est
la seule chose qui vous unit, il vous faut bien inventer en plus le
Dieu unique...
Drameille souriait.
— Me voici très inquiet, dit-il. Je ne suis rien de ce que vous
dites. Ni philosophe, ni banquier, ni littérateur, ni poète...
— Ni drogué, dit Lyng en souriant aussi.
— Admettons que je suis l’Occidental avancé, c’est-à-dire le
séparé à l’état pur, le séparé de tout, dit Drameille.
— Vous l’êtes sûrement, dit Lyng. Seulement expliquez-moi
pourquoi il y a tant d’Occidentaux avancés. Pris individuellement,
tous les Occidentaux que je vois commencent par se désolidariser
de l’Occident et tiennent, c’est constant, à se définir par toute
une série de je ne suis pas...
Drameille sourit encore :
550 La Fosse de Babel
portionné et toujours sans fin, bien que mille fois répété ou bien
s’enfonçait-elle, au contraire, cette humanité finissante, dans cette
terre morne, où sa fatigue et ses rêves se mêlaient? Domenech
pensa : c’est ici la terre de la dissolution, non de la naissance.
Pis encore : de la dissolution, non de l’achèvement. Sans doute
était-il injuste. Personne ne peut répondre aux problèmes des
autres. Seul son problème personnel comptait. Il parlait pourtant
à ces insectes aux âmes imprécises, il leur disait les mots de leur
emploi, de leur espoir. Curieuse énigme que celle du corps, quand il
se met à parler seul et se dédouble de l’âme... Au retour, le commis¬
saire s’était réchauffé et complimentait Domenech. Il voulut même
le remercier par une nouvelle halte. Un vaste champ désherbé
par le piétinement des foules s’ouvrait entre le fleuve et la route,
près de la ville. Tout à l’extrémité, signalée par de nouvelles
oriflammes, une longue table faite de planches clouées sur des
pieux et munie d’un banc était disposée. C’était le tribunal du
peuple. A dix pas devant, entre la table et le champ, une étroite
bande d’herbe intacte marquait l’emplacement des accusés, des
condamnés, que sans doute l’on exécutait là sur l’heure, pour
l’exemple. Domenech n’avait pas fait la guerre et n’avait jamais
approché de tueurs, mais peut-être sa faculté d’effroi était-elle
émoussée. Dans la jeep, il posait sur ce commissaire aux joues
flasques, redevenu impassible, des yeux vaguement étonnés.
Dans les jours qui suivirent, Domenech put vérifier à quel point
les automatismes de la vie s’emparent vite de chaque être, selon sa
condition et ses instincts. Il vit le Père Deslandes, qui supportait
tout, acceptait tout, au nom d’une fidélité qui paraissait tout
extérieure et voisine de l’entêtement, mais infinie. Tout, dans cet
homme simple, était commandé par l’émotion, le sentiment, le
besoin de respect, d’imitation. Il imitait le Christ. Mais, justement,
y avait-il de l’émotion dans le Christ? Domenech se rappelait une
parole de d’Aquila : le véritable amour est immobilité du cœur.
Il revit aussi le commissaire. Celui-ci aussi était conforme à son
type et prisonnier d’une âme collective. Cet homme, dans sa
jeunesse qui n’est pas si lointaine, se disait Domenech, a dû
prononcer souvent le mot de fraternité et s’en exalter. Souvent il a
dû appeler les victimes à s’unir. Maintenant il est du côté des
bourreaux. C’est la loi. Et si je le lui reproche, il va me répondre
que mon Église a fait de même. Porteuse d’un message d’amour
qu’elle a traîné dans le sang, elle n’a jamais cessé d’excuser l’action
de ses tortionnaires par le sacrifice de ses martyrs. Voilà pourquoi
562 La Fosse de Babel
les prêtres cathares, dans les nuits glacées. Leur corps vivait sans
eux, s’en allait sans eux. C’était cela, remplir la mort...
De longues heures passèrent, coupées d’escales, et Domenech
en était toujours à ce point et s’y bornait, lorsque l’avion atteignit
l’Iran, qui fut justement le berceau des hérésies cathares. Drameille
se réveilla.
— Voyez, dit-il à Domenech, vous retournez à vos origines...
Il lui était venu quelques idées sur Domenech, et aussi sur
von Saas, sur Pirenne. Ce dernier était bien l’homme des masses,
celui de la matière pure, qui veut toujours remplir, alléger, purifier
la matière par la matière même, celui que la tradition nomme
Satan. Mais dès lors, se demandait Drameille, comment Pirenne
me voit-il? C’est un fait que Lucifer comprend Satan, mais que
Satan ne le comprend pas. Tel est le privilège de l’esprit et, à la
fois, sa malédiction et sa jouissance. Où est Lucifer pour Pirenne?
Il n’a que l’embarras du choix. En von Saas d’abord, qui détruit
et vide devant lui toute matière. Mais en Domenech aussi, qui
maudit la matière sans parvenir à la vaincre, comme un Cathare
impuissant. C’est ainsi. Pirenne croit que von Saas et Domenech
sont mes aides, alors qu’ils ne sont que des anti-Satan. Moi qui
n’ai pas d’ennemis, j’en fournis à tout le monde, et surtout à
Satan lui-même.
Il posa sur Domenech des yeux pleins d’amitié. C’était sans
préméditation qu’il venait de parler des Cathares, mais déjà tout
un enchaînement astucieux d’idées se formait en lui.
— Plus on y pense, dit-il, et plus on trouve d’analogies entre la
période actuelle et celle de la guerre contre les Albigeois, en inter¬
vertissant, il est vrai, le rôle de Rome. C’est Moscou aujourd’hui
et Pékin qui se substituent à la Rome médiévale en tant que forces
cléricales, autoritaires et dogmatiques assumant la responsabilité
de l’ordre social, en face d’une Nouvelle Rome, la nôtre, qui succède
à Albi pour affirmer les droits inconditionnels de l’esprit... On n’en
finirait pas de dénombrer les ressemblances entre la Rome du
xine siècle et le Moscou ou le Pékin d’aujourd’hui, de même
qu’entre le Languedoc de l’époque, qu’on nommait d’ailleurs
l’Occitanie, et notre actuel Occident...
— C’est possible, dit Domenech, fort sombre.
Mais le sujet était riche et Drameille savait maintenant où il
menait.
— La place qu’Albi occupait au sein du Languedoc, conti¬
nua-t-il, est la même que celle de la Nouvelle Rome dans cet
La Fosse de Babel 573
chait à von Saas deux choses : d’avoir fait des sabotages une fin
en soi, d’y employer un homme aussi fragile et vulnérable que
Scotti. Et, sur ce dernier, sa conclusion non plus ne variait pas.
Il fallait se débarrasser de Scotti.
Drameille connaissait assez von Saas pour ne pas s’attendre à
un éclat immédiat de celui-ci, et, en effet, lorsque Santafé se tut,
von Saas laissa passer quelques instants sans même lever la tête.
Heureusement, ils sont séparés par la table, pensa Drameille.
Von Saas semblait réfléchir, mais sans hâte. Il leva enfin les yeux.
— A vous, von Saas, lui dit Drameille.
— A moi, dit von Saas.
Il avait ramené sur son visage le masque de l’ennui.
— Je n’ai pas, en ce qui me concerne, d’hypothèses à vous
proposer, ni de calculs, dit-il à Drameille. Demandez seulement
à votre voisin comment et dans quel but il s’est procuré l’adresse
de Jansen quand ce dernier se trouvait à Pittsburgh...
Santafé tressaillit. Ses mains, posées à plat sur la table, s’étaient
crispées.
— Apparemment parce que Jansen me l’a donnée lui-même,
répondit-il sans regarder von Saas.
— Rappelez vos tueurs, dit von Saas. Jansen n’est plus à
Pittsburgh. C’est raté... Vous pouvez aussi avertir Julienne de Sixte.
Mais Santafé s’était déjà repris.
— Je ne vous ai jamais caché mes intentions, dit-il, non sans
hauteur. Vous n’en avez jamais fait qu’à votre guise. Pourquoi
désormais n’en ferais-je pas autant? C’est un problème vital pour
l’organisation. Mais celle-ci existe-t-elle encore?
En disant ces derniers mots, il s’était tourné vers Drameille.
— C’est à vous de répondre, dit-il à ce dernier... Au sujet de
Jansen et de Scotti, qui doit décider?
— Personne, dit Drameille. Et en tout cas pas moi. Votre
organisation repose sur ce postulat qu’un accord doit s’établir
spontanément, dans tous les cas, entre von Saas et vous. Si ce
postulat tombe, je présume que chacun de vous, sur le point en
litige, reprend sa liberté. Le plus fort gagne. Il n’y a plus, sur ce
point, d’organisation.
— Sur ce point et sur tous les autres, dit Santafé.
— A votre guise, dit Drameille.
Au même moment, il s’interrogeait : devait-il être déçu que
la première partie du plan de Santafé eût raté? Ce n’était, pensait-
il, que la première partie.
La Fosse de Babel 589
les doigts écartés, d’un geste mou, presque timide, comme s’il
réclamait un peu d’attention alors qu’il n’esquissait qu’un vague
salut. Il recula encore, son épaule heurta le mur, puis le trou noir
de la porte l’escamota très vite.
Au-dessus de la table, la lampe à contrepoids se mit à osciller
doucement dans le courant d’air de la porte restée ouverte.
— Eh bien, tout est réglé maintenant, murmura Poliakhine.
Il n’était pas d’homme plus apte à trouver son chemin parmi
les ruines et à s’y installer un de ces refuges qu’on croit précaires
et qui durent des vies. Von Saas était resté penché en avant, ses
longues mains jointes sur la table. Les paroles de Poliakhine
semblèrent le tirer d’un rêve. Il regarda sa montre et sursauta :
— Onze heures déjà, fit-il en se levant brusquement. Veuillez
m’excuser.
Il passait déjà son pardessus :
—•' J’ai un coup de téléphone urgent à donner à New York
et je ne veux pas le donner d’ici...
Drameille hésita, faillit poser une question, mais se tut. Von
Saas sortit.
Une pluie fine mais soutenue brouillait les longues lignes droites
du Northern Boulevard qui, à travers Queens, conduisait Scotti
et son aide à Great Neck, dans la grande banlieue de New York.
Sur la gauche, un court moment, le trou noir de l’East River s’ou¬
vrit, creusé par les lointaines lueurs du Bronx, puis à nouveau la
banlieue monotone se referma. Ce furent ensuite Little Neck Bay
et l’échappée à peine entrevue sur le Sound, puis les longues
avenues désertes et plantées d’arbres de Great Neck. Il était
un peu moins de minuit et tout dormait. Légèrement en retrait
de Beverly Road, dont elle était séparée par une pelouse plantée
de massifs taillés, l’habitation de Santafé était distante d’une
trentaine de mètres, de chaque côté, des habitations voisines sur
lesquelles elle s’alignait, et ne comptait qu’un rez-de-cnausséo
à toit débordant. Le compagnon de Jansen descendit, se glissa
derrière les massifs, alla reconnaître les lieux, ouvrit le garage.
Us ne repartirent que deux heures plus tard. Il pleuvait toujours.
594 La Fosse de Babel
et que, pour Jansen comme pour lui, il n’y avait plus nulle part
de neutralité possible. Mais cette action-là était à peine engagée
et se suffisait encore à elle-même. Il n’allait pas déjà mettre
dessous de la pensée.
Dès ce moment, tout s’enchaîna avec facilité. Jansen était dans
sa chambre. Oui, il pouvait être à New York à 5 heures. Mais
où? Dans un autre hôtel de Lexington Avenue, décida Scotti,
au Commodore. Les consignes voulaient qu’on changeât d’hôtel
chaque fois. Au coin de Lexington Avenue et de la 42e Rue, juste
à côté de la gare de Grand Central, le Commodore est un grand
hôtel à plusieurs entrées, et Scotti avait son idée, son idée prati¬
que. Du moment qu’il ne fallait plus débattre, qu’il ne fallait plus
choisir, la fièvre de Scotti abondait en idées.
A 5 heures, lorsque von Saas appela, le mal à la tête de Scotti
s’était un peu calmé. Ici, d’ailleurs, l’habitude commandait : il
suffisait de répondre par oui ou par non aux questions de von Saas.
Sans dire un seul nom en clair, on ne parla que de l’expédition de
Great Neck. Puis, von Saas enchaîna. Il était tout à sa revanche
contre Santafé et ne perdit pas son temps en félicitations.
— Il doit y avoir là, dit-il d’une voix brève, un fichier, des
dossiers, des listes manuscrites. Est-ce exact?
— Oui, dit Scotti.
— Parlons de ces listes.
— Je les ai sous les yeux.
— Si ce n’est déjà fait, dénombrez les feuilles ainsi que les
noms.
— Cinquante feuilles, dit Scotti, réparties en plusieurs liasses.
Et en tout quatre cent cinquante-trois noms.
— Il est difficile de les emporter, dit von Saas. Copiez ces
listes puis brûlez les originaux tout de suite après. Rangez avec
soin le reste et rentrez au siège {le siège cela voulait dire Chicago,
le lieu de travail de Scotti).
Sans attendre la réponse, von Saas ajouta :
— Comment va votre camarade?
— Bien, dit Scotti.
— Faites-le patienter. Je reviens dans deux jours. Et vous?
— Assez mal, dit Scotti.
— Rentrez au siège et allez donc voir un docteur, répondit
von Saas de sa voix de commandement. Il était prêt à raccrocher,
car il n’aimait pas prolonger les coups de téléphone.
Scotti s’irrita un peu de ce congé trop rapide. Cette décision de
La Fosse de Babel 597
brûler les papiers de Poliakhine était trop brutale, il eût voulu
quelques explications. D’ailleurs, il n’aimait pas qu’on s’inquiétât
de sa santé.
— Donnez-moi des nouvelles de notre amie, dit-il très vite, le
cœur battant.
— Notre amie? fit von Saas.
— Notre amie du quai de Bourbon.
— Je ne la verrai sûrement pas, dit von Saas. Sur elle j’ai
maintenant des certitudes.
— Justement, dit Scotti, que la sécheresse de von Saas boule¬
versait et livrait à toutes les impulsions. Laissez-moi venir à Paris
pour éclaircir tout cela.
— C’est bien inutile, dit von Saas, plus surpris qu’irrité, mais
l’habitude de respecter les consignes fut la plus forte, le téléphone
devenait dangereux. Rentrez au siège, dit-il pour la troisième fois,
je vous y appellerai demain à l’heure habituelle, et il raccrocha.
Une brusque colère souleva Scotti. Il ferma à clef les deux valises
contenant les documents de Santafé mais garda dans sa serviette les
enveloppes de Poliakhine. Puis, emportant le tout, il fit enfermer
sa serviette dans le coffre de l’hôtel et alla déposer les deux valises
à la consigne de Grand Central. De là, longeant les bâtiments de la
gare et violant à nouveau toutes les règles de sécurité enseignées
par von Saas — mais il était soutenu par le sentiment tout neuf
d’une liberté brouillonne — il entra à l’hôtel Commodore et monta
directement à la chambre qu’il avait retenue pour Jansen. Celui-ci,
qui venait d’arriver, n’en crut pas ses yeux. Il s’attendait aux pré¬
cautions d’usage. Mais Scotti tira de sa fièvre, avec effort, un
sourire de juvénile fierté : a J’ai un permis de port d’armes », dit-il
en entrouvrant son veston. Il amena Jansen à son hôtel et lui
montra les enveloppes. La délibération des deux jeunes gens fut
courte. En fait, Jansen fut le seul à parler. Avec Scotti, pour être
persuasif, il suffisait d’être pressant : Jansen le fut. Le dernier qui
parlait avait raison.
— Combien d’hommes de von Saas figurent sur ces listes?
demanda Jansen.
— Quatre ou cinq, répondit Scotti.
— Barre leurs noms.
Ainsi fut fait. Pour le surplus qu’importait Poliakhine? Sortant
ensemble, les deux jeunes gens allèrent enfermer le revolver de
Scotti dans l’une des valises de Grand Central puis retinrent deux
places pour le soir même dans l’avion de Paris.
XX
réserver leurs chances de les faire passer eux aussi au-delà des
valeurs...
— J’ai horreur des sauveteurs de métier, fit-il. Au lieu de pré¬
venir le danger, ils l’attendent, et même ils l’appellent... Rentre
dans ta montagne et occupe-toi de ton propre corps.
— Le monde est probablement un corps unique.
Il me regarda à nouveau :
— C’est à Poliakhine qu’il faut dire cela, pas à moi.
— A Poliakhine et à toi...
— Grosse erreur, fit-il. Le monde est un seul corps, en effet. Mais
je me sens sûrement beaucoup plus près de Poliakhine qu’il ne se
sent près de moi...
— Quitte à le tuer quand même, si tu pouvais.
— Pourquoi non? fit-il. Un moindre mal pour tous. Je le
tuerais sans hésitation, mais aussi sans haine.
— Tu le dis.
— J’en suis sûr.
— La dernière ruse du diable est de se faire croire impersonnel,
lui répondis-je.
— Je ne tiens pas à le faire croire, dit-il, je tiens à l’être, et je le
suis...
Sa voix était ferme sans être tranchante, assurée sans être dure.
Elle exprimait une conviction sincère et réfléchie.
— Rappelle-toi ce que disait le Père Carranza, continua-t-il :
le premier qui tuera sans haine, sans haine pour sa victime et
sans haine pour lui-même, celui-là sera Dieu. Celui-là seul sera Dieu.
— Ce n’était pas pour rendre le meurtre plus proche et plus
facile que le Père disait cela, mais plus lointain et plus difficile.
— Difficile, pas impossible.
— Impossible aussi. Qui est sans haine pour soi-même?
— Moi, dit-il.
— Il faudrait n’avoir pas de corps... C’est parce que Dieu n’a
pas de corps qu’en lui le meurtre perd son sens. En Dieu, tout est
meurtre et rien ne l’est. En Dieu, il n’y a pas de mort.
Il me regardait avec une sorte de curiosité froide, dépourvue
d’hostilité comme d’amitié.
— Au fond, tu renies le Père, fit-il. Et même tu te renies. Car
toi aussi tu as tué.
J’attendais ce rappel.
— Etait-ce vraiment moi? demandai-je... Tu étais là. Il m’est
souvent arrivé de t’attribuer ce meurtre, comme si tu avais conduit
604 La Fosse de Babel
sans lui donner le tien. C’est la solution inverse qui est inaccep¬
table. Car lui a tout intérêt à garder son dossier en prenant le tien
Il ne peut pas te demander d’aller chez lui.
— Tout cela est vrai, dit Jansen, perplexe. Mais tu oublies que
Pirenne veut voir Scotti et le faire parler. Il trouvera toujours que
Scotti n’en dit pas assez. Il viendra peut-être rue Scheffer, mais
sans son dossier...
Ce fut à ce moment que Domenech arriva et, devant lui, les
deux hommes se turent. Cependant, le jeune prêtre hésitait à
exposer l’objet de sa mission devant le milicien.
— Je n’ai pas de secrets pour mon ami, dit Jansen.
Domenech parla. Le milicien lui opposa tout de suite un front
rembruni.
— Tu feras ce que tu voudras, dit-il à Jansen lorsque Dome¬
nech eut terminé. Peu m’importe, si Pirenne l’ignore, que tu
divises les papiers. Mais, avec Scotti, c’est toujours la même
chose. Je constate que quatre ou cinq personnes, dont Drameille,
connaissent, depuis une heure, ta présence ici. Je place encore
moins de confiance en Drameille qu’en Pirenne. Paie ta note et
partons...
Cependant, en apportant la nouvelle du grave malaise de Scotti,
Domenech simplifiait en quelque sorte le problème posé à Jansen
par Pirenne, car il était maintenant exclu que ce dernier pût
réclamer de rencontrer Scotti avant longtemps, à supposer qu’il
le pût jamais. Jansen monta dans sa chambre pour faire ses bagages
et fit de même ceux de Scotti, non sans penser, mais un peu tard,
au récépissé de la consigne de Grand Central que Scotti avait sur
lui. Dans la salle des coffres de la banque, le matin même, il ne
s’était pas rappelé du tout ce papier. Il eût beau s’en vouloir, le
mal était fait : « J’irai le prendre ce soir à la clinique, dans le
portefeuille de Scotti, quand le reste sera réglé », pensa-t-il. Il
préféra n’en point parler.
Dix minutes plus tard, les trois hommes se retrouvèrent à quel¬
que distance de là, dans un café. Jansen hésitait : « Que lui étaient
les amis de Poliakhine? » Mais quelques paroles qui échappèrent à
Domenech, un jugement plutôt amer sur Drameille, ouvrirent les
portes de la confiance. Pour Domenech, qui était comme lui un
homme d’opposition et de minorité, Jansen éprouva presque tout
de suite cette sympathie de pur instinct qui fait nouer aux révolu¬
tionnaires de droite des liens affectifs si solides mais de portée
politique si faible. A la fois ardent et désabusé, Domenech fut
La Fosse de Babel 621
éloquent. Jansen se reconnut en Domenech. Sans plus attendre,
il se déclara d’accord pour rencontrer Poliakhine, mais tout de
suite, car il fallait compter avec le rendez-vous restant à fixer par
Pirenne.
On convint du lieu : un café de la porte Maillot.
— Disons dans une heure et demie au plus tard, trancha Jansen.
Le temps d’aller chercher ces textes. Que Poliakhine se fasse
accompagner par vous, s’il le désire, mais par personne d’autre.
Moi aussi je connais Drameille et je prendrai mes précautions...
C’est une condition absolue.
Le milicien n’avait rien dit, et Domenech, pour le dégeler,
crut bon de rapporter que Drameille offrait de l’argent. Jansen
sourit avec mépris.
— Je fais cela pour vous, dit-il à Domenech. Je n’ai pas besoin
d’argent. Surtout de celui de Drameille.
Il était moins coriace qu’il ne le croyait : il aimait les gestes
gratuits.
Domenech revint quai de Bourbon tandis que Jansen et le mili¬
cien téléphonaient à Pirenne.
Drameille prit un air satisfait et regarda sa montre :
— Porte Maillot à 3 h. 15, eh bien, vous y serez, dit-il à
Poliakhine.
Le retour de Marie, qui rentrait de la clinique, fit diversion un
court moment. On lui expliqua l’absence de von Saas. Elle l’accepta
sans surprise. De son côté, elle ne parut pas désireuse de s’étendre
sur ce qu’avait pu lui dire Scotti qui, d’ailleurs, venait de retomber
dans le coma.
Cependant le temps pressait. J’intervins :
— Je connais les méthodes de Jansen. Le rendez-vous de la
porte Maillot ne sera sans doute qu’un relais. Il n’y viendra pas
directement.
— Alors il y enverra le milicien, dit Drameille.
— Je n’aime pas cet homme, dit Domenech.
— Eh bien, repris-je en m’adressant à Poliakhine, à aucun prix
il ne vous faut accepter d’autre rendez-vous que dans un lieu
public...
Domenech et Poliakhine se préparaient déjà à partir, mais
Marie, qui était restée jusque-là immobile et tendue et semblait
surtout soucieuse d’affecter d’ignorer Julienne, se mit brusquement
à parler :
— Il n’y a aucune raison pour que vous preniez des risques
622 La Fosse de Babel
nous fûmes arrivés, elle ouvrit son sac et en tira un papier imprimé.
C’était le récépissé de Grand Central que Scotti, dans ses derniers
instants de lucidité, lui avait remis. Elle était décidée à le porter
le soir même à l’Ambassade américaine, qui le transmettrait à
la police de New York. Il était clair que rien ne la ferait revenir
sur cette décision.
A 3 h. 10, Domenech et Poliakhine arrivèrent à leur tour
et garèrent leur scooter perpendiculairement au trottoir, juste en
face de nous, entre deux voitures, et vinrent s’asseoir, comme
convenu, dans un coin bien dégagé, au bas de l’escalier condui¬
sant à l’étage.
L’heure du rendez-vous était à peine dépassée d’une ou deux
minutes lorsqu’une traction noire s’arrêta en double fde presque
à la hauteur du scooter, l’avant tourné vers l’Étoile, et nous vîmes
le milicien en descendre aussi vite que le lui permettait sa corpu¬
lence massive. Laissant la portière droite ouverte, il traversa le
trottoir en courant et fit tout de suite signe aux deux hommes :
« Venez, je suis en double file », leur dit-il avec animation, avant
même d’arriver à leur table. En même temps, s’emparant du bul¬
letin de caisse, il jeta un billet de cinq cents francs sur la table,
puis répéta : « Venez I »
Poliakhine et Domenech s’étaient levés et le suivirent sur le
trottoir d’une façon presque machinale. Leur groupe s’arrêta
deux ou trois secondes, pas plus, à mi-distance de la voiture,
tandis que le milicien continuait à parler avec une sorte de convic¬
tion pressante, puis nous vîmes Domenech esquisser le geste de
retenir Poliakhine. Mais celui-ci entrait déjà dans la voiture, dont
le moteur tournait, et le milicien repoussait Domenech. Quand nous
rejoignîmes ce dernier sur le trottoir, la traction avait déjà par¬
couru une vingtaine de mètres et se perdait dans le flot qui mon¬
tait vers l’Étoile.
— Il n’a pas voulu me prendre! me cria Domenech. Suivons-
les!
Déjà il enfourchait son scooter.
— Je crois deviner où ils vont, criai-je à mon tour à Marie eD
sautant derrière Domenech... Rentrez à l’ile Saint-Louis.
Le scooter de Domenech était usagé et ne pouvait sûrement
pas rejoindre la voiture du milicien avant l’Étoile. Mais il y avait
une autre chance à courir.
— Tournez tout de suite à droite rue Duret, dis-je à Domenech
et foncez!
624 La Fosse de'Babel
Par l’avenue Raymond-Poincaré, c’était le plus court chemin
pour se rendre rue Scheffer, car j’imaginais que le milicien ne
passait par l’Étoile que pour mieux nous dérouter. Par la rue Duret,
il se fût dénoncé.
Domenech poussa tant qu’il put. Mon calcul était juste. Quand
nous débouchâmes sur la place du Trocadéro, la traction, sortant
de l’avenue Kléber, passait devant nous. Le milicien allait très
vite et ne nous vit pas.
Il lui restait moins de trois cents mètres à faire et nous ne pûmes
que le suivre d’assez loin, mais à son tour il dut chercher une
place pour se garer, à quelque cinquante mètres de chez Jansen,
et, nous dissimulant derrière les voitures, nous pûmes entrer dans
le hall de l’immeuble sans qu’il nous vît.
— Nous ne laisserons pas monter Poliakhine si nous ne montons
pas aussi, lui dis-je quand il parut.
Il eut un sursaut et jeta un regard vers l’interphone, comme
s’il en attendait un secours. Mais, malgré son air d’ennui, c’était
un homme aux décisions promptes. Il tira de sa poche la clef de
la porte intérieure et nous ouvrit. « Entrez », fit-U.
En haut, il sonna deux fois. Au bout d’un moment, la porte
fut déverrouillée, mais ce fut le portier aux cheveux roux de la
SOPEIG qui nous accueillit. « Tu nous amènes beaucoup de monde »,
fît-il au milicien. Il avait un revolver à la main. Le milicien nous
fit ôter nos pardessus et vérifia que nous n’étions pas armés.
« Venez », dit le portier.
Le milicien nous ouvrit la porte du studio où Pirenne, quittant
le divan sur lequel il était assis, vint à notre rencontre. « Ce n’est
pas très fort », dit-il au milicien en nous désignant, Domenech et
moi. Le milicien bougonna une excuse. Jansen se trouvait assis
à son bureau, le visage blême. Il était prisonnier comme nous.
Pirenne avança un fauteuil pour Poliakhine, qu’il fit asseoir
légèrement de biais, en face de Jansen. Puis, restant debout
devant Domenech et moi, il nous laissa le divan qu’il venait de
quitter : « Vous n’êtes pas les bienvenus, nous dit-il, mais tant
pis. Voici votre place et n’en bougez pas... »
Lorsque Jansen et le milicien, quittant Domenech, au début
de l’après-midi, avaient téléphoné à Pirenne, ce dernier avait
accepté tout de suite de rencontrer Jansen rue Scheffer à 6 heures,
et même d’y venir seul, puis avait raccroché. La brièveté de cette
conversation et la facilité de l’acceptation de Pirenne eussent dû
inquiéter Jansen, mais il voulut y reconnaître les effets de l’habituel
La Fosse de Babel 625
Déjà il se levait. Mais, plus prompt que lui, Pirenne qui se trou¬
vait au milieu de la pièce, à deux pas de Poliakhine, avait sorti
un revolver de sa poche intérieure et le pointait sur Jansen. Celui-
ci se rassit.
Un moment de silence suivit. Près de moi, Domenech retenait
son souffle.
— Nous admettrons, dit alors Pirenne en s’adressant encore à
Poliakhine, nous admettrons que celui-ci, qui a l’habitude de
trahir tout le monde (de son revolver toujours pointé il désigna
Jansen), vous faisait chanter. Mais votre honnêteté communiste
a repris le dessus. Vous le tuez et vous vous suicidez ensuite.
C’est tout...
En disant ces derniers mots, le bras toujours levé, il s’était
rapproché de Poliakhine puis, sans que rien annonçât son geste,
il tira presque à bout portant sur Jansen.
Le revolver était muni d’un silencieux, mais, de toute façon,
j’aurais sans doute à peine entendu la détonation, car, au même
moment, Domenech bondissait sur Pirenne tout en me poussant
vers le portier qui, des deux gardes, était le plus proche de moi.
Mais, à deux contre trois, car Poliakhine ne bougea pas, l’échauf-
fourée fut brève. Je pus saisir le poignet du portier et le tordre,
jusqu’à lui faire lâcher son arme, mais son poing gauche levé comme
un marteau m’assomma. Quant à Domenech, il eut juste le temps de
bousculer Pirenne. Le milicien déjà était là et l’abattait d’un coup
de crosse.
Jansen, atteint en plein cœur, était retombé en arrière, dans
son fauteuil. Pirenne remit le revolver dans sa poche.
— A vous, dit-il à Poliakhine, en désignant la petite boîte en
fer-blanc, sur la table.
A nouveau assis sur le divan, je respirais avec peine. La tempe
de Domenech saignait.
Poliakhine ne réagit toujours pas. Il regardait la boîte ou plutôt
la fixait sans la voir. Pour Poliakhine, tout paraissait, autour de
lui, s’être désagrégé. Il ne disait rien, ne voyait rien.
— Il y a là une ampoule d’acide cyanhydrique pur, expliqua
patiemment Pirenne. Un produit très rare et d’effet immédiat...
En même temps, il tira avec précaution sur le coton qui gar¬
nissait la boîte et en fit doucement sortir l’ampoule, sans la toucher,
puis retira sa main. On vit alors le regard de Poliakhine suivre la
main de Pirenne, puis quand celui-ci s’écarta, remonter jusqu’à
ses yeux. Un long et douloureux frémissement me prit. Je savais
628 La Fosse de Babel
que Poliakhine était perdu. Je voulus crier, comme pour avertir
Poliakhine de n’avoir pas à céder à la brûlure de ce regard, mais
déjà il avait saisi l’ampoule sans même tourner ses yeux vers elle
et l’avait portée à sa bouche. Son cri se confondit avec le
mien.
Poliakhine, qui s’était dressé dans un bref sursaut, était tombé
à terre et s’immobilisa presque tout de suite, tandis que l’odeur
d’amandes amères envahissait la pièce. Mais déjà Pirenne, qui
avait essuyé son revolver, pressait dessus les doigts de Poliakhine
et le laissait retomber à son côté, puis se saisissait des deux enve¬
loppes. Le portier nous poussa, Domenech et moi, vers le vestibule.
— Et ces deux-là? demanda-t-il à Pirenne.
— Ces deux-là, rien, dit Pirenne.
Le portier, perplexe, baissa son arme.
— Ils ne diront rien, dit Pirenne, sinon je parlerai plus fort
qu’eux... D’ailleurs, fit-il en nous regardant, il y a longtemps qu’ils
ont cessé de croire à la justice des hommes...
Le même soir, vers 9 heures, tandis que Scotti se mourait,
von Saas qui avait marché au hasard toute la journée fut arrêté
par des agents alors qu’il essayait, dans une rue déserte, de forcer
une Porsche qui ressemblait à celle de Scotti. Il se débattit et
fut à moitié assommé. Comme il tenait des propos incohérents, on
le crut ivre, mais le lendemain matin, un commissaire intelligent
le fit mettre en observation à Sainte-Anne, où Drameille, qui avait
alerté ses amis de la police, finit par le retrouver. Peut-être attri¬
buera-t-on au hasard le fait que von Saas fut arrêté à proximité
du pont Marie, à peu de distance, cent mètres à peine, de la cli¬
nique où était soigné Scotti. Peut-être aussi admettra-t-on que
les êtres sont baignés et conduits par des courants mystérieux,
des forces encore inconnues, au sein desquels cette individualité
dont ils sont si fiers s’abandonne et se dissout, ou s’élargit.
XXI
contraire beaucoup qu’elle fût infinie. Elle était celle des confins
du monde, où il régnait.
Un peu égaré, mais heureux, Drameille leva la tête et entendit
rire Santafé et Frieden, qui en étaient aux anecdotes. Ce rire était
si clair, si spontané, et en même temps si étranger à ses préoccupa¬
tions du moment, que Drameille en fut choqué. Passe encore pour
Frieden. Mais Santafé? Drameille n’était pas très marqué par 1
mort de Poliakhine mais n’admettait pas que Santafé le fût encore
moins que lui. Cette mort avait ramené Poliakhine à sa condition
d’homme moyen, trop vite vaincu, et Drameille ne s’intéressait
qu’à la mort des dieux. Mais Santafé lui aussi n’était qu’un homme.
Cette condition ôte tout droit. Ce rire était vulgaire. C’était celui
d’un homme sûr de soi à trop bon compte, et Drameille, conduit
par un méchant jeu de mots, pensa : Quel compte? Un compte en
banque. En banque suisse. Celui où Santafé avait fait virer, au
dernier moment, et sans contrôle, les fonds disponibles de l’organi¬
sation américaine. Celui que Lyng, c’était convenu, allait alimenter
aussi, pour payer les séditions d’Afrique et d’Amérique. Mais la
pensée de l’argent ne créait jamais d’aigreur chez Drameille. Il
passa vite. Simplement ce rire de Santafé lui apportait la preuve, il
s’en apercevait à l’instant même, que la machine de guerre qu’il
avait conçue et créée marchait désormais toute seule, non pas loin
de lui mais sans lui, il lui était comme le signe nostalgique de sa
réussite et de son effacement. Et s’il avait perdu Poliakhine, en
effet, il avait trouvé Lyng. La présence de ce dernier remettait
tout en place. Drameille glissa son regard vers lui. Lyng, durant
tout le dîner, avait peu parlé et beaucoup écouté. Mais Drameille
le sentait déjà plus détendu qu’en Chine. Et Lyng, au même
moment, en effet, regardait Juüenne, mais sans la voir, avec ce
regard des enfants en proie aux merveilles, et comme avaient dû
la regarder Scotti, Laforêt ou Domenech, tous ceux qui avaient pu
croire un jour trouver en elle accueil et refuge, protection et chaleur.
Mais Julienne aussi bien méritait ce regard. La mort de Scotti
ne l’avait pas seulement libérée, mais, semblait-il, et pour un temps
encore, rénovée, embellie, rajeunie, comme la mort des hommes,
chaque fois, nourrit et rajeunit les dieux. Jamais Drameille ne lui
avait vu tant d’éclat. Gloire aux vivants 1 C’est bien la mort qui
accomplit la plus haute alchimie. Mais comme ces nouveaux Chi¬
nois sont jeunes 1 Et comme ils ont besoin, sans le savoir, d’envelop¬
pement, d’étreinte, d’effusion! Était-il possible que l’histoire
recommençât à ce point? Oui, mais en raccourcissant les anciens
La Fosse de Babel 637
chemins. Et pour une bien plus haute montée. Tous ces peuples
jeunes veulent la puissance matérielle. Qu'on la leur donne vite,
qu on la leur laisse toute. Car ensuite ils découvriront leur nudité,
et les problèmes de l’homme adulte se poseront à eux avec plus
d intensité qu’on ne le vît jamais. Il se prépare dans le monde, pour
les prêtrises, des épousailles inouïes...
Cependant Julienne avait surpris, sans qu’il s’en rendît compte,
le regard de Lyng et eut à son tour un sourire furtif. Et Pirenne
avait fait de même, et sourit aussi. Il y avait de l’ironie et du trem¬
blement dans le sourire de Julienne, du mépris dans celui de
Pirenne. Mais Drameille était là, et son regard jaillit soudain
pour appeler et rassembler les deux autres, qui s’ignoraient et,
dans l’instant, tous trois se reconnurent, même sans s’unir, dans la
connivence d’un même secret informulé que rendait brûlant la
science impérieuse de Drameille. Qu’importait à ce dernier que ses
calculs fussent pénétrés? Le tremblement de Julienne s’accentua,
le mépris de Pirenne aussi. Mais c’était en Drameille, et en lui seul,
que s’opérait le miracle de l’unité. Et celui-ci pouvait être aussi
furtif qu’un regard ou qu’un sourire, il n’en était pas moins total et
s’inscrivait dans l’éternité. Pirenne et Julienne étaient assez forts,
tous les deux, pour soutenir le regard indéchiffrable de Drameille,
mais pas assez pour se dépouiller de cette force. Et Drameille, en
s’incorporant Pirenne et Julienne, pensa : Je suis Pirenne et je suis
Julienne. Tant pis pour Lyng. Dieu est occidental, le diable aussi.
Et la femme occidentale est le meilleur auxiliaire de Dieu et du
diable... Il avait raison. Ses complices pouvaient se révolter, ils
n’en devenaient que mieux ses complices. Ce sont quelques com¬
munistes occidentaux qui porteront toujours plus loin la science
de la police communiste. Et ce sont de même les femmes d’Occident
qui intensifieront à jamais, dans le monde, les chances de la tenta¬
tion d’abord, de la rédemption et de l’extermination ensuite. Mais
en Drameille, tous ces êtres et tous ces moments se fondaient
en un seul être et un seul moment. Aussi pouvait-il ne plus avoir
d’âme et les avoir toutes. C’était en les dénombrant qu’il souriait.
J’étais le seul à savoir que ce sourire était de trop : il ne l’eût pas
changé contre l’impassibilité, la simplicité, l’absence de fièvre de
Dieu...
Voici pourtant où l’énigme de la femme virile s’éclaire Drameille
me téléphona : il fallait neutraliser Marie. Partie pour New York
après avoir largement financé l’anticommunisme clandestin de
Domenech, qui prenait la tête des troupes de Jansen, ce qui enchan-
638 La Fosse de Babel
CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
chapitre v
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE VIII
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
CHAPITRE XIII
CHAPITRE XIV
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE XV
CHAPITRE XVI
CHAPITRE XVII
CHAPITRE XVIII
CHAPITRE XIX
CHAPITRE XX
CHAPITRE XXI
Volumes parus
.
RAYMOND
ABELLIO
LA FOSSE
DE BABEL
Drameiile, le héros de ce roman, cherche à former des surhommes capables
de mener le monde à un destin supérieur. Pour recruter les membres du groupe
de la «structure absolue», il essaiera de provoquer des conflits entre toutes les
catégories d’hcummes — fascistes, communistes, technocrates — et de les
mettre en compétition de façon à sélectionner les élus en éliminant les insuf¬
fisants. Les massacres ne sont qu’une étape sur la voie de la connaissance du
«communisme sacerdotal» dépassant à la fois les anciennes religions et les
anciennes politiques.
Comment se procurera-t-il les fonds nécessaires à son entreprise? En montant
l’affaire S.S. aux États-Unis, en 1953, alors que le maccarthysme est en plein
essor. Von Saas, ancien officier S.S., sera chargé d’organiser la protection
d’usines américaines, pendant que Santafé, ancien révolutionnaire espagnol,
montera une organisation anarchiste qui commettra des attentats dans les mêmes 1
usines...
Autour de Drameiile gravitent de nombreux personnages : l’écrivain français
Dupastre, qui nous raconte cette aventure à la première personne, Julienne et
Françoise de Sixte, Pirenne, le policier communiste qui sera la cheville ouvrière
de la catastrophe finale, etc,
La diversité des décors (Paris, Genève, Londres, l’Italie, New York, Detroit), le
heurt des idées, l’abondance des thèmes, la place faite à l’amour, font de ce ,
livre une œuvre exceptionnelle
11,ri F: '141 ’• 0 f i I. 8 2 3 2 O ? O 7 O 2 7 4
F: 1 & , 2S