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RAYMOND

ABELLIO
LA FOSSE
DE BABEL

GALLIMARD
COLLECTION
l’imaginaire
Raymond Abellio

La fosse
de Babel

Gallimard
Abellio, qui a été ingénieur des Ponts et Chaussées, a milité politiquement
dans des groupes d’opposition, d’abord dans le parti socialiste, puis, sous
l'Occupation, dans des groupes très secrets. Il a dû s’exiler en Suisse après la
Libération jusqu'à ce que ses chefs de la Résistance le fassent acquitter sans
difficulté. Raymond Abellio a développé son activité littéraire et philosophique
pendant son exil. Il s’est révélé un grand romancier et un penseur qui a frappé les
esprits attirés par les formes ésotériques de la connaissance.
A Huguette de Montfalcon.
Dans son Journal intime, Kafka écrit : « Nous
creusons la fosse de Babel. ■» Pourquoi « la fosse »?
En vérité, nous ne cessons pas d’élever en même
temps la tour de ce même Babel. Mais tout est
double. Nos mains fouillent la terre pendant que
notre esprit monte vers le soleil. Nous pétrissons des
corps et nous inventons des formes. Nous nous
enfonçons dans la multiplicité des signes et des êtres
et nous crions vers l’unité d’un Dieu inaccessible, et
il en sera ainsi jusqu'à la fin des siècles, dans
l’invisible simultanéité des exaltations et des écrou¬
lements. Babel, c’est l’écartèlement sans fin des sens
et de l'esprit, c’est la prostitution du corps accueil¬
lant toutes les âmes et la constitution de l’âme
unique absolvant tous les corps. Ce n’est pas pour
rien que, dans la Bible, Babel et Babylone sont un
seul et même mot. Babel, c’est la ville des captifs que
retient un espace épais et qui pourtant, dans un vide
habité des seuls éclairs, sont visités par la parole;
c'est le nom de la grande prostituée et son anonymat
impénétrable ; c’est le monument élevé à l’impossi¬
bilité de l’amour par le paroxysme de l'amour.
PREMIÈRE PARTIE
Le bien est proscrit du monde, mais nous
cacherons Dieu sous la terre, et nous, les
hommes du souterrain, nous chanterons du
sein de la terre l'hymne tragique au Dieu de
la joie! Et vive la joie de Dieu!
DOSTOÏEVSKI,
parla bouche de Dmitri Karamazov.

1. Ou le narrateur cherche ses repères.

Alors que les ruines de la Seconde Guerre mondiale finissaient à


peine de s’effacer, les années 53-54 marquèrent pour l’Occident
l’entrée dans une période ultime qui ne se terminera que par l’irrup¬
tion des forces matérielles de l’Asie et l’assomption de l’Occident
spirituel, à la fois fruit et germe de l’Israël éternel. Dans l’énorme
désordre politique et intellectuel de ce début de demi-siècle,
l’Europe matérielle ne comptait plus. Deux conquérants nommés
Napoléon et Hitler avaient raté la construction de l’Europe,
des fédéralistes myopes s’y employaient activement, avec cette
insolente naïveté qui appelle les catastrophes. Les bateleurs
parlaient de pacte atlantique, les plus sots y croyaient. Mais
pourquoi se choisir un maître? Tout choix politique se trouvera
un jour appelé crime. Les Européens attendaient et essayaient de
ne pas choisir. En France surtout on respirait une odeur de cime¬
tière. L’existentialisme sartrien avait fini d’agoniser. Au moment
où tout l’Occident visible prenait conscience qu’il ne savait plus
comment changer, cette philosophie de la répétition inutile avait
exprimé pendant quelques années la fausse poésie des recommen-
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cements, mais il n’y a jamais de répétition dans le monde, ni dans


l’homme, et cette épopée de la conscience vide n’avait été qu’une
vaine parade de mots sur le champ d’exercices d’une logique
formelle. Simone de Beauvoir, cependant, publiait Les Mandarins,
où nous retrouvions, à vingt ans de distance, les élans enchantés
puis désabusés de notre adolescence socialiste, qui nous avaient
embrumé le cerveau et meurtri le cœur, mais nous, il y avait
vingt ans. Il était significatif de constater que les grands débats
publics sur le marxisme n’apportaient rien qui ajoutât aux
anciennes gloses de Plékhanov, Kautsky, Sorel, Rosa Luxembourg
ou Lénine. Jamais on n’avait autant parlé sur le marxisme, jamais
on ne l’avait si mal compris. Cette énorme et définitive somme de
physique sociale était encore traitée comme une philosophie de
point de vue, et l’on était déjà compté et mesuré par elle qu’on en
discutait encore, comme jadis du sexe des anges, quand l’Empire
croulait. Depuis que Husserl et Hilbert, vers 1890, avaient ouvert
la crise décisive de l’Occident spirituel, les nouveaux sorciers,
qu’on appelait technocrates, ou savants, mettaient tous leurs
soins à étouffer cette crise, qui est celle des fondements de la
connaissance, et couvraient ce mot de nuées. Les mathématiciens
français déclaraient que le problème métaphysique ne les concer¬
nait pas. On donnait le prix Nobel à des philosophes abusifs,
consacrés par les gouvernements et faiseurs d’oracles bénins.
M. Rostand niait l’existence des faits paranormaux et M. Couderc
couvrait l’astrologie de sarcasmes. Il est vrai que les gouverne¬
ments n’employaient plus d’astrologues mais que chaque journal
avait le sien, et que le flot coulait, ininterrompu, des prophéties
mineures. Aldous Huxley se réfugiait, en Californie, dans un
bouddhisme et un védantisme de serre tiède et faisait avec la
mescaline des expériences amusantes qui entretenaient, sur sa
Riviera, un précieux confort intellectuel. Le pape de Rome régle¬
mentait la longueur des robes et bénissait les coureurs cyclistes.
Guénon venait de mourir en Égypte, Gurdjieff à Paris. Fermés à
la passion encore invisible du dernier Occident, l’un et l’autre
avaient été en Europe les représentants avancés de l’Asie réaction¬
naire. L’Occident ancien leur donnait raison, mais l’Occident ancien
seulement, qui se gavait de technique, d’érudition, de potins de la
Commère, et réinventait le style gnangnan. Dans ce grand silence
du sacré, et comme pour hanter ce vide, des fantômes de dieux se
réveillaient en Islam et en Afrique noire et nous criaient d’un
accent pathétique des mots qu’eux-mêmes ne comprenaient plus.
La Fosse de Babel 15
La mort de Staline se produisit en mars 1953, sous la conjonction
de Saturne et de Neptune. Par cette mort, la Russie perdait bien
plus qu’un chef hiératique, elle abandonnait la prêtrise cachée
qu’elle exerçait jusque-là sur les masses en marche. Et de même
que jadis, aux Indes, les veuves et les serviteurs du roi étaient jetés
en holocauste dans le bûcher funèbre, les cadavres des ouvriers
de Berlin-Est, déchiquetés le 17 juin suivant par les tanks russes,
accompagnaient le cercueil du dernier dictateur d’Europe, pour
marquer la fin du règne et la scission des temps. Les rencontres
de Saturne et de Neptune se produisent tous les trente-six ans,
la dernière remontait à 1917, elle avait marqué le triomphe de la
révolution bolchevique. Cet abandon de la Russie par le flux révo¬
lutionnaire neptunien, qui remonte vers l’Est, était confirmé
quelques mois plus tard, en juillet 1953, par l’exécution de Béria,
l’homme noir de Staline, dans les salons du Kremlin, alors que
Neptune et Saturne venaient de reprendre ensemble, avant de
s’écarter à nouveau, leur marche directe. Cette exécution remettait
le pouvoir, en Russie, aux hommes de la seconde caste, celle des
hommes de puissance sans mystère, et en dépossédait définitive¬
ment les hommes de connaissance de la première caste, invertie
il est vrai, puisqu’elle avait transformé en pouvoirs de police les
pouvoirs de l’esprit et dénaturé les rites et les supplices. La nou¬
velle Chine recevait invisiblement ces pouvoirs. Elle en sera cou¬
ronnée à la prochaine conjonction, dans trente-six nouvelles années,
au début de 1989. C’est ce cycle qui coïncide avec celui de la mino¬
rité spirituelle européenne. Si aujourd’hui, en Europe, la politique
n’est plus qu’afïairisme ou futilité, une supra-politique est en
train de naître, qui n’est encore que pressentiment et reste au
stade de la non-politique. Le grand drame intérieur de Kierkegaard,
Dostoïevski, Nietzsche, Kafka et Husserl, qui s’est dilué chez les
épigones en scolastiques de minuties incapables de rapprocher les
signes, devient le drame même de l’histoire. Sur la sous-humanité,
par une juste compensation, une sur-humanité tente de naître.
Dans un monde où toute relation véritable est rompue, elle seule
vit, dans sa solitude, la triple et unique passion de l’éthique, de
l’esthétique et du religieux, d’où sortira un comble de relation :
la religion nouvelle. Pourtant les Églises ne la reconnaissent pas.
C’est qu’elle est l’Église même. Réussira-t-elle à greffer des yeux
nouveaux à la vieille spiritualité d’Asie, de plus en plus engluée
dans le mouvement des masses? C’est son dernier problème. Il
lui faudra sans doute se battre, et elle se battra. Ce combat sera
lt» La Fosse de Babel
un malentendu. Mais le combat des corps, qui domine l’amour,
est toujours un malentendu.
Par la juxtaposition de ces deux dates, 1953 et 1989, qui reporte
au loin l’époque des sanctions et des fruits, apparaît sans doute
le drame de ces hommes d’Europe qui naquirent activistes, comme
moi, dans un siècle qui refuse de faire place, et de longtemps, à
leur action. Lorsque je pose aujourd’hui un regard rétrospectif sur
les mois qui suivirent mon retour en Europe et que je dénombre
les faits accumulés et en apparence discordants qui marquèrent
pour moi cette période : mes discussions avec Drameille et Pirenne,
mes liaisons avec Françoise de Sixte et Marie Greenson, mon
amitié pour l’abbé d’Aquila et pour Poliakhine, et même la fonda¬
tion de ce que j’appelai à mon tour le groupe, je me rends compte
à quel point cet émiettement du temps fut ressenti par moi comme
une passion exemplaire, une sorte de démembrement osirien qu’il
fallait sans cesse rapporter à sa cause finale dans une confiance
désespérée qui soutenait la permanence de ma mort. Aujour¬
d’hui, tous ces faits isolés ont trouvé leur vérité et leur sens. Pour
quel repos momentané, quelle rédemption partielle, quel rachat?
Même des événements vite oubliés tels que l’exécution de Polia¬
khine, les meurtres commis par Jansen et la mort de d’Aquila ne
peuvent plus être considérés que comme des repères mineurs, mais
certains, ponctuant la ligne d’horizon des grands massacres afin
que les survivants s’interrogent : n’y aura-t-il donc plus jamais
pour nous que des morts prématurées et violentes? Je voudrais
désormais ne plus avoir à méditer que sur ma mort. Je voudrais
ne plus avoir à interroger que les deux grands mystères qui,
pour moi, à chaque instant, l’évoquent et la répètent, celui de
l’écriture et celui de l’amour, puisque par eux le monde s’ouvre
sur ce qui n’a plus de nom dans le monde. Écrire et aimer, seules
occupations de l’universel, expériences originelles et ultimes, mort
de la mort. Est-ce pour cette raison que, dès cette époque, je n’ai
plus donné à la plupart des êtres que j’ai connus qu’une curiosité
superficielle et qu’ils n’ont eu de moi que des réactions d’auto¬
mate, qui n’engageaient rien de moi, des réflexes que je laissais
aller, parce qu’il eût fallu gaspiller, pour les réprimer, une force
plus utile ailleurs? En fait, il n’y eut alors dans ma vie que deux
occupations où je me sentisse vraiment enfermé corps et âme,
et qui en moi d’ailleurs se battaient comme l’âme et le corps : ma
passion pour Françoise de Sixte, car il s’agissait bien de passion,
et la montée nocturne de mon roman, où s’effaçait sans cesse et
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se renouvelait le pouvoir des mots. Mais ce rapprochement même
mettait-il autre chose à l’œuvre, ensemble, que les deux forces
dernières, celles de la destruction et de l’accomplissement?

2. Nouvelle présentation d'un vieil ami nommé Drameille.

Avant mon séjour en Argentine, j’ai fait, comme on dit, beau¬


coup d’expériences. Du fracas incohérent de la guerre d’Espagne
aux nuits studieuses d’Argentine en passant par les jours fiévreux
de Chaldée, je fus successivement un activiste de la politique, des
religions, des philosophies. On notera la montée vers l’abstraction,
mais l’abstraction ne résout rien. J’ai traversé deux guerres.
Je me suis séparé des catholiques, puis des marxistes. J’ai écrit
des livres. J’ai échappé aux polices. J’ai affronté le mystère du
meurtre. Aussi loin que remontent mes souvenirs, je me vois
possédé d’un besoin d’affirmation, et même d’agression, presque
insolite. Le jour où, à deux ans, j’arrachai méchamment les
boucles d’oreilles de ma mère qui m’embrassait et où, toute sai¬
gnante, elle m’emporta à l’église de Huesca pour quelque exor¬
cisme, est le premier dont je me souvienne. L’église était sombre
et j’eus très peur. Mais c’est sans doute ce jour-là que mon double
méditatif, ainsi rudoyé, devint réfléchi et prit un regard. Ce qui
m’a sauvé, c’est une sorte de distance qui s’est toujours établie
entre mes sentiments violents et moi, un certain goût de l’impassi¬
bilité, de l’examen intérieur. Naissant de cette banale dualité,
ma vocation de romancier me vint très tôt. Peut-être est-ce ce
besoin permanent d’écrire qui mit dans ma vie quelque contrainte
et me prépara à mon actuel besoin de retraite, de discrétion,
d’alentissement. Pourtant j’ai peu écrit. C’est que mon activisme
ne fut jamais freiné par ses échecs, mais déplacé. Je parcourus
sans cesse de nouveaux champs. Et chaque fois il me fallut réin¬
venter ma vie. Chaque fois j’ai vécu d’abord, réfléchi ensuite,
écrit enfin. J’ai même parfois revécu assez vite pour être obligé
de détruire ce que j’avais écrit. Mais qui me comprendra? Un
seul roman dans toute une vie, ce devrait être assez, quand la vie
est finie en tant que récit et qu’en réalité elle commence...
Mon absence d’Europe dura sept ans. En ces dernières semaines
de l’hiver 52-53 où je me préparais, pour raisons d’affaires, à revenir
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en France pour un bref séjour, Drameille, qui souhaitait que mon


retour fût définitif, m’écrivait des lettres de plus en plus pres¬
santes. Je me souviens de la dernière : Le rêve et le délire ont pris
leur sens. Tout est prêt. Il ne s'agit plus seulement d'un million de
dollars. Deux peut-être. Rentre vite. Soyons juste : l’ironie de
Drameille était discrète. Ce philosophe dégagé des philosophies,
ce voyant doublé d’un voyeur, cet être complexe plus dévoré
d’action qu’un chef de foules et pourtant plus passif qu’un pri¬
sonnier dormant, ne feignait d’opposer à mon comble de détache¬
ment un comble d’attachement, ou de tentation, que parce qu’il
ne pouvait jamais s’empêcher de laisser croire qu’il feignait.
Mais ma nostalgie de l’Europe ne s’alimentait plus aux rêves ou
aux délires trop intelligents de Drameille, et il le savait. Pourtant
j’étais toujours fasciné par Drameille. Ou plutôt nous nous fasci¬
nions l’un l’autre. Il le savait aussi...
Rue de Clichy, presque en face du Casino de Paris, Drameille
habitait toujours le petit appartement de ses débuts, alors qu’au
sortir de Normale il enseignait la philosophie à Condorcet : trois
pièces exiguës donnant sur un vestibule obscur. Ma dernière
visite en ces lieux devenus depuis si célèbres remontait au temps
de l’occupation. A l’époque on eût été bien en peine pour se faire
une idée de leur disposition. Dès l’entrée on avançait entre des
falaises de livres empilés à hauteur d’homme, qui formaient
d’étroits et instables couloirs et dessinaient autour des meubles,
et même du lit, une suite d’enceintes crénelées sans cesse étayées
de nouveaux contreforts. D’une visite à l’autre, on notait l’épais¬
sissement et l’extension de la forteresse. Perdues dans la masse,
l’une après l’autre, les chaises disparaissaient, on s’asseyait sur
la pile des six gros Larousse ou bien par terre, ou sur le lit. Pour
seul ornement, les murs avaient longtemps porté les dizaines de
caricatures parues dans les journaux et représentant le maître
des lieux dans sa puissante laideur, avec son front énorme, dissy¬
métrique et gonflé comme un ventre de larve prolongé par l’appen¬
dice inutile d’un corps fluet. Un jour, Drameille avait dû prendre
conscience qu’il s’aimait dans ces images et les avait jetées au feu.
Les murs restèrent nus. Mais pouvait-on encore parler de murs?
En 1944, lors de ma dernière visite, les livres atteignaient le pla¬
fond.
Un grand changement se produisit cette annéo-là. Drameille
qui, jusqu’alors, n’avait pas cessé d’écrire avec une sorte de fièvre,
mit, comme il dit, l’écriture en question. Sa signature disparut
La Fosse de Babel 19
des revues, et lui qui sortait une pièce de théâtre tous les dix mois
et un roman tous les deux ans, se confina dans une retraite qui,
dans ce siècle d’exhibitions, fit à la fois pitié et scandale. Tous les
livres de la rue de Clichy furent vendus en vrac à un bouquiniste.
Et, en sept ans, Drameille ne publia qu’un long ouvrage philoso¬
phique dépourvu de tout pittoresque intitulé L'Homme imper¬
sonnel, essai sur le sens du Silence. La densité du texte, sa cadence
pressée, la rigueur qui semblait serrer encore plus, les unes contre
les autres, ces phrases durement charpentées, interdisaient qu’on
en parlât avec mépris, et à nouveau on prononça les noms de
Nietzsche, de Kafka, de Heidegger. Mais l’éclat de ces grands noms
ne servait qu’à couvrir le vide des commentaires. Les hommes
finissent toujours par mépriser ce qu’ils ne comprennent pas.
On prit avec Drameille des libertés. Il ne répondit pas. Plus tard
seulement, je devais mesurer à quel point, malgré la distance, nos
destins étaient restés liés et accordés, et combien ces longs mois
nocturnes, pleins de veille et d’éclat, nous avaient fondés et fondus
ensemble une nouvelle fois.
Toute époque ultime comme la nôtre, où la diversité devient
infinie, sécrète avec dilection, dans ses profondeurs, des hommes
d’une indifférence et d’une attention également extrêmes, dont
le besoin d’impersonnalité et le goût puissant du paroxysme se
rejoignent au plus haut sommet de la contradiction de l’époque,
et qui, en ce point dévasté, trouvent la direction de leur survie.
Quand Drameille, se consacrant à l’étude du silence, avait recensé
les silences célèbres, Élie dans les déserts du mont Horeb, Luther
dans la solitude de la Wartburg, et Saint-Just tout au long des
heures de sa condamnation et de sa mort, il n’avait pu que les
trouver pleins de méditations confuses liées aux accidents de vies
terrestres encore inaccomplies. Et Drameille, essayant alors de
pénétrer dans le seul silence transparent et total, qui est le silence
de Dieu, avait compris que nul ne peut l’entendre s’il ne considère
sa vie apparente comme abolie, tenant pour rien ce qu’on appelle
au-dehors les événements, et voyant en effet la vie réelle non pas
comme une suite d’événements intermittents vaguement reliés
dans la durée, mais comme le lieu immobile, hors du temps, de
l’infinité des possibles, vécus, compris, acceptés et effacés ensemble
dans une révélation insoutenable. Insoutenable, en effet, car si
un seul instant les contient tous, chaque instant de vie, chaque
moment de conscience, se met à grossir démesurément en nous,
fruit de tout le passé, germe de tout l’avenir, et toute transcription
20 La Fosse de Babel

dans des mots devient imposture dans la mesure même où nous


ne disposons d’aucun mot contenant tous les mots, pas même de ce
Bereschith, premier mot de la Genèse, qui, dit-on, les contient tous,
mais dont la tradition laisse entendre qu’on peut le prononcer
d’une infinité de façons, sauf la bonne.
Cette crise fut avant tout, pour Drameille, celle de l’expression
romanesque. J’en suivis en lui, jour après jour, le déroulement,
avec d’autant plus de facilité qu’elle était aussi la mienne, même
si elle devait me conduire par d’autres chemins. Pour tout esprit
ardent s’ouvrant brusquement à la vision de l’interdépendance
universelle, ce comble infini de relation ne peut évidemment
confiner qu’à l’effacement de toute relation, c’est-à-dire à l’impos¬
sibilité de tout récit, puisque celui-ci est succession de mots dans
le temps, et que dans la pleine conscience il n’y a pas de temps.
Aussi, lorsque Drameille, à la fin de son essai, en vint à se préoccu¬
per d’une nouvelle forme d’expression capable de rassembler le
maximum d’évocation de cette plénitude dans le minimum de
mots et d’approcher ainsi du silence de Dieu, ne put-il que cons¬
tater le mensonge du roman sous sa forme profane, le tracé linéaire
de la phrase ne pouvant qu’essayer d’épuiser le contenu sphérique
de la conscience de Dieu, sans jamais y parvenir, de la même façon
qu’un géographe puéril tenterait de vivre la vie profonde de la
terre, dans son noyau de feu, en parcourant inlassablement ses
méridiens. Drameille renonça donc publiquement à écrire des
romans. Il n’y avait pas de désespoir, pas même de lyrisme dans
ce renoncement. Seulement cette froideur ou, si l’on peut dire,
cette tranquillité de l’absence qui, désormais, comme un état
second ou sous-jacent, allait donner une stabilité sans éclat à son
reste d’animation dans le monde, à son sourire, à son accueil.
Drameille eût pu, certes, s’abandonner à la poésie. Au moment où
paraissait son essai, la plupart des poètes, brusquement conscients
eux aussi de la faillite du langage, passaient à l’autre extrême,
atomisaient tout discours, et s’inventaient un espace à eux, com¬
plètement décomposé, une sorte de désert de sable en perpétuel
état d’étincellement vibratoire, juxtaposition indéfinie de mots,
de sensations, d’impressions à l’état naissant, autonomes, irreliés.
Drameille avait toujours vu dans la poésie la forme royale de
l’expression. Mais s’il voulait toujours aller aux limites, il entendait
bien n’y parvenir que par des voies conscientes et non par l’illu¬
soire démiurgie des coups heureux ou des caravanes égarées. Cet
espace à la fois vide et opaque, chaos au-delà de tous les chaos,
La Fosse de Babel 21

lui était insupportable justement parce qu’on n’y pouvait vivre


qu’en état de fascination, de dépossession, et que Drameille refu¬
sait d’être dépossédé ou fasciné. La conclusion de Drameille sur¬
prit beaucoup : il réclamait une nouvelle géométrie du langage,
qui fît faire à celui-ci le même progrès que l’espace d’Einstein à la
physique, par rapport à celui de Newton, un progrès cohérent. Ce
mot le condamna. Il n’est pas à la mode, il est vrai qu’il est modeste.
Un mot de logicien, de mécanicien, d’ouvrier.

3. Des conséquences inattendues que provoqua chez Drameille la


découverte de la « structure absolue ».

Eh bien, pour Drameille et moi sonna alors la fanfare d’un


étrange réveil! J’étais à ce moment perdu dans la prairie argentine,
mais pas plus perdu que Drameille à Paris. Nous nous mîmes au
travail ensemble. Trois ans d’études dont je rendrai compte ailleurs,
dans ce récit même, car il s’agit d’un récit, et j’ai quelques raisons
sérieuses de ramener le lecteur dans ce genre désuet. Ni Drameille
ni moi ne trouvâmes la nouvelle géométrie du langage, non pas
faute de l’avoir cherchée, mais pour la bonne raison qu’elle n’existe
r pas. On sait où cette rêverie a conduit Mallarmé : à confondre les
mots et leur musique, l’évocation et le sens. On sait aussi où elle
a conduit Proust : à enrouler sa phrase sans fin dans un pur et
simple énervement sodomique. Ce sont des techniques d’envoûte¬
ment. Prenez de l’opium, c’est plus franc. La sorcellerie phonétique
~ou syntaxique cache beaucoup trop de facilités sous ses prestiges,
elle n’a jamais eu pour nous que des attraits vulgaires. Ni chez
Drameille, ni chez moi, il n’y a jamais eu le moindre goût pour
l’illusion miroitante des formes vides. Aucune trace d’esthétisme
ni de féminité à complexes, pas de pédérastie, pas la moindre
perversion sexuelle. Le langage, parlé ou écrit, étant avant tout
articulation et se trouvant par conséquent engagé dans le temps
banal, nous nous soumîmes très vite, de bonne foi, à ce fait évi¬
dent que la vérité unique que nous cherchions pouvait peut-être
se trouver évoquée par des phrases, mais sûrement pas circonscrite
ou proclamée par elles. Elle n’était pas discours mais vision. Elle
n’appartenait pas au domaine de l’expression mais à celui de la
sagesse. Dès qu’on l’a compris, ce fait devient si évident qu’on
22 La Fosse de Babel

s’étonne d’avoir mis si longtemps à en être saisi. Il est initiatique.


Il est l’initiation même. Et c’est sans doute parce que Drameille
et moi, à force d’échecs, étions arrivés à un degré suffisant de
dépouillement, d’impersonnalité, de neutralité, d’humilité, que
nous nous trouvâmes un jour devant des terres définitivement
claires, notre désert vraiment désert, notre Chanaan prédestiné,
où nous découvrîmes enfin non ce que nous cherchions mais ce
qui nous cherchait, notre puits de science inconnu des cartes,
bref ce que nous appelâmes spontanément la structure absolue,
parce qu’il s’agissait bien en effet, au sein de ce monde de relations
opaques, de la structure unique qui les rassemblait et les éclairait
toutes, comme le réseau invisible qui, d’une pierre brute, fait un
cristal étincelant. C’était l’essence même de toute genèse, la genèse
des genèses. C’était l’image géométrique de l’unique et gigantesque
et perpétuel mouvement à la fois sphérique et polarisé où s’enfer¬
ment ensemble le ciel et la terre, l’incarnation et l’assomption,
le germe et le fruit, mais qui décompose aussi et recompose ces
modèles réduits du monde que sont tout homme, tout événement,
toute situation. Dans ce mouvement, plus rien de linéaire : au-delà
y équivaut à en deçà, trop à pas assez, retard à jouvence. Et c’est
lui aussi qui explique le mystère des six jours. Six et non pas cinq,
ou sept. Nous eûmes ensemble, Drameille et moi, la même certitude
de la découverte capitale. Point n’est besoin de nous en justifier ici,
même si l’on nous objecte qu’il est facile de parler d’omniscience,
comme nous en parlâmes, dans un monde où tout événement
s’efface et où la science ne mord plus sur rien. Seuls comptent les
résultats, car la vie continue. Et des résultats, il y en eut. Seule¬
ment, pour Drameille et moi, ce fut ici que nos voies divergèrent.
En ce moment, où je suis en train d’écrire, s’il est au moins une
chose que je prouve, c’est que je ne suis pas rassasié d’écrire des
romans. Ma plus haute ambition, c’est en effet d’écrire le roman de
cette structure absolue, à travers les bouleversements qu’entraîna
pour moi cette découverte, et d’écrire à ce sujet non pas un essai
philosophique romancé, ou un roman bâtard, mais un vrai roman,
celui de ma propre vie, replacée dans cette genèse et, à cet égard,
toute vie sachant reconnaître les signes est selon moi un sujet
d’une valeur romanesque sans égale, le seul sujet. Mais, à cette
époque, il suffisait de parler de roman devant Drameille, et à plus
forte raison de vrai roman, pour qu’il vous couvrît de sarcasmes.
Il ne s’en priva pas. J’étais, il est vrai, un homme d’action deve¬
nant écrivain. Lui était un écrivain devenant homme d’action.
La Fosse de Babel 23
Malgré notre accord intellectuel, la différence était énorme. J’ai
toujours constaté que les écrivains qui ont écrit trop tôt, et n’ont
fait qu’écrire, sont soumis vers quarante ans à tous les risques
d’un retour d’âge activiste. Par un retournement radical, puisque
l’infinité des possibles, hors du temps, lui échappait, Drameille
décida de prendre la direction de l’infinité des possibles dans le
temps, et d'agir, mais d’agir comme on peut le faire lorsqu’on se
sent immunisé contre toutes les conséquences de l’action et qu’on
est prêt à soutenir toute action par l’action contraire : par un
comble de provocation. « Ce ne sont pas nos actes qui nous sanc¬
tifient, dit Maître Eckhart, c’est nous qui sanctifions nos actes. »
Bien que cet aphorisme admirable pût venir à l’appui de l’imper-
sonnalité selon Drameille, la passivité avait pris pour moi tant
d’attraits que, tout en accueillant volontiers les confidences de
Drameille, je lui refusai ma complicité.
Les hommes ne retrouveront le sens du sacré qu’après avoir
traversé tout le champ du tragique. Que voulait Drameille?
Participer à l’incendie du monde, y aider, porter la lumière dans
ces bas-fonds où, n’étant pas encore reçue comme lumière, elle se
transforme en flamme. Selon les lois de la structure absolue, des¬
truction signifie aussi renaissance. Drameille eût donc pu dire qu’il
cherchait aussi la renaissance, mais c’était un mot qu’il n’aimait
pas, car chacun y met ce qu’il veut, et il préférait, lui, n’y mettre
rien, sinon une exigence indéfinie : toujours plus de conscience. Pour
un homme qui fait de l’intelligence une fin en soi, la valeur d’une
action ne se mesure pas à sa réussite, mais à sa capacité d’engager
encore plus d’action. Qu’il s’agît du mouvement révolutionnaire
des masses coloniales, de la montée puissante de l’Asie ou du
redressement corrélatif d’une minorité d’hommes blancs, Dra¬
meille était toujours du côté des révoltes et des séditions, quitte à
animer aussi la contre-révolte. Un jour, dans une formule devenue
célèbre, il avait écrit qu’il existait selon lui trois types d’hommes
ultimes : le saint dans sa cellule, le chef communiste également dans
sa cellule, et le romancier n’importe où. Le premier appartenait
à Dieu, le second au diable, le troisième restait de propriété
constestée : il s’appartenait. Il voulait dire par là que seul le roman¬
cier était capable de défier l’infinité jusqu’au bout en restant
maître de lui-même, et il avait longtemps désiré grouper des
romanciers. Désormais les vrais romanciers se taisaient. Mais,
justement, libéré de l’inutile dépense des exercices de style, tout
leur pouvoir de transfiguration romanesque se transformait en
24 La Fosse de Babel

fureur prophétique. Ils devenaient d’autant plus créateurs qu’ils


étaient inféconds. Tout l’esthétique, en eux, se faisait religieux.
Juste à ce moment, Drameille rencontra deux hommes qui le
confirmèrent à lui-même. Le premier était un communiste antista¬
linien nommé Poliakhine, attaché culturel à l’ambassade russe de
Paris. Le second était un ancien prêtre ouvrier devenu vicaire
de paroisse à la porte de Choisy, l’abbé d’Aquila, cousin direct
d’une ancienne maîtresse de Drameille nommée Julienne de Sixte,
qui tiendra une grande place dans ce récit. Deux prophètes. Le
premier frénétique, le second extatique. Deux réformateurs aussi.
Ils se complétaient bien. Deux extrémistes qui semblaient couvrir,
sous l’œil souverain de Drameille, le champ entier de la révolte.
Que leur manquait-il? Des moyens. Drameille se chargea de leur
en trouver. Si le siècle à venir voit, comme on peut s’y attendre,
la révolution politique et religieuse du septième millénaire, sans
doute exaltera-t-il les hommes profonds, à l’imagination ardente et
aux yeux pleins d’éclairs ou faussement clos, qui lui auront
d’avance, comme ceux-là, nommé ses dieux et dessiné ses temples,
du fond de leurs noirs souterrains. Drameille, qui n’avait jamais
douté de rien et surtout pas de lui-même, s’était fixé toute une
série d’objectifs immédiats : le rassemblement, sur les ruines du
catholicisme de masse, en Europe, d’une élite chrétienne régénérée,
la formation d’une minorité d’hommes de puissance révolution¬
naires aux U. S. A., la rénovation métaphysique du marxisme en
Russie, plus un objectif lointain qui couvrait les premiers : la
création d’une caste sacerdotale unique dans le monde. Ce premier
noyau qui comprenait Drameille, Poliakhine et d’Aquila fut appelé
simplement le groupe. Sa devise était simple : Neutralité absolue.
On m’attendait, m’écrivit Drameille, pour le fonder en fait. Quant
aux membres, ils ne se trouvaient liés que par deux règles, ce mot
étant d’ailleurs tout à fait impropre, puisqu’il s’agissait bien moins
de définir des devoirs que des pouvoirs : au sein du groupe, obliga¬
tion absolue de tout dire, rien ne devait être caché; à l’extérieur du
groupe, liberté absolue de tout faire, rien n’était interdit. On compre¬
nait déjà que Drameille tentait sur l’homme nouveau, dégagé de
toute institution, de toute hiérarchie, de toute discipline, le plus
aventureux des paris. Tout a déjà été vécu, sauf l’expérience de
l’homme capable de vivre, en même temps, en soi et hors de soi,
toutes les expériences que l’histoire, jusqu’ici, a maladroitement
décalées dans le temps. Jouant à fond sur la future unification de
la connaissance, Drameille inventait un jeu qui intégrait tous les
La Fusse de Babel 25

jeux, déclassait les idéologies, évacuait les doctrines, acceptait


tous les motifs, n’en préférait aucun et ne s’attachait qu’à une
image ultime et apocalyptique : le combat de tous contre tous dans
la pleine conscience de tous. Mais, et c’est ici que le plan prenait
corps, sur ce noyau, ou ce germe, sur ce centre religieux tout à fait
secret, devaient venir s’articuler, dans le sens des objectifs prévus
et pour des actions périphériques déterminées aussi aventureuses
que possible, d’autres groupes ou plutôt sous-groupes, spécialisés
ceux-là, mais recrutés, orientés occultement par le premier, et
multipliant sa puissance. Je retrouvais là le besoin d’obscurité,
de clandestinité de Drameille, mais aussi ce goût des rouages, des
instruments compliqués, tout à fait caractéristique des intellec¬
tuels longtemps solitaires. Des écrivains américains, amis de
Drameille, des prêtres français amis de d’Aquila, des militants
russes amis de Poliakhine allaient être rassemblés. Drameille, qui
cherchait partout les nouvelles forces, se rapprocha d’ailleurs
aussi des technocrates et des savants et me parla surtout de deux
hommes d’avant-garde qui pouvaient déjà, disait-il, travailler
sur le plan mondial. Le premier était un cybernéticien du Centre
atomique de Saclay, nommé Le Hourdel, un de ces hommes neufs,
aux cheveux en brosse et aux appétits précis, qui nourrissent en
eux, de façon claire, l’utopie de substituer au gouvernement des
politiciens celui des savants et des machines électroniques. Le
second était le docteur Laforêt, un biologiste passionné de géné¬
tique humaine et qui disposait, disait-on, de pouvoirs ou de dons.
Cette alliance avec les technocrates et les empiristes, alors qu’il
méprisait les applications, ne pouvaient surprendre que ceux qui
ignoraient, chez Drameille, ce perpétuel besoin d’agacer et de
creuser sa propre contradiction en même temps que celle du monde.
Mais il voulait aussi disposer partout d’hommes à lui et contrôler
partout l’exercice de la puissance. Le Hourdel et Laforêt avaient
rassemblé un peu en vrac des mathématiciens, des logiciens, des
électroniciens, des atomistes, des biologistes, qui présentaient
au moins ce trait commun d’avoir effacé les frontières des anciennes
disciplines et de dépersonnaliser le Grand Architecte. Le Hourdel
travaillait sur des machines. Laforêt sur des hommes, la différence
pour eux était mince. Le Hourdel s’occupait à penser l’État futur
sur le modèle de l’usine automatique de l’avenir qu’on sait déjà
capable de se reproduire et de s’améliorer toute seule. Le docteur
Laforêt s’intéressait aux futures mutations de l’homme et donnait
une attention particulière à tous ces êtres frustes et instables,
26 La Fosse de Babel

mais exceptionnels et déroutants, qui annoncent peut-être une


prochaine évolution de l’espèce vers le surhomme et le robot :
calculateurs prodiges, voyants, médiums et psychomètres, guéris¬
seurs, génies en tout genre. Ensemble, ils arriveraient bien à
découvrir, l’un par les mathématiques, l’autre par l’expérience,
la codification topologique des gènes et à agir sur elle. Ils parlaient
déjà avec tranquillité de la prochaine fabrication artificielle des
génies et des monstres. Curieux assemblage, bahélien lui aussi :
un monde de machines, de surhommes et d’esclaves. Anti-babélien,
disait Drameille, qui se croyait assez fort pour diriger Babel et,
le moment venu, le détruire. Seulement pour financer l’action,
discrète ou publique, de tant d’hommes ambitieux, et dont le
talent ignorait la mesure, il fallait beaucoup d’argent, et ce fut
ici que l’action de Drameille s’infléchit. Par la création d’un dernier
sous-groupe beaucoup plus compromettant, il lança bravement
son défi aux catastrophes.

4. L'affaire von Saas-Santafé.

C’était à cette époque, aux États-Unis, l’apogée quasi mystique


de l’anticommunisme macearthyen, qui tournait à l’inquisition
proliférante. Une mine d’or. Par l’intermédiaire de son amie
Julienne de Sixte, Drameille s’était vu offrir par un groupe d’indus¬
triels américains, que sa technicité politique avait éblouis, une
première subvention d’un million de dollars pour créer dans leurs
usines une police fasciste. La vocation policière de Drameille n’était
elle aussi, bien entendu, qu’une feinte impersonnelle, une vocation
entre mille autres aussi brillamment imaginaires, y compris
l’héroïsme et la sainteté, à la hauteur desquelles il eût pu monter
aussi, ou descendre, l’occasion aidant, car tout son pouvoir se
tenait dans l’attitude, et c’était un acteur parfait. Chose étrange,
et qui ne laissa pas de me donner à réfléchir sur la porosité de notre
siècle à la moindre idée aventureuse, j’étais, en cette occurrence, à
l’origine du nouvel avatar drameillien. Un jour, dans la clandes¬
tinité, à un moment où mon dégoût de la politique était devenu,
devant la bonne conscience des persécuteurs, presque prosélytique,
j’avais lancé devant Drameille, comme une boutade chargée de
sinistre ironie, cette idée que la tâche la plus urgente, pour les
La Fosse de Babel 27

réprouvés que nous étions, consistait à créer aux États-Unis,


c’est-à-dire au pôle mondial de la bonne conscience, un mouvement
fasciste et un mouvement communiste clandestins et conjoints,
dirigés tous les deux secrètement par les mêmes hommes, et dont
les militants de base au contraire se battraient. On comprend
mon idée : montrer la bêtise des politiques partielles et partiales.
A cette époque j’aimais encore que l’intelligence se couvrît des
prestiges du désordre. Peut-être la laideur physique de Drameille
le prédisposait-elle à devenir un de ces hommes que l’esprit de
dérision n’intimide pas, mais soutient. Peut-être aussi mon idée lui
plut-elle parce qu’elle était infectée de rhétorique, ce qui la camou¬
flait bien, alors qu’après tout elle n’était pas d’application plus
improbable, plutôt moins, que d’autres fantaisies de l’époque, les
plans de désarmement de l’O. N. U. par exemple, ou les encycliques
sociales de l’Église. Il va de soi que Drameille, pas plus que moi, ne
croyait à la possibilité de voir naître aux États-Unis, au moins
chez les Blancs, un mouvement communiste de masse un peu
cohérent. Pour pouvoir êtro un révolutionnaire sérieux, le mâle
américain est beaucoup trop inhibé dans son cerveau et dans son
sexe, et asservi à la fois par sa femme et son besoin de respecta¬
bilité. Mais la tentation était trop forte d’opposer au fascisme
policier au moins un communisme anarchisant ou trotskyste,
l’un entretenant l’autre, ce qui permettrait d’encourager la machine
à dollars et de détourner au profit des autres activités des sommes
que Drameille voulait déjà énormes. Drameille avait fait la connais¬
sance de Poliakhine au cours d’un voyage à Moscou, alors que le
jeune Juif, qui avait failli être victime des persécutions antisémi¬
tiques de 48-49, se préparait à devenir l’un des attachés culturels
de l’Ambassade soviétique, à Paris. L’antistalinien Poliakhine
était un esprit réglé mais inflammable, aussi à l’aise dans la logique
des contradictions qu’un pilote d’acrobatie dans ses vrilles. Par
lui, l’affaire américaine se noua : ses amis et lui avaient accès à
de précieuses archives où tout ce qui pouvait constituer l’embryon
d’un fascisme et d’un communisme américains était noté. Ni lui
ni Drameille ne comptaient, bien entendu, s’installer en Amérique.
Comme futur chef du mouvement fasciste, Drameille présenta à
Poliakhine un ancien officier allemand des S. S., nommé von Saas,
laissé pour mort dans les combats de Berlin, et qui avait déjà
travaillé pour les Russes. De même, pour diriger le mouvement
communiste ou plutôt anarchiste, Poliakhine proposa à Drameille
un ancien communiste espagnol, nommé Santafé, récemment
28 La fosse de Babel

évadé de Sibérie par les déserts mongols et qui cherchait à se


placer en Amérique. Il n’était évidemment pas question de faire
entrer au groupe von Saas et Santafé, qui n’étaient encore que
des hommes d’action, non de religion, mais leur articulation sur le¬
dit groupe qui, selon la règle, leur restait inconnu, ne posa aucun
problème à des cerveaux aussi souples que ceux de Drameille et
Poliakhine. Von Saas était un homme impavide et sec, que la
défaite de l’Allemagne avait vidé de toute chaleur humaine. Il
n’avait plus de doctrine, de peuple, de patrie, il nourrissait seule¬
ment un besoin intact et même accru de drame. Dans la déroute de
toutes ses passions, une manie intellectuelle avait sauvé von Saas :
l’esprit d’ordre et d’organisation, un esprit géométrique tout en
liaisons, en diagrammes, en circuits, en fonctions, et il s’était
bâti une cohésion mentale autour de cette manie. Il était l’homme
au monde qui connaissait le mieux les structures de toutes les
sociétés secrètes, initiatiques, politiques ou autres. Les doctrines
de ces sociétés lui étaient indifférentes. Il croyait à la vertu propre
des schémas : un policier-né, au service de n’importe quelle police.
Ces hommes, aujourd’hui, valent très cher. Santafé était l’anti¬
thèse de von Saas. Il était lourd, jouisseur, accueillant et tranquille.
Mais ce qui, en lui, séduisit tout de suite Drameille, fut une sorte
de morbidité enveloppée qui, chez les hommes massifs, paraît
toujours aux intellectuels nerveux un gage de réussite dans l’action.
Au contraire de von Saas, il s’intéressait aux doctrines. Mais c’était
pour battre les doctrinaires sur leur terrain. La bataille des idées,
qu’il menait sans passion, comme on joue au bridge, lui permet¬
tait de dissimuler cette puissance de mépris qui, chez les Latins,
s’allie à la cruauté. La logique même de leur plan établit entre ces
quatre hommes une sorte d’entrelacement chiasmique, de solida¬
rité structurale qui pouvait passer pour de l’amitié. Il se révéla
pourtant très vite que von Saas et Santafé entendaient réellement
porter l’expérience à ses dernières limites. Drameille et Poliakhine
avaient fixé les fins. Ils entendaient, eux, rester maîtres des moyens.
Cette sujétion enchanta Drameille. Dans l’exécution, le groupe
ne désirait jamais que s’effacer. Les moyens envisagés n’étaient
pourtant pas de ceux dont on abandonne volontiers l’usage à des
subalternes : ils s’appelaient terreur et agressivité, dénonciation,
provocation, barbarie froide. Mais l’affaire von Saas-Santafé prit
très vite l’aspect d’un défi que Drameille se lança à lui-même. Il
lui fallait non seulement de l’argent mais des hommes. La plupart
de ses amis américains étaient des romanciers communisants
La Fosse de Babel 20

blancs ou noirs, assez bien doués pour le délire généreux et pleins


de talent dans l’invective, mais désordonnés en diable, infectés
de pacifisme ou de bouddhisme, et sans la moindre idée de ce que
peut être, avant la grande libération solaire, une ascèse nocturne
de l’action. Il décida de les confier d’abord à Santafé, pour une
première épreuve et un premier tri. Si le seul but de l’action poli¬
tique était désormais de former des hommes capables de dépasser
cette action pour accéder à la supra-politique de l’avenir, il fallait
tout de suite sélectionner des chefs capables de dominer à la fois
les deux camps, de commander indifféremment dans l’un et dans
l’autre et d’en aggraver l’antagonisme jusqu’à la crise finale, d’où
les élus sortiraient confirmés. Dans l’expérience von Saas-Santafé,
cela impliquait que les chefs reconnus incapables, une fois parve¬
nus au sommet de leur commandement, de comprendre la nécessité
exhaustive d’une transcendance, fussent livrés à l’autre camp et
sacrifiés. Drameille finit par me parler de ces sacrifices sans émo¬
tion ni tremblement. D’une façon générale, les cadavres de chefs
l’exaltaient. Ëtait-ce ma pierre d’achoppement? Oui et non. Sous
les ciels brouillés de mes nuits australes où fourmillait un chaos
d’étoiles exactement annonciateur des immenses massacres à
venir, j’étais bien obligé de me dire que le sens d’une civilisation se
mesurait désormais beaucoup moins à la quantité de ses victimes
qu’à la qualité de ses tueurs. Ce qui était en cause, pour moi,
c’était le principe même de l’action. L’action visible, celle qui
cherche l’appui et la réaction du monde, est toujours la dissolu¬
tion d’une angoisse présente dans une angoisse à venir. Mais si l’on
n’a plus d’avenir? Des matins ardents de la jeunesse aux soirées
méditatives de l’âge mûr, la notion même de l’histoire des hommes,
pour ceux qui ont beaucoup vécu, décline comme le soleil sans
s’enrichir comme lui de couleurs éclatantes. Je voyais désormais
trop clairement les buts prochains de l’histoire pour y cultiver
encore une angoisse. Elle n’était plus pour moi épreuve, mais
vision. Fallait-il donc penser que chez Drameille l’ivresse du
rationnel, qui avait déjà tué l’ivresse de l’écriture et de la poésie,
atteignait ces extrêmes où l’impersonnel d’en haut rejoint l’imper¬
sonnel d’en bas dans ce délire d’objectivité qui est aussi celui des
monstres? J’ai déjà dit qu’il n’y avait aucune perversion chez
Drameille. Mais peut-être fallait-il que la véritable impersonnalité
appelât ces redoutables rapprochements, ces confusions, ces
métamorphoses...
Je ne donnai en fin de compte aux plans de Drameille qu’une
La Fosse de Babel

simple curiosité, elle aussi objective, bien éloignée de l’adhésion


qu’il demandait, mais accordée, en somme, à l’intérêt dégagé qu’il
semblait y prendre lui-même, puisqu’il gardait pour lui ses raisons.
Entre nous, l’action américaine devint, en langage convenu,
l'affaire S. S., ce sigle désignant von Saas et Santafé, mais ayant
aussi l’avantage de convenir pour les industriels américains qui ne
connaissaient, bien entendu, que von Saas. Quand je vis toutefois
que l’affaire prenait tournure (le million de dollars allait être
partagé, dans des banques américaines, sous des noms supposés,
entre von Saas et Santafé), je ne pus m’empêcher de suggérer à
Drameille d’adjoindre à ses séides deux de nos amis dont je m’éton¬
nais d’ailleurs qu’il n’eût pas de lui-même avancé les noms. Depuis
longtemps sortis de cette innombrable et stérile copulation de
l’esprit avec lui-même dans laquelle l’intelligence européenne
attend aujourd’hui bêtement la mort, le petit Jansen et Pirenne me
paraissaient en effet, au sein de la petite minorité guerrière euro¬
péenne déjà dévoilée, deux des hommes de puissance les plus
lucides à pousser aux extrêmes de l’action. J’ai déjà présenté ces
deux hommes dans mon précédent récit Les Yeux d'Ézéchiel :
ils étaient restés fidèles à eux-mêmes. Jansen, licencié ès lettres,
ancien fasciste, dont la fidélité animale dans l’amitié me touchait
toujours, s’était lancé dans le trafic d’armes et était devenu depuis
longtemps le gangster éclairé qu’il souhaitait d’être. Pirenne,
lui, ancien agrégatif de physique, communiste brutal mais franc,
et sans doute le politique le plus visionnaire que j’eusse rencontré,
le plus froid aussi, le plus pur, le moins soucieux de biens et de
succès terrestres, était, à ma connaissance, resté dans le Parti un
homme en marge. Si l’opération américaine avait un sens, elle ne
pouvait pas ne pas intégrer Jansen et Pirenne, et rebondir par
eux encore plus loin. Drameille refusa net. L'amitié se donne trop
de droits : dans l’exécution, il ne voulait pas avoir affaire à des
amis. Ma curiosité en fut émoussée. Il se privait de deux véritables
maniaques de l’action. Il s’en souvenait pourtant comme moi.
Pirenne, entre deux lectures de Spinoza, faisant sauter un dépôt
de locomotives dans la banlieue Sud, et achevant un de ses cama¬
rades blessé qui allait tomber aux mains des Allemands; Pirenne
encore, me poussant de toute la force de son regard à tuer son chef
Bonnava, le soir fatal de Chevreuse; Pirenne enfin, mélangeant
tout, le Christ et le marxisme, et s’exaltant du souvenir de Lénine,
lorsque ce dernier, au plus fort de l’émeute, criait à Boukharine :
On a besoin de tout enseigner aux masses, sauf tuer ! Et combien
La Fosse de Babel 31
de fois, à sa sortie de Fresnes, avais-je entendu Jansen, lui aussi,
s’abîmer dans sa délectation morose préférée, quand il se mettait
à rêver de l'extermination des salauds l II y apportait une attention
minutieuse et des façons prudentes de fauve. Il s’en était répété
le scénario cent fois, le durcissant, le perfectionnant, le fignolant
d’un esprit artisan et retors, avec des accents religieux. Religieux
est le mot. Comme Pirenne. Ils appelaient tous les deux sur le
monde cette floraison d’un Dieu si plein de lui-même que martyrs
et criminels s’y confondent. On peut tuer par amour. On ne tue
que par amour. Et si celui qui frappe par l’épée doit périr par
l’épée, cela veut dire seulement que l’homme appelle, dans l’ange
exterminateur, un amour de plus en plus exigeant, et que tout
assassin sera assassiné pour susciter un assassin plus pur. Au
comble de la maladie européenne, on pouvait alors sentir monter
une petite élite d’hommes qui ressemblaient à Jansen et à Pirenne,
et dont je ne demandais pas mieux que Poliakhine, von Saas et
Santafé fissent partie, des hommes dévorés de pitié et dévorants,
morts à eux-mêmes et deux fois vivants, et connaissant au-delà
des défaites et des désespoirs enfin surmontés le miracle d’une
vitalité jamais éteinte. Et peut-être en effet le monde appelait-il
nécessairement la fondation d’une secte d’aventuriers sublimes,
dont Drameille pressentait l’étrange et passionnant destin, des
hommes qui occupassent sur le plan de la puissance la place
voisine de celle que Drameille et moi eussions voulu recevoir sur
le plan de la connaissance, et encore plus redoutables dans leur
dénuement définitif que ces Ismaélites de l’Est, leurs premiers
modèles, rassemblés au xie siècle par Hassan ben Sabah, chef des
Druses, et désignés pour la première fois dans l’histoire sous ce
nom d’Assassins, qui depuis fut avili. Ceux-là déjà se tenaient
au-delà des doctrines et n’invoquaient qu’un Dieu sans morale,
mais sans cesse ils invoquaient Dieu. Au cours de mes dernières
nuits dans la prairie argentine ces rêveries me remplissaient d’un
effroi plus fidèle qu’une peur d’enfant.

5. Une querelle entre Drameille et Jansen me fait rentrer dans


mon passé.

De la plupart des êtres qui m’importent, je ne sais plus voir que


le visage. Celui de Drameille n’avait pas changé. Creusé plus que
32 La Fosse de Babel

ridé, taillé plus que modelé, c’était celui d’un homme qui a épuisé,
dès avant la trentaine, toutes les épreuves. Le passé y avait
accumulé une vie si puissante que les muscles s’y étaient dessinés
une fois pour toutes comme sur un corps d’athlète, en méplats
tendus et lisses, sur lesquels le présent n’avait plus de prise. Dra-
meille n’avait jamais été jeune, il ne serait non plus jamais vieux.
Cependant, au second examen, une question se posait : Peut-on
jamais, sans déchoir, s’arrêter de souffrir?
Il me fit entrer. Derrière lui, quelqu’un s’avança. C’était Jansen.
— J’ai dit à ce gamin vicieux de venir, me dit Drameille en lui
mettant la main sur l’épaule et en le poussant vers moi. Il a quel¬
que chose à te demander...
Entre eux s’était nouée jadis une amitié bougonne, qui ne devait
rien aux idées.
Jansen, comme autrefois, m’offrit ses yeux trop beaux, aux
pupilles dilatées, son regard où des flammes passaient, mais tout
en surface.
— Quelque chose d’assez urgent, dit encore Drameille.
Je m’étonnai :
— Déjà?
Jansen s’effaça pour nous laisser passer :
— Pourquoi pas? fit-il, trop sérieux.
Il ne souriait pas, il ne souriait presque jamais. Même la gentil¬
lesse semblait le rebuter. Son amitié était pudique.
Nous nous assîmes dans le bureau près d’un feu de bois qui
brûlait haut et clair. Pendant que Drameille nous versait de
l’alcool, je complimentai Jansen sur son complet bien coupé, ses
joues pleines, son air de prospérité. Les affaires marchaient bien.
— Pas mal, fit-il, laconique.
Drameille lui jeta un coup d’œil plein d’ironie froide, presque
méchante, et Jansen, mécontent, se mit à attiser le feu. Sa tête,
penchée en avant vers la flamme, faisait saillir sur son cou deux
légers bourrelets. Le garçon famélique de jadis s’était un peu
empâté. Rien pourtant en lui que de mâle, un corps trapu, des
gestes sûrs. En lui la petite brute intelligente de jadis vivait
toujours, avec des élans aussi violents mais mieux contenus.
Comme couverture à ses trafics, Jansen avait gardé son ancien
emploi à l’agence de presse de la Bourse où j’avais travaillé avec
lui. En fait, il voyageait beaucoup. Dans les boîtes de nuit du
Caire, de Damas, de Karachi, il vidait des verres de scotch ou de
champagne avec des sous-ministres, des colonels en civil, des
La Fosse de Babel 33

maîtresses de princes, il jouait avec d’hypothétiques millions. La


Suède proposait des mitrailleuses, Brandt son mortier, Oerlikon
son fameux canon antichar, et le matériel américain, dont
l’exportation était interdite, arrivait en quantités formidables
de Saint-Domingue. Jansen s’était donné à fond à ce métier.
L’aventure était sa drogue, comme à d’autres les parlotes dans les
bistrots, le sexe, l’introspection délirante. Il était devenu gangster
par besoin de sincérité.
— De combien de temps disposes-tu? me demanda Drameille.
— J’ai rendez-vous dans deux heures chez mes banquiers
argentins, boulevard Haussmann.
— Tu y seras, fit-il.
— Et moi, dit Jansen, je voudrais partir tout de suite.
Son air préoccupé me frappa.
— Que se passe-t-il donc? demandai-je.
— Monsieur a des ennuis, dit Drameille, très froid.
— J’ai à faire cette nuit à Genève, dit Jansen.
Drameille s’était assis, et, tout en parlant, avait ouvert le tiroir
de son bureau et y avait pris une enveloppe.
— L’an dernier, j’ai beaucoup travaillé avec Jansen, dit-il d’une
voix neutre. Non que j’aie participé à ses trafics (il sourit) ni lui
aux miens (il sourit encore). Mais, dans son dangereux romantisme,
il a parfois des idées...
De l’enveloppe, Drameille sortit un passeport, une carte d’iden¬
tité, un permis de conduire.
— Voici, dit-il en me présentant en éventail les trois pièces, sans
me les tendre, de faux papiers établis avec la photographie de
Jansen, de faux papiers parfaitement en règle, sur des imprimés
officiels et officiellement enregistrés. Jansen a utilisé, pour les
obtenir, le nom d’un de ses cousins nommé Jacquier, un garçon sans
famille et sans relations, disparu en Allemagne en 1943 et origi¬
naire de l’une de ces communes de Normandie rasées par les
bombes et dont les archives ont brûlé. Nous avons imaginé de
supposer que ce Jacquier venait de rentrer de Géorgie ou d’Ukraine,
muni d’attestations russes. Ces attestations, je les ai obtenues,
fit-il en posant sur les miens ses yeux pâles... L’intérêt de l’opé¬
ration résidait en ceci : des Jacquier nés dans des communes mortes,
puis disparus, on pouvait, en cherchant bien, en trouver d’autres.
J’en ai cherché, et j’en ai trouvé cinq ou six...
Il s’arrêta un moment pour me regarder à nouveau et dit :
— J’ai également obtenu pour eux des papiers russes.
34 La Fosse de Babel

Enfoncé dans son fauteuil, la tête rejetée en arrière, les yeux


mi-clos, Jansen fumait. Il écoutait sans rien dire.
— Ce qui démolit tout, dit alors Drameille, c’est que Jansen
s’est servi de ces papiers, malgré la consigne, d’une manière incor¬
recte. S’il saute, c’est son affaire. Ce que je ne veux pas, c’est que ma
filière saute aussi... Moi aussi, je compte sur toi.
Jansen n’avait pas bougé.
— Explique-toi, dis-je à Drameille.
Il tenait toujours dans les mains les papiers de Jansen. Il les
posa sur la table, à l’écart :
— L’argent, pour Jansen, a pris ces derniers temps beaucoup
d’importance, dit-il. Les récents événements d’Égypte ont contra¬
rié son commerce. Il trouve maintenant plus expédient d’organiser
de petits chantages, et ça tourne mal...
Les yeux baissés, comme s’il réfléchissait, il s’arrêta encore.
— Tu peux tout dire, dit Jansen, très sec. Tu peux même
employer des mots qui ne me conviennent pas. Seulement tu as
tort.
Toute sa nervosité avait disparu. Sa voix était nette, bien au-
delà de la menace et du défi, et je tressaillis. Jansen parlait en
maître.
Drameille leva brusquement les yeux comme s’il voulait fou¬
droyer Jansen :
— J’en ai assez, dit-il âprement. Depuis un an je me crève à
observer une discipline de fer, pour le corps et pour l’esprit. Je
prends des responsabilités et j’en donne. J’en donne à ceux que je
crois dignes d’en prendre. Ces papiers, cria-t-il presque en les
ramassant sur la table et en me les tendant d’un geste impérieux,
ces papiers sont le fruit d’un an de travail et d’organisation
patiente. Jusqu’à ces jours derniers, ils étaient imprenables... Pour
dire tout ce que je pense, ajouta-t-il en s’adressant à Jansen avec
une effrayante dureté, je me méfie de toi désormais encore plus
que tu ne crois. Heureusement tu ne connais pas le dixième de mes
complices. Si tu ne marches pas droit, je vais te faire écraser par
n’importe lequel de ceux à qui, pour te sauver, tu peux être tenté
de me vendre...
Il s’arrêta brusquement. Jansen, les yeux attentifs mais le corps
détendu, laissait glisser l’insulte. Je pris les papiers des mains de
Drameille.
— Moi aussi, j’en ai assez, dit alors Jansen de ce même accent
profond et mesuré qu’à ma grande surprise il me découvrait ce
La Fosse de" Babel 35
jour-là. J’en ai assez de cette confusion des rôles. Si tu as peur à ce
point, tu n’as qu’à rester écrivain et rien qu’écrivain... Tu ne seras
pas seul, continua-t-il en défiant Drameille. Tous les petits crevés
qu’on rencontre à Paris, romanciers, journalistes ou cabots dans
ton genre, sont pleins de grandes envies bagarreuses, et s’ils se
laissaient aller, il y aurait sur la place au moins deux cents Nérons
de carrefour qui mettraient le feu partout et assassineraient père et
mère. Mais on ne peut pas tout faire ni se laisser toujours aller...
— Je ne comprends rien à vos histoires, dis-je d’un ton conci¬
liant, en regardant vaguement les papiers.
— Il n’y a rien à comprendre, dit Jansen. Je me suis associé avec
un ex-milicien récemment sorti de Poissy, et qui détient le coffre
de l’ancienne Cagoule, ou plutôt de la fraction de la Cagoule qui,
sous Vichy, donna dans la collaboration. Nous avons décidé tous
les deux d’exploiter le contenu du coffre. C’est tout : ça touche une
centaine de gros industriels enrichis par les Allemands et qui ont
pu s’en sortir, à la Libération, en donnant des pourboires...
— Je vois, dis-je.
— Jansen appelle cela de l’action, dit Drameille.
— Et de l’action sans complaisance, en effet, dit Jansen.
Il jeta dans le feu le reste de sa cigarette.
— Cet argent ne me gêne pas, fit-il.
— Il ne me gênerait pas non plus, dit Drameille, s’il ne risquait
pas de me coûter si cher...
Jansen fixa sur lui son regard assuré :
— Eh bien, si ça tourne mal, tu plongeras, c’est tout. Tu parles
toujours de la vie souterraine. Cela te fera beaucoup de bien d’y
venir aussi...
Ce fut au tour de Drameille de ne pas répondre. Il tendait la
main vers moi.
— Rends-moi ces papiers, me dit-il. Je vais les cacher ce soir,
loin d’ici... Jansen n’a pas observé les coupures. Il était bien
entendu qu’il gardait, sous son vrai nom, son ancienne situation et
son ancien domicile, à son hôtel miteux de Levallois. Il l’a fait. Il
était entendu aussi que ces papiers devaient être mi3 en attente
pour une future plongée dans les bas-fonds. Future, c’est vrai. Mais
pas n’importe laquelle. Rien qui permette, en tout cas, d’acheter,
sous ce faux nom, rue Scheffer, au Trocadéro, un appartement neuf
de douze millions... Depuis quelques jours, Jansen est sûr que son
appartement est surveillé.
— Comment le sait-il?
36 La Fosse de Babel

— La nuit, cette rue est déserte. Il a été attendu, devant sa


porte, deux jours de suite, à minuit, par la même voiture station¬
nant feux éteints, qui a démarré dès qu’il est rentré. Chaque fois,
quelques minutes après, le téléphone a sonné et on lui a raccroché
au nez, sans rien dire, dès qu’il a répondu. Enfin, avant-hier, en
quittant de bonne heure la rue Scheffer, il a été suivi.
— Et depuis?
— Depuis, je n’ai plus couché là-bas, dit Jansen. J’ai semé le
type, c’est tout. Provisoirement.
— Ce n’est sans doute pas la police officielle, dit Drameille. Elle
serait plus discrète.
— C’est peut-être simplement un des clients de Jansen qui l’a
retrouvé, dis-je.
— Je le souhaite, dit Drameille.
— Tu es bien bon, dit Jansen.
— Ce que nous voudrions te demander, me dit Drameille,
c est de loger toi-même dans cet appartement, dès cette nuit, pour
essayer d’éclaircir la chose. Le type reviendra sûrement. Il ne se
méfiera pas de toi. Tu noterais le numéro de la voiture...
J’hésitai un moment et levai les yeux sur Jansen. Il me regar¬
dait. Il y avait dans son regard une sorte d’attente calme et dis¬
crète, et le souvenir des vieilles années, rappelé d’un coup, fit
sourdre en moi une brève et insupportable émotion. Gêné, je la
réprimai.
— Donne-moi tes clefs, dis-je à Jansen.
Comment avais-je pu croire que le passé était mort?
Le téléphone se mit à sonner. Drameille répondit. On jouait
encore ses pièces de théâtre, a l’étranger. Il fut question de la mise
au point d un contrat, et Drameille entra dans une discussion
compliquée. Jansen vida son verre et se leva.
— Je te remercie de t’occuper de moi, me dit-il.
Jamais d effusion dans sa voix. C’était une nature simple et
franche. J’aimais ses façons directes, son absence d’humour, son
manque d intérêt pour tout ce qui n’était pas sa préoccupation du
moment.
— Nous nous verrons peut-être à Genève, lui dis-je en me
levant aussi. Je serai sans doute obligé d’y aller à la fin de la
semaine.
Je serai à l’hôtel Métropole, avertis-moi.
Au moment de partir, il s’ouvrit un peu :
— Si ça t’amuse, tu me diras là-bas ce que tu comptes faire
La Fosse de Babel 37

dans ce foutoir qu’est devenue l’Europe. Tout le monde cherche à


en partir, toi tu rentres.
— Je n’ai rien publié depuis longtemps, lui dis-je. C’est ici qu’on
trouve les vrais sujets.
— On te les servira tout chauds, comptes-y, fit-il en passant
son pardessus. Mais il faudra quand même que tu te brûles un peu.
— Pourquoi non?
Il me regarda en dessous, l’air morose :
— Tu es comme Drameille, tu as trop de talent. Et j’ai appris
que les vrais héros sont des êtres sans talent...
Drameille téléphonait toujours et nous tournait le dos. Jansen,
prêt à partir, le regarda un moment, consulta sa montre, puis
hésita. Ses yeux glissèrent au hasard par la pièce puis se fixèrent,
avec une lueur d’ironie, sur un objet métallique d’un gris terne
posé dans un coin, où une chaise le dissimulait. Il écarta la chaise.
— C’est une mitraillette Sten que Drameille gardait jusqu’ici
accrochée au mur, derrière son bureau, dit-il en me désignant
l’endroit où l’on voyait encore deux gros clous. Elle appartenait
à un de ses amis tué en 44 par la Gestapo, rue des Saussaies.
Il ramassa l’arme et la manipula un moment :
— L’autre jour, j’ai enlevé le chargeur. Quand Drameille a voulu
le remettre, il le présentait à l’envers, bien entendu... J’ai ri et il
s’est vexé.
Je protestai :
— Je ne crois pas que Drameille puisse jamais se vexer de quoi
que ce soit...
Il me jeta un bref coup d’œil.
— Tu en reviendras, dit-il, tu en reviendras. En tout cas, la
mitraillette est par terre, maintenant, fit-il en reposant l’arme. Par
terre et derrière une chaise... Au revoir.
De loin, en s’en allant, il fit à Drameille un geste de la main,
assez désinvolte, qui pouvait passer pour un signe d’adieu.
— Bon voyage, lui dit Drameille qui, au même moment, raccro¬
chait.
Puis, quand la porte fut refermée, il ajouta :
— Bon débarras.
— Cette affaire te paraît grave? lui demandai-je.
— Pas pour moi, me répondit-il. Mes précautions sont prises.
Il y a longtemps que Jansen n’est plus au courant de rien et qu’à la
Préfecture les dossiers sont vidés...
Il me posa la main sur l’épaule, en souriant :
38 La Fosse de Babel

— Mon indignation de tout à l’heure était plutôt truquée,


rassure-toi.
— Tu es toujours un aussi bon comédien, lui dis-je, perplexe.
— Toujours, fit-il en s’approchant de la cheminée... Sers-toi à
boire. Je vais regarnir le feu. Nous allons maintenant pouvoir par¬
ler librement.
Resté debout près de la fenêtre, je le voyais de dos, accroupi
devant le foyer, en train de disposer ses bûches avec plus d’appli¬
cation que d’adresse. L’aspect physique de la vie comptait peu
pour lui. Son esprit, toujours actif, s’emportait parfois, son corps
jamais. Une bûche noircie par le feu bascula et roula à ses pieds,
dans un jet de braises. Il la repoussa sans se hâter, d’un geste trop
décomposé, trop attentif. Se servir de son corps lui paraissait
toujours en trop. Drameille activiste? Nous le savions depuis long¬
temps : activiste d’autrui. Comme Jansen, j’en avais été souvent
irrité et humilié.
Le soir tombait. Dans l’air confiné de la pièce, les bouffées
piquantes de la fumée luttaient contre l’odeur fade des vieux tapis
lourds de poussière. J’ouvris la fenêtre et respirai profondément
l’air frais de la rue. Et soudain, en face de moi, les façades ternes et
sales se plaquèrent sans transition sur les grands espaces neufs
où hier encore je vivais, et, pour la première fois depuis mon arrivée,
la ville, où je n’étais depuis le matin qu’un étranger dépaysé et
passif, pesa sur moi de tout son poids, et toute ma conscience revint.
Cette ville qui m’avait chassé redevenait ma ville. J’en reconnais¬
sais la lumière trouble, le ciel léger et la longue hésitation du crépus¬
cule. M’était-elle encore hostile? Vaine question. Elle n’attendait
rien de moi. Elle n’attendait rien de personne. Je sentais seulement
qu’elle repoussait vers moi tous mes espoirs, tout mon courage, ne
recevant rien des êtres qui ne fût achevé comme elle, et comme elle
secret.

6. Propos originaux de Drameille sur la théologie et la révolution.

La voix de Drameille me sembla venir de très loin :


— Nous sommes tous les deux invités à dîner demain soir quai de
Bourbon, chez Julienne de Sixte... Poliakhine, von Saas’et Santafé
y passeront après le dîner. J’espère que tu es libre.
La Fosse de Babel 39
— Je le suis.
— Santafé et von Saas partent la semaine prochaine pour New
York. C’est la meilleure occasion pour toi de faire leur connaissance.
Nous nous occuperons du groupe plus tard. Assieds-toi...
Je m’assis.
D’une pile de papiers, sur son bureau, Drameille venait d’extraire
un mince dossier, qu’il feuilletait. Je reconnus les notes que je lui
avais envoyées de Buenos Aires quelques semaines auparavant : un
essai sur la féminisation du Fils, que j’avais rédigé en appliquant à
la théologie nos idées sur la structure absolue. Le titre en était :
La Sainte Famille. La structure absolue, ainsi que son nom l’indi¬
que, permet de trouver les mêmes relations internes dans tous les
ordres de réalité, et j’avais étendu les conclusions de cet essai au
domaine de la politique. Les pays aussi forment une famille. Un
jour, sans doute, je dirai pourquoi la structuration absolue de
l’hémisphère nord, en ce moment de l’histoire, permet de dégager
six pôles, six et non pas cinq ni sept : les États-Unis, l’Europe
atlantique, la Russie blanche, la Chine, le Japon, la Californie. La
féminisation du Fils, c’est aussi le drame et l’assomption de l’un
de ces pôles : l’Europe.
Les yeux baissés, Drameille lisait une phrase çà et là, sans rien
dire. Et même lisait-il? Il feuilletait toujours. Un peu inquiet, je le
regardais. Depuis que nous nous connaissions, le problème de la
femme, entre lui et moi, avait toujours mis et maintenu de la
distance.
— Toute cette philosophie doit te gêner pour ton roman, fit-il
sans lever la tête, de sa voix neutre.
— Beaucoup, répondis-je.
Son animation était tombée. J’attendais de lui un commentaire
plus direct, sinon plus chaleureux.
— Le roman s’accommode mal de trop de rigueur, fit-il, toujours
objectif. Le roman facile.
— Ai-je l’air de chercher la facilité?
Sans me répondre, il referma le cahier. Un moment passa.
— Où en es-tii?
Je fis un geste vague :
— Je déchire beaucoup.
Cette fois, il me regarda.
— Le roman de la connaissance! fit-il. J’y ai souvent pensé moi
aussi... Le paroxysme de l’événement, qui est effacement de l’évé¬
nement. On ne peut pas décrire un effacement.
40 La Fosse de Babel

— On peut décrire un paroxysme.


Sa voix s’affermit :
— A quel prix et à quoi bon?... En le décrivant on le manque.
C’était aussi son sujet. Le dernier événement placera le dernier
romancier devant la gageure impossible de le décrire et de le
vivre.
Drameille sourit avec une étrange jeunesse, mais c’était seule¬
ment sa bouche qui souriait, non ses yeux.
— Lorsque saint Paul débarqua en Grèce, dit-il, il s’étonna de
voir les Grecs s’assembler tous les jours sur la place publique pour
attendre et commenter les nouvelles. C’est que pour saint Paul,
depuis longtemps, il ne pouvait plus y avoir de nouvelles, sauf une
seule, celle du second et dernier avènement du Christ... J’ai long¬
temps rêvé du roman de saint Paul enfermé dans cette vision et
quand même obligé de vivre. Obligé d’avance de vivre ce dernier
instant dans chaque instant.
— Et tu n’en rêves plus?
— Je ne sais pas, fit-il.
Mais il se reprit presque tout de suite.
— Non, dit-il.
— Eh bien moi, lui dis-je, j’en rêve encore. Je veux savoir ce
que devient le roman lorsque l’intelligence infinie de saint Paul se
faisant romancier transcrit en tout instant la vision du dernier
instant et remplit ainsi tellement le temps qu’elle l’arrête. Et je
veux savoir aussi ce que devient la vie de saint Paul lorsque cette
transcription s’y ajoute et arrête aussi cette vie. J’essaie depuis
deux ans et je m’y perds. D’accord. Mais c’est alors que je me
demande si ce n’est pas cet échec qui est le vrai drame de saint Paul,
celui dont personne ne parle, celui de saint Paul romancier sans
roman, et que Dieu tente encore plus en le sortant brusquement
de la durée, au cours de ses voyages, et en lui faisant faire quatre
ans de prison... Devenir stérile par excès de plein, non de vide!...
Je veux savoir quelle est l’issue.
Il me regarda avec amitié.
— Il n’y en a pas, dit-il.
— Si, lui dis-je.
— Qu’importe l’écriture?
— Elle importe beaucoup.
— Tu n’écriras jamais le drame de l’intelligence individuelle,
car il est dans sa nature de ne pouvoir être écrit. Si saint Paul
n’avait vécu la seconde venue du Christ qu’en lui-même et non
La Fosse de Babel 41

dans le monde, tu ne connaîtrais rien du drame de saint Paul, tu ne


connaîtrais même pas le nom de saint Paul lui-même. Ce qui compte,
ce n’est pas le drame de l’intelligence individuelle, mais celui de
l’intelligence collective.
— Saint Paul a bâti une Église et il a échoué.
— Justement, fit-il en posant ses yeux sur les miens. Il faut
bâtir une Église et ne pas échouer...
Nous étions arrivés, une fois de plus, au terme de notre perpétuel
débat.
— Et voici déjà la nouvelle théologie, dit alors Drameille d’un
accent profond, en mettant ses mains à plat sur mes notes, les yeux
baissés.
Cette fois mon cœur battit violemment. Je n’avais attendu de
Drameille qu’un assentiment intellectuel qui avait toujours son
prix, mais cette fois, bien au-delà de l’approbation ou de la sympa¬
thie, il était entré dans mes pensées les plus secrètes et en avait
deviné le dernier prolongement.
— Tu crois? demandai-je.
Son regard s’était éteint. Il l'avait éteint. Parfois il paraissait
ainsi partir pour de courtes absences. D’un air machinal, il reprit
mon cahier, le replaça à sa droite sur la pile de textes dont il l’avait
extrait. Son poing se serra sur le presse-papiers.
— Tu as sûrement trouvé quelque chose, dit-il.
Tout son corps immobile était appuyé sur ce poing.
Je tournai ma satisfaction en plaisanterie.
— Je n’en vois pas encore l’application, même à la supra-
politique, dis-je avec bonne humeur, mais son air sérieux me
frappa.
— Il n’est rien de plus urgent que de proposer une nouvelle
procession de Dieu, dit-il, et de découvrir en elle la vraie place de
la Femme... L’ancienne passion est morte.
— Je le sais, lui dis-je.
Je l’avais touché à son seul point sensible, celui de son échec en
amour, dont il avait fait une victoire. Mais ce n’était pas trop pour
lui d’en faire la victoire même de Dieu. Que voulais-je dire en
parlant de la « féminisation » du Fils? D’abord qu’au Père et au Fils
de l’ancienne trinité il fallait ajouter la Mère et la Femme, que deux
mille ans de fausse guerre sur la terre ont défigurées. Seule cette
structure est complète et tourne réellement sur soi. Ensuite qu’il
fallait voir le retour, la divinisation du Fils comme une lente inté¬
gration en lui de la Femme. Toute l’ignorance, tout le désordre des
42 La Fosse de Babel

temps actuels, tiennent à leur invasion, ou plutôt leur investisse¬


ment, par les formes extérieures et agressives de la féminité. Pour
mesurer la hauteur d’une civilisation ou d’un homme, cherchez au
contraire en eux la femme cachée, la femme passive, la femme
céleste...
— Le cadavre de Rome sera bientôt froid, continua Drameille.
Il y a déjà une grande place vide dans le monde... Malheur à ceux
qui ne la prendront pas. Et malheur à ceux qui la prendront.
Je n’avais pas à m’étonner qu’il ne retînt de mon texte que ce qui
touchait au drame du monde et non au drame de l’homme. Lui
qui n’aimait pas, ne voulait pas être aimé et sans doute n’aimerait
jamais, lui qui se contentait de prostituées et réduisait l’amour à
l’exercice impersonnel, ascétique et rapide du plaisir physique, mais
dont la vigoureuse et saine imagination suppléait à tous les man¬
ques, il méprisait trop les femmes modernes pour s’attarder aux
éclats individuels de l’amour. Quelle ancienne blessure cachait ce
mépris? Il avait, disait-il, maîtrisé le sexe. C’était beaucoup dire.
Concédons-lui pourtant cet avantage. Mais il fallait l’entendre
parler du drame sexuel du monde dans ses rapports avec le drame
guerrier et religieux. Pour les Américains, la femme est encore la
Mère sadique, dominatrice, rigoureuse. Les Américains sont des
enfants qui n’ont pas encore assez vécu. Pour les Orientaux, la
femme est déjà la Fille masochiste, soumise, effacée. Les Orientaux
sont des vieillards qui ont déjà vécu de trop. Entre ces deux extrê¬
mes, en ce miraculeux point d’équilibre où la vie idéale n’atteint
que pour sombrer, les Européens veulent que la femme soit réelle¬
ment et seulement Femme, une harmonie complète, une complexité
sans fin. C’est une utopie. Mais, jusqu’aux confins du monde, et
sans que les guerriers le sachent, c’est cette irréelle et prestigieuse
royauté de la femme d’Europe qui prend partout le relais de la
puissance déchue de l’homme blanc. C’est elle qui va jeter dans la
guerre tous les conquérants, ignorants ou blasés, venus des terres
vierges ou des terres mortes...
Comme s’il était insensible à l’étrangeté de ses paroles, Drameille
alluma posément une cigarette et dit :
— Dans la vie, il faut choisir d’être corrupteur ou corrompu...
Il n’est rien de plus corrupteur qu’une théologie bien faite...
En même temps il eut un sourire fugace et plein d’ironie.
— Une théologie de la Femme, précisa-t-il.
Très à l’aise, il me jeta un bref coup d’œil, baissa les yeux,
s’enveloppa à nouveau de fumée et vint enfin droit au but.
La Fosse de Babel 43

— Il faut fonder ce groupe, dit-iL J’espère que tu ne repars


plus.
Je pensais : Pourquoi corrompre? L’intimité du couple latin
est la plus haute réussite humaine. La passion du couple latin est
le drame humain le plus haut.
— Je ne sais pas, lui dis-je. J’essaie de sauver mon affaire
d’Argentine, qui est presque morte.
— Laisse-la mourir, dit-il avec tranquillité.
Il posa sa cigarette au bord du cendrier, croisa les bras et me
regarda.
— Je suis un homme sérieux, dit-il.
— Je n’en doute pas.
— Si l’affaire von Saas-Santafé démarre bien, nous aurons, dans
quelques mois, de quoi travailler à l’Est et pas seulement à l’Ouest...
— Un deuxième million de dollars.
— Une partie de ce deuxième million.
— L’esprit se fait cher, aujourd’hui, en Europe.
Il m’opposa une patience glacée :
— Je suis un homme sérieux, répéta-t-il.
Il n’est rien de plus fécond qu’une méditation sur les homologies
inverses que l’on peut tirer d’une juste vision de la structure abso¬
lue. L’Ouest est insurpassable, l’Est est inépuisable. Drameille
croyait à la fatalité du conflit entre Jaunes et Blancs, mais ce conflit
qui n’avait pas d’issue dans le champ de la puissance, où se perpétue
la dualité, avait au contraire un sens suprême dans le champ de la
connaissance, qui veut le triomphe de l’unité. Il fallait dégager ce
sens, le diriger, l’incarner. Quel était-il? Celui de l’unification reli¬
gieuse du monde, de la création d’une caste universelle d’hommes de
philosophie et de religion, dont l’Occident, grâce à nous, et quel que
fût le sort des armes, serait l’initiateur. Annoncer et créer, pour le
monde entier, ce qu’il appelait le communisme sacerdotal, tel était
le but de Drameille.
— Sauf pour une infime minorité, dont nous sommes, l’incapa¬
cité de la race blanche à s’ouvrir au vrai communisme est, dit-il,
un fait définitif, et cette incapacité procède d’une seule raison :
l’épuisement de l’intellectualité et du psychisme collectifs de la
race blanche. L’enseignement obligatoire a multiplié l’idiotie
raisonneuse : il aboutit au culte de la publicité. La démocratie a
multiplié les gestes de la solidarité : elle les vide de leur chaleur...
Mais, ajouta-t-il, de même que la rénovation de l’intellectualité
collective va passer par le monde jaune, celle du psychisme collectif
\4 1m Fosse de Babel

va passer par le monde noir. Je suis d’accord avec Lénine : c’est par
l’Afrique que l’Asie va tourner l’Europe... Cela dit, c’est quand
même la minorité européenne, dont nous sommes, qui détient
d’avance, en esprit et en acte, toutes les clefs. Quand une race a
fini de fructifier, son germe s’enfouit et s’exalte...
Le renouvellement de la caste des guerriers par le communisme
et le fascisme aura été le fait capital de la première moitié du
xxe siècle, dont la deuxième renouvellera de même la caste des
prêtres, en sorte que la complète remise en ordre des castes : prêtres,
guerriers, technocrates et travailleurs, dominera sûrement le siècle
prochain, même si celui-ci est encore tout étourdi du grand fracas
de la guerre des races. Dans ce grand changement, il est clair que
l’Europe cesse d’être le pôle de la force. Drameille voulait qu’elle
devint celui de l’esprit. En se dégageant de tous les mouvements de
masse, il fallait alors grouper secrètement, au-delà de toutes les
idéologies, la minorité européenne déjà consciente de sa future
prêtrise. Il fallait aussi, sans plus attendre, lui agréger, non moins
secrètement, une élite de Jaunes et de Noirs.
Le démarrage de l’action Santafé-von Saas était maintenant tout
proche et une répartition précise des tâches avait été étudiée.
L’idée initiale avait été développée, durcie, affinée. Le plan de
Drameille débordait l’Amérique, il atteignait l’Afrique. Il fallait
faire monter partout la qualité de la puissance et de la connaissance
dans le monde. Von Saas, qui était exclusivement un guerrier, aurait
pour mission de pousser à leur limite, en Amérique, c’est-à-dire
au point le plus vulnérable mais aussi le mieux pourvu, les conflits
de puissance. Là-bas, en se limitant à l’espionnage, les Russes se
montraient ridiculement timorés. Drameille voyait déjà von Saas
créer aux U. S. A. des centaines de foyers de rébellion et de répres¬
sion d’où sortirait un flot continu d’hommes seuls et d’argent.
Santafé, plus méditatif, plus profond que von Saas, jugerait ces
hommes et adresserait les meilleurs à Drameille qui les joindrait
aux anciens activistes d’Europe déjà libérés et leur ferait ense¬
mencer le monde. Drameille s’interrogeait sur Santafé qui était à
ses yeux le premier de ces hommes. Un jour il faudrait, pour mieux
le centrer, l’admettre dans le groupe. Pourquoi non? Santafé aimait
la vie, certes, mais il aimait aussi les idées. Il les aimait assez pour
ne pas se contenter de jouissances basses. D’ailleurs, les jouisseurs
sont perspicaces. Et Santafé était en plus un jouisseur chaleu¬
reux. Drameille eût voulu déjà le voir en Afrique noire, où sa place
était marquée. En attendant, von Saas et Santafé viendraient en
La Fosse de Babel 45

Europe tous les trois mois, pour rendre compte. L’action se déve¬
loppait vite. Drameille comptait lui-même partir pour la Chine
cette année même. J’y partirais avec lui, si je voulais.
En homme habitué aux pensées vastes, Drameille parlait avec
tranquillité, comme s’il exprimait des idées reçues, de claires évi¬
dences. Une fois pour toutes, il s’était dépouillé de ces masques que
sont la peur du ridicule, l’ironie négative, l’humüité. Pourquoi ne
pas oser? Toutes les révolutions religieuses, à leur début, ont
conjoint l’ambition la plus folle à la précarité misérable des moyens.
— Il faut être aussi fatigué que la curie romaine, dit-il, et mettre
comme elle la religion au plus bas pour s’imaginer que l’actuel
conflit russo-américain est un conflit religieux. Dans leur marxisme
dégradé et bassement industriel, les Russes sont d’accord, en pro¬
fondeur, avec la philosophie productivité des Américains. C’est
la lutte de Rome et de Carthage, un simple conflit d’ingénieurs...
Je hais les ingénieurs, dit-il.
« Devant les Russes et les Américains, dit-il encore, nous sommes
dans la situation des premiers Chrétiens devant les factions
romaines de la décadence. Ils n’avaient pas à prendre parti. On
les tolérait, on les exterminait, on les tolérait à nouveau. Du point
de vue de l’esprit, ces opportunités sont secondaires. J’attends le
moment où les Russo-Américains, enfin unis, essaieront de défendre
leur civilisation de robots mécaniques contre une autre civilisation,
celle des robots religieux, déferlant des plateaux mongols, des
rizières chinoises ou des déserts d’Arabie, et poussant devant eux
leurs esclaves fanatisés d’Afrique. Le communisme asiatique
proposera au monde la civilisation de masse la plus rude, la plus
perfectionnée, la plus scientifique, la plus exaltante, la plus étouf¬
fante qu’on ait jamais connue. Mais la nouvelle Rome, cette fois,
sera sous les décombres de Paris, dans des caves ou des catacombes,
comme l’ancienne, et persécutée comme elle. Je me sens déjà vivre
dans ce Paris enseveli, réduit enfin à l'état purl Les hommes comme
moi y seront beaucoup plus à l’aise que dans celui des couturiers
pédérastes et des abrutis milliardaires, fit-il d’un ton uni. Et j’ima¬
gine assez bien les Champs-Elysées troués par les bombes et envahis
par des fourrés obscurs où les nouveaux hommes d’ici voisineront
avec des bêtes sauvages et nobles qui leur rendront le goût de la
liberté...
Il reprit sur la table l’enveloppe contenant les faux papiers de
Jansen et la mit dans la poche intérieure de son veston.
— Je n’accepte pas l’imprévu, dit-il, c’est trop banal. Des faux
46 La Fosse de Babel

papiers, j’en ai et j’en aurai. Des domiciles clandestins aussi...


Aujourd’hui, à Paris, on s’arrache les chambres de bonne, au
huitième étage. Personne ne songe à louer les caves. C’est un des
signes d’aveuglement dont parle l’Écriture.
— Et tu en as déjà loué beaucoup? demandai-je, étonné.
— Loué et même acheté. Et d’excellentes. J’y installe quelques
vieux meubles et une ronéo, une presse à main. Et j’en profite pour
me faire connaître et apprécier, sous un nom inconnu, de mes
futures concierges. Les cataclysmes sont toujours conservateurs,
fit-il avec le même sourire. Et les concierges dont, en pareil cas,
la parole vaut de l’or, les concierges survivent toujours.
Cette fois, il se mit à rire. Je ris aussi.
— Tu me feras visiter tes caves, lui dis-je. Tu romantises un
peu...
— Ne porte pas de jugement trop tôt, me répondit-il. Attends
de connaître Poliakhine et d’Aquila, et les autres... Dans quelques
mois, si nous avons assez d’argent, nous irons en Chine grâce à
Poliakhine, commencer le vrai travail. Il connaît déjà là-bas pas
mal de monde.
— Et l’abbé d’Aquila ira aussi?
— Pourquoi non?
— Est-il d’accord avec toi sur la fin de Rome?
— Il la souhaite et il l’attend.
— Toute maison divisée contre elle-même périra. Faut-il
comprendre qu’il est d’accord aussi avec l’incendie?
— Pourquoi non, répéta-t-il, puisqu’il croit à l’enfer? A l’enfer
sur terre et non dessous, comme l’enseignera la nouvelle théologie?
Poliakhine était pour lui le dernier prophète juif et d’Aquila le
premier prophète occidental. La dernière flambée de l’ancien
Israël allumait la flamme du nouveau.
— Attends de les connaître, me dit-il à nouveau.
Mais en parlant de Poliakhine, communiste avancé, il m’amenait
de lui-même à hasarder une question :
— Poliakhine connaît-il Pirenne?
Il marqua un imperceptible retrait.
— Ne louche pas à Pirenne, dit-il, le visage fermé.
— Je ne te comprends pas, lui dis-je.
— Il est devenu très orthodoxe.
— Quand lui as-tu parlé pour la dernière fois?
— A Moscou, lors de mon voyage. Il travaillait là-bas aux
laboratoires de physique et de biologie du professeur Gerson.
La Fosse de Babel 47
— Je sais. Depuis, il est rentré.
— C’est possible... Comment le sais-tu?
— Nous nous sommes écrit deux ou trois fois... Il comptait
justement partir pour la Chine.
Il secoua la tête.
— Ne touche pas à Pirenne, répéta-t-il d’une façon presque
mécanique et d’une voix où bougeait une sorte de rancune. C'est
un Asiate, fit-il. Entre Poliakhine et lui il n’y a rien de commun...
Un Asiate, il voulait dire un homme réfractaire à l’intelligence
trop active, corrosive, aventurière des Occidentaux, un homme
des masses, un ennemi. Mais moi, pensai-je, je n’ai plus d’ennemis.
Drameille m’observait en silence. Il s’était remis à fumer.
— Alors, que décides-tu? me demanda-t-il.
J’hésitai encore :
— Laisse-moi réfléchir pendant quelques jours... Je voudrais
écrire.
A nouveau silencieux, il hocha la tête, mais ses yeux se voi¬
lèrent.
— Tu écriras aussi... si tu peux, murmura-t-il d’une voix à la
fois si compréhensive et si détachée qu’un verdict capital du destin
me disant : « Tu n’écriras plus! Tu ne pourras plus écrire! »
ne m’eût pas bouleversé davantage.
Je me levai. Il fallait que je parte. Mais je m’en voulais de cette
émotion. Comment cet homme si joueur, si composé, semblait-il
soudain se dépouiller de toute armure et jeter toutes ses armes?
Je croyais avancer, il m’attendait partout. Dans ce dépouillement
aussi, il m’avait précédé.
— Ce qui me gêne, lui dis-je gauchement, c’est que l’on ait
besoin de l’argent de von Saas. Je crois aux responsabilités que la
moindre idée, la moindre pensée, nous font assumer dans l’invi¬
sible... A plus forte raison si l’on accepte de l’argent qui aura été
payé par du sang.
Il était resté assis et leva sur moi des yeux pleins d’innocence :
— Nous y avons tous beaucoup réfléchi.
— Je ne sais pas, fis-je, sincère.
Il tressaillit et son regard me transperça.
— Tu n’ as pas le droit de dire cela, me dit-il avec une douceur
que sa contrainte me rendit poignante. Pour l’affaire von Saas-
Santafé, j’ai mis des nuits à me décider. Et puis je me suis dit qu’il
fallait laisser les guerriers se servir des armes de la guerre. Après
tout, c’est la loi! Et je me suis dit aussi, plaida-t-il avec une
48 La Fosse de Babel
véhémence soudaine, qu’il y avait bien d’autres aventures mali¬
gnes, dans le monde, contre lesquelles je ne faisais rien, toi non
plus. Et puis, pourquoi malignes? Il faut bien injecter la rage aux
cobayes. Et pourquoi le faut-il? Pour voir, simplement pour voir.
C’est voir qui est une fin en soi. Alors moi je n’approuve rien, je
n’encourage rien, je regarde. Je regarde comme Dieu fait de l’ordre
ou du désordre du monde, sans y être pris. Je regarde comme il
me regardera un jour, si je suis mis tout nu dans la fourmilière
chinoise, où d’ailleurs je me regarderai aussi. Et c’est encore ce
regard qui m’engagera plus que tout... Tu n’es pas d’accord?
Je passai mon pardessus :
— Tu ne crois pas que nous parlons un peu trop de Dieu en ce
moment?
— Nous sommes Dieu, dit-il. Malheureusement, nous sommes
aussi le cobaye universel. Cela nous donne en plus quelques droits...
Au revoir, vieux frère, fit-il, vite détendu. A demain. N’oublie
pas de passer rue Scheffer cette nuit...
Que pouvais-je lui répondre? La réponse aux questions qu’il
posait ne s’exprimerait elle non plus jamais par des mots. En des¬
cendant l’escalier, je me contentais de mesurer, sans l’envier,
l’étrange force de Drameille. La réponse était dans une certaine
qualité de ce silence intérieur dont il parlait, justement, et de la
pitié que ce silence donne pensivement à la souffrance du monde.
Mais j’entendais protester Drameille : le vrai silence est transpa¬
rent. Qui peut être sûr de la pureté d’une pitié?
Sur le trottoir de la rue de Clichy, des ombres pressées me bous¬
culèrent sans me tirer de mes réflexions. Agir, ne pas agir, là n’est
pas le problème, et la vie est ailleurs. Je n’étais qu’une ombre
parmi des ombres, mais je sentais bouger en moi ce monde ultime
où la pensée devient acte et purifie le monde, sans geste ni parole,
toute seule, par la seule vertu de sa rigueur, et par une claire
magie.
II

Quelle sorte d'être est celui qui ne s'attache


à aucune chose?
Je vous le dirai lorsque vous aurez avalé
d'un seul trait toute l’eau de la rivière de
l'Ouest.
Dialogue Zen.

7. Suis-je un homme immobile?

Si je pouvais me contenter d’une vie purement contemplative,


il y a longtemps que je me serais enfermé dans un monastère.
Mais l’expérience m’a montré qu’il n’existe nulle part de monas¬
tère pour moi dans le monde. Je n’ai passé en tout que quelques
semaines chez les bénédictins de la Source, à Auteuil, et si je me
suis arrêté deux ans à Montserrat, ce ne fut pas pour y trouver la
paix de l’esprit mais la tranquillité du corps : le roman que j’y
terminai, les études que j’y poursuivis firent de moi l’être le plus
divisé, le moins soumis, le plus ardent. Il est bien des façons d’être
immobile. Immobile, je l’étais, je paraissais l’être. Les hommes les
plus torturés par l’impossible peuvent passer pour être en repos,
mais leur passivité met en action, dans l’invisible, les forces les
plus puissantes. « C’est l’étude de la Loi qui soutient le monde »,
dit la Kabbale. Dans le silence des longues nuits, lorsque j’avais
tendance à me décourager, j’ai souvent médité sur ces mots.
En partant en 1948 pour l’Argentine, où Lopez m’appelait, j’ai
obéi à des sentiments mineurs. A Montserrat, la gentillesse des
moines, dans sa transparence, manquait d’éléments dramatiques.
D’ailleurs mes travaux me laissaient très seul : à la longue l’isole-
50 La Fosse de Babel
ment intellectuel rend nomade. En fait, l’Argentine ne fut pour
moi qu’un autre monastère, mais immense. Cinq années durant,
je fis là l’expérience d’un pays statique, exactement ce qu’est en
Europe la Suisse, centre immobile du tourbillon occidental. Je
passais trois mois dans la prairie, un mois à Buenos Aires. Ce
rythme était le bon. Il ne bousculait pas les routines dont le corps
a besoin, il ne le laissait pas non plus s’attacher trop étroitement
à un paysage, un foyer, une femme. Dans l’entre-temps, je fus
chargé par le gouvernement argentin d’une mission archéologique
dans les Andes, près de la frontière bolivienne. J’y réveillai de
vieux souvenirs, mais ils ne me retinrent pas, et je revins chez
Lopez. Cinq années passèrent, voilées par la tristesse à peine
sensible de l’exil. Loin de l’Europe, ma philosophie dissolvait
tout fait, tout événement, tout objet, sauf mon corps, qui semblait
mener librement sa vie, loin de moi, et que nul regard ne réduisait
à merci. Mais au fond de lui-même mon esprit s’enchantait des
exigences de mon corps.
Les difficultés de Lopez commencèrent avec la dévaluation du
peso. Au début de 1953, au moment où je recevais les lettres
pressantes de Drameille, nos banquiers européens rappelèrent
Lopez pour certains pourparlers, mais il était fatigué par une
longue vie d’aventures et me demanda de partir à sa place. La
pensée de ce retour devait cheminer en moi depuis longtemps car
j’acceptai sans hésiter, avec cette sorte de joie que fait naître en
nous l’annonce des changements hasardeux...
La plupart des Européens émigrés et déracinés, même ceux qui
ont de bonnes raisons pour tourner en dérision le mal du pays et
ne pensent à leur ancienne patrie qu’avec colère ou dégoût, ont
noté que la fin de leur troisième année d’exil marquait le commen¬
cement d’une crise de langueur qui contredisait leurs affirmations
tranchantes. Cette crise dure plus ou moins longtemps. Fort peu
chez les boutiquiers, les affairistes : leur patrie c’est l’argent;
dès qu’ils en gagnent, ils sont chez eux, et leurs mélancolies font
partie de leur luxe comme leurs voitures, leurs tableaux, leurs
maîtresses. Au contraire, chez les manuels et les paysans, la crise
peut durer tout le reste de la vie : ils sont comme des animaux
transplantés et emprisonnés qui dépérissent lentement. Mais
c’est chez l’intellectuel que la crise est la plus violente, sinon la
plus durable. L’intellectuel européen tout cuirassé d’idées qui
débarque à Rio ou à Buenos Aires se prend volontiers pour un
conquérant ou un pionnier. Mais dans ces pays où les enfantillages
La Fosse de Babel 51
et les agitations de l’américanisme se posent encore sur un fond
d’instincts archaïques plutôt paresseux, les idées ne s’enracinent
pas encore, elle s’enlisent. Ou plutôt, dans cette terre riche, épaisse
et molle, la germination des idées est si lente qu’elle échappe à
nos impatiences d’hommes, elle n’appartient pas au temps des
hommes, mais du monde. Aussi l’intellectuel, là-bas, redevient-il
assez vite fidèle à l’Europe, à son ancienne idée de l’Europe. Au
début, le matin, alors que je m’enfonçais à cheval dans des champs
d’herbe plus vastes que la France et que le souvenir de cette petite
nation emportée par l’histoire et écrasée par un trop long passé eût
dû se perdre dans le présent immobile de ces horizons géants, je
me surprenais à chercher dans le fond limoneux de l’air le goût
compliqué mais limpide de l’irritante électricité parisienne. J’ai
longuement marché dans cet espace sans bornes que j’ai trouvé
partout identique à lui-même, car je n’y posais que d’éphémères
jalons. J’y ai vu venir et passer vingt saisons, pendant que verdis¬
sait et se fanait l’herbe yaragua dont le parfum est doux et presque
balsamique. J’ai durement appris que cette terre plate et indéfinie,
puissante et grasse, peut devenir la plus effroyable des prisons,
qu’elle le devient même sans faute pour tous ceux qui ne sont pas
encore assez présents à eux-mêmes pour n’être plus jamais prison¬
niers nulle part... Au début, j’ai fait ce qu’ils font tous, les intoxi¬
qués de l’histoire ancienne 1 J’imaginais des retours triomphants!
Je n’étais parti si loin que pour décanter mes idées, les épurer, en
durcir la pointe! Pour son sacre, la pensée libre et active exigeait
l’étroite compression des villes européennes, seule l’Europe était
avancée, seule elle était vivante 1 Et même pas l’Europe, Paris,
Paris tout seul, ma forêt à jamais dévirginisée, ma jungle, mon
maquis, mon ardent cimetière!... Certains soirs, alors que je venais
de recevoir les premiers exemplaires des Yeux d'Ézéchiel et que,
confirmé à moi-même par cet enfantement, je me désolais des
plaisirs provinciaux de Cordoba ou de Tucuman, j’ai appelé vers
Paris, j’ai crié vers cette ville agonisante. Je lui ai rendu tous ses
prestiges, je l’ai vidée de tout son peuple vaniteux et bêtement
cruel, de ses trafiquants sans audace et de ses blufîeurs sans esprit,
je l’ai lavée et purifiée dans une dure lumière. Mais cette lâcheté
n’eut qu’un temps. Nul n’est prophète en son pays. Il n’y aura
plus de triomphes. Des martyrs peut-être, et tellement obscurs!
L’Europe est la terre promise de tous les errants du monde, sauf
des Européens. Mais voici, pour qu’elle le soit vraiment, il faut
d’abord que les Européens en fassent une terre sainte. L’Europe
52 La Fosse de Babel

n’est plus aujourd’hui que dans quelques Européens qui sont partis
croyant pouvoir emporter avec eux leur patrie d’Europe, et qui
sont revenus. Ils rentrent au cours d’un crépuscule sans prestige,
comme celui-ci, et nul ne les attend ni ne les célèbre. Ils n’ont connu
au loin le plus grand exil que pour en connaître chez eux un plus
grand encore. Ils sont déracinés de ce sol et ne s’y enracineront
plus. Ils viennent seulement porter leur guerre nouvelle dans ce
musée de guerres mortes. Faut-il penser que c’est ici, sur ces terres
déjà gagnées par la mort, que l’on peut le mieux s’exalter de
l’énigme de la vie? Oui, il faut le penser...

8. Une longue marche.

De chez Drameille à la rue Schefîer, comme si je voulais éviter


ce soir ce raccourci abrupt qui me précipite, sans que je le sache,
du passé le plus enchaîné dans le plus astreignant avenir, mon
itinéraire passe par une banque du boulevard Haussmann puis
par le quartier Latin et la rue de la Source, et un instinct savant me
porte, qui est celui des vieilles protections qu’on croit inutiles.
Le temps est beau. Au sortir de l’été austral et de sa démesure, le
printemps parisien me rend à un monde modéré, frais et doux, où
les anciennes passions, lavées comme ce ciel, prennent des teintes
claires. Les marronniers verdissent à peine. Les corolles des fon¬
taines s’ouvrent doucement. Ce printemps-là, qui vient sans hâte,
ne fait courir sur Paris aucun frisson qui ne soit attendu, aucune
caresse dont l’habitude n’ait déjà épuisé le plaisir. Je me demande
comment ma jeunesse a pu croire à l’importance des saisons de
Paris.
Je marche lentement, et c’est bien en effet ce qui me frappe le
plus : cette ville n’a plus d’âge. Sur elle, non pas morte mais
immuable, le temps désormais est suspendu, son histoire est
finie, elle contient son plein de gloires et de fastes, et nous n’y
sommes plus reçus qu’en étrangers indifférents et inutiles comme
ces touristes dans les cathédrales trop visitées où l’esprit n’habite
que l’inanimé... Pourtant, cette fois encore comme les autres
fois, lorsque je franchis les grilles dorées du Luxembourg et que
je vois la nuit tomber sur la fontaine de Médicis, je sais que toutes
les joies et les ardeurs de mon adolescence ont été reçues par cet
Lu Fosse de Babel 53
air et par ces pierres et y sont à jamais incorporées. Moi seul le sais.
Le bruit de la rue me parvient à peine. J’écoute mon cœur battre
dans le cœur pétrifié de Paris...
L’homme qui a dominé ma vie, le Père Carranza, était un homme
de rigueur et non de facilité et de clémence. C’est lui qui extirpa
de ma vie le divertissement, l’érudition, les automatismes, tout
ce qui empêche de vivre et de grandir le Moi réel. C’est lui aussi
qui m’apprit que si la science n’est pas une épreuve de force entre
notre corps et nous, elle n’est rien. C’est lui enfin qui me livra la
clef de ce monde de la transfiguration, qui n’est pas un arrière-
monde mystérieux mais le vrai monde, celui dont la « nature »
nous tient exilés. Bien entendu, toute vie est toujours une longue
montée tâtonnante vers quelque chose, vers plus de science cer¬
taine, de vrai savoir. Encore faut-il s’en rendre compte. Au début,
je me battis violemment contre le Père. C’est que la rigueur ne
m’était pas naturelle. Je ne savais même pas réduire les êtres, les
lieux et les choses que j’aimais à leurs fonctions abstraites. Je
m’extériorisais trop. J’ai été longtemps un mystique. Aujourd’hui
les mystiques m’ennuient. Par une pente trop facile, mes études
d’archéologie m’avaient conduit au symbolisme, à l’astrologie, à
l’ésotérisme. J’y avais acquis le sens de l’universel, mais j’y
répétais souvent des leçons mal comprises. Le Père balaya d’un
coup le fatras des dogmes, des formules, des mots mythes. J’étais
aussi d’une sensibilité ultra-féminine à la poésie, au style débridé
et vaguement délirant des modernes, enchâssé de mots rares et
roublards, et que l’on confond avec le lyrisme de la durée enfin
comprise et revécue. Quand je rentrai de Chaldée, je ramenais dans
mes bagages quelques kilos de textes en écriture automatique,
d’une poésie sauvage, et que le Père jeta au feu, ne gardant que
mon manuscrit sur les déluges, encore passablement cafouilleux.
Le Père ne se connaissait qu’un ennemi : le désordre. De sa voix
sèche comme sa lande aragonaise, il disait : Dans la vie tout a un
sens, qu’il faut trouver, même le moindre fait, le moindre accident,
à plus forte raison la guerre, le blasphème, la maladie, la folie
et la mort. Il n’y à jamais de temps perdu, jamais d’inattention de
Dieu. La vie ne connaît ni gaspillage, ni hasard. Le déchet d’aujour¬
d’hui est l’engrais de demain. Et, d’un ton plus coupant que
démonstratif, lui qui ne donnait jamais d’exemples concrets,
mais qui me faisait parfois la grâce d’une citation, il ajoutait :
Ce n'est pas parce que les nuages se rencontrent que l'éclair jaillit,
c'est afin que l'éclair jaillisse que les nuages se rencontrent. Depuis,
54 La Fosse de Babel

je me suis rappelé souvent cette phrase, qu’il empruntait aux


Étrusques, et qui était l’un des premiers théorèmes de son caté¬
chisme personnel, qu’il me faudra bien rédiger un jour en souvenir
des temps bienheureux de Barcelone et du petit logement de la
place Medinaceli, quand les bombes tonnaient. Mais, après cette
affirmation finaliste dite sans le moindre enjouement, il rouvrait
soudain tout grands ses yeux de feu et ajoutait d’une voix distraite
qu’il n’y avait quand même aucune finalité dans la vraie vie, aucune
providence, et que seuls les ânes, et surtout les ânes romains,
parlaient, au sens moral, de la bonté de Dieu. Alors les jeunes
moines s’enfuyaient en se signant. Dans le monastère, on le respec¬
tait et on le craignait, car les enfants l’aimaient et il lisait les
pensées et les présages. Dès qu’on avait conquis sa confiance,
c’est-à-dire dès qu’il vous savait, en toute sûreté de conscience,
prédestiné à sa gnose, ses terribles facultés critiques faisaient place
à la plus constructive pédagogie. Après quelques années d’orage,
ce fut lui qui me ramena à la science initiale, celle du corps et de
l’expérience réellement vécue, que la tradition primordiale,
aujourd’hui perdue, codifia jadis, longtemps avant que naquissent
les philosophies. La permanente présence à soi dont il m’apprit
la technique — elle implique le perpétuel rappel à soi de la cons¬
cience — constitue la première clef de l’expérience transfigurante.
Elle est aussi le premier secret de toute concentration, de tout
avancement, de toute purification. Il insistait sur ce dernier mot
que les moralistes emploient sans le comprendre. Au pôle inférieur
de l’homme et du monde, la banalité quotidienne accumule les
déchets. Toute survie, toute montée sont une lutte pour la subli-
misation des déchets. Il en est de grossiers, que l’amour physique
bien mené élimine. Il en est de subtils, que seul peut détruire le
feu diluvien de l’adoration, de l’illumination. Peu d’hommes
savent qu’il y a là un grand mystère : le combat de la terre et du
feu. Encore bien moins le vivent dans la clarté. Moi-même, long¬
temps, je me suis contenté de transfigurer, de purifier des sensa¬
tions, des images, ce qui est déjà beaucoup, mais qui, lorsqu’on
apprend plus tard à transfigurer, à purifier des concepts, des idées,
n’est plus rien. Souvent, les premiers mois, à Montserrat, me pro¬
menant au bord du précipice au fond duquel coule le Llobregat,
à un endroit d’où l’on découvre un des plus beaux paysages du
monde, si beau même que le Moi à force d’y être dilaté se ressaisit
et s’exalte, j’ai rappelé à moi, par besoin d’exercice et comme pour
vérifier, près de l’autel intérieur, la présence de l’éternelle Vestale,
La Fosse de Babel 55
ces forces du feu. Le rouge des schistes abrupts, les verts contrastés
des pins et des chênes servant d’assise, sur un côté, au bleu noir
du ciel, puis, de l’autre côté, la vaste ouverture des vallonnements
pierreux, jusqu’aux lointaines Pyrénées, je les voyais chaque fois
avec l’œil vierge du démiurge créant le monde dans l’instant où
il le perçoit, quand il n’a pas à chercher si ce monde est en lui ou
hors de lui, car il est à la fois le centre et l’enveloppe du monde.
Toutes ces- expériences réitérées m’étaient chaque fois une nais¬
sance. Jamais je n’avais vu de pareilles couleurs. Chaque fois elles
me paraissaient plus nuancées, plus intenses, plus vivantes. Je
lavais le monde, je le purifiais. Je me lavais et purifiais moi-même.
Je me revirginisais aux couleurs, jamais jusque-là je n’avais réelle¬
ment vu un tableau ni pénétré dans l’univers de la peinture. J’ai
fait des dizaines de fois la même observation dans la chapelle
grise et or, sans me demander s’il me fallait un don particulier
pour trouver quelque agrément au baroque espagnol polychrome,
qui était, malgré le miroitement des vitraux au soleil levant de
matines, affligeant de laideur, mais là, dans les spirales géantes
du chant grégorien le plus apte à incendier les âmes, il fallait
appeler à soi les attributs de Dieu, son étendue et sa pensée, et
les rubans de plâtre mou flamboyaient comme les rouleaux de
l’Apocalypse. J’allais rendre compte de ces expériences au Padre
dans sa cellule, en essayant de comprendre pourquoi il m’écoutait
avec mépris et concluait toujours qu’elles étaient infectées de
résidus mystiques et de fascination. Un jour, il me dit : « Tu te
prends pour Van Gogh et tu n’es pas Van Gogh, tu n’es que le
spectateur de Van Gogh. » Pour lui, la vraie contemplation devait
être recréation réelle. Et si elle ne l’était pas, elle n’était que posses¬
sion, vampirisation, descente chthonienne. Le sentiment poignant
de la beauté ne procède que d’un ressaisissement par le Moi, qui
s’en fortifie, de la distance infinie qui nous sépare d’elle. Ce senti¬
ment est trouble, égoïste et déconcertant. L’essence de la vraie
contemplation ne se tient pas dans la distance, elle la détruit.
Elle n’est pas dans la fascination, elle est dans la communion.
Elle ne découvre pas un autre monde, qu’elle pare d’un givre étin¬
celant, elle est consommation de tous les mondes. Cette passivité
cruelle que je confondais avec une création véritable n’était alors
que le signe prémonitoire, le pressentiment, le balbutiant appren¬
tissage qu’un destin mystérieux mais amical m’accordait pour
préparer la catharsis future où je devais un jour, bien plus tard,
être engagé tout entier, quand j’aurais découvert les vraies terres
56 La Fosse de Babel

de mon expérience. Je n’ai jamais aimé de passion les arts plas¬


tiques. Quand le jour fut venu où le feu du ciel trouva en moi sa
vraie matrice et où mon sang reçut pour la première fois sa vraie
brûlure sans avoir besoin entre lui et Dieu de médiateurs, de
conducteurs ou de supports, je compris pourquoi je pouvais défi¬
nitivement fermer les yeux au spectacle du monde et mes oreilles
à sa musique, à bon escient, parce que toute la lumière du monde
et toute son harmonie étaient en moi. Le Padre fut toujours, sur
ces problèmes, un esprit radical et corrosif. Pour lui, tous les
peintres, tous les musiciens, tous les poètes à images, et les roman¬
ciers réalistes, et en général tous les compositeurs de sensations,
surtout les plus géniaux, étaient des possédés, c’est-à-dire, malgré
le rajeunissement de leur vision, des individus aliénés démunis
d’un ego responsable, qui régressaient vers la refonte infernale
et dont un égrégore invisible, en passant, s’emparait. Cette préco¬
cité des peintres, des musiciens, des poètes, l’avertissait durement
de la fragilité de leur don. Ce même jour, il alla à sa bibliothèque
et, redressant sa haute silhouette courbée, il atteignit un livre,
qu’il me jeta. C’étaient les Méditations cartésiennes, de Husserl.
« Fiche-moi la paix avec tes sensations, me dit-il, ce n’est pas ton
œil mais ton cerveau qu’il faut laver... Tu as appris à méditer.
Médite. » Il mourut quelques jours après.
Victoires dispersées, victoires fugitives, d’où l’on revient tou¬
jours, victoires qui chaque fois rapprochent d’un visage de Dieu,
fausses victoires... Elles furent pour moi, des mois et des années
durant, comme des étoiles dans un ciel nocturne, elles ponctuaient
la nuit sans l’éclairer. Quand je partis pour l’Argentine, j’étais
encore beaucoup plus romancier que philosophe et même, en un
sens, encore plus poète que romancier. Sans doute déjà les sensa¬
tions m’avaient fui et les mots eux-mêmes, au lieu d’éclater au
hasard et d’éclabousser l’espace comme l’écume crépitante des
geysers, exigeaient de connaître leur source et de rester liés. Mais
ce fut pour moi un retour à l’âge occultiste, avec ce grand besoin
de rapports, de corrélations, d’analogies, que connaissent bien les
symbolistes et qu’ils confondent avec l’amour bien plus contrai¬
gnant de la métaphysique et des idées. S’y exprimait, si l’on veut,
un assez banal aventurisme, où je me reconnaissais et complai¬
sais bien. « Vous avez un étrange talent pour rapprocher les
contraires », me disait déjà mon professeur au lycée de Barcelone.
En Espagne, cette facilité passe pour surréaliste. Certains rappro¬
chent des mots. On les appelle poètes. Moi je rapprochais des
La Fosse de Babel 57

concepts, des notions. Je m’enivrais de synthèses dialectiques.


Gomme les mots et les propositions sont innombrables, on aboutit
ainsi au grand vertige, avec ses extases, ses délires, ses incantations.
Tous les problèmes qu’on pose deviennent illimités. Tantôt on
s’avance vers les horizons dans une sorte d’euphorie impérieuse,
qui fait reculer sans effort les confins, tantôt on se cherche avec
angoisse et on se perd dans une mer immense sur laquelle aucun
mouvement ne s’inscrit. Ce bourrage du champ mental confine
au dévergondage, à la folie. Toutes les puissances de l’esprit sont
excitées, puis découragées. On sait que la notion de bourrage est
familière aux schizophrènes. La schizophrénie est organisation
désespérée dans le rien pour se défendre contre la phagocytose
par le tout, le tout d'en bas. Se bâtir des parapets, une armature,
un squelette devient alors le seul problème. Il ne s’agit pas d’arrêter
le flux mental en le tarissant comme font les dévotionnels et les
artistes, mais de l’organiser, de le structurer, d’y créer des hiérar¬
chies. Ce fut seulement alors que je compris quel cadeau royal
m’avait fait le Padre, au terme de sa vie terrestre et dans sa
patience infinie, en se subrogeant auprès de moi un philosophe
comme Husserl, auquel j’adjoignis bientôt Hilbert, le mathéma¬
ticien, deux hommes qui constituent ensemble le Descartes du
xxe siècle, le dernier Descartes de l’Occident, et qui terminent
notre histoire par le couronnement d’abstraction le plus savant et
le plus glorieux tout en réduisant n’importe quel événement,
n’importe quelle catastrophe et d’abord la fin de l’Occident lui-
même, ses drames et ses ruines, à l’état de houle bénigne sur
l’océan de la logique. L’ivresse de la rigueur est la plus haute
ivresse. Je passai trois dures années à cette purgation. Je ne pou¬
vais plus écrire une phrase sans la raturer vingt fois. Autrefois,
j’accumulais les images, maintenant je trouvais la moindre d’entre
elles incohérente. J’étais passé d’une ambition indéfinie d’ampleur
à une ambition infinie d’intensité. Les innombrables brouillons
que j’ai détruits témoignent de la résistance que j’ai opposée à
cette ascèse qui fait de l’écriture l’avant-dernier sacrement, juste
avant celui de la parole perdue. Puis, un jour, les mots que je
repêchais tant bien que mal sont revenus plus décolorés que des
épaves mais marqués du signe des profondeurs. Ma pensée a cessé
d’être emportée dans la prolifération sans fin des structures, et ce
pluriel même m’est apparu comme un blasphème. C’est à ce
moment que j’ai trouvé et fixé la structure absolue, qui est la clef
universelle de l’être et du devenir, des situations et des mutations.
58 La Fosse de Babel

J’ai alors réellement « désocculté » le Y-King des Chinois, les


lettres mères et les séphiroth de la Kabbale. J’ai su ce que vou¬
laient dire Platon et saint Paul lorsqu’ils parlent mystérieusement,
le premier de médiation, d’harmonie, de tissage, le second de la
longueur, de la largeur, de la profondeur et de la hauteur acces¬
sibles aux saints dans l’unité du Christ parfait. J’ai compris ce que
demandait Husserl quand il s’interrogeait sur ce qu’il appelait la
phénoménologie génétique et cherchait dans le Moi transcendantal
le dernier fondement des sciences. J’ai compris les dernières
cosmogonies de Hoyle et Lyttleton, qui refusent la vision évolutive
du monde au profit d’une idée à jamais fixée, où la fuite de l’infini
des nébuleuses est, à chaque instant et en chaque point, exacte¬
ment compensée par la naissance invisible d’hydrogène vierge,
dans un déroulement aussi stable que celui d’une spirale qui
tourne sur elle-même sans bouger son trait. J’ai compris la naïveté
des universitaires qui s’émerveillent de découvrir çà et là que les
structures de la parenté sont les mêmes que celles du langage et
s’interrogent sur les mystères de l’avunculat. J’ai compris l’illu¬
sion des politiques. Ils croient toujours que la politique implique
un choix, alors qu’elle est une somme. Ils vivent dans des structures
partielles. J’ai compris l’échec des théologiens. Ils n’étudient que
les rapports de succession et de juxtaposition du Père et du Fils,
ils oublient leur éternelle crucifixion sur la Mère et la Fiancée,
qui en eux, à jamais, est la Femme, et les sort à jamais du temps.
J’ai compris le couple Lucifer-Satan, car c’est un couple. J’ai
compris pourquoi sont à jamais liées en l’homme la souffrance de
la vérité et la souffrance de la beauté. Mais il y avait trop à dire.
D’un seul jet, dans un état d’exaltation pleine d’enchantement
précis qui devint dès lors pour moi le contraire de l’état mystique,
j’écrivis cent pages sur la féminisation du Fils, que j’envoyai à
Drameille.
Tels furent mes derniers mois d’Argentine. J’y ai vu le monde
des objets et des faits s’éclairer, s’organiser, s’intensifier, s’abolir.
J’ai vu le moindre caillou sur le chemin prendre une importance
extrême et, au même moment, le monde tout entier se vider de
son importance. J’ai vu la vie se diviser à l’infini au plus profond
de l’inanimé et s’unifier quand même en une seule vie. J’ai vu
s’effacer la date de la création du monde, et l’origine et la fin de
tout se rassembler dans chaque instant. J’ai vu le temporel se
faire éternel. Le grand soleil de ces étés ouvre au corps glorieux
de l’homme un espace vierge d’ombres et de lignes, qui est pure
La Fosse de Babel 59
pensée. Peut-on vivre dans cette gloire? N’est-elle pas, dans le
désert, le mirage du désert lui-même? Assurément, elle l’est. Et
l’on n’y peut vivre. Mais on fait alors une autre découverte. Le
soleil retombe, les fastes du couchant s’éteignent, le temps renaît,
la nuit revient. Mais voici, ce n’est plus l’ancienne nuit. Il s’agit
maintenant de la nuit du désert.

9. Mon père, qui êtes mort.

Sept ans déjàl Depuis la mort, à Montserrat, de celui que j’appe¬


lais mon maître, je n’ai reçu de secours d’aucun vivant. Serais-je
devenu un maître à mon tour? A cette pensée, je ris de moi comme
il riait de lui-même, et le sarcasme me vient aux lèvres comme à lui,
une sorte d’insulte délicieuse où l’orgueil joue avec l’humilité
dans une parfaite conscience de soi. Il me parlait souvent de cette
occupation inférieure qui consiste à former des disciples : c’était
pour se reprocher d’avoir besoin de moi. Et moi, ai-je encore
besoin de lui? Si je monte cette nuit à l’abbaye de la Source, si
j’entreprends avec une sorte de dévotion superstitieuse le seul
pèlerinage qui puisse encore me promettre une émotion, une inspi¬
ration, un transpercement, c’est pour combler je ne sais quelle
vacance. Souvent je me dis que j’ai tout pris de lui par l’esprit,
rien par le cœur. Mais souvent aussi cette exigence du sentiment
me semble absurde : la communion par l’esprit l’emporte de si
loinl La communion des cœurs se détend dans une paresseuse
tendresse, la communion des esprits est un jaillissement toujours
nouveau... Je quitte la Seine au pont de Grenelle. Des maisons
lépreuses de la rue Gros, que borde un trottoir inégal, jusqu’aux
villas de la rue de l’Assomption qui s’enferment derrière leurs
buis taillés armés de dures grilles, j’avance vers ce qui fut durant
près de dix ans le haut lieu de ma vie, ce monastère où je reçus
toutes mes raisons de vivre, et auquel je ne viens réclamer aujour¬
d’hui que l’inutile poésie du souvenir. La nuit d’ailleurs m’en
interdit l’accès. Derrière la haute clôture, le premier étage de
l’hôtellerie ne m’offre que ses fenêtres mortes. Les moines dorment.
Jadis, pour le seul plaisir d’enfreindre un ordre, une loi, j’eusse
escaladé l’enceinte en cet endroit commode que je connais, rue
Ribéra, au fond du jardin, et ma promenade solitaire par les allées
00 La Fosse de Babel

m’eût plongé dans un merveilleux désordre d’esprit. Aujourd’hui,


c’est l’immobilité qui est mon lot, et la rigueur. Je reste un moment
adossé au mur, de l’autre côté de la rue. Cette émotion que j’atten¬
dais, je l’ai trop attendue, justement, pour qu’elle vienne. L’idée
que je m’en faisais l’a tuée. Tuée ou transfigurée? Ah, mon Père,
mon Père, en ce moment où tout mon esprit crie vers vous, il
me semble qu’il en déborde une insupportable richesse, une
lumière d’une terrifiante froideur, qui abolit tout, même vous, à
nouveau cet excès de plein où vous êtes fondu et effacé comme tout
le reste, une richesse dont l’inutilité même est sanctifiante, plus
sanctifiante que toutes les oeuvres, tous les sacrifices, toutes les
épreuves : c’est elle qui est l’épreuve même, car elle m’enferme dans
ma solitude mieux que ses murailles, jadis, Jéricho, la citadelle
du désert...
Padre, vous rappelez-vous ma femme Sylvie, qui est morte, et
Hélène, qui est morte aussi, et Bonnava que j’ai tué et dont vous
avez absous le meurtre, parce que l’avenir est toujours vierge et
que l’amour ne peut emplir le monde qu’en marchant dans les pas
de la mort? Quand vous êtes parti, vous avez laissé dans mon âme
une grande place vide mais paisible, car la mort des êtres que nous
aimons semble les accomplir et nous est rarement une torture, du
moins si jadis nous avons su souffrir. Votre mort me fut comme
l’image de la mienne. Et je pensai vraiment à ma mort pour la
première fois. Ce fut mon nouveau baptême. Ainsi, même en par¬
tant, vous m’avez comblé.
Toute vie a un sens. Mais nous ne le comprenons que le jour où
cette vie, soudain, bascule vers son terme comme si un sommet
était franchi, alors qu’en fait, de ce jour, la meilleure part de nous-
même ne bougera p-lus de ce sommet. Un jour vient où la vie qui
jusque-là avançait avec prodigalité sans penser à la mort, et en effet
la mort reculait à mesure dans un lointain indéfini pour laisser à la
vie toute la place, sans rien lui disputer, et sans même se donner un
nom, un jour vient où la vie, découvrant aux confins la stature
immobile de la mort, apprend que chaque instant désormais, s’il
n’est pas rempli, est un instant perdu, une blessure faite à la vie
et que celle-ci ne pourra plus guérir. Et, paradoxe rendu encore
plus tranchant par cette nouvelle lumière, c’est au moment précis
où cette vision de notre mort nous enferme en nous-même que
naît en nous, pour la première fois, l’autre vision qui nous sort de
la mort à jamais, celle d’une seconde mémoire qui reprend et relie
tous les instants de jadis vécus au hasard, brillants ou ternes, pour
La Fosse de Babel 61
leur donner rétrospectivement un sens qui ne leur était pas présent
quand ils furent vécus, mais dont la nouvelle vie les sacre d’une
façon définitive; une seconde mémoire qui n’est plus notre mémoire
mortelle, mais celle d’un Moi éternel et impassible, généreux et
dominateur, qui élève chaque instant hors de sa misère d’instant
d’homme dans la gloire des instants du monde. Elle est la mémoire
du monde! Alors dans notre passé et notre avenir tout s’éclaire.
Il n’y a jamais de gaspillage dans la vie. Et même le luxe offensant
du passé, ses splendeurs futiles et ses vanités folles, et tout le vide
des caresses et des fêtes d’une nuit sont les arcanes d’une histoire
grandiose... Ah, mon Père, mon Père, je vois bien où vous m’avez
conduit! Vous avez voulu qu’il y ait en moi deux êtres superposés.
Les voici. Vous poursuiviez le premier de vos sarcasmes et de votre
rire. Il continue à s’agiter dans le temps du monde, avec ses
impulsions, ses désirs, son besoin d’être heureux ou malheureux,
de choisir et d’être choisi, sa conscience posée sur les choses, loin
de lui, et les cinq ou six livres qu’il veut écrire encore, et les femmes
innombrables, tant de promesses! L’autre, immobile comme vous,
fondu en vous et vous fondu en lui, ayant déjà écrit tous les livres
et aimé toutes les femmes, sa conscience rappelée à soi, centrée
sur soi, et ayant à jamais multiplié ses puissances, hors du temps,
hors de tout... Mais celui-là, qui était vous avant d’être moi,
comme il vous faisait rire aussi, Père cruel, Père infaillible! Que
la nuit s’épaississe mais que votre rire demeure...
Les rues sont presque vides, les derniers passants rentrent chez
eux. Je ne veux pas arriver chez Jansen avant minuit et je redes¬
cends lentement vers la Seine. Des allées encore défeuillées de la
rue Boileau aux pelouses sans herbe de Michel-Ange-Molitor,
la dernière ronde du vent semble fermer derrière elle portes et
grilles et descendre aussi. Presque à son pas, je la suis. La nuit,
quand les quartiers s’endorment, il sort des pierres et des arbres
de Paris une plainte d’une tristesse solennelle, une interrogation
désespérée qui monte vers les brumes du ciel. La nuit, en ce point
de la terre, quatre millions d’insectes qui ne se font presque plus
d’illusions quand ils croient encore s’aimer et répandre la vie
célèbrent une somptueuse fête funèbre, avec des raffinements
inouïs de science. Et la raison d’être de cette ville condamnée,
qui a pétri leur chair de ses triomphes et de ses crimes, est de faire
pourrir ce reste d’amour entre leurs mains avides et blasées, et
ils le savent. Et pourtant quel amour! C’est ici, pas ailleurs, que
vit la mémoire la plus chargée d’expériences humaines. D’ici que
62 La Fosse de Babel

s’élève déjà, éteignant les espoirs puérils des enfants yankees ou


mongols, la puissante et nocturne imagination d’un amour ver¬
tigineux, épuisant, qui exige la mort de la terre. Un amour capable
d’une dépense effroyable! Nourris-toi, ville, de cette pâture de
vent!
III

Macbeth : Mon étrange oubli de moi-


même est une timidité novice qui veut être
aguerrie par l’épreuve. Nous sommes encore
jeunes dans l’action.
SHAKESPEARE.

10. Une voix anonyme mais connue.

L’institution archaïque des concierges parisiens est sans doute


estimable mais crée entre locataires, au plus bas niveau, un excès
d’intimité difficilement supportable. Lorsque j’arrivai rue Scheffer,
je remerciai Jansen d’habiter un immeuble moderne avec inter¬
phone, sans concierge, et de me poser son problème d’espionnage
sans que j’aie encore à me garer, sur mon flanc, de ces yeux subal¬
ternes. Poussée la porte de la rue, dès l’entrée, je me sentis chez
moi. Je serrais dans ma main la clef de la porte intérieure, qui
m’ouvrait les étages. Le silence était absolu. Le vaste hall, d’une
géométrie simple, sans recoins, luisait de tous ses faux marbres
et de ses hautes glaces. L’énigme ne se tient pas ici, pensai-je,
elle est dehors.
Pourtant, je pus constater presque tout de suite, que les craintes
de Jansen étaient fondées.
— Je suis arrivé un peu après minuit, racontai-je à Drameille
le lendemain matin, au téléphone. Avant d’entrer, j’ai parcouru
la rue en entier, dans les deux sens. Personne dans les encoignures
de porte, ni dans les voitures stationnant en simple file. Pas de
64 La Fosse de Babel

départ de voiture, pas un passant. C’est une rue à l’écart, très


tranquille. Personne non plus dans l’escalier de service, ni dans
l’escalier principal. J’ai monté à pied les huit étages... Pourtant,
à peine étais-je entré dans l’appartement, le téléphone a sonné.
— Tout de suite après?
— Disons trente secondes. J’avais à peine eu le temps d’ouvrir
deux portes et de constater que l’appartement est luxueux...
J’ai répondu.
— Et on a raccroché ?
— Non.
— Qu’est-ce que tu racontes?
— Une voix a demandé notre ami. Pas le nouveau, l’ancien.
Le vrai. J’ai répondu qu’il y avait erreur. C’est moi qui ai rac¬
croché...
— Tu me téléphones de là-bas?
— Je suis dans un tabac. Au Trocadéro.
— Ensuite? demanda-t-il, très calme.
— Quelques minutes après, on a rappelé. Une autre voix. Et
on a encore demandé notre ami. Toujours le vrai. Tu connais
mon accent espagnol. Peut-être, la première fois, ma voix les
avait-elle surpris. J’ai encore dit que c’était une erreur, avec beau¬
coup de mauvaise humeur. Cette fois, c’est l’autre qui a raccroché.
Je me bornais à ce simple compte rendu. Je ne voulais rien dire
de mes pressentiments étranges. Ces voix inconnues que le mystère
faisait croire étudiées, bien qu’impersonnelles, n’avaient pas
traversé seulement la nuit, mais le temps, elles m’avaient ramené
loin en arrière, à une époque où chaque sonnerie de téléphone
m’était un signal de danger. Mais le danger devient vite un
compagnon familier. Et, par un juste retour, les voix qui l’annon¬
cent se font elles aussi familières. Pourquoi une part profonde de
moi-même avait-elle tressailli, cette nuit-là, chez Jansen, et avait-
elle accueilli ces voix avec une sorte d’amitié, de fidélité, de bon¬
heur trouble?
— C’est tout pour cette nuit, dis-je encore à Drameille... Ce
matin, je me suis levé très tôt pour surveiller la rue de là-haut.
Je n’ai rien remarqué.
— On ne t’a pas suivi?
— Non.
— La guerre des nerfs continue, fit-il, perplexe.
— J’ai l’impression qu’elle est finie, lui-dis-je, et que la vraie
guerre sera déclarée la nuit prochaine.
La Fosse de Babel 65
— Tu n’as aucune raison spéciale pour dire cela.
— C’est vrai. Je reviendrai quand même là-bas cette nuit.
— Entendu, dit-il. A ce soir.
Parce qu’ils n’aiment pas que le mystère leur résiste, les natifs
du Scorpion, dont je suis, sont d’assez bons détectives. D’ailleurs,
je n’ai jamais su me refuser aux petites tentations. Je sortis du
débit de tabac dans le fracas des sièges qu’un tenancier mal réveillé
rangeait sur la terrasse, à gestes brusques. L’air vif et mouillé
du matin, encore impollué, vibrait sur les grandes taches claires
et tièdes que le soleil, à peine levé, jetait sur le trottoir de la place,
entre les arbres. La rosée de la nuit, où la lumière rasante se
réfractait, brillait encore aux dentelures fragiles des feuilles. La
journée était toute neuve. Mais, pensai-je, tous les instants, quels
qu’ils soient, sont neufs eux aussi, si nous le voulons, comme le
début d’un matin de printemps.

11. Drameille-Lucifer et Pirenne-Satan.

Je ne crois pas au hasard. Je crois à l’agencement rigoureux


de tous les rouages du monde, et à l’unité de cet agencement.
Il n’existe pas d’être clos. Une seule vie pénètre tous les êtres
dams une interdépendance infinie dont les signes sont partout,
dans les regards et dans les étoiles. Aussi lorsque le peuple, incré¬
dule, criait à Jésus, pour contester sa royauté : « Fais-nous voir
des signes! » Jésus ne répondait pas. A celui qui sait voir, tout est
signe... Tout au long de cette journée, depuis mon départ matinal
de la rue SchefTer jusqu’à mon retour au même endroit, en pleine
nuit, et au coup de théâtre qui marqua ce retour, mes réflexions
prirent ce cours rapide et contrasté, mais expansif, qui est le leur
les jours où les signes justement s’accumulent et où, plus que les
autres jours, la conscience se distend jusqu à des confins inhabi¬
tuels, mais exaltants. Dès le matin d’abord. Passant à mon hôtel
des Champs-Élysées, rue Jean-Mermoz, j’y trouvai un câble de
Buenos Aires m’apprenant que Lopez était mourant, ce qui ne
pouvait que détruire en moi toute idée de retour en Argentine.
Dès le début de l’après-midi ensuite. Car les créanciers européens
de Lopez, désireux de ne point se perdre dans les détails et les
délais d’une succession, acceptèrent en deux heures un règlement
66 La Fosse de Babel

que Lopez vivant n’eût pas obtenu en trois mois. J’étais pauvre.
Chez Lopez, on faisait peu d’économies. En comptant au plus juste,
ce que signifiaient pour moi ce règlement et cette mort, c’était
quand même un an d’indépendance et de loisir, de création libre,
au moment où il me semblait que je portais en moi, plus qu’à
toute autre époque de ma vie, une possibilité de création infinie.
Et même l’émotion paisible qui m’envahit à la pensée que le vieux
Lopez, mon ami, terrassé par sa congestion cérébrale et inconscient
sur son lit d’agonie, recevait exactement la mort qu’il avait sou¬
vent souhaitée, la moins préméditée et la plus courte, cette émotion
qui se fondait dans ma disponibilité nouvelle était comme le
tremblement augurai du héros qui se sent saisi par son destin et
en devine le cours propice. Rien ne pouvait mieux me préparer
au rendez-vous du soir chez Julienne de Sixte où, je ne le savais
pas encore, j’allais avoir besoin d’une liberté et d’une disponibilité
entières, ni m’ouvrir davantage à donner à n’importe quelle
rencontre, le sens non banal qui était le sien dans Jes plans de
l’arrière-monde. Il est ainsi des jours où les gravitations des
planètes lourdes, ralenties pourtant à l’extrême, conjuguent
soudain leurs effets sur des lignes exactes, et où le monde de la
vie quotidienne brusquement est renouvelé. C’est en de pareils
jours que le mystère où nous baignons et qui s’accumule autour
de nous comme une dense nuée est soudain troué de rayons précis
qui sans le dissiper le divisent, et nous éveillent. C’est le passage
du mystère à l’énigme, le moment où se dresse la tête du serpent.
Le mystère est à l’énigme ce que l’imagination est à la raison.
Sur le mystère, la raison n’a point de prise. Elle en a sur l’énigme.
Par le mystère on est en face de Dieu. Par l’énigme, en face du
Sphinx. Mais si Drameille, ce soir-là, en me livrant les lignes de
force de son dispositif, voulut m’induire en tentation et s’il y mit
un talent diabolique, certes il me trouva vulnérable, mais il était
loin de se douter à quel point son dispositif lui-même était incomplet
et appelait, dans une réaction en chaîne imprévisible, multipliant
d’elle-même, en avançant, ses effets, l’entrée en scène de démons
bien plus secrets et armés d’une force brutale que ni lui, Drameille,
ni son ami Poliakhine, ni même Santafé et von Saas, ne posséde¬
raient sans doute jamais. C’était une des ambitions de Drameille
de prétendre mesurer d’avance la hauteur de son ciel et la profon¬
deur de son enfer. Eh bien, Pirenne allait l’approfondir, l’enfer
de Drameille, je ne dis pas plus bas qu’il n’eût souhaité, mais
certainement plus bas qu’il n’eût jamais attendu! Il y avait du
La Fosse de Babel G7

Lucifer en Drameille. Cet aventurier de l’esprit refusait la matière.


Il fallait bien qu’en face se tînt Satan : le maître de la matière
défiant l’esprit. Tout m’annonçait la présence et l’irruption de
Pirenne. Je les souhaitais, je les appelais. Et le destin dut le sentir
puisqu’il fit de moi l’agent de cette irruption, un agent involon¬
taire mais satisfait. Ce destin était bon théologien, il ne se conten¬
tait pas de diables incomplets, il savait articuler, dialectiser le
diable. J’allais les voir s’animer, les structures complètesI Quant
à la hauteur du ciel de Drameille, j’attendrai pour en parler d’avoir
rencontré l’abbé d’Aquila. Mais il y faudra encore quelques jours,
exactement une semaine, et dans ce court délai, pour la plus grande
satisfaction de tous, le ciel apparemment resta muet, car tout
le monde au fond voulait qu’il le restât.

12. Portrait de Julienne de Sixte.

Je passai chez Drameille à la fin de l’après-midi. Nous devions


nous rendre ensemble chez Julienne de Sixte. Avant de partir,
nous parlâmes des événements de la journée.
— Tout est allé très vite, lui dis-je. Je prends l’avion demain
matin pour la Suisse. Je ne voudrais pas me coucher trop tard.
— Poliakhine sera bref, dit-il. Les autres aussi.
— Et il faut encore que je passe rue Schefîer.
— Tu y passeras... Seulement Julienne de Sixte est imprévi¬
sible. Elle voudra san3 doute te parler un peu.
— Je serai poli.
Il devint franchement ironique.
— Poli, fit-il, c’est le mot qui convient pour une femme qui
rapporte un million de dollars...
Nos deux fauteuils se faisaient face de chaque côté de la che¬
minée où brûlait, comme la veille, un feu de bois. Drameille, très
détendu, la tête rejetée en arrière contre le dossier, fermait à demi
les yeux, qu’il tournait vers le plafond, et je ne voyais pas son
regard. Il ne bougea pas. Simplement, il ajouta :
— Un million, première tranche.
— Parle-moi de Julienne de Sixte, lui dis-je.
Il sourit et ne me répondit pas immédiatement. S’appuyant
sur ses mains posées à plat sur les accoudoirs, il se cala encore
68 La Fosse de Babel

mieux au fond du fauteuil, puis se tourna vers moi sans cesser de


sourire.
— Ton voyage à Genève tombe bien, dit-il. Elle a là-bas une
sœur, Françoise de Sixte. Une très jolie fille. Elle t’en parlera
sûrement. Pour des fins bien précises, nous voudrions que cette
sœur s’installe à Paris. Si tu pouvais l’en convaincre, cela rappro¬
cherait le deuxième million...
Julienne de Sixte appartenait à une vieille famille savoyarde
fixée en Suisse depuis plusieurs générations, mais elle avait quitté
Genève bien avant la Seconde Guerre mondiale, pour venir se
marier à Paris. A l’époque, elle n’avait pas encore vingt ans, ne
possédait rien, et n’avait point, comme on dit, d’espérances, mais
savait déjà que sa vie était orientée avec une parfaite sûreté :
elle aimerait des intellectuels pauvres et épouserait un homme
riche. L’humilité impliquée par l’acceptation de ce partage ne
gênait pas cette fille altière qui entendait bien parvenir très vite
aux extrêmes : les intellectuels qu’elle aimerait seraient pauvres
mais géniaux, et l’homme d’affaires qu’elle épouserait, bête mais
très riche. Désirant ainsi gagner sur les deux tableaux, ce qui est
d’un esprit de synthèse assez genevois, elle gardait quand même
l’humeur divisée et insoumise de la vieille Savoie, souvent assiégée,
jamais réduite, et dont les issues sont de hautes vallées et des
champs de glace. C’était une femme encore très belle, raisonneuse,
active, énergique, portant à la vie un amour de tête et pleine de
calcul dans son besoin d’éclat, même quand elle choisissait les
grands risques, mais soumise aux attaques imprévisibles de ses
sens, et là, emportée, débordée, dépossédée d’elle-même. Ces
flambées duraient peu et l’avaient jusqu’ici laissée à peu près
intacte, mais elle s’y tenait assez mal. Parfois, le soir, elle buvait
beaucoup.
Lorsqu’elle fit la connaissance de Drameille, dont le prestige
mondain ne déclinait pas encore, elle venait de perdre son deuxième
mari et considérait qu’elle avait échoué en tout, car elle n’avait ni
atteint la fortune ni trouvé l’amour. Ses deux mariages avaient
fini très mal, et chaque fois par l’épuisement et la ruine de l’époux
et sa mort. Ces femmes, que notre époque commence à appeler
viriles, sont essentiellement célibataires, et la fatalité qui les rend
veuves ou solitaires n’est pas le fruit d’une malchance mais d’une
loi. Elles recherchent et combattent en même temps chez l’homme
les valeurs intellectuelles de la virilité, qu’elles détiennent, et
sont prises dans un double conflit : contre ces hommes et contre
La Fosse de Babel 69

leur propre féminité, car leur intellect est un maître exigeant et


même sadique.
Je me suis souvent demandé comment Drameille, qui fuyait les
femmes du monde, avait pu devenir l’amant de celle-là. Mais cette
exception confirma la règle. Jamais liaison moins passionnée.
Julienne de Sixte était cérébrale, et, disait-il, elle ne prenait dans
l’amour qu’un plaisir d’homme, même quand ses sens comman¬
daient.
— Elle n’est pourtant pas frigide, ajouta-t-il. Elle connaît le
plaisir. Mais elle s’en veut tout de suite après. Elle fait partie de
ces amazones ehoisisseuses qui arracheraient volontiers les yeux
de l’homme qui vient de les prendre et que pourtant elles ont choisi.
Nous échangeâmes quelques propos désabusés sur le besoin
d’indépendance des femmes modernes.
— Le monde est à l’envers, dit Drameille, très sûr de soi. On
dirait que Dieu, dans sa sagesse, a créé la femme cérébrale pour
donner à l’homme normal l’image du chaos.
Drameille, parlant de Dieu, me surprenait toujours. Il n’aimait
pas mettre Dieu entre le monde et lui.
— Le chaos, c’est une grande tentation, lui dis-je. On se croit
toujours assez fort pour y mettre de l’ordre.
— Pas moi, dit-il. Pas pour ce genre de chaos. Il est définitif.
— Tu n’as pas eu envie d’essayer quand même?
— La force de l’homme a de8 limites, l’avidité de ces femmes
n’en a pas...
Il se mit à rire sans gaieté, mais sans se forcer non plus.
— En amour, je suis économe, dit-il.
Par force, pensai-je. Il avait fait de nécessité vertu. Mais Dra¬
meille était capable de tout détruire, même son propre dépit. Son
regard était clair.
Après deux mois d’une liaison sans tendresse, Julienne et
Drameille abordèrent aux rivages plus tranquilles de l’amitié.
Nous ne serons jamais un couple, avaient-ils constaté, soyons
un attelage. Dès que leurs intelligences s’ajoutèrent au lieu de
se combattre, il crut pouvoir prendre sur l’esprit de cette femme
un ascendant impérieux. A une époque où les derniers salons de
Paris étaient tenus par des femmes mûrissantes entourées de
gigolos à la sensualité pauvre, qui s’occupaient de tapisseries,
de caniches et de foulards et jouaient des disques, Drameille décida
que Julienne de Sixte était faite pour les idées et la littérature
viriles, et la politique occulte, la vraie. Julienne avait toujours
70 La Fosse de Babel

eu beaucoup plus d’éclat que de charme et cet éclat restait très


vif, mais quoi de plus fragile et de plus menacé? Elle allait avoir
trente-neuf ans, âge fatal où une femme doit cesser d’éprouver
et d’humilier son intellect dans de piètres victoires sur des hommes
plus femmes qu’elle et écarter d’elle la race haïssable des peintres
et des poètes dits modernes, sous peine de s’y perdre à jamais.
Drameille, qui avait le sarcasme dévastateur, s’en chargea. Avec
une rudesse voulue, il dévoila à Julienne les premiers signes,
déjà visibles, du dépérissement dont elle était menacée si elle ne
savait pas donner à sa virilité une activité digne d’elle et autonome :
une certaine maigreur d’abord, qui s’accentuait, certains malaises
indéfinis, des mélancolies stupides propices à tous les relâche¬
ments de l’attention et de l’énergie (ses toilettes déjà, qu’elle
choisissait mal), ses plaintes enfin, car elle commençait à se plaindre.
Si elle continuait, elle allait ou bien négliger son corps, le considérer
comme un coupable et sécher sur pied, ou au contraire ne s’occuper
que de lui, et vieillir dans la peau d’une ridicule coquette. Cette
psychanalyse tendancieuse dans sa visée mais juste dans son
cours épouvanta Julienne juste le temps qu’il fallut à Drameille
pour la persuader de devenir la femme d’un homme d’affaires
célibataire de ses amis, nommé Frieden, dont l’unité de compte,
à soixante ans, atteignait la centaine de millions alors que les
deux anciens maris de Julienne n’avaient jamais travaillé au
mieux que sur les dizaines. Dans un monde où l’argent et la
culture se repoussent comme l’eau et le feu et où seules les jolies
femmes sont capables de tirer beaucoup d’argent des hommes
riches, une des théories de Drameille voulait que les courtisanes
tinssent désormais, entre leurs mains agiles, la dernière chance
pour ce monde à l’envers de garder une tête réellement pensante.
Le monde des affaires est d’une vulgarité intellectuelle affligeante.
Les universités sont des étouffoirs scolastiques. Si les courti¬
sanes ne recueillent pas la vocation du mécénat, c’en est fait de
l’esprit pour deux siècles...

13. Une femme divisée.

Julienne de Sixte n’infligea à Drameille qu’un démenti partiel


mais cinglant. Dans la même semaine où son projet de mariage
La Fosse de Babel 71
prit corps et où elle demanda à Drameille de gérer sa nouvelle
fortune, Julienne tomba amoureuse d’un jeune Américain de
vingt-trois ans, mais amoureuse à en perdre l’esprit, selon l’essence
commune des femmes divisées, qui ne se rassemblent qu’en
touchant aux extrêmes. J’aimai l’objectivité de Drameille me
rendant compte de cette demi-défaite avec la précision d’un
juriste exposant un dossier, et je l’accueillis avec une objectivité
égale, ne portant comme lui aucun jugement sur des existences si
parfaitement étrangères à la mienne et que j’essayais seulement,
à mesure, de ramener à leur type, au-delà de leurs accidents. Il
fut donc question, pour finir, de Frieden et de Ralph Scotti, son
heureux rival, et j’étais loin de me douter, alors, en les ramenant à
leurs archétypes du protecteur sans illusions et du gigolo à com¬
plexes, que le sort choisirait des machinistes aussi inconscients
dans la tragédie qu’il était en train de monter pour célébrer les
fastes et les fièvres des sommets de la conscience.
Les réussites et les échecs de Frieden étaient également célèbres,
mais il possédait aux yeux de Drameille une éminente dignité :
il ne thésaurisait pas. Bien qu’ils mettent toujours la philanthropie
sous contrat, les hommes d’affaires un peu joueurs se croient tous
sans exception une vocation de philanthropes. C’est une loi dont la
section financière du Parquet connaît l’exacte portée. Frieden,
dont la fortune venait de deux ou trois coups heureux d’humble
naissance mais joués à fond, et qui, depuis, croyait y voir la
norme de sa vie et ne cessait de subventionner d’innombrables
laboratoires montés dans des caves par des inventeurs besogneux,
avait fait connaissance de Drameille quelques mois auparavant,
lorsqu’il avait offert à ce dernier la présidence d’un jury chargé
d’attribuer deux bourses de cinq cent mille francs à de jeunes
romanciers méritants. Cinq cent mille francs, au prix de la publi¬
cité et des mansardes, c’était donné. On publie chaque année, en
France, environ trois mille romans, et Drameille pensait, d’une
façon générale, qu’il était urgent de décourager les arts. Il avait
donc refusé la présidence offerte par Frieden, mais ce dernier,
qui ne faisait jamais entrer son amour-propre dans ses calculs,
avait aimé ce refus. Et comme il était aussi, dans son genre, un
homme génial, il s’était éveillé, pour Drameille, à la fraternité
du génie et avait invité l’écrivain dans sa propriété de Sologne.
Drameille avait conquis Frieden. Mais Frieden avait aussi conquis
Drameille. Les intellectuels croient trop facilement que le monde
des affaires touche ses limites bien plus vite que le monde des
72 La Fosse de Babel

idées. Cette erreur est réactionnaire. Les hommes d’affaires qui


réussissent ont, dans leur domaine, un flair de bêtes supérieures,
la psychologie infaillible de la voie juste, et surtout un mépris des
valeurs de convention qui crée à lui seul une valeur nouvelle.
Pour son cadeau d’avènement, Frieden avait acheté à Julienne une
société d’éditions d’art dont l’habile administration permit à
Drameille de couvrir d’apostilles légales ses activités les moins
anodines. Mais le financier n’avait pas tardé à comprendre que
l’écrivain nourrissait des ambitions plus hautes et s’ouvrait lui
aussi aux vertus propres à l’argent quand il coule par grandes
masses. La plupart des hommes aiment faire partager les plaisirs
où ils sont maîtres. Frieden décida donc de témoigner sa gratitude
à Drameille en lui faisant connaître son associé américain nommé
Greenson, qui, lui, comptait par milliards. La holding française
de Frieden servait d’intermédiaire à une société de grande spécula¬
tion fondée par Greenson sous statut canadien et destinée à
exploiter dans l’Anti-Atlas marocain des permis miniers encore peu
explorés que le glaoui de Marrakech venait de vendre. Steve
F. Greenson était un bon catholique récemment converti et voyait
dans le communisme le mal absolu. Drameille lui présenta
von Saas, que sa légende précédait. Tel était le début de l’aventure.
J’allais apprendre le soir même comment un premier essai d’intro¬
duction aux États-Unis de la technique policière de von Saas
valait un million de dollars...
En s’attachant à Scotti, Julienne s’était cependant montrée si
vulnérable, si assujettie à l’occasion, que Drameille se demandait
maintenant si l’on pouvait fonder sur une femme même le projet
le moins étendu. Non point qu’il trouvât décevant que Julienne,
dans ses plaisirs, lui échappât. Le mariage avec Frieden devait
avoir lieu à l’automne, dès que le vaste appartement que Frieden
avait acheté sur plans, avenue Foch, serait prêt. C’était, dans cette
courte période d’attente, l’inconséquence de Julienne qui frappait
Drameille, moins curieux, il est vrai, de l’âme des femmes que de
l’esprit des hommes, cette âme à laquelle d’ailleurs il ne croyait
pas mais qu’elles s’inventaient à loisir. Scotti était rentré de la
guerre de Corée avec une demi-douzaine de blessures et de médailles
et tout chargé du prestige de l’aventure. C’était un grand garçon
de race hybride et fascinante, beau comme un dieu, méchant
comme un Sicilien, fier comme un Indien Cherokee, le profil net,
la peau cuivrée, les yeux troubles, et qui, loin des batailles, était
lent, paresseux, sournois, vindicatif et plus menteur qu’une
La Fosse de Babel 73

femme, par simple instinct. Menteur mais pas vantard : il ne


parlait jamais de sa guerre. Pour s’engager, il avait interrompu
ses études de théologie à l’université de Cleveland. Il ne parlait
non plus jamais de ses études. En lui les dieux de la Méditerranée
et ceux du Far West devaient se battre dans un affrontement
obscur, une imprécise mêlée. Drameille ne pouvait pas le souffrir
et refusait, quand il était là, de se rendre chez Julienne. Ta petite
frappe, disait-il, ou ta petite lope. Il le croyait pédéraste. De fait,
elle le disait elle-même, elle l’avait eu vierge. Il ne travaillait pas,
mais ne lui demandait pas d’argent. Je fais des affaires, disait-il.
Cependant il la laissait toujours payer. Encore un mystère. C’est
Jansen qui l’avait connu le premier et l’avait amené un jour chez
Julienne à une époque où celle-ci recevait volontiers Jansen, que
depuis, à la demande de Drameille, elle avait éloigné. Scotti
était resté. Elle ne l’appelait qu’à ses heures, elle le trouvait
d’humeur plus ou moins claire, mais il venait. Jamais un mot sur
Frieden, dont il connaissait évidemment l’existence. Quand, par
inadvertance ou par méchanceté, on en parlait devant lui, son
visage se fermait, ses yeux devenaient fixes, il était l’image même
de la haine désarmée. Comment ce garçon brutal souffrait-il, dans
ce seul cas, de jeter ses armes?
— Et Frieden? demandai-je à Drameille pendant que nous
roulions vers l’île Saint-Louis, connaît-il l’existence de Scotti?
— Personne ne lui en parle et il n’en parle pas non plus...
On est toujours gêné de voir un grand esprit se perdre en
minuties. Mais Drameille jouait toujours le jeu avec une honnê¬
teté qui dissipait la gêne.
— J’attends la crise, dit-il. Si l’affaire von Saas-Santafé était
moins neuve, c’est moi qui la provoquerais.
— Tu ferais partir Scotti?
— Dans les trois jours.
Pour l’heure, Drameille préparait sa deuxième carte. Elle se
nommait Françoise de Sixte. Celle-ci plaisait à Greenson comme
Julienne avait plu à Frieden, mais Greenson était marié, et
Françoise de Sixte eût voulu qu’il divorçât, ce qui, pour le moment,
passait les espérances raisonnables de Drameille. Françoise
de Sixte était, disait-il, beaucoup plus féminine que sa sœur, et
aussi plus foncièrement vénale. Partie plus tard que Julienne, elle
visait plus haut. Il me parla avec beaucoup de chaleur de Fran¬
çoise de Sixte.
74 La Fosse de Babel

14. Rencontre de Marie Greenson.

Avec leurs arbres penchés sur l’eau quasi dormante, leurs


vieilles façades ornées et leurs trottoirs disjoints que des marches,
par endroits, surélèvent, les quais de l’île Saint-Louis, côté nord,
seraient l’endroit le plus tranquille de Paris, si de lourdes péniches,
salies de traînées d’huile, n’y venaient déverser en tas croulants les
graviers et les sables et détruire d’un fracas de ferraille l’harmonie
fuyante de l’eau. Sur le quai de Bourbon, à la pointe aval de l’île,
Julienne de Sixte habitait le deuxième étage d’un hôtel du
xvne siècle entièrement rénové, de dimensions modestes, mais dont
l’intimité même, en ce cœur de Paris, exaltait l’esprit autant que
l’âme. A cet endroit où deux bras de la Seine se rejoignent comme
pour confluer sur le point idéal où les siècles d’histoire ont fait
halte, la courbe molle des rives semble fermer le fleuve sur lui-
même, comme un lac. Les quais le retiennent et le resserrent. La
masse noire des maisons creuse le chenal. L’horizon est clos. Dans
ce miraculeux accord de proportions et de lignes, on dirait que
l’œuvre de la nature et celle des hommes ne se sont donné pour but
que d’arrêter le temps, et y sont parvenues. Comme cette ville
plate et si loin étalée sait enfouir les êtres!... Pourtant, le soir,
au crépuscule, quand la lumière rasante dessine à contrejour
le pont d’Arcole, soudain l’horizon s’ouvre, et le fleuve, toujours
immobile, s’enfonce à l’infini dans les lueurs pâles du couchant.
— Tu me ramènes dans un endroit où je ne pensais plus revenir,
dis-je à Drameille.
— Je me souviens, dit-il.
Longtemps, pendant la guerre, j’ai habité tout près de là, quai
d’Anjou, avec Sylvie. Longtemps des souvenirs que j’ai crus
précieux sont restés liés à ces parapets humides, ces arbres débiles
et noueux. Comme ce paysage qu’elle aimait, Sylvie m’était le
symbole, d’une permanence fragile qui m’évoquait ensemble
1 éternité et 1 inquiétude de l’amour. Mais un jour, les paysages
où jadis l’on a vécu et le souvenir des êtres qu’on y a aimés ne
nous sont plus que des miroirs jamais infidèles, jamais secourables.
Puis les yeux se détournent de tous les miroirs.
Autour d’un grand salon donnant sur la Seine, l’appartement de
La Fosse de Babel 75

Julienne de Sixte se serrait, le long d’un étroit couloir, en une suite


de pièces discrètes, de dessin irrégulier, au plafond bas, où la
maîtresse de maison pouvait laisser jouer à l’aise l’esprit de disper¬
sion ou la rigueur. Par fidélité à son dernier ancêtre illustre que
Napoléon avait fait général la nuit de Leipzig, Julienne de Sixte
s’en tenait au style Empire, rehaussé, il est vrai, de Kislings aux
fleurs éclatantes dont les pétales de pleine pâte mettaient en valeur
le vernis strict des vieux bois, et de Soutines lugubres et sanglants
qui ne mettaient en valeur qu’eux-mêmes, mais, de loin, décoraient
bien. C’était une fausse blonde exactement apprêtée, longue et
mince, qui entrait avec trop d’animation dans tous les rôles, aimait
brasser les êtres et les mots, discutait de tout en exigeant trop tôt
de vaincre, supportait assez bien la désinvolture et savait ne pas
être trop indiscrètement attentive aux minuties, mais pleine
d’éclat parisien dans la repartie et, finalement, se laissant aller,
remueuse d’idées et de confidences, joueuse sans être tendre,
et quand même créatrice d’intimité et n’appelant que l’essentiel.
Sa vivacité cessait déjà d’être un effet de sa santé. Même si l’on
ne discernait pas encore trop nettement, sur elle, ces stigmates
que le goût de l’argent, la vie nocturne, l’alcool et les désordres de
l’amour mettent très vite au visage des femmes, on la trouvait
en effet un peu maigre, et cette maigreur, qui dénonçait quelque
excès de feu ou de nerfs, était récente. Julienne de Sixte ne se
trouvait déjà plus sur cette montée où la boisson affine les qualités
au lieu de les éteindre et où les plaisirs sont comme un soleil
printanier, qui fait revivre. Le sommet n’était pas loin, mais il
était passé. Dès l’entrée, elle posa sur moi le regard attentif de ses
yeux clairs, que le fard avivait, et me tendit une main menue,
douce de peau, mais aux doigts secs. Peut-être ses yeux la trahis¬
saient-ils, il y avait en eux trop de quête. Puis elle poussa vers
nous une jeune fille d’une vingtaine d’années qui se tenait derrière
elle : Marie Greenson, nous dit-elle. Une belle plante saine et
drue, mais dont le visage, encadré de longs cheveux lisses, était
immobile et pensif. Julienne de Sixte hébergeait la fille du milliar¬
daire, durant un voyage de Frieden et de Greenson au Maroc. Elle
prononçait le nom de Marie à l’américaine, en prolongeant l’i
et le mouillant un peu.
Poliakhine, von Saas et Santafé ne devaient nous rejoindre
qu’après le dîner, et Julienne de Sixte fit apporter du whisky,
mais Drameille refusa de boire et demanda qu’on se mît à table
sans tarder. Cette manifestation d’autorité ne parut pas choquer
76 La Fosse de Babel

Julienne de Sixte. Marie Greenson tournait vers nous, à la dérobée,


ses beaux yeux sombres et profonds, un peu timides, ou fiers.
Elle était gauche et belle. Son corps la gênait encore. On avait
envie de lui prendre le bras, de l’aider à corriger sa démarche un
peu pataude de jeune canard sportif. En la voyant marcher, je
me pris de tendresse pour elle.
Entre Julienne de Sixte et Drameille, Frieden constituait un
sujet de conversation inépuisable à travers lequel ils s’affrontaient.
On ne croit pas se soumettre à l’argent quand on se l’approprie
avec intelligence. De son éducation en pays puritain, Julienne avait
gardé, bien qu’elle s’en défendît, un respect spontané pour la
richesse, ce qui permettait à Drameille, en dégradant l’intérêt
qu’elle portait à Frieden, de la cribler de mille traits, mais de la
rassurer aussi, puisque l’amour, réduit à la circulation des fortunes,
n’est plus de l’amour. Drameille parlait pourtant de Frieden avec
une admiration d’autant plus sincère qu’elle portait sur une méca¬
nique intellectuelle aussi parfaite dans son ordre que la sienne,
mais dans son ordre seulement, ce qui réservait tout. Il entrait
avec facilité dans les plans financiers, vastes et géniaux, de Frieden,
les démontait et les remontait avec précision, puis en faisait sa
pâture philosophique, et Frieden était oublié. Personne moins que
Julienne de Sixte, assurément, n’était dupe de ces tours, mais elle
entrait dans le jeu en maîtresse de maison accomplie, stimulant
même Drameille par une complicité qui ne me paraissait pas du
meilleur aloi lorsqu’elle se tournait vers Marie Greenson et rappor¬
tait au père de celle-ci la plus grande part des admirations de Dra¬
meille, ce qui était légitime, puisque Greenson était plus riche
que Frieden et par conséquent plus génial. Marie Greenson
écoutait avec application et se faisait parfois répéter un mot
difficile, que Julienne de Sixte traduisait alors en anglais. Sur ce
flot de paroles, le profil tranquille et sérieux de la jeune fille
voguait, dans sa ligne parfaite, sous sa voilure d’or éteint.
Je ne pouvais être dupe non plus. Sous le couvert de ces amuse¬
ments, Drameille, qui n’occupait jamais mieux son temps que
lorsqu’il avait l’air de le perdre, ne lâchait pas le fil de son projet
et me mettait en fait au courant de toute l’activité du groupe
Greenson-Frieden, dont il me montrait le fort et le faible. Chez
lui, le pédagogue veillait toujours, même sous les formes aimables.
Ce soir-là, sous le brillant artifice du jeu parisien et derrière cette
naïveté affectée, le pédagogue s’enveloppait, mais à ma seule
ntention, d’une ruse et d’une moquerie que me signalait assez
La Fosse de Babel 77

l’asymétrie insolite de son visage, où l’un de ses yeux riait pour


Julienne, cependant que l’autre restait sérieux et sévère pour moi
et m’avertissait durement. Et tandis qu’il m’informait ainsi par
anecdote du plus petit détail de ce qu’on appelait, dans ce cercle,
le projet canadien, je découvrais sans surprise l’intention cachée
que Drameille voulait en effet que je découvrisse, les armes qu’il
se donnait, celles qu’il désirait me donner aussi, non pas qu’il eût
besoin de ces armes mais seulement parce qu’il lui fallait bien
jouer avec l’argent comme il jouait avec les âmes, et qu’il voulait
aussi passer maître à ce jeu nouveau pour lui.
— Est-ce que tu connais le statut des sociétés canadiennes?
me demanda-t-il.
— Je connais le statut des sociétés anglo-saxonnes en général,
lui répondis-je.
— Eh bien, tu me diras si c’est le même...
Les sociétés anglo-saxonnes de capitaux sont beaucoup mieux
adaptées que les nôtres à la conquête des mondes neufs. Elles
n’obéissent pas aux règles strictes des sociétés anonymes françaises,
qui sont faites pour un monde prudent, économe, en tout point
déjà exploré, fouillé, organisé. En France, l’homme qui ose est
suspect. Au Canada, en Afrique du Sud, en Australie, il est admiré.
Ici, le risque est puni. Là-bas, il est encouragé. Au Canada, par
exemple, on peut décider de fonder une société au capital de quel¬
ques millions de dollars sans avoir le premier sou de ce capital, on
n’est pas obligé comme chez nous d’en verser soi-même, tout de
suite, le quart, et de libérer le reste dans un délai restreint. On crée
seulement un cadre, un cadre vide. L’objet est toujours aléatoire.
Il n’est pas donné. Il faut le conquérir. Il faut presque le trouver. On
annonce par exemple la découverte probable d’un gisement minier
au Maroc. C’est la spéculation type. Les premiers rapports géologi¬
ques sont forcément superficiels. Il va falloir une prospection pous¬
sée, des sondages, qui déjà coûtent cher et engagent le risque. Mais
si l’on a la mentalité d’un gagneur et non d’un fonctionnaire, il
faut faire comme, si le risque multipliait la valeur de la chose au
lieu de la réduire, comme si, en quelque sorte, il la mesurait. On
fonde donc une société au capital nominal de cinq millions de
dollars, comme Greenson et Frieden, en se donnant pour but de
placer dans le public cinq millions d’actions d’un dollar chacune.
Tout le monde peut acheter un billet de loterie d’un dollar. Bien
entendu, l’émission publique ne sera autorisée par les organismes
officiels que lorsque des experts auront fait un rapport favorable.
78 La Fosse de Babel

Mais comment ce rapport, à cette origine des choses, pourrait-il


lui-même être précis et péremptoire? Les experts se contenteront
d’indices, comme tout le monde, ils se fieront à la bonne réputa¬
tion, à la conviction, au talent, à la chance des fondateurs. Entre¬
temps, ces derniers ont commencé à investir de petites sommes,
disons cent mille dollars (ci : cent mille actions) pour les premiers
travaux. Supposons que ceux-ci mettent au jour de nouveaux
indices. On porte ceux-ci à la connaissance du public. L’intérêt du
public s’éveille. On guide intelligemment cet intérêt. Il suffit de
quelques articles. Le public demande du titre. L’intérêt croît. De
l’optimisme à l’esprit d’aventure, qui peut doser la gradation,
contrôler le passage? Vite, on se dispute le droit de souscrire. Les
fondateurs, qui ont imprimé des titres d’un dollar, les vendent
maintenant quatre, cinq, six dollars. Ils reversent un dollar dans
la caisse sociale et empochent la différence. C’est leur profit d’inven¬
teurs. Cinq millions de titres à quatre ou cinq dollars de bénéfice
par titre, cela fait dix milliards. C’est tout, dit Drameille.
— Pour cent mille dollars de mise? demandai-je.
— Qui dit mieux?
— Mais si le train déraille?
Il haussa les épaules.
— Il ne déraille pas, dit-il, ou ne déraille que longtemps après.
La géologie est plus qu’une science, c’est un art.
— Je vois, dis-je.
— Un art plein d’une poésie propice aux échappées, dit-il encore,
très ironique. Je te communiquerai la photocopie des rapports.
Soudain redevenue sérieuse, Julienne de Sixte, au mot de photo¬
copie, fixa les yeux sur Drameille d’un air d’attention. Mais il ne
la regardait pas.
— J’ai même gardé les articles de journaux, ajouta-t-il, impi¬
toyable. Un extraordinaire suspense...
— Mon petit Jean, dit Julienne de Sixte, ne jouez pas trop avec
e feu.
Il se tourna franchement vers elle.
— C’est un feu qui réchauffera tout le monde et ne brûlera
personne, fit-il avec une bonhomie exactement jouée.
— Notre ami, dis-je à mon tour à Julienne de Sixte, parle au
futur. Rassurez-vous. J’ai vu lancer d’autres mines. Même les
premiers travaux sont très longs. Et l’on n’autorise pas si facile¬
ment l’émission publique.
— C’est exact, dit Drameille.
La Fosse de Babel 79
— Alors, attendons.
— Mais non, n’attendons pas, dit Drameille.
Les meilleurs tours sont ceux qu’on croit finis et qui repartent.
Drameille repartit. Le génie de Frieden ne se payait pas en monnaie
si tardive. Et Drameille, relancé, m’expliqua comment Frieden
avait fait apport de ses parts et de ses options dans la société
canadienne à sa holding française dont le titre, coté en Bourse,
venait, grâce à cet apport, de monter brusquement. Cette holding
s’était constituée quelques années auparavant autour de l’une des
plus vieilles mines d’or françaises, par l’incorporation de sociétés
diverses que Frieden s’était fait racheter moyennant l’attribution
d’actions nouvelles de cette société mère, dans laquelle il détenait
ainsi, et de loin, la majorité. Mais deux autres apports récents
avaient faut sensation en Bourse. Le premier était l’apport cana¬
dien. Le second consistait en un nouveau brevet sur l’extraction
de l’or, qui faisait crier partout au miracle. L’inventeur était un
modeste chimiste, découvert et financé par Frieden, et qui partait
de cette constatation connue qu’une quantité d’or importante
échappe aux procédés d’extraction usuels : les déchets de traite¬
ment, nommés tailings, qui ont formé près des puits, au cours des
siècles, de véritables montagnes de remblais, contiennent parfois
près d’une dizaine de grammes d’or résiduel à la tonne, le tiers de
ce qu’on a extrait. Mais le même inventeur affirmait en outre
qu’il existe, au plus secret du minerai, une quantité supplémentaire
d’or dit fugitif que même les procédés de laboratoire ne décèlent
pas, et prétendait alors, par sa méthode électronique, augmenter
de cinquante pour cent au moins le rendement des mines d’or tout
en récupérant l’or abandonné dans les millions de mètres cubes de
tailings épars dans le monde. On en avait parlé avec enthousiasme
à la tribune de l’Assemblée nationale. Du monde entier, des
demandes de licences affluaient. En quelques mois, le titre de la
holding était passé de deux mille francs, cours nominal, à vingt
mille, et la hausse continuait. Pour ses apports, Frieden avait
reçu cent mille actions. Son bénéfice théorique approchait donc
déjà de deux milliards.
Drameille prit son verre :
— Buvons à la découverte de l’or fugitif 1
Par-dessus le verre, il adressa un demi-sourire à Julienne de
Sixte, qui détourna les yeux. A son air pensif, à son visage contracté,
on devinait qu’elle rentrait dans une réalité qui lui faisait peur, et
qu’elle fuyait en buvant.
80 La Fosse de Babel

— Mon ami, continua Drameille en me désignant, vient


d’apprendre que son patron de Buenos Aires est mourant. Il va
se trouver sans situation. Je vais demander à Frieden de l’embau¬
cher...
Drameille était comme un enfant dont il ne fallait pas gâter
le plaisir. Je ne dis rien.
— Pourquoi non? répondit Julienne de Sixte, un peu contrainte.
Cependant elle me sourit d’un air d’intimité et de confiance.
Elle remplit mon verre.
— Que faites-vous tout à l’heure, après votre réunion? me
demanda-t-elle.
— Rien de spécial, lui dis-je. Je voudrais me coucher tôt.
— J’ai promis à Marie de sortir avec elle. Accompagnez-nous
un moment dans une boîte.
— Je veux bien, lui dis-je, heureux d’approcher Marie.
— Vous irez sans moi, dit Drameille, mécontent.
— Personne ne vous demande rien, lui dit Julienne. Nous
trouverons bien un quatrième toutes seules.
— Vous demanderez à qui vous voudrez, dit Drameille, du
même air.
Il touchait à ses limites. Il n’aimait pas voir se nouer des rela¬
tions dont il était exclu. A ce moment, la sonnerie de la porte
d’entrée retentit.
— Nous nous enfermerons dans le petit salon, dit Drameille
en se levant. Viens, me dit-il.
— Je vais me préparer tout de suite, dit Marie, en se levant
aussi, brusquement animée.
— C’est ça, bougonna Drameille. Préparez-vous lentement.
Julienne de Sixte se versa encore un verre de champagne et
nous laissa sortir sans dire un mot. Sa brusque lassitude me
frappa.

15. Le dernier des Sêphardim prophétiques provoque la colère d'un


junker.

Dans le petit salon dont les rideaux étaient tirés, deux hommes
nou3 attendaient, von Saas et Santafé.
Hermann von Saas était un grand blond grisonnant, mince, mais
La Fosse de Babel 81
robuste, d’une élégance un peu guindée. Sans s’avancer, il se
tourna vers moi, cassa son corps en deux à la hauteur des reins
puis inclina brusquement la tête et me tendit une longue main
d’artiste. Santafé était au contraire trapu et même lourd. Son
visage dilaté, plissé de longues rides mobiles et molles, laissait
saillir sur une face plate et sous un immense front deux arcades
sourcilières puissantes, dressées et tranchantes comme des arêtes
de rocs. Il posa sur moi des yeux trop doux enfoncés dans ces
orbites de cadavre.
— J’ai longuement parlé de toi à no3 amis, dit Drameille, et
il va sans dire que je les ai assurés de ta discrétion... D’ailleurs
tous les deux ont lu ton dernier roman, ajouta-t-il.
— Par conséquent, nous nous connaissons, me dit Santafé
avec un sourire accueillant.
Sur une table basse, on avait disposé des bouteilles d’alcool,
des verres et des cubes de glace.
— Servez-vous, dit Drameille. Poliakhine ne tardera pas.
Von Saas se versa du cognac dans un verre à whisky et avala
d’un trait une gorgée qui m’eût fait tomber raide. Son visage
s’était fermé. Tout s’y fondait dans une sorte de taciturnité vigi¬
lante entièrement tournée vers le dedans, qui posait son propre
problème et effaçait tous les autres. Je le regardai, étonné. Santafé
surprit mon regard et sourit.
— Vous avez une grande nostalgie de la charité, me dit-il
avec gentillesse, et pourtant le Christ est absent de votre livre.
C’est ce qui m’a le plus frappé.
— C’est vrai, lui dis-je. Peut-être ai-je voulu d’abord écrire le
livre du Père.
Von Saas tenait encore les yeux baissés sur son verre.
— Vous êtes à moitié espagnol, ce qui explique bien des choses,
reprit Santafé. En Espagne, nous avons été les premiers, vers le
ive siècle, à oser représenter le Fils sur la croix, qui était consi¬
dérée jusque-là comme un instrument d’infamie... La pitié n’est
pas notre fort. Cela ne nous a pas trop bien réussi.
Von Saas s’était assis. Le buste droit, les jambes parallèles,
il regardait toujours son verre, serré dans son poing, sur son
genou. Sans lever la tête, il se mit brusquement à parler.
— La pitié est faite pour être cachée, dit-il d’une voix égale
et avec une sorte de lenteur appliquée qui semblait le retrancher
de tout, et même de ce qu’il disait.
Là-dessus, à nouveau, il se tut. Il n’avait pas bougé. A ma grande
82 La Fosse de Babel
surprise, Santafé ne me laissa même pas le temps de répondre :
— Pourquoi la cacher? dit-il à von Saas avec vivacité. Encore
une déviation aristocratique... Je suis contre votre manie de
l’impassibilité. Si l’on fait le mal sans fausse pitié, il faut aussi
faire le bien sans fausse pudeur.
Il se mit à rire. Indécis, je n’osai pas rire aussi. Je m’aperçus
tout de suite que von Saas, d’avance, tuait le besoin de rire.
Von Saas releva la tête et posa sur Drameille des yeux tristes.
— Les accès de philanthropie de notre ami sont heureusement
assez rares, dit-il de sa même voix sans inflexions... Drameille,
vous feriez bien d’avertir votre ami que nous sommes ici des gens
sérieux occupés de questions sérieuses.
— Il en est aussi persuadé que vous, dit Drameille.
— Je n’en suis pas sûr, dit von Saas. Est-il vraiment au courant?
— Il l’est et il le sera encore plus tout à l’heure, dit Drameille.
— Je ne suis pas d’accord, dit von Saas. Il y a là un défaut de
préparation. La moindre faute d’organisation nous sera comptée.
— Vous m’ennuyez, dit Drameille... Comptée par qui?
— Par la logique même de notre action, dit von Saas avec un
accent qui se fit brusquement sévère et même dramatique.
Drameille lui coupa rudement la parole.
— Quelle logique? demanda-t-il d’un air mécontent... Le propre
de notre action est justement de ne pas avoir de logique. C’est
déjà beaucoup que nous ayons à nous mettre d’accord sur les
précautions. Il n’y a pas entre nous de lien organique. L’idée de
départ est de mon ami. Les moyens viennent de moi. La réalisa¬
tion vous incombe. C’est tout. Notre sobdarité joue sur les fins,
non sur les moyens. Mais, avec des types comme vous, qui avez
si longtemps vendu vos âmes à la politique et fait du double jeu
une vertu, c’est une gageure peu confortable... Voici même la
question que je me pose depuis que je vous connais, fit-il d’un ton
dépourvu de toute amitié : Avez-vous réellement racheté votre
âme?
Il s’animait, il jouait l’animation. Je le connaissais assez : il
ne cessait jamais d’être plein d’une attention et d’une indifférence
également profondes. Mais les deux autres?
— Je suis mort depuis huit ans, dit von Saas en reprenant sa
voix lointaine et monocorde. Le diable seul sait où est mon âme.
— Et moi, dit Santafé avec douceur, je n’ai pas une âme, j’en
ai dix, et là où nous irons ensemble je vous laisserai vous débrouiller
tout seul avec elles.
La Fosse de Babel 83

— J’en suis curieux, dit DrameiUe, très froid.


— Curieux seulement? dit Santafé.
Là-dessus, tous les deux, d’un même mouvement, se regardèrent
puis se tournèrent vers moi et, négligeant von Saas, éclatèrent de
rire. Ils me font marcher, pensai-je. J’ai vécu trop longtemps dans
le désert.
Von Saas était resté figé.
— Bon, soyons sérieux, dit Santafé, circonspect, en le regardant.
Drameille prit sa serviette, en tira des papiers, puis frappa sur
l’épaule de von Saas.
— Travaillons, dit-il. En attendant Poliakhine, j’ai toute une
série de noms et d’adresses à vous dicter.
— Laissons-les tous les deux, me dit Santafé en me prenant par
le bras et en m’amenant près de la cheminée. Venez...
Dans la conversation particulière, sa voix devenait plus basse
et l’accent espagnol, plus sensible, la rendait aussi plus familière.
— Notre ami, continua-t-il, nous a dit que vous aviez été
trotskyste.
— Si l’on veut.
— Je l’ai été aussi. Puis stahnien. Puis l’un et l’autre. Puis rien
du tout.
Il devait penser souvent à sa jeunesse avec amitié et nostalgie.
— Le trotskysme, lui dis-je, est une vue cohérente mais partielle.
— Partielle et partiale. Le stalinisme aussi.
J’étais d’accord. Nous parlâmes donc du stalinisme, qui est
compressif et prudent, du trotskysme qui est expansif et aventurier.
Tous deux s’opposent et se complètent point par point. Ils sont
les deux pôles d’une stratégie unique. La voix de Santafé, posée
et claire, s’accordait à la douceur de ses yeux. Pourtant je retenais
ma sympathie. Cet homme ne devait pas cesser d’être dangereu¬
sement présent à lui-même.
Je ne me découvris qu’avec prudence :
— Toutes les politiques sont bonnes, dans leur champ. Mais,
pour délimiter les champs, il ne faut être enfermé dans aucun...
Avant de me répondre, il se mit à sourire, comme pour corriger
le pédantisme de son propos, mal assorti à son personnage plutôt
rustique :
— Bien sûr, fit-il. En politique, l’universalisme abstrait est
un chaos mental.
Il m’expliqua alors qu’il ne fallait plus beaucoup compter sur
les Russes pour ce genre d’analyses. En Russie, après la guerre,
84 La Fosse de Babel

seuls les Juifs avaient essayé de penser un peu. D’où les persécu¬
tions de 48-49, auxquelles Poliakhine avait échappé par miracle.
— En Russie, c’est maintenant la génération des années 20
qui commande, dit-il, celle dont Gorki disait qu’elle était « née
aux chiottes ». Ils ont eu faim toute leur vie. Alors ils ne pensent
qu’à bâtir des usines et augmenter les rendements. Matérielle¬
ment ils sont maintenant sortis des chiottes. Intellectuellement
ils y retournent.
— Au fond, en Russie, le véritable marxisme est déjà oublié.
Ils en font une pure technique.
— Une doctrine du bonheur social. Le paradis sur terre tel
que le décrit la propagande communiste ressemble comme un
frère au paradis du ciel tel que le conçoivent les Chrétiens. Il est
aussi affreusement ennuyeux, mais heureusement aussi utopique...
— Les jeunes de la nouvelle génération vont s’en rendre compte.
— Ils ne feront pas mieux. Leur marxisme les arme si mal que
c’est encore vers ce qu’il y a de plus décadent en Occident qu’ils se
tournent, les philosophies de l’absurde, ou les discussions inter¬
minables sur le freudisme...
Nous parlâmes longtemps. Son œil mobile semblait glisser sur
moi, revenir, glisser encore. Il m’enveloppait d’un effleurement
léger. En fait il m’étudiait par petites palpations précises, répétées,
intelligentes.
— Au fond, lui dis-je, nous avons tous gardé une si grande
nostalgie du marxisme d’avant la révolution que nous voudrions
que la révolution soit toujours à venir...
— Elle l’est toujours, fit-il.
— Certes. Mais le marxisme sort alors du champ social et
levient problème personnel. Il se nie lui-même.
— Pourquoi non? fit-il encore. Je ne crois qu’aux marxistes
qui se renient...
En disant ces mots, il me fixa pour la première fois et ses yeux
pesèrent un moment sur les miens, puis, trop vite, se voilèrent
et à nouveau s’écartèrent. Je lui en voulus.
— La victoire sociale du marxisme est certaine, et elle ne m’inté¬
resse plus, lui dis-je alors d’un air un peu sauvage. Ce qui compte,
ce n’est pas la victoire sociale du marxisme, mais sa défaite spiri¬
tuelle. Et, en ce sens, je ne suis plus marxiste...
Au passage, son regard perspicace sembla à nouveau me fixer,
brilla un moment, bascula encore, s’éteignit. Mais, sur ma lancée,
j’insistai :
La Fosse de Babel 85
— Eût-il comblé les océans et peuplé les déserts, un homme peut
n’ouvrir à sa mort que des mains vides, et je refuse alors de croire
à l’importance de sa vie...
Mon accent dut le surprendre car, cette fois, il releva la tête et
ses yeux lancèrent un éclair. Comme tous les Espagnols, même
ceux de vitalité intacte, il s’exaltait toujours à l’idée de la mort. Il
me regarda puis posa sa main sur mon épaule.
— Rassure-toi, hombre, dit-il d’une voix grave et tendue.
Quand nous mourrons, toi et moi, ce sera un jour de fête dans le
ciel...
A ce moment, la porte s’ouvrit.
Les épaules trop hautes, les cheveux en broussaille et le visage
si anguleux qu’on lui découvrait, quand il bougeait, plusieurs
profils, un petit homme se tint un moment sur le seuil et parcourut
la pièce d’un regard instable qui au lieu de se poser sur les êtres
paraissait seulement les frôler, puis les fuir. Un homme tout en
zigzags et comme pris au piège, et dont le corps hésitant cherchait
maladroitement sa place sous les secousses ou les décharges d’un
esprit sans repos. Fait indifféremment pour le martyre et pour la
haine, la soumission, le ressentiment, l’audace folle, l’extrême
déchéance physique, le courage moral sans défaut, la plainte
sourde et le gémissement qui durent des nuits, et la dernière
flamme au fond des yeux, toujours vacillante et jamais morte.
C’était Poliakhine.
Von Saas et Drameille se levèrent, puis, comme Poliakhine,
resté sur le seuil, ne bougeait pas, il y eut, dans la pièce, un curieux
moment d’immobilité et de silence. Puis Poliakhine avança d’un
pas et dit, à nouveau immobile, d’une voix de gorge :
— Le cochon est mort ce matin.
Nous fûmes ainsi, à Paris, parmi les premiers à apprendre la
mort de Staline.
Le petit Jansen, qui simplifiait toujours les raisons de ses ini¬
mitiés, voyait en Poliakhine un prophète rusé et frénétique qui
s’enivrait de dialectique pour échapper à l’humiliation d appar¬
tenir à un parti de robots. C’était juger sur l’attitude. Poliakhine
n’avait pas attendu la mort de Staline pour agir. Son esprit de
système l’avait depuis longtemps emporté dans un mouvement
brutal et dominateur, où le courage et l’ambition ne comptaient
plus, mais seule la maîtrise des déductions. Depuis longtemps,
il avait oublié les risques.
— Le règne de la Russie est terminé, dit Drameille.
86 La Fosse de Babel

Et Santafé ajouta :
— Celui du communisme commence.
Poliakhine me serra la main d’un air distrait, tira de sa poche
quelques papiers froissés qu’il tendit sans rien dire à Santafé,
puis nous nous assîmes tous. L’opération von Saas-Santafé n’avait
plus à être discutée, et rien, d’ailleurs, n’y dépendait plus de Dra-
meille ou de Poliakhine. La réunion devait être consacrée à un
dernier exposé de von Saas sur les liaisons et surtout sur le budget.
Quelle part allait rester disponible pour Drameille? Poliakhine
mena le débat.
Je regardai et écoutai sans rien dire ces hommes si dissemblables
et apparemment si unis, et qui jouaient leur rôle avec sérieux en
sachant que c’était un rôle. Portaient-ils des masques? Les idéo¬
logies ne sont rien. A les entendre, ils paraissaient sans problèmes.
C’étaient des hommes d’action.
Le débit lent et monocorde de von Saas semblait seulement
remplir les déchirures ouvertes par la fougue de Poliakhine. Ils
avaient cependant tous les deux le même accent guttural qui ne
laissait perdre aucune consonne et cassait la phrase n’importe où,
en syllabes désarticulées dont l’ordre finissait par paraître inso¬
lite. Il fallait faire effort pour rétablir cet ordre. Mais tout ce
qu’ils disaient était si intelligent qu’on leur savait grâce de
cet effort.
Tout compte fait, la somme dont Drameille pouvait espérer
le transfert, dans les six mois, avoisinait cinquante millions.
Lorsque cette discussion fut close, je constatai avec surprise
que Santafé n’y avait pris aucune part. Au début, assis près du
secrétaire de Julienne, il s’était occupé, semblait-il, à recopier
sur un carnet les papiers que lui avait remis Poliakhine. Personne
pourtant ne pouvait nier qu’il fût aussi présent dans la discussion,
et de tout son poids. De temps en temps, il levait les yeux, et son
regard mobile — plus que mobile : remuant et fouilleur — mul¬
tipliait même cette présence. Celui-là est sans doute un empiriste,
dis-je plus tard à Drameille. Mais Drameille sourit. C’était Santafé,
le premier, qui s’était fait le théoricien glacé de l’élimination des
incapables, et von Saas s’était contenté d’accepter. Pour von Saas,
ce point était logique; pour Santafé il était vital.
Annoncer et créer un communisme sacerdotal. Ma présence, ce
soir-là, amena Poliakhine à parler de l’Asie.
Il s’adressa directement à moi pour la première fois :
— Je suis juif, me dit-il avec une soudaine passion et en tré-
La Fosse de Babel 87
bûchant toujours sur les syllabes dures, je suis juif et je ne partage
pas l’optimisme gâteux de certains communistes russes qui se
figurent qu’il suffit de laisser s’industrialiser l’Asie et s’élever son
niveau de vie pour avoir, de ce côté, la paix éternelle.... Est-ce
que vous croyez, me demanda-t-il avec une brutalité presque
insolente, que la haine des Arabes pour les Israéliens soit une
question de niveau de vie?
— Je suis en effet persuadé du contraire.
— Quand les Arabes se croiront mûrs pour détruire Israël, ce
sera le signal. Et l’Asie nous tombera dessus pour les mêmes
raisons fanatiques. On ne comprend rien au destin du communisme
mondial si on ne sait pas que Staline était avant tout un Asiate.
Sa persécution des Juifs procédait d’une haine fondamentale.
Les Juifs, pour lui, c’était l’avant-garde de l’Occident intellectuel.
Une abomination. Un véritable communiste ne devrait pas être
raciste. Staline l’était. Un Juif n’est pas raciste. Il défend des
valeurs rationnelles et par conséquent universelles, et il ne se
replie sur lui-même que pour mieux les défendre. Le véritable
marxiste fait de même. Mais que restait-il de marxiste chez Sta¬
line? Et qu’en restera-t-il dans vingt ans chez les Chinois? Leur
productivisme et leur nationalisme nous font revenir deux siècles
en arrière. Je ne crois pas à un marxisme régénéré par les Chinois!
Si on les laisse faire, je crois qu’ils feront ce que les Orientaux
ont toujours fait. Us voudront dissoudre l’intelligence dans les
rites. Us ont le nombre et le nombre ne régénère rien : il dissout...
Je ne crois pas aux masses, ie crois aux minorités éternelles... Je
crois à l’Israël éternel 1
— J’y crois aussi.
— Alors vous en êtes! s’écria-t-il d’un accent profond qui venait
du fond des âges, l’accent même du prince des prêtres lorsqu’il
ouvrait les portes du saint des saints et criait le nom de Iaweh.
Us me regardaient tous, même von Saas, dont les yeux ternes,
d’un blanc éteint, semblaient recouvrir quelque rêve immobile,
comme une mince couche de glace sur une eau froide et morte.
— Depuis cinquante ans, par des voies patientes et presque
occultes, l’intelligence occidentale va vers son couronnement, son
martyre et sa divinisation, reprit alors Poliakhine, mais personne ne
le sait en Occident, sauf nous. Une sorte de conjuration universelle
appuyée par les Chrétiens eux-memes a créé et répandu le mythe
de la décadence de l’Occident, comme si la corruption des formes
sociales n’était pas un phénomène naturel et équitable lorsque
88 La Fosse de Babel

l’intelligence de quelques individus perdus dans ces formes cherche


la liberté des sommets. Et tous les agents cachés de l’Orient vien¬
nent tranquillement chez nous proclamer la faillite de la raison,
la vanité du mental, les illusions de l’intellect, au moment même,
notez-le, où l’Orient tout entier est en train de s’armer des fruits
de cette raison et de cet intellect qu’il a reçus de nous et qu’il va
tourner contre nous... Cet Occident masochiste n’est pas le nôtre!
dit-il avec une force de conviction qui le transfigurait. Nous sommes
l’Occident régénéré!... Il faut détruire en premier lieu la hiérarchie
romaine, ennemie de toute pensée libre et de toute philosophie.
Il faut dénoncer les traîtres, les Guénon, les Gurdjiefî, les Huxley,
tous les théosophes, bouddhistes et védantistes réactionnaires,
fileurs de lin et mangeurs d’herbe, qui submergent l’Europe sous
les débris de traditions orientales que les Orientaux eux-mêmes ne
comprennent plus... C’est nous qui rendrons un jour à l’Orient la
compréhension de ses doctrines et non l’inverse... Et il faut enfin
remettre à leur place, qui est la dernière, tous les esthètes irres¬
ponsables et dégénérés qui prolifèrent sur cette confusion, les
philosophes de l’absurde et les adorateurs de l’échec, qui insultent
à la véritable solitude en menant pour la plupart une vie
dorée...
Il nous regardait avec les yeux enflammés du prophète.
— Nous sommes d’accord, dit Drameille.
— Nous ne serions pas ici si vous ne l’étiez pas! répondit sim¬
plement Poliakhine.
Comme si, ayant reçu cette approbation, il lui fallait le temps de
s’en repaître, il laissa passer un moment avant de se lancer à
nouveau.
— J’ai lu vos notes, me dit-il d’une voix calmée.
Il les avait même lues mieux que Drameille. Son esprit de
géométrie était tout à fait à l’aise dans les structures abstraites
et les inversions qui les animent. Il en déduisait, entre l’Orient et
l’Occident, des correspondances, des parentés sans fin, où les
prêtres verraient des complémentarités et les guerriers des anta¬
gonismes. Mais, partout, il fallait placer l’inversion. Ici il fallait
faire sortir la connaissance de l’échec de la puissance et là-bas de
sa victoire.
Il s’animait à nouveau. Cet homme est bien agité, pensai-je.
J’avais perdu l’habitude de ces extériorisations verbales. L’intel¬
ligence aussi devrait être pudique, pensai-je encore.
Von Saas se versa à nouveau une grande rasade de cognac.
La Fosse de Babel 89

— Notre ami veut bien que nous sacrifiions des Blancs, pas des
Jaunes, dit-il.
— Vous buvez trop, von Saas, dit Poliakhine, mécontent.
Von Saas vida son verre. Il buvait comme on boit le schnaps en
Poméranie, en le jetant au fond de la gorge avec une prestesse
assez fascinante.
— En Orient, aussi, il y aura des soldats à tuer, dit-il d’une
voix calme. Il y aura des milliards de soldats.
Il n’était nullement ivre. Mais Poliakhine paraissait habitué aux
incidentes plus ou moins opportunes de von Saas.
— Ce sera votre rôle, non le mien, lui dit-il sans s’émouvoir.
Vous êtes un guerrier, je n’en suis pas un. Moi, en Orient, je n’ai
pas à tuer, mais à être tué.
— Et pourquoi diable pensez-vous déjà à mourir? demanda
von Saas.
— Parce que tous les triomphes dans l’histoire commencent
par la mort des précurseurs, dit Poliakhine. Vous, il vous est
naturel de tuer. Moi, c’est l’inverse.
— Il vous est naturel d’être tué?...
— Assurément.
— Nous n’en sommes pas là, dit von Saas.
— Mais si, dit Poliakhine. Dans l’histoire, toutes les victoires
qui valent quelque chose sont payées par la mort. Seulement les
victoires des guerriers se paient avec retard, celles de l’esprit se
paient d’avance... Et cela aussi c’est la loi, ajouta-t-il avec un léger
sourire qui semblait lui tirer la bouche avec effort... Si nous
n’avons pas peur de la mort des autres, pourquoi aurions-nous
peur de notre propre mort?
— Le plus fort, c’est que vous avez raison, dit Santafé, qui
prenait la parole pour la première fois. Il tenait toujours dans
son poing serré les papiers froissés de Poliakhine.
— Ici, nous avons toujours tous raison, dit von Saas avec
humeur.
Santafé eut pour Poliakhine un sourire plein d’amitié :
— C’est curieux, lui dit-il. Vous et moi nous revenons à nos
origines. Vous redevenez juif et je redeviens espagnol, les deux
peuples au monde les plus préoccupés de la mort et qui en ont le
mieux célébré les fêtes. Vous, à force de foi, dans l’humilité et l’indif¬
férence. Nous, à force de cruauté, dans l’orgueil et l’exaltation...
— Ai-je l’air indifférent? demanda Poliakhine avec un peu de
raideur.
00 La Fosse de Babel

— Très, dit Santafé.


— Peut-être le suis-je, après tout, dit Poliakhine.
— Un jour ce sera votre force, dit Santafé. Et votre mort sera
admirée de tous... Sauf de vous.
— Une mort parmi tant d’autres, dit Poliakhine. Lorsque
l’Asie déferlera sur l’Europe, il y aura un tel vide spirituel dans le
monde que notre mort sera pour nous le seul témoignage tangible
de l’existence de l’invisible, et qu’elle prendra son aspect le plus
nécessaire et le plus naturel. Depuis longtemps les chefs commu¬
nistes d’Asie auront repris à leur compte, là-bas, la maxime de
gouvernement des vieux maîtres : Remplissez les ventres et videz
les esprits! Mais ils auront aussi vidé leur esprit. Parce que, là-bas,
c’est l’esprit, aujourd’hui, qui est l’ennemi. Ceux qui croient
encore qu’une sorte de symbiose est possible, en Asie, entre les
vieilles religions et le marxisme entretiennent une pauvre rêverie.
Et d’abord, que sont devenues les religions d’Asie? Je n’ai jamais
rencontré là-bas que deux sortes de prêtres. Les uns étaient des
mystiques repliés sur eux-mêmes, inopérants dans le monde et
perdus dans la nuit des temps; les autres, des politiciens crasseux
et retors, tout juste bons à invoquer les dieux et les démons et
à proposer sur la place publique des tours de petite magie. Dans
dix ans, les premiers seront exterminés, et les seconds ralliés et
promus au rang de curiosités touristiques... Il y a toujours, aux
grands mouvements de l’histoire, plusieurs explications, mais il
ne faut retenir que la plus vaste, et c’est celle-ci : quand l’Asie
se mettra en marche, ce sera justement à cause de ce vide qui aura
gagné ses profondeurs et ses hauteurs. Lorsque l’Asie déferlera
sur l’Europe, nous verrons, comme il y a vingt siècles, crever sur
nous une borde famélique, mais souffrant d’une faim qui ne
connaîtra même pas son nom, et qui sera une faim de sainteté.
On aura tué là-bas tous les dieux. Comme ici. Personne ne le
saura, mais ce qui poussera tous ces guerriers sur l’Europe, ce
sera la nostalgie d’un Dieu perdu. Et c’est avec une science incroya¬
blement juste des responsabilités encourues par l’Europe qu’ils
viendront chercher ce Dieu ici, au seul point de la terre où, depuis
vingt siècles, on célèbre le meurtre de Dieu... Là où est le corps,
là se rassembleront les aigles! s’écria-t-il. La terre du sacrifice est
toujours celle où l’intelligence des élus affronte les secrets de la
mort!... Je pense que nous sommes toujours d’accord.
— Nous le sommes, dit Drameille.
Ce fut alors que l’orage commença.
La Fosse de Babel 91
Pendant la longue tirade de Poliakhine, von Saas n’avait pas
réagi. Assis, le dos bien droit, il était resté si immobile qu’il eût
pu, semblait-il, tenir cette pose durant des heures, sans fatigue.
J’étais sûr qu’il n’avait pas écouté.
— A l’Est, il vous faudra aussi vous débarrasser des traîtres,
dit-il brusquement. Comme à l’Ouest.
— A l’Ouest, il faut éprouver des hommes, dit Drameille.
A l’Est, il faut les convertir.
Une secousse mécanique parut raidir les bras de von Saas qui,
prenant appui des deux poings sur ses genoux, se déplia d’un jet.
— Ne prononcez jamais ce mot devant moi, s’écria-t-il d’une
voix dramatique et qui, dans l’abondance de sa fureur, avait
perdu tout son rugueux. J’étais de garde à la prison de Berlin-
Spandau lorsqu’on y a pendu par la gorge, à des crocs de boucher,
les conspirateurs de juillet 44. J’ai entendu leurs cris et j’ai vu
leurs grimaces. Depuis ce jour-là j’ai horreur des martyrs!...
Tenant d’une main son verre et se saisissant de l’autre de la bou¬
teille de cognac, il resta debout, les jambes écartées, haut et ferme.
— C’est une question de volonté égale partout, enchaîna-t-il.
Quand on veut quelque chose de grand, il faut le vouloir féroce¬
ment... On marche sur des cadavres dans ces conditions...
— Asseyez-vous, von Saas, lui dit Poliakhine.
Mais von Saas continua à parler sans regarder personne :
— Le catholicisme est mort le jour où il a accepté la discussion,
renoncé à la provocation et toléré l’inditïérence. Le mot de provo¬
cation est un mot malsonnant, mais s’il vous fait mal à la gorge,
tant pis pour vous.
Il brandit son verre vers nous dans un geste menaçant :
— Vous autres, Français ou Juifs, vous avez fait vieillir et
dégénérer le monde en lui parlant de fraternité! La vie n’est pas
une expérience de la fraternité! La vie est une exploration sans
fin de la paternité!... Si vous voulez que quelques hommes devien¬
nent des surhommes, il n’y a que deux règles. La première, c’est
que les supérieurs restent inconnus, ce qui règle son compte à la
vanité des parvenus politiques. La seconde, c’est de tirer toujours
la provocation et le châtiment vers le haut...
Il s’arrêta, comme épuisé, et resta encore un moment debout,
près de nous, les yeux vagues, puis se versa à boire.
— Asseyez-vous, von Saas, répéta Poliakhine. Vos déclarations
de principe sont intéressantes, mais inutiles. Une fois pour toutes,
nous avons décidé de diviser les jeux...
92 La Fosse de Babel
Il lui parlait avec une douceur trop voulue, et essaya de lui
prendre le bras.
— Ne me touchez pas, lui dit von Saas d’une voix blanche, en
s’écartant brusquement.
Cet homme est fou, pensai-je. Non pas pour ce qu’il dit, mais
pour la façon dont il le dit. Assis près de lui, Drameille souriait.
Santafé, préoccupé, ne regardait personne.
— Notre nouvel ami n’est pas forcément d’accord avec vous,
dit encore Poliakhine à von Saas.
— Alors il a tort, dit celui-ci, buvant d’un trait. Il va voir
avec ses Mongols...
Sur ces mots, de lui-même, il se rassit et posa la bou¬
teille près de lui, d’un geste dur. Le verre sonna sur le
marbre.
Poliakhine affectait de ranger à nouveau ses papiers.
— Reprenez votre carnet, dit-il à von Saas... Moi non plus je
ne suis pas d’accord.
Von Saas paraissait calmé.
— Vous avez tort aussi, dit-il à Poliakhine.
— Je veux que tous les hommes et pas seulement quelques-
uns deviennent des surhommes.
— Vous, vous êtes un petit Juif utopiste, lui répondit von Saas
avec une alacrité surprenante. Dire que j’aurais pu vous tuer il
y a dix ans...
— Écrivez, fit Poliakhine.
Drameille se leva et me dit :
— Nous allons partir. Poliakhine n’a besoin ce soir que de
von Saas.
Un sourire un peu figé multipliait les plis autour de la bouche de
Santafé.
— Qu’en pensez-vous? me demanda-t-il. Si le besoin de conver¬
tir est le paravent de la faiblesse, le besoin de tuer est-il le dernier
signe de la force?
— Si certains ont encore besoin de tuer, il faudra bien qu’ils
tuent, lui dis-je.
— Ils ne s’en priveront pas, dit-il en regardant von Saas.
Mais vous?
— Moi, lui dis-je, je n’ai plus besoin de tuer.
— On ne sait jamais, dit-il.
Il touchait un de mes sujets tabous.
— Mais si, on sait.
La Fosse de Babel 93
Drameüle nous écoutait. Santafé ne parut pas entendre ma
réponse.
— Avez-vous réfléchi, continua-t-il, au caractère fascinant
d’une société gérée par von Saas? La société policière, une fois
amorcée, est infiniment plus simple à gouverner que la société
ordinaire. Le provocateur provoque pour ne pas être dénoncé,
mais le dénonciateur, de son côté, dénonce pour ne pas être
provoqué. C’est entre eux une course en rond. Il y a là un moteur
qui s’alimente de lui-même et s’accélère sans fin, avec une perpé¬
tuelle interversion des rôles. Personne ne peut rester passif.
Tout le monde devient de plus en plus actif. Tout le monde dénonce
et provoque.
— Joyeux tableau, dit Drameille.
— Il suffit de bien contrôler le tout, dit Santaie.
— Et si le contrôle vous échappe? demandai-je.
Son ironie se fit grave et sa mâchoire se durcit.
— Ce jour-là, hombre, fit-il d’un air sombre mais heureux, il
n’y aura plus de terre ni de ciel.
C’était décidément un Espagnol. C’était la seconde fois, ce soir,
qu’il mêlait le ciel à ses calculs.
Drameille, près de nous, eut un rire nerveux et s’éloigna pour
aller prendre congé de Poliakhine et de von Saas. Santafé tournait
toujours vers moi son regard nictitant, qui cachait une attention
froide.
— Oh, j’oubliais, fit-il soudain avec un sourire confus, en éle¬
vant devant mes yeux les papiers de Poliakhine.
Il sortit de sa poche un briquet.
— Vous vous rendez compte sans doute, me dit-il, qu’il faut
brûler ces papiers et en manger les cendres...
Là-dessus, traversant la pièce d’un pas balancé, il alla s’accrou¬
pir devant la cheminée. Le papier trop serré flambait mal. Il le
déploya.
Au centre du salon, Poliakhine s’était levé pour serrer la main
de Drameille. Tous deux étaient petits et chétifs, mais une même
vie puissante les portait. Une pensée étrange me vint. Où avais-je
lu que Jésus était laid? Et pourquoi, mon Dieu, rapprocher Dra¬
meille et Poliakhine de Jésus?... C’est Eusèbe, évêque de Césarée,
dans son Histoire ecclésiastique écrite au me siècle, qui rapporte
que Thaddée, un des premiers disciples du Christ, prêcha devant
le roi Algare sur « la petitesse, la laideur, l’apparence humble et
basse de Celui qui était venu d’en haut ». Et l’Église byzantine
94 La Fosse de Babel

soutint aussi, en accord avec les Prophètes : « Nous l’avons consi*


déré comme un lépreux. Il n’y a en lui ni beauté ni noblesse. »
Des martyrs?... Poliakhine peut-être, me dis-je encore. Mais
Drameille?... Non, Drameille n’est sûrement pas de la race des
martyrs.

16. Une soirée aux Champs-Élysées me permet de mieux connaître


Marie Greenson et Santafé, puis von Saas, par ouï-dire, et bien
d'autres.

Dans la Lancia noire de Julienne qui nous conduisit aux Champs-


Élysées, ce premier soir, Marie, Santafé et moi, j’étais assis derrière
avec Marie. Son vison était doux sous mes doigts. Douceur com¬
plexe où se mêlait cette peur que j’avais, déjà, de ce recul où il
semblait qu’elle m’invitât. Le premier sourire qu’elle me donna
fut d’une amabilité un peu distante. Les lumières des vitrines
défilaient lentement. Le fard mettait sur son teint délicat des
touches mates qui la vieillissaient un peu. Qu’avait-elle besoin
de se vieillir? Et elle avait aussi ombré adroitement ses paupières.
Qu’avait-elle besoin d’ombres? Jadis mon besoin de vertige appe¬
lait dans le regard des jeunes filles une vacuité que je voulais
céleste. Mais ce soir-là, non, justement, il n’y eut pas de vertige.
Un jour vient où le vertige n’a plus d’attraits. Un jour vient où
ces yeux points ne sont plus des yeux de déesse mais d’idole, et
l’idolâtrie est sans mystère. L’est-elle vraiment? Ce soir-là, c’est
ce que je disais.
Nous étions arrivés depuis une demi-heure à peine dans la
boîte de la rue Pierre-Charron où elle nous avait conduits, que
Julienne de Sixte commandait déjà une troisième bouteille de
champagne. Elle buvait, parlait et riait beaucoup, et nous préparait
une soirée fatigante. Sans doute était-elle de ces êtres qui ne
révèlent leur vraie nature que la nuit, quand le monde libère ses
ombres. Santafé la relançait sans cesse et buvait avec elle. Marie,
toujours un peu lointaine, se mit à boire elle aussi et, tout en se
laissant pénétrer par la musique, commença à s’animer, à parler,
à révéler un côté expansif et même ardent, mais comment dire,
vite refermé sur soi, comme si, en elle, des secrets s’agitaient mais
voulaient rester secrets. Plus tard, je devais comprendre que tout
La Fosse de Babel 95
le comportement de Marie, fait de bonne volonté et de fierté,
d'ardeur conquérante un peu confuse, très juvénile, très naïve, et
de dévouement offert et retenu, était commandé par cette alliance
ambiguë que la fortune avait nouée avec elle et qui se trouvait
resserrée par ses inhibitions mêmes. Elle méprisait l’argent. Elle
se méprisait plus encore de ne pas le mépriser assez. Ce qui la
sauvait, c’était un goût qu’elle avait, un arrière-goût de hauteur,
et la hauteur est toujours sainte.
Je fis danser Julienne, Santafé fit danser Marie, puis nous
permutâmes. Et tout de suite, Marie se serra contre moi. Gêné,
j’écartai un peu la tête pour la regarder. Ses yeux graves semblaient
chercher, au-delà de moi, une réponse à quelque question imprécise,
comme si elle n’était pas tout entière dans cette étreinte, mais
comme si elle y était seule aussi. Son corps était souple et ferme
et savait conquérir, par le rythme, une sorte de maîtrise imper¬
sonnelle, qui le dépossédait presque de soi. Je me demandai un
moment quel plaisir elle trouvait à cet unisson soudain qu’elle
provoquait. Je la désirais violemment. Longtemps, elle resta ainsi,
à la fois impérieuse et absente. Puis, peu à peu, son étreinte se
relâcha. Peut-être n’avait-elle voulu conquérir qu’un rythme.
Ses yeux étaient toujours posés au-delà de moi...
Entre les danses, Santafé racontait avec humour des histoires
russes. Parfois, sans prendre garde, Julienne le tutoyait et il se
mettait à la tutoyer aussi. Sans doute avait-il été lui aussi son
amant pour une brève passade, dont il ne restait que ce ton de
simplicité qui me plut. C’était un beau mâle, un paysan rude
et doux, sur le visage duquel on devinait parfois des airs de gitan
aventureux et fier, qui soutenaient d’un peu de barbarie roman¬
tique ses traits mous.
Dans les forêts tropicales, j’ai beaucoup aimé les danses des
tribus qu’on dit primitives et qui sont des danses de guerriers
dont les femmes sont exclues. Je les retrouvais ici, coupées d’ac¬
cents criards, presque parodiques. Elles expriment là-bas le
gémissement des corps perdus dans le chaos d’avant le temps
et qui essaient de se fondre dans les égrégores encore larvaires
du futur monde. Ici elles ne sont plus que les derniers soubresauts
des débris de Babel, quand les nerfs en loques des derniers vivants
cherchent à se tendre une dernière fois, mais ils ne font plus réson¬
ner que le chaos d’après le temps, d’où le monde s’est enfui...
Sans doute Marie Greenson ne comprit-elle pas pourquoi, ce soir-
là, au lieu de continuer à danser avec elle, je préférai rester assis
96 La Fosse de Babel

à son côté et prendre sa main sous la mienne, allant jusqu’à la


presser doucement, comme s’il eût fallu protéger de l’agitation
mécanique des sambas et des mambos cette part de nous-mêmes
réservée aux choses essentielles et la sauver justement du chaos.
Cette part existait-elle en Marie? Comme chez la plupart des
hommes de réflexion, mon esprit réagit peu, le plus souvent,
au premier contact des êtres. J’ai trop besoin, pour les compren¬
dre, de les réduire d’abord à leurs lignes simples, de découvrir sous
leurs traits visibles, pour en faire des êtres complets, leurs direc¬
tions latentes. La main de Marie était chaude mais inerte sous la
mienne. Comment une jeune fille si riche et si belle et qui semblait
faite pour prendre toutes ses aises dans la vie soumettait-elle
un besoin d’expansion, de communication que je sentais puissant
et sain, à cette contrainte, cette réserve? Je ne notais chez Marie
aucune coquetterie, aucun besoin de jeu. Cette simplicité multi¬
pliait le désir que j’avais d’elle. Nous commençâmes à parler, ou
plutôt je lui posai des questions banales, auxquelles elle répondit
avec bonne volonté. Non, Marie n’était pas un prénom vraiment
américain, mais elle l’aimait et y tenait. Sa mère, morte très tôt,
le lui avait donné en souvenir de sa vieille famille canadienne
française, qui y tenait aussi. Son père s’était remarié. Elle n’aimait
pas sa belle-mère. Oui, elle avait terminé ses études.. Au Smith
College de Northampton. Je connaissais ? Quatre années complètes,
dont une, la troisième, en Suisse, selon la coutume. Elle aimait
beaucoup l’Europe, surtout Paris. Elle était en train de se faire
aménager un atelier-studio rue de Vaugirard, en face du Luxem¬
bourg. Il serait bientôt prêt. Elle voulait rester au moins un an en
France, visiter tous les musées, toutes les églises, les magasins
d’antiquaires, suivre les cours de l’Ecole du Louvre. Je connais¬
sais aussi? Elle parlait un français un peu hésitant mais correct.
Son accent m’enchantait. Je savais par Julienne, depuis un quart
d’heure, qui était son père. Un fils d’émigrant, parti de rien, et
que l’austérité de sa jeunesse avait toujours poussé en avant vers
de nouvelles possessions, de nouvelles conquêtes, mais que le
souvenir de sa misère empêcherait toujours de jouir en paix de sa
réussite. Un homme fasciné par l’argent, dur et sombre, et dont
Marie était le seul luxe. Situation classique : un de ces hommes
faibles, restés longtemps soumis à leur mère et qui, plus tard, ne
conquièrent le monde que pour impressionner leur femme. Impi¬
toyables en affaires, et, chez eux, des moutons. On ne risque rien
à imaginer leur digne et énergique épouse sous les traits d’une
La Fosse de Babel 97
solide matrone, jadis sculpturale et belle, puis, avec l’âge, l’oeil
perçant et avide, le visage bouffi de méchante graisse et la bouche
en fermeture éclair. Je peignis ce portrait avec brio et Marie se
mit à rire. On la mettait en confiance en épousant ses querelles.
Oui, elle souhaitait que son père divorçât et le disait avec simpli¬
cité. Et elle souhaitait aussi qu’il épousât Françoise de Sixte, qui
eût enrichi, allégé, éclairé sa vie. Je reconnus sous ces propos
l’effet des calculs patients de Drameille. Elle adorait son père. De
tels hommes finissent toujours par être la bénédiction de leurs
enfants et de leurs maîtresses. En cachette de sa femme, il couvrait
sa fille de largesses. Il était économe, il la voulait prodigue. Toutes
les dépenses qui passaient par elle s’en trouvaient légitimées,
rehaussées. Seulement ces facilités isolaient Marie. Elles lui sem¬
blaient impures, pas très dignes. Nous autres, Français, nous
sommes toujours surpris de l’importance que gardent les principes
extérieurs dans la vie des autres peuples. Je découvris en Marie
une femme pleine d’ambitions réglées et qui se cherchait ardem¬
ment des mérites. Elle s’interrogeait sur sa mission sociale. A quoi
employer sa fortune? Il y avait chez elle un penchant fort net à
la rêverie humanitaire, oxfordienne, un élan vers la gauche, la
générosité dite de gauche, une certaine tendance à l'idéalisation
chimérique. Elle était pour la justice, contre la charité. Les libé¬
ralités paternalistes lui paraissaient odieuses et l’indignaient. Elle
avait des idées sur le plan Marshall. A ce moment, toute sa réserve
avait fondu. Dès qu’elle touchait au social, elle n’était plus la
même. C’était dans ce domaine impersonnel que sa personnalité
s’affirmait, s’unifiait : elle eût voulu enseigner, réformer, sa voca¬
tion artistique devenait une mission. A chaque instant, on la
sentait brûler du besoin de faire servir cette vocation, de racheter
le plaisir qu’elle en tirait. Inquiète Marie, elle était aussi certaine
de ses principes qu’elle était incertaine de soi. Mon ancienne pro¬
fession d’archéologue l’impressionna beaucoup. J’appartins tout
de suite à sa part secrète, dont elle jouissait avec reproches et
tremblement. Buvait-elle, ce soir, pour se donner des raisons plus
simples de tituber un peu? Elle aussi, en fin de compte, buvait
beaucoup. Je me demandai si elle était vierge. Un collège snob.
Elle l’était peut-être. Eussé-je préféré qu’elle le fût? Elle était
beaucoup moins rouée, beaucoup moins brillante que Julienne
de Sixte, mais elle avait, comment dire, beaucoup plus de champ
devant elle. Et puis, je ne désirais pas Julienne de Sixte et je
désirais Marie Greenson...
98 La Fosse de Babel
Cependant, Julienne et Santafé dansaient toujours, joue contre
joue. Dans l’attitude de Santafé à l’égard de Julienne, il y avait
cette sorte de générosité trop attentive dont l’amitié témoigne
parfois en souvenir de l’amour. En passant devant nous, Julienne,
qui était ivre, nous fit, par-dessus l’épaule de Santafé, une grimace
plaisante. Marie se mit à rire. Elle aussi, maintenant, l’alcool
la rendait à des impulsions franches. Sur la banquette, elle
pressa brusquement ma main dans la sienne en me désignant
Julienne et Santafé d’un regard plein d’intelligence et de moquerie.
Puis : « Allons danser », me dit-elle. Elle commandait avec autorité
et conviction, à la façon des femmes américaines, qui se donnent
le droit inconditionnel d’être servies. Mais déjà ses yeux étaient
graves et durant toute la danse elle se tut.
Julienne et Santafé revinrent s’asseoir en même temps que nous,
mais Julienne renvoya tout de suite Santafé, en lui demandant
de faire danser Marie. Elle voulait rester seule avec moi. L’ivresse
produisait chez elle une excitation assez bien contrôlée, dont
le tête-à-tête émoussait la pointe.
— Je connais votre ami Drameille depuis moins longtemps que
vous, me dit-elle tout de suite, mais je le connais assez bien quand
même. C’est un type tordu, qui possède une logique intérieure
bien à lui, capable de légitimer n’importe quelle saloperie à son
profit...
Je ne disais rien, elle continua :
— Bien entendu, j’appelle saloperie ce qui va contre mes intérêts.
Vous aussi, je pense...
Ses cheveux frôlaient ma joue, sa cuisse touchait la mienne.
Pour m’observer, elle reculait un peu la tête, et m’offrait ses yeux,
grands ouverts, avec franchise et abandon.
— Je ne connais pas bien mes intérêts, lui dis-je.
Elle me vit sourire, et les pensées trop nombreuses qui se pres¬
saient en elle et voulaient s’exprimer brouillèrent un moment son
regard. Mais elle réagit sans tarder.
— Ne faites pas le malin, dit-elle, vous me décevriez... Avec
toutes ses qualités, Drameille a plusieurs défauts majeurs. D’abord,
il a tendance à se mêler, dans ma vie privée, de choses qui ne le
regardent pas. Ensuite, il sous-estime Frieden. Et il me sous-
estime, moi. Je ne vous demande pas de le lui dire, mais de jouer
le jeu honnêtement, pour l’empêcher de faire des bêtises. Tout
à l’heure, ses petites menaces de chantage étaient puériles...
Je fis preuve de bonne volonté.
La Fosse de Babel 99
— Le mot « chantage » est trop gros, lui dis-je... Il s’amusait.
Elle me parla alors longuement de Frieden, qu’elle n’aimait
pas mais appréciait, et qui me séduirait certainement. Il avait
des qualités d’àme que n’avait pas Drameille. Mais il était à la fois
puissant et vulnérable. Le Maroc était un terrain miné, les atten¬
tats contre les Français s’y multipliaient, des groupes rivaux de
celui de Frieden essayaient d’exploiter ces troubles. En plus,
Greenson était prudent, méfiant, timoré. Frieden, au fond, se
battait seul, comme un lion, avec derrière lui, contre lui, ce chacal
de Drameille. Elle me parlait maintenant avec une sorte de véhé¬
mence retenue. Sa bouche, presque contre mon oreille, me jetait
en désordre des phrases dures, pressées et précises, dont chacune
faisait trait. Je comprenais maintenant sa lassitude, durant le
dîner. Elle disposait de tout l’argent qu’elle voulait, mais elle
désirait développer ses éditions, les durcir. Il y a toujours, à Paris,
des places à prendre pour les gens durs. Je découvrais en elle une
femme d’affaires avertie et active, impatiente, un peu brouillonne.
Mais elle aussi, dit-elle, était trop seule. Elle avait besoin, entre
Frieden et elle, de quelqu’un qui la conseillât, la protégeât. Dans
le désordre de ses propos, elle en revenait toujours à Drameille,
qui l’avait déçue.
— De quel signe êtes vous? me demanda-t-elle brusquement.
— Du Scorpion, comme Drameille.
— Encore! Je ne suis entourée que de Scorpions. Je ne devrais
pas me fier à vous.
— Il y a de bons et de mauvais Scorpions. Je fais partie des
bons.
— Espérons-le. Moi, je suis du Taureau. Ça ne me va pas.
Drameille m’a dit que vous vous intéressiez à l’astrologie. C’est
devenu partout une manie.
— Pas chez moi.
— On me dit que j’ai Vénus en Gémeaux, dit-elle encore. Plai-
gnez-moi. Je ne suis pas une amoureuse passionnée.
— Vous aimez l’amitié et le flirt plus que l’amour. Vous êtes
inconstante, infidèle, capricieuse, imprévisible...
— Arrêtez-vous, dit-elle, maintenant détendue. Tous les deux
nous allons faire une expérience. Gagnons du temps : pas d’amour
entre nous, rien que de l’amitié. Et ne protestez pas, même pour
la forme. Vous n’avez aucune envie de coucher avec moi... Avec
la petite Greenson, si. J’ai bien vu vos yeux tout à l’heure.
— De quel signe est-elle? demandai-je.
100 La Fosse de Babel
— Je n’en sais rien et je m’en fiche. Soyez prudent, à cause du
père. Laissez-la venir à vous gentiment. Il faut laisser à ces riches
Américaines l’illusion qu’elles vous choisissent.
— Aux Françaises aussi, vous savez. Aux Françaises de main¬
tenant...
— Vous m’amusez, dit-elle.
— Et vous, vous préférez être choisie?
— Quand je le suis.
Nous rîmes ensemble, sans gaieté.
— Cette petite Greenson est idiote, vous verrez, mais vous
devez aimer les filles idiotes.
— Je suis assez intelligent pour deux, lui dis-je. Vous appelez
idiotes les filles reposantes.
— Les héros sont fatigués... En attendant, j’ai une chose à vous
demander. A Genève, il faut que vous alliez voir ma sœur. Elle
est du Cancer. Un astrologue imbécile disait qu’elle devait être
passive. Elle est plus têtue qu’une mule de Savoie. Si elle reste
là-bas, elle va se prendre d’une fausse passion pour le premier
bellâtre venu. Vous n’imaginez pas comme les soirées sont longues
à Genève et comme les hommes y sont rares... Elle travaille à
l’O. N. U., mais avec ses crises de cafard, pour se rassurer, c’est
une femme à coups de tête, pour l’amour comme pour l’argent.
Vous savez ce que c’est : Je dépense, donc je suis. J’en ai assez de
régler ses notes... Je lui téléphonerai demain pour vous annoncer.
Comme vous n’êtes pas du tout son genre, il n’y a pas de danger.
— Quel est donc son genre?
— Le genre impossible. L’intelligence trônant sur la fortune.
Et encore ! L’intelligence consacrée, brillante, couronnée, créant la
mode. Pas la vôtre, qui est plutôt aventurière et mal habillée.
— Greenson est donc très intelligent?
Elle eut vers moi un regard plein de lucidité, de gentillesse et
d’ironie :
— Très. Dans son genre, qui n’est pas encore celui de Françoise...
— Il le deviendra?
— Je l’espère. Il faut le dénouer, cet homme, et si elle y mettait
du sien, elle n’en ferait qu’une bouchée. Seulement, elle a trop
d’esprit critique et le laisse voir. Et puis, elle veut tout d’un coup,
c’est une tactique. Plus le temps passe, plus il risque d’avoir
l’impression de ne pas être accepté pour lui-même, et plutôt subi...
S’il suivait sa pente, il se contenterait d’un week-end, par-ci,
par-là, à cinq cents dollars...
La Fosse de Babel 101
— Je vois, dis-je.
— Il faut qu’elle trouve un juste-milieu, mais c’est à elle de
jouer, maintenant, pas à lui. Expliquez-lui avec vos arguments
d’homme qu’il y a toujours, dans la vie, un moment à saisir, et
conseillez-lui de sortir de son trou... Vous n’y perdrez pas vous non
plus, dit-elle en me regardant avec gravité.
Elle prit son verre et l’éleva devant elle.
— A notre alliance, dit-elle.
Avant de boire, elle me regarda encore :
— Avec Drameille, ou sans lui!...
Quelques instants plus tard, alors que Marie et Santafé étaient
venus se rasseoir près de nous, Julienne sourit à quelqu’un dans la
salle. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, qui vint la
saluer. Un ami de Frieden. Les présentations faites, elle se leva
pour danser avec lui, et nous nous retrouvâmes seuls, Marie,
Santafé et moi. Ma main à nouveau posée sur celle de Marie, je
jouais avec ses doigts.
— A votre place, je ne m’occuperais pas trop de la petite
Américaine, me dit Santafé en espagnol, d’un air gai. Notre amie
est de celles qui se croient insultées quand on s’occupe d’une autre
femme devant elles.
— Rassurez-vous, lui répondis-je du même air. J’ai la per¬
mission.
Il la regardait danser :
— Je l’aime bien. En copain.
— Elle doit avoir le sens de l’amitié, fis-je, un peu au hasard.
— Comme les femmes, dit-il. Par moments.
Marie, absorbée par la musique, ne suivait pas notre conver¬
sation. Santafé regardait toujours Julienne.
_Je ne suis pas du tout l’homme qu’il lui faut, continua-t-il.
Ni vous. Quand une femme approche de ses quarante ans et
commence à n’être plus très sûre de soi, elle ne s’épanouit plus qu’en
la compagnie des pédérastes. Elle a trouvé ce Scotti. Déguisé ou
pas, c’en est un... Les pédérastes sont pleins de petites attentions
et de gentilles flatteries. Et puis ils ne les déshabillent pas du
regard comme nous. Ils s’intéressent à leurs robes...
Il rit très fort :
_C’est la seule chose qu’elles tiennent encore à montrer.
— Mais elle n’a pas encore quarante ans! dis-je.
— Certains jours, beaucoup plus... Ce soir, avec le champagne,
ça va. Elle le paiera demain et elle se remboursera sur Scotti,
102 La Fosse de Babel
fit-il en redevenant sérieux et même un peu triste... Elle le crève,
ce jeune type.
Un peu étonné, je le regardai.
Que croyez-vous? fit-il. Si elle pouvait, elle s’enverrait bien
un type nouveau tous les soirs. Le complexe de Messaline : Je
jouirai demain.
Il y avait, à la fois, de l’affection et du sarcasme dans sa voix.
Sa générosité était vénéneuse. Je commençais à juger Santafé.
Pourquoi? fis-je. C’est une femme froide?
Oui et non, fit-il en se tournant vers moi.
La franchise de son regard était un piège auquel il ne fallait
pas se laisser prendre.
— Pourtant, vous devriez le savoir, lui dis-je en riant fran¬
chement.
Je ne voulais mettre aucune retenue dans mon indiscrétion.
Mais j avais affaire à un homme plein de ressources. Il eut un
sourire plein de pudeur et se détourna encore. Puis, comme Marie
le regardait, il s’adressa à elle.
Vous, au moins, vous êtes sans complexes, lui dit-il avec
gentillesse.
Et, comme elle ne comprenait pas, ü lui caressa la joue, en
souriant encore :
— I like you. Vous me plaisez.
Elle eut un mouvement de recul et rougit. Un éclair de colère
brilla dans ses yeux.
Allons, allons, fit Santafé, désinvolte.
Julienne passait près de nous. Il la regarda un moment.
—- Elle a de belles épaules, mais la gorge maigre, dit-il
Et il ajouta :
Elle est jolie pourtant. Des jambes admirables et un visage

Il la désigna à Marie.
She is fiat chested, lui dit-il. Elle est plate.
— Yes, dit Marie, un peu surprise et toujours distante. She is.
— You are not fiat chested, lui dit-il alors. Vous, vous n’êtes

Marie s’apprivoisa un peu.


No, dit-elle, l’air satisfait. Fm not.
,~7 Ç* n® faii,r.ien’ dlt Santafé en regardant à nouveau Julienne.
/ uke her too. Elle me plaît aussi.
Et, en remplissant les verres, il continua, comme pour lui-même :
La Fosse de Babel 103
— Je suis d’une vieille race qui a connu toutes les passions et a
toujours su choisir les chevaux et les femmes... Même celles qui
se croient les plus rebelles sont faites pour servir...
Avant de boire, il se tourna vers moi :
— Est-ce que vous êtes encore très sélectif en matière de
femmes?
— Oui, lui dis-je.
— Alors, tant pis, dit-il... Vous êtes fait pour souffrir toujours.
Après avoir bu, il resta un long moment silencieux, puis nous
nous remîmes à parler de façon très libre, décousue, de Scotti, de
Drameille. La musique hachait et couvrait nos voix. Il insista pour
savoir ce que je pensais de Poliakhine, qui acceptait avec indiffé¬
rence dépasser pour un traître aux yeux de Julienne, de Frieden
et de Greenson, comme s’il était dans sa nature d’aimer les dégui¬
sements honteux et d’en éprouver un amer plaisir. Mais von Saas?
— Il me paraît un peu fou, dis-je avec prudence.
— Un peu seulement? fit-il en riant. Rassurez-vous, c’est ce
genre de travail qui veut ça. Je suis fou aussi...
Puis, brusquement :
— Vous n’avez évidemment jamais vu notre chevalier teuto-
nique en présence de Julienne?
— Non.
— Regrettez-le...
Et, non moins brusquement :
— Naturellement, vous avez compris, lui aussi est pédéraste.
Nous sommes envahis
— C’est possible, dis-je.
— C’est même certain. C’est sa continence actuelle qui lui
monte à la tête. Est-ce que Drameille vous a dit ce qu’il comptait
demander à von Saas au sujet de Scotti?
— Vaguement.
— Ce jeune type est évidemment très gênant à Paris. Drameille
voudrait l’expédier en Amérique et l’enrôler dans les troupes de
von Saas. Von Saas accepte. Son besoin de paternité ne demande
qu’à être comblé par les soins à donner à cet éphèbe vigoureux.
— Et Julienne accepte aussi?
Il me jeta un regard plein de bonne humeur et d’ironie :
— Demandez-le lui... Le pédéraste, la femme du monde et le
gigolo, c’est le nouveau ménage à trois. Votre ami Drameille
aime les expériences curieuses.
Il s’arrêta un moment, puis ajouta :
104 La Fosse de Babel

— Moi aussi...
— Mais, objectai-je, ce garçon est très anticommuniste...
— Très.
— Supposez que von Saas s’y attache...
— Je le suppose aussi.
Je coulai un regard vers Marie. Mais, depuis longtemps, elle
ne nous écoutait plus.
— Il sera beaucoup plus dangereux en Amérique qu’à Paris.
— L’Amérique est vaste, dit-il. On s’y perd vite... Et au besoin,
j’y veillerai, hombre, fit-il en appuyant son regard sur le mien.
Notre oeuvre est sérieuse et vaste aussi. Quelle importance pour¬
raient y avoir les petits remous du sentiment?
Il éleva son verre vers Marie :
— A votre beauté, jeune fille, bien que votre beauté, elle non
plus, n’ait pas d’importance. It does not matter. Qu’est-ce qui en a
pour nous? No, it does not matter...
Julienne revint et remplit elle-même les verres à nouveau.
En dansant, elle avait compris que nous parlions d’elle, et elle
glissa vers nous un regard trop attentif.
— Buvez, dit-elle à Marie, et méfiez-vous de ces deux hommes.
Ce sont d’anciens communistes sans enthousiasme qui passent
leur temps à démoraliser la jeunesse...
Mais le mot démoraliser échappait à Marie.

17. Pirenne convoque Jansen.

Il était minuit. Lorsque les attractions furent annoncées, je


manifestai l’intention de partir. Julienne rentrait d’habitude
beaucoup plus tard. Mais Santafé lui proposa de nous ramener
tous quai de Bourbon et de nous offrir chez elle un dernier verre
de champagne. Elle accepta. Puis elle se tourna vers moi :
« Raccompagnez Marie. Vous rentrerez ensuite quand vous vou¬
drez. »
Julienne ne désirait pas conduire et Santafé prit le volant.
Elle s’assit près de lui. Derrière, Marie s’assoupit presque tout de
suite. Un cahot la fit retomber contre mon épaule, où elle resta
appuyée, plus confiante qu’un enfant.
Santafé conduisait vite. Par une nuit presque semblable,
La Fosse de Babel 105
quinze ans auparavant, sur le même parcours, j’avais pour la
première fois ramené Sylvie chez moi, quai d’Anjou. Je l’avais
tenue dans mes bras comme ce soir je tenais Marie, aussi aban¬
donnée, aussi tranquille. Mais c’était une nuit de guerre. Les
lampes de la place, les feux des quais étaient voilés. Le ciel était
profond et pur. Aujourd’hui, sous l’éclat des dures lumières
terrestres, le mystère de l’amour à jamais pénétré s’effaçait comme
les étoiles du ciel, et la violence de mon désir ne me rendait la
tristesse de la répétition que plus cruelle. Et peut-être, ce soir-là,
si j’eusse embrassé, caressé Marie comme jadis Sylvie, se fût-elle
ouverte, défaite dans mes bras, elle aussi, à son tour, pesante et
chaude. Jadis, au même moment, je m’étais senti victorieux. Ce
soir, je ne faisais rien, je ne bougeais pas. Était-ce une autre
victoire? Nous arrivâmes à l’Hôtel de Ville et, comme pour
confirmer le passé, Santafé dépassa le pont Louis-Philippe où il
eût dû tourner et alla jusqu’au pont Marie, mon pont de jadis.
Il jura à mi-voix. Je fus le seul à m’apercevoir de son erreur...
Dans l’appartement, nous étions seuls. Dans la cheminée du
grand salon, sur un lit de cendres, quelques bûches noircies rou¬
geoyaient encore. Avec beaucoup d’adresse, en quelques gestes
précis, Santafé les dégagea, ajouta des brindilles qui craquèrent
tout de suite, et le feu flamba à nouveau. Tout maintenant parais¬
sait aller très vite et courir à son terme par des voies exactes.
D’une démarche un peu raide, Julienne apportait la bouteille de
champagne promise qu’elle tenait dressée devant elle, dans ses
mains jointes. Son visage était empreint d’une gravité presque
cérémonieuse, où les effets de l’ivresse se fondaient. J’avais eu
quelque peine à débarrasser Marie de son manteau. Elle s’était
assise sur le tapis, près du feu, et les yeux clos, elle inclinait son
Beau visage vers la flamme.
Santafé resta un moment immobile à l’une des fenêtres devant
l’admirable paysage de la nuit sur la Seine, puis tira l’un après
l’autre les rideaux. J’avais pris la bouteille des mains de Julienne
et desserrais la ligature du bouchon.
Lorsque j’eus fini de déboucher la bouteille, Santafé me présenta
deux verres, que je remplis, et il tendit le premier à Julienne,
debout près de lui.
i En lui tendant le verre, il la regardait. Immobile, elle le regardait
aussi. Le verre toucha sa main sans qu’elle le vît. A ce moment elle
tressaillit et baissa les yeux. Elle but, et il la regardait toujours,
sans bouger. Puis elle leva à nouveau les yeux.
106 La Fosse de Babel
Je remplis un verre pour Marie et le lui apportai. Elle dormait
presque, oscillant un peu. La vue du champagne la réveilla.
Santafé avait posé son verre et celui de Julienne sur une table
basse, près de lui, puis s’était assis sur un canapé, avec Julienne
serrée contre lui, les yeux clos.
— Je m’en vais, leur dis-je.
Julienne ne réagit pas. Il m’approuva d’un signe de tête.
Marie avait fini de boire, mais elle avait sans doute trop chaud,
car elle essaya de se lever, et je dus la saisir sous l’aisselle pour
l’aider, dolente et lourde. « Je veux dormir », dit-elle, et je la
conduisis à la porte en prenant au passage son manteau. Dans le
vestibule, elle resta un moment immobile, toujours appuyée sur
moi, puis avança dans la pénombre du couloir, hésita encore,
tâtonna à la recherche d’un commutateur que je trouvai pour
elle.
Dans l’encadrement de la porte, elle était debout, tout contre
moi, adossée au chambranle, les yeux ouverts et fixés sur la faible
lumière qui venait de sa chambre, et son regard agrandi me sembla
d’abord étonné, mais d’un étonnement sans objet, un peu trouble,
un peu triste. Ses lèvres étaient entrouvertes. L’arc de sa bouche
était pur et sensuel, et le désir que j’avais d’elle afflua à nouveau
avec une force soudaine.
— Tenez, lui dis-je en me reculant un peu et en lui tendant
son manteau.
Elle avança la main, la paume trop haut levée, comme si elle
voulait la poser sur ma poitrine, et fit en même temps un pas de
côté, maladroit, en pivotant du dos contre la porte qui finit de
s’ouvrir, et le long de laquelle elle glissa et trébucha.
— Ça va mal, lui dis-je en la retenant. Couchez-vous et dormez.
Je l’avais rattrapée par le bras et cette fois elle s’appuyait
sur moi, un bras sur mes épaules, son nez contre ma joue, sa
bouche près de la mienne, sans que je pusse savoir si la moindre
parcelle de son esprit veillait encore. Son corps était souple et
chaud, d’une animalité saine et grisante. Et, au même moment,
je pensai : a Dans cet état, n’importe quel salaud pourrait la
prendre. Et il n’aurait pas seulement des excuses de salaud. »
Je me débarrassai du manteau et la conduisis jusqu’au lit sur
lequel elle s’assit, la déchaussai et tirai sur la fermeture éclair de sa
robe, dont elle fit glisser les bretelles avec une impudeur tranquille,
puis, dégageant sous elle les couvertures, je la fis s’étendre. Un
de ses bras pendait hors du lit. Je le ramenai contre elle. Je la
La Fosse de Babel 107
découvris un moment pour défroisser et tendre sa jupe sous ses
cuisses, puis j’éteignis.
Le couloir était sombre. La lumière du grand salon avait été
éteinte. Le feu qui continuait à flamber dans la cheminée mettait
sur les murs une vague lueur dansante qui me permit de me diriger.
Je sortis.
Il n’était pas encore une heure. Je trouvai un taxi et rentrai
rue Scheffer. Lourd de fatigue, les idées brouillées, j’entrai direc¬
tement dans l’immeuble et pris l’ascenseur sans plus de précau¬
tions, comme si un instinct me portait vers le téléphone du
huitième étage, pôle aimanté de cette fin de nuit. J’ouvris la
porte dans un mélange de certitude et d’indifférence, à la fois
tendu vers la proche sonnerie et immunisé contre elle, et soucieux
avant tout de dormir. Toute ma curiosité était morte. Dix minutes
peut-être passèrent. Je me mettais au lit quand le téléphone sonna.
Jamais aucune bataille ne m’avait trouvé plus neutre.
— Jansen est toujours absent? demanda une voix tranquille,
et pour moi aussi lointaine que l’horizon de la nuit.
— Qui est à l’appareil? demandai-je.
La voix se fit railleuse et tout de suite l’horizon bascula vers moi
en onde folle. Le réveil fut brutal :
— Un vieil ami qui est heureux de t’entendre, dit la voix, que
je reconnus à l’instant même.
Je ne saurai jamais qui prononça le nom, de la voix ou de
moi :
— Pirenne...
L’onde croula sur moi.
— Je suis moi aussi très heureux de t’entendre, dis-je quand
même, et c’était vrai : j’en étais heureux.
La sincérité naïve de ma réponse me remit d’aplomb à l’instant,
et c’est du ton le plus naturel que je questionnai Pirenne :
— Je te croyais en Chine...
— J’en suis revenu.
— Comment diable as-tu appris que j’étais ici?
Je reconnus ses façons directes.
_Ta voix m’a frappé hier soir, dit-il. Mais, hier soir, je n’étais
pas sûr... Je cherche Jansen. Où est-il?
— Il est en voyage.
— Il faudrait lui dire de rentrer.
— Pourquoi? demandai-je d’un air étonné.
— J’ai besoin de le voir, fit-il de sa même voix tranquille.
108 La Fosse de Babel
— La question est de savoir s’il a besoin de te voir aussi,
répondis-je. Il est très pris.
— Je sais, dit-il sans impatience, je sais. Voici mon numéro
de téléphone, note-le : Central 66-33. J’insiste pour qu’il vienne.
Il me donna aussi son adresse, rue du Louvre. Puis, comme je
me taisais, calculant les possibles, il ajouta :
— Le caractère insolite de cette convocation ne cache aucun
piège.
Je ne pus m’empêcher de devenir railleur à mon tour.
— Je te connais, lui dis-je.
— Justement, fit-il d’un ton d’humour.
— Je pars moi-même en voyage demain matin, pour deux ou
trois jours. Je ne sais pas si je pourrai le joindre.
— Trois jours, ça va, dit-il. J’attendrai que tu rentres... Cepen¬
dant soyons précis, continua-t-il d’une voix ferme. Je l’attends
lundi prochain, à mon bureau, vers cinq heures de l’après-midi,
rue du Louvre. Je serais heureux que tu l’accompagnes.
— Si tu veux, lui dis-je, perplexe.
— Si tu veux aussi, fit-il, très amical. Nous avons sûrement
beaucoup de choses à nous dire.
Il me répéta l’adresse avec soin, puis me souhaita bonne nuit
et raccrocha. Toujours sa voix égale, exactement posée. Je ne
connaissais pas d’homme plus maître de sa voix, de ses gestes, de
son regard.
Fallait-il appeler Drameille? Il m’en avait laissé juge. Seules
consignes : ne pas prononcer de noms propres, et être bref. Je
l’appelai. Il n’était pas encore couché, sa nervosité inhabituelle
me frappa.
— Même scénario qu’hier soir, lui dis-je. Mais cette fois on
s’est nommé. C’est le jeune physicien dont je t’ai demandé des
nouvelles...
— Je vois, dit-il presque tout de suite.
Je lui résumai la conversation.
— C’est ennuyeux?
Il hésita.
— Je ne sais pas, dit-il. En fait, il n’a rien dit.
— Rien.
— Il faut y aller.
— Bien sûr, lui dis-je.
— Tu as l’air heureux, remarqua-t-il.
— Pourquoi non? Ce physicien est un homme que j’apprécie...
La Fosse de Babel 109

Il ne réagit pas et se tut un moment, comme s’il hésitait encore.


J’aurais dû parler de Pirenne à Poliakhine, pensai-je.
— La soirée s’est bien passée? demanda enfin Drameille.
— Fort bien.
— Tout le monde est rentré?
— Tout le monde.
— J’espère que tout est en ordre, dit-il. Merci et bonne nuit.
En raccrochant, très détendu, je me mis à rire. L’ordre dont il
parlait me paraissait au même moment un peu bousculé.
rv

Mais j'avais la conscience des éternités


différentes de l'homme et de la femme. Deux
animaux dissemblables s’aimaient.
Apollinaire, Onirocritique.

18. Il y a, dans la féminité intérieure, un mystère capital.

Avec les vieux temples déserts, les avions de ligne sont sans
doute les endroits les plus propices à la méditation. Les vieux
temples, parce que l’imprégnation du passé nous y protège des
diversions du présent. Les avions, parce qu’ils ouvrent leur voie
dans un ciel vierge où nos seuls compagnons : les nuages, la lumière
du soleil ou la tempête, appartiennent aux forces primitives et
nous rendent à un monde éternel. Ce matin-là, l’avion de la
Swissair avait à peine décollé du terrain du Bourget et montait
encore à travers les couches de brume noirâtre que mes pensées,
réduisant une fois de plus le temps à n’être que le support des
structures, s’ouvraient dans le passé des lignes prospectives et en
faisaient jaillir les signes jadis méconnus. Peut-être, et je le souhaite,
ce livre apparaîtra-t-il de plus en plus au lecteur comme une suite
de réflexions tranquilles sur l’au-delà de l’action : je voudrais sur¬
tout qu’il soit une méditation brûlante sur l’au-delà de l’amour.
Et sans doute en effet, au moment où l’avion de Genève me ramène
à Jansen et me conduit pour la première fois à Françoise de Sixte,
puis-je dire que l’action en soi, la politique en soi, sont déjà pour
moi des problèmes résolus, tandis que l’amour m’est toujours un
problème ouvert. Toute action en moi s’est intériorisée, non
1 amour. Et tel est en fait l’objet du présent récit. Les expériences
La Fosse de Babel lit
de l’intelligence ont un terme, celles du corps n’en ont pas. Et si
je veux, dans ce roman, évoquer la tentation et le drame de l’omni¬
potence dans quelques êtres, dont je suis, c’est par les conquêtes
de l’amour beaucoup plus que de la politique que j’approcherai
de ces limites jamais atteintes. Même en compagnie de Drameille
et de Poliakhine — mon mutisme d’hier soir me le confirme —, la
politique ne sera pour moi qu’un spectacle où je me bornerai à
vérifier du dehors la valeur de mes repères et à éprouver la puis¬
sance invisible de mon inaction. Et même si, plus tard, dans quel¬
ques mois, l’action extrême de von Saas, à laquelle il m’arrivera
de porter un intérêt plus soutenu et même passionné, car elle sera
un exemple typique du destin catastrophique de l’homosexualité
engagée dans l’histoire, me fait en apparence rentrer dans le
monde, ce ne sera nullement pour jouer mon rôle dans cette action
mais pour y éprouver et y parfaire cette même inaction, car le
corps de chaque être est une parcelle enfouie dans le corps unique
du monde, et il restera toujours à faire de l’épreuve et de la force
d’un corps l’épreuve et la force de tous. Mais voici alors la clef
et la loi des vrais pouvoirs : cette expansion ne sera possible que
lorsque j’aurai fini d’incarner en moi, à l’autre pôle, mon amour
pour Françoise et pour Marie, symboles du drame et de l’impossi¬
bilité de l’amour total. La tragédie ultime du monde, ce n’est pas
la politique, c’est l’amour.
J’ai été souvent amoureux, j’ai cru l’être. L’amour fut la part
de ma vie sur laquelle mon regard se posa le plus tard. De Sylvie à
Hélène, de la femme primitive à la femme ultime — mais je ne
les appelai ainsi que longtemps après, et ce vocabulaire était encore
naïf —, les femmes de ma vie et celles de mes romans furent des
êtres tout extérieurs qu’un destin obscur apporta, puis éloigna.
J’ai mis longtemps à comprendre que l’homme né deux fois, la
première fois de la mère, la seconde de la femme, s’affronte entre
ces deux naissances à ce semblant d’énigme qu’est la féminité
hors de lui alors que le seul mystère est la féminité en lui, la seule
alchimie, et qu’il est ainsi voué à conquérir hors de soi une forte¬
resse ouverte alors que la citadelle imprenable s’édifie en lui invi¬
siblement. Mais qu’est-ce que la féminité intérieure? Pour un
homme voué à la conscience, le plus grand péché, en ces temps de
la fin, est d’ignorer les lois qui régissent l’ouverture ou la ferme¬
ture des couples, les polarités qui s’y contrarient ou s’y accordent,
les énergies qui s’y échangent et s’y transmuent, et par conséquent
de se tromper sur la nature des femmes qu’il désire ou qu’il aime.
112 La Fosse de Babel
Je vais même plus loin. Je dis que toute la naïveté et l’ignorance
qui mènent le monde vers sa destruction et l’empêchent de dis¬
cerner dans le même instant sa radieuse assomption procèdent
d’une fatale méconnaissance, par la masse des hommes et des
femmes, de la loi qui gouverne leur intime composition et l’action
réciproque, en eux, de la passivité et de l’activité. Voyez comment,
au cours des siècles, le schéma du couple ouvert à l’être normal
se transforme et comment l’unité s’y rompt. Par convention, nous
disons que le sexe de l’homme est positif, car il est actif, et celui
de la femme négatif, car il est passif. Mais inversement pour les
S homme C

+ -- —

— «- +

S femme C
cerveaux : c’est celui de la femme qui est positif, car il procède
par intuition globale et immédiate, acte pur, tandis que celui de
l’homme est négatif, il procède par analyse et raisonnement, acte
différé. Tout ceci, bien entendu, pour l’homme et la femme dits
normaux. On constate tout de suite que toutes les polarités s’atti¬
rent et s’accordent. Le courant passe. Une totalité se forme. Mais
on constate aussi que c’est l’homme qui conquiert cette totalité
tandis que la femme s’y dissout. Regardez le sens du courant, qui
est aussi celui de l’évolution. Le cerveau de l’homme passe de la
division à l’unité, celui de la femme de l’unité à la division. Étu¬
dions maintenant ce que devient le couple de l’homme resté normal
et de la femme dite moderne, qui a fini par obtenir un cerveau
d’homme; on obtient un autre schéma, non moins enseignant.
Le courant ne passe plus. Il est rompu au niveau des cerveaux
S homme C
+ -. _

S femme G
La Fosse de Babel 113
Il est surtout rompu dans la femme même. Dans le cas des femmes
dites cérébrales, dont l’évolution est irréversible, la communion
ne pourrait redevenir théoriquement possible que par une conver¬
sion provoquée par l’homme, à condition que celui-ci dispose
d’une sexualité et d’une cérébralité suffisamment fortes pour
induire en la femme une cérébralité de signe normal (donc contraire)
et obtenir ainsi que le courant passe. Ceci procède de ce que
j’appelle, pour l’homme, la tentation de l’omnipotence. Et la
femme ainsi transmuée devient, mais cette fois réellement, ce que j’ai
appelé la femme ultime. Pour une femme donnée, cette conversion
n’est évidemment possible que par rapport à un homme donné.
On verra que ce fut mon problème avec Françoise. Mais c’est
évidemment demander à l’homme de jouer la difficulté alors qu’il
reste tant de femmes faciles. En fait, l’homme normal moderne,
tout au moins celui qui cherche une résistance, un obstacle pour
bâtir, pour créer, joue cette difficulté. Comment se contenterait-il
de vampiriser des femmes animales? La loi du corps vivant est
toujours dans l’épreuve. Mais dans le cas général, avec une telle
femme, avant même de pouvoir créer, l’homme risque de s’épuiser.
Et l’on aboutit alors au couple ultra-moderne de la femme céré¬
brale et du gigolo. L’induction des cerveaux joue en sens inverse
du sens normal, mais le courant est toujours coupé. En vérité,
S homme C

+ (-) +

-(+)_-
S femme C
les polarités sexuelles changent aussi, et je mets entre parenthèses
les nouvelles polarités, qui sont homosexuelles. C’est qu’un sexe
de pédéraste peut être négatif de même qu’un sexe de lesbienne
peut être positif. Tout dépend des positions et des dispositions,
mais il va sans dire que la négativité anale ou la positivité clito-
ridienne sont parodiques et n’ont rien à voir, quant au passage du
courant et à la formation des totalités vraies, avec les polarités
de même nom des sexes réels. Comme tout ce qui est parodique,
elles sont condamnées à la confrontation et l’alternance vides.
Elles ne cachent aucun germe. Elles ne nourrissent aucun fruit,
114 La Fosse de Babel

sauf cette répétition même, purement quantitative, qui tend à


l’accumulation catastrophique du temps.
Des deux femmes qui occupèrent ma vie cette année-là, Marie
Greenson et Françoise de Sixte, je me suis dit longtemps qu’elles
avaient remplacé pour moi Sylvie et Hélène, et en un sens c’était
vrai, car, de cette subrogation posthume, j’ai noté des preuves
sans nombre, comme si la première était faite, primitive comme
Sylvie, pour donner tout ce qu’on voulait prendre d’elle, et la
seconde, ultime comme Hélène, pour prendre tout ce qu’on ne
voulait pas lui donner, et moi renvoyé sans cesse de l’une à l’autre,
comme pour nourrir Françoise du printemps inépuisable de Marie.
Mais, en un autre sens, qui était le sens principal, c’était faux,
car la véritable vie jamais ne se répète, c’était faux, et Marie
n’était pas Sylvie, ni Françoise n’était Hélène, et même la dis¬
tinction de la femme primitive et de la femme ultime s’abolissait
par elles, car nul n’a le droit de parler de femme ultime (et c’est
là le dernier secret) qu’autant que toutes les femmes deviennent
ultimes pour lui, et non pas seulement parce qu’il les voit telles
en les traversant de la lumière de son esprit, ce qui est le propre
de l’omniscience qui comprend tout et ne fait rien, mais parce
qu’il les fait telles, en les pétrissant de la force de son corps, ce
qui est le propre de l’omnipotence, et seule la vocation à l’omni
potence engage l’homme. Sylvie et Hélène m’ont puissamment
tourmenté. J’ai subi ce tourment, je ne l’ai ni dominé ni compris.
J’étais en proie à cette part passionnelle de l’action induite en
nous par la féminité dévorante de l’époque. Sylvie mourut très
jeune, avant d’avoir vécu, comme meurent les enfants, pour
nourrir le tourment de ceux qui n’ont pas su les faire vivre. C’était
une femme idéalement passive mais que je fus incapable de main¬
tenir telle, tant le monde tout entier, aujourd’hui, se coalise pour
que la féminité passive soit de plus en plus difficile à tenir. Un
ange! Qui voudrait demeurer un ange? Et surtout qui le pourrait?
Hélène aussi mourut très jeune, mais d’avoir trop vécu, pour
nourrir le tourment de ceux qui ne pouvaient pas vivre avec elle.
C’était une femme idéalement active, belle jusqu’à immobiliser
et figer les plus hardis, et qui créait ainsi chez les hommes cette
fausse passivité de la fascination dont elle exigeait et à la fois
méprisait l’offrande. Mais un jour, elle se vit telle qu’elle était,
inapaisable, et ce jour-là elle se tua. O Sylvie délaissée, Hélène
non rejointe! Aujourd’hui à ces deux pôles extrêmes où elles se
tiennent, je les élève au rang de symboles, moi qui ai détruit tous
La Fosse de Babel 115
les anciens autels! Dans la vie de tout homme, leur place est à
jamais vacante, et pourtant, de l’une à l’autre, toute vie s’écartèle
en un impossible embrassement... O mystère de l’infinité! Le règne
des guerriers constructeurs, des fondateurs d’empires est passé.
L’humanité avancée est ailleurs. Je rêve pourtant à ces hommes
virils de jadis, non point tueurs, ni dévastateurs ni soudards, mais
calmes et lents, et tout ensemble prêtres et soldats, qui créaient
pour libérer un excès et non pour compenser un manque et dont
la vérité s’étendait durablement sur les siècles. Ils trouvaient près
d’eux des femmes idéalement passives, prostituées ou reines,
qu’ils élevaient toujours plus haut dans leur temple intérieur.
Et ils s’en contentaient, immobiles. Que nous offre le monde
aujourd’hui? De faux empereurs régnent sur de faux empires
qui ne naissent que pour sombrer. Mais par eux et au-dessus d’eux,
c’est en réalité la femme devenue anormale et extérieurement
virile elle aussi qui domine, l’amazone destructrice, la mondaine
avide et bavarde, la Messaline ou l’Agrippine des faux Césars.
Et celle-là cherche d’instinct l’homme extérieurement passif et
efféminé, l’artiste sans substance perdu dans la dispersion des
formes, des sensations et des apparences, et elle aussi le cherche
sans fin, mais elle n’adore pas sa proie, elle la méprise, et l’enfonce
en elle, toujours plus bas, dans son vide intérieur. C’est qu’il
existe une différence capitale entre l’activité de l’homme et de la
femme extérieurement actifs : l’homme s’ouvre à sa composante
contraire, la femme s’y ferme, et cet antagonisme est la clef du
monde, des apocalypses et des rédemptions. L’homme détruit
pour construire, la femme pour détruire. L’homme tend à l’ordre
croissant, la femme au croissant désordre. L’homme appartient
au monde, la femme à Vextra-monde. J’emprunte ce mot barbare
et massif au jargon philosophique de Drameille, qui s’en servait
pour refuser ou décourager toute conversation sur les femmes,
car ce sujet, pour lui, était, disait-il, épuisé. Il appelait extra-monde
le monde du non-sens, celui qui doit, avant d’être réellement
monde, passer par la refonte de la mort, le chaos, la vie inculte,
celle où les passions servent de raisons, où les faits ne sont pas
reliés, où les mots ne sont qu’imagés et où le verbe ne retentit
point, le monde des infirmes, des femmes et des pédérastes, c’est-
à-dire de tous ceux de la hors-caste et que la tradition exclut de la
prêtrise. De là vient que les sages, jadis, considérant le destin
de la féminité, disaient que les femmes n’ont point d’âme ou bien
sont possédées de l’âme du démon...
116 La Fosse de Babel

Telle est la féminité extérieure, qui s’entretient par la distance


et par la guerre, ou encore par la beauté, la rigueur, la cruauté,
la fascination, la conquête, l’égoïsme, le jeu du paraître, le plaisir,
le règne barbare du temps et ne semble s’épuiser dans la clémence
ou l’altruisme ou la tendresse que pour mieux renaître, car sa
douceur est son pire mensonge et elle ne peut jamais être abattue
que par le foudroiement. Aucun de ces modes ou de ces attributs
n’a pour la féminité intérieure le moindre sens. La féminité inté¬
rieure ne se révèle que par la communion et l’unicité du moment
présent. Elle ne s’accomplit, dans l’homme, que par le mystère
de l’élévation de la croix, qui implique une sorte de paroxysme
à la fois instantané et perpétuel, ressenti non comme explosion
mais comme lumière.

19. Puissance d’abstraire, puissance d'aimer, puissance de mourir.

Je ne le sais pas encore, mais ce voyage à Genève, dans les mois


qui viennent, jusqu’au prochain hiver, je le ferai plus de vingt fois,
et ce sera à peine suffisant pour apaiser l’amour. J’aimai tout de
suite Françoise : elle me parut être, dans cette voie, la dernière
épreuve de mon corps, et je voulus réussir par elle, dans un dépas¬
sement savant et une relation exacte et claire avec moi-même,
ce que j’avais à peine tenté avec Hélène dans l’ignorance et le
délaissement. Longtemps au contraire je n’éprouvai pour Marie
que du désir. C’était une impulsion abrupte et primaire, un attrait
objectif et sans tourment, que je détruisais presque, en le contrô¬
lant. Deux expériences? Non, une seule, où l’origine et la fin se
rejoignirent, dans le dernier resserrement du temps. C’est une des
principales caractéristiques de la fin des mondes que cette augmen¬
tation, au dernier moment, du pouvoir d’aimer. Ici aussi on veut
couvrir, d’un seul trait, tout le champ, on veut épuiser, ensemble,
l’infinité des possibles. Et que ce pouvoir fût plus particulièrement
mon pouvoir, c’est aussi sans doute ce qui me permit de résister
sans faiblir à Drameille : mon refus de le suivre ne me frustrait
pas, je comblais ailleurs mes vacances. Au fur et à mesure que ma
vie s’est écoulée et que la méditation a pris en moi plus de place,
j’ai pu noter sans surprise cette double montée, en moi, du pouvoir
d’abstraire et du pouvoir d’aimer, comme s’ils se soutenaient ou
La Fosse de Babel 117

commandaient l’un l’autre, au point que mes méditations les plus


intenses, même si elles devaient déboucher dans la contemplation,
s’accompagnaient toujours, même dans les retraites les plus recu¬
lées, de la plus ardente revendication sensuelle, en sorte que dans
cette recherche de la communion le besoin d’amour le plus bas
et le besoin d’amour le plus haut se mêlaient. Mais ce cas est géné¬
ral et j’ai pu vérifier depuis qu’il n’est pas d’homme des limites,
s’il est pourvu d’un corps normal, qui n’ait éprouvé cent fois dans
son esprit et dans sa chair ces surérogations et qui n’ait pris ainsi
définitivement conscience que dans l’évolution de l’humanité,
où tout autre progrès est illusion, seules ces deux puissances
croissent sans cesse, même si, à bien regarder, elles se ramènent
toutes les deux à la puissance de mourir. Je peux en parler. Je sais
quels poisons sécrète la méditation et surtout la méditation la
plus haute, quels engorgements du corps elle provoque. La contem¬
plation (ou la communion) est solaire, mais la méditation est
nocturne. La méditation accumule les poisons que la contempla¬
tion vient brûler. Mais qui ne voit que la contemplation elle-même
a ses degrés et qu’il n’est pas de fin dans l’exigence d’intensité
ou de brûlure qui habite l’homme? Et comment se passer des
plus basses amours si elles préparent le corps à de plus hautes
montées? De cela aussi je peux parler. En Argentine, souvent,
la nuit, dans les herbages, quand ma fièvre d’analyse tombait,
le caractère pathétiquement humble de ma science m’est souvent
apparu, et encore plus quand j’ai pu me dire qu’elle était devenue
omniscience. Si l’on veut agir, on se perd dans l’infinité des possi¬
bles : on ne fait rien. Si l’on veut écrire, seul vous tente le roman
de cette montée qui échappe de toutes parts à l’anecdocte : on
n’écrit rien. C’est dans cet état que j’ai connu, sans doute après
bien d’autres qui là-dessus se sont tus, la terrible souffrance de
l’indéterminé. J’ai touché ces limites de l’abstraction, où le besoin
de Pacte pur soudain emporte l’homme le plus réfléchi. Le Fils
possède la science infinie : il parle. Le Père possède la puissance
infinie : il se tait, mais il agit... Souvent, la nuit, au campement,
lorsque je me sentais trop chargé par cette science inutilisable,
la seule envie qui me prenait était de m’en délivrer dans une
étreinte de femme, et je me traînais dans la vermine des étables
vers les filles puantes des bouviers. Ainsi jadis le premier Adam,
transpercé par la lumière froide de l’Ëden et fondu dans les certi¬
tudes d’un monde où tout était clair, cria dans sa solitude vers un
peu d’opacité et de chaleur, et Ève devint pour lui la porte du vrai
118 La Fosse de Babel
monde, dont sa science trop parfaite le tenait éloigné. La femme,
la femme jeune et animale, est le premier antidote du poison de
l’extase, de la demi-extase. Je retrouvai alors tout seul les premiers
enseignements du tantrisme. Les moralistes pressés croient tout
expliquer en disant que la méditation mal conduite aboutit au
libertinage. Je voudrais qu’ils m’expliquent ce qu’est une médi¬
tation bien conduite. Jamais, dans ma vie, je ne fis aussi souvent
l’amour. L’acte charnel brûle les déchets. Le corps de la femme
absorbe les poisons sécrétés par l’intelligence de l’homme comme
la terre absorbe les engrais, et s’en embellit. La femme est brû¬
lure, la femme est foyer. D’où la prostitution dans les temples.
Encore faut-il que la femme soit réellement femme, qu’elle ait
noué avec l’âme féline cette alliance qui décuplait jadis, au psy¬
chique, les facultés digestives des prêtresses égyptiennes de Bastet.
Les femmes cérébrales veulent renverser les rôles. Pour quelle
tentation, quelle puissance, quelle montée nouvelles? Tous les
drames, toutes les perversions de la sexualité moderne viennent
de ce que la femme ne voulant plus brûler les déchets des hommes,
veut en plus leur faire brûler les siens. C’est le drame de Paris,
où flottent désormais, dans les couches basses de l’air, tous les
miasmes d’une homosexualité, consciente ou non, qui fait l’intel¬
ligence exaspérée et putride. C’est parce que Paris fut toujours
une ville de trop de science que le Paris visible est un déchet
accumulé par la noblesse des siècles. L’homme normal n’a pas à
refuser ce drame, mais à l’affronter. Et si aujourd’hui, en ces
temps diluviens, la grande époque de l’intensité de la mort est
venue, comment ne serait-elle pas aussi celle de l’intensité de
l’amour? Seul le plus haut amour désormais est ordre, et seul il
est ordination. Et pourquoi moi aussi aurais-je fui le paradis de
l’origine et me retrouverais-je dans la ville de la grande prostituée,
sinon pour cette ordination de l’amour même? J’admire la logique
du destin. Et certes cette prostituée n’a rien à voir avec celle des
anciens temples. C’est la prostituée de la fin des temps, elle-même
invertie. Elle n’est plus, pour les corps et pour l’esprit, le secours
suprême, mais l’épreuve suprême. Puis-je dire que c’est ici que je
me sépare à fond de Drameille? Car cette prostituée il l’affronte
bien sûr, lui aussi, puisqu’il affronte tout, mais seulement par son
esprit, non par son corps. Lui qui use et abuse des filles et qui me
disait un jour qu’il n’y a plus au monde que deux problèmes,
celui de la grande politique et celui de la prostitution, il se contente
de mannequins en chômage ou de filles des bars, il les choisit tou-
La Fosse de Babel 119
jours très belles, mais sans mystère. Et si, à force de dépoétiser,
il s’exalte lui aussi d’essences pures, il s’agit, au moins ici, d’essences
faibles. C’est un fait : quand il s’est trouvé en face de la prostituée
ultime, je veux dire de la femme du monde cérébrale, avide et
belle, mais encore plus femme, comme l’était Hélène, il s’est dérobé.
Je ne connais qu’un homme dont je ne puisse ici tracer les limites.
C’est justement Pirenne, qui fut avec moi le seul élève du Padre.
Lui aussi, Hélène l’aima sûrement. Mais lui, à l’époque, on le
disait chaste. La chasteté sans refoulement et la prostitution sans
dévergondage sont les deux issues tantriques. Mais ce que veut
Paris, ce que veut la femme ultime, c’est la prostitution avec
dévergondage. Et celle-là n’a pas d’issue, sauf le déluge de feu.
O femme de la dernière caste! Tu as tout
souillé. Il n'est pas d'être plus dissolu que
toi. Pourtant les sages te retiennent contre
leur poitrine.
Texte tantrique.

20. Portrait de Françoise de Sixte.

Françoise de Sixte était une femme apparemment sans passion


et plus accueillante qu’une mer calme. Elle ne repoussait rien,
elle se refermait sur tout. Son front trop haut, porté à des pensées
vastes et changeantes, et l’arabesque irrégulière de son visage
s’ordonnaient dans un ovale parfait que son regard embellissait
encore. C’était une brune aux yeux foncés, lumineux et chauds,
douce de teint et de manières et en qui l’aventure gravitait lente¬
ment. A l’encontre de sa sœur Julienne, vive comme un paquet
d’épines et qui s’ennuyait à mourir à Genève dès qu’elle y passait
trois jours, Françoise de Sixte s’enfermait dans cette tranquillité
suisse faite de force repliée sur soi et de volonté tendue sans
jaillissement, qui attend toujours d’être troublée du dehors,
contrariée, orientée. Julienne était tout en angles et Françoise
en rondeurs fermes. L’une possédait l’éclat, l’autre le charme.
Les deux soeurs étaient dissemblables en tout point. Mais l’admi¬
ration secrète que Françoise avait longtemps portée à Julienne, à
sa réussite, à son esprit, à son besoin d’expansion et de choc,
avait été le ressort de sa vie cachée et des mouvements obscurs
mais puissants de son âme. Une longue lignée de prêtres, de juges
et de soldats n’avait laissé à Françoise et Julienne aucune de ses
La Fosse de Babel 121

raisons de vivre. Très vite, Julienne avait trouvé la sienne dans le


défi. A Genève où, comme dans toutes les villes puritaines, la sévé¬
rité de la morale est proportionnée au relâchement des mœurs, on
raffine sur l’hypocrisie des sociétés fortes. On ne se contente
pas de pratiquer l’hypocrisie, on la révère. Une femme mariée
peut prendre des amants et s’en cacher à peine, elle est admise :
il suffit que la passion garde ses distances. Ce qui dérange l’ordre
public, ce n’est pas la débauche, mais le sentiment, l’émotion. Un
homme débauché mais froid reste un grand avocat, un excellent
administrateur. En proie aux affres et aux éclats de l’amour,
c’est un homme perdu. Ces prudences civiques ou ménagères
furent tout de suite ressenties par Julienne comme insuppor¬
tables. A l’inverse elle s’exagéra son besoin d’aimer. A vingt ans,
elle avait déjà eu de nombreux amants, qu’elle gardait un mois
ou deux, puis faisait avancer au rang d’amis. Sur ces chemins
déjà ouverts, six ans plus tard, Françoise suivit Julienne en tout,
d’une démarche simplement plus précoce, plus facile, essayant
seulement de faire mûrir des fruits que sa sœur avait laissés
verts. Mais là où Julienne de Sixte avait mis une sorte d’allégresse
agressive, Françoise ne donnait qu’une soumission un peu étonnée,
possessive, et qui déjà s’interrogeait. Elle avait moins de brio
que sa sœur et beaucoup plus d’intelligence.
En partant pour Paris, Julienne s’était brouillée avec son père.
La mère de Julienne et de Françoise était morte depuis long¬
temps, et tout l’ordre familial s’appesantit sur Françoise. Elle n’en
fut pas affectée. Cette fidélité un peu superstitieuse et mêlée de
vanité bénigne qui s’attache, dans les grandes familles mourantes,
au maintien des vieilles pierres et au souvenir des anniversaires,
elle l’accepta avec une sagesse plus grande que son âge, croyant
y puiser un surcroît de prestige, et sans savoir encore que le destin
de cette force enfouie et minérale était justement de bouger, de
remonter, de déborder et de se transmuer en elle, et qu’ainsi
sa race ne serait pas trahie et bafouée, comme son père le lui
reprochait au cours de scènes mornes, mais accomplie. Le colonel
de Sixte mourut d’une crise cardiaque en 1951, à la seconde
même où il écrivait le mot Fin à la dernière page de l’œuvre de sa
vie, une généalogie des Sixte qui l’avait fait remonter, siècle par
siècle, jusqu’aux Croisades, dans la récapitulation inverse qui
marque, dit-on, le dernier instant des agonies. C’était dans la
banlieue genevoise un soir d’automne triste et lent. Sur le plateau
prestigieux de la Croix-de-Rozon, ancien bastion savoyard vers
122 La Fosse de Babel

lequel, aujourd’hui, un vent léger rabattait la fumée des usines,


le clocher de la vieille église de Compesières sonna cinq heures.
Le nom des Sixte était éteint. Le docteur partit. La vieille bonne
ferma les volets de la chambre du mort. Françoise, un moment
immobile, ramassa le cahier échappé des mains de son père et le
feuilleta, se sentit gênée, pour la première fois, par l’odeur forte
des médicaments, et sortit. Le domaine familial, hypothéqué
jusqu’aux tuiles, mais intact, prolongeait ses futaies mélancoliques
jusqu’à la limite des lotissements ouvriers. Le crépuscule tombait
sur les pelouses tranquilles. Elle était libre. Mais ne l’avait-elle
pas toujours été? A peine étourdie du don qui lui était fait et
tenant toujours son cahier à la main, elle rentra et se dirigea vers
le téléphone. Sa vie ancienne s’était déjà fondue sans heurt dans
sa vie nouvelle.
Quittant la Croix-de-Rozon, Françoise de Sixte avait loué au
dernier étage d’un immeuble neuf de la rue de l’Athénée un apparte¬
ment de deux pièces qui représentait assez la cellule idéale dont
rêve tout ermite laïc quand il veut colorer sa méditation de
musique douce et d’élégance. Je devais comprendre très vite à
quel point Françoise de Sixte était inséparable de son cadre et
combien, par exemple, au contraire de sa sœur, elle était mal
faite pour les campements improvisés des voyages, la froideur
des chambres d’amis, l’anonymat des palaces. Son appartement la
prolongeait, l’enveloppait, la réchauffait d’une aura de quiétude
et de grâce dans laquelle elle se fondait et dont la sédative vertu
lui revenait. Bâtie sur des argiles marneuses, au bord d’un grand
lac, Genève est déjà une ville calmante, où les Français les plus
énervés s’assoupissent. Dans son équilibre exact de lignes franches
et de couleurs claires, l’appartement de Françoise de Sixte me
parut être au centre le mieux gardé de ce Genève idéal. Pour en
rehausser l’ornement (mais peut-être l’ensemble en eût-il été
dérangé), il y manquait quelques tableaux de prix : la fortune des
Sixte n’était pas de celles qu’on place en tableaux. Mais sur les
rayonnages de menuiserie fine agréablement disposés, le Peyrefitte
et le Druon de l’année, qu’il fallait avoir lus, voisinaient avec les
Proust, les Dostoïevksi, les Stendhal et même les Kafka et les
Nietzsche qui rendaient à la maîtresse de maison cette attention
que captaient trop longtemps l’harmonie des vieilles reliures, la
profusion d’alcools du petit bar ou, plus loin, le vaste paysage
qu’on découvrait du côté de la rade et de son jet d’eau, jusqu’à
la ligne ondulée du Jura.
La Fosse de Babel 123

21. Préliminaires mondains en compagnie d’un Jansen


plutôt rustre.

Jansen, que j’avais avisé de mon arrivée, m’attendait à


l’aérodrome. Dès la sortie de la douane, je lui racontai les événe¬
ments de la nuit. Tout de suite, son air de soulagement me
frappa.
— Je n’ai rencontré Pirenne qu’une fois, et c’était avec toi,
il y a sept ans, me dit-il dans le taxi qui nous conduisait à Genève-
Je n’ai rien à voir avec lui.
Il fallait pourtant bien qu’un fil, récemment tendu, le reliât à
Pirenne, et je ne voyais d’ailleurs pas pourquoi il tirait de son
ignorance un motif de se rassurer.
— Tu te rassures vite, remarquai-je.
— J’ai craint le pire, avoua-t-il.
— Avec Pirenne, le pire est toujours à craindre.
— Le pire, ce sont les flics. Les vrais. Pirenne n’est qu’un flic
communiste. Ce n’est pas pareil.
Je lui désignai le chauffeur de taxi.
— Parle plus bas, lui dis-je.
Il haussa les épaules.
— Ici, c’est un autre monde, fit-il.
L’air secret, et même muré, il paraissait réfléchir. Je ne sais ce
qui me poussa, à ce moment, à lui poser une question que rien ne
préparait (mais souvent, sans doute, de mystérieuses antennes nous
relient aux pensées cachées d’autrui) :
— Drameille m’a dit que tu connaissais bien Scotti...
Il tressaillit et se tourna vivement vers moi, le sourcil levé
Sa réponse partit comme un trait :
— Pirenne a parlé de Scotti?
.— Drameille seulement. Au sujet de Julienne de Sixte. Pour¬
quoi? Pirenne le connaît?
Ce sujet lui déplaisait. Sa voix se fit sèche :
— Pourquoi le connaîtrait-il?
Je vends en Suisse pour la première fois. Les arrivées à Genève
produisent une euphorie bien connue. La propreté des rues et des
façades, la quiétude des passants, la limpidité de l’air alliaient
124 La Fosse de Babel
sur moi leurs effets. La rugosité de Jansen me gênait comme une
faute de goût.
L’hôtel Métropole est situé dans le centre de Genève, tout près
de la rade, dont il n’est séparé que par le Jardin Anglais. Le soleil
brillait. Des mouettes passaient en criant entre les arbres. Malgré
Jansen, la Suisse me parut un pays heureux...
De l’hôtel, je téléphonai à mes banquiers pour confirmer mon
rendez-vous de l’après-midi, puis à Françoise de Sixte. Diplômée
en droit, elle occupait un poste assez important dans une organisa¬
tion internationale rattachée à l’O. N. U. Beaucoup de filles
d’aristocrates sont aujourd’hui employées dans de telles organisa¬
tions. Les mêmes, à Paris, se font hôtesses de l’air, mannequins.
Il est admis que l’on entre sans déroger dans ces carrières subal¬
ternes mais cosmopolites.
Françoise de Sixte me répondit d’une voix agréable : elle était
sûrement à son aise dans les mondanités. Sa sœur l’avait prévenue.
Il fut entendu que nous passerions chez elle, Jansen et moi, le soir
même, avant le dîner. Puis je dînerais en ville avec elle pendant que
Jansen, pressé maintenant de rentrer, prendrait l’avion de nuit
pour Paris.
Françoise de Sixte connaissait Jansen depuis longtemps. Aux
temps heureux du trafic d’armes, il venait souvent à Genève et
l’avait parfois rencontrée, sans être reçu chez elle. Notre accueil
en fut simplifié. Dans son tailleur d’après-midi, de coupe très
féminine, Françoise de Sixte était d’une élégance exacte. Cette
femme ne se négligeait pas. La féminité, le goût et l’intelligence,
ces trois mots s accordaient sur elle d’emblée. Mais leur succession
même posait un problème. Les deux premiers étaient sans mystère,
pas le dernier. Cette femme demande une lente approche, me dis-je.
On parla d’abord de l’ancien patron genevois de Jansen, dont la
fortune était désormais bien assise, et qui venait d’acheter une
banque, ce qui le rendait fréquentable. Mais Françoise de Sixte
ne prenait visiblement pas Jansen au sérieux. Pour elle, il était
toujours un petit reporter besogneux qui avait côtoyé par hasard
des gangsters puissants et en était revenu avec des envies tristes.
— Et aussi quelques miettes non négligeables, dit Jansen,
se rebiffant un peu.
— J’en suis heureuse, dit-elle avec une amabilité mondaine
sans défaut, qui arrêta Jansen au bord de la mauvaise humeur
avec une justesse admirable.
Son intelligence ne procédait pas par boutades et reparties,
La Fosse de Babel 125
comme celle de sa sœur, qui ne se retranchait jamais le plaisir
d’un mot d’esprit, même injuste. L’intelligence de Françoise de
Sixte était toute dans la mesure, la précision, la bonne foi, l’encou¬
ragement donné aux idées qui étaient reçues par elle avec familia¬
rité et bonheur, presque sans débat, et semblaient s’immerger
profondément en elle. Tel était le mot qui convenait : Françoise
creusait de la profondeur, Julienne seulement de la distance.
Les yeux clairs de Julienne brillaient par éclairs désordonnés,
ccmme ceux des pâles nuits d’été. Les yeux sombres de Françoise
brûlaient plus qu’ils ne brillaient, mais ils brûlaient toujours.
On désirait tout de suite Julienne ou on ne la désirait jamais,
selon l’accord ou le désaccord violent des types. Au contraire
pour Françoise : son intelligence renvoyait le désir à plus tard,
elle ne le détruisait pas, elle le distrayait. Les intelligences se
connaissent parfois avant les corps.
Jansen et elle se mirent à échanger des souvenirs. Au cours
de ses conférences, elle avait visité la plupart des villes du Proche-
Orient que connaissait Jansen, et, dans les mêmes boîtes de nuit
où Jansen traitait ses affaires, elle avait été souvent invitée par
des délégués que séduisait son nom romantique mais qu’elle intimi¬
dait un peu, et qui, en sa compagnie, essayaient de se laver de
leur crasse technicienne. La dernière conférence avait eu lieu au
Caire, un peu avant cette abdication du roi Farouk qui avait
marqué pour Jansen la fin des belles affaires.
— J’en suis sorti avec dix mille francs en poche et deux millions
de dettes, dit Jansen.
— Votre patron, lui, s’en est mieux tiré, dit-elle, ironique.
— Mon patron, comme vous dites, nous avait laissé travailler
seuls depuis trois mois... Il avait compris.
— Pas vous.
— Pas moi.
— Il ne te couvrait puis? demandai-je.
Jansen prit l’air dur du vainqueur :
— C’est ce qu’il a dit après. C’est même ce qu’il a dit exactement
jusqu’à ce matin neuf heures...
— Ce matin? interrogea Françoise.
— Ce matin, il a payé les deux millions en retard, dit
Jansen.
— Bravo, dit-elle, toujours moqueuse, tant il était clair que
Jansen avait tenu à placer son histoire.
— Plus les intérêts, dit Jansen.
126 La Fosse de Babel
— Dommage que vous partiez ce soir, dit-elle. Vous devenez
un homme intéressant.
Il lui jeta un regard noir.
— Mais, reprit-elle, très pratique, avec vos dix mille francs
vous n’avez pas dû aller bien loin.
— Si, dit-il, très loin. Jusqu’au bout de mes derniers scrupules.
Et ils ont volé en éclats. On se croit dur et on participe de la dégra¬
dation générale... Eb bien, ajouta-t-il après avoir fini de vider son
verre, nous avons commencé à nous reconsidérer...
— Qui, nous? demandai-je.
— Moi et ma bande, fit-il en posant son verre, et il se leva.
Françoise sourit encore. Elle le jugeait avec un esprit critique
sans défaut. Je me levai aussi.
— A force de jouer au gangster, tu vas faire croire que tu en es
un, dis-je à Jansen.
D’une pincée, il prit des amandes salées dans une coupe.
— Je ne joue pas au gangster, dit-il. Je suis un gangster.
Ces vantardises laissèrent Françoise de Sixte indifférente.
— Vous allez rater votre avion, lui dit-elle. Ma 4 CV est en
bas. Si vous n’avez pas trop de bagages, je vais vous conduire
à Cointrin.

22. Continuation des préliminaires mondains, mais sans compagnie.

Genève. Un petit port qui veut dilater ses perspectives et faire


de cette échancrure de collines un cirque de montagnes, et y
réussit. Les jetées sont faites pour le clapotis de la houle et non
l’assaut des vagues, mais leur ligne est juste, et les bateaux à
roue s’adaptent, en trompe-l’œil, à ces dimensions courtes.
L’admirable ceinture des hautes maisons, dans son étagement,
crée de la distance. Tout ceci à l’amont, vers le lac, qui tout de
suite est une mer. C’est à l’aval que l’eau redevient torrent. A
l’aval, tout se rétrécit, se concentre, se précipite. Ce port est donc
un faux port. Il n’accueille pas des eaux mouvantes pour en faire
une eau calme, il transforme, à l’inverse, une eau calme en torrent
soudain. Au seuil de la Suisse, ou à sa porte, il livre le secret de ce
pays qu’on dit de refuge et qui est de passage et de transmutation.
De vieilles ladies grelottantes fréquentent ses salons de thé et ses
La Fosse de Babel 127
psychiatres innombrables, puis s’éteignent, dissoutes plus que
mortes. Mais vous qui vîntes, dérivés de loin, vers cette mer des
Sargasses de l’Europe, qui n’a pas bougé depuis mille ans, vous
trouverez ici, si vous êtes dignes de vivre encore, le faux repos de la
vie profonde et neptunienne, et de la descente au fond de la mer.
Le mortel ennui des lentes noyades n’aspire que les déjà morts.
Quel tumulte la profondeur apporte 1...
— Faites-moi plaisir, dis-je à Françoise une demi-heure plus
tard lorsque nous rentrâmes à Genève. Allons dîner dans un endroit
sans musique, où l’on puisse parler. Et veuillez prendre cette
demande comme un hommage à ce que vous êtes sans doute,
c’est-à-dire une femme qui pense, même ici. J’aime les endroits où
l’on peut s’entendre sans avoir besoin de hurler...
— A Genève, on ne hurle pas, dit-elle, on va plutôt à l’autre
extrême, on se tait... Quant à dire que Genève pense, je ne sais
pas, dit-elle encore. Est-ce que, selon vous, on a tout le temps
besoin de penser?
— Les femmes, non.
Elle manœuvra adroitement pour se glisser entre deux files de
voitures.
— Et les hommes, oui? demanda-t-elle. Alors, ici, il doit y avoir
beaucoup d’hommes qui sont femmes.
Nous passâmes le pont.
— Je vous amène au Globe. C’est une brasserie française, où vous
serez chez vous... Quand vous connaîtrez mieux Genève, vous choi¬
sirez seul, dit-elle encore. J’ai horreur de choisir.
Nous nous assîmes et presque tout de suite nous parlâmes de sa
sœur, de Frieden, de Scotti. Mis en confiance par ses façons
directes, je voulus engager le fer tout de suite.
— Elle a de la chance, lui dis-je, de pouvoir se couper ainsi en
deux parts qui ne communiquent pas...
Elle feignit d’accepter les faits avec simplicité, à l’état brut.
— Beaucoup de femmes sont ainsi, aujourd’hui, dit-elle.
— C’est commode.
— Pas tellement, fit-elle avec plus de bonne humeur que de
rouerie.
Croyez-vous que ce soit tenable? lui demandai-je.
Elle choisit de rester impersonnelle :
— L’homme idéal n’existe pas.
— Le cumul idéal non plus...
Elle restait très détendue. On eût dit que ce débat ne la
128 La Fosse de Babel
concernait pas. Je voulus la pousser hors de ses refuges.
— Pourtant, repris-je, cet homme idéal, votre sœur prétend
vous l’avoir trouvé...
Elle me jeta un bref coup d’œil et se mit à rire :
— Greenson?
— Oui.
— Vous le connaissez?
— Pas encore.
Elle rit à nouveau, librement :
— Nous en reparlerons quand vous l’aurez vu.
Puis, tout de suite après, d’un mouvement vif :
— Je vois que vous êtes très renseigné.
— Très.
— Par ma sœur ou par Drameille?
— Par les deux. Séparément.
Elle préféra sortir du champ :
— Vous attirez les confidences. Je boirai peu... Demandez
quand même un bon vin rouge.
— Un bordeaux?
— Si vous voulez.
Elle enchaîna tout de suite.
— Elle l’aime, vous savez, ce Scotti, me dit-elle. Elle en dit pis
que pendre, mais elle y tient.
— On m’a dit qu’il était très beau.
Un Peau-Rouge... Comment ce garçon qui a l’air d’une
brute peut-il être en même temps aussi veule, capricieux et effé¬
miné? Une machine à faire l’amour jour et nuit. Le reste du temps,
quand il en reste, une bête à l’engrais. Le lit, le whisky, les disques.
J’oubliais le champagne. Il ne travaille pas. C’est Julienne qui paie
toujours. Tout lui est dû, même le luxe. Et jamais un mot tendre.
On devrait même dire : jamais un mot. Quand on discute avec lui,
U bâille...
— Encore un homme qui pense.
— Un de plus.
— Je ne vois pas ce qui vous étonne.
— Elle l’adore 1
— Excusez-moi, lui dis-je. Ce Scotti est une brute, mais c’est
sa liaison avec votre sœur qui l’abrutit.
— Dites ça à ma sœur.
— Dans un couple, ce qu’il faut juger, ce n’est pas chaque
partenaire séparément, c est le couple. Chacun prend et chacun
La Fosse de Babel 129
donne. Il y a échange. Il faut voir le total. Je n’y peux rien, votre
sœur se nourrit de ce garçon, elle lui prend sa force et s’en fait
une sorte de vitalité pour elle, de santé. Lui, en retour, il faut
bien qu’il récupère d’une façon ou d’une autre... Je constate
d’ailleurs que cette vitalité, cette santé, votre sœur les gaspille.
C’est normal, ce n’est pas une santé de bonne qualité. Votre sœur
est toujours en affaires, en sorties, en amusements. Elle ne vit pas
pour être mais pour paraître. Rien de plus dispendieux que cette
vie tournée vers l’extérieur. Lui, en retour, elle l’élève socialement.
Elle lui apprend à manger, à s’habiller, à ne plus mettre de souliers
à triple semelle et à rentrer sa chemise. C’est déjà ça. Notez que
tout se passe, de ce côté aussi, à la surface. Qu’est-ce qu’une femme
cérébrale peut donner à un gigolo? Un vernis.
— Vous êtes sévère.
— Je suis objectif. C’est pour cela qu’un tel couple ne tient pas.
Il n’intègre rien.
L’esprit critique de Françoise prit le dessus :
— Vous connaissez des couples qui tiennent, vous?
— Il y a toujours de l’ouverture dans un couple, même le
plus banal, lui dis-je. Et dans cette ouverture, il y a toujours
quelque chose qui pourrit et aussi quelque chose qui germe...
Mangez, lui dis-je encore.
— Je vous écoute, dit-elle, nous avons le temps.
— Si j’osais, je vous expbquerais comment je vois cette ouverture
là où elle est évidente, dans le couple limite de la prostituée et de
son client. L’ouverture est ici occupée, comme on sait, par un troi¬
sième personnage qui devient très vite tout à fait indispensable,
le souteneur-
Je la regardai et me remis à manger.
— Je vous écoute, répéta-t-elle.
— Curieuse conversation, lui dis-je. La prostitution est sans
doute interdite, à Genève.
— Question classique. Allez voir en face d’ici, aux Pâquis,
et tout à côté, rue Neuve-du-Molard, et vous serez fixé.
— Eh bien, lui dis-je, je ne connais pas d’exemple plus instructif
que celui de la prostituée. Le cbent donne son argent, et la pros¬
tituée son corps. Mais regardez comme les prostituées vieillissent
vite et combien leur regard se durcit. On les reconnaît rien qu'à leur
regard. Des yeux de cinquante ans dans un visage de vingt.
Le prostituée croit qu’elle ne donne rien, qu’une illusion. C’est
son erreur. On peut acheter une illusion une fois, mais pas dix
130 La Fosse de Babel
ni cent... En fait, elle aussi donne sa force vitale, neuve chaque
fois, et animale. Le client en est tout rajeuni. Et c’est ce rajeunis¬
sement qu’il cherche, comme autrefois David sur la bouche des
vierges. Cela dit, il faut bien que la prostituée, à son tour, se
régénère. C’est le rôle du souteneur. Il fait pour la prostituée ce
que celle-ci fait pour son client : il donne sa force et en retour
il prend l’argent. Tel est le sens profond du souteneur : il est, au
plus bas niveau, un régénérateur de force brute. Notez ce fait
bien connu : le souteneur, dit-on, interdit à la femme de passer
la nuit entière avec le client. On explique qu’il a peur de la perdre.
Mais tous les interdits sont ambigus. C’est la femme d’abord qui
s’interdit à elle-même les couchés. Elle a trop besoin, à 2 ou
3 heures du matin, de retrouver celui qu’elle appelle, de bonne
foi, son amant. Et, à ce moment-là, croit-elle, elle se donne. C’est
le contraire : elle prend. Ce qui le prouve, c’est que le souteneur,
le reste du temps, a besoin lui aussi de récupérer, pour fermer la
boucle : il reste au ht. Lui aussi, c’est une bête à l’engrais, il est
tout juste bon ensuite à se choisir des chemises de soie et des
cravates...
— C’est vrai, dit-elle.
— Ici aussi, l’intérieur se vide et l’extérieur apparaît. Le soute¬
neur est tellement efféminé, et il le sait si bien, qu’il a sans cesse
besoin de faire le glorieux, à Pigalle ou en Corée. J’ai remarqué
une chose : les hommes à femmes, les vrais, n’éprouvent jamais le
besoin d’être des héros... C’est une littérature d’impuissants qui
veut nous faire croire le contraire.
Elle me regardait de ses beaux yeux vivants, plus attentive
peut-être à la vibration de la voix qu’à l’enchaînement des idées.
— Curieuse conversation, répétai-je.
Elle me posa alors une question qui, sur le moment, me parut
seulement procéder de cette objectivité qui, à la fois, me plaisait
et me surprenait en elle :
— Selon vous, me demanda-t-elle, une femme qui reçoit de
1 argent est donc obligée de donner réellement quelque chose?
Jamais rien sans rien. Et ce sont les hommes les plus riches
qui exigent le plus...
— C’est possible, dit-elle. Mais la femme, dans ce cas-là, peut
être tout à fait absente. Elle peut se dégager d’une façon totale.
— Sa conscience, oui, mais son corps?
— Son corps aussi, dit-elle avec un peu d’hésitation.
Elle ne questionnait plus, elle affirmait. Je me rappelle avoir
La Fosse de Babel 131
ressenti devant elle, à ce moment, un léger malaise. Les hommes
n’aiment pas que les femmes parlent avec sérieux de la vénalité.
— Soyez sûre que l’homme riche pense et éprouve le contraire.
Il ne serait pas riche s’il se laissait si facilement duper... Votre
sœur restitue à Frieden ce que Scotti lui donne.
— En partie seulement, dit-elle d’un air de réflexion.
Elle était d’esprit précis. Il lui fallait une comptabilité exacte.
— Vous ne devez pas aimer beaucoup les femmes modernes,
me dit-elle, se fermant un peu.
— Vous voulez dire : les femmes cérébrales? Oui et non. Le
cheval non plus n’aime pas l’obstacle. Le destin le précipite quand
même dessus.
— A coups d’éperons.
— C’est une des nécessités de la pédagogie, un des éléments du
plaisir.
— Si l’on veut, dit-elle, s’ouvrant à nouveau... Et moi, me
rangez-vous parmi les femmes modernes, ou cérébrales?
Je lui fis une réponse très sincère :
— Vous avez l’air d’une de ces châtelaines du Languedoc qui
au xae siècle furent les premières femmes d’Europe à s’entendre
réellement parler d’amour...
Je pris sa main, qu’elle ne retira pas :
— Et vous avez des mains admirables...
— Vous ne m’avez pas répondu, dit-elle.
— Vous ne ressemblez pas du tout à votre sœur— Vous n’avez
pas la même forme d’intelligence. La sienne est raisonneuse, la
vôtre intuitive...
— C’est un compliment?
— Oui.
— Fishing for compliments, dit-elle en souriant... Ma sœur
est pourtant très féminine, vous savez.
— Pas pour moi. Je ne pourrais pas supporter huit jours son
besoin d’activité... Elle bouge trop.
Françoise me jeta un coup d’œil oblique et se mit à rire :
— Selon vous, pour être vraiment femme, il faut donc rester
idiote toute sa vie?
Je me mis à rire à mon tour :
— Les vieux sages vous diront que les formes supérieures de
l’intelligence sont immobiles...
— Ma sœur ne cherche pa3 spécialement la sagesse, dit-elle.
Je lui expliquai qu’il y avait à la vérité, selon moi, deux sortes
132 La Fosse de Babel
de femmes, les choisisseuses, les viriles, les actives, comme sa
sœur, et les autres qu’on pouvait appeler les connaisseuses. Les
Etats-Unis sont depuis longtemps la patrie d’élection des premières,
mais elles envahissent l’Europe. Seules, ajoutai-je, les secondes
me paraissaient douées pour l’amour, même si, bien entendu,
les hommes efféminés, plus ou moins restés en enfance, avaient un
besoin évident des premières, qui sont maternelles, protectrices...
Si vous voulez, fit-elle. Elle ne discutait pas, elle se contentait de
poser des questions, de s’informer. Sa sœur paraissait lui servir
de point de repère, de référence.
Elle réfléchit :
Dans l’amour, il y a bien pourtant un moment où ma sœur
redevient femme. Elle m’a toujours dit que Scotti lui donnait
beaucoup de plaisir... Ma sœur ne ment pas.
Il Y aurait beaucoup à dire sur le plaisir de votre sœur,
lui dis-je alors, et ce serait une discussion sans issue. Le plaisir
n est pas une fin en soi. Tout dépend de ce qu’il permet de libérer
ensuite, quelle méditation, quelle création. Plus j’observe autour
de moi les différentes catégories d’êtres, plus j’ai tendance à
penser que le plaisir, surtout pour ce genre de femmes, est le signe
d’une régression, non d’un avancement... C’est triste à dire, mais
regardez ce qu elles deviennent, en général, vers la cinquantaine...
Vous voulez dire que tout irait mieux si les femmes n’avaient
pas de plaisir?
Mon vieux maître, un moine espagnol, m’a enseigné à ne
jamais parler au conditionnel. Ce qui est, est. Tout a un sens et
rien ne va jamais mieux... J’ai, bien entendu, une théorie toute
prête sur le plaisir des femmes, ou plutôt sur l’idée que les femmes
se font du plaisir, mais justement je pense, d’une façon générale,
que les femmes ont tort de se faire des idées...
— Toujours les femmes, pas les hommes.
— Oui.
Heureusement, ma sœur ne vous entend pas.
protesterait, c est sûr. Et sa liaison avec Scotti paraîtrait
lui donner raison. Reste à savoir si le plaisir qu’elle y prend la fait
vraiment avancer... Les femmes actuelles aiment bien trouver en
l’homme ce mélange d’enfant et de brute, un cocktail de beau
garçon, de muet de sérail et de singe poilu. Cela leur repose l’esprit
et leur permet pour une fois de ne pas avoir à comparer leur intel¬
ligence à une intelligence d’homme. J’admets que dans ce cas leur
plaisir existe. Reste à savoir s’il est positif. Aux yeux d’une femme
La Fosse de Babel 133
intelligente, coucher avec une brute, c’est quand même déroger...
Sa réplique vint tout de suite :
— Et quand un homme couche avec une putain, ce n’est pas
déroger aussi ?
— Cela dépend.
— Cela ne dépend de rien. C’est aussi un plaisir bas.
— Il est bas si l’homme y met du mépris, ce qui arrive aux
imbéciles. Il y a une différence énorme entre les deux cas. C’est
que l’homme normal, quand il couche avec une putain, n’a pas
de complexes, tandis que la femme cérébrale, quand elle couche
avec un abruti, réveille les siens. Ce qui marque l’intelligence des
femmes modernes, c’est l’inquiétude. L’intelligence est pour elles
une nouveauté dont elles ne sont pas sûres. C’est une intelligence
qui se compare, et non qui se suffit... Voilà pourquoi, lui dis-je,
pour émousser le tranchant de ces propos, je suis tellement heureux
ce soir d’être avec vous. Votre intelligence est de celles qui accueil¬
lent et non de celles qui disputent. Vous avez tout conquis et vous
avez aussi oublié l’âpreté de la conquête...
Et j’ajoutai :
— Vous êtes au-delà de bien des choses.
A ma grande surprise, au lieu d’hésiter entre la satisfaction et
l’ironie, ses yeux se voilèrent :
— En deçà également de bien d’autres, dit-elle.
La simplicité; émouvante de son accent me frappa.
— Que demandez-vous donc à la vie? lui dis-je avec amitié.
Elle paraissait si secrète, si réservée, qu’on imaginait en elle
des trésors infinis de réflexion et d’expérience.
— Tout tient, me répondit-elle, en un mot que j’hésite à dire...
— Mais encore?
— La réussite, dit-elle.
Mon étonnement ne la surprit pas.
— J’ai trente-deux ans. Pour une femme, c’est beaucoup.
Depuis dix ans, je mène une vie indépendante, mais idiote. J’en
ai assez de travailler, d’avoir des dettes, de me contenter d’un
appartement médiocre, où je ne peux pas recevoir plus de trois
personnes à la fois...
— Qui voudriez-vous donc recevoir?
— Des gens du monde et des artistes. Les gens du monde pour
leur goût et les artistes pour leur talent.
— Des savants aussi?
— Je ne suis pas savante.
134 La Fosse de Babel
— Il faut vous marier, lui dis-je alors.
— Sans doute suis-je trop difficile.
— Épousez Greenson...
— Je suis d’accord, fit-elle en me regardant d’un air sérieux.
Mais lui ne l’est pas.
— Pas encore.
— Je le comprends, dit-elle.
Elle eut alors un de ces éclairs de gaieté secrète que je commen¬
çais à aimer en elle. Sa tristesse ne durait jamais longtemps.
— Écoutez, fit-elle. Pauvre Greenson. Il nous a invitées une
fois, ma sœur et moi, ici, à Genève, dans une boîte, avec sa fille
et quelques amis. En réglant l’addition, il a laissé échapper une
pièce de deux francs qui a roulé sous la banquette. Je l’ai vu à
quatre pattes chercher la pièce, déranger toute la table et même
demander une lampe électrique, et chercher encore...
— Et il a trouvé sa pièce?
— Non. En se relevant, il a simplement repris deux francs dans
l’assiette du pourboire en disant au garçon : Vous trouverez
deux francs là-dessous demain matin... Vous me voyez mariée
à cet homme-là?
— Qu’est-ce qui vous arrête?
— J’étais morte de confusion.
— Vous le tromperez, bien sûr! lui dis-je en riant. Ces petits
comptables précis sont des maris rêvés pour les femmes habiles.
— Si j’étais habile, il m’aurait déjà épousée, fit-elle avec sim¬
plicité.

23. Nouveau et bref parallèle, avant bien d'autres, entre Françoise


de Sixte et Marie Greenson.

Ce fut avec la même simplicité que Françoise devint, ce soir-là,


ma maîtresse, par une sorte d’accord tacite de nos curiosités plus
que de nos désirs. J’avais toujours pensé que l’on ne peut désirer
une femme pour son intelligence, et je le pense encore, mais qu’est-
ce que l’intelligence si, au-delà de son essence, elle se fait aussi
ornement? L’intelligence de Françoise ne tenait pour moi son
prestige que de sa participation aux grâces d’un corps charmant.
Elle ne se séparait pas du corps dont elle se parait, elle ne cherchait
La Fosse de Babel 135
pas sans lui ou loin de lui son plaisir propre. Elle était comme la
qualité suprême de ce corps, un surcroît précieux qui ne se laissait
pas saisir sans lui, et qui rendait seulement cette saisie totale plus
difficile dans la mesure même où l’attrait des intelligences devait
accompagner et confirmer celui des corps. Difficile? Ce mot ne
convenait pas tout à fait. Disons plutôt que l’intelligence filtrait
mon désir, lui ôtait ce caractère direct, immédiat, qu’il avait par
exemple devant Marie Greenson, dont l’image, depuis la veille,
ne me quittait pas, mais lui donnait, comment dire, plus de force
seconde, en ce sens que sa satisfaction, en devenant une nécessité
pour l’esprit autant que pour le corps, ne pouvait être éludée ni
reportée sur une autre femme. Un fait était clair : mon désir de
Marie était sans mystère. J e le savais tranquille, sûr de soi, satis¬
fait d’être. Mais je n’y attachais aucun besoin de conquête. N’im¬
porte quelle femme aussi belle traversant ma route eût pu le dis¬
traire et le reporter sans fin. C’était le contraire pour Françoise.
Elle était personnalisée à l’extrême. Je n’éprouvais pas pour elle
un désir impérieux et m’en serais pourtant voulu à jamais de ne
pas la conquérir. Et Marie à l’instant était renvoyée, retardée.
Françoise était la femme unique... On pourrait croire que lorsqu’une
vie a pris son sens et cesse de faire de la possession des femmes une
fin en soi, elle cherche à éviter ces victoires singulières et coûteuses.
11 n’en est rien. Tout triomphe du sens veut à jamais l’expansion
du sens et, dans l’ordre de ce paradoxe, c’est le plus dispendieux
qui est aussi le plus fécond...
En sortant du restaurant, nous nous promenâmes un moment,
sans but précis, sur le quai, en bordure du Jardin Anglais. Une
ligne de lampes ourlait la rade d’un trait de lumière crue et ôtait
tout mystère à la surface de l’eau, claire et opaque comme un
miroir. Nous rentrâmes sous les arbres. Le froid chassait les pro¬
meneurs, nous étions seuls. Mais ici aussi la pleine lune mettait
partout des traits durs et nets. Notre conversation était facile,
reposante. Ensemble nous étions bien. Pour finir la soirée, nous
cherchâmes un spectacle. Mais le choix était limité, et Françoise
avait déjà tout vu. En outre, elle n’aimait pas les bars car elle
buvait peu. Bien qu’il fût encore très tôt, je lui proposai de la
raccompagner chez elle, et elle accepta.
136 La Fosse de Babel

24. L'euphorie genevoise, si trompeuse.

Je ne peux pas dire qu’au début, près de Françoise, j’aie ressenti


la moindre tendresse, ni d’ailleurs le moindre orgueil. Nos armes
semblaient égales. Quand je l’embrassai pour la première fois,
la violence inattendue de mon désir me surprit, mais je n’engageai
aucun sentiment. Mon esprit resta clair et distant. Pourtant je
m’interrogeai peu sur cette liberté que je laissais au même moment
à mon corps et dont il usait d’ailleurs sans plus de prétention à
diriger le jeu qu’on n’en met dans une cérémonie dont les rites,
depuis longtemps fixés, accomplissent seuls l’harmonie. Nous
nous embrassâmes et tout de suite elle rouvrit les yeux. Cela
eût dû me frapper comme une faute, mais son regard avait changé.
Sa limpidité s’était voilée. Cette eau tranquille s’était durcie.
Je serrais contre moi une femme dont le regard avait fui, mais
dont j’allais comprendre que tout le corps maintenant était regard-
Je n’ai jamais connu de femme qui changeât plus complètement
dès le premier contact, comme si elle remontait d’un coup toute
la chaîne des âges pour redevenir simplement un corps à modeler,
à aimer, immobile, offert, et cependant tout chargé de science
brute, ne posant aucune question et contenant toutes les réponses,
le dépôt même de la révélation. Car je n’ai jamais connu non plus
de peau plus douce et plus sensible, mieux capable d’épouser
partout les sensations les plus fugitives, de les rappeler, de les
soutenir, ou, à l’inverse, de s’en désaccorder à la moindre erreur
de direction, de pression ou de rythme. Le corps de Françoise
était en chaque point nœud de caresses. Il ne se faisait pas tel,
il l'était. Il appelait des déplacements et des tracés exacts, une
science à chaque instant inventive et pourtant infaillible, et surtout,
je le sus très vite, un inépuisable pouvoir. Jamais femme plus
passive, plus silencieuse, plus exigeante. Sa conscience était partie
très loin, ou bien elle affleurait partout. Tout son corps était cons¬
cience. La mystérieuse parenté qui lie la femme et l’espace m’appa¬
rut clairement. Son corps était compact, fermé sur soi. Je ne
l’atteignais pourtant qu’à travers une distance infinie. Il me fallait
résorber cette distance, la condenser en des points singuliers, des
pôles précis. L’ivresse qui m’envahit tout de suite dans cette
La Fosse de Babel 137
exploration, cette main mise, était celle d’une science certaine.
Mon corps vint-il à un certain moment me déranger ou, une fois
de plus, fut-il incapable de soutenir trop de science ? Vint un moment
où mon corps, jusque-là tout entier au service de mes mains, attei¬
gnit ces sommets tremblants où le ciel le plus clair soudain s’em¬
brume et s’irrite. Mais Françoise retint ma main : Encore, dit-elle.
C’était son premier geste, son premier mot. Elle voulait retarder
la possession, prolonger la caresse, et, sur le moment, je n’y pris
point garde. Cependant mes doigts frémirent, contrariant cette fois
d’une émotion superficielle et rapide le mouvement profond qui,
au même moment, faisait bouger mon désir tout entier, comme
si mon corps, devenu maintenant douloureux et qui voulait de
toutes parts sortir de soi, n’acceptait plus de ne trouver d’issue
que dans ces doigts devenus à leur tour plus sensibles et savants
que des yeux. Je voulus me dominer, accepter la durée comme une
offrande. Mais je dus en même temps réprimer l’inquiétude de
mon esprit. Le temps est toujours l’ennemi, et c’est dans l’amour
physique, qui est l’acte primordial, universel et ultime, qu’il l’est,
peut-on dire, le plus, car là il n’est que présent, rien que présent,
et seulement occupé de soi, et aucune transformation future, aucune
mémoire jamais, n’en embellira, élargira, déplacera l’image si,
dans le moment même, l’instant nous trahit ou nous échappa.
Dans la chambre régnait une demi-clarté. La pénombre était
tiède et lourde, le temps épais y avançait dans une exploration
pleine de redites suffocantes. Je rompis le rythme, changeai
de place et de cours, maîtrisant mon souffle et maîtrisant le temps.
Pour un moment, le temps suivit. Un moment seulement. Lorsque
je la pris, Françoise avait à nouveau les yeux ouverts. Cette fois
une sorte d’anxiété froide y habitait, mais encore presque imper¬
sonnelle. Ferme donc les yeux, lui dis-je. Elle obéit. Mais son
visage, resté attentif, était maintenant douloureux. Encore abso¬
lument passive et livrée, non délivrée, on la sentait se battre
contre une femme inconnue d’elle. Au coin de ses paupières main¬
tenant closes, des plis marquaient la crispation du visage. C’était
le moment où l’homme qui croit le moins à la valeur du plaisir
voulu par la femme veut quand même encore l’aider, rester accordé
à elle, la lancer plus haut et plus loin. Mais le visage de Françoise
se durcit encore dans une expression pathétique et navrante. Elle
se mit brusquement à s’animer, à haleter d’une façon désordonnée,
et tout mon rythme en fut perturbé. Il me fallut me ressaisir comme
on fait sur une crête étroite, dans une réaction instantanée et
138 La Fosse de Babel
prudente. J’y parvins mal. Mon plaisir la trouva gémissante et
insatisfaite, et toujours animée. Alors que je m’écartais d’elle,
elle saisit ma main et la dirigea sur elle à nouveau, s’abîmant dans
une nouvelle possession, mais artificielle, qu’elle voulut de plus en
plus brutale et qui finit dans un épuisement sans joie...
Nous restâmes longtemps étendus l’un contre l’autre, sans parler.
Seule la lampe de chevet était allumée. Couchée sur le dos, Françoise
me livrait le profil tourmenté de son visage, dont l’ovale parfait,
vu de face, était si serein. La tristesse de ce visage abandonné
me frappa. Ce fut soudain comme si je découvrais la source de ces
mélancolies voilées et fugaces que j’avais notées, durant la soirée,
sur ce même visage et qui lui donnaient tant d’attrait. Mais, ici’
cette tristesse était chez elle, installée, acceptée, définitive, et
si profonde qu’elle arrêtait sur mes lèvres les mots de la consolation,
de la tendresse, du regret. Une telle tristesse ne se paierait jamais
de mots.
Comme si elle avait senti mon regard posé sur elle, Françoise
parut s’éveiller et se tourna vers moi. Je retrouvai ses yeux tran¬
quilles.
— Vous êtes déçu, me dit-elle.
Dits du ton le plus naturel, ces simples mots me transpercèrent.
Elle aussi constatait notre échec. Et elle semblait l’accepter.
— Les premières fois sont rarement réussies, lui dis-je.
— Le plaisir est toujours difficile, répondit-elle, un peu secrète.
La chambre était moins bien meublée que le studio. Les deux
fauteuils étaient dépareillés, les murs trop nus. C’est une femme
seule, elle n est pas riche, elle fait ce qu’elle peut... Une affection
un peu trouble me porta vers elle. J’eusse pu y reconnaître une des
premières ruses de l’amour.
Serrée contre moi, je la laissai s’endormir. Son sommeil était
calme. Le mien fut entrecoupé de demi-réveils. Sous les lattes du
store incomplètement baissé passait une faible lumière qui ne
dessinait que des ombres. C’était la clarté de la lune et non une aube
triste. Je refusais de m’être trompé sur la féminité de Françoise.
Une autre Hélène, pensai-je, et ultime comme elle. La dernière
femme vraiment femme. La peau, le regard, les mains, les seins
d’Hélène. Et aussi son pouvoir indéfini de réflexion, d’intuition,
son esprit critique, ses analyses enfouies mais brûlantes. A l’exté¬
rieur, la plus féminine des femmes, la plus offerte. A l’inférieur, la
plus virile, la plus exigeante. Par conséquent, l’ordre qui convient.
L’être le plus avancé dans son ordre. Mais ces deux natures oppo-
La Fosse de Babel 139
Bées parvenues à ce point extrême de tension, de contradiction,
d’antagonisme, où l’homme le plus fort doit se dépasser ou se
démettre. Et à ce dépassement de l’homme correspond alors la
conversion de la femme. C'était cette conversion qu'avait refusée
Hélène. Mais parce que, moi-même, je n'étais pas assez fort...
Plus tard, dans ma torpeur, je me demandai ce que serait l’amour,
pour Françoise, si sa conscience pouvait indéfiniment rester enfouie
dans les couches profondes de son corps, si on pouvait la maintenir
à cette frontière peu distincte de l’état de veille et de l’état de rêve
où elle se trouvait sans doute au début de notre étreinte, c’est-
à-dire dans cet état conforme à son essence où la femme est tout
l'espace, la matrice géante des mondes. Puis je me dis que c’était
impossible, puisque l’amour, chez tous les êtres, est puissance
d’éveil. Mais qu’est-ce que l’éveil? Je pensai, très clairement, que
je réfléchissais à la notion d’éveil sans être éveillé moi-même. Je
pensai aussi : Les hommes, en s’éveillant, avancent : ils dissipent
les ténèbres intérieures. Les femmes, en s’éveillant, reculent :
elles créent les ténèbres extérieures. Ce juste équilibre me plut.
C’est l’éveil de la femme, justement, qui est la faute. Il ne fallait
pas éveiller Françoise. L’amour, pour elle, était recul.

25. Les femmes modernes confondent plaisir et spasme et ont bien


tort, mais c'est ainsi.

Lorsque nous fîmes à nouveau l’amour, le sommeil, qui l’engour¬


dissait encore, ne lui fut que d’un faible secours. Longtemps, comme
la première fois, elle parut passive. Puis, soudain, elle redevint
impérieuse, désordonnée. L’amour se prolongea sans trouver son
rythme et sa pente. Au moment où la fatigue me gagnait, je me
demandai si je n’avais pas commis une erreur en cherchant à l’at¬
tendre, si je n’aurais pas dû profiter de son abandon initial pour
lui imposer le rythme le plus brutal et le plus prompt, puisqu’elle
dérangeait tous les rythmes. A ce moment, vraiment, j’étais loin
d’elle. Ce fut justement à ce moment qu’elle se mit à parler.
— C’est terrible, dit-elle... Je vous sens trop réfléchi, comme si
vous suiviez une idée, une technique...
— Observation très juste et tout à fait opportune, lui répondis-
je. Tout à fait encourageante aussi.
140 La Fosse de Babel
— Ne soyez pas fâohé, vous n’y pouvez rien...
— Vous non plus.
— Je suis désolée, dit-elle.
Nous restâmes un long moment l’un près de l’autre, sans rien
dire.
— Je maintiens que vous êtes la plus féminine des femmes,
lui dis-je enfin. Mais au fond de vous-même, vous êtes la plus virile
aussi... Votre esprit critique est le grand obstacle. Il finit par faire
de l’amour une compétition d’intelligences...
— Je ne peux tout de même pas m’abêtir pour faire l’amour,
dit-elle, encore agressive.
— Personne ne vous le demande. Restez seulement ce que vous
êtes quand vous ne faites pas l’amour — et au même moment
je pensai : C’est impossible.
Elle avait le merveilleux pouvoir de rentrer en soi sans contrainte
et d’y retrouver le calme dans l’instant.
— Je ne sais pas, dit-elle.
L’aube commençait à poindre. Découpé dans le rectangle gris
de la fenêtre, je discernai le profil de Françoise, aux angles nets.
Après tant d’amours faciles, comme elle a eu vite fait de me déré¬
gler, me dis-je. Mais au lieu de décourager le désir, une expérience
interrompue, souvent, l’entretient et le relance. Je pris sa main
sous la mienne. Ses doigts se nouèrent aux miens. Ce simple contact
fit affluer en moi un grand besoin de confiance et de conquête.
— Tout homme, lui dis-je, rencontre à chaque instant la femme
qui lui convient comme aide et comme obstacle, et vous, en ce
moment, vous êtes pour moi celle-là... Je n’ai jamais rencontré
de femme comme vous, qui rende l’amour si important et si diffi¬
cile...
Je lui parlai longtemps. Jamais la notion du couple et de ses
puissances propres ne m’avait été si présente. Mais la conviction
pressante qui m’animait était quand même une conviction déchirée.
De la communion des esprits à la communion des corps, quel
abîme! Elle fut la première femme, après sept ans, à qui j’aie pu
dire, et de quel accent profond : Je t’aime; et c’était vrai. Et, dans
le même moment, je mesurais avec effroi, presque avec terreur,
à quoi m’engageait cet amour. Je le savais pourtant. Seule la jouis¬
sance de l’homme peut être individuelle, localisée; celle de la femme,
de la vraie femme, ne peut être que globale, impersonnelle, et
même, pourrait-on dire, collective : celle de la féminité tout
entière, diffusant le plaisir en tranquille clarté jusqu’aux confina
La Fosse de Babel 141
du monde. La femme en tant qu’individu isolé est un non-sens.
C’est tout le corps de la femme, symbole de tout l’espace, qui
doit jouir et non une parcelle dérobée au corps de l’homme. Mais,
c’est un fait, les femmes modernes voient tout à l’image de l’homme.
Elles confondent plaisir et spasme. Le spasme clitoridien, qui est
local, et qui est, dans l’ordre des régressions, leur plus sûre défaite,
est considéré par elles comme une victoire, alors qu’il est un
plaisir d’homme, avec, en plus, l’énervement qui est le produit des
inversions. Mais qu’est-ce que les femmes modernes comprennent
à l’amour? Rien ne s’éclaire tant qu’on ne se rend pas compte
que l’homme et la femme idéalement accomplis disposent respec¬
tivement de deux formes de plaisir entièrement différentes et non
commutables, dont l’une prend l’aspect de l’explosion et de l’écla¬
tement soudains et est réservée aux hommes, de ce côté du monde,
mais dont l’autre prend celui de la lente et durable submersion
et est réservée aux femmes, mais de l’autre côté, dans une disso¬
lution des limites contre laquelle la femme moderne proteste de
toutes ses forces et que seule la femme originelle accepta ou subit,
avant que le péché de séparation la rejetât vers ce qui est pour
elle le mauvais côté, du côté de l’homme, à l’aube trouble du
jardin d’Éden. Et de même qu’il y a deux déluges, le déluge par
le feu, qui est instantané, et le déluge par l’eau qui remplit l’éter¬
nité des quarante jours, le spasme de l’homme et le plaisir de la
femme, irréductibles l’un à l’autre, sont donc respectivement
de la nature du feu et de celle de l’eau et doivent être recherchés
ou acceptés comme tels, sans vaine confusion ni perversion. Mais
il y faut une conscience exacte, aiguë dans le cas de l’homme,
dilatée jusqu’à se perdre dans le cas de la femme, ce qui suppose
dans les deux cas une totale mais inverse conversion des pouvoirs,
car le déluge par le feu est plénitude du temps tandis que le déluge
par l’eau est plénitude de l’espace. Cette conversion est-elle pos¬
sible à la femme moderne? Telle est la question. Mais, soyons
honnête : est-elle aussi possible à l’homme? Les extrêmes se répon¬
dent, et tout converge une fois de plus sur l’énigme de l’omnipo¬
tence. Mais comme les femmes d’aujourd’hui obscurcissent et déna¬
turent cette énigme! Une femme primitive, dans son plaisir continu,
à la fois périphérique et global, accepte la durée et le prolongement
du plaisir de l’homme, en dehors du spasme, mais dans la possession.
Une femme cérébrale y voit au contraire très vite la marque de
l’impuissance. Elle n’accepte et même n’exige le prolongement
de la durée que dans la caresse. Et si on va jusqu’à lui dire que
142 La Fosse de Babel
l’homme avancé est justement oelui qui sait retenir et maîtriser
son spasme, et même l’annuler — car la répétition animale des
paroxysmes est la négation et la parodie du paroxysme même —,
ces paroles véridiques ont pour elles le son d’une langue inconnue.
On parle sans cesse de synchroniser les plaisirs. Jamais mot plus
savant ne cacha vanité plus propice à la montée des antagonismes
et à l’exaltation catastrophique du temps. Vanité des femmes de
vouloir jouir. Vanité des hommes de savoir les faire jouir. Est-ce
donc chez les hommes une science? Certes. Mais, au-delà de la
science qui se connaît, c’est celle qui se refuse et même qui se nie
qui devient la science des sciences. Savoir faire jouir les femmes,
savoir refuser de les faire jouir, tout est là. Tel était le cours de mes
pensées. Mais, pendant ce temps-là, que disais-je? Je parlais à
Françoise d’une façon pressante, affectueuse, convaincue, et, en
même temps, je découvrais une chose inouïe : c’était que la forme
de ce que je disais, tout à fait dissociée, au même moment, du
contenu de ces pensées, cette forme vide, se suffisait par soi, vivait,
s’exprimait par soi, comme si j’acceptais de parler avec Françoise
un simulacre de langage où elle pût mettre tout ce qu’elle désirait
ou préférait, même l’illusion la plus folle, l’aventure la plus égarée.
Pour exercer leurs élèves à développer leur corps, certains yoghis
leur apprennent à écrire des deux mains, simultanément, des choses
différentes. De la même façon, ici, ma parole et ma pensée suivaient
chacune, séparément, leur cours. Et vraiment l’on eût dit que
deux mondes étrangers se côtoyaient un moment, dans l’espace,
et échangeaient en passant, bord contre bord, sans se comprendre,
des signaux insistants, précipités et vains. De la façon la plus
positive, je disais alors à Françoise ma confiance dans notre destin
commun. Je lui disais que rien n’est impossible à un homme et
une femme qui s’aiment. Je m’exaltais d’un pouvoir idéal et indé¬
fini qui affluait en moi en même temps qu’il affluait en elle, et dont
mes paroles conjuraient la venue. Mais quel pouvoir? Un pouvoir
total! N'avais-je pas effacé les limites de mon esprit? J'arriverais
bien à obtenir de son corps qu'il effaçât les siennes ! Cette correspon¬
dance entre son corps et mon esprit me parut à l’instant même
constituer une clef. Ce genre de rapports a toujours eu sur moi
une action irradiante. Tel était le sens de ma rencontre avec elle :
lui donner, grâce à mon esprit, l’usage exact de son corps, faire
d’elle une femme parfaite! En lui faisant cette promesse, n’eus-je
pas, secrètement, l’impression de forcer le destin? Oui et non.
J’étais, comment dire, ivre de destin. J’évoquais un comble d’ordre
La Fosse de Babel 143
et de soumission, avec une sincérité, une pureté absolues, car le
goût des extrêmes est toujours pur, même si, en lui, bouge le
pressentiment de l’impossible. Et c’est même ce pressentiment qui
me donnait tant de force, car ce n’est que par jeu qu’on tente
l’impossible et l’on n’a de force véritable que dans le jeu. Et
qu’est-ce donc que le dernier instant, celui pour lequel on joue,
sinon celui qui est le plus tremblant de tous, le plus contesté, et
par conséquent le plus ouvert au miracle, celui dont on se dit qu’il
n’y aura plus en lui aucune distance entre le tout est caché des dieux
et le tout sera découvert des hommes? Près de moi, je sentais Fran¬
çoise attentive et même tendue, lointaine cependant. Seules nos
mains jointes témoignaient de l’accord que tissaient entre nous,
dans cette rencontre fortuite ou capitale de nos vies, la bonne foi,
l’amitié, les signaux justement qu’on se fait au passage. Accord
imparfait où ce qu’on appelle l’amour n’était qu’en suspens et où
je ne me contentais pas qu’il le fût. Ma main se serra sur la sienne.
— Il ne faut pas m’aimer, dit-elle soudain d’une voix très basse
mais si neutre qu’elle me rendit poignants mes propres doutes et
me bouleversa.
Je n’eus pas le temps de m’interroger. Indifférente à l’émotion
qui m’avait gagné, elle se mit à parler à son tour, d’une voix égale,
comme il advient lorsqu’on livre le fruit de longues réflexions,
et il s’agissait en effet du secret de sa vie. Elle me dit qu’elle n’avait
jamais connu le plaisir et n’espérait plus le connaître jamais. Elle
s’était interrogée sur elle-même pendant des années. Cette interro¬
gation avait fini par tuer en elle la gêne d’en parler. Souvent elle
changeait de partenaire. Et chaque fois elle attendait. Elle atten¬
dait pour rien. Pourtant rien en elle ne lui paraissait obscur, ina¬
voué, refoulé, inachevé. Elle se voyait telle qu’elle était. Elle
n’était pas de ces femmes un peu folles, ou mythomanes, ou nym¬
phomanes, qu’un ridicule particulier trahit. Elle n’était pas non
plus lesbienne. Pas l’ombre d’une inclination pour les femmes.
Toutes ses amies autour d’elle parlaient du plaisir comme d’une
chose facile et exaltante. Parfois, elle s’était crue près de la réussite,
assez près pour pouvoir imaginer, après, ce que pouvait être cet
éclatement soudain, cet apaisement. Mais justement, disait-elle,
elle y pensait trop. Elle y pensait trop, avant et pendant, ce qui
inhibait tout. Et elle y pensait trop après, ce qui multipliait les
tortures de l’imaginaire. La conscience était l’ennemie du plaisir...
Dans la pénombre de la chambre, la voix de Françoise semblait
gagner tout l’espace par ondes précises et lentes. Jamais je ne devais
144 La Fosse de Babel
oublier cette ombre grise qui nous enveloppait et se mettait à
devenir vivante, plus vivante que Françoise elle-même, si immo¬
bile qu’on l’eût dite absente. Elle parlait d’une femme frustrée,
désarmée, mais peu vulnérable. Elle était aussi impassible que ces
dieux blessés pour le rachat du monde, mais que leur blessure
ne peut abattre, car ils sont dieux.
La tranquillité et l’objectivité de Françoise agirent sur moi
avec un étrange pouvoir. Elle ne se contentait pas de confirmer
toutes mes pensées, elle m’encourageait à les lui livrer toutes.
Et je n’avais même pas à me demander si cette objectivité, cette
tranquillité n’étaient pas une ruse de plus. Qu’est-ce donc que
l’amour sinon le champ préféré de la ruse dans le monde? Si
l’échec de cette nuit n’était pas notre échec mais celui de la cons¬
cience invertie qu’un monde condamné induit en certaines femmes
appelées à témoigner à la fin pour toutes les femmes, ce qui comp¬
tait c’était au contraire que cette ruse fût extrême, la dernière
ruse, et que je la connusse comme telle, à ces limites où les mots
de victoire et de défaite n’ont plus de sens et se confondent dans la
science et la conscience de la nécessité. Comment ne pas penser
que Françoise se tenait juste en deçà de cette limite où la femme
moderne porte sa contradiction, c’est-à-dire en ce point avancé
où rien, sauf l’immense basculement du monde, ne la sépare plus
de l’état de femme accomplie? On se condamne à ne rien com¬
prendre à la féminité si on ne passe pas, au moins par l’esprit,
de l’autre côté de cette barrière où bute le monde sensible, et contre
laquelle les sens s’exaspèrent dans ce qu’ils croient être leur dérè¬
glement infernal. Il n’y a jamais de dérèglement dans le monde,
mais seulement la tentation d’une puissance sans fin qui pose elle-
même sa règle comme règle du monde et volonté de Dieu. Tout
sembla se décider en moi à cet instant. Je n’avais aucune illusion
à me faire sur le caractère idéal d’une expérience qui prétendait
déplacer les frontières de l’ordre réel au nom de l’ordre même et
obtenir que le temporel devînt éternel. Mais si, dans cet ordre du
corps, la montée croissante des fatalités paraît mettre justement
la fin dans l’absence de fin, et tout confondre, quelle peut être
la fatalité suprême sinon le défi aux fatalités? Toute la force et la
faiblesse de Françoise se mêlèrent en moi. C’était à moi qu’il reve¬
nait de racheter cette divinité souffrante, mais intacte. Mon
incarnation s’achèverait en même temps que la sienne. Et certes
Françoise avait besoin, pour cette conversion, d’un amour infini.
Mais seul, justement, au milieu des ruines sans prestige de mes
La Fosse de Babel 145
amours misérables, un amour infini pouvait me tenter encore,
parce qu’il était le dépassement de tout amour. Et tandis que je
l’entendais me répéter, avec une insistance machinale mais émou¬
vante, qu’il ne fallait pas l’aimer, qu’elle ne pouvait plus apporter
dans un semblant d’attachement qu’une inconstance légitime,
une tendresse désabusée, que rien de ce qui venait d’elle désormais
n’était pur, mes propres pensées, recouvrant les siennes et prenant
le cours aventureux propre aux pensées de l’aube, firent abonder
en moi un flot précis et exalté. J’interrompis Françoise pour pro¬
tester. Elle n’avait absolument pas le droit de considérer sa vie
comme arrêtée. Nul être ne l’avait. Puis, d’un seul coup, j’essayai
sur elle tout le poids de ma science. Je lui dis d’abord qu’elle
confondait la jouissance et le plaisir, les formes prétendûment
avancées du plaisir, et que cette confusion était banale. Mais que,
parvenue déjà si haut, il lui était interdit, sur un sujet si important,
d’en rester à la banalité. Je lui présentai la comparaison des deux
formes du déluge comme la seule qui pût apporter, sur ce sujet,
quelque clarté. Je lui dis aussi que l’immense majorité de nos
contemporains, hommes et femmes, avaient les nerfs malades et
ne cherchaient dans le plaisir que la puissance de choc, pour
s’étourdir, mais que le besoin de choc était toujours un signe de
régression et de faiblesse. Et que, par conséquent, pour ceux qui
veulent pousser l’ambition au plus haut, il faut concevoir l’amour
et le plaisir, fondus ensemble, comme un état continu de joie, et,
pourquoi pas, de paroxysme toujours égal à lui-même, une sorte
de lumière dont on n’a même pas le droit de dire qu’elle doit être
éblouissante, car son éclat dépend des yeux qui la reçoivent, et
certains peuvent regarder en face le soleil... Mais revenant à des
considérations moins théoriques, je lui dis aussi qu’elle avait tort
de prendre pour argent comptant les confidences de ses amies.
Et, qu’en fait de chocs, nos contemporains, partant de très bas, se
contentaient de tout petits chocs, comme en témoignait d’ailleurs
tous les jours le niveau de l’érotisme commercial, au cinéma ou
dans le roman. Les femmes surtout. Leur corps les trahit un peu,
à peine, comme pour un éternuement. Elles appellent cela la jouis¬
sance, et elles la ressentent comme une trahison. Ce jeu que les
mâles mènent si peu, elles trouvent encore qu’ils le mènent trop.
Elles veulent des mâles soumis. S’ils le sont, elles les traitent de
lâches. S’ils ne le sont pas, elles les traitent de brutes. Le monde
est ainsi fait, l’étreinte devient une sorte de bataille et le plaisir
une aventure instable et déflagrante. Elles dégradent l’homme :
146 La Fosse de Babel

une brute sans finesse ou un lâche enragé... La prétendue frigidité


de Françoise était alors un signe positif. Elle dressait une barrière
contre la facilité, elle l’avertissait contre la tentation, si commune
aux autres femmes, de se livrer aux jeunes brutes apparemment
viriles. Sur la lancée impérieuse de ma logique, j’eusse pu conclure
qu'elle était un don du ciel.
Tout ce discours fut dit d’une voix éloquente. Je tranchais
dans les fatigues de la nuit. Le corps assoupi mais l’esprit hardi
et délié, je serrais contre moi une Françoise de rêve, choisie en effet
par le destin entre toutes les femmes pour explorer et dépasser
avec moi les limites. Une sorte de crainte me prit, faite du respect
qu’on donne à l’amour, aux heures mystiques. Ce corps, contre moi,
était précieux. Sans bouger, mes mains se détendirent. Je m’étais
rendormi. Françoise aussi.

26. Déjà, la solitude.

Quand je me réveillai, Françoise était déjà levée. J’entendais


couler un bain. Dans la chambre régnait un grand désordre. Une
valise ouverte et à demi remplie était posée sur un des fauteuils.
Quelques instants plus tard, Françoise, enveloppée dans un pei¬
gnoir de bain, rentra dans la chambre et se mit à passer ses bas.
Puis elle vit que j’étais éveillé.
Je vais vous laisser, me dit-elle. J’ai rendez-vous dans
quelques instants chez mon coiffeur.
Il était déjà près de dix heures. Le samedi, elle ne travaillait
pas. Je me soulevai sur le coude.
Que faites-vous à midi? lui demandai-je. Nous pourrions
déjeuner ensemble.
— Je croyais que vous rentriez à Paris, me répondit-elle.
— Jusqu’à lundi, j’ai tout mon temps.
Elle se tourna vers sa valise et parut hésiter :
Je pars tout à l’heure pour Bruxelles... Je déjeunerai dans
l’avion.
Et, prenant une robe dans son armoire, elle ajouta :
— Je passe le week-end che? des amis, là-bas.
— Vous ne m’en aviez pas parlé.
— Tout s’est passé si vite, dit-elle.
La Fosse de Babel 147
Elle finit de s’habiller sans rien dire et sans me regarder, puis
retourna dans la salle de bains pour se coiffer et se farder. Quand
elle revint dans la chambre, je m’étais adossé contre les coussins
et attendais. Elle me jeta un bref coup d’œil et alla ranger dans sa
valise son nécessaire de toilette, puis ferma la valise et alla la
porter dans l’entrée. Elle revint encore, vérifia d’un air affairé le
contenu de son sac, prit un mouchoir :
— Si vous avez faim, préparez-vous un petit déjeuner. Vous
trouverez tout ce qu’il faut dans la cuisine... Excusez-moi d’être
si pressée.
— Venez ici, lui dis-je en lui désignant une place au bord du lit.
Elle me sourit avec timidité et gentillesse :
— Il faut que je parte... Je suis en retard.
Je tendis le bras et la pris au poignet. Elle s’assit près de
moi.
— Annulez ce voyage, lui dis-je.
— Je ne peux pas.
— C’est donc sérieux?
Elle se tourna franchement vers moi et sourit à nouveau, puis
dit, en baissant les yeux :
— Rien n’est sérieux.
— Ne répondez pas de cette façon mécanique, lui dis-je.
— Laissez-moi partir, fit-elle à voix basse.
Je n’avais pas lâché son poignet et je la retins.
— J’ai essayé de vous le faire comprendre, me dit-elle alors
d’un accent un peu voilé mais avec une soudaine détermination.
Il ne faut pas s’attacher à moi. Il y a en moi deux femmes, et celle
qu’il vous a plu de voir n’est pas forcément toujours la plus forte.
Je ne peux pas me changer. En partant pour Bruxelles, je fais une
bêtise, et je le sais. Je la fais quand même...
Elle s’arrêta mais cette fois n’essaya pas de se lever.
— Parlez, lui dis-je.
Elle ne mit aucune humilité ni aucune précaution dans sa
franchise. Huit jours auparavant, elle avait fait la connaissance
d’un jeune banquier belge de son âge, de passage à Genève. Ce
garçon était en stage à Toronto, au Canada, où il s’ennuyait à
mourir. Il terminait de courtes vacances chez son père, un homme
politique flamand. Peut-être, cet été, accepterait-elle son invita¬
tion d’aller passer deux semaines en Amérique. Un beau voyage.
Elle avait gardé les yeux baissés. Du doigt, sur le lit, elle jouait
avec les franges de la couverture.
148 La Fosse de Babel

— Je ne comprends pas bien, lui dis-je. Vous acceptez de ce


garçon ce que vous refusez de Greenson.
— Greenson ne m’a encore rien demandé.
— Et ce garçon vous plaît ?
Sotte question. Elle leva les mains dans un geste qui pouvait
signifier l’indécision, la soumission au sort, l’indifférence.
— Tout cela a si peu d’importance, dit-elle.
Elle tourna vers moi ses yeux profonds et, sur son fond habituel
de tristesse qui, à ce moment, me laissa froid, forma un léger
sourire. Puis, me regardant toujours, elle se tassa un peu comme
si elle n’osait pas bouger. Avec une fausse émotion, elle attendit
de moi un geste ou un mot qui eussent avoué mon désarroi et ma
faiblesse, et armé sa fuite. Déçue ou pressée, ou charitable, au bout
d’un moment elle se pencha vers moi, posa un léger baiser sur ma
joue et se leva vivement.
— En partant, fermez les fenêtres et tirez bien la porte derrière
vous, me dit-elle, puis, prenant sa valise, elle sortit très vite.
La porte claqua. Dans une succession de bruits précis qui devaient
me devenir, plus tard, si familiers que leur évocation aujourd’hui
encore, dans ce récit, fait battre mon cœur, j’entendis l’ascenseur
monter, s’arrêter à l’étage, redescendre. Je ne pouvais me douter
que, plus tard, lorsque j’attendrais Françoise, tout seul dans
cette chambre, cet ascenseur ponctuerait si souvent pour moi la
marche du temps et la longueur de l’attente. Il montait dans un
ronflement sec, coupé au droit de chaque étage de déclics feutrés.
Chaque déclic relançait l’espoir. Chaque arrêt prématuré l’écrasait.
Cet appartement vide, déjà hanté de présences mortes, me fut
tout de suite plus étouffant qu’une prison. Et pas seulement
cet appartement, Genève même, toute baignée d’un soleil printa-
nier, qui évoquait des joies légères. J’eusse préféré les morsures
tristes de l’hiver.
L’appareil de téléphone était placé sur la table de chevet.
J’appelai la Swissair. Je voulais partir tout de suite mais ne pus
trouver de place que dans l’avion de nuit.
Je passai donc les premières heures de l’après-midi dans ma
chambre, à l’hôtel Métropole. J’essayai de travailler à mon roman.
Il me semblait que je venais à peine d’en découvrir le sujet :
1 homme de la connaissance en proie à la femme des extrêmes et
essayant de la dominer, de la convertir, de l’incorporer, et s’abî¬
mant avec elle. Mon esprit était clair, mais cette clarté, une fois
de plus, me révélait une si excessive diversité de directions qu’un
La Fosse de Babel 149
énorme effort de synthèse était nécessaire d’abord, avant même
que la plume touchât le papier. Cependant, cet effort supposait
lui-même tant de calme intérieur, un calme que je n’avais pas,
que je me lançai d’emblée dans mon texte, presque en aveugle,
m’étonnant à peine de lui donner la forme d’une lettre à Françoise,
où je reprenais, sous une forme que je voulais serrée, bien que
littéraire, mes arguments du matin. Jamais je n’avais tant écrit
sur le plaisir. Tout revenait évidemment à la différence qu’il faut
faire entre plénitude et paroxysme. Le paroxysme appartient à
l’ordre de la quantité, la plénitude à celui de la qualité. Mais
comment le faire comprendre? Il y a des femmes qui aiment de
passion le chocolat glacé, lui disais-je, et qui s’en gavent à se rendre
malades. Faut-il faire une fin en soi du plaisir que procure le cho¬
colat glacé? Cette comparaison amusante éclaira et détendit un
peu le cours profus des déductions. Plus difficile encore à mettre
en forme la question clef : Comment obtenir de quelqu’un qu’il
renonce avec sérénité à ce qu’il n’a jamais connu? Le besoin de
paroxysme est trop inhérent à l’être pour qu’on puisse abolir ce
besoin autrement que par l’excès de paroxysme même. Je m’appro¬
chai de cette nouvelle idée avec une crainte et un tremblement
hypocrites, car je sentais bien qu’elle était au cœur de mon défi,
de ma bravade, et que son analyse engageait, si je puis dire, une
jouissance seconde logée au plus secret de l’autre comme un germe
essentiel pour justifier et ennoblir la reproduction indéfinie
des jouissances, dont je venais à peine de dire le caractère décevant.
Et c’était ainsi au moment où le plaisir appelé par Françoise
m’apparaissait le plus clairement comme l’instrument banal de sa
dégradation et de mon épuisement que je me trouvais fondre ma
ruse dans la ruse du monde pour me livrer à ce plaisir et en faire,
selon toute apparence, le but immédiat de l’amour. Qu’est-ce qui
va me distinguer, me demandai-je, des amants innombrables de
Françoise? Assurément rien. Les intentions secondes n’ont jamais
pour autrui de valeur objective. Et même cette lettre que j’écris
en ce moment sera reçue comme une vaine parade de mots et de
fausses raisons, une précaution, en forme d’alibi, pour excuser les
ratages futurs, elle n’a aucune valeur de démonstration. Faut-il
donc l’écrire? Elle est inutile. Ou plutôt ne conviendrait-il pas
de lui donner comme sujet la démonstration de cette inutilité
même? En réponse à une question posée, je crois, par l’Académie
de Dijon au xvme siècle : « Quel est le meilleur moyen d’enseigner
les femmes? » Laclos réponditj « Il n’y en a pas. » Il avait raison.
150 La Fosse de Babel

Enseigner, c’est essayer de convaincre par un discours. Mais


l’intelligence analytique, chez les femmes, appartient justement à
ce qui, en elles, s’éloigne de la femme, la dépossède et la renie.
Cette digression rompit mon fil. J’en voulus à Françoise de tant de
complications. Cette lettre au fond me diminuerait. Ce qu’on
sait faire, on le fait; ce qu’on ne sait pas faire, on l’enseigne.
Avais-je à me justifier d’avance, devant Françoise, de mes pouvoirs?
Et de quoi s’agissait-il après tout, sinon de la vieille et fascinante
échappatoire : nous allons d’abord tous les deux nous épuiser
d’amour? Qu’allait-elle chercher d’autre, en ce même week-end,
avec son Belge? Elle ne comprenait que ce langage-là. J’écartai
d’un geste brusque mes brouillons raturés : Ma chère Françoise ,
écrivis-je d’un trait, j'ai été infiniment heureux de vous connaître ,
mais je suis d'une race pour laquelle l'amour exclut le partage ou
meurt en tard qu'amour. Lundi, à votre retour de Bruxelles, si vous
m'acceptez tel, mais dans ce cas seulement, appelez-moi à Paris.
Je rentrerai sans doute assez tard à mon hôtel. Mais vous êtes, vous
aussi, une femme de la nuit. Peut-être faut-il dire ici que je vous aime,
mais je ne le saurai que lundi. Je me contraignis à appeler un taxi
et à aller porter cette lettre rue de l’Athénée, sans attendre. Je
montai à l’appartement et glissai l’enveloppe sous la porte. Dans
l’ascenseur, quand je redescendis, j’avais trouvé un mot pour ma
lettre : c’était un ultimatum. En était-ce un vraiment?
Le jour déclinait. L’amour interrompu du matin me faisait
des nerfs las et un corps avide. Allais-je chercher une femme, une
femme simple? Elle eût été la bienvenue. Mais avais-je seulement
la force de chercher? En cette soirée de samedi, les rues étaient
encombrées de Suisses allemands tapageurs. Je me mis à suivre le
bord du lac, par la route d’Évian, dans une promenade sans but.
Des voiles glissaient sur l’eau, dans des voltes pleines de grâce.
Mais l’œil se lassait vite de ces mouvements lents. A ce moment
je me mis à rire. Moi qui me prétendais à la recherche du vrai
pouvoir, dans son unité, le moment était venu de m’éprouver.
Conversion de Françoise ou rédaction de mon roman? Non, conver¬
sion de Françoise et rédaction de mon romani En pareil cas, on
peut toujours soutenir que l’ambition démesurée de la synthèse
procède d’un retour à la facilité qui est lui-même un produit de la
fatigue. Mais on peut prétendre aussi, avec plus de générosité,
qu il existe toujours dans l’absolu une solution à n’importe quel
problème d unité. L air vif, sans doute, m’avait réveillé. Je respirais
librement. Dans sa forme charnelle, Françoise s’éloigna sans se
La Fosse de Babel 151
perdre, et, dans le livre que je bâtissais déjà, se réduisit à son type,
ou s’agrandit en lui, appela à elle, dans une précision et un ajus¬
tement polyédriques, tous les autres personnages, également dans
leur type, afin que le système des relations fût complet et s’impo¬
sât à tous, monde abstrait mais sans faille et pour moi plus vivant
que la vie. Aucun échec, dans la vie, ne résiste à de tels dénombre¬
ments exacts, où tout s’ordonne, même l’échec, qui devient frag¬
ment de victoire. La tombée de la nuit me surprit loin de la ville,
et, à ce moment, je constatai que pas un instant, dans cette longue
marche, je n’avais été distrait. Jamais pensée plus objective ni
plus pleine. Tout mon roman était prêt... Cette méditation imper¬
sonnelle n’était-elle pas, à elle seule, LA présence? Je me sentais
lavé de toutes les imperfections de la vie.
VI

Quand l'esprit est retenu lié, il s'efforce


de vagabonder dans les dix directions.
Lorsqu'il est laissé libre, il demeure
immobile.
J'ai compris qu'il était un animal
contrariant, comme le chameau.
saraka, lama tibétain.

27. Une machine trieuse d’âmes.

, Comme un haut catafalque dans un transept étroit, la carapace


d’une machine oblongue montée sur socle occupait l’axe de la cave
et dominait tout autour des casiers métalliques étagés à hauteur
d homme contre les quatre murs. Sous la forte lumière des rampes
fixées au centre du plafond, les arêtes des épais blindages, à peine
chanfreinées, projetaient des ombres dures et symétriques. Pas
un meuble ne venait déranger cette harmonie barbare de cubes.
Nous nous trouvions, Jansen et moi, dans les caves de la
SOPEIC (Société Parisienne d’Échanges Industriels et Commer¬
ciaux), rue du Louvre, et Pirenne, appuyé à la machine, s’amusait
de notre étonnement.
— Voici une maison d’import-export bien singulière, dit-il.
Rue du Louvre, la SOPEIC occupait, au fond d’une cour, un
rez-de-chaussée fort obscur, où, même au milieu du jour, il fallait
garder les lampes allumées. On y accédait par un large passage
pavé qu empruntaient à toute heure des camions chargés de mar¬
chandises, car la cour servait d’entrepôt à un marchand de denrées
coloniales, et une véranda vitrée en mauvais état formait hangar
La Fosse de Babel 153
sur deux des côtés. Tout l’immeuble était vétuste. Le parement
de briques avait été ravalé par endroits à l’aide de larges appliques
de ciment qui se fissuraient déjà et donnaient l’impression d’un
rapiéçage hâtif. De chaque côté du passage pavé et dans la cour
elle-même, d’étroits couloirs s’ouvraient, sans aucune régularité,
comme si chaque occupant s’était ménagé, au cours des années,
une issue à sa guise pour des motifs maintenant oubliés, en tail¬
lant n’importe où dans la maçonnerie suintante.
Un jeune garçon massif, aux mains puissantes et à l’œil rapide,
nous avait ouvert la porte et introduits dans un vestibule dont
l’aménagement dispendieux tranchait sur la misère du dehors :
éclairage au néon, couleurs fraîches, moquette brune, fauteuils
de cuir. Ces contrastes sont fréquents à Paris. Dans les quartiers
du centre, où les immeubles sont vieux, le luxe est devenu tout
intérieur : ainsi dans un corps minable, parfois l’esprit s’aiguise.
Des revues industrielles et commerciales polonaises, hongroises et
tchèques étaient posées sur une table centrale et, comme pour
dérouter le visiteur, on voyait au mur des reproductions de
Picasso et de Rouault. Nous allions nous asseoir lorsqu’une porte
s’était ouverte sans bruit derrière nous et Pirenne était entré, la
main tendue, très cordial. J’avait retrouvé tout de suite son profil
net, ses paupières bridées, ses pommettes saillantes qui accen¬
tuaient encore son air de jeune dieu mongol.
— Le grand air de la pampa t’a bronzé, me dit-il.
— Il m’a même tanné, cuit et recuit, lui dis-je. Mais toi la
vodka t’a bien conservé.
Il avait peu changé. Les creux saturniens de son visage étaient
toujours lisses et purs de rides. On eût dit le visage d’un ange
tourmenté, mais maître de son tourment, et, dans sa fausse dou¬
ceur, son sourire était limpide.
— Suivez-moi, avait-il dit.
La porte par laquelle il était entré donnait accès à un couloir
coudé, également garni de moquette, presque un couloir dérobé.
Nous nous y engageâmes et Pirenne, derrière nous, ferma la porte
au verrou. Pendant que nous avancions, des bruits de machines à
écrire nous parvenaient, mais toutes les portes étaient closes.
Pirenne ouvrit la dernière.
— Nous voici chez moi, dit-il.
Nous entrâmes dans une sorte de studio plutôt petit et sommai¬
rement meublé, mais de proportions agréables, et auquel des
tentures de velours brun accordées à la moquette donnaient un
154 La Fosse de Babel

aspect confortable. La pièce devait servir à la fois de lieu de travail


et de repos car un divan, recouvert du même velours, était disposé
dans un renfoncement de la cloison.
— Voici ma cellule, dit Pirenne.
C’était une cellule en effet, un lieu de méditation assorti au
cerveau de cet homme presque perpétuellement fermé sur soi.
S’il y avait une fenêtre dans la pièce, les tentures, pour le moment,
la cachaient.
Nous nous assîmes. Sur le bureau, un sous-main et un seul
dossier, puis, dans le coin opposé à celui du téléphone, le masque
mortuaire de Lénine posé sur un socle légèrement incliné.
— Et Staline? demandai-je.
— Il n’est pas encore assez mort, dit Pirenne, sans forcer
l’humour.
Nous commençâmes à parler à bâtons rompus, posant des
questions, moi sur la Russie et la Chine, lui sur l’Argentine. D’un
air détendu, il disait des choses banales.
— Depuis mon retour, me dit-il enfin, j’ai souvent pensé à toi.
J’ai lu ton roman. J’ai appris aussi que, pour te permettre de
rentrer, Drameille s’occupait de ton affaire politique. Mais il
fallait faire renvoyer ton dossier de la Cour de J ustice en Chambre
civique, et ce n’était pas facile.
— Drameille s’est bien débrouillé.
— Je m’en suis occupé aussi.
— Il ne me l’a pas dit.
— Il ne le savait pas.
— Tu m’étonneras toujours, lui dis-je.
Et, en effet, j’étais étonné.
Il posa sur les miens ses yeux profonds.
— Intervention tout à fait gratuite, dit-il.
J’approuvai de la tête.
Il resta un moment silencieux; il semblait réfléchir. A côté de
moi, Jansen, qui n’avait pas eu un mot à dire depuis notre arrivée,
tapotait de ses doigts l’accoudoir du fauteuil. Après tout, c’était
lui que Pirenne voulait voir et pas moi,.et il s’impatientait.
Pirenne sourit et Jansen vit ce sourire.
— Tu m’as téléphoné plusieurs fois, dit-il. Je ne suis pas pressé,
mais je suis d’un naturel curieux.
— Moi aussi, dit Pirenne d’un air gai.
— Alors je t’écoute, dit Jansen.
Pirenne ouvrit un tiroir et en sortit un trousseau de clefs.
La Fosse de Babel 155

— Il faut d’abord que je vous fasse connaître la maison, dit-il


en se levant.
Nous sortîmes dans le couloir et il ouvrit une porte en face de
la sienne.
— Venez, fit-il. La réponse est en bas.
C’est ainsi qu’à notre grande surprise, Pirenne nous fit descendre
dans les caves de la SOPEIC. Celles-ci devaient avoir fait l’objet
d’un remaniement récent et rapide. La vingtaine de marches de
l’escalier que nous descendîmes étaient coulées dans un béton
grossier encore éclaboussé de mortier. Les murs de la cave étaient
venus bruts de leur coffrage. On ne voyait aucun soupirail. En bas,
Pirenne tourna tout de suite à gauche et ouvrit une nouvelle
porte qu’il fut cette fois obligé de pousser avec effort, car elle était
blindée. Là, dans l’éclatement d’une lumière brutale, nous décou¬
vrîmes la mystérieuse machine.
Pirenne avait posé la main sur la carapace luisante et nous
regardait. Sur l’une des faces, des cadrans rectangulaires étaient
alignés. L’un d’eux était translucide. On eût dit, en plus petit,
un écran de télévision. Je me penchai dessus mais n’y discernai rien.
— Explique-nous, dit Jansen, déjà irrité.
Pirenne tira sur la poignée de l’un des casiers, et celui-ci cou¬
lissa, laissant paraître des fiches bien rangées. Il en prit une et
nous la montra. C’était un carré de bristol d’environ quinze centi¬
mètres de côté, sur lequel était dessiné un quadrillage serré de
couleur bistre repéré par des chiffres. Quelques-unes de ces cases
avaient été perforées d’un petit trou rectangulaire à bords francs.
Aucune inscription. Simplement, en tête de la fiche, au tampon,
un nombre de six ou sept chiffres.
D’un geste circulaire, Pirenne nous désigna l’ensemble des
casiers.
— Il y a ici deux millions de fiches, dit-il. Mille casiers à deux
mille fiches chacun... Supposons, dit-il encore, que nous voulions
résoudre le problème suivant : parmi les vingt et quelque mille
mineurs polonais travaillant actuellement en France, quels sont
ceux qui ont servi dans l’armée Anders et qui sont soupçonnés de
trotskysme?... Cette machine va faire la sélection pour nous.
Maintenant il nous regardait d’un air triste et froid. Nous
commencions à comprendre.
Il remit la fiche à sa place et finit de tirer à lui le casier qu’il
prit sous son bras. Puis il nous reconduisit à l’extrémité de l’appa¬
reil, du côté de la porte.
156 La Fosse de Babel

— Chacun des mille casiers, dit-il, s’encastre exactement dans


cette machine qui est une trieuse électronique assez moderne.
Il fit glisser un volet. Le tiroir coulissa doucement dans une
sorte de cheminée verticale et s’y verrouilla d’un claquement précis.
— Nous disposons de trois paramètres, continua Pirenne. Ces
ouvriers sont des mineurs. Ils ont servi dans l’armée polonaise du
général Anders et nous les soupçonnons de trotskysme. A chaque
paramètre correspond sur la fiche un trou qu’il me suffit de repérer
en réglant mes curseurs. C’est ce que je fais, dit-il en tournant les
boutons d’un voyant qui venait de s’éclairer sur le flanc de l’appa¬
reil. Sur ce voyant était reproduit en noir le quadrillage des
fiches. Trois points rouges y apparurent.
Une ampoule s’alluma et, sous l’enveloppe d’acier, un ronfle¬
ment léger et musical coupé de déclics irréguliers se fit entendre,
une sorte de vibration retenue et pourtant précipitée. Dans cette
pièce sans âme, deux millions de carrés de carton figuraient deux
millions de vies éparses dans le monde. Mais pourquoi dire que
cette pièce était sans âme? Deux millions d’âmes se reconnaissaient
parentes sous cette lumière froide, et cette bourdonnante machine
qui battait comme un cœur trop rapide, mais indéréglable, c’était
leur cœur commun, le cœur d’un maître monstrueux dont la non-
bumanité l’emportait sur l’humanité de tous ces hommes et
donnait un sens à leur chaos...
— Nous en avons pour douze minutes exactement, dit Pirenne,
consultant sa montre. Ne soyez pas impatients.
Le bourdonnement continuait. Jansen se tourna vers Pirenne.
— Pourquoi nous fais-tu voir tout cela? lui demanda-t-il.
— Tous les deux, vous m’intéressez, répondit-il vaguement,
toujours sans nous regarder.
Il ouvrit un volet latéral et nous fit signe d’approcher. Dans
l’ouverture, des lampes brillaient, éclairant des nappes de fils
de toutes les couleurs.
— Vous êtes ici en présence du premier chef-d’œuvre de la
police quantitative, et ce mot suffit presque, nous dit-il d’un ton
égal... Deux millions de fiches, nous pourrions en avoir vingt
millions, ou deux cents, et pourquoi pas, nous les aurons...
J’étais penché sur la machine et cherchais sur les tôles assez
grossièrement ajustées quelque plaque qui pût me donner le nom
du fabricant et sa nationalité. Mais je ne trouvai rien. Sur les
cadrans, on ne notait que des abréviations internationales cou¬
rantes, KW pour kilowatt, en lettres latines il est vrai.
La Fosse de Babel 157
— Cette machine n’est pas russe, dis-je.
— Pourquoi le serait-elle? dit Pirenne. Elle est américaine et
déjà vieille. On trouve de tout dans les surplus. Et d’ailleurs, j’ai
moi-même pas mal bricolé dessus. En fait, il n’y a pas seulement
ici une machine, mais cinq, que j’ai montées en série, pour pouvoir
travailler à la fois, si je veux, sur cinq paramètres... C’est avec des
éléments de ce genre que les Américains, il y a quelques années,
accéléraient la recherche des criminels de guerre parmi leurs sept
millions de prisonniers...
J e me redressai et Pirenne referma le volet qu’il avait ouvert.
— On raconte, continua-t-il, l’histoire de ce fantassin de l’armée
Vlassov qui, étant ivre, en juin 44, à Sotteville, près de Rouen,
coupa le doigt d’une jeune fille pour lui voler sa bague. On le
retrouva en trois jours, à Strasbourg, un an et demi après, en
sachant seulement qu’il était blond, mesurait environ 1 m 80
et avait une fossette au menton... Un jour, ajouta-t-il, chaque
homme aura sa fiche et on pourra, en un point quelconque du
monde, à des milliers de kilomètres de chez lui, remonter instanta¬
nément dans son passé. Il n'y aura plus de distance et plus de passé.
— Et tu aimes ce métier? lui demandai-je.
— Je n’aime rien, dit-il du ton le plus naturel.
Il consulta à nouveau sa montre.
— Tenez-vous bien, dit-il. Dans dix ans à peine, au train dont
vont les choses, on aura des machines cent mille fois plus puis¬
santes que celle-là.
D’un geste circulaire, il désigna les casiers :
— Et, pour rassembler une somme de renseignements égale à
celle que vous voyez ici, il suffira à peu près du volume d’un carton
à chaussures.
— Des microfilms, dit Jansen.
— Ou des bandes magnétiques... Cinq millions d’informations
dans un étui tenant dans la main.
Le bourdonnement cessa brusquement. L’ampoule s’éteignit.
— C’est terminé, dit Pirenne, et, à l’autre extrémité de la
machine, il ouvrit un second volet semblable au premier. Par
l’ouverture, il retira un mince paquet de fiches qu’il compta.
— Sur les deux mille ouvriers étrangers du casier 312, dit-il,
voici les fiches des treize mineurs polonais trotskystes de l’armée
Anders... Treize, c’est beaucoup, murmura-t-il, * comme s’il se
parlait à lui-même.
Il éleva le paquet vers la lumière du globe. Les trois trous super-
158 La Fosse de Babel

posés devinrent trois points lumineux. Puis il nous tendit le paquet :


— N’en dérangez pas l’ordre.
Indécis, je pris les fiches et les passai à Jansen. A demi tourné
vers l’appareil, Pirenne m’offrait son profil aux lignes dures. En
un éclair, je comparai ce visage à celui de Jansen dont le mûrisse¬
ment rapide m’avait frappé. Celui de Pirenne semblait s’être fixé
pour toujours dans une beauté sans âge, immobile. Mais ses yeux
étaient toujours aussi vieux.
— Bien, nous allons remonter, dit Pirenne en tendant la main
vers Jansen, pour reprendre les fiches.
Il alla les mettre dans la machine, à l’endroit d’où il les avait
sorties, ferma le volet, pressa sur un bouton. Un nouveau voyant
s’alluma. Le bourdonnement reprit.
— Je me suis arrangé pour que cette machine ait de la mémoire,
dit-il. Elle revient en arrière et me reconstitue mon casier...
Mais, cette fois, inutile d’attendre, fit-il en s’écartant. Elle s’arrê¬
tera toute seule. Venez.
Il regarda un moment la machine puis se dirigea vers la porte.
— Venez, répéta-t-il.
Mais je l’entendis à peine. Cette salle où tout était froid, l’acier
de la machine, le béton des murs et le ciment sous nos pieds, mais
qui semblait renfermer en elle tous les spectres, agissait sur moi
avec un étrange pouvoir. Pouvait-on imaginer qu’un homme dont
l’âme veut l’unité, l’éternité, fût ainsi décomposé en faits, en
moments depuis longtemps détachés de lui comme des rognures
mortes? Pourquoi pas en morceaux de chair pourrie? Machine à
trier des cadavres...
— Allons, viens, me dit Pirenne sans s’impatienter, en éteignant
la lumière des rampes.
La faible clarté du voyant qui, sur la machine, restait allumé,
dessinait autour de nous des ombres informes, que le bourdonne¬
ment de la machine faisait vibrer.

28. Du policier idéal au détaché parfait.

— Nous terminerons la visite un autre jour, dit Pirenne, lorsque


nous nous assîmes à nouveau dans son bureau. Peut-être avez-
vous compris que vous êtes ici dans un des centres où est en train
La Fosse de Babel 159
de naître ce que j’appelle le policier idéal. Je tous dirai tout à
l’heure pourquoi je vous y ai, en partie au moins, introduits, malgré
l’importance énorme du secret... Mais pour vous, ajouta-t-il d’un
air ambigu, j’ai décidé de ne pas avoir de secrets.
Je regardai Jansen qui me regardait aussi. Nous étions aussi
surpris l’un que l’autre. Pirenne, en face de nous, resta un long
moment sans bouger, les paupières baissées. Il semblait examiner
ses mains posées à plat devant lui, décontractées. A ce moment,
ses longs cils donnaient à son visage une douceur presque féminine,
et, une fois de plus, son air d’androgyne me frappa.
Soudain, il releva la tête et ses yeux nous brûlèrent. Il les fixa
d’abord sur moi, puis sur Jansen, puis à nouveau sur moi. Mais
cette ardeur concentrée qui l’animait était comme tournée en
dedans, sur lui plus que sur nous, et ce regard ne nous donnait
plus que les restes d’une réflexion surabondante, il n’exprimait
plus qu’une impersonnelle curiosité.
— Je vous ai demandé de venir, dit-il, parce que j’ai besoin
de vous... Mais auparavant, il nous faut nous connaître, et savoir
les uns et les autres où nous en sommes. Vous parlerez si vous
voulez. Nous ferons les comptes ensuite. J’ai fait monter vos fiches,
les voici, dit-il en sortant de son tiroir deux carrés de carton sem¬
blables à ceux que nous avions vus dans sa cave et en les présen¬
tant, comme il l’avait fait en bas, à la lumière de la lampe... En
fait de trous, vous êtes nettement au-dessus de la moyenne...
Il vérifia les deux numéros et nous tendit à chacun notre bristol.
Je me sentis pris d’une sorte de colère contre cette mise en scène,
car, je le savais, il voulait nous mener quelque part, et je n’aimais
pas être mené. Je faillis jeter sur la table, avec dépit, ce carton
illisible, mais je me retins. Avec Pirenne, encore plus qu’avec
n’importe qui, il fallait toujours entrer dans le jeu. J’examinai
posément ma fiche.
— Tous ces trous sont des trous périmés, dis-je avec calme.
J’ai été communiste, et j’ai cessé de l’être. Anticommuniste, et
j’ai cessé de l’être aussi. Aventurier sans foi et croyant sans
respect, mais ce sont justement tous ces sans et ces anti qui font
problème. Ils sont trop compliqués pour ta machine. Et mainte¬
nant je ne finis qu’en apparence par où j’ai commencé, et si je
demande à la vie quelque chose d’uniquement positif, ce que je
suis maintenant ou voudrais être n’entre dans aucun des classe¬
ments de ta police. Ta machine joue avec des ombres.
— Tu as été aussi un tout petit peu assassin, dit-il, et ça, ça
160 La Fosse de Babel

tient encore. Chez moi, il n’y a jamais prescription. On n’efface


pas un trou, il est là pour la vie, et c’est peut-être le plus grand
sujet de méditation métaphysique. (Il sourit.) Il n’y a que les
grands prétentieux de ton genre qui s’imaginent que leur fameuse
évolution intérieure efface à mesure leur trace dans le monde.
Au contraire. Tu veux nous faire le coup du détaché parfait. Moi
je serais le flic idéal et toi le détaché parfait. Mais moi aussi je me
détache, dit-il. Et plus je me détache de mon métier, plus je
m’attache à le perfectionner. Et toi, plus tu te détaches de ton
passé, plus il prend de l’importance pour tous ceux qui ne sont
pas toi. Alors il faut soigneusement conserver tes trous. Même si
ta fiche devient plus trouée qu’aucune autre. Chargée de trous.
Débordante de trous.
— Ce sera un moyen comme un autre d’échapper à ta machine,
répondis-je. Tu serais bien avancé si, à chaque opération de sélec¬
tion, ta machine te rendait une infinité de fiches percées d’une
infinité de trous... Tu cherches le super-renseignement et tu obtiens
le non-renseignement.
— Tu te crois au ciel, dit-il. Sur terre, on n’a jamais le droit de
passer à la limite... Je reconnais cependant que l’abondance, ici
comme ailleurs, pose un problème de qualité. Je suppose qu’à la
limite le flic idéal, pour s’y reconnaître, doit inviter à dîner tous
les jours le détaché parfait sans lui laisser ignorer d’ailleurs qu’il
le tient tout ficelé entre ses mains... Après tout c’est une bonne fin
pour un saint de devenir un parasite de flic, ajouta-t-il en baissant
légèrement la voix.
Je cherchais à mesurer la portée de sa menace.
— On verra, dis-je. Réponds d’abord à une question, si tu peux.
Es-tu toujours complètement communiste?
?— Ce mot est justement de ceux qui peuvent faire l’objet soit
d un seul trou, soit d’une infinité de trous. Admettons que mon
communisme à moi exige beaucoup de trous.
Alors on peut discuter, lui dis-je. Ne tourne plus autour de
nous comme une mouche. Pourquoi as-tu téléphoné à Jansen?
Il ne quitta pas son air enjoué :
— Dans l’Inde ancienne, d’après les vieux textes, cinq sortes
d’espions pouvaient être utilisés par le roi : des jeunes gens hardis
et d’esprit pénétrant, des laboureurs malheureux, des marchands
ruinés, de faux pénitents et des anachorètes dégradés. Je ne dis
pas que j’ai besoin d’espions ni que je suis roi. Mais admettons,
dit-il en désignant Jansen, que j’aie besoin d’un jeune homme hardi
La Fosse de Babel 161

et d’esprit pénétrant... Par contre, dit-il encore, je n’ai nul besoin


d’anachorètes dégradés.
— Merci, lui dis-je.
— Passons aux choses sérieuses, dit-il sans changer de ton.
Vous pouvez déchirer ces cartons si ça vous chante. Je suis com¬
muniste, mais je suis le contraire d’un excité ou d’un imbécile et
j’espère que vous n’avez pas pensé un seul instant que je passais
mon temps ici à compter les fiches d’autres excités et d’autres
imbéciles. J’ai mes idées sur le matérialisme dialectique à la mode
de Staline, aujourd’hui défunt, mais je me moque profondément
d’en faire publiquement état devant le jury de primates qui
compose la cellule des philosophes communistes français. C’est
cela mon détachement à moi, mon calme intellectuel. Seulement
il y a aussi certaines petites contingences qui font qu’à l’heure
actuelle c’est par le seul canal du parti bolchevik que l’histoire
avance, et je dirai même que l'homme avance. Et c’est une chose
de poser les problèmes individuels dans le marécage immobile
de vos petites abstractions d’anarchistes, c’en est une autre d’en
faire mûrir la solution au sein des masses... Cela dit, je m’occupe
de fiches, en effet. Quelles fiches? Vous n’avez encore rien vu.
Il se leva et alla ouvrir à la tête du divan la porte d’un petit
placard dans lequel nous vîmes, au-dessus de dossiers bien rangés,
une étagère où s’alignaient des fioles et des accessoires de pharma¬
cie, seringues et pinces d’acier. Il y prit une trousse de cuir et
referma la porte.
— Le passé est ce qu’il est, dit-il en se rasseyant, et sa connais¬
sance incombe à la politique de masse. C’est donc l’affaire des
subalternes. Ce qui compte, et qui ressortit seulement à la poli¬
tique des chefs, c’est la connaissance ou, si vous préférez, l’orien¬
tation de l’avenir, et notamment de l’avenir de l’élite. L’élite,
si l’on veut. Les meneurs. Mot impropre pour un communiste.
Ceux qui savent le mieux qu’ils sont menés. Passons. J’ai là dans
cette armoire, de quoi reconnaître ces meneurs-là, orienter, com¬
mander, et multiplier leur pouvoir... Vous commencez à com¬
prendre ?
— Je comprends en effet que tu crois aux drogues, lui dis-je.
Jansen ne dit rien. L’attention dilatait encore ses yeux ardents.
— J’ai là en effet toutes les drogues, comme tu dis. Tous les
barbituriques usuels, et aussi de l’octédrone, de la mescaline, et
des produits moins usuels, inconnus dans les laboratoires français.
Avec ça, on peut détraquer n’importe qui. Mais ça ne m’intéresse
162 La Fosse de Babel
pas de détraquer les gens. Ça aussi c’est un travail de domestiques.
Ce qui m’intéresse, c’est de former des chefs, et cela c’est un travail
de chef. Toutes les drogues sont comme l’alcool : un poison pour
la masse, un excitant supérieur pour une minorité. Il y a ceux qu’on
drogue et qui avouent tout ce qu’on veut. Il y a ceux qu’on forme
et qui deviennent encore plus conscients sous la drogue qu’ils ne
l’étaient avant, dans l’état dit normal. Et ceux-ci parlent quand
ils veulent, et ils ne parlent pas quand ils ne veulent pas. Et si on
augmentait la dose, ils crèveraient peut-être, mais resteraient
conscients jusqu’au bout. J’ai fait ici (il désigna le divan) des
expériences étonnantes.
C’était la première fois que j’entendais Pirenne parler avec
passion. Sa conviction était entraînante. Cependant, lorsqu’il
développa sa pensée, à plusieurs reprises je tressaillis : il employait
presque les mêmes mots que Drameille, son ennemi. Son ennemi
et son complice. Il parlait, lui aussi, de transparence, de totalité,
mais là où Drameille disait impersonnalité, Pirenne disait objec¬
tivité. Je me surpris à mesurer cette différence, qui me parut
énorme. Elle l’était.
— Je vais vous livrer, dit-il, le secret des meneurs communistes,
c’est-à-dire des seuls meneurs. Leur secret, c’est de ne pas avoir
de secret. Les soi-disant chefs bourgeois s’entourent de médiocres :
ils ont besoin autour d’eux d’opacité. Les chefs communistes
s’entourent de leurs pairs : ils ont besoin de transparence. Un vrai
chef communiste n’a jeûnais rien à avouer à ses pairs, car pour eux
il n’a rien de caché. Cette transparence absolue caractérise la
petite société formée par la direction du parti, qui est absolument
isolée, par cette transparence même, de tout le reste du monde.
Si je n’attache aucun intérêt à dissimuler quoi que ce soit, je
peux indifféremment, à ma guise et selon l’interlocuteur, ne rien
cacher ou tout cacher. Et, sous la drogue, la force de ne pas avouer
est la même que celle qui permet de n’attacher aucune importance
à l’aveu. Les psychiatres ne peuvent rien y comprendre. Ils n’ont
aucune psychologie de la sincérité, car, justement, leur sincérité
à eux n’est jamais objective. Si elle l’était, ils l’auraient engagée
ailleurs que dans la médiocrité psychiatrique, et ils sauraient que
la drogue, avant d’être un moyen de police, de dégradation ou de
viol, est d’abord un moyen positif de vérification et de développe¬
ment de la maîtrise de soi. On se soumet à des doses progressives.
Mais évidemment l’accoutumance n’est pas tout. Il faut, au départ,
un bon terrain. Un pygmée ne battra pas le record du monde du
La Fosse de Babel 163
saut en hauteur. Or il y a des cerveaux pygmées. Cela n’empêche
pas le cerveau de se fortifier comme un muscle. La drogue l’oblige
à des surefforts, et ça paie de plus en plus.
— Et tu as fait beaucoup d’expériences?
— Pas mal.
— Sur qui?
— Tu es trop curieux... Sur moi, fit-il, d’un air de moquerie.
C’est aussi simple que de mesurer une tension artérielle ou un
taux de globules rouges, et c’est plus important.
— Tu nous étonnes de plus en plus, dit Jansen. Mais cela n’expli¬
que toujours pas tes coups de téléphone.
Il me sembla que j’étais déjà tout préparé à la réponse de Pirenne.
— Je serais curieux de vérifier le niveau de votre avancement
à tous les deux, dit-il avec simplicité, sans même lever les yeux
sur Jansen.
— Le détachement n’est pas une question de dosage, dis-je.
— Voilà un aphorisme réactionnaire, répliqua-t-il en ouvrant
sa trousse et en en sortant une seringue et un tube d’aiguilles...
Tu as peur?

29. La lumière luit dans les ténèbres.

Tournant la seringue vers la lampe, il en fit doucement jouer le


piston. Il souriait. Indécis, je cherchais à deviner où il voulait en
venir et n’y parvenais pas. Tout ce qu’il nous raconte est vrai,
pensai-je, et il fait comme il le dit, mais pourquoi vient-il nous
raconter tout cela à nous, justement à nous? Il me surveillait du
coin de l’œil. Et à ce moment en effet, comme s’il répondait à mon
appel, Pirenne, sans bouger le visage, tourna les yeux vers moi
et son sourire se fondit dans un clin d’œil qui n’était que pour moi,
un sourire complice qui mettait Jansen hors du jeu et semblait
m’inviter à jouer à fond, non pas sans Jansen mais contre lui,
en me promettant une sorte de partage des suites. Cette offre
était si ostensible que j’en fus gêné et coulai un regard vers Jansen.
Mais ce dernier paraissait étranger à la scène, étranger à mes
réflexions, étranger à lui-même. Il continuait à regarder la seringue,
qui brillait sous la lumière de la lampe. Quand je ramenai mes
yeux sur ceux de Pirenne, celui-ci savait déjà qu’il avait gagné.
164 La Fosse de Babel
Un instant après, les mains haut levées, d’un air d’indifférence, il
disposait devant lui une série d’ampoules.
— La première expérience est simple, dit-il. Je fais en général à
quelques jours d’intervalle deux piqûres à dose normale. Au cours
de la première, il est entendu que le sujet doit cacher ce qu’il a à
cacher. Au contraire, au cours de la seconde, il doit parler... Voici
une dose normale. C’est un produit spécial, disons, sans être tout
à fait exact, du pentothal amélioré, fit-il en nous montrant une
des ampoules. Sous cette dose, au réveil, un homme ordinaire ne
garde aucune mémoire de ce qu’il a dit. Un bon sujet retient tout...
C’est d’ailleurs pour cela que je suis heureux que vous ayez pu
venir ensemble. Il y aura un témoin... Tu vas essayer, me dit-il
en désignant le divan.
— Ma carcasse n’a rien à craindre de tes manigances, lui répon¬
dis-je, mais je ne comprends pas très bien où tu veux en venir.
Tu devrais nous éclairer un peu plus sur les vrais motifs, je dis
les vrais, de toute cette mise en scène.
— Il n’y a pas de mise en scène, dit-il. Mais peut-être en effet
y a-t-il de vrais motifs. Seulement, ajouta-t-il en élevant l’ampoule
entre le pouce et l’index, c’est justement cette ampoule qui est ma
garantie préliminaire.
— Je vois, dis-je, indécis quand même.
— Enlève ton veston et retrousse la manche de ta chemise.
Tu n’as pas mangé spécialement tard aujourd’hui?
— Non.
— Tu ne souffres pas non plus d’une lésion grave au foie ou
aux reins?
— Non, dis-je encore.
Je pris brusquement le parti de faire ce qu’il voulait.
— Étends-toi sur le divan et pose ton bras bien à plat, dit-il
en limant la pointe de l’ampoule qu’il détacha d’un coup sec.
Puis, tenant toujours l’ampoule à la main, il me donna quelques
explications :
— Celui qui interroge ignore en principe ce qu’il va ou ne va
pas apprendre, mais il faut qu’il dispose d’un mot inducteur pour
orienter ses questions, sinon on n’en finirait plus. Il faut savoir
d’avance si on va chercher par exemple un adultère, un vol, un
crime, ou autre chose. En ce qui te concerne, pour simplifier,
supposons que je t’interroge sur ton fameux « crime ». Il n’intéresse
plus personne, mais nous sommes ici, tous les trois, bien au courant
du fait lui-même. Je peux soupçonner des motifs cachés. Il se peut
La Fosse de Babel 165
que tu cherches à te convaincre que tu n’avais pas de motifs
personnels. Et que moi, je pense au contraire que tu en avais.
Alors défends-toi. C’est une sorte de psychanalyse.
— Bien, lui dis-je.
Je m’étais étendu sur le divan. J’entendis le léger chuintement
du piston. Il remplissait la seringue.
— Concentre-toi. Ferme le poing.
Il glissa le garrot de caoutchouc sous mon bras et serra. Les
veines saillirent. Il enfonça l’aiguille d’un geste sûr.
— Il faut injecter lentement, dit-il. Quand je te le dirai, tu
commenceras à compter à partir de 100, à l’envers. 100, 99, 98, etc.
Pas plus vite.
Les barbituriques produisent la même euphorie que la morphine,
une agréable ivresse. Mais il est bien des genres d’ivresses et on
pourrait sûrement classer les hommes selon la qualité des états
dits seconds où les font accéder les divers stupéfiants, y compris
l’alcool, la prière, le chant choral, la poésie. Une bête ne peut
connaître qu’une ivresse de bête, et la puissance décuplée de ses
instincts la pousse hors de sa tanière de bête. Mais la puissance des
instincts n’augmente qu’au détriment de leur finesse. La bête ne
s’adapte plus. Quant aux effets variés du chant et de la prière sur
les individus et sur les foules, ils vont de l’exaltation la plus secrète
au fanatisme aveugle. Au sommet, il existe une ivresse maîtresse
de ses ressorts, qui aiguise l’intelligence tout en affinant le corps
et fait sortir Apollon de Dionysos, l’augure souriant de la sibylle
écumante. Mais cette science est neuve. On ne sait pas encore
classer les hommes. Se doute-t-on par exemple qu’une distinction
fondamentale s’établit entre ceux qui ont ou qui n’ont pas le
vertige en montagne? Il est plus facile de mesurer des records
sportifs... Tout de suite le pentothal allégea et détendit mon corps.
Dans cette relaxation générale, le corps commence à filtrer hors
de lui-même, à essayer de brouiller sa limite : il suit la pente
entropique de la dissolution. C’est l’état dit crépusculaire. Le corps
veut s’effacer dans la nuit du monde, comme il le fera à la mort.
C’est contre cette tentation que la conscience, à chaque instant,
réagit. Elle est pouvoir d’autonomie, d’affirmation devant le
monde. Aussi, selon le degré de conscience du patient, le pento¬
thal, qui provoque normalement l’état crépusculaire, peut-il
déclencher, par réaction, l’état inverse, qui est l’état auroral, le
prélude du grand éclairement solaire, juste avant le moment où
l’absence définitive de réponse, va, dans la méditation profonde,
166 La Fosse de Babel
créer la certitude absolue. Ici aussi un vide de plus en plus vide
voulait se dilater en moi et emporter ma conscience, la dissoudre
à sa lointaine périphérie. Ce qu’il fallait, c’était, comme toujours,
que cette conscience restât présente partout, se rappelant à soi
à chaque moment et en chaque lieu tout en s’emplissant chaque
fois de la joie soudaine des confins qui la fortifie quand, centre
elle-même, elle se sent envahie de millions de centres, conscience
de toutes parts et pourtant fermée sur soi.
— Compte, me dit Pirenne. 100, 99, 98... pas trop vite.
Je l’entendis distinctement, mais je ne situai pas sa voix. Je
comptai. Chaque nombre semblait s’échapper de moi à une vitesse
démesurée, dans un glissement facile, idéalement coulé, dont je
m’émerveillais.
Cependant des trous se firent dans la trame relâchée et comme
cotonneuse de ce qui était à la fois mon corps et ma pensée, mon
corps devenu pensée. Des effilochures se tordirent, vagues et élé¬
gantes spirales que je voulais suivre une par une dans leur disso¬
lution filée, mais cette attention même que je leur portais, cette
attention fascinée, laissait s’ouvrir à côté d’elles des trous béants
plus profonds qu’un ciel d’été. Brusquement :
— J’ai sauté 88...
— Continue, dit Pirenne, très loin.
Ce fut le premier déclic. Il injecte trop vite, pensai-je. Et ces
nombres, c’est un truc pour me distraire. Chaque unité que j’enlève,
c’est moi qui pars. Il importait de retenir à tout prix ces nombres
en moi. Une énorme méfiance m’emplit d’un coup, jaillie d’une
source invisible et surabondante, mais une méfiance tout de suite
aspirée dans cette sphère de plus en plus dilatée que j’occupais
et où le bonheur était de se perdre. C’était heureusement ma
méfiance, et elle ne se laissa pas dépersonnaliser si facilement.
Elle se mit à refluer en vagues désordonnées vers moi, puis inter¬
féra avec elle-même, en ondes stables et tremblantes. Je répétai :
88, et me remis à compter posément : 87, 86... L’espace brumeux
s’était solidifié en une matière fragile et ténue, organisée en cercles
concentriques minces et brillants, qui palpitaient comme des
veines de lumière. L’un après l’autre, ces fils semblaient sortir de
mon regard, puis grandissaient, toujours aussi brillants, de plus
en plus vite, jusqu’à l’infini où ils disparaissaient chaque fois qu’un
nombre était dit, essayant de précipiter aveo eux la suite des
nombres, de me l’arracher, de m’emporter avec elle. L’ancien chaos
s’était fait ordre. Mais cet ordre n’en cherchait pas moins à me
La Fosse de Babel 167
perdre. Je saluai cette ruse aveo ironie. Attention, me dis-je,
l’ironie désarme. Je me dis aussi : Il faut retenir les nombres. Il
faut faire revenir les cercles. Cette image m’était familière. Ima¬
giner, dessiner ce retour. Sous les cercles brillants qui fuyaient,
je me forçai à tracer des cercles noirs, qui ceux-là revenaient,
lentement d’abord, puis plus vite, grâce à un effort prodigieux.
Compte, me dit Pirenne. Ce double mouvement, que je contrôlais,
fondait ma puissance sur les nombres. Il était comme une respi¬
ration volontaire et réglée. Les cercles noirs marchaient enfin
au même rythme que les cercles clairs. Je n’étais pas seulement le
maître des nombres, mais de leur rythme. Je comptai.
A ce moment, un changement que je pus croire définitif eut
lieu. Je vis mon corps tout entier et, comme une partie de mon
corps, je vis aussi Pirenne. Je le vis fixer l’aiguille sur mon bras
avec une bande de sparadrap, dévisser la seringue, y aspirer le
contenu d’une nouvelle ampoule. La brûlure de mon bras était elle
aussi présente et diffuse. 73, 72...
— Il va falloir, dit Pirenne, une dose de cheval.
Il pressa à nouveau sur le piston.
Le mouvement des cercles centrifuges s’accéléra.
Je contrôlai mon souffle et le retins. Les autres cercles revinrent.
Les deux mouvements contraires se brouillaient un moment puis
à nouveau s’accordaient, d’un rythme égal. 65, 64...
Cependant, à mon bras, la brûlure s’accentuait, c’était la brû¬
lure de tout mon corps. Chaleur se faisant lumière, elle montait
de mon bras à mes yeux, dans lesquels la pression devenait peu à
peu insupportable. Si les cercles se rejoignent, pensai-je encore,
si la lumière et l’ombre se fondent en un seul foyer brûlant, dans
leur commun et éclatant paroxysme, je suis perdu. Bien entendu,
j’avais envie de cette délivrance, de cet orgasme. Et, en même
temps, je les redoutais. Il fallait gagner sur eux, en les refusant,
en les exaltant encore. Pas quand tu voudras, quand je voudrai.
Il fallait occuper et ralentir le temps, le fixer, non l’abolir. Ce qui
sans doute me sauva, ce fut, brusquement, de reconnaître dans ces
cercles trémulents et inquiets une de ces images de la structure
absolue, succession et simultanéité ensemble, où le produit du
mouvement est à la fois écorce et germe. Je ressentis cette recon¬
naissance comme la plus éclatante, la plus décisive, la plus inépui¬
sable des victoires. Et chaque fois que j’énonçais un nombre, je
me forçais alors à projeter en même temps cette image qui était
bien plus qu’une image, une idée, et le nombre tournait en elle
168 La Fusse de Babel
dans les deux sens, sortait de moi et rentrait en moi, mais cette
fois sans effort. Et chaque fois, la clarté qui s’attachait à cette
fusion des sens semblait puisée au foyer irradiant qui me brûlait
et lui rendre sa brûlure. Moi seul le savais. Pirenne me croyait
encore dans le monde de ces nombres indistincts et décolorés où
il voulait m’égarer. J’étais bien au-delà. J’étais au-delà du monde
des signes. Je les avais tous exorcisés. Un excès de sens avait fait
éclater tous les signes. Et même je pouvais maintenant sauter
n’importe quel nombre sans que leur suite complète cessât de
m’être présente et subordonnée. Je pouvais en sauter un à volonté,
pour tromper Pirenne. J’étais un Osiris indéchirable.
Je m’entendais compter comme on s’entend, dans la joie d’une
création, fredonner un air indifférent : 54, 53...
Brusquement, des mots venus de très loin trouèrent les couches
serrées de ma conscience comme un pavé les profondeurs d’une
eau tranquille :
— C’est bien toi qui as tiré sur Bonnava?
C’était Pirenne qui parlait. Ces mots me parurent s’adresser à
un autre que moi, que je situai très loin, comme une enveloppe
morte de moi. Puis, très vite, la déchirure vivante se fit, comme
il advient parfois dans une blessure, où le choc de l’impact reste
abstrait jusqu’à ce que la douleur éclate. Pourtant je colmatai tout
de suite la brèche. Le centre vivait.
« J’ai dû sauter 48, pensai-je... Oui, je l’ai sauté. »
La lointaine écorce qui venait d’être atteinte se durcit, la pensée
s’y porta en un reflux rapide, en explora la rondeur, la fermeture
parfaite, les défenses. L’onde s’effaça.
Mais mon esprit avait réagi dans l’ordre juste, avant ma langue.
Pirenne fut obligé de poser la question deux fois.
Depuis sept ans, j’avais souvent prononcé en pensée le nom de
Bonnava, mais je l’entendais en clair pour la première fois. Pour¬
tant, dans mon passé, rien ne bougea. Ma mémoire était là, dans
la claire et définitive reconstitution du sens que ce meurtre avait
pris pour moi, au terme de longs retours.
— Qui est Bonnava? demandai-je. Je ne connais pas de Bonnava
— Je vais te donner des détails, dit Pirenne, et il m’en donna.
Le poison coula plus fort dans mes veines et mon corps s’alour¬
dit, comme au début des ankylosés. Mon esprit restait cependant
chargé d’une tranquille ironie. Peut-être eût-il fallu la manifester,
mais le poids en était trop lourd. C’était un sentiment second,
inutile. Pirenne devait encore presser sur le piston de la seringue.
La Fosse de Babel 169
Je ne sais pas qui est Bonnava, me dis-je encore. Je ne sais pas.
— Tu lui en voulais, il t’avait pris ta femme.
— Je ne sais pas, répétai-je.
— Parle-moi d’Hélène.
— Je ne sais pas.
Depuis un moment les cercles avaient disparu et, sous la clarté
égale et mate, dans les profondeurs indéfiniment atomisées d’un
espace où je me trouvais présent et dispersé, chaque point était
indiscernable du point voisin et pourtant totalement moi et non-
moi, dans une dépossession et une indifférence profondes, d’où
i’angoisse avait fui. Pirenne me pressait de questions qui parve¬
naient jusqu’à mon cerveau car je les comprenais. Mais aucun point
de mon corps ne pouvait plus bouger, tant son poids était énorme.
Aucune émanation du moi central n’avait plus à s’arc-bouter contre
ces points indéfiniment concentrés, dont la densité démesurée
suffisait à assurer l’inertie, le silence, l’impavidité. La flamme de
l’intelligence qui brillait encore au milieu de cette passivité par¬
faite n’était pas reçue par elle. Elle ne donnait d’ailleurs aucun
ordre et ne formulait aucun choix. Le oui et le non l’habitaient
ensemble. Une énorme chape de plomb se fermait sur elle comme
pour l’isoler de l’espace et du temps, qu’elle ne concevait plus.
Peut-être, dans ce bourrage et cette absence, la crise de schizo¬
phrénie était-elle proche, mais le sommeil aussi, ou l’évanouisse¬
ment. Et, justement, parce que j’avais pu atteindre cette limite
sans m’absenter un seul instant, le grand soleil de l’abîme qui
soudain jaillit ne fut pas celui de l’épouvante ou de la folie, mais
de la délivrance. La masse nébuleuse où j’étais diffus en tout point
se mit lentement à virer comme sans doute, à l’origine de toute
vie, la brumeuse albumine, puis cette giration s’amplifia et bondit,
elle s’organisa en une spirale géante comme le soleil de Van Gogh
dans le ciel poudreux des Saintes-Maries, et sur cette ligne immo¬
bile et étincelante chaque point partit à une vitesse folle et s’abolit...
Lorsque je me réveillai, Pirenne me tenait sous le nez un mor¬
ceau de coton imprégné d’un liquide à l’odeur suffocante.
— Tiens, bois cela, me dit-il en me tendant un verre à demi
rempli d’un liquide incolore.
Je bus. La saveur aigrelette sembla me réveiller tout à fait,
mais j’étais encore un peu engourdi.
— Deux ampoules pleines, ce n’est pas mal.
— C’est plutôt excitant, dis-je. Il faudrait recommencer trois
ou quatre fois pour y voir plus olair.
170 La Fosse de Babel
— Tu y viendras, dit-il, tu y viendras.
Je voulus savoir à quel chiffre je m’étais arrêté. Je me souvenais
de 47.
— Tu as dit aussi 46, dit Pirenne.
Cette différence d’une unité me parut pleine de sens et, rétros¬
pectivement, je m’inquiétai.
— Avec de l’entraînement, je pourrais sauter, à volonté,
n’importe quel chiffre et t’égarer, dis-je quand même.
— Tu te vantes, fit-il.
Et comme il me venait d’autres questions, il m’interrompit.
— Tu as le réveil incontinent. Méfie-toi...
Il limait déjà la pointe d’une nouvelle ampoule.
— A toi, fit-il en se tournant vers Jansen avec placidité.
Jansen le regarda un moment sans rien dire, puis haussa les
épaules.
— Tu hésites?
— Je n’hésite pas, dit Jansen. Je refuse.
— Pourquoi? demanda Pirenne, l’air déçu.
— Je n’ai pas de raisons à te donner. Je suis contre ces histoires.
— Moi, je ne suis contre rien, dit Pirenne. Tu te prives d’une
sensation exceptionnelle.
— C’est possible.
— Tant pis pour toi, dit Pirenne, faisant un geste vague.
Il avait l’air de trouver ce refus stupide mais, en un sens, naturel.
— Tant pis, répéta-t-il, en examinant l’ampoule... Tu es peut-
être embêté, ajouta-t-il sans regarder Jansen, d’avoir à enlever
ton veston et de me faire voir que tu transportes un revolver sous
ton aisselle?
Il souriait.
— Et après? dit Jansen, hostile.
— J’admets parfaitement le revolver, dit Pirenne.
— Ce qui m’intéresserait, dit alors Jansen, c’est que toi, on te
pique devant nous. C’est cela qui m’intéresserait.
— J’accepte tout de suite, dit Pirenne.
Jansen le regarda avec une haine que je ne lui avais jamais
connue. Jadis, il disait : Dans ce pays d’imbéciles, je n’ai pas
d’ennemis personnels, il y en aurait trop. Aujourd’hui il en avait.
Mais Pirenne n’en avait pas terminé. Les yeux fixes et brillants,
il regardait Jansen. Et, pour la première fois ce jour-là, je le voyais
faire peser sur quelqu’un ce regard à la fois attentif à soi et plein
d’une monstrueuse volonté de possession d’autrui qu’il avait si
La Fosse de Babel 171

souvent exercé, jadis, quand il travaillait, lui aussi, avec le


Père Carranza, qui l’encourageait pour me meurtrir. Le Padre me
parlait alors des pouvoirs de Pirenne. Sans doute, assuré en eux,
et conformément à la loi des forts, ces pouvoirs, ne les éprouvait-il
plus maintenant que sur les faibles, pour gagner du temps : sur ses
pairs, il voulait remporter des victoires plus claires. Mais Jansen
était-il un faible? J’eus l’impression que Pirenne s’essayait sur
lui un peu au hasard, à toutes fins.
— Suppose, lui dit-il avec douceur et sans cesser de le fixer,
que tu aies un jour à te soumettre malgré toi à une expérience
de ce genre. Les flics ne te demanderont pas ton avis. Je te garantis
une chose, c’est qu’il vaut mieux être passé par là au moins une
fois à blanc... D’ailleurs, dit-il encore, tu es maître de choisir
l’interrogation la plus banale...
Jansen le regardait toujours, mais je ne vis à aucun moment
son regard vaciller. Sa volonté était aussi une volonté forte.
— Je n’ai pas peur de toi, dit-il à Pirenne en se décidant brus¬
quement et en ôtant son veston, ce qui découvrit en effet une
épaulière de cuir à laquelle était suspendu un revolver... Seulement
tant pis pour toi si ça fait de3 dégâts...
— Ne dramatise pas, dit Pirenne dont le regard s’était éteint.
Avec moi, il n’y a jamais de dégâts.
VII

Le sage dont la vertu est accomplie aime


porter sur son visage et dans son extérieur
Vapparence de la stupidité.
I AO-TSE U.

30. Et les ténèbres ne Vont pas reçue.

Jansen jeta le revolver sur le fauteuil et s’assit sur le divan.


Il n’avait pas encore retroussé sa manche.
— De quoi parlons-nous? demanda Pirenne.
— De ce que tu voudras.
- Tu m embarrasses... Je ne connais pas, comment dire, tes
zones d’ombre. En as-tu?
— Cherche.
— Idiot, dit Pirenne.
Il fit semblant de réfléchir.
— Inutile de changer de disque, dit-il enfin. Tu es l’ami de
Dupastre ici présent. Tu es au courant de son histoire avec Bon-
nava. Je t’interroge comme témoin. Tu vas t’arranger pour ne
pas le dénoncer.
— Si tu veux, dit Jansen.
Pas si je veux, si toi tu veux, répliqua Pirenne devenant dur.
— D accord, dit Jansen.
Pirenne commença l’injection.
— Compte à l’envers, dit-il presque tout de suite. Et toi, fit-il
en me désignant un bloc-notes sur le bureau, prends ton stylo et
écris ce qu’il dira. J
L’opération était beaucoup plus rapide que je n’avais cru.
La Fosse de Babel 173
Jansen s’était mis à compter, mais très vite il hésita.
— On dirait que je suis saoul, murmura-t-il d’un air gai.
Sa voix avait changé.
— Compte, ordonna Pirenne, très concentré.
— 89, 88, 86...
Il avait sauté 87.
— 85, 83...
— Stop, dit Pirenne d’une voix brève.
Ses yeux ne quittaient pas le visage de Jansen qui avait pâli
et s’était renversé de trois quarts sur le coussin de velours brun.
Pirenne prononça alors, d’une voix lente, une stupéfiante ques¬
tion :
— Dis-moi ce que tu as fait il y a une dizaine de jours, à 11
heures du soir, rue Montrosier, à Neuilly?
Jansen réagit seulement au bout de quelques secondes, mais ce
court répit entre la question et la réponse, en augmentant la ten¬
sion, me rendit la scène qui suivit encore plus dramatique.
— Quoi? cria Jansen.
Je dis bien qu’il cria, ou plutôt quelque chose en lui voulut crier,
et une voix inhabituelle essaya de sortir de sa gorge qui se contracta
avec violence. En même temps un choc le parcourait tout entier et
ses ongles raclèrent la couverture du divan, sans parvenir à y
trouver appui car son corps tendu retomba.
— Près de la porte des Ternes, rue Montrosier, à 11 heures du
soir, répéta Pirenne.
Il n’avait pas bougé d’une ligne et surveillait Jansen.
Et il ajouta :
— Avec un industriel parisien nommé Grévy...
Je n’eus pas le temps de faire un geste. Le visage de Jansen,
tordu dans un rictus effrayant, se dressa devant moi en même temps
qu’il lançait un hurlement de bête. D’un coup de pied à la poitrine,
il renversa Pirenne, et, arrachant la seringue de son bras, la lança
de toutes ses forces contre le mur où l’aiguille se ficha, se cassant
net. Pirenne essaya de se jeter sur lui : « Aide-moi », me cria-t-il.
Mais Jansen, très robuste, le repoussa et, saisissant le masque de
Lénine, il le jeta à la volée sur Pirenne, qui s’accroupit juste
à temps. Le masque se fracassa contre le bureau, crevant le bois.
Jansen, tombé sur Pirenne, essayait de l’étrangler. Je voulus le
prendre aux épaules, mais il me mordit la main.
Cependant Pirenne réussit à prendre l’un des bras de Jansen
dans une clef de judo, se dégagea, puis, frappant Jansen sur la
174 La Fosse de Babel
nuque, l’assomma. Jansen tomba sur le sol. Il était secoué par des
sursauts d’épileptique.
— Étends-le sur le divan, me dit Pirenne qui reprenait son
souffle avec effort.
Jansen respirait bruyamment. Son visage était inondé de sueur.
De la bave coulait au bord de ses lèvres. Pirenne lui fit respirer
de l’éther et il cessa de s’agiter.
— Laissons-le récupérer durant quelques minutes... J’ai eu
chaud, dit Pirenne en s’ébrouant un peu.
Il jeta dans la corbeille à papiers les débris de la seringue puis
ramassa les morceaux du masque de Lénine qu’il posa sur son
bureau.
— Explique-moi, lui dis-je.
Il s’assit.
— Il a eu peur, dit-il. C’est la réaction classique de l’animal
décérébré, qui mord et griffe à tort et à travers... Le pentothal
ramène certains hommes inquiets au rang de la bête et même
plus bas.
— Oui, mais que signifiait ta question?
De ses mains rapprochées, il essayait de regrouper les trois
fragments du masque. Il manquait la pointe de la barbe. Du regard
il la chercha par terre, sans la trouver.
Jansen et un de ses amis ont assassiné, il y a dix jours, un
industriel parisien auquel ils avaient donné rendez-vous dans une
rue déserte de Neuilly pour toucher de lui six millions...
Je ne fis pas un geste.
— Comment le sais-tu? demandai-je.
— J’y étais.
Je le regardai et restai silencieux. Il me regarda aussi. Puis il se
leva un moment pour aller prendre le pouls de Jansen.
— Ça va, fit-il.
J’avais dégagé le revolver de Jansen de son épaulière de cuir et
vérifié que le canon ne contenait pas de cartouche. Il s’approcha
de moi et tendit la main vers l’arme. Je la lui donnai. Il enleva le
chargeur.
Toute précaution est bonne à prendre, dit-il en enfermant le
tout dans un tiroir de son bureau.
Ensuite, il se rassit :
— Laissons-le dormir un peu.
Nous restâmes un moment sans parler, mais, désignant Jansen,
je ne pus m’empêcher de lui poser une question :
La Fosse de Babel 175
— C’est à cela que tu voulais en venir?
Il ne répondit pas. Il se contenta d’ouvrir, devant lui, la chemise
verte d’un mince dossier.
— Ce Grévy, dit-il, avait amassé, sous l’occupation, une assez
grosse fortune, et s’en était ensuite bien tiré. Disons qu’il s’était mis
sous certaines protections...
Sa voix sans couleur, abstraite, objective, exactement posée,
s’imposait à l’attention par sa nudité. Rien des nuances et des
éclats de Drameille qui jouait toujours un jeu, celui de la passion,
de l’ironie, de la colère, du mépris, ne s’y prenait jamais, mais
croyait au jeu.
— Jansen ne t’a pas mis au courant? me demanda-t-il sans la
moindre transition et avec la plus extrême brutabté.
— Non, lui répondis-je, surpris.
— Tant mieux pour toi, dit-il en feuilletant son dossier. J’ai
ici la photocopie des documents que Jansen voulait vendre. Le
coup classique, mais assez bien monté, avec plusieurs relais. Ce
type est plein d’astuce. Au téléphone, l’accord s’était fait sur
six millions. Ça les valait. Premier relais, au soir fixé, dans un
tabac des Cbamps-Élysées, tout près du bureau de Grévy. Là,
personne, simplement un coup de fil pour un deuxième relais,
assez loin, dans un autre tabac porte des Ternes. Dans les deux
cas, on peut, depuis le bar, surveiller la cabine et s’assurer que
l’intéressé n’avertit personne, une fois son message reçu. Le
dernier rendez-vous a été fixé dans une rue déserte de Neuilly,
exactement à deux minutes en voiture...
Depuis un moment, sur le divan, Jansen s’agitait. Il poussa
un gémissement et se tourna sur le côté, s’éveillant tout à fait.
Il posa sur nous des yeux fixes et apeurés.
Ainsi qu’il l’avait fait pour moi, Pirenne lui donna à boire un
demi-verre de son liquide aigrelet, puis l’aida à s’asseoir.
— Que m’est-il arrivé? demanda Jansen en s’épongeant le front.
— Presque rien, lui dit Pirenne. Tu as réagi un peu fort à la
piqûre, c’est tout.
— Quel bruit! dit Jansen. J’ai cru voir un tas de ferrailles rouges
me dégringoler dessus...
Il paraissait en proie à un doute accablant. Mais à mesure que
sa conscience revenait, on sentait bouger en lui un fond encore
trouble de dépit et de colère.
— Qu’est-ce que tu m’as fait? demanda-t-il enfin à Pirenne
en se frottant la nuque.
176 La Fosse de Babel
Son avant-bras était taché de sang. Pirenne lui tendit un tampon
imbibé d’alcool :
— Essuie-toi... Nous avons parlé de choses importantes pour
toi. Essaie cette fois de rester calme.
Jansen rabaissa et boutonna la manche de sa chemise, regarda
Pirenne puis me regarda. Ses yeux étaient plus clairs.
— Nous avons parlé de Grévy, dit Pirenne, très calme.
Jansen tressaillit et releva vivement la tête. Ses couleurs, qui
étaient revenues, le quittèrent.
— Tu es au courant? demanda Pirenne.
D’instinct, Jansen pensa à son revolver, mais son regard ne
rencontra sur le fauteuil que l’épaulière vide.
— C’est un guet-apens, murmura-t-il.
— C'était, dit Pirenne.
Puis il expliqua :
— C’est moi qui avais caché dans la voiture de Grévy l’émetteur
de radio dont les journaux ont parlé... Et j’avais suivi...
— Salaud, dit Jansen à mi-voix en passant à nouveau sa main
sur son front.
Et, un peu au hasard, il ajouta :
— Tu n’as aucune preuve.
— Mais si, fit Pirenne avec tranquillité en tirant de son dossier
d’autres photographies... En arrivant rue Montrosier, je ne savais
pas encore si je te bloquerais à la sortie ou si je me contenterais
de te filer, mais je voulais essayer de prendre des photos de la scène
et je les ai prises. Un film aux infrarouges... Tu étais malheureu¬
sement pour toi descendu de ta voiture, et tu as été pris au moment
où tu tirais...
Il lui tendit une photographie :
— Regarde. On ne voit que toi et Grévy qui tombe juste devant
le numéro de sa Frégate, très visible.
— Salaud, répéta Jansen qui, malgré lui, prit la photo.
— En me voyant arriver, au dernier moment, Grévy a sans
doute voulu reprendre sa serviette, et tu as tiré...
Cette humiliation de Jansen était insupportable. Je voulus
intervenir.
— Tu aurais pu, dis-je à Pirenne, te dispenser de cette mise
en scène.
— Et lui, il aurait pu se dispenser de tirer, dit Pirenne, dont les
yeux brillaient.
Jansen regardait la photo sans la voir. Sa pensée était ailleurs.
La Fosse de Babel 177
— Qu’est-ce que tu attends pour téléphoner aux flics? demanda-
t-il à Pirenne.
Ses joues s’étaient encore creusées. Il paraissait absent. Sans
cesser de regarder Pirenne, il se mit, d’un geste machinal, à déchirer
la photo. Pirenne hocha la tête. Alors seulement Jansen dut avoir
conscience de la futilité de son geste, car il s’arrêta soudain, rougit
un peu, et jeta la poignée de débris dans le panier, d’un geste las.
— Si tu continues, je vais te prendre pour un apprenti, fit
Pirenne.
Jansen haussa les épaules, et, dans son regard, toute sa haine
revint. Pirenne soutint un moment ce regard, rouvrit le tiroir,
en sortit le revolver, remit le chargeur en place, vérifia le cran
de sûreté et lança l’arme sur les genoux de Jansen.
— Noble geste, dis-je à Pirenne. Maintenant, dis-nous ce que
tu veux.
— J’ai besoin de vous deux, nous dit-il.
Il ne m’était même plus nécessaire de le regarder. Toutes ses
puissances tendues, je le sentais à l’œuvre d’une façon presque
physique. Dès qu’il eut amené Jansen à accepter le dialogue,
l’humiliation de ce dernier parut fondre par degrés. Les fascistes
européens, en particulier les fascistes français, ont toujours été
pleins de respect pour les militants communistes. Ils ne les ont
jamais compris, mais ils ont deviné en eux des guerriers acceptant
et aggravant les lois de la guerre. Et ils respectent la guerre.
Jansen, vaincu, pouvait au moins élever sa défaite. La maîtrise de
Pirenne était à la fois insultante et consolante. A la haine de
Jansen commença à se mêler une exaltation ambiguë.
— Ta bande comprend au moins trois hommes, lui dit Pirenne.
Celui qui a surveillé Grévy, le conducteur de la voiture et toi...
Le compte est exact?
— Oui, admit Jansen d’une voix neutre, en fixant sur Pirenne
des yeux plus nets.
— J’ai retrouvé par recoupements le nom de l’ex-milicien.
C’était facile. Le troisième est un Américain nommé Scotti. Peu
m’importe. C’est ta bande, garde-la. Le seul que je veuille connaî¬
tre, c’est toi... Tu me donneras ces documents.
Les yeux de Jansen brillèrent, mais il ne dit rien. Pirenne
lisait en lui comme dans un livre.
— C’est moi qui vais prendre l’opération en main çt lui donner
un sens, dit Pirenne. Toi, tu ne lui en donnais aucun... Que dési¬
rais-tu ? T’enrichir?
178 La Fosse de Babel

— Ça te gêne? lança Jansen.


Pirenne n’accepta pas ce sursaut et sourit d’un air mauvais.
— Cesse de toujours parler pour ne rien dire, fit-il. Ici, il faut
comprendre vite... Tu as déjà gagné beaucoup d’argent?
— Je ne fais jamais d’additions, dit Jansen.
— Six millions au moins. Vous partagiez en trois?
— Je vais t’étonner, dit Jansen. Nous sommes des gens à scru¬
pules. Nous avons décidé de faire deux parts. La plus forte pour
nous, bien entendu. L’autre, pour un curé de la porte de Choisy
qui fait la charité dans son quartier et qui a une bonne tête. Des
dons anonymes.
Je tressaillis. Que venait faire ici l’abbé d’Aquila?
— Curieuse idée, dit Pirenne... C’est un quartier communiste,
là-bas.
— Très.
— C’est pour ça?
Jansen se mit à rire. L’idée du partage est de Scotti, pensai-je.
Un ancien théologien de Cleveland devenu gangster ne peut
qu’être bourré de complexes.
— Je sais ce que c’est, la charité, dit Jansen. Quand j’étais
gosse, on faisait aussi beaucoup la charité dans mon quartier.
Ça m’a rendu enragé. Je prends la suite...
— Et tu n’as rien donné à Drameille? demanda brusquement
Pirenne.
Jansen releva la tête comme s’il était frappé d’une idée subite,
puis il eut un rire silencieux qui lui donna l’air sournois, mais finit
de le délivrer.
— Soyons sérieux, dit-il.
^ Les yeux de Pirenne s’éteignirent. Mon cœur battait durement.
Sous l’effet du pentothal, qui ne s’était pas encore dissipé, le moindre
geste, la moindre pensée, semblaient sortir de moi avec effort.
Pirenne, silencieux, se pencha sur le dossier, le feuilleta, puis com¬
mença à parler en maître.
— Voici un deuxième exemplaire de la photographie que tu
viens de déchirer, dit-il à Jansen. Je veux les documents ici,
demain après-midi, à 2 heures. Si tu es obligé d’expliquer la
situation à tes amis, tu ne prononceras pas mon nom. Cette photo
suffit. Tu ne diras non plus rien à personne de ce qui s’est passé ici
aujourd’hui... Toute maladresse aboutissant à une transgression
de ces règles sera considérée comme un trahison.
— Et si je refuse ? dit J ansen, très concentré, ou feignant de l’être.
La Fosse de Babel 179
— Tu parles encore pour ne rien dire, observa Pirenne.
— Ce n’est pas moi qui ai les papiers, dit Jansen, qui ne voulait
pas se rendre trop vite.
— Tu es assez fort pour convaincre celui qui les détient, dit
Pirenne, et il jeta la photo sur le bureau, devant Jansen.
Le visage de Jansen se durcit encore.
— Je ne suis pas communiste, dit-il, et je ne veux pas travailler
pour les communistes.
— Ce que tu veux ou ne veux pas n’a aucune importance,
dit Pirenne avec calme. Je n’ai pas du tout l’intention de t’enrôler
de force. Prends cette photo et va-t’en. Je désire rester seul avec
Dupastre.
Jansen regardait la photo et ne se décidait pas à la prendre :
— Va-t’en, répéta Pirenne. Nous parlerons plus en détail
demain. Et fais seulement remarquer deux choses à tes amis. La
première c’est que vous êtes trois et que nous sommes trente. La
seconde, c’est qu’ici on peut détruire les salauds sur une plus grande
échelle que chez toi...
Jansen tira à lui son veston et se leva.
— Je n’ai pas le temps de rester, dis-je à Pirenne, par amitié
pour Jansen.
— Cinq minutes seulement, dit Pirenne.
Jansen passa son veston.
— Je pense, dit-il à Pirenne, que tu m’as suivi ce soir-là jusqu’à
la rue SchefTer...
— Oui, dit Pirenne. Mais je ne t’ai identifié qu’après.
— Tu as eu de la chance.
— J’en ai toujours.
— Je ne suis pas chez moi, rue SchefTer, dit Jansen prenant
la photo.
— Je sais, dit Pirenne. Tu m’expliqueras plus tard qui est ce
Tacquier qui t’héberge.
— C’est ça, dit Jansen.
Il se saisit, sur le fauteuil, de l’épaulière de cuir qu’il mit dans la
poche de son pardessus, sans fausse honte.
— A tout à l’heure, lui dis-je.
— A tout à l’heure, me répondit-il.
Il avait retrouvé tout son calme.
180 La Fosse de Babel

31. Considérations sur la bêtise absolue.

Lorsque Jansen lut parti, je ne pus m’empêcher de faire remar¬


quer à Pirenne qu’il avait eu tort de donner un témoin à cette
scène entre Jansen et lui. Se faire de Jansen un esclave, soit, mais
pourquoi un ennemi mortel?
— Je n’aime pas les actes gratuits, lui dis-je.
— Celui-là ne l’était pas, me répondit-il. Et pour deux raisons.
D’abord, j’ai voulu donner au futur ralliement de Jansen une base
purement objective. Dans les entretiens à deux, les rapports de
forces se dégradent tout de suite en rapports de sentiments. J’ai
horreur des transferts. Je préfère que les ralliements soient difficiles,
mais clairs.
— La honte et la haine de Jansen sont de bons obstacles, lui
dis-je... Qu’attends-tu de lui? Son obéissance?
— Sa collaboration.
— Loyale et dévouée...
— Exactement.
— Tout est possible.
— D’autant plus que tu m’y aideras, fit-il, et c’est ma deuxième
raison. Je compte sur toi pour le convaincre...
— Je ne comprends pas, lui dis-je.
— J’ai aussi besoin de toi.
— Et mon ralbement doit aussi être objectif?
Il sourit :
— D’une objectivité particulière. Tu es romancier. Tu es tenté
par certaines situations. Je veux te mettre dans une situation qui
te tente beaucoup...
Son ironie semblait mettre en valeur un vieux fonds d’amitié,
mais ses yeux restaient froids.
— Tu t’es déjà beaucoup découvert, lui dis-je alors.
— A peine, fit-il. Il faut bien amorcer le donnant-donnant.
Il eut un geste vague dans la direction de la cave.
— Que crois-tu? fit-il. Je ne vous aurais jamais amenés ici si je
devais y rester. La machine est déjà vendue et on l’enlève demain.
Les nouvelles fiches seront sur films. D’ailleurs la plupart de celles-ci
sont mortes... Même ces deux-là, fit-il en prenant la fiche de
La Fosse de Babel 181

Jansen et la mienne, qui étaient restées sur son bureau, et en les


déchirant d’un geste tranquille.
— Alors je ne suis plus un assassin, lui dis-je.
— Même plus, dit-il.
Il jeta les morceaux au panier, puis rapprochant dans ses mains,
sur le bureau, les morceaux du masque de Lénine qu’il se mit, en
parlant, à rajuster au mieux, il en vint sans transition au fond des
choses :
— Depuis ton retour, tu as sûrement revu Drameille.
— Oui, répliquai-je sans surpise.
— Et il t’a sûrement parlé de Poliakhine...
— En effet.
— Il te l’a même sans doute fait rencontrer.
Je me mis à rire :
— Le nouvel interrogatoire ne comporte pas de pentothal...
Il refusa la diversion.
— Ils se voient tout le temps, dit-il. Réponds-moi.
Il me fallut aviser très vite. Je décidai de ne rien nier des faits
constatables du dehors.
— J’ai vu Poliakhine, dis-je. J’ignorais que tu le connaissais.
— Il a de grands projets.
— Je ne sais pas.
— C’est un homme intéressant, en tout cas...
— Très.
— Ce sont ces projets que je voudrais connaître.
— Tu es mieux placé que moi pour lui poser des questions...
Il se mit à rire à son tour :
— Je sais. Tu es le détaché total... Pourtant, même le néant est
une passion de quelque chose, dit Jacob Boehme, et les projets de
Poliakhine sont sûrement passionnants...
Il rit encore et insista :
— Crois-tu que Drameille soit aussi détaché que toi?
— J’aime le silence de Drameille, lui dis-je. Dans ce siècle de
bavards, Drameille me rend confiance dans les hommes, dans
quelques hommes.
— Confiance mal placée, dit-il, toujours tranquille, et comme s’il
constatait une évidence. Le Padre serait mécontent de toi...
Je ne dis rien mais les yeux toujours fixés sur ses mains et ses
morceaux de plâtre, il enchaîna tout de suite.
— D’accord, dit-il, Drameille n’est pas un bavard, c’est un agité.
L’agité intellectuel type. Le monde est saturé de ce genre d’intel-
182 La Fosse de Babel

ligence. Il ne relie rien, il n’incarne rien. Et il veut s’occuper de


tout en faisant croire qu’il est immobile. La vraie immobilité, ça se
mérite et ça se paie...
— Il a payé aussi...
— Non, dit-il avec une netteté qui n’admettait pas de réplique.
Je ne connais pas d’écrivains qui paient vraiment, même les
meilleurs. L’exhibitionnisme littéraire ne fait que des héros
impurs... J’ai lu ton dernier roman deux ou trois fois et je suis
d’accord avec toi : le roman est un excellent moyen pour activer le
monde et le faire accoucher de quelque chose. Seulement, je
n’aime pas ceux qui, pour exciter le lecteur, laissent ce quelque chose
en suspens ou bien font croire qu’au-delà de la pagaye il y a encore
plus de pagaye. Moi non plus je n’aime pas les provocateurs gratuits.
Dans tout ce désordre, il n’y a qu’un type qui prétend ne pas
bouger et qui sait tout, se mêle de tout, et se sauve de tout : le
romancier lui-même. Si le lecteur se laisse prendre à ce vieux truc,
c’est qu’il est lui-même un vieux machin truqué et férocement
amoureux du mensonge. Moi je ne joue pas à m’imaginer en flic, je
suis un flic, c’est-à-dire le personnage de l’histoire moderne qui
rend stupide, avec le plus d’évidence, cette distinction petite-
bourgeoise du meneur et du mené qui sert à justifier votre angé¬
lisme... Il y a, en ce moment, trop de types extrêmes qui ne vivent
que pour se singulariser, le saint, le gangster, le poète délirant,
le peintre fou, et à la rigueur le romancier noir, et qui, en fait, ne
s’inscrivent dans rien, dans aucun ordre, et ne sont que les déchets
de l’évolution... Tout ce qui ne marche pas du même pas que les
masses ne m’intéresse pas...
— Tu te contredis, remarquai-je. Tout à l’heure, tu prenais soin
de te distancer du côté quantitatif de ta police...
Il ne marqua aucune impatience :
— On peut se tenir en avant des masses et marcher quand
même à leur pas.
— Et quant aux déchets dont tu parles, rappelle-toi ce que disait
le Padre : déchet aujourd’hui, engrais demain. Ils servent aussi.
— Justement, dit-il. Pour être réincorporés, les engrais doivent
d’abord être broyés. Ton Drameille le sera.
— Il l’accepte.
— Mais non, et c’est là qu’il te trompe. Il ne l’accepte pas.
Il veut toujours gagner, et tout de suite. Il a essayé de m’envelop¬
per plusieurs fois dans un réseau de projets fascinants... Il a
beaucoup parlé, fit-il.
La Fosse de Babel 183
Je faillis tressaillir, mais il ne m’observait même pas. Dans ses
mains serrées, le masque de Lénine avait repris sa forme et toute
l’attention de Pirenne paraissait concentrée sur cette reconstitu¬
tion fragile. Même pendant sa tirade, ses mains n’avaient pas bougé.
Son regard restait impersonnel, illisible, et la réflexion profonde en
séchait les reflets. Travail de flic, pensai-je. Toutes ces possessions
se ressemblent. On fait succéder et alterner le débridement désor¬
donné et sympathique, le retour au calme, l’assaut. Même ce
plâtre brisé, rejointoyé entre ses mains, symbolisait cette emprise
magique.
D’une voix neutre, il continuait à parler de Drameille :
— J’étais d’accord avec lui sur le caractère technocratique du
communisme russe. Alors il m’a dit qu’il fallait activer l’Amérique.
Et qu’il était facile, si l’on voulait, d’en avoir les moyens... Exacte¬
ment ce qu’il t’a dit à toi-même, fit-il en relevant la tête sans
brusquerie et en posant sur les miens des yeux tristes.
Je fis un geste vague :
— Il en parle depuis dix ans.
Ses yeux se voilèrent :
— Il ne se contente pas d’en parler.
— Et que lui as-tu répondu? demandai-je.
— Qu’il ne fallait pas toucher à l’Amérique. Toujours une
question de déchets. C’est en Amérique que s’accumulent tous les
déchets du monde. Un pays qui crée à ce point de la puissance
matérielle ne peut pas être la tête de l’humanité, mais son ventre...
Il y a un peu plus de trois cents ans, lorsque l’Europe commença
à déverser en Amérique le trop-plein de sa matière, on ne savait pas
encore que c’était une matière morte, qui n’allait pouvoir revivre
là-bas que de façon larvaire ou spectrale. Et depuis l’Amérique
a grossi sans évoluer, comme les larves. Elle est le produit de la
mort de l’Europe, de sa première mort. Un ancien rêve de grandeur
tournant en grossesse adipeuse. Il y aura peut-être plus tard une
autre Amérique, quand l’Europe aura fini de mourir, mais celle-là
ne connaîtra même plus le nom de l’Europe ni son propre nom-
Je reconnaissais au passage les mots initiatiques du Père : la
première mort, la seconde mort. Mais il continuait :
— Il faut respecter cette sorte de vocation de l’Amérique.
C’est une simple question d’équilibre, de partage fonctionnel. On
ne demande pas au ventre de devenir intelligent par lui-même...
Une intelligence séparée est toujours une intelligence de refus...
— Tu es trop absolu.
184 La Fosse de Babel

— Pas sur ce point. C’est en ce sens que Staline était génial.


11 avait une exacte compréhension du partage des fonctions dans
le monde.
— Et il abominait l’intelligence occidentale.
— 11 la mettait à sa place. C’est une intelligence de pure analyse.
Disons si tu veux qu’elle se contente de moudre les déchets de
l’Ouest pour un monde futur que d’ailleurs elle ignore. Elle est
absente du monde présent...
Et il ajouta :
— Tous ceux qui se veulent activistes à l’Ouest font la preuve
qu’ils ne sont pas assez humbles et détachés pour participer à la
seule action réelle et actuelle, qui est à l’Est. Moi aussi je peux citer
le Père. Il demandait : Quel est le plus haut produit de l’être?
Et il répondait : La conscience du moment présent. Le Père ne
s’intéressait pas à l’Ouest.
Je n’hésitai pas à tenter une relance :
— Drameille veut aussi travailler à l’Est.
— Sur un plan religieux, fit-il en forçant un peu l’ironie. Il veut
laisser à César, c’est-à-dire au communisme, ce qui est à César,
et garder pour lui ce qui est à Dieu...
— Et tu n’es pas d’accord?
— Pour les masses de l’Est il n’y a pas de différence entre César
et Dieu. Et je ne pense pas seulement à de vagues statues, fit-il
en désignant du menton le masque de Lénine, dont il écarta ses
mains, et en se mettant à jouer, du doigt, avec les fragments de
plâtre à nouveau épars sur son sous-main... A l’Est, César c’est le
Parti, et le Parti, c’est Dieu...
— J’entends bien, lui dis-je.
— Qu’est-ce que Dieu demande à ses croyants? Que toutes les
aberrations apparentes de sa Création soient d’abord acceptées
par eux, comprises ensuite, mais seulement ensuite. Le Parti fait
de même. Ce n’est pas parce que telle action est juste que le Parti
la décide, c’est parce qu’il la décide qu’elle devient juste... Je sais
aussi bien que Drameille qu’il y a le mouvement des masses d’une
part, le cheminement souterrain de l’esprit de l’autre. Mais je sais
aussi que les deux n’appartiennent pas au même temps. Drameille
veut toujours moissonner en plein hiver. Je lui ai répondu qu’il
n’y avait pour lui que deux attitudes possibles : ou bien s’enfermer
dans sa chambre et se croire Dieu tout à son aise, ou bien prendre
sa carte à la section communiste du neuvième arrondissement, qui,
sauf erreur, est le sien...
La Fosse de Babel 185
Je me mis à rire :
— DrameiUe a joué avec toi comme il joue avec tout le monde.
Peut-être voulait-il te compromettre un peu.
— Un peu beaucoup...
— Eh bien, c’est raté.
— On ne saurait mieux dire, dit-il, et sous ses paupières mi-closes
son regard brilla... Seulement, ajouta-t-il en relevant la tête mais
sans davantage me livrer ses yeux, il a dû me trouver sans doute
trop savamment idiot, car il a insisté. Il m’a même proposé un traité
de loyauté réciproque, ce qui, en termes clairs, signifie, je pense,
un échange permanent d’informations. Il y a aussi du flic, chez
ton ami Drameille. Mais du flic sans principes.
— Eh bien, lui dis-je, c’est donc à lui qu’il faut t’adresser pour
avoir des nouvelles de Poliakhine...
— Il est trop malin pour moi.
— Et moi, je ne suis pas malin?
Cette fois, il me regarda bien en face et franchement :
— Si j’imaginais un seul instant que tu ressembles à Drameille,
je ne t’aurais pas demandé de venir... Je t’avertis, c’est tout.
Si le circuit n’est pas bouclé par toi, il le sera par lui. Et tu seras
quand même dans le circuit. Et Poliakhine y sera. Il y a, chez ce
type, un incroyable pouvoir dialectique pour camoufler le plan des
faits sous celui des intentions, embrouiller tout le monde sans se
couper de personne, tout livrer et tout retenir. Lui, bien entendu,
n’y engage rien. Poliakhine, lui, y engage sa peau.
Il y avait, chez ce garçon, une force tranchante et superbe.
— Tu as été communiste, tu me comprends, continua-t-il.
Je suis peut-être un communiste idiot, mais en face d’un homme
aussi intelligent que Drameille, je suis pour l’idiotie communiste.
Il y a une certaine conception de l’ordre et de la clarté qui
m’importe. Et je n’ai pas envie de voir mon temps m’être volé
par ce montreur de guignols pour grandes personnes...
— Est-ce que Drameille t’a parlé de Poliakhine? lui deman¬
dai-je brusquement.
— Entre dix autres noms cités au hasard, dit-il.
— Pourquoi parles-tu donc spécialement de Poliakhine?
— Parce qu’ils se voient.
— Donc tu les surveilles?
— C’est mon métier, dit-il.
— Et si je comprends bien, tu veux qu’il devienne aussi le
mien?
186 La Fosse de Babel
— Pourquoi non? fit-il avec une franchise brutale.
— Je n’ai pas les mêmes raisons que toi.
— Au service de l’objectivité, on n’a pas besoin de raisons.
— Cette objectivité porte des noms trop changeants, lui dis-je.
Hier Staline, aujourd’hui Malenkov, Molotov ou Béria... Le choix
est vaste.
Son œil ne cilla pas.
— Je n’ai pas de maîtres, dit-il.
J’hésitai un peu.
— Qui te croira? lui dis-je.
— Toi, fit-il avec simplicité.
— L’action supposée de Poliakhine peut plaire à Malenkov et
déplaire à Béria. Si Malenkov l’emporte, tant mieux pour Polia¬
khine, et alors tant pis pour toi...
— Qui est Malenkov? me demanda-t-il, et qui est Béria?
— Ne fais pas l’idiot, lui dis-je.
— Justement, je suis idiot, dit-il en me fixant toujours. Et
d’une idiotie qui plonge tous les petits malins dans un abîme de
doute... A quel moment ai-je dit que je portais un jugement sur
l’action supposée de Poliakhine? J’informe le Parti, c’est tout.
Je ne connais pas les noms dont tu parles. Ce sont des dieux de
plâtre, comme celui-ci, fit-il en élevant, d’une main, la corbeille
à papiers et en y faisant glisser, de l’autre, les fragments du mas¬
que. Les flics n’ont pas à avoir d’opinion. Pourquoi prendraient-ils
parti? Ils sont le Parti.
Il me regarda avec une sorte de bienveillante ironie :
— Je te l’ai dit, je suis très bête...
Et après quelques instants de silence, il ajouta :
— D’une bêtise à décourager tous les maîtres.
Je le regardais, un peu perplexe, mais à ce moment un rire silen¬
cieux anima son visage sans le détendre :
^ Tu reviendras me voir, dit-il, et, comme récompense, je
t’expliquerai le grand secret des flics communistes en tant que
mainteneurs de l’objectivité dans le Parti, et par conséquent
mainteneurs d’eux-mêmes...
— Car je reviendrai te voir? lui dis-je.
— Bien sûr, fit-il avec la même ironique amitié. Drameille te
propose l’ivresse de l’intelligence absolue, moi celle de la bêtise
absolue. Tu compareras...
En disant ces mots, il s’était levé. Je me levai aussi. Mes jambes
faillirent me trahir et je dus m’appuyer au bureau.
La Fosse de Babel 187
— Ta sale drogue, dis-je, me laisse heureusement la tête plus
solide que les jambes.
Pendant qu’il me raccompagnait, l’ombre du Père Carranza se
tenait entre nous. Tout concourt au plan de Dieu, disait-elle.
C’est-à-dire au plan du Parti, répondait Pirenne. Le Père Carranza
eût accepté cette correction. Visible ou invisible, il existe un Parti qui
rassemble et qui gère tous les corps soumis à l’histoire, une machine
intégrant toutes les machines, et qu’on peut nommer Antéchrist.
Mais Dieu, alors, que gère-t-il? Dieu ne gère rien, disait le Père.
Lorsque j’arrivai dans la cour vétuste, la clarté du jour me sur¬
prit. J’avais perdu la notion du temps, il était à peine sept heures.
Mon corps encore cotonneux et cependant contraint évaluait mal
les distances et palpait l’air et le sol avec prudence, à petits gestes,
à petits pas. Je me glissai pourtant dans l’agitation de la rue
comme dans une liberté retrouvée, j’y repris peu à peu mon poids,
ma sûreté, mon aisance. Dans l’espace brillant, chaque atome
vibrait de bonheur et de vie, et le puissant désordre qui emplissait
la rue, qui emplissait la ville, se fondit lui aussi dans un seul fré¬
missement heureux et vivant, mais né d’une source insituable,
inépuisable, qui emplissait tout l’espace et tout l’avenir. Encore
l’euphorie due à la drogue, pensai-je. Mais je me mentais, je le
savais. La vérité était : Je reviendrai, Pirenne. Il m’est venu
beaucoup d’idées en t’écoutant. Des idées pour toi et pour Dra-
meille. Je me sentis sourire. Je me voyais déjà faire marcher
Drameille et Pirenne ensemble sans qu’ils le sachent. Une distrac¬
tion sans conséquence que je me donnerais en passant. Une dis¬
traction? Je me mentais encore. Et, ici aussi, je le savais...

32. Jansen maîtrise sa haine.

Il me fallait téléphoner à Drameille, je le lui avais promis. Il


attendait mon coup de fil chez lui avant de se rendre chez Julienne
de Sixte, où j’étais invité aussi, à l’occasion du retour de Frieden.
Dure journée. Quand serais-je rentré chez moi pour attendre à mon
tour le coup de téléphone de Françoise? Mais cette dernière ques¬
tion non plus n’était pas la vraie. La vraie question, que je me
posais depuis mon réveil, était : si Françoise n’appelle pas, l’appel-
lerai-je moi-même?
188 La Fosse de Babel
Avant de téléphoner à Drameille, il me fallait pourtant joindre
Jansen pour me mettre au moins d’accord avec lui sur ce qu’il
convenait ou non de dire à Drameille. C’était un réflexe naturel.
Contredisait-il la règle de transparence absolue sur laquelle Dra¬
meille voulait fonder son groupe? Assurément. Mais Drameille
pouvait-il m’en vouloir de lui cacher des faits? N’étions-nous pas
l’un et l’autre au-delà des faits? Je remis à plus tard cette exégèse.
J’entrai dans un taxiphone et appelai la rue Scheiïer.
De Jansen, dans ces circonstances, j’attendais le pire, mais le
pire n’est jamais que le facteur le plus explicite du destin. A ma
grande surprise, Jansen m’accueillit avec le plus grand calme.
Mais, très vite, les événements confluèrent sur moi.
— J’ai besoin de te voir tout de suite, me dit-il.
Je m’étonnai. Il insista. Je devinai qu’un drame se nouait sur
Scotti. Il y avait, dans la voix de Jansen, cet excès d’énergie que
libèrent, au moment où on les prend, les grandes décisions.
— Je viens, lui dis-je. Mais il faut d’abord que je touche Dra¬
meille.
— Tu es fou, me dit-il.
— Je ne lui dirai que ce que tu voudras...
Il n’hésita qu’un bref moment :
Dis-lui qu’il a deviné juste. Qu’un de nos clients connaissait
Pirenne. Et que Pirenne m’a retrouvé. Je rembourse demain.
Et tout est dit...
— C’est entendu, lui dis-je, et je raccrochai.
L’impatience de Drameille me frappa. Depuis quatre jours la
pensée que Pirenne rentrait activement dans son champ excitait
ses plus secrètes pensées. En quelques mots couverts je lui donnai
la version des faits adoucie par Jansen, puis je lui parlai de Scotti,
de Poliakhine. Mais, des grands événements, les plus grands esprits
semblent parfois ne retenir que des détails infimes, comme si la
grandeur devenait vite abstraite ou lassante. Que Pirenne tînt
Jansen parut enchanter Drameille. C’était pour lui une sécurité
de plus. Sur Scotti sa réaction fut la même. Depuis longtemps il
souhaitait que Julienne rompît avec lui. Il allait la mettre au
courant et elle le renverrait aux Amériques. Avec notre junker,
fit-il, très heureux. Il évita de parler de Poliakhine.
Je lui expliquai enfin que des complications, dont j’ignorais la
nature, m obligeaient à rejoindre Jansen et que je n’arriverais
donc chez Julienne de Sixte qu’après le dîner. Il accueillit la
nouvelle d’une humeur claire. Les complications plaisaient tou-
La Fosse de Babel 189
jours à Drameille. Mon retard quai de Bourbon, ce soir-là, ne
pouvait qu’accentuer le côté pressant et dramatique des événe¬
ments qui allaient accabler Scotti dans l’esprit de Julienne. Il
m’excuserait. Qu’étais-je donc, sinon le chargé de mission de
Drameille?
Une forte odeur de tabac régnait dans le studio de Jansen. Sur
les tables, les cendriers étaient pleins. Jansen venait d’avoir une
dure discussion avec Scotti et l’ex-milicien qu’il nommait d’ailleurs
tout court le milicien. Jansen me parla d’une voix contenue,
presque basse. Le milicien et Scotti étaient en train de dîner d’un
sandwich, de l’autre côté du couloir, dans la cuisine. On les enten¬
dait discuter encore.
On est moins renseigné sur les hommes par leurs actions que
par l’âme qu’ils dévoilent dans les conséquences. Je découvris
un Jansen sans regret et sans vanité, et ayant, dans l’heure,
exploré sa haine et purgé sa honte. Il se savait attiré par Pirenne
et ne s’en voulait plus de l’être. Il voulait aussi, et d’un vouloir
intact, sa revanche et sa vengeance. Restait à combler la diffé¬
rence de hauteur entre Pirenne et lui.
Le milicien était d’accord avec Jansen. Scotti ne l’était pas, et
de loin. Il était clair que Pirenne se préoccupait moins de récupérer
des papiers, dont il ne possédait aucun inventaire, que des hommes.
Jansen et le milicien étaient prêts à feindre la soumission, à entrer
chez Pirenne avec une rage d’action multipliée par cette ruse
même. Ils circonscriraient la bande de Pirenne, en étudieraient
les rouages, puis, le moment venu, l’extermineraient. Le plaisir
de battre Pirenne à son propre jeu était, pour Jansen, le meilleur
antidote de sa haine. Scotti trouvait suspect, et presque mépri¬
sable, ce plaisir tardif. Il voulait, lui, régler l’affaire comme une
querelle de gangs, où tout délai est aveu de faiblesse, et engager la
bataille dans la nuit même. Pour les activistes américains, la
haine qui se donne le temps du retour sur soi sécrète son propre
péché, et l’action est comme un déluge noyant le péché. Scotti se
croyait à Chicago. Il reprochait durement à Jansen de n’avoir pas
tiré sur Pirenne dans l’instant même. Les complaisances rusées de
Jansen étaient pour lui de la peur. En l’entendant parler, Jansen
avait pu mesurer la décadence de ce qu’en Europe on appelle
encore l’action. Tout en comptant sur moi pour retenir Scotti par
un tableau un peu chargé des forces de Pirenne, il se demandait
par moments s’il ne valait pas mieux tuer Scotti.
Je ne suis pas sensible à la beauté des hommes, et l’adolescent
190 La Fosse de Babel
qui entra m’eût frappé surtout par sa décontraction, j’eusse pu
dire par son lymphatisme, si la souplesse pleine de vigueur de ses
gestes quand il déplaça, pour s’asseoir plus commodément, un
lourd fauteuil de cuir, n’eût trahi une bête de race, féline et vio¬
lente. A son côté, le milicien, que Jansen nommait maintenant
Jean-Baptiste, un gros homme massif posé sur des jambes courtes,
eût créé une impression de confort et de solidité placide si la lumière
froide qui filtrait sous la bouffissure de ses paupières se fût chargée
de moins de sagacité attentive. « Méfiez-vous des gros », m’avait-on
enseigné au début de ma carrière politique. Les activistes gros
sont les pires. Ils trompent aisément. Scotti ne se dépouilla pas
pour moi de son air de nonchalance et d’ennui. Son front rétracté,
la chaleur trouble de ses yeux, ses pommettes saillantes, sa
mâchoire un peu lourde mais au dessin net, ses lèvres épaisses et
bien tracées, disaient une intelligence instinctive et inquiète, sou¬
mise à la force des passions. Sous l’équilibre harmonieux des lignes
et des muscles, cette animalité vaguement malsaine cherchait à
cacher un dénuement enfantin.
Jansen se fit persuasif. S’appuyant sur mon témoignage, il
montra que Pirenne était encore mieux gardé que lui, Jansen, ne
1 avait cru, qu il ne s’était même découvert, rue du Louvre, que
pour nous égarer, que le gros de ses forces était ailleurs. Si le lent
investissement que proposait Jansen paraissait à Scotti une tâche
indigne de lui, il fallait que Scotti se retirât. Sa place resterait
vacante. On le rappellerait pour la curée. Penché en avant dans
son fauteuil et tenant entre ses genoux ses mains jointes, Scotti
releva la tête et sourit avec mépris.
Dans le silence qui suivit, je fis remarquer à Jansen qu’il avait
oublié un point important. Sans vouloir se mêler de la vie privée
de Scotti, dont les relations avec Julienne de Sixte étaient connues
de tous et par conséquent de Pirenne, on pouvait penser que
Scotti ne désirait pas entraîner Julienne de Sixte dans son scan¬
dale ou dans sa guerre. Elle était plus vulnérable que lui
Scotti sortit de son mutisme.
— Vous croyez peut-être que je n’y ai pas pensé? me uemanda-
t-il avec une certaine morgue.
— Je n’en doute pas, lui dia-je.
Il parlait sans vivacité, mais sans chercher ses mots. Son accent
américain lui donnait un air faussement naïf.
C est une question dont je n’ai pas à discuter ici, ajouta-t-il.
J’en parlerai avec Julienne.
La Fosse de Babel 191
— Elle est donc au courant? demanda Jansen, agressif.
Le même sourire de mépris réapparut sur le visage de Scotti.
Il posa un moment sur le milicien et sur Jansen un regard vide,
baissa à nouveau la tête, puis se leva, fit quelques pas les mains
dans les poches, d’un air de réflexion, et finit par s’accouder à la
cheminée d’angle, au fond de la pièce. Lorsqu’il nous fit face à
nouveau, c’est à moi qu’il s’adressa, les yeux brillants.
— Je vais vous dire des choses que je n’ai jamais dites à per¬
sonne, même à Jansen, fit-il de sa même voix lente. Il y a six
mois, Jansen et moi, avant de connaître Jean-Baptiste, nous avons
gagné beaucoup d’argent. A cette époque, il arrivait assez souvent
que des bateaux allaient charger à Tanger des pièces d’avions,
par exemple, et partaient à destination du Caire ou d’Israël.
Naturellement, le chargement était payé d’avance. Mais il arri¬
vait presque aussi souvent qu’en cours de route ces mêmes bateaux
soient arraisonnés et obligés de changer de direction, ceux du
Caire vers Israël et ceux d’Israël vers le Caire... Ça faisait une
bonne histoire entre Juifs et Arabes, et pour nous, ça faisait aussi
double paiement... Vous comprenez?
— Je comprends.
D’un geste circulaire, Scotti, toujours adossé à la cheminée,
désigna l’appartement :
— Jansen, avec cet argent, s’est installé ici. Moi, avec le même
argent, c’est Julienne que j’ai aidée à s’installer. Elle était seule
et pas très riche. Elle a accepté. A ce moment elle savait très bien
d’où venait l’argent. Elle savait aussi que, de temps en temps, on
découvrait quelqu’un dans le ruisseau, le matin, à Tanger, ou
ailleurs... Elle a encore accepté.
— Pourquoi pas? fit Jansen très tendu.
La mâchoire de Scotti s’était durcie.
— Tout de suite après, continua-t-il, toujours tourné vers moi,
nous sommes devenus pauvres, Jansen et moi. Julienne de Sixte
a rencontré un banquier juif nommé Frieden, qui était riche.
Tant mieux pour elle, ou bien tant pis. Nous, nous avons rencontré
Jean-Baptiste. L’affaire Grévy a été notre première affaire payante
depuis des mois. Cette fois, Julienne n’est pas au courant. Ce
n’est pas juste. Si la vie des hommes ne compte pas, pourquoi
faire compter la vie des femmes?...
Le milicien prit pour la première fois la parole.
— Nous n’en sommes pas à nous venger des femmes, dit-il
d’une voix posée.
192 La Fosse de Babel
— Il ne s’agit pas de se venger, dit Scotti, mais d’être juste.
— Fais-toi rembourser et tout sera dit...
— C’est ce que toi tu ferais sans doute, dit Scotti.
Le milicien haussa les épaules. Jansen, qu’une colère blanche
gagnait, car il n’aimait pas, dans les discussions sérieuses, les
traverses obscures du sentiment, intervint avec logique :
— Il faudrait tout de même savoir après qui tu en as. Après
Pirenne ou après elle?
— Vous êtes moches, dit Scotti, perdu dans sa solitude.
— Elle vous aime et vous l’aimez, lui dis-je. Tenez-en compte
aussi.
Les yeux brumeux, il eut un rire silencieux et amer, qui disparut
tout de suite dans un rictus figé, presque boudeur, qui soulignait
encore sa jeunesse. Un enfant, pensai-je. Un héros et un enfant,
qui ne saura jamais, toute sa vie, s’il veut ou non lâcher les jupes
de sa mère.
— Appelons ça aimer, si l’on veut, dit-il d’une bouche affaissée,
en faisant quelques pas de côté, comme s’il était en proie à un
doute accablant. Mais il buta dans une chaise et sa colère éclata
d’un coup, d’autant plus violente qu’elle était d’abord tournée
contre lui-même... C’est une garce, s’écria-t-il, soudain dressé
comme une vague. C’est une garce, et si j’étais honnête, je la
tuerais...
— Qu’est-ce que tu attends? lui dit le milicien qui, à l’autre bout
de la pièce, paraissait très calme.
— Salaud, lui jeta Scotti.
Le milicien était resté assis et ne broncha pas. Mais il était très
pâle. Fixant Scotti d’un regard soudain dilaté, il le cloua sur place.
— J’ai toujours dit qu’on avait tort de faire confiance à des
lopes, dit-il d’une voix sèche. Il vient toujours un moment où
elles finissent par lâcher. Et toujours pour des raisons qui n’en sont
pas...
Scotti se précipita sur le milicien, mais avec une agilité surpre¬
nante, celui-ci avait devancé son réflexe et s’était levé d’un bond.
Heurtant cette masse, Scotti fut projeté trois pas en arrière et
bouscula une table. Là, il rencontra Jansen qui l’empoigna aux
revers du veston et le redressa.
— Fiche-nous la paix, Ralph, lui souffla-t-il au visage.
Scotti posa ses mains sur les poignets de Jansen, et, tous ses
muscles tendus, essaya de lui faire lâcher prise. Ses yeux plongés
dans ceux de Scotti, Jansen tint bon. Scotti parut s’abandonner.
La Fosse de Babel 193
Quand Jansen le laissa aller, il resta un moment immobile, au
milieu de la pièce, la tête basse, puis, détournant de nous ses yeux
noyés de larmes, il sortit en deux enjambées.
On entendit claquer la porte d’entrée.
— Il est parti, dit le milicien.
Jansen réagit avec quelque retard :
— Tu as eu tort de l’insulter. Il va faire des bêtises. Il est
peut-être armé.
Il passait déjà son pardessus.
— Viens avec moi, me dit-il.
Et, se tournant vers le milicien :
— Attends-moi ici. Et ne réponds qu’à mes téléphones...
Us devaient avoir un code d’appel, par sonneries coupées.
Scotti n’avait pas pris l’ascenseur. Nous l’entendions dévaler
l’escalier quelques étages plus bas. Nous le suivîmes.
Dans la rue, il avait bien cinquante mètres d’avance sur nous.
Il marchait très vite, d’un pas déréglé. Nous n’osâmes pas l’appeler,
ce qui eût accéléré sa fuite. « A ma voiture !» me dit Jansen. Sa
Citroën était heureusement tournée dans le bon sens. Pendant qu’il
la dégageait, je vis Scotti monter dans un taxi à la station voisine4
au coin de l’avenue Georges-Mandel. Jansen poussa de son pare-
chocs et, dans un froissement de chromes, passa. Le taxi partit
devant nous. Je me demandai si Scotti était un de ces hommes
d’impulsion qui agissent tout de suite ou pas du tout. Sûrement
pas. Il tournait en rond dans un système moral étroit et entrete¬
nait en lui, à la fois, l’esprit d’hésitation et de vengeance.
— Le milicien a eu de la chance, il aurait pu lui tirer dessus,
dis-je à Jansen.
Mais ce dernier eut un mot étonnant :
— Il a fait la guerre, dit-il. La seule chose que les types de ce
genre contrôlent encore un peu, c’est leur flingue...
Le taxi dépassa le Trocadéro. A l’Alma, il prit les quais. Nous
étions menés chez Julienne.
Ce que j’éprouvais à ce moment pour Scotti ne ressemblait pas
du tout à ce sentiment facile qu’on appelle la pitié. Je ne pouvais
pas me voir à sa place, lui jaloux de Julienne, moi de Françoise.
Même si, depuis deux jours, je savais que la jalousie, par ses élé¬
ments les plus physiques, pouvait encore me nouer la gorge et
m’obstruer l’âme, il me semblait que nos souffrances ne se mêle¬
raient jamais. D’abord, il supportait le partage depuis des mois,
ce qui, pour moi, était hors de sens. Ensuite, il parlait de tuer sa
194 La Fosse de Babel
femme infidèle, ce qui se rapportait pour moi à ces solutions imagi¬
naires que propose l’extra-monde. Si votre femme vous trompe, ce
n’est pas cette femme ou son amant qu’il faut tuer, mais vous,
symboliquement. Il vous faut changer de chair et d’âme. Drameille
avait raison. L’extra-monde est bien le monde de la féminité
active, destructrice, invertie. En ce sens, tous ceux qui peuvent
tuer par vanité blessée ou par haine sont des femmes.
Le feu rouge du taxi ne quittait pas notre champ. Le regard
clair, le geste précis, Jansen transformait en énergie calme la
fièvre de la poursuite. Je me disais qu’il n’y avait pas de mystère
dans le cas de Scotti. Il appartenait à ce côté du monde où je
n’avais pas accès, mais que je comprenais. Un monde étrange,
négatif, qui était comme l’envers du monde vrai, et où prenaient
racine toutes les forces du non-sens qui obligent le monde du sens,
pour s’affirmer, à s’affirmer plus encore. Tous les détails conver¬
geaient. L’argent qu’il avait gagné, Scotti l’avait apporté à Julienne
comme un adolescent donne sa paye à sa mère. Il s’en remettait
à elle. Il voulait être entretenu par elle. Mais cet argent versé
aussi à d’Aquila? Je questionnai Jansen.
— Laisse tomber, grogna celui-ci sans bouger, un peu raide.
Le taxi s’arrêta à l’entrée du pont Louis-Philippe. Jansen se
rangea derrière lui, assez loin, sous les arbres du quai.
Nous vîmes Scotti payer et descendre, puis se diriger vers le
pont d’un pas qui nous parut tranquille.
— Il s’est calmé, dit Jansen. Suivons-le...
Sur le pont, Scotti prit le temps d’allumer une cigarette puis,
les mains dans les poches, avança lentement, comme un prome¬
neur. La nuit était claire et tiède. Le silence qui enveloppait les
choses semblait aussi pouvoir accueillir les hommes et recevoir
indifféremment leur tumulte ou leur détresse. En arrivant sous
les arbres du quai de Bourbon, Scotti parut hésiter, et, au lieu de
continuer sa marche vers la maison de Julienne, s’accouda au
parapet. Sans doute nous vit-il venir, car, au dernier moment,
il nous regarda sans surprise.
^ Aucun mot ne fut échangé. Je restai à l’écart. Jansen seul
s’approcha de lui. Côte à côte tous deux fumèrent pendant quelques
instants en silence, en regardant l’eau.
— Tu nous as fait peur, lui dit simplement Jansen.
Puis il prit Scotti par le bras et laissa passer encore un long
moment.
A ma droite, à travers les feuillages déjà fournis, les fenêtres
La Fosse de Babel 195

du quai d’Anjou découpaient d’imprécises lumières. De loin,


j’essayai de retrouver mon ancienne maison. Mais je pensais moins
aux années que j’avais passées là avec Sylvie, pendant la guerre,
qu aux mois qui m’y avaient vu seul, après son départ, avant sa
mort. C’est encore par les souvenirs de la solitude que nous évo¬
quons le mieux ceux de l’amour.
Cependant, Jansen s’était mis à parler à Scotti d’une voix
retenue, qui me parut pleine d’intimité et d’affection, et je préférai
m’éloigner encore. Scotti ne se défendait pas. Ils parlèrent long¬
temps. Seuls, les derniers mots de Jansen me parvinrent :
— Cela ne sert à rien de rester ici. Rentrons, mon vieux Ralph...
Scotti se laissa emmener. Je restai seul.
Je pensai : Si je vais tout de suite chez Julienne de Sixte, je
vais tomber en plein dîner. Ce délai que je m’accordais me rendit
heureux...
On ne se trouve que par paliers. C’est là, quai d’Anjou, pendant
la guerre, que j’ai mesuré pour la première fois de ma vie, près de
Sylvie, puis sans elle, l’importance des ambitions qu’éclaire la
fragilité ou la disgrâce de l’amour. Aucun homme ne s’est trouvé
tant qu’il ne s’est pas attaché corps et âme à une femme et ne
s’en est pas détaché. Mais étais-je attaché corps et âme à Sylvie?
Je le crois. Et à Hélène? A Hélène aussi. Un autre corps et une
autre âme. Peut-on se dire un jour qu’on en a fini de se bâtir une
âme et un corps à l’épreuve des attachements et des passions?
Oui, je crois qu’on peut se le dire. Chercher alors quelle place occu¬
pent, après cette rédemption, les femmes nouvelles. Des femmes
comme Marie, comme Françoise. Toutes les femmes.
Sur la façade de la maison, dont le brun lugubre défie la suie
du temps, je retrouve ces détails géométriques qui me frappent
d’abord et que je retiens toujours, la dissymétrie des deux fenêtres
en arceau et à fronton qui encadrent la vieille porte cloutée dont
il fallait toujours sceller de ciment frais les gonds énormes. Mes
fenêtres sont closes. Aucune lumière n’en filtre. Du parapet mouillé,
l’on découvre l’étroite berge sur laquelle souvent, les soirs d’été,
je descendais avec Sylvie. Sur l’eau noire et presque immobile du
chenal, qui fait à ces images un fond triste, je revois sa démarche
cambrée, son regard fier d’Espagnole, son corps désirable, et
pourtant, comment l’oublier, le désir était mort. La mort du désir
que l’on ressent pour un être est-elle plus importante, plus déci¬
sive, que la mort de cet être même? Vaine question. Dans la vie,
tout est important et décisif, et rien ne l’est. Qu’importent les
196 La Fosse de Babel

êtres et qu’importe la mort? Il y a toujours une vie au-delà de la


vie, et il faut toujours que tout avance. Je trouve bon que ce soit
ici, ce soir, en cet endroit où j’ai tant aimé et où vit encore de moi
tant de souffrance diffuse, que prenne place cette méditation sur
la renaissance perpétuelle de l’amour. Ici, où j’ai si souvent ressenti
le désir comme une torture, j’ai appris pour la première fois que
ce n’est pas le désir qui compte, ni son cortège sans fin de plaisirs
et de pleurs. Qu’est-ce que le désir? Un simple exercice de l’être,
et il ne crée en nous une ouverture béante et sombre que pour
qu’elle soit remplie d’autre chose que lui. Il y a, dans les profon¬
deurs plutoniennes du monde, une volonté puissante de spasme,
toujours renouvelée, mais la science millénaire des âges conduit
à ceci : le spasme, en lui-même, n’agit que dans l’horizontal, et
c’est le vertical qui nous incombe. Se distancer du désir, ce n’est
pas le détruire, c'est en faire l’élément fondamental de la suprême
alchimie. Et d’ailleurs, pourquoi parler seulement de désir?
C’est, un mot souillé de la perpétuelle humidité des femmes. Les
homi. es ne devraient pas parler de désir, mais d'ardeur, car
l’ardeur est déjà de la nature sèche et montante du feu. Il y a dans
l’amour deux choses, et deux seulement : un besoin de possession
d’autrui, qui n’est méprisable que s’il se tient pour autre qu’il est,
et une école de connaissance, c’est-à-dire un besoin de possession
de soi, qui ne peut se satisfaire qu’en culminant dans le don uni¬
versel. Toutes les ruses éventées et infaillibles de l’amour, sa
psychologie quasi rituelle, son mécanisme clair : Tu me fuis, je
te poursuis, ou bien : Tu me fuis, je fais semblant de ne pas te pour¬
suivre, et c'est toi à ton tour qui me poursuis, ne sont que des jeux
enfantins inchangés depuis l’aube du monde et par quoi tourne
en rond un triste manège pédagogique dont l’âme à tout prix doit
sortir. Peut-être ne peut-on pas aimer sans avoir l’air de concéder
à l’autre un minimum d’obéissance à l’antique règle du jeu.
Peut-être. Je ne sais pas. Le corps cherche toujours à commander.
Et cette règle est la sienne. L’ultimatum que j’ai déposé avant-
hier chez Françoise, ce n’est pas moi qui l’ai rédigé et remis,
c’est mon corps. Peut-être la conversion d’autrui doit-elle, après
xa notre, prendre ces chemins battus. Je rêve d’une femme aussi
belle et aussi désirable que Françoise et dont la conversion serait
accomplie. Et c’est parce que j’en rêve que mon esprit et mon âme
savent depuis toujours, sans humiliation, que cet ultimatum n’est
rien, et que si Françoise ce soir n’appelle pas, c’est moi qui l’appel¬
lerai. Là encore, j’obéirai à la règle. Je ferai semblant de lui obéir.
La Fosse de Babel 197
Mais ce sera une obéissance savante, qui ne se donnera pas pour
but une victoire étroite. Dans ce monde qui se défait, il n’est pas
d’îlot tranquille où la vanité soit à l’aise. Point de victoire proche
non plus, bien que tout instant soit victoire. Étrange chemin, où
l’esprit et le corps ont chacun leur science I La science de l’esprit
témoigne, contre l’amour, de la dérision de tous ses jeux. Mais la
science du corps va plus loin puisqu’elle fait de cette dérision une
sagesse.
DEUXIÈME PARTIE
Il me vient en l'esprit que Von ne doit pas
considérer une seule créature séparément,
lorsqu’on recherche si les ouvrages de Dieu
sont parfaits, mais généralement toutes les
créatures ensemble : car la même chose qui
pourrait peut-être avec quelque sorte de rai¬
son sembler fort imparfaite si elle était toute
seule, se rencontre très parfaite en sa nature
si elle est regardée comme partie de tout cet
univers.
DESCARTES.

33. Drameille et l'abbé d'Aquila discutent de façon socratique sur


la notion de a prolétariat ».

De l’abbé d’Aquila, je me suis dit parfois qu’il était ce que j’eusse


pu être si mon désir des femmes et mon besoin d’écrire ne m’avaient
parfois détourné de la pensée constante de Dieu : un mystique
spéculatif ayant fini de raisonner. Un homme de silence et d’immo¬
bilité, et pourtant remué, dans ses profondeurs, par les problèmes
de la connaissance et de la souffrance comme peu d’hommes le
furent jamais. Ainsi qu’il arrive aux êtres qu’on croit les moins
terrestres, les plus détachés, ce fut, à la fin, sa propre souffrance,
sa souffrance physique, qui le révéla le mieux, tant il est vrai
qu’ici encore c’est le corps qui pose les problèmes ultimes. De cette
souffrance pourtant il ne parla jamais. C’est qu’il croyait à la perpé¬
tuité du mal, mais aussi à l’éternité de la gloire. Et qu’est-ce que
le perpétuel devant l’éternel?
Sur une haute et dure charpente de montagnard alpin, l’abbé
202 La Fosse de Babel
d’Aquila élevait une tête d’athlète grec, aux boucles sèches et aux
yeux clairs. La soutane flottait sur ce bâti anguleux et amincissait
encore le corps peu flexible, dont les muscles depuis longtemps
avaient fondu. Seule la poigne avait gardé son ancienne vigueur
sportive et demeurait ferme et même redoutable. La peau du visage
était translucide, presque nacrée. L’homme était mâle sans être
rude. Mais ce qui distinguait surtout l’abbé d’Aquila, c’était, dans
son regard, un mélange de timidité et de confiance, comme chez
les enfants doués. Sous la visière saillante des orbites, qui annon¬
çait un don d’observation peu commun, celui de l’homme d’action,
qu’il n’était plus, cette douceur posait un problème attachant.
On commençait à comprendre l’abbé d’Aquila si l’on savait
comment, vers 1945, au sortir du séminaire, il avait voulu, comme
tant d’autres, christianiser le marxisme et s’était fait embaucher
comme docker au port du Havre, où il était resté trois ans. Il est
devenu banal de rappeler que le prolétariat, dans son dénuement,
apparut alors à de jeunes prêtres quelque peu enclins au maso¬
chisme comme une sorte d’image manifeste du Christ, et en tout
cas le lieu privilégié de l’incarnation la plus basse et par consé¬
quent la plus avancée. Il en est cependant du Christ et du prolé¬
tariat comme du plein absolu et du vide absolu, que tout sépare
et rien ne distingue. Dans le Christ toutes les vocations s’accom¬
plissent. Elles s’y fondent. Dans le prolétariat aucune vocation
ne s’accomplit. Elles y restent fondues. Tout le secret de l’apostolat
ouvrier est alors de voir ce vide comme l’inversion toujours réver¬
sible d’un plein, c’est-à-dire le produit d’un excès d’amour sans
emploi. Cette expérience de l’abbé d’Aquila échoua pour deux
raisons. D’abord parce qu’il était dans sa nature d’échouer, l’amour
appartenant à l’ordre du vertical, et la masse, en tant que masse,
et malgré l’apparence, à celui de l’horizontal. Ensuite parce qu’il
fallait que le jeune prêtre, dès le début de sa vie, fût armé contre
les impulsions mondaines et le souci des attitudes, fussent-elles
oblatives, et contre son besoin de victoire. Il est bon que les esprits
justes prennent conscience le plus vite possible de cette vérité
lumineuse, trop tranchante pour être facilement reçue : le monde
invisible gagne toujours, le monde visible jamais. Dans ce besoin
des jeunes prêtres-ouvriers d’aller au nombre, et au nombre le
plus misérable et le plus délaissé, les calculateurs politiques discer¬
naient, à 1 époque, une volonté conquérante, et les psychologues
subtils une humilité trop fière de soi. En marge de ces apprécia¬
tions futiles, on peut se demander si ces jeunes gens ne suivaient
La Fosse de Babel 203
pas surtout la mode superstitieuse du siècle, pour lequel des mots
comme classe ouvrière, révolution, prolétariat, sont tout chargés
d’attraits magiques. Il y a quelque sorcellerie dans l’usage que
notre époque fait de certains mots. On y fait culminer toutes les
misères, toutes les puissances, toutes les vertus. A ce moment de
sa vie, l’abbé d’Aquila n’était pas encore devenu cet homme pro¬
fondément réfléchi qui devait étonner Drameille et Poliakhine
par la force de sa méditation et l’extrême hauteur de son savoir,
et il était plus pressé d’aller au cœur du monde qu’à celui des
idées ou des mots. Drameille fit sa connaissance vers 1948, et
certaines de ses paroles furent déterminantes dans le déclenche¬
ment de la crise du jeune prêtre. Il se montra d’abord tout étonné
du caractère sentimental de cette vocation.
— Je ne comprends pas, fit-il, très abrupt. Vous aimez le travail
manuel ?
L’abbé contempla ses mains meurtries.
— Non, dit-il.
— Alors, vous êtes communiste? Vous adhérez au Parti?
D’Aquila lui jeta ce regard effarouché que nous apprîmes plus
tard à aimer :
— Mais non, dit-il encore.
La réputation de Drameille le pétrifiait.
— Je persiste à ne pas comprendre, dit celui-ci avec une méchan¬
ceté voulue et qui était bonne à toutes fins, pour exalter les forts
et achever les faibles.
L’abbé voulut prétendre qu’il fallait justement aller au « prolé¬
tariat » sans passer par le Parti. Mais Drameille, en pareil cas,
aimait bien obtenir des définitions.
— Qu’est-ce donc, de votre point de vue, que le prolétariat?
D’Aquila rougit. Il n’avait pas de point de vue. Pour lui était
prolétaire celui qui ne possédait rien.
— Vous voulez dire : pas d'argent? insista Drameille. Car ils
ont une tête, des bras et des jambes, comme tout le monde.
D’Aquila approuva.
— C’est la définition courante, dit Drameille : ceux à qui l’on
ne donne, en contrepartie de leur travail, rien de plus que ce qui
est nécessaire pour entretenir, au jour le jour, la possibibté de ce
travail lui-même...
D’Aquila, un peu perdu, acquiesça encore, mais Drameille
avait son idée, et une sorte de dialogue socratique s’engagea.
— Selon vous, par conséquent, dit Drameille, l’ouvrier suisse
204 La Fosse de Babel

ou suédois, qui épargne de l’argent, cesse d’être un prolétaire?


— Assurément, dit d’Aquila.
— On pourrait même le traiter de bourgeois, dit Drameille,
tant le fait de posséder quelque chose le rend conservateur et
amorphe. Pourtant une chose me gêne. L’expérience révolution¬
naire la plus constante enseigne que le prolétariat le plus proléta¬
rien, celui qui ne possède rien, vraiment rien, est lui aussi complè¬
tement amorphe. On ne peut rien en tirer.
— C’est le Lumpenproletariat, dit d’Aquila, qui avait quand
même fait ses classes.
— Le prolétariat qui vous intéresse se situe donc entre ces deux
couches, constata Drameille. Entre ceux qui n’ont rien, absolu¬
ment rien, et ceux qui ont déjà assez, ou plutôt quelque chose.
C’est un niveau difficile à saisir.
— Certes, dit d’Aquila.
— Cependant, si j’ai bien retenu l’enseignement des maîtres,
c’est à ce niveau plein de mystère que naît la conscience de classe..
Curieuse métamorphose du manque d’argent. J’ai entendu dire
que la quantité se transformait en qualité. Le manque de quantité
aussi. Admettons-le... Mais comment, dans cette genèse fort
claire, vais-je réussir à introduire ces agitateurs révolutionnaires
fort nombreux, tel Marx lui-même, venus au contraire des classes
riches et qui eux, au départ, ont trop d’argent? Ils ont aussi la
conscience de classe. Je dirais même qu’ils sont les premiers à
l’avoir et à proclamer qu’ils l’ont. C’est une première difficulté.
Avant de vous la soumettre, il me faut pourtant en ajouter une
seconde. Je suppose que dans le Lumpenproletariat amorphe,
vous rangez aussi ces intellectuels affamés et inadaptés qui, eux
non plus, ne possèdent rien...
— Pas du tout, protesta d’Aquila, qui pouvait se sentir mécham¬
ment visé.
— Je ne comprends pas, constata Drameille. Voudriez-vous dire
que parce qu’ils ne sont pas des ouvriers, ils ne sont pas non plus
des prolétaires?
— C’est une catégorie spéciale du prolétariat, dit d’Aquila.
Le prolétariat intellectuel.
— J’aime les catégories, dit Drameille. En fait, ces intellectuels
prolétaires et révoltés me paraissent se rapprocher singulièrement
des intellectuels bourgeois et révolutionnaires dont je parlais
aussi à l’instant même. Or ce n’est pas l’argent qui les réunit, ni
l’absence d’argent. Quoi donc?
La Fosse de Babel 205
— Je vous vois venir, dit d’Aquila.
— Une idée, dit Drameille. C’est une idée révolutionnaire qui
les unit, une idée au-delà des idées reçues... Peut-on l’admettre?
— On le peut.
— Je l’admets donc... Mais, si cela est vrai, est-ce que, finale¬
ment, au lieu de ranger les hommes en prolétaires et non-prolé¬
taires, il ne conviendrait pas plutôt de reconnaître qu’il y a des
hommes à idées et des hommes sans idées, ou encore mieux des
hommes à idées singulières et des hommes à idées banales?
— Peut-être.
— Et même les vrais prolétaires ne seraient-ils pas justement
des hommes à idées banales? Car n’est-ce pas ne posséder rien,
absolument rien, que posséder les idées de tout le monde? Et
n’est-ce pas dès lors tout à fait à tort que l’on a pris comme index
du prolétariat le manque d’argent alors qu’il paraît exister dans
le monde un manque bien plus radical, que l’excès d’argent lui-
même ne saurait combler? Du point de vue des idées, ne peut-on
dire par exemple que le banquier qui lit le Times ou l’industriel
qui lit le Figaro sont aussi des prolétaires, et même des pro¬
létaires avant tout? Est-ce que je vous parais jouer sur les
mots?
— J’admets que non.
— Voilà dono une nouvelle définition du prolétariat. Et l’on
s’aperçoit tout de suite qu’elle est beaucoup plus riche que l’autre
en implications dialectiques. Il existe dans toute société, comme
dans tout mélange d’énergies matérielles, une tendance perma¬
nente à l’uniformisation, à la banalisation des états, qui obéit à
ce qu’on appelle en physique la loi de l’entropie croissante. Que
diriez-vous si je définissais comme suit le marxisme : une doctrine
à la fois scientifique et généreuse qui propose que cette banali¬
sation sociale se fasse au plus haut niveau?
— Je l’admettrais aussi.
— Vous auriez raison, car c’est dans la mesure, à mon avis,
où le marxisme se pose consciemment en théorie de l’entropie
sociale qu’il est une doctrine ouverte, infaillible et géniale. Cepen¬
dant il ne faut pas se dissimuler que la vie non matérielle est au
contraire une révolte contre l’entropie. Les hommes sont ainsi
faits que la cohésion parfaite les rebute et qu’ils se cherchent
toujours des lignes de divergence. Je n’ai rien — vous non plus
sans doute — contre une société où tout le monde va être
milliardaire et où vont se trouver supprimés, nous dit-on, tous
206 La Fosse de Babel
ces professionnels de la division que sont les prêtres, les politiciens,
les propriétaires et les soldats. Je n’ai rien contre elle, sauf que
tous ces milliardaires risquent de s’ennuyer jusqu’à devenir
féroces et vont tous, forcément, essayer de sublimiser honora¬
blement cet ennui en devenant artistes. Il n’y a rien de plus
discordant que l’art et de plus agressif que ses querelles. Et pas
seulement l’art. L’homme est un animal instable et exigeant qui
veut toujours unir ce qui est séparé et séparer ce qui est uni.
Pour qu’il en fût autrement, il faudrait, en l’homme, tuer l’enfant
et les exigences sans fin de l’ignorance et de l’innocence. Il faudrait
multiplier à l’infini le sacrifice d’Isaac. Est-ce cela que vous
voulez? Est-ce que la révolution finale du communisme va prendre
l’aspect de l’acte d’Abraham décidant d’égorger son fils pour
empêcher que ce fils se révolte? Ou bien, au contraire, est-ce que
votre fraternité universelle exige d’abord l’abolition de la pater¬
nité? Plus de fils, rien que des pères? Ou bien plus de pères, rien
que des fils? Je sais bien que certaines sectes gnostiques pensent
qu’à la fin le Fils ne remonte au ciel que pour supprimer une
bonne fois le Père. Mais c’est au ciel.
— Restons sur terre, dit d’Aquila, et agissons à vues terrestres.
— A courtes vues, dit Drameille.
— Selon notre foi et nos moyens.
— Mais avec une humilité et un entrain également excessifs.
Est-ce par humilité qu’au lieu de prêcher le prolétariat dans son
ensemble, ainsi que nous venons de le dire, vous vous contentez
d’une partie seulement de ce prolétariat?
D’Aquila ne répondit pas.
— Exactement la même que prêche le parti communiste?
insista Drameille.
— Pourquoi non?
— Pourquoi non en effet? Mais cette partialité d’une part,
cette coïncidence de l’autre doivent bien avoir un sens.
— Je vais au point le plus malade et le plus agissant.
— Le plus malade? En quoi, du point de vue spirituel, le ban¬
quier est-il moins malade que l’ouvrier? Le plus agissant? Il
faudrait me donner votre définition de l’action. Je conçois fort
bien que le marxisme politique, qui veut la révolution sociale,
fasse passer la philosophie après la tactique, et choisisse comme
instrument, dans l’ensemble du prolétariat, le prolétariat des
biens matériels, qui est le plus facile à exciter. Mais vous, vous ne
cherchez pas à exciter l’envie d’argent. Au contraire. Vous prêchez
La Fosse de Babel 207
que l’argent est un obstacle à l’entrée au royaume des deux...
— En effet.
— Par quelle curieuse contradiction en venez-vous dès lors à
dire, quand vous disputez aux communistes cette clientèle ouvrière,
que l’aspiration spirituelle ne peut naître qu’une fois satisfaite la
revendication matérielle?
— Pourquoi ne le dirions-nous pas, fit d’Aquila, puisque, dans
une certaine mesure, c’est vrai?
Pourtant, il se sentait un peu gêné : les saints sont pauvres.
— Vous m’étonnez beaucoup, dit Drameille. Quelle mesure?
— Ni trop, ni trop peu.
— Vous m’étonnez encore plus. Qui donc a dit : Soyez chaud
ou soyez froid, mais pas tiède?... Faut-il penser qu’il y a dans
votre tactique une part de ruse?
— Ce mot ne me convient pas.
— Disons alors de ruse inconsciente.
— Ce mot me convient moins encore.
Drameille regarda d’Aquila d’un air chagrin :
— Vous voulez donc réellement ce que certains appellent la
justice sociale?
— Certes.
— L’abondance pour tous? La surabondance?
— En effet.
— Voilà le point. Comment pouvez-vous réclamer tout cela avec
mesure alors qu’il est dans son essence de n’en pas avoir? Parti
de l’aspiration spirituelle qui est, par nature, infinie, vous abou¬
tissez à la revendication matérielle qui est, par nature, égale¬
ment infinie, et qui exclut la précédente, mais, pour éviter de
choisir, vous limitez la seconde et reportez la première. Est-ce, à
nouveau, un excès d’humilité? Je cherche la racine de toutes
ces contradictions et je la trouve en ceci : vous voulez rendre
manifeste la communion des saints. Vous voulez que la commu¬
nion des saints, qui opère dans l’invisible, se marque aussi dans
le visible. Êtes-vous si peu sûr de la sainteté que vous ayez besoin,
en quelque sorte, de la rendre palpable elle aussi? Et parce qu’on
a fait du travail une marchandise, est-ce une raison de faire de la
sainteté une marchandise aussi? En vérité, ce n’est pas impuné¬
ment qu’on se perd dans les masses. On ne résout pas leurs pro¬
blèmes, ils s’ajoutent aux nôtres. De deux choses l’une, ou bien
c’est cette surcharge que vous cherchez, et que vous aimez, mais
alors reconnaissez-le et ne prétendez pas en plus au succès social,
208 La Fosse de Babel
ou bien vous réclamez aussi ce succès, vous en faites une fin en soi,
et alors, je vous le dis, vous trahissez l’esprit, et vous le trahissez
dans les conditions les plus humiliantes puisque vous n’êtes qu’un
suiveur des communistes, et même pour vos prolétaires, pas seule¬
ment un suiveur mais un profiteur : vous êtes celui qui vient pondre
ses œufs dans un nid qui n’est pas le sien. Je vais vous dire le
fond de ma pensée : vous aimez cette humiliation. Vous aimez
l’humiliation même. Vous n’affrontez les contradictions de la
misère sociale que pour flatter la misère de votre propre contra¬
diction. Certes, je dénie aux chrétiens réactionnaires le droit de
vous juger. C’est en chrétien avancé que je parle. Mais j’affirme
la nécessité de l'autonomie d’un tel chrétien. N’abaissez pas votre
intelligence. Séparez-la. Les revendications matérielles ne sont
pour les communistes qu’une ruse de guerre destinée à exalter
l’esprit de haine et de combat. Au moins cette ruse honore-t-elle
l’intelligence. Vous, pour dissimuler le masochisme et la partialité
de votre jeu, vous faites de ces mêmes revendications une fin en
soi, vous les présentez au nom de la charité et de la bonté. On
dirait que vous vous figurez que le parti bolchevik se bat pour
donner aux masses le confort suisse ou le standing suédois. Est-
ce que vous ne voyez pas qu’il fait au contraire ce que vous ne
faites plus, et qu’il transcende, lui, cette misère au nom d’une
idée du destin et de l’homme, de la puissance humaine? C’est
lui qui est fidèle à l'idée. Vous êtes en état de péché contre
l’esprit, Monsieur l’abbé!...
Bien qu’elle tombât d’une bouche auguste, cette condamnation
ne fit pas de d’Aquila un homme accablé. Il n’en avait d’ailleurs
pas entendu la fin. Son attention s’était arrêtée sur un mot
prononcé par Drameille, le mot surcharge, et s’y était bloquée.
Oui, ce mot était juste. D’Aquila l’acceptait. Il se chargeait de
problèmes d’autrui sans se décharger des siens. Mais soulageait-il
réellement autrui? Il fallait l’espérer.
L’air absent de d’Aquila ne manqua pas de frapper Drameille,
qui tomba d’instinct sur le mot juste :
— Vous cherchez une épreuve. Un rachat.
— Peut-être, dit d’Aquila.
Il sourit. Sa seule défense était la pudeur. Mais ce fut ce sourire
qui, par un étrange paradoxe, le rendit inquiet. Qu’exprimait-il
d’autre qu’une incertitude acceptée? D’Aquila se rendit compte
qu’il n’était sûr de rien. Par quelles voies mystérieuses prétendait-il
alléger les fardeaux terrestres? Fallait-il aimer aussi pour eux-
La Fosse de Babel 209

mêmes ce mystère, cette incertitude? Fallait-il renoncer à recevoir


les preuves tangibles d’une quelconque efficacité, et aimer ce
renoncement?
La tristesse de d’Aquila, à ce moment, eût pu désarmer Dra-
meille si celui-ci eût été moins déterminé à jouer jusqu’au bout
son rôle d’instructeur.
— Eh bien, là non plus je ne suis pas d’accord, dit-il, et cette
fois d’Aquila tressaillit.
De sa main menue mais nerveuse, Drameille saisit le bras puis¬
sant du prêtre. C’était de sa part beaucoup plus qu’un geste de
sympathie protectrice.
— Retenez bien ceci, lui-dit-il d’une voix ardente. Dans ce
siècle où les hommes meurent comme des mouches, c’est une chose
trop quotidienne que la souffrance pour qu’on ne la regarde pas
avec dégoût. Le christianisme est perdu s’il se contente d’être une
religion de sacrifice, de privation et de refus. Ne prêchez pas la
souffrance, ni la vôtre, ni celle des autres, ni celle du Christ. Le
monde en déborde déjà. Prêchez la conquête et la victoire! C’est
de victoire que l’homme a faim! Et ne confondez pas! la victoire
de l’homme, pas celle de la société! Revenez aux sources. La société
n’est que matière et la matière est maudite. Elle n’est faite que pour
obliger l’homme à vaincre la malédiction. Distancez-vous! Soyez
neutre! La révolution n’a pas plus de droits que la contre-révo¬
lution. Retrouvez l’ntelligence dont vos maîtres ont perdu les
clefs. Ils ont voulu la communiquer trop tôt à tous, et ils l’ont
perdue. Ce n’est pas parce que vous la garderez invisible qu’elle
sera inopérante, au contraire. Sur l’autel du monde, c’est l’intelli¬
gence invisible qui célèbre le vrai sacrifice!...
Ces mots brûlèrent d’Aquila comme un fer.

34. Le mot de sainteté ne se laisse pas employer aisément.

Au cours des vacances qui suivirent, l’abbé d’Aquila, brusque¬


ment désireux de se retremper dans la théologie et l’apologétique,
décida de participer à une retraite de quinze jours dans une insti¬
tution spécialisée du Midi. Une cinquantaine de prêtres étaient
groupés là, par périodes, sous la direction d’un Père à la voix
rapide et au souffle puissant, qui se délivrait, par un excès d’élo-
210 La Fosse de Babel
quence, des rigueurs d’une vie ascétique. Le temps était rempli :
tous les jours, quatre conférences de deux heures, plus les offices.
Personne ne se plaignait de ce surmenage. Très vite, pourtant,
l’accumulation des mots, au lieu de produire sur d’Aquila un effet
envoûtant, découragea son appétit. On parlait beaucoup du Sacré-
Cœur dans ces assises. C’était plus facile que de parler de Teilhard
de Chardin. Et, avec l’accent alsacien du Père et son débit emporté,
on y parlait aussi beaucoup et presque à toutes les phrases, de
bidibine, ce qu’il fallait traduire par vie divine et donnait un sens
familier aux mystères de Dieu. En plein désordre d’esprit, d’Aquila
se demanda s’il aimait cette familiarité-là, conclut que non, s’en
voulut de cette déviation aristocratique, tomba malade, et finit
par quitter l’institution un matin à 5 heures, par le premier
car, sans avertir personne. L’aurore le trouva assis devant la
table poisseuse d’un café de campagne, près d’une gare perdue.
Le soleil se levait sur les collines humides, chargées de lourdes
récoltes. D’un bord à l’autre, le ciel se drapait de couleurs écla¬
tantes, qui disaient la gloire de Dieu. D’Aquila écrivait à Dra-
meille.
Il revint au Havre. Le curé de la paroisse suburbaine où il était
pris en charge était un homme aimable et sans façon, un de ces
ecclésiastiques ventrus qui portent aux dîners de famille des gens
riches, dans les plaines normandes, un air d’intelligence attendrie
et de rondeur un peu servile. Il aimait bien d’Aquila, qui touchait
sa curiosité. Les vicaires étaient indifférents ou vaguement hostiles.
Ils s’occupaient beaucoup de basket-ball et d’œuvres militantes
et étaient tout baignés de christianisme vertueux. Peut-on appeler
incident le fait minuscule qui se passa au presbytère le lendemain
même du retour de d’Aquila et qui resta inaperçu de tous? Ce
soir-là, sans intention particulière, on parla au dîner des élections
locales, comme on eût parlé des fouilles archéologiques du Vatican
ou des missions chinoises, ou de toute autre actualité. Le premier
vicaire était un homme jeune et disert en tactiques sportives, qui
eût aimé, par simple jeu, que l’archevêché fût l’arbitre des factions.
D’Aquila le regarda avec un étonnement sur lequel tout le monde
se méprit.
— Mon Dieu, fit le curé qui s’attendait au pire, vous n’allez
tout de même pas me dire que vous allez voter pour les commu¬
nistes?
J® ne pensais même pas à voter, dit d’Aquila, la voix trop
brève.
La Fosse de Babel 211

Le curé resta perplexe. Tout son air de contentement replet


avait disparu.
Le vicaire, lui, souriait :
— Cela s’appelle du quiétisme, dit-il avec gentillesse.
Il débordait de bonté facile, encourageante, exemplaire. D’Aquila
qui avait passé toute son adolescence à désarmer sa haine contre
cette bonté-là, et qui vérifiait, dans cette rencontre, y être mal
parvenu, faillit se mettre en colère pour la première fois de sa vie.
Il en fut si dépité, qu’il pensa : Le seul service que l’Église visible
pourrait encore rendre au monde serait de s’écrouler noblement.
Le même soir, avant de s’endormir, il médita sur cette pensée.
Elle ne lui parut pas excessive. Ce fut alors qu’il décida de rentrer
à Paris.
Cinq ans plus tard, vicaire à la porte de Choisy, qu’était devenu
l’abbé d’Aquila? Un homme étrange et secret, tantôt effacé, tantôt
d’une insupportable présence, mais dont les éclairs foudroyaient
sans blesser. Cinq ans de réflexion profonde en avaient fait un
homme qui parlait peu, agissait moins encore. Drameille disait :
Un des maîtres de l’Église invisible, un saint, s’il peut en exister
déjà, le nouvel homme. Il ne voyait pas en lui le réformateur, mais
la Réforme même. Ramené à mes propres repères, d’Aquila m’appa¬
rut tout de suite comme la face claire de la science de Dieu dont le
Père Carranza avait été jadis la face sombre. Tous deux voyaient
Dieu partout, dans le bien comme dans le mal, et disaient oui à
tout. Tous deux manifestaient la même puissance infinie de médi¬
tation. Tous deux surtout mettaient au plus haut le mystère de
l’âme et disaient avec Maître Eckhart : L'âme ne peut rien tolérer au-
dessus d'elle, pas même Dieu, ou encore : La partie la moins noble
de l'âme humaine est plus noble que ce qu'il y a de plus élevé dans le
ciel. Tous deux annonçaient la religion de l’avenir, faite de connais¬
sance et non de morale, de hardiesse et non de peur, d’offrande et
non de rachat. Mais le Père, qui prophétisait d’abord le déluge,
était encore du côté de la passion de l’homme et de sa descente
aux enfers, tandis que l’abbé, qui voyait aussi l’alliance, était déjà
du côté du couronnement de l’homme et de sa gloire au-delà du
ciel. Le Père était un être d’éveil et de destruction, qui aimait le
sarcasme et cherchait le scandale. Il disait : La souffrance du monde
est le remords de Dieu. L’abbé était au contraire un être d’accueil et
de résurrection, qui aimait le silence et trouvait l’émerveillement.
Il disait : L'intelligence de l'homme est la gloire de Dieu. Pour le
Père, le chemin de l’adoration passait par la révolte et une sorte
212 La Fosse de Babel
de défi jeté au mystère du meurtre et de la mort. Pour l’abbé, ce
même chemin passait par la confiance et une sorte de pari tenu sur
la clarté sans limites de la renaissance et de la vie. Comme il était
de santé fragile et tombait souvent malade, on avait fini, dans son
ministère quotidien, par le décharger des tâches de routine : il
y prenait d’ailleurs trop de libertés. On le disait incapable de
s’occuper des équipes sportives et des différents groupes parois¬
siaux : il en convenait. On le réservait donc pour les cas difficiles,
où l’usage n’existe point. Son heure de catéchisme était en général
occupée par quelque improvisation philosophique fortement
déduite que les enfants écoutaient comme un conte de fées, un
dialogue d’égal à égal entre Dieu et l’homme, en présence de la
terre, du soleil et des étoiles. Il ignorait le paradis et l’enfer. Dans
les débuts, avant de commencer à parler, il passait de long en
large devant les enfants, et, d’un air de terrifiante froideur, sans
même croiser leur regard, il envoyait au lavabo de la sacristie ou
à la fontaine de la cour tous ceux qui s’étaient mal lavés. Cette
froideur, il la ressentait réellement. La saleté le glaçait. Il eut très
vite les enfants les mieux tenus, les plus attentifs. Le soir, ils
revenaient le trouver pour se faire expliquer leurs devoirs de calcul.
Avec cela, jamais de familiarité. A peine voulait-il retenir leurs
noms. Pour les appeler, il disait : Toi. Son poids sur les êtres était
tel qu’on l’envoyait dans les familles hostiles. Des malades inconnus
le demandaient. Il douta longtemps si cette responsabilité ou cette
faveur n’était pas une récompense indue, qui venait nourrir son
orgueil. Mais il ne ressentait aucun orgueil et chassa cette idée
compliquée. D’ailleurs, il s’intéressait peu aux êtres. Je m’intéresse
à l’âme, disait-il, non aux âmes. Sauf dans les cas graves, les confes¬
sions le rebutaient, et, sans le vouloir, mais par la seule vertu de
ses propos et de ses silences, il rebutait de son côté les petits péni¬
tents habituels, les abonnés, qui partaient ailleurs. Toujours
comme Maître Eckhart, il disait : La créature pécheresse n'existe
pas. Cependant, chaque célébration de messe le laissait rompu.
La moindre parole, la moindre démarche. Que se passait-il? Cet
état d adoration perpétuelle où il vivait semblait décomposer sa
chair. Ce tremblement intérieur dont il était saisi, cet état d’absence
où on le voyait perdu et par quoi, en réalité, sa pensée équarrisait
ses lignes, régénéraient son esprit et abattaient son corps. Mais
peut-être aussi, par un juste et compensateur avantage, fallait-il
voir là le secret de la paix qu’on lui laissait dans le monde et de la
réussite qu’il y connaissait. Vus de l’extérieur, cette disponibilité
La Fosse de Babel 213
mal assurée sur ses bases, mais patente, ce dévouement passif,
jamais offert, jamais refusé, s’enveloppaient d’une sorte de gau¬
cherie sans rudesse et d’une spontanéité sans flamme qui les
dépouillaient même du besoin d’être reconnus et aimés. Cette
gaucherie n’était qu’apparence. Dès qu’il parlait elle s’effaçait.
Mais peut-être, sans cette vertu insolite et contraignante, eût-il
rencontré le sarcasme des intelligents petits voyous du quartier
d’Italie. Or les petits voyous venaient vers l’abbé. Personne ne se
demandait pourquoi il les rendait encore plus gauches que lui.

35. En présentant son idée de groupe, Drameille définit le « commu


nisme sacerdotal ».

La semaine qui suivit mon retour de Genève et ma visite chez


Pirenne fut marquée d’événements si divers, si précipités, si
décousus, que je ne ressens aucune envie d’en présenter un compte
rendu fidèlement chronologique. Aussi vais-je d’abord parler de la
fondation du groupe qui nécessita plusieurs discussions en appa¬
rence fort désordonnées mais en réalité puissamment orientées
par l’infaillible dialectique de Drameille. Ce n’est qu’ensuite que
j’en viendrai aux incidents qui accompagnèrent le départ de
Scotti pour New York, mon entrée chez Frieden, et les débuts de
ma liaison avec Françoise. Ce fut une semaine bien remplie.
Je fis la connaissance de d’Aquila au cours d’un déjeuner qui
nous réunit, Drameille, Poliakhine, l’abbé et moi, dans un petit
restaurant hispano-arabe de la rue de Provence, tout près de l’un
des domiciles clandestins de Drameille. Là, je compris tout de suite
pourquoi Drameille avait attendu mon retour en Europe pour
s’occuper du groupe. S’il comptait sur d’Aquila pour me convaincre,
il comptait bien davantage encore sur moi pour convaincre
d’Aquila.
Pendant que Drameille parlait, d’Aquila le regardait avec une
attention appliquée. Sans l’avoir cherché, le jeune abbé était
devenu le pôle d’attraction de quelques dizaines de prêtres et de
moines dont certains venaient, comme lui, de la Mission de France.
Drameille voyait là un des noyaux de la future Église. Encore
fallait-il réunir ces hommes, leur proposer une action unie. Ce
projet avait déjà fait l’objet de projets infinis :
214 La Fosse de Babel
— Je ne comprends pas, disait Drameille. Vous êtes un prédi¬
cateur extraordinaire et vous ne prêchez pas.
— La parole entraîne sans convertir.
— Pas la vôtre.
D’Aquila souriait avec gentillesse :
— Il y a quelques années, quand nous nous sommes connus,
vous me conseilliez le silence.
— Je vous ai dit de ne plus prêcher la souffrance et la privation
mais la victoire, de faire de la croix non plus le symbole de la
passion mais de la connaissance. Qui pourrait s’en charger aujour¬
d'hui mieux que vous?...
Que voulait Drameille? Que d’Aquila rédigeât et proclamât
avec ses amis les Thèses de la Nouvelle Rome. C’était un acte
décisif. D’emblée, on réclamerait le rétablissement de la hiérarchie
des castes, afin que les prêtres fussent mis à la première place, les
guerriers à la seconde et les technocrates seulement à la troisième,
qui est la leur. Ensuite, on rejetterait, à titre symbolique, les trois
vieilles règles d’obéissance, de pauvreté et da chasteté, et cela
pour la seule raison que l’Église en faisait des règles. L’obéissance,
la pauvreté, la chasteté sont des puissances de l’esprit dont l’Église
a fait des servitudes du corps. Drameille situait la force de l’âme
au-delà de la satisfaction des sens et non en deçà. C’était attacher
trop d’importance au corps que de prévoir des règles contre lui.
Et certes, la révocation de celles-ci ne posait pas à d’Aquila plus
de problèmes que leur observance. Il était pauvre et chaste et
obéissant par nature, sauf à rendre brûlante en lui la lettre des
dogmes et à l’effacer sous cette flamme. Mais on ne pouvait pas
fonder une éthique nouvelle sur ce cas singulier. Que d’Aquila se
présentât sans effort comme le cas limite, exceptionnel, où les
règles cessent d’être perçues comme des contraintes et deviennent
de libres pouvoirs ne faisait que renforcer Drameille dans son
besoin d’utiliser d’Aquila pour ruiner les règles mêmes : il était
l’exemple vivant de leur inutilité. Drameille ajoutait d’ailleurs que
la minorité qu’il cherchait ne pouvait se trouver elle-même qu’à
travers le scandale et au-delà de lui. Tant pis si la masse des
prêtres actuels ne comprenait pas. Il ne voulait s’adresser qu’à une
minorité d’hommes capables de devenir libres, c’est-à-dire de se
faire une loi nouvelle de l’absence de loi. A une époque où l’agitation
la plus désordonnée cache la germination la plus profonde et où
toutes les puissances de la vie sont à l’œuvre pour composer une
nouvelle aristocratie, la recherche du nombre est interdite par la
La Fosse de Babel 215
Loi comme elle le fut jadis à David, quand il prétendit, malgré
l’ordre de Dieu, dénombrer son armée, et l’addition est plus que
jamais une opération diabolique : c’est elle qui consiste à empiler
les briques de Babel. Simplement le moment était venu, selon
Drameille, où l’homme de l’avenir ne pouvait plus rester invisible
et muet pour ses pairs. Depuis cent ans, un transfert gigantesque
avait eu lieu qui avait déversé dans le communisme la plus grande
part de l’enthousiasme dévotionnel des masses. Il fallait que le
christianisme eût la lucidité et le courage d’accepter ce fait.
Condamné à quitter ses bases, que lui restait-il? Les sommets.
Drameille appelait au rassemblement des aigles.
— Le christianisme visible, dit-il, connaît aujourd’hui deux
tentations opposées : ou affronter le communisme dans l’histoire,
mais celle-ci est un faux dieu plus facile à adorer que le vrai, et le
christianisme s’y corrompt et s’y perd, ou bien, inversement, se
couper de l’histoire dans de petites communautés monastiques,
mais l’on n’y hante plus, en fait, que des ruines...
— Il est des ruines exaltantes, fit d’Aquila.
— Celles-là sont trop vieilles et s’effacent déjà, dit Drameille.
Je n’aime que les écroulements fastueux.
— Alors il vous faut des hommes de colère et d’anathème,
dit d’Aquila, ceux qui font les héros et les martyrs.
— Il n’y en aura que trop, répondit Drameille, et je les salue,
mais de loin. Ils sont encore les hommes du passé. Je veux des
hommes sans indignation, sinon sans tumulte, des hommes ayant
déjà fait table rase et ne se nourrissant pas de nostalgies ou de
regrets...
Et il ajouta
— Pour que le voile se déchire, il faut que le temple s’écroule.
Mais ce n’est pas le survol des ruines qui m’intéresse, c’est l’envol
qui éloigne d’elles...
Au fond de lui-même, d’Aquila donnait raison à Drameille.
Au plus fort de sa crise, cinq ans auparavant, ses émotions, ses
effusions religieuses ne lui avaient été que d’un faible secours et lui
étaient même devenues suspectes. Il n’avait été sauvé qu’en appro¬
fondissant le sens des symboles et des rites, en se démontrant à
lui-même, à travers les auteurs, sacrés ou profanes, l’unité cachée
de toutes les religions, en interrogeant leurs secrets, leur ésotérisme.
Dans ce domaine, il avait tout lu, avec une ardeur d’abord sans
contrôle, puis avec de plus en plus de rigueur. Comme le Père
Carranza, il était de ces êtres privilégiés qui retrouvent sans cesse
216 La Fosse de Babel
le christianisme en le dépassant. Justement, le Père Carranza,
dont Drameiile lui avait parlé, le passionnait. Il m’interrogea sur
la nature de ses pouvoirs.
— Le Père Carranza ne cherchait pas de pouvoirs, lui répondis-je.
Il devint plus précis :
Était-il kabbaliste ou magicien, ou bien les deux ensemble?
Par cette question étrange, et cette distinction, l’abbé d’Aquila
prouvait déjà que sa science n’était point commune. Je lui répondis
que le Père Carranza était purement kabbaliste, au sens où Abra-
melin le Mage pouvait entendre ce mot : « La Kabbale étant
beaucoup plus noble que la Magie Sacrée, par la Kabbale on peut
parvenir à la Magie, mais par la Magie on ne peut parvenir à la
Kabbale. »
D’Aquila inclina doucement la tête.
— Je comprends, dit-il.
Il comprenait sûrement. Il avait d’ailleurs lu aussi Abramelin.
Il y a entre la Kabbale et la Magie un rapport analogue à celui des
mathématiques et de la physique. La Kabbale enferme et comprend
la loi que la Magie extériorise sans la comprendre. D’Aquila me
parla alors avec compétence et gentillesse des deux brochures de
numérologie biblique que j’avais publiées, sept ans auparavant,
à la mort du Père et qui me paraissaient aujourd’hui d’une science
fort aventurée. Il faudrait en couper les trois quarts, lui dis-je.
Mais ce désordre, ce foisonnement avaient eu leursens. Ils m’avaient
mis sur la voie de la structure absolue. Ce fut là que d’Aquila
s’arrêta longuement. Plus que ses propos, savants ou non, c’était
son accent qui me retenait, m’attachait. Il y avait deux hommes
en lui, 1 homme de méditation et d’intimité d’abord, qui parlait
peu et qui, au début des conversations, semblait se replier, s’effacer
puis soudain l’homme public au verbe éclatant. Au contraire des
peintres, des poètes et des musiciens, dont le génie incoordonné
apparaît tôt, il est fréquent que les grands orateurs ne prennent
conscience de leur don qu’assez tard, une fois leur pensée assez
comprimée pour jaillir. Ce retard, comme toujours, signifie jouvence,
néoteme. D Aquila semblait, à chaque conversation, recommen¬
cer cette attente, ce mûrissement. Mais quand il s’exaltait, il était
la voix même de 1 esprit vivant, de l’adolescence éternelle.
Drameiile posait à ce moment sur d’Aquila des yeux d’un feu et
d une transparence admirables.
— Bientôt nous pourrons visiter notre future imprimerie,
fit-il brusquement. Je l’installe tout à côté...
La Fosse de Babel 217
Mais d’Aquila eut un éclair de gaieté.
— Il faudra que je vous envoie le second vicaire de la porte de
Choisy, dit-il à Drameille. Il prétend qu’un de ses ancêtres a été
brûlé vif comme hérétique albigeois à Montségur, il y a sept cents
ans. Il a une revanche à prendre.
— Ce n’est pas le second vicaire que je veux, c’est le premier.
— Le premier est un homme faible. Vous finirez par l’avoir aussi.
Drameille eut un sourire plein de jeunesse. A ce moment, il se
sentait tout chargé pour d’Aquila, pour nous, pour tous les hommes,
d’une sorte de bonté enthousiaste. Cette bonté allait-elle plus loin
qu’un simple intérêt objectif? Les hommes qu’on appelle bons
sont ceux qui ont de mauvais nerfs, disait Drameille...
Pendant ce temps, que faisait Poliakhine? Poliakhine écoutait,
ne laissait se perdre aucune parole, mais mangeait. Malgré son
silence, on devinait qu’il était l’homme du perpétuel mouvement.
Entre Drameille et d’Aquila, il semblait placé pour raccorder ces
extrêmes de la nuit et du jour. Poliakhine faisait entrer dans son
corps malingre une quantité incroyable de nourriture. Sous l’œil
amusé de Drameille, qui notait tout, il vidait les plats de paella et
décortiquait avec minutie ses langoustines, dont il rangeait les
débris au bord de son assiette, en tas débordant mais ordonné.
Parfois, pris d’un regret, et sans cesser de tendre l’oreille vers
quelque tirade, il reprenait avec délicatesse un morceau de patte
ou de pince, sans déranger le tas, et le suçait avec bruit. Fallait-il
admirer dans cette rencontre des trois hommes une totalité bien
formée? A son air de jubilation rehaussé d’ironie, on ne pouvait
douter en tout cas que Drameille y trouvât son domaine d’élection
et n’en souhaitât point d’autre. Qui n’a rêvé d’une explicite ren¬
contre entre Dieu, l’homme et le diable, afin que les comptes, une
fois pour toutes, soient réglés, qui n’en a rêvé, en s’attribuant, bien
entendu, comme place de prédilection, ne fût-ce qu’à titre d’essai,
celle du diable? Mais le diable est double, comme on sait, et
peut-être ma gêne, à ce déjeuner, trouvait-elle sa racine dans ce
fait qu’en face d’un Dieu qui parlait peu et d’un homme qui
mangeait trop, la victoire de Drameille, qui n’était qu’un demi-
diable, la part intellectuelle du diable, cette victoire était quand
même trop facile. Oui, le grand absent ici était Pirenne. Sa présence
eût-elle tout bloqué? Au contraire. Elle eût tout ordonné. Et comme
la nature travaille en secret, mais sans relâche, à compléter ce qui
nous parait encore partiel ou aliéné, il fallait bien admettre que
Pirenne serait présent un jour, à sa place, dans cet aréopage, un
218 La Fosse de Babel
jour qui serait un grand jour. C’est, je pense, un des derniers pro¬
duits de mon activisme, mais aussi le premier et décisif privilège
de ma vocation de romancier total, que de me faire toujours occu¬
per, en pensée, ce genre de places vides, pour un combat préma¬
turé ou un imaginaire défi. J’occupai donc la place de Pirenne. En
face de Lucifer, j’étais Satan. Mais je fus un Satan presque muet.
C’est qu’il fallait bien aussi que le destin de d’Aquila s’accomplît,
et il fallait le laisser s’accomplir. Avant tout, j’avais, comme
Drameille, retenu les leçons radicales du Père Carranza, pour
lequel la sainteté serait toujours un état prématuré dans le monde,
et qui accablait de sarcasmes les siècles de foi naïve qui ont perdu
leur temps à chercher les critères matériels de la sainteté. La
sainteté est un état limite. Elle sera toujours sans visage, comme
Dieu. Mais si, justement, l’intensité du feu purificateur doit, dans
le saint, échapper sans fin aux mesures terrestres, je voyais bien
pourquoi Drameille faisait de la sainteté le champ privilégié de sa
provocation et prenait l’abbé d’Aquila à la fois comme témoin et
sujet de son expérience. En fait, Drameille ne tenait des positions
si extrêmes et d’une si abstraite logique que parce qu’il les faisait
tenir en même temps par d’Aquila, et que celui-ci, qui acceptait
tout, supportait tout, purifiait tout, lui apportait la totalité de sa
justification. Au cours de ce déjeuner, j’appris ainsi sans surprise
que Drameille n’avait vu aucun inconvénient à dévoiler à l’abbé le
plus petit détail de l’action Santafé-von Saas, violant ainsi le secret
promis aux deux conjurés, qui ne croyaient leur dispositif connu
que de Drameille, Poliakhine et moi, mais, transposée en d’Aquila,
cette action à la fois si dramatiquement dualiste et si foncièrement
unitaire ne figurait plus que le paradoxe de la divinité engagée
dans l’histoire pour le bien et pour le mal, et toute indiscrétion
s’effaçait. Mieux encore, cette indiscrétion calculée ne présentait-
elle pas, en fait, à d’Aquila, le plus parfait des appâts, ne Pinduisait-
elle pas, pour lui faire accepter l’idée du groupe, à la plus nécessaire
des tentations? Son passage par le marxisme avait formé d’Aquila à
cette notion d’une catastrophe finale barrant et exhaussant l’ave¬
nir, par quoi le marxisme, comme le christianisme apocalyptique,
se situe dans la grande lignée des doctrines nobles. Peu importait
dès lors que l’affaire von Saas-Santafé se terminât en catastrophe.
C était même la possibilité, la probabilité de celle-ci qui en soutenait
l’inspiration. D’Aquila recevait ces confidences comme une confes¬
sion objective, de l’air dont un esprit élevé peut entendre le récit
des massacres dans l’Ancien Testament, mais, au fond de lui-
La Fosse de Babel 219
même, il lui fallait descendre dans cet enfer, car sa vocation était
d’y descendre. Et du fait même qu’il avait cessé de prêcher le
péché et la souffrance des autres, c’était lui, et lui seul, qui avait à
porter tout le poids de la pénitence.
A la fin du repas, je posai quelques questions. Je demandai
d’abord si cette liberté absolue de tout faire, au-dehors, que le
groupe laissait à tous, comprenait aussi la liberté de trahir. Polia-
khine me répondit par l’affirmative. Mais que signifiait, à cette
hauteur, le mot trahir? Si la suspicion, à l’entrée, était, comme
il se devait, aussi rigoureuse que possible, il ne pouvait y avoir, à la
sortie, que des trahisons entièrement libres, mais aussi entièrement
nobles. On ne pouvait que saluer cette soumission nietzschéenne à la
négativité. Je demandai ensuite si la « transparence » intérieure du
groupe exigeait que chaque membre communiquât aux autres
tout ce qu’il savait, tout ce qu’il faisait, tout ce qu’il voyait faire,
alors même que pour un homme réellement impersonnel il n’y eût
plus au sens strict de faits extérieurs. Cette question n’était pas
seulement d’importance capitale et d’intérêt immédiat pour moi,
car elle visait ma possession du secret de Jansen et de Scotti,
elle l’était aussi pour d’Aquila, car tout me laissait penser que
Scotti, avant de remettre son argent à l’abbé, s’était confessé à
lui, et c’était ainsi, outre celui des trois règles, tout le problème du
secret de la confession catholique qui se trouvait mis en cause par
l’exigence inouïe de Drameille, et je le dis. A ces mots, je vis
sourire Drameille. Il y avait environ une chance sur un million
pour que les problèmes des dévots de la porte de Choisy pussent
un jour intéresser le groupe, et Drameille ignorait encore qu’il
venait justement de tomber sur cette chance unique. Mais il n’était
pas homme à éluder une question de principe, si dépourvue fût-elle
de réalité, et, de fait, sa réponse était toute prête. Ce secret de la
confession, dit-il, était une survivance des temps où l’Église liait
la faute, le péché de chaque homme à la condition solidaire de toute
l’humanité et savait encore effacer la culpabilité d’un seul sous la
responsabilité de tous. En ces temps-là, la religion était affaire de
métaphysique et non de morale. Mais l’Église, et là se tenait le
germe de son actuel échec, n’avait pas su aller jusqu’au bout de
cette universalisation de l’acte. Elle n’avait tiré le pénitent de sa
solitude que pour y enfoncer le prêtre. Le catholicisme recevait
l’aveu mais le dissimulait, il abandonnait au pouvoir séculier les
fonctions de juge, il ne savait pas dresser, face à la société tempo¬
relle, l’idée et la pratique d’un ordre transcendant, irréductible à
220 La Fosse de Babel
l’ordre profane, et où le crime, manifestation terrible de la volonté
de Dieu, changeât de sens et de portée.
— Au lieu d’extirper de l’humanité jusqu’à la dernière trace de
peur et de honte, le prêtre s’est scellé sur lui-même, dit Drameille. A
l’abri de son secret, il est devenu un homme de prudence et non de
conquête...
Et sans se douter du caractère divinatoire de ses paroles, il
continua, en s’adressant à d’Aquila, qui l’écoutait avec une atten¬
tion profonde :
— Supposez qu’un criminel vienne se confesser à vous. Au
fond de vous-même, puisque vous savez que le péché est un état
collectif et non un acte individuel, vous absolvez cet homme.
Mais de quelle force disposez-vous pour soutenir cette absolution?
Vous cachez la faute comme si vous vouliez confirmer le fautif
dans sa misère. Vous l’abandonnez aux vulgarités du pouvoir
social. Vous ne faites pas de lui l’instrument de Dieu, mais le
rebut des hommes...
D’Aquila n’avait même pas tressailli.
— Si je comprends bien, vous voudriez au contraire proclamer
le crime, fit-il d’une voix parfaitement neutre.
— Non le proclamer mais lui rendre justice, s’écria Drameille,
et ce mot de justice dit tout. Il réclame pour le prêtre, et pour le
prêtre seul, les fonctions de juge. Et je veux chaque fois replacer le
crime individuel dans le crime universel, l’assumer, l’exalter, le
purifier par cette expansion même. Il n’est pas d’autre rémission.
Et certes, seul un prêtre peut aller si loin, car seule la prêtrise se
fait une idée juste de l’univers. Mais par quelle voie? Je veux
créer de vrais prêtres, c’est-à-dire des hommes capables de se
dégager des points de vue et de voir le monde de toutes parts. Les
prêtres actuels en sont-ils capables? Pour l’immense majorité,
je dis non. La démocratisation des fonctions de justice et de prê¬
trise est le signe le plus évident de la descente de notre société
dans le chaos. Et plus une société est décomposée, plus elle devient
betement répressive et abaisse et multiplie le crime par sa répression
même. Je ne peux pas donner de meilleure définition du commu¬
nisme sacerdotal que celle-ci : ce sera un régime politique de hiérar¬
chisation des pouvoirs où la justice appartiendra à l’autorité spiri¬
tuelle et non au pouvoir temporel, à la caste des prêtres et non des
guerriers, et se donnera pour but d’élever vers Dieu le crime de
l’homme et non d’abaisser vers l’homme le crime de Dieu. C’est
donc l’autorité spirituelle tout entière qui doit disposer des secrets,
La Fosse de Babel 221
et non tel ou tel de ses représentants. Ceci est capital. Une Église
véritable ne peut se constituer que dans l’épreuve, et la mise en
commun des secrets est, dans toute collectivité, l’épreuve décisive.
— J’entends bien, dit d’Aquila. Mais l’Église ainsi conçue ne peut
plus rien punir. Une société qui ne punit pas n’est plus une société.
— Certes, dit Drameille.
— Votre caste de prêtres et votre caste de guerriers seront en
conflit ouvert.
— Je l’espère bien. Sinon où serait la dynamique sociale?
— Qui arbitrera?
— Personne. Il ne s’agit pas de créer une société, mais des
hommes. Ai-je jamais dit que les prêtres se donnaient des fins
mondaines? Il n’y a jamais eu dans l’histoire de société équilibrée
et il n’y en aura jamais. Ces fluctuations ne concernent pas l’unité
de l’esprit.
— Vous voulez l’unité et cherchez la discorde.
— Elle s’impose à moi. Je ne joue pas la carte de la difficulté
mais celle de la nécessité, dit Drameille.
— Vous jouez, c’est sûr, fît d’Aquila toujours neutre. Et surtout
vous passez toujours et tout de suite à la limite.
— C’est ainsi qu’on grandit. J’y passe peut-être trop tôt. C’est
le péché contre le Christ. Mais j’aime mieux y passer trop tôt que
n’y passer jamais, ce qui est le péché contre l’esprit... Avez-vous
remarqué que toutes les œuvres nobles impliquent un choix entre
ces deux péchés? Mais vous savez mieux que moi que c’est le second
qui n’est jamais remis...
Tous ces sujets étaient graves et d’Aquila semblait hésiter.
On décida de prendre quelques jours de réflexion. De toute façon,
Drameille voulait prouver le mouvement en marchant et désirait,
dès cette première rencontre, et avant même que le groupe fût
créé, poser le problème de son extension. Quatre noms furent
avancés : ceux de Le Hourdel, du docteur Laforêt, de Santafé
et de von Saas.

36. Trouver des hommes « véritables ».

Pour Le Hourdel et Laforêt, la question fut vite réglée. Seul


Drameille les connaissait. Il fallait que chacun de nous les rencon-
222 La Posse de Babel

trât, se fît une opinion. Je fus chargé de prendre, dès la semaine


suivante, ces premiers contacts.
Tous, au contraire, nous connaissions Santafé et von Saas,
bien que pour eux rien ne pressât puisqu’ils ne reviendraient de
New York qu’en juin, pour le premier de leurs comptes rendus
trimestriels. Drameille confirma que, pour sa part, il avait déjà
pensé à l’admission de Santafé, chez lequel l’homme de religion
1’emportait déjà sur l’homme de guerre. Restait alors le cas de
von Saas. Drameille n’hésita pas à dire, d’emblée, que la pédérastie
de ce dernier constituait, selon lui, un obstacle décisif.
— J’ai rencontré des Juifs qui ont dominé leur juiverie, dit-il,
et nous en avons ici le meilleur exemple. Des Juifs qui acceptent
que l’Israël ancien se fonde dans l’Israël nouveau, qui est l’Occi¬
dent régénéré. Mais je n’ai encore jamais rencontré de pédérastes
ayant dominé leur pédérastie...
— Le groupe parle de neutralité absolue, objectai-je.
— J’entends bien, dit Drameille. Mais nous venons de dire que
la vraie neutralité est le produit d’une conquête à peine commencée.
Il y a la neutralité d’en bas, qui est une solution de facilité et qui
confond tout, sans rien épurer, et la neutralité d’en haut, qu’on
pourrait presque appeler l’absence de solution, et qui domine
tout après avoir tout épuré.
— Alors le groupe ne sera jamais vraiment constitué, constata
d’Aquila.
— Jamais, dit Drameille avec cette honnêteté ambiguë et
jouisseuse de l’homme qui sait qu’explorer les extrêmes c’est
surtout et toujours les frôler.
— Et vous considérez tout pédéraste comme irrécupérable?
— Je n’en sais rien. La réponse à cette question constitue l’un
des intérêts de l’expérience en cours. Notez qu’à l’heure actuelle
nul d’entre nous n’a proposé non plus d’admettre des femmes...
Nous touchons là au problème de la prêtrise dans l’Église idéale.
C est un problème ouvert. Ce que je sais, c’est que je n’ai encore
jamais rencontré de pédéraste ou de femme ayant réellement la
vision de la totalité...
Je connaissais depuis longtemps les idées de Drameille sur les
pédérastes. Comme celui de la virilité des femmes modernes, qui
lui est connexe, ce sujet le passionnait d’autant plus qu’on ne peut
réellement comprendre la structure absolue si l’on n’y voit s’inten¬
sifier ensemble, dans un double mouvement de transfiguration
et d’effacement, la progression de l’homme normal et la régression
La Fosse de Label 223
de l’homoseruel. Et tandis en effet que la progression de l’homme
normal s’attache à l’intégration de plus en plus poussée de la cons¬
cience claire, la régression de l’homosexuel enfonce ce dernier dans
la dissolution de plus en plus opaque au sein des égrégores et du
chaos. Et certes on peut estimer que cette plongée au sein des forces
irrationnelles est un bain de jouvence, et les homosexuels, dans
leur juvénilité prolongée, peuvent le croire, et en un sens ils ont
raison, il n’y a jamais de régression pure dans le monde, et par ce
surplus dont les nourrit, en les retardant, une mère abusive, ils
peuvent penser qu’ils acquièrent une sensibilité particulière aux
processus collectifs et aux relations souterraines entre les êtres,
comme les femmes, et que l’humanité rénove par eux ses sensa¬
tions et ses instincts. Aussi bien la conception sphérique de l’évo¬
lution était-elle trop familière à Drameille pour qu’il employât
encore au sens strict des mots comme « progression » et « régres¬
sion » et déclarât que l’homosexualité était un phénomène simple¬
ment régressif. Mais, pour lui, Yavance des homosexuels n’était
nullement individuelle, au contraire de leur retard. Elle ne signifiait
rajeunissement que pour l’espèce. Pour que l’humanité future
en profitât, il fallait que les homosexuels passent d’abord dans le
creuset universel de la mort. Chez les homosexuels isolés et actuels,
cette rénovation, au heu de hiérarchiser, d’intégrer, d’unifier
le sens le multiplie, le disperse et l’égare. Les homosexuels sont
incapables de vivre cette transfiguration du monde par l’unité
qui est la seule fin du monde dans les consciences claires. Us
confondent transfiguration et diversité, jaillissement, éclatement,
désordre sans fin. D’où leur talent dans la poésie débridée. Dans
l’homosexualité, Drameille saluait alors les prémices enfantines et
illusoires offertes à la redoutable Astarté ou à la dévorante Khali
par une humanité sûre de son destin viril et qui se libérait ainsi,
à moindres frais, des noires amazones. Drameille n’avait jamais
pu supporter les mères et leurs vagissants bébés. Leur monde
lui était étranger. C’était bien cela, l’extra-monde. Qu’il se
contente de ces essais puérils, de ces paradis d’avant l’homme.
Qu’il les digère pour nous, loin de nous. Drameille, se remé¬
morant Moloch, dont les prêtres, justement, étaient des invertis,
comprenait le sens profond des sacrifices d’enfants. Il compre¬
nait aussi pourquoi, à Samothrace, les mystères de Déméter
étaient les seuls où les criminels étaient admis. Laissons aux
informes et aux parias, laissons aux condamnés ces marges du
monde.
224 La Fosse de Babel
Sujet capital. A l’heure où la virilité et la féminité se mêlent
en formes de plus en plus complexes et peu distinctes, comment
reconnaître l’homme véritable? Il était devenu de plus en plus
clair pour Drameille et pour moi que l’expérience originelle de
toute transfiguration était donnée, sans possibilité d’illusion,
par l’acte sexuel normal et complet où l’homme maîtrise et unifie
le temps au lieu d’être maîtrisé et divisé par lui. Peut-être parce
qu’il était le contraire d’un sensuel et que ces états extrêmes
possédaient, pour lui comme pour les tantriques, le pouvoir de
concentrer l’intensité de son attention au lieu de l’égarer dans les
nuées d’une jouissance brumeuse, Drameille parlait alors de
l’orgasme comme d’un moyen universel, pour l’homme, d’éprouver
son mystérieux et divin pouvoir de s’approprier le temps, qui s’y
trouvait, disait-il, le mieux présent, le mieux rempü, le mieux
vaincu. Mais il précisait bien : dans l’acte sexuel normal. Dans
l’amour normal, il y a infusion réciproque des contraires, les
polarités s’accordent, la jouissance est pleine, le temps est plein.
Dans l’amour inverti, il y a effusion mutuelle des semblables,
les polarités s’écartent, la jouissance est vide, le temps est vide.
D’où la capacité d’illusion de l’homosexuel. L’état de partialité,
d’insincérité, de fantasmagorie et même de trahison de l’homo¬
sexuel est inconscient, et le sera toujours...
Cependant Drameille poussait ses comparaisons :
— Le refus que Pirenne nous oppose, dit-il, n’a rien à voir avec
celui que nous opposons à von Saas. Le communisme de Pirenne
est une revendication de la matière en guerre, qui veut occuper
tout l’espace en ignorant l’esprit. Cette action s’oppose à la nôtre
qui est, si l’on veut, celle de l’esprit également en guerre tendant
aussi à occuper tout l’espace, mais sans ignorer la matière, en s’y
incarnant. Telle est notre difficulté avec Pirenne mais aussi notre
supériorité sur lui : il nous refuse, nous l’appelons. En quelque
sorte, il est devant nous comme une femme normale, que nous
forçons. Telle est la loi de l’incarnation et l’épreuve de l’esprit.
Cependant, la matière de Pirenne est cohérente et pleine. Rien,
dans le communisme final, ne gardera la trace de ce conflit évo¬
lutif. Tout ce que nous faisons converge avec ce que fait Pirenne
et, un jour, la révolution matérielle et la révolution spirituelle
se conjoindront, comme deux métaux qu’il suffit de porter à une
température suffisante pour les souder intimement. C’est l’inverse
avec von Saas. Ce n’est pas pour rien qu’il fut nazi. Il y a entre
le communisme et le nazisme le même rapport qu’entre la sexualité
La Fosse de Babel 225

normale et l’homosexualité. Le communisme met en action une


matière qui nie l’esprit mais, par force, le reçoit quand même,
tandis que le nazisme s’invente à lui seul, si je puis dire, une tota¬
lité à lui, une totalité fantastique où des ersatz d’esprit rencon¬
trent des ersatz de matière. Rappelez-vous l’importance que prit
en Allemagne cette notion d’ersatz. Elle est effectivement paro¬
dique. J’appelle ersatz d’esprit la promotion, au rang de l’esprit
véritable, de toute une série d’esprits élémentaires ou égrégoriques,
comme ceux du sang ou du sol. J’appelle ersatz de matière la promo¬
tion parallèle, au rang de la matière complète, de toute une série
de matières de simulation ou de remplacement, et, par-dessus
tout, la promotion du Troisième Reich lui-même, dans ses limites
étroites, au rang d’Empire universel, avec toutes ses fantaisies
autarciques. Deux opérations également incohérentes et vampi-
riques, qui procèdent d’une même descente dans l’irrationnel.
En fait, création d’un anti-esprit et d’une anti-matière. L’addition
de deux vampirismes ne peut donner que des produits extra¬
terrestres. La guerre communiste a un sens, la guerre nazie fut
celle du non-sens. Entre von Saas et nous, il n’y a donc pas conver¬
gence mais divergence. L’homosexualité, c’est, par rapport à nous,
la divergence absolue...
— Vous utilisez bien von Saas en Amérique, dit d’Aquila.
— Je l’utilise à faire sa guerre. La guerre du sens et celle du
non-sens se répondent toujours de façon spéculaire, afin que par¬
tout la guerre du non-sens rende plus active et plus consciente la
guerre du sens...
D’Aquila était resté un peu en arrière et semblait perdu dans des
réflexions difficiles. Il revint aux problèmes du sexe.
— Peut-être y a-t-il une autre façon de maîtriser le temps,
dit-il, comme s’il se parlait à lui-même.
— Aussi générale? Sûrement pas! fit Drameille avec quelque
brusquerie.
— La souffrance aussi remplit le temps, dit d’Aquila, surtout
la souffrance physique. Quand on souffre, le temps s’arrête...
Dans les hôpitaux, les malades croient toujours que les horloges
ne marchent pas.
— Us ne maîtrisent pas la souffrance, c’est elle qui les maîtrise
et les égare, dit Drameille, non sans quelque vivacité.
Il refusait toujours de donner à la souffrance un rôle éminent.
Elle était sans doute puissance d’éveil. Jamais elle ne serait aussi,
du moins à elle seule, puissance de rachat. Lorsque l’esprit serait
226 La Fosse de Babel
assez fort, il n’y aurait plus de souffrance dans le monde. A la
limite, il n’y aurait même plus de mort.
En s’aidant d’une serviette, car le plat de fer était brûlant, la
serveuse apportait une dernière portion de paella, que Poliakhine
avait réclamée. D’Aquila écarta les verres et les bouteillles et prit
le plat à pleines mains pour le poser sur un épais carreau de faïence,
au centre de la table.
— Vous allez vous brûler, lui dit la serveuse, qui esquissa avec
effroi un geste de recul.
— Mais non, dit d’Aquila.
Elle le regardait faire avec stupéfaction. Drameille éclata de
rire.
— Cet homme est lui-même plus brûlant que le feu, dit-il.
Puis, comme d’Aquila, surpris par ce rire, levait les yeux vers
lui :
— Vous êtes la meilleure preuve de ce que j’avance, dit Dra¬
meille. Vous êtes si concentré que vous avez tué en vous jusqu’à la
possibilité de souffrir...
Poliakhine, inattentif, avança à son tour la main vers le plat
pour se servir, mais la retira vivement. Drameille rit derechef.
— Nouvelle preuve, dit-il.
— Oh, un peu d’attention suffit, dit d’Aquila, hochant la tête
d’un air gêné.
— Et mille ans d’exercice, dit Drameille.
Le repas terminé, nous convînmes de nous retrouver trois jours
plus tard à la même heure, au même endroit.
— Nous irons visiter notre cave, nous dit Drameille en se levant.
Von Saas et Scotti étaient partis le matin même pour New York.
Santafé, le lendemain, allait les suivre. Ceci me ramenait quelques
heures en arrière, quai de Bourbon, alors que je me rendais chez
Julienne de Sixte en témoin attristé des malheurs de Jansen et
de Scotti.

37. Frieden me fait une proposition et, de mon côté, j'en fais une à
Françoise de Sixte.

Dans le grand salon de Julienne de Sixte, ce soir-là, Frieden


occupait tout l’espace, il dominait de sa haute stature et de sa
La Fosse de Babel 227

faconde son amie Julienne et aussi Drameille, tassé dans un


fauteuil trop grand pour lui, et qui avait choisi d’instinct un coin
sombre. Greenson, fatigué par son voyage au Maroc, venait de
rentrer à son hôtel, emmenant Marie. Julienne était très pâle.
Drameille l’avait déjà mise au courant. A plusieurs reprises, pen¬
dant que Frieden me parlait, elle tourna vers moi des yeux pleins
d’incertitude et d’attente.
Frieden était un homme grand et lourd, au teint jaune, à la
tête ronde, au vaste front, qui paraissait avant tout soucieux
d'établir le contact et de plaire, et qui, tant il appuyait sur ce besoin,
créait de la force par l’affectation de sa faiblesse. Je ne tombais
d’ailleurs pas seulement dans le drame de Julienne, mais dans le
drame de Frieden. A peine rentré du Maroc, il venait d’être informé,
en secret, qu’une conférence sur son groupe s’était tenue au minis¬
tère des Finances, et que le directeur du Trésor avait demandé
l’ouverture d’une enquête sur la montée trop rapide des actions
de sa holding. Surévaluation d’apports et spéculation illicite, tels
pouvaient être les chefs d’information, ce qui ne pouvait qu’entraî¬
ner la chute du titre et même son retrait de la cote. Devant ces
nouvelles bouleversantes mais pas tout à fait inattendues, j’étais
pour Frieden l’auditeur idéal sur les réactions duquel il pouvait
régler sa défense ou sa contre-attaque, et j’eus ainsi la primeur
d’un de ces numéros de voltige financière et de séduction psycho¬
logique dans lesquels il ne décevait jamais ses admirateurs. Pri¬
maire et conventionnel en tout, sauf dans la finance, ignorant
l’orthographe, l’art, le mondain, mais vif d’intuition et de regard,
et dès lors jouant à fond sur les intérêts et les vanités, jamais plus
haut, capable de phrases justes qui fascinaient, mais aussi de
colères feintes, de bouderies étudiées, d’enthousiasmes excessifs,
le tout offert exprès avec une sorte de dénuement humble pour
montrer qu’il ne pouvait pas tromper, c’était un comédien vir¬
tuose fait pour les effets seconds et qui n’accordait de si osten¬
sibles concessions à la comédie que pour flatter le sens critique
de ceux qu’elle ne pouvait égarer. Il jouait ainsi sur une gamme
étendue d’attitudes simples, comme un enfant, mais avec une
science froide, et sur un seul sentiment de fond, le moins visible
de tous, celui de sa bonne conscience, dont il poussait la
ductilité jusqu’au génie. Où d’autres se fussent assombris en
devenant cyniques, il paraissait naïf. Mais il avait aussi le génie
de la naïveté. C’était sa dernière défense malléable. Derrière, un
roc.
228 La Fosse de Babel
Les malheurs annoncés ne l’effrayaient, dit-il, nullement. Il
connaissait ses ennemis, il connaissait aussi ses amis. Au Maroc,
ses premiers puits avaient été sabotés. En France, la fourniture
d appareils indispensables se trouvait retardée. Vaines manœuvres.
Il comptait déjà, en chiffres précis, ses kilos d’or, ses tonnes de
manganèse, de cobalt et de plomb. Les géologues avaient été
formels, les commissaires aux apports aussi. Ses calculs de capita¬
lisation se trouvaient validés par les plus hautes autorités tech¬
niques. D ailleurs qu importaient les chiffres? Ses adversaires les
connaissaient aussi bien que lui. Ce qu’on lui reprochait, c’était
surtout de détenir, au Maroc, la bonne carte politique. On voulait
1 empêcher de la jouer, c’était tout... Appuyée sur des arguments
si serrés, la confiance qu’il demandait devenait presque une obli¬
gation d homme poli. Et peut-être fût-ce parce que le moment
nous paraissait à tous le moins propice qu’il n’hésita pas à m’offrir,
à 1 instant même, ce poste de secrétaire général de son groupe pour
l’étranger, auquel Drameille avait pensé pour moi, et à me donner
ainsi l’occasion de prouver, moi aussi, mon mépris des sûretés
officielles.
Ne me répondez pas tout de suite, fit-il, la main levée.
Il me fixa quand même un délai :
Venez me voir dans deux jours...
Mais déjà il se lançait à nouveau, m’ouvrait ses comptes, me
faisait entrer dans le détail de son affaire, m’en livrait les clefs,
il m y réservait des honneurs proxéniques. Moins menacé, il eût
sans doute été moins précis, plus discret. Et les avantages qu’il
m offrait, moins nécessaires, eussent été suspects. Mais il parlait
au nom d’une pressante justice.
. Jf n’eus Pas le temps de m’étonner que, parlant d’intérêts il
jouât aussi sur les sentiments. Il se leva. Ce soir, il lui fallait passer
a son bureau pour y reprendre certains papiers qu’il voulait
soustraire^ à une éventuelle perquisition matinale.
i n ai »ien ^ cactier> me dit-il encore, mais pour ces gens-là,
la meilleure façon de prouver qu’une affaire ne vaut rien, c’est
encore de 1 empêcher de marcher en embarquant tous ses dossiers.
Nous nous étions levés aussi.
— Accepte, me souffla Drameille, et ne signe jamais une lettre...
II s était mis lui-même à la disposition de Frieden pour garder en
dépôt, rue de Clichy ou ailleurs, tout ce que Frieden pouvait
desirer lui confier. Julienne, qui allait tenir compagnie à Frieden
dans son travail nocturne, eut le temps de me dire à voix basse :
La Fosse de Babel 229
« Téléphonez-moi demain à la première heure. Je veux vous voir. »
La fièvre de l’action n’accordait même pas de sursis à ses angoisses.
Quand nous nous séparâmes, et bien que je ne lui eusse rien promis,
Frieden me donna un regard appuyé et plein de chaleur. Mais sa
poignée de main était maladroite et brève. Il avait été blessé à la
main devant Verdun. Ses doigts étaient raides et courbes comme
des crochets.
Drameille me reconduisit rue Jean-Mermoz. Il avait hâte d’avoir
des détails sur ma conversation avec Pirenne. Je lui dis tout de
suite qu’il avait dangereusement découvert Poliakhine.
— Poliakhine est beaucoup plus fort que tu ne crois, me dit-iL
En Russie, la lutte pour le pouvoir est ouverte, et Poliakhine
et ses amis sont dans la course. N’oublie pas que Staline est
mort.
— Je ne l’oublie pas.
— De toute façon, Poliakhine ne risque rien. Nous effaçons à
mesure toutes les pistes et détruisons toutes les preuves...
— Je veux bien te croire.
— Et je n’ai livré à Pirenne aucun fait, rien que des intentions.
— A l’Est, on est jugé aussi sur les intentions.
— Eh bien, attendons le jugement. L’avenir est vierge.
Et il ajouta ce mot étonnant :
— A l’Est, on n’est jamais intelligent sans recours...
C’était vrai. Vainqueur ou vaincu, à l’Est, on est toujours jugé
par une intelligence égale, et l’humiliation est absente de la défaite.
On n’est jamais pardonné, toujours compris. Et la victime, en
succombant, se sauve en sachant qu’elle est la tentation du bour¬
reau. Est-ce un piètre salut?
— Une dernière question se pose quand même, dis-je à Dra¬
meille. Pirenne peut-il connaître aussi von Saas ou Santafé?
— De loin, peut-être. Mais sous de faux noms.
— Il a peut-être connu Santafé en Russie.
— J’ai déjà interrogé Santafé. La réponse est non. D’ailleurs
Santafé et von Saas partent sous des noms entièrement nouveaux,
et que je suis seul à connaître avec Poliakhine. Autant dire qu’ils
disparaissent. Même Jansen ignore ces noms...
Sur l’anecdote des drogues, Drameille ne me donna qu’un intérêt
distrait.
— Parles-en à Laforêt, me dit-il seulement. Il est plus fort que
Pirenne.
Les problèmes du corps l’intéressaient peu. Avant de me quitter,
230 La Fosse de Babel
d’un air préoccupé, il me confia qu’il avait eu une pénible discus¬
sion avec Julienne au sujet de Scotti. Mais dix fois déjà elle avait
décidé de rompre, et dix fois elle l’avait repris. La proximité du
départ de von Saas pour l’Amérique offrait cette fois l’occasion
d’une décision sans recours.
Dans ma case, au bureau de l’hôtel, un préavis téléphonique
en provenance de Genève m’attendait. La joie qui m’envahit
noya toutes les raisons, supérieures ou non, que je me donnais de
croire ou de ne pas croire en Françoise. Comme toujours, dans les
circonstances singulières de l’amour, mon corps vivait sans moi
et sans mes raisons.
La communication fut établie en quelques minutes. Depuis deux
jours, s était bâti en moi tout un plan réglé de questions à poser,
dont l’enchaînement était victorieux. Mais la voix de Françoise,
lorsqu’elle me parvint, était si unie, si naturelle, qu’elle ne laissa
à ces questions aucune prise. Le naturel désarme. Mes motifs
appartenaient d’ailleurs au passé. Que la simple présence de Fran¬
çoise les effaçât et fût ressentie comme une victoire, c’était une des
ruses banales de l’amour.
J e lui demandai si elle avait fait un bon voyage.
— Très bon, me répondit-elle.
Mais tout de suite elle enchaîna sans embarras :
— J’ai trouvé votre lettre en rentrant.
Elle paraissait en être flattée.
— Parlez-moi de votre voyage, lui dis-je.
C’est le père qui aurait dû m’inviter, pas le fils, me dit-elle.
Une très belle propriété dans les bois, à cinquante kilomètres de
Bruxelles. J’ai été très bien reçue.
— Car il vous a amenée chez ses parents?
— A ma grande surprise, fit-elle d’un air rieur, à la fois satisfait
et ironique... Il veut m’épouser.
Je restai sans voix.
— M’épouser et m’emmener à Toronto.
— Eh bien, félicitations, lui dis-je. C’est un homme rapide.
Sa voix changea brusquement.
— Tout cela n’est pas sérieux, fit-elle avec simplicité, comme si
elle constatait une évidence.
— Vous trouvez?
Elle hésita un peu :
Venez à Genève pour le prochain week-end, nous en parle-
rons...
La Fosse de Babel 231
Elle était affectueuse, et même tendre.
— Je ne comprends pas bien, lui dis-je. Je vous ai écrit.
— Justement. Il faut que nous en parlions...
J’hésitai à mon tour. Je pouvais tout trancher d’un mot, mais
le juge impartial qui eût pu prononcer ce mot était à la fois présent
en moi et infiniment distant de moi. Je pris un détour :
— Je préférerais que vous veniez à Paris.
Paris, pour elle, évoquait tout de suite sa sœur :
— Chez ma sœur, je ne suis pas très libre...
Elles ne devaient avoir aucun secret l’une pour l’autre.
— Personne ne vous oblige à loger _chez votre sœur. Venez.
J’organiserai tout.
— Et Greenson est là...
— Il repart demain.
Elle se décida brusquement :
— Eh bien, d’accord, dit-elle.
Pratique, elle se demanda si elle prendrait l’avion du vendredi
ou le train de nuit. Je lui conseillai l’avion, qui la fatiguerait moins,
et il fut entendu que je l’attendrais à l’arrivée, aux Invalides.
Nous nous séparâmes très vite, sans effusion.
Pour celui qui est pris au piège de l’amour, préméditer une
tactique est œuvre vaine. Au moment de m’endormir, je m’interro¬
geais encore sur cet étrange désaveu de l’intelligence qui détourne
de l’amour les intellectuels qu’on dit mal incarnés, comme Dra-
meille. Mais, une fois de plus, ce n’est pas l’amour qui est une fin
en soi, ce sont les au-delà de l’amour... Puis, soudain, cette pensée
me vint que si je devais, chaque semaine, pour entretenir l’amour,
faire les frais d’un week-end à Genève ou à Paris, il était urgent
d’accepter l’offre de Frieden, qui, par un artifice remarquable
du destin, me transformait en homme presque riche. Il y a tou¬
jours, sous les actes des hommes, des motifs simples et secrets,
et le diable n’a jamais créé que trois tentations interchangeables,
qui laissent peu de place à l’ambiguïté. Ici, la tentation de
l’amour et celle de la fortune se soutenaient l’une l’autre, comme
pour faciliter mon entrée avec Françoise dans ce monde des
sentiments à l’état pur, un monde épuré, en tout cas, des embarras
subalternes que créent le prix d’un billet d’avion ou d’une
chambre confortable. Mais ce monde lui-même n’était pas facile à
circonscrire. Je m’endormis en pensant à la pauvreté qui tue l’amour,
à la richesse qui le tue aussi, à l’amour qui se tue lui-même. En
toute rigueur, il ne faudrait jamais employer le mot amour.
232 La Fosse de Babel

38. Il n'est rien de secret qui ne doive être connu.

La perquisition effectuée dans les bureaux de Frieden par la


section financière du Parquet n’eut pas lieu le lendemain mais le
surlendemain de cette soirée. Cependant, la journée du lendemain
fut déjà très remplie. Dès 10 heures du matin, j’appelai Julienne
chez elle, comme elle me l’avait demandé. Elle dormait encore,
mais sa femme de chambre avait l’ordre de la réveiller au premier
appel. Julienne insista pour me voir avant le déjeuner et à midi
j’étais chez elle. Je trouvai d’abord en face de moi une femme au
maintien composé et qu’une éducation formaliste avait habituée
jadis à dissimuler ses émotions au risque de les dénaturer, de les
étioler et de les perdre. Elle s’en délivra pourtant dans une seule
phrase : Faut-il qu'il parte? Elle me demandait presque de pro¬
noncer moi-même le verdict. Avant de les donner à d’Aquila,
c’était à elle, quelques jours auparavant, que Scotti avait apporté
les deux millions de sa part, en lui disant qu’il allait gagner désor¬
mais beaucoup d’argent et en lui demandant de ne pas épouser
Frieden. Elle n’avait pas compris l’exaltation de Scotti et avait
refusé. Mais retrouvant devant moi les accents de la simplicité
déchirée qui exprimait sa vraie nature, elle me parla longuement
de Scotti, dont le besoin violent de protection appelait en elle une
âme fière et preneuse, sûre de soi, y rénovait une tendresse, une
foi assez troubles, mais émouvantes. Jamais Frieden ne remplace¬
rait Scotti. Et il n’était que trop clair en effet que ce qu’elle repro¬
chait à Frieden, sans bien s’en rendre compte, c’était justement
d’être trop fort, de ne se prêter qu’à des secours serviles. La conver¬
sation dévia vers Frieden. Elle allait l’épouser, certes. Il lui donnait
la base sociale dont elle avait toujours été privée. Mais c’est au
moment où sa décision était prise que Julienne portait sur lui ses
jugements les plus désabusés, les plus froids. Il était encombrant,
despotique, son objectivité était truquée, son affectation de
simplicité cousue d’un fil épais. Il ne pensait qu’à lui. On pouvait
l’admirer, non l’aimer. Mais surtout, comment avait-elle pu, dans
les débutB, se tromper si lourdement sur lui en le croyant, devant
les femmes, désarmé? Elle eût dû au moins se méfier de Drameille
qui était un corrupteur-né, et n’aimait jamais que les corrupteurs.
La Fosse de Babel 233
Mais les femmes qui aiment l’argent aiment aussi que l’argent
corrompe. Dans un gouvernement, disait Frieden, il y a toujours
au moins un ministre achetable. Cela sous-entendait qu’il pouvait
y en avoir plusieurs, mais signifiait surtout, dans un monde où la
domesticité est rarement sans emploi, que Frieden s’estimait
assez riche pour pouvoir toujours disposer d’un domestique minis¬
tériel libre. Cette conception de la disponibilité liée à l’argent,
Frieden l’appliquait aussi, bien entendu, aux femmes, et Julienne
ne le lui reprochait pas, mais elle lui en voulait, et parfois avec des
pointes de haine, de dissimuler cette exigence sous une timidité
feinte, une pudeur qui l’avait trompée. Il jouait sans cesse de cette
timidité, de ce dévouement qu’il avait pour elle. Comment résister
à un homme qui s’enferme dans ses bons sentiments et s’y enfonce
encore plus quand vous le rudoyez? Dans les pires situations,
une demi-journée en Sologne, avec Julienne, lui rendait l’œil
brillant, le teint frais. L’âme incertaine et calculatrice des femmes
ne pouvait qu’être meurtrie par cette sérénité. J’eusse pu souligner
ici l’inconséquence de Julienne : dominatrice et se plaignant de
l’être, faute d’hommes, disait-elle, était-elle une fois dominée, elle
se plaignait aussi et trouvait que Frieden dominait mal; mais, au
même instant, elle changea de ligne et revint à ScottL Elle avait
des torts envers lui, elle voulait le voir, lui parler. Je téléphonai
donc devant elle chez Jansen que je savais trouver à la même heure
rue Seheffer, où il discutait avec le milicien, avant de se rendre
chez Pirenne. Scotti avait passé la nuit chez Jansen. Assommé
par les somnifères, il dormait encore. Ce détail acheva Julienne
qui voulut partir tout de suite, mais Jansen et le milicien étaient
là. J’avais oublié de rendre à Jansen les clefs de son appartement.
Il fut décidé que j’y conduirais Julienne au début de î’après-midi,
quand Scotti s’y trouverait seul.
Je déjeunai dono ce jour-là chez Julienne, de viande froide et
de fruits. L’agitation imparfaite de la précédente nuit, où elle avait
aidé Frieden sans se sentir réellement utile, tant Frieden gardait
pour lui seul le fort de l’action, lui laissait un besoin presque éperdu
d’activité et de confiance. Jamais amour ne lui avait paru plus
accompli que celui qu’elle ressentait pour Scotti, au moment où
elle était menacée de le perdre. Elle oubliait les anciens travers
de Scotti, ses ridicules même, dont il avait eu tant de peine à se
défaire, ou plutôt elle ne s’en souvenait que pour s’en attendrir
et mesurer le chemin gagné par l’amour. Elle me rappelait com¬
ment Scotti, dans les débuts, sautait du lit et s’enfuyait, après
234 La Fosse de Babel

l’amour, et allait s’enfermer à clef dans une chambre voisine où il


se mettait des heures durant à lire les évangiles, pour chasser le
diable. Et comment aussi von Saas lui disputait Scotti, écrasant
et fascinant ce dernier par sa morgue de chef, sa prodigieuse con¬
sommation de cognac, qui le laissait, à 3 heures du matin,
droit comme un arbre, sa façon de traiter Julienne plus mal qu’une
femelle de junker, avec des propos d’une liberté et d’une crudité
qui affolaient Scotti et l’amusaient, elle, car il pérorait durant des
heures, étalant sa force et sa faiblesse et explosant parfois en colères
terribles, pleines de grâces barbares. « Que vous soyez une putain,
et une putain enjuivée, qui s’en plaindrait? lui criait-il. C’est
aujourd’hui le meilleur état des femmes, la perfection de leur
nature, le sommet de leur ambition. Mais que fait ce gamin dans
vos jupes? Il n’est même pas frais. » Il insultait Scotti, qui rica¬
nait, mais buvait avec lui. Etrange monde où l’expression du mépris
fait partie du jeu de la séduction. De cette méchante complicité,
Julienne aujourd’hui distrayait son mal. A quelle profondeur
souffrait-elle? Elle s’exaltait presque d’avoir vaincu von Saas,
qui ne gagnait aujourd’hui, s’il gagnait, que par la machination
tout extérieure d’un destin misérable. Car là se tenait le nœud.
Toute sa vie était frappée de malchance. Elle commença à se
plaindre, à parler d’elle, et d’elle seule. Elle était une courtisane
ratée. Avec une force de propos qui lui dissimulait ce subit atten¬
drissement sur soi, elle me jeta : « Il me traitait de putain. C’est
bien pis. Je suis une putain qui n’aime pas son métier. » La for¬
mule était bien frappée, elle avait dû se la répéter souvent. Elle me
dit aussi : « Le terrible dans le métier de courtisane, c’est l’argent
qu’il faut dépenser pour en recevoir. Pour être une femme à qui
l’on a envie d’offrir un vison, il faut pouvoir se payer ce vison
soi-même. » Mais son malheur, surtout, c’était d’être femme et de
ne pouvoir se contenter de l’intelligence. Drameille était intelli¬
gent et laid, et vivait une vie exaltante. Mais une femme? On eût
dit que même la beauté ajoutait des problèmes. Alors, être intel¬
ligente et laide, comme Simone Weil? Se détruire lentement, au
nom d’une sainteté, d’une communion sans doute illusoires,
comme cette femme si peu femme l’avait fait? Elle ne pouvait
lire sans frémir et sans y trouver un écho de l’enfer les paroles
terribles que Simone Weil avait écrites contre l’amitié, contre
1 amour. Ces deux mots clefs revenaient comme pour marquer
les limites d un monde trop humain, où il fallait quand même
vivre. En terminant notre frugal repas, Julienne me remercia.
La Fosse de Babel 235

en termes excessifs, de l’assister si amicalement en cette rencontre.


Mon rôle s’y était borné en fait à l’écouter patiemment, mais une
simple présence est parfois dkin inestimable bienfait. Elle ajouta
(et elle voulait ainsi me prouver sa confiance et son amitié) qu’elle
avait reçu juste avant mon arrivée un coup de téléphone de Fran¬
çoise, qui l’avait déjà appelée en pleine nuit après m’avoir parlé,
mais l’avait manquée, et que, sa sœur ne lui cachant jamais
rien, elle se trouvait ainsi au courant de notre aventure. Elle ne
savait pas si elle devait me féliciter, car elle ne voyait à cette
liaison aucun avenir, faute, de mon côté, de cette fortune dont le
manque et le besoin faisaient la malédiction des derniers Sixte.
Tout ce qu’elle pouvait dire, c’était que si l’amitié, en certaines
circonstances, consolait de l’amour, je pouvais toujours user de
son amitié comme elle venait d’user de la mienne.
Avant de partir pour la rue Scheffer, elle voulut téléphoner à
tpAquila et vérifier ce qu’avait dit Jansen. Cette indiscrétion de
pure curiosité était de droit chez une femme, même malheureuse.
Au téléphone, elle raconta à son cousin ce qu’elle savait. A l’autre
bout du fil, je devinais l’abbé réticent. Elle insista. Ils parlèrent
un long moment.
— Je m’en doutais, me dit-elle enfin. Jansen vous a menti.
C’est Scotti qui a donné toute sa part, et lui seul. Il n’a rien gardé
pour lui.
— Ce geste l’honore...
— Vous trouvez? fit-elle ironique.
Elle était à nouveau armée de toute la force que lui laissait la
faiblesse de son amant.
Je conduisis Julienne rue Scheffer. Elle y passa l’après-midi
en compagnie de Scotti, qu’elle trouva dans un état torpide pro¬
pice aux confessions sincères. Scotti avait décidé de partir. Il ména¬
geait ainsi sa fierté. Mais il ne partait que pour quelques mois. Il
ménageait aussi son besoin d’amour. Un peu interdite devant cette
décision prise sans elle, mais rassurée par ce compromis, Julienne
proposa à Scotti de l’argent pour son voyage. Il refusa mais s’atten¬
drit. Quelques instants plus tard, Julienne n’ignorait plus rien des
circonstances du meurtre. Ils pleurèrent ensemble jusqu’au soir.
Je partageais donc avec Julienne deux secrets : ma liaison avec
Françoise, le meurtre de Grévy, et ce dernier fort grave, car les
journaux en parlaient encore. De tels secrets rapprochent. Mais
que fallait-il penser de l’amitié que me portait Julienne? Elle était
de ces femmes dont le jeu intellectuel de conquête se déploie mieux
236 La Fosse de Babel

dans les confidences de l’amitié que les batailles de l’amour.


« Comme toutes les courtisanes, constatait-elle avec quelque
naïveté, je reste l’amie de tous mes anciens amants. » Mais une
des marques de la virilité des hommes est la méfiance qu’ils oppo¬
sent à cette trouble et instable amitié des femmes toujours en
proie aux humeurs, et qui culmine dans ces bavardages à deux,
sans témoins, qui sont le piège le plus terrible du jeu mondain.
Vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées que Julienne s’était
déjà délivrée de ces deux secrets sur Drameille, qui était aussi, à
d’autres égards, son ami.
Drameille rentrait à peine du déjeuner où il m’avait fait rencon-
ter d’Aquila. Que pouvait-il faire, sinon me reprocher violemment
mon silence, même sur le premier point, puisque Françoise de Sixte
entrait dans ses projets et que je ne l’avais connue que par son
entremise? Cependant, la pensée que d’Aquila, lui non plus,
n’avait pas livré le secret de Scotti mit un frein à ces reproches.
Il fallait interpréter ce silence. Cachait-il de l’hostilité? Non, de
l’indifférence. D’Aquila n’était hostile à rien. Et il était clair qu’il
n’opposait pas au principe de « transparence » énoncé par Drameille
un principe contraire. Simplement il ne réglait pas sa vie sur des
principes. D’Aquila était un homme immobile et il ne suffisait
pas de décréter le mouvement pour l’y entraîner.
Je dois avouer ici que je fus l’auteur du compromis qui allait
décider de tout et d’abord de la fondation du groupe. Moi qui avais
décidé de ne plus agir, de ne plus prendre parti, dois-je m’imputer
ici un fatal reniement? J’en laisse juge le lecteur, mais pour ma
part je réponds non. Qu’on ne me cherche pas de raisons basses.
Pour que la vérité se manifeste, même le diable doit être aidé.
« Pourquoi, dis-je à Drameille, s’attacher tellement à la révéla¬
tion des faits proprement dits alors qu’il suffit d’en connaître
1 esprit? Tout fait, à l’état brut, n’est qu’un signe, et ce qui importe,
ce n’est pas le signe mais le sens. Qu’avons-nous besoin de savoir
le détail du crime de Jansen? Ce goût des circonstances est vulgaire.
C’est par fidélité à nous-mêmes qu’il nous faut laisser aux polices
banales le soin de s’attacher aux actes plus qu’aux états, à l’avoir
plus qu’à l’être. » Et je rappelai que d’Aquila, en passant, avait
déclaré : Ce Scotti est un garçon faible et dangereux. C’était suffi¬
sant. « Des esprits aussi déliés que les nôtres doivent partir d’emblée
des plus hauts dévoilements. »
Ce recours à la dialectique de l’abstraction, si conforme fût-il
au génie du groupe, car les essences sont toujours plus « transpa-
La Fosse de Babel 237
rentes » que les choses, ne parut pas du tout satisfaire Drameille
mais c’était de sa part une habileté de plus, destinée à me faire
minimiser l’importance de ce qu’il pouvait appeler mon ralliement
ou ma trahison. « 11 n’existe de petits faits que pour les petits
esprits », me répondit-il en se donnant l’air d’hésiter. Il était vrai
aussi qu’il portait aux âmes, à toutes les âmes, beaucoup plus
d’intérêt que d’Aquila, Poliakhine et moi. Pour le diable, il n’est
pas de petites proies. Seul le Christ pardonne tout et efface tout,
m’avait dit un jour le Père Carranza. Lucifer pardonne tout mais
n’efface rien. Quant à Satan il n’efface ni ne pardonne... La malé¬
diction du diable, comme celle des sociétés, c’est l’impossibilité de
l’oubli.
Ma proposition fut tout de suite acceptée par d’Aquila et Polia¬
khine. Drameille prit acte de cet accord. « Commençons ainsi, fit-il
d’un air d’entêtement. Le reste suivra. » Mais comme cet astrologue
des Médicis dont j’ai oublié le nom, il pensait sans doute : « Bientôt
tous vos ménagements seront déménagés. »

39. Considérations diverses sur l'amour vénal, les souffrances du


diable et les totalités bien ordonnées.

Drameille se flatta tout de suite que ma liaison pourrait faciliter


ses propres vues sur Greenson. Il ne voulait pas douter que je
fusse disposé, dans l’intérêt commun, à pousser Françoise vers le
milliardaire.
Les allusions réitérées de Drameille à la vénalité de Françoise,
même si j’étais obligé de les tenir pour fondées, heurtaient cepen¬
dant en moi un sentiment trop neuf et trop vif pour que Drameille
pût réellement penser me rallier par elles. Non pas que dans l’absolu
je trouve le moins du monde répréhensible qu’une femme vende
son corps. Il y a entre l’amour et l’argent des correspondances
occultes bien connues que ne pourra jamais abolir le recours à
d’artificielles morales. La jouissance physique étant la plus uni¬
versellement recherchée de toutes les valeurs, dont l’argent est
la mesure commune, il est fatal qu’elle remue beaucoup d’argent,
le plus d’argent. L’indignation, l’appel à la vertu, la dénonciation
du vice ne sont ici comme ailleurs que des manifestations d’infan¬
tilisme intellectuel. Mais on ne devient pas gigolo ou souteneur,
238 La Fosse de Babel

on l’est par complexion native. Drameille était si conscient de


cette impossibilité où me mettait mon corps, dans ses profondeurs,
d’accepter la prostitution d’une femme que ce corps aimait, qu’il
ne me présentait, je crois, sa suggestion que par fidélité à son
propre personnage, et en quelque sorte pour être complet, une fois
de plus, dans le dénombrement des possibles, ce qui est d’excel¬
lente pédagogie. Et -lui qu’aucun sentiment n’étouffait et sans
doute n’étoufferait jamais, il eût certes accepté et même provoqué
la prostitution à son profit de n’importe quelle femme, mais ce
service lui-même eût été impersonnel, et personne n’eût pu dire
que c’était le service de Drameille, tant il universalisait ses pro¬
blèmes et en objectivait pour tous la solution. On voit ici notre
différence clef. Aussi doué que lui pour le regard, j’étais fait en
plus pour aimer et souffrir encore, ce qui, sans ôter à mon esprit
cette impersonnalité souveraine où triomphe la science à la fois
la plus brûlante et la plus froide, en privait sûrement mon corps.
Ai-je alors le droit de dire en plus? Me comparant à Drameille,
puis-je prétendre, comme certaines critiques, qui croyaient l’acca-
bler, qu il était mal incarné? Dans ce monde où rien n’est linéaire,
autant reconnaître qu’il l’était trop. Mais peut-être, puisqu’il
s agit ici, au fond, de prendre le diable pour référence idéale,
serait-il bon, au moins une fois, de s’interroger sur la nature de
celui-ci, ou plutôt sur les natures opposées et associées de ses deux
parties inséparables, Lucifer et Satan, dont l’homme n’est après
tout qu’un composé plus ou moins lié, plus ou moins conscient. Et
sans doute aussi risquerait-on de ne pas comprendre complètement
ce récit si on ne le situait pas à tout instant au sein de cette bipola¬
rité de Drameille et de Pirenne, qui apparaîtront de plus en plus,
dans ce drame, comme les seuls points fixes, les seuls composants
immuables et invulnérables, mais aussi irradiants dans leur ordre
que le sont, dans le monde, les pôles luciférien et satanique que
seul, pleinement, le Christ, c’est-à-dire l’homme total, transmue
l’un par l’autre et rassemble dans l’un. On n’attachera jamais
assez d importance à de telles homologies. Au fur et à mesure que
ma conscience s est éclairée, c’est-à-dire que je suis entré plus à
fond dans le problème des structures, il m’est de mieux en mieux
apparu que toutes les insuffisances et les difficultés de la théologie
chrétienne, dans son penchant vulgaire à la morale, venaient de
deux sources principales, qui ne sont d’ailleurs que les dérivations
d un même tronc : elle situe le Père plus haut que la Mère, alors
qu ils ne peuvent que graviter ensemble, et elle confond Lucifer et
La Fosse de Babel 239

Satan, double et capitale erreur qui bloque d’emblée toute dialec¬


tique et aliène toute gnose. Et non seulement en effet il faut faire
réellement graviter les deux couples Père-Mère et Lucifer-Satan
qui sont de structure identique et se répondent point par point
dans leurs ordres respectifs de manifestation,, mais il faut en plus
se rendre compte que le Père et la Mère, et Lucifer et Satan, sont
eux-mêmes des composés, et même, à leur tour, des couples, et
que toute génétique en découle. L’union amoureuse fait claire¬
ment apparaître que le Père et la Mère sont à la fois, l’un et l’autre,
un sexe et un cerveau, soit en tout quatre pôles et non pas deux,
quatre pôles emportés dans une rotation et une permutation sans
fin. Et, sous une appellation plus abstraite, ces quatre pôles se
retrouvent bien entendu en Lucifer et en Satan, dont on dira par
exemple que Lucifer se veut plénitude ou activité de l’esprit et
vacuité ou passivité de la matière, tandis que Satan est plénitude
ou activité de la matière et vacuité ou passivité de l’esprit, en sorte
que dans l’horizontal, où tourne sans fin la roue de la répétition,
la mise en marche de la dialectique peut être appelée quadrature
du cercle. Reste alors à considérer que ce champ horizontal, en
tournant, crée un courant vertical, ce qui fait passer du cercle à la
sphère et de quatre pôles à six, par la fondation et l’élévation de
la croix, c’est-à-dire l’ouverture de la double transcendance des
profondeurs et des hauteurs qui transforme la répétition sans fin
en filiation unique. C’est ce qu’explique d’emblée le premier verset
de la Genèse, dont le premier mot bereschith signifie d’ailleurs à
lui seul, dans sa prononciation occulte : il créa six, et marque à la
fois le début, la fin et aussi le relancement de la dialectique. On
aboutit au Christ dressé sur la croix, à la fois fils de l’Homme et
fils de Dieu, maître de la terre et maître du ciel. Mais je dis aussi
qu’on ne peut rien comprendre aux êtres et à leur histoire tant
qu’on ne les a pas, selon ce modèle, décomposés et recomposés.
Chacun de nous, mâle et femelle ensemble, est un champ à six
pôles. Faute de se voir ainsi on ne voit rien. Et chaque situation
de même. On ne la comprend pas tant qu’on n’y dénombre pas
les facteurs de répétition et de non-répétition, c’est-à-dire de per¬
mutation et de filiation. Revenant alors sur l’énigme de la souf¬
france, je constatais que Lucifer, qui se veut plénitude de l’esprit,
induit par sa seule présence en Satan, qui est vacuité de ce même
esprit, l’appétit insatiable de ce que l’esprit garde pour lui, c’est-
à-dire la vérité, tandis que, réciproquement, Satan, qui se veut
plénitude de la chair, induit par sa seule présence en Lucifer, qui
240 La Fosse de Babel

est vacuité de cette même chair, l’appétit insatiable de ce que


cette chair garde pour elle, c’est-à-dire la beauté, en sorte qu’il
existe en l’homme deux souffrances inséparables, celle de la vérité
et celle de la beauté, chacune créant l’autre et jouissant par
l’autre, et s’y consolant sans s’y perdre, au contraire, en s’y exal¬
tant. On ne comprend rien à la nature de l’homme si l’on prétend
isoler chacune de ces deux souffrances, qui se répondent en lui
dialectiquement et bâtissent la loi de sa progression. Et on ne
comprend rien non plus à la nature profonde de l’éthique (qui est
en rapport avec la vérité) et de l’esthétique (qui est en rapport
avec la beauté) si, comme les universitaires, on en fait deux disci¬
plines distinctes, c’est-à-dire deux disciplines mortes, au lieu de
les garder antagonistes et associées et de les faire culminer ensem¬
ble dans le religieux, selon la fonction éternelle et unifiante du
Christ. Le drame de l’esthétique, la souffrance de la beauté habi¬
taient Drameille. Le drame de l’éthique, la souffrance de la vérité
habitaient Pirenne. On ne s’en doutait pas, tant la capacité d’objec¬
tivation de ces deux hommes allait jusqu’aux limites. Mais, chez
Drameille, on n’eût pu expliquer autrement ce besoin qui se tenait
à la racine de son être et qui le poussait sans cesse à la quête
de prostituées admirablement belles, dont l’infinie disponibilité
essayait de le déposséder chaque fois de son tourment : il lui fallait
toujours épuiser la beauté d’autrui. Mais il en allait de même chez
Pirenne. Lui, c’était la vérité d’autrui qu’il lui fallait épuiser. Sa
vocation de policier, sa perpétuelle quête d’informations n’avaient
pas d’autre source. Il lui fallait toujours augmenter la quantité
d’information disponible. Chacun d’eux se soumettait ainsi, en
fait, au génie de l’autre, mais de façon invertie, dans la dispersion,
la multiplicité, l’infinité, non l’unité. Cherchez une bonne défini¬
tion pour l’enfer, et vous n’en trouverez pas de meilleure que
celle-ci : la multiplicité immobile, l’infinité toujours semblable
et toujours différente, inépuisable, mais attention, pas le chaos,
qui est fermé et opaque, et où couve la vie : le labyrinthe, qui est
ouvert et clair, et où n’habite que la mort. Aussi pouvait-on dire
tout ensemble que Drameille n’aimait pas mais était blessé à mort
par l’amour, d’une mort sans fin, perpétuelle, où le changement
incessant de partenaire, qui est la pire drogue, en fait ne changeait
rien, au point qu’il pouvait nier sa jalousie et sa souffrance et
cette agonie qui n’avançait pas, et c’était vrai, il n’était pas jaloux
des prostituées qu’il recherchait, et aucune d’elles, prise isolément,
ne le faisait souffrir, mais c’était bien pis, il était jaloux de la
La Fosse de Babel 241
prostitution elle-même, et tout le sentiment de sa supériorité
tenait à cette dépersonnalisation, car il prétendait supprimer
son propre corps en supprimant celui de l’autre, comme si, souf¬
frant de toutes les femmes, il pouvait affirmer ne souffrir d’aucune.
Tout ceci pour faire comprendre que ma passion pour Françoise
ne se distinguait pas, à ses yeux, d’une infinité de passions pos¬
sibles, équivalentes, interchangeables, et ne contenait rien en
tout cas qui pût créer chez lui la sensation d’un manque, au
contraire : Françoise avait un nom et un visage, elle appartenait
à l’ordre des accidents, elle m’engageait dans une de ces impasses
oppressantes dont la seule vertu, selon le diable, et aussi selon
Dieu, est de nous obliger à chercher une issue vers les hauteurs
et les profondeurs universelles où le diable, autant que Dieu,
attend les âmes perdues. Mais voyez, c’est ici la clef. Lucifer et
Satan voudraient conjoindre en eux les profondeurs et les hauteurs,
et seul le Christ le peut. Lucifer ne sait jamais si ses hauteurs ne
sont pas la simple image invertie mais irréelle des profondeurs de
Satan. Et Satan ne sait jamais non plus si ses profondeurs ne
sont pas la simple image invertie mais irréelle des hauteurs de
Lucifer. Qui donc efface ce double mirage? L’homme, rien que
l’homme, le Christ en l’homme. Et certes, ma passion pour Fran¬
çoise et les désordres qu’elle n’allait pas manquer d’entraîner ne
signifiaient rien de plus, pour Drameille, que ces tempêtes océa¬
niques qui, à trente mètres de fond, ne troublent déjà plus la
calme transparence de l’eau, même si, à la surface, elles provoquent
les pires perditions. Mais Drameille y tenait, à ces trente mètres!
Il croyait les avoir sondés avant moi! Et rien, même, ne l’empê¬
chait de les sonder sans cesse, il pouvait disserter aussi bien que
moi sur ce drame, en faire un livre comme moi, sauf à n’en souf¬
frir que par le manque d’épaisseur de la dissertation, mais assuré
de retrouver aussi, par là, l’idée universelle de la souffrance.
Fallait-il dire : heureux Drameille? Sans doute n’est-ce pas pour
rien qu’au même moment les drogues de Pirenne et les tourments
de l’amour m’ont obligé à méditer sur les mystères d’un corps
tantôt soumis, tantôt rebelle. La distance infinie qui sépare
l’omniscience de l’omnipotence procède de l’existence de ce corps
qu’on n’a jamais fini d’explorer et de dominer et qui jusqu’à
la fin nous échappe, puisqu’il échappa même au Christ dans son
cri d’agonie : « Mon Père, mon Père, pourquoi m’avez-vous aban¬
donné? » alors qu’en lui le fils de l’Homme et le fils de Dieu étaient
ensemble infiniment proches du dernier accomplissement. Com-
242 La Fosse de Babel

bien de fois, depuis, ai-je médité là-dessus avec d’Aquila qui savait,
lui, ce qu’était un corps presque glorifié et pourtant toujours
souffrant 1 Ai-je ainsi mesuré la supériorité de Drameille, son
infériorité? Vaine question. J’ai depuis longtemps compris que
tous ces intellectuels lucifériens qui, sans adhérer au communisme,
sont toute leur vie possédés par sa nostalgie, ne cherchent pas
autre chose qu’à épuiser à travers lui le corps du monde pour
trouver leur propre corps, qu’ils feignent de mépriser, incapables
qu’ils sont de l’éprouver à travers l’étreinte des femmes, dans un
corps à corps qui ne laisse place à aucune irréalité. Et, en ce sens,
le communisme était exactement pour Drameille ce qu’était
Françoise pour moi : la tentation de son besoin d’omnipotence,
le symbole de la matière envahissant l’espace pour obliger l’esprit
à parfaire et transmuer le temps. Peu à peu, à force de réfléchir
avec d’Aquila sur le sens de la malédiction qui accable la matière,
cette idée s’est imposée charnellement à moi qu’il en est des acti¬
vités du corps comme de celles de l’esprit, elles sont prises dans le
tissu serré de l’invisible, et j’ai compris qu’un corps ne souffre
et ne jouit jamais pour lui seul, mais pour tous les corps de la terre,
avec lesquels il est en correspondance cachée, ne serait-ce que
par son appartenance au champ global des pesanteurs, et même
pour tous les corps du monde, dont chacun de nous, pris dans l’uni¬
verselle gravitation, doit à la fois alléger et alourdir la substance
en vue d une dernière tension et d’un dernier éclatement. Le
sachant ou non, tout corps se tend dans toutes les directions de
la sphère du corps unique. Et sans doute chacun de nous souffre
et jouit différemment. Mais cette différence ne lui est donnée
que pour le conduire à mesurer, par la couleur et l’intensité par¬
ticulière de sa souffrance et de sa jouissance, à quelle profondeur
s enracine sa croix et à quelle hauteur elle culmine sur la croix
unique du monde, en vue d’un enracinement encore plus profond
et d’une culmination encore plus haute. Il m’a fallu longtemps
pour comprendre quelle place significative ils occupaient tous,
et pas seulement Drameille, Pirenne, l’abbé d’Aquila et Poliakhine,
mais aussi von Saas et Scotti, et toutes les femmes, dans la totalité
ordonnée où depuis, à tout instant de ma vie, je me suis moi
aussi enfermé, car seule l’image de cette totalité est l’instrument
d une communion consciente. Même von Saas, bien entendu.
Surtout von Saas. Tout homme rencontre, dans le cours de sa vie,
des sujets de méditation fondamentaux que le destin lui propose
comme autant d’invitations à explorer barrière-monde. Et, à
La Fosse de Babel 243
elle seule, l’énumération de ces sujets révèle à l’être toutes ses
ombres : la mort, le temps, le suicide, le meurtre et le mal, et
l’amour, sans oublier le problème juif et la peur de la solitude.
Mais, entre toutes ces méditations, c’est sans doute celle qui porte
sur les éléments positifs de la pédérastie et de la féminité active
qui exige le plus de rigueur et la neutralité la plus avancée, mais
c’est aussi celle qui contient le plus de richesses immédiatement
transmissibles, et je suis sûr maintenant qu’on ne peut pas, sans
une compréhension exacte de l’inversion, pénétrer avec la moindre
chance de succès dans la dialectique de l’homme et de l’histoire.
On nous eût bien étonnés, ce jour-là, d’Aquila et moi, alors que
nous suivions la rue de Provence derrière Drameille et Poliakhine,
si l’on nous eût annoncé que von Saas, malgré ses fureurs et sa
folie, ou peut-être à cause d’elles, viendrait un jour nous éclairer,
bien mieux que tout être dit normal, sur les mystères de l’après-
vie et les déchirements des fins de monde. Celui qui agit conformé¬
ment à sa nature atteint la perfection, dit la Gîta. Même si une
malédiction particulière pesait sur l’individu non homogène
nommé von Saas, pour l’obliger à ouvrir encore plus, avec sa
propre contradiction, la contradiction du monde, il fallait bien
admettre que cette matière négative présentait, de l’autre côté
de la mort, la face positive pour laquelle elle avait été disposée,
de toute éternité, dans l’ensemble des composantes humaines,
et où la mort ne peut signifier que retour à l’unité et résurrection.
Et si, au sein de la matière maudite et déjà morte, il fallait donc
admettre qu’il existe une matière encore plus maudite qui ne
peut communiquer avec la première que par la refonte d’une
seconde mort, comment ne pas accepter, même avec effroi, mais
un effroi salubre, la pensée que le monde invisible se présentait,
par cette refonte, comme une suite perpétuelle d’ébauches pré¬
parant une œuvre d’art, en sorte que les individus que nous croyions
ratés ou anormaux n’y manifestaient que les tâtonnements ou
les élans excessifs du génie? Oui, si l’on acceptait ce postulat de
base que la nature ne fait point d’erreurs (car la croyance à l’er¬
reur n’est qu’un produit de notre ignorance), voilà à quoi tendait
l’énigme de l’anormalité : à poser, devant nos consciences, le
problème d’une évolution géante et indéfinie faite pour nous
instruire des perpétuelles reprises de la vie vers son inaccessible
culmination androgynique. Un jour viendrait où nous compren¬
drions, les larmes aux yeux, car ces certitudes sont poignantes,
pourquoi des êtres aussi beaux et aussi instables que von Saas,
244 La Fosse de Babel

Scotti et même Marie, et surtout Marie dans son activisme final,


avaient été donnés à l’Amérique pour éclairer sa vraie mort, mais
aussi, car tout se tient et s’ordonne, pour y annoncer la plus
lointaine mais aussi la plus radieuse des rédemptions 1 Et voilà
aussi quelle était la racine de l’humilité intellectuelle que je sentais
chez d’Aquila, au plus profond de ses silences. Dieu ne rejetait
rien de ce qu’il avait créé. Nous ne devions rien en rejeter non plus.
Et il en est des pays comme des êtres, ils ont leur place marquée
dans la totalité de l’espace et du temps, et nul ne peut porter un
jugement sur eux qu’en rassemblant en soi la totalité des relations
où ils s’enferment. Alors, ce jugement ne libère pas seulement
celui qui est jugé, mais celui qui juge. Il les unifie, il les éclaire
l’un par l’autre. Il est leur commune clarté. La gloire de Dieu est
de cacher les choses. Les découvrir, c’est la gloire des rois.

40. Une série de décisions qui n’engagent à rien et une conférence


sur l'astrologie qui n'engage à rien non plus.

Le groupe fut donc fondé cette semaine-là le 21 mars 1953,


au début de l’après-midi, dans une cave de la rue de Provence,
mais ce mot même de fondation pouvait paraître excessif pour une
décision qui n’impliquait qu’un engagement de principe et consta¬
tait seulement la rencontre de quelques hommes à l’écart des
apparences de la vie. Aucune solennité ne marqua cet accord. Il
n’était pas d’homme moins sensible que Drameille au besoin de
rites.
L’immeuble de la rue de Provence présentait cet avantage de
disposer d’une seconde entrée rue La Fayette, ce qui flattait chez
Drameille, une fois de plus, ce goût qu’il avait de descendre aux
minuties. Après nous être assurés à sa demande que nous n’étions
pas suivis, nous fîmes le tour du bloc de maisons et passâmes par
cette seconde entrée. La cave donnait sur une cour intérieure
longue et étroite, au bas d’un escalier tournant bien dégagé.
Elle était en réalité composée d’une enfilade de trois pièces voûtées
qu’on avait dû réunir, quelques années auparavant, à partir de
trois caves isolées pour en faire un vaste entrepôt, ce qui supprimait
en outre tout voisinage. Une presse à main et une ronéo électrique
occupaient la pièce centrale. Drameille poussa l’une après l’autre
La Fosse de Babel 245
les portes à claire-voie qui séparaient les trois pièces, alluma
partout, nous fit remarquer l’épaisseur des murs, nous montra
tout au fond la hotte de fumée, qui permettait d’aérer, et l’arrivée
d’eau, puis, un peu partout, les prises de courant. On pouvait
chauffer, ventiler, installer une salle d’eau. Un rayon de soleil
passait par l’un des soupiraux et tombait, dans la pièce centrale,
sur une vaste table où se trouvaient, en désordre, des casiers de
casse. Par suite de la profondeur de la cour, la cave ne recevait
un peu de soleil que deux ou trois mois par an et tout au plus un
quart d’heure par jour. On fêtait la première venue du soleil et la
fondation du groupe en même temps.
— Dès que von Saas nous aura envoyé de l’argent, dit Drameille,
nous pourrons finir de monter ici notre première imprimerie, et
même y loger, si c’est nécessaire.
Il regardait autour de lui, très satisfait. Il passait la main sur
les murs pour montrer qu’ils n’étaient pas humides.
On en vint tout de suite à Pirenne. Poliakhine s’était renseigné.
Le jeune physicien paraissait chargé par le Parti d’organiser, sur
des bases scientifiques, et grâce à des machines modernes, un
service de renseignements aussi étendu que possible. C’était un
poste important. Mais, à l’ambassade, on avait noté aussi que
Pirenne faisait de fréquents voyages en Chine et en Mandchourie,
et on se demandait s’il n’assurait pas quelque liaison entre services
secrets russes et chinois. Il était de ces hommes dont on ne parlait
qu’en baissant la voix.
Drameille réfléchissait. Il cherchait un moyen de neutraliser
Pirenne.
— Il faut le compromettre, dit-il, ou bien lui rendre des services
assez importants pour qu’il ne puisse plus se passer de nous.
— Des services compromettants, dit Poliakhine.
La même pensée leur vint à tous deux en même temps.
— Il faut se servir de Le Hourdel et de Laforêt, dit Poliakhine.
Le jeune cybernéticien que Drameille avait encouragé à consti¬
tuer, parmi les technocrates, un groupe périphérique, était en
France un des meilleurs techniciens des machines électroniques.
Tout ce que je savais en plus de lui, c’est qu’il avait les dents très
longues. Quant au docteur Laforêt, son cas était moins clair. Il est
certain que les gouvernements ne tarderont pas à s’intéresser
aux phénomènes de voyance, de télépathie, d’action à distance, qui
permettent de fonder une police nouvelle. Mais il y faudra des
délais, des mises au point.
246 La Fosse de Babel

Le Hourdel était, selon Draraeille, un homme ambitieux, d’esprit


concret et même affairiste, aux idées vastes et simples, complète¬
ment amoral, mais de façon assez basse (Drameille voulait dire
par là : sans légitimité philosophique réellement consciente et
raisonnée), et qui avait le génie de l’utilité. Cela dit, utilisable lui-
même, en deçà d’un certain point, et dangereux au-delà. Il fallait
chercher et trouver ce point, et, pour cela, le donnant-donnant
s’imposait. La conversion philosophique de Le Hourdel inter¬
viendrait peut-être un jour. C’était peu probable. Mais sans y
compter (et Drameille se mit ici à penser tout haut) on pourrait
toujours introduire Le Hourdel chez Greenson, où le champ
d’action était infini. En contrepartie, il accepterait de travailler
pour Pirenne. Communiquerait-il à Pirenne les secrets de métal¬
lurgie nucléaire trouvés chez Greenson? Oui et non. Le mot
d'espionnage n’eût pas fait hésiter Drameille, mais en fait, il ne
s’agirait pas d’espionnage. Chez Greenson, Le Hourdel n’aurait
pas à voler des renseignements, mais à développer ses propres
travaux, à approfondir ses recherches, à les confronter à celles
de savants aussi avancés que lui. Il en livrerait le fruit à Greenson,
bien entendu, mais aussi à Pirenne.
Drameille, très concentré, écarta d’un geste tout scrupule.
Nous étions contre le secret des sciences. Le Hourdel lui-même
souhaitait un gouvernement mondial de savants, au-dessus des
frontières...
— Il n’y a que deux problèmes, dit Drameille, et qui touchent
tous les deux à la rectitude du sens. Le premier est que nous tenions
Le Hourdel. Le second, que Le Hourdel tienne Pirenne. Et non
l’inverse... C’est une question d’habileté, conclut-il. Je verrai
Le Hourdel.
Pour Drameille, il n’était pas question que le jeune savant
refusât d’entrer dans le jeu. Dès qu’un jeu était possible, il devait
être.
— On pourrait aussi se servir de Jansen, remarquai-je.
— Plus tard, dit Drameille, toujours tendu.
Il leva les yeux sur moi.
— Il faudra que tu revoies Pirenne, me dit-il.
L abbé d Aquila me posa alors quelques questions sur mes
travaux et me demanda si je ne pouvais pas faire à ses amis
quelques conférences sur la structure absolue. Heureux de
1 approcher, j acceptai. Il me demanda aussi si cette structure se
raccordait à celle des cycles astrologiques dont parlait le Père
La Fosse de Babel 247
Carranza, quand il voulait forcer quelqu’un à aller au-delà des
conceptions naïves de l’histoire. Je le lui confirmai. Mais il était
avide de preuves, de raisons. Que pouvait-on attendre de l’étude
de ces cycles pour la prévision des prochains événements?
U y a deux sortes d’astrologies, lui dis-je, l’une superstitieuse,
l’autre savante, de même qu’il y a, par exemple, et pour les
mêmes raisons, un matérialisme vulgaire et un matérialisme
dialectique. J’expliquai à d’Aquila que les véritables astrologues
avaient renoncé, bien avant les physiciens et les biologistes, aux
conceptions naïves de la causalité linéaire, et étaient de loin les
premiers à avoir parlé de structures et d’interaction. Et qu’on
pouvait, certes, isoler dans l’interaction universelle des cycles
réguliers, mais qu’on n’en tirait que des signaux dont il fallait
chaque fois composer le sens partiel dans l’ensemble des sens.
Les astres sont des êtres comme nous (astre et estre, c’est le même
phonème), ils vivent et évoluent, ils avancent comme nous avan¬
çons. Eux aussi ont un esprit et une âme. Les signaux qu’ils nous
font sont précis, mais leur sens est sans cesse emporté par le
mouvement général de la conscience dans le monde. J’expliquai
qu’on pouvait donc tirer de l’astrologie trois choses : une science
empirique de la prévision, toujours incertaine, tâtonnante, relative;
une méditation sur l’impossibilité de la prévision absolue; une
intensification simultanée de cette science et de cette méditation,
en sorte que les signaux prenaient à la fois de plus en plus de sens
et que ce sens avait, pour l’âme juste, de moins en moins d’impor¬
tance...
— Voilà une assez bonne définition de la sagesse, fit d’Aquila.
J’ajoutai qu’à vues humaines, le signal le plus proche, en atten¬
dant la radicale transformation des années 82-89, était formé
par la bouleversante conjonction d’Uranus et de Pluton, à l’oppo¬
sition de Saturne, qui a lieu en 65-66.
— Une guerre? demanda Poliakhine.
Comment répondre? Toute la période de 1962 à 1968 paraît
livrée au déploiement explosif de forces encore enfouies au fond
de la matière ou au fond des âmes. Mais comment désigner et
nommer déjà ces forces? Celles du monde noir, de l’Islam? Une
synthèse de l’or? L’apparition, dans le ciel terrestre, de forces
intelligentes venues d’autres planètes? Il y aura toujours des
formes nouvelles de bouleversement dans l’esprit de l’homme et
dans le monde.
J’expliquai à d’Aquila que les trois planètes « occultes » Uranus,
248 La Fosse de Babel

Neptune et Pluton, qui semblent actuellement en rapport avec


les destins respectifs des États-Unis, de la Russie et de la Chine,
marquent ainsi trois grandes crises, en 1962-1968, 1982-1989 et
1999-2015. Comme Neptune et Pluton, d’autre part, sont en bons
aspects jusqu’à la fin du siècle, on en déduit, peut-être hâtivement,
que la Russie et la Chine resteront d’accord au moins jusqu’à
la seconde de ces crises, le nouvel ordre mondial résultant de la
guerre des races ne venant s’établir qu’à la fin de la troisième.
Encore faut-il savoir que notre monde planétaire est encore
incomplet. Une véritable génétique astrale n’est concevable que
dans le cadre de la structure absolue, et celle-ci exige que le système
solaire actuellement connu soit polairement complété en deux
sénaires par deux planètes non encore découvertes mais que
certains astrologues désignent déjà sous les noms de Proserpine
et de Vulcain. Alors la dialectique pourra réellement tourner sur
elle-même et intensifier pleinement le sens. Toute découverte de
nouvelle planète marque en effet l’émergence d’un nouveau type
de civilisation. La découverte d’Uranus en 1781 annonça la révolu*
tion individualiste de l’ère industrielle. Celle de Neptune en
1846 signifia le renversement dialectique de cette tendance et
ouvrit la voie aux nouvelles communautés sociales et même
socialistes. Pluton enfin, en 1931, intégra et dépassa ce double
mouvement en provoquant la mobilisation générale des consciences
individuelles au sein des communautés. Mais cette mobilisation
eut lieu dans l’extrême rigueur des confrontations, des oppositions,
des massacres. Il faudra attendre la découverte de Proserpine
pour que cette rigueur se transforme en grâce et que la confron¬
tation devienne unifiante. Pluton est resserré et contracté. Son
symbole est le tube, la rue encombrée, le métro toujours plein.
D’où, à notre époque, les difficultés de circulation. Le symbole
de Proserpine sera l’inverse du tube, c’est-à-dire l’éventail, attribut
de la pin-up. Sous son règne, l’éventail des individus et des peuples
devrait se déployer dans un nouveau stade d’ampleur dont le
champ nous est évidemment encore inconnu, peut-être le monde
interplanétaire lui-même. Cela admis, qu’est-ce que Vulcain?
C’est l’homologue ultime de Mercure. Toutes les planètes vont
dialectiquement par paires, sauf Mercure. On a Mars-Vénus,
Jupiter-Saturne, Uranus-Neptune et Pluton-Proserpine. Mercure’
qui est la première planète dans l’ordre de l’espace, attend Vulcain’
qui sera la dernière dans l’ordre du temps, à ce point qu’on peut se
demander si Vulcain existe réellement et n’est pas quelque foyer
La Fosse de Babel 249
occulte de l’orbite inconnue du soleil. Vulcain est un Mercure
rénové et intégré, transcendé, le dernier Adam par opposition au
premier. Durant toute l’histoire, Mercure a été un génie centri¬
fuge, le messager ailé envoyé par les dieux vers les hommes.
Vulcain n’est plus un messager mais un médiateur. Il ne va plus
des dieux vers les hommes, mais des hommes à Dieu. C’est l’homme-
dieu. Il boite, certes, parce qu’il est encore un homme, mais il
boite vers le soleil, car il est déjà un dieu. A la discontinuité
mercurienne des corrélations, dont le nombre infini égare l’homme,
il fait succéder la continuité vulcanienne de la coordination, une
et indivisible, mais également infinie, et commandée par l’homme.
D’où déjà l’apparition des ordinateurs électroniques. Jamais nom
ne fut mieux choisi...
D’Aquila m’écoutait d’un air pensif, Poliakhine, lui, supputait
des dates : 1962, c’était bien proche. Il voulait des détails, et
Drameille le regarda d’un air mécontent. Ces curiosités lui sem¬
blaient vaines et l’agaçaient. Qu’importe la chronologie? Les
événements surabondent. On peut toujours imaginer la succession
de tous les possibles dans le temps, mais ce qui compte c’est de les
vivre tous ensemble, à chaque instant, hors du temps. Tout ce qui
est successif est sans valeur.
IX

Vous attendez que je vous dise : la comé¬


dienne est la même que la religieuse. Vous
cherchez un drame, voilà tout, et le dénoue¬
ment vous échappe. Allez, je ne vous crois
plus I...
nerval, par la bouche d’Aurélia.

41. Deux utopies contraires s'affrontent.

Durant toute la période qui suivit, et qui me mena jusqu’au


départ de Françoise pour Londres, où elle participa, en septembre,
à une conférence internationale, je passai avec Françoise tous
mes week-ends, soit à Paris, soit à Genève, et cette régularité
dans l’intermittence, qui ne faisait que pointiller le temps, sembla
pourtant en combler toute la durée, tant ma pensée niait l’absence.
Pourtant, ni au cours du premier de ces week-ends dans un hôtel
des Champs-Élysées, ni au cours des suivants, je n’obtins de
Françoise, à ce que j’avais appelé mon ultimatum, une réponse
satisfaisante. Nous nous retrouvions le vendredi soir, nous nous
séparions le lundi matin. J’avais près de moi, chaque semaine,
durant deux jours et trois nuits, la femme la plus disponible,
'la plus docile, la plus ardente : pas un instant je ne pus être assuré
que sa fidélité survivrait plus d’une demi-heure à nos adieux sur
le quai des Invalides ou de Cointrin. Le jeune banquier belge
était reparti pour Toronto. Il devait revenir en Europe en juillet.
Françoise me parla d’une lettre unique reçue de lui à son départ
et dans laquelle il lui soumettait des dates pour leur mariage et un
itinéraire pour leur voyage de noces. Elle me dit l’avoir découragé,
La Fosse de Babel 251

puis n’en parla plus. Toute cette période se déroula dans


l’immuable. Devais-je m’étonner qu’une femme qui se prétendait
si étrangère au plaisir consacrât à l’amour tant d’heures et tant de
soins? Durant ces week-ends, ce n’étaient ni le soir, ni le matin,
ni les heures des repas, ni les convenances sociales qui marquaient
le rythme du temps, mais l’amour, les ardeurs, les paresses et les
reprises de l’amour. Françoise tira vers elle toute la matière de
ma vie et se l’asservit. Et elle m’obligea à vivre avec elle dans ce
monde fait de perpétuelle répétition qui est le domaine naturel
des femmes mais l’enfer des hommes bien nés. Les hommes
intègrent en eux les changements du monde réel, qui est celui de
la genèse de l’être. Les femmes s’agitent dans les changements du
monde irréel, qui est celui du chaos du paraître. Chaque semaine,
à peine nous étions-nous quittés, Françoise retournait à sa vie
mondaine. Elle prenait part à un nombre incroyable de bridges, de
cocktails, de soirées, que bien entendu elle rendait. Dès que la
belle saison revint, elle rouvrit à plusieurs reprises la vaste
maison familiale de la Croix-de-Rozon, que son éloignement en
banlieue et le piètre état de son chauffage rendaient, disait-elle,
difficile à louer, mais qu’elle préférait sans doute réserver à cet
usage estival. Et là, sous les vieux et prestigieux ombrages, elle
recevait à la fois vingt, trente personnes, toute une faune cosmo¬
polite et opulente, dont les moyens d’existence ne paraissaient
pas avoir été affectés par la guerre, la vie nomade, le brouillage
des frontières, et où l’on retrouvait en abondance ces garçons
efféminés et beaux que Drameille avait eu tant de mal à chasser
de chez Julienne. Cette vie était coûteuse. Françoise laissait un
argent fou chez les couturières, les coiffeurs, les épiciers italiens.
Mais je n’ai jamais connu d’être mieux organisé dans son endet¬
tement. On eût dit qu’il lui fallait, pour entretenir sa marche, un
volant de dettes qu’elle alourdissait d’ailleurs constamment, mais
avec une prudence qui jouait en quelque sorte au second degré,
car elle faisait porter ses calculs moins sur la dette même que
sur son léger accroissement. Quand le chiffre total devenait trop
important et lui faisait des réveils soucieux, elle téléphonait à sa
sœur pour vendre quelque champ de la ferme de Rozon, dont les
derniers hectares pouvaient à peine supporter cette amputation.
Julienne protestait, menaçait de tout vendre en bloc une bonne
fois, acceptait. Fallait-il demander à Françoise de renoncer à
cette vie? C’eût été la couper de ses racines. Mais pouvait-on
appeler racines ces attaches tout en surface avec le monde, avec
252 La Fosse de Babel

la mode? Elle était comme ces plantes d’ornement aux fleurs


éclatantes qui ne semblent tenir leur vitalité que de l’air parfumé
et frais où elles baignent et non de la terre qui les porte. Au
contraire de Julienne que les mondanités agaçaient et qui, dans les
milieux futiles, ne s’ouvrait que pour d’agressives boutades,
jamais je ne vi3 Françoise plus accueillante, plus rayonnante,
plus maîtresse de soi que lorsqu’elle pouvait faire triompher
devant vingt personnes un charme désinvolte, qui, dans l’intimité,
se questionnait, se protégeait, cherchait les profondeurs. Elle
était, en public, une autre femme. Et même si, parfois, je m’indi¬
gnais de ce changement, où je voulais voir, à tort, un mensonge,
il me faut bien avouer qu’au fond de moi-même elle me plaisait
ainsi, et même surtout ainsi, dans ces parades, comme si elle y
rachetait pour mon compte l’excès de sérieux de ma propre vie,
où parfois j’étouffais. Les hommes qui veulent toujours aller vers
la connaissance et atteindre aux lois immuables de la vie profonde
et accomplie n’ont pas à s’étonner de voir les femmes stagner dans
les petites recettes et se soumettre sans cesse à la mode, qui
n’illustre que l’absence de lois de la vie superficielle et inaccomplie.
Cette stagnation aussi est une loi. Et si les hommes, en l’acceptant,
y fondent ce qu’il faut bien appeler l’aspect négatif de leur prêtrise,
qui seule les accomplit, les femmes, en s’y abandonnant, s’y
ouvrent à l’aspect positif de leur prostitution, qui seule les accom¬
plit aussi. Ces remarques vont loin. Il n’y avait jamais de révolte
dans la vie de Françoise : c’est qu’il n’y avait non plus aucune
loi. L’espèce de sérénité ou de fatalisme avec lequel elle acceptait
ce qu’elle appelait ses « échecs » en amour eût pu passer pour un
trait noble si elle n’eût été le fruit de cette étrange liberté. Et
certes cette extrême liberté me fascinait en elle. Elle avait un
talent merveilleux pour juger des apparences et une sûreté absolue
pour s’adapter à celles qui triomphaient dans le moment. Le
théâtre moderne, qui habille de façon prestigieuse des lieux
communs, est une des manifestations typiques de l’extra-monde.
Il découvre le côté femelle de l’époque. Françoise aimait le théâtre
et m’y traîna souvent. Ses jugements sur les pièces étaient d’un
goût exquis sans avoir besoin d’être pénétrants. Mais à mon tour
je jugeais Françoise. De graves questions se posèrent. Je l’inter¬
rogeai sur le jeune Belge, dont j’avais fini par obtenir le nom,
Frans Heymans. Avait-il répondu à sa lettre de rupture? Non,
disait-elle. Elle n’en parlait pas volontiers. Depuis le grand
élan de sincérité qui avait marqué notre première nuit, elle ne se
La Fosse de Babel 253

livrait plus. On eût même dit que cette sincérité n’avait servi
qu’à couvrir d’avance tous les silences futurs, comme si, après
avoir posé d’avance la règle du jeu : tu me connais maintenant, tu
es averti, tu sais que je suis futile, inconstante et légère, elle tirait
en blanc sur ma capacité d’accepter toutes les dissimulations et
même d’y voir de simples ménagements d’amitié. Habileté admi¬
rable, certes, et qui, en plus, car l’habileté n’est, elle, jamais
futile, venait contredire par un détour encore plus subtil à cette
futilité qu’elle s’imputait, et créait de la profondeur. Vers la fin
du premier mois, chez elle, alors que je cherchais du papier à
lettres dans un tiroir, je tombai sur un relevé de compte bancaire
faisant état de versements mensuels effectués par une banque
de Berlin. Françoise s’approcha, me vit perplexe et se saisit du
papier d’un air mécontent. Puis, comme si elle ne prenait son parti
de ma découverte que pour y trouver l’occasion d’une épreuve
de force :
— J’ai aussi un passé, comme tout le monde, dit-elle.
Je restai un moment interdit. Mais, d’un geste décidé, elle
m’avait déjà remis le papier sous les yeux. Les versements étaient
faits par un diplomate Scandinave, jadis en poste à Genève. Un
homme assez âgé.
— Un ami de ma famille, ajouta-t-elle.
— Et il t’envoie de l’argent?
— Il a voulu payer les dernières traites de la voiture...
— C’est un passé qui dure, lui dis-je alors.
— Je l’ai revu à la conférence de Stockholm, il y a un an.
— Et tu ne comptes pas le revoir?
Un éclair brilla dans ses yeux. C’était rare. Je la vis pour la
première fois au bord de la colère. Elle n’était pas encore fardée.
Sa robe de chambre de laine rouge faisait ressortir la pâleur
transparente de son teint.
— Si j’avais voulu te cacher quelque chose, me dit-elle avec
un semblant de logique, je n’aurais pas laissé traîner ce papier
dans un tiroir.
— Je l’admets. Mais si cet ami de ta famille revient, que feras-
tu?
— Revient, où? dit-elle.
— A Genève.
— Il n’a aucune raison de revenir.
— Mais si, la meilleure de toutes. Toi.
— Ne dis pas de bêtises, et cesse de fouiller dans mes papiers,
254 La Fosse de Babel

fit-elle en déchirant celui-là et en rentrant dans sa chambre.


Sa mauvaise foi, à ce moment, ne cherchait rien de plus qu’à
s’imposer comme telle. Au-dessous de quelle somme, me demandai-
je, peut-on dire qu’une femme du monde est vénale?
Il est bien connu que les natifs du Scorpion, à qui la tradition
attribue l'œil de l'aigle, et qui, plus que tous autres, sont livrés
aux risques de la vue perçante et de la vérité, ont passé avec
les choses secrètes une alliance particulière et qu’ils tombent tou¬
jours, tôt ou tard, sur ce qu’on veut leur cacher. Cet épisode me
le confirma : le diplomate suédois vint à Genève deux semaines
plus tard. Nos week-ends étaient déjà trop régulièrement engagés
et ma méfiance aussi trop éveillée pour que Françoise pût me
cacher cette venue. Elle me l’annonça donc et ajouta qu’elle
allait en profiter pour rompre. Et même, passant d’un extrême
à l’autre, et déployant, pour cette rupture, autant de satisfaction
joyeuse qu’elle avait mis de mauvaise grâce, un peu plus tôt,
dans ses aveux, elle insista pour que je fusse présent, de loin,
et en quelque sorte dans son dos, au dîner du Globe qui marquerait
cette décisive entrevue. Je me prêtai à cet excès et j’eus tort.
On ne doit jamais entrer dans le jeu de la dupücité des femmes
si l’on ne veut pas que, tôt ou tard, elles se fassent de cette com¬
plicité un alibi.
Trois mois passèrent ainsi. Vénale, elle l’était, certes, et de
ferme propos, si j’en croyais Drameille, qui lui reprochait seule¬
ment de n’y point mettre assez de défi. Pensait-elle toujours à
Greenson, et Greenson à elle ? Depuis la perquisition chez Frieden,
Greenson n’était pas revenu en Europe et, dans ses lettres à Frie¬
den, s’il saluait Julienne et Françoise, c’était sans commentaires,
mais il les nommait toujours ensemble, bien que Françoise ne
lui fût rien. Le fil n’était donc pas rompu. Françoise, elle, se tai¬
sait. Même avec Julienne. Peut-être s’était-elle contentée jusque-
là de petites vénalités, engagées et menées avec prudence, pour ne
pas compromettre son jeu dans cette grande partie, et elle ne
révélerait rien de ses intentions profondes tant que cette partie
ne serait pas gagnée ou perdue. Je ne connaissais rien, d’ailleurs,
de ses anciennes liaisons, qui duraient encore peut-être. Pour
beaucoup de membres des organisations internationales, Genève
est une ville de séjours intermittents, où les unions se nouent et
se renouent au hasard des passages, avec, de part et d’autre, une
entière liberté. Françoise ne m’échappait pas comme un animal
capricieux, qu’on peut réduire, mais comme un sable trop fin,
La Fosse de Babel 255

ou de l’eau, qui accepte toutes les formes et se passe de toutes.


Il n’y avait de sa part, dans cette fluidité, aucun jeu. La fluidité
était son essence, c’est tout. Étais-je jaloux? Je commençais à
l’être. Et même cette simplicité avec laquelle Françoise s’instal¬
lait dans l’échec ne pouvait qu’exaspérer mon désir. Me fallait-il
donc choisir, dans cette fatalité, de ne plus désirer Françoise sous
peine d’être obligé, peu à peu, de tout accepter d’elle, même ma
propre dissolution? Je reconnus très vite, avec un effroi émerveillé,
que même cette dissolution ne me faisait pas peur, pourvu qu’elle
empruntât des chemins inconnus. Drameille avait beau me
répéter : « La vengeance de la femme est toujours disproportionnée.
Le serpent lui mord le talon et elle lui écrase la tête. Cette femme
va te vider l’intelligence », je ne pouvais voir dans le pessimisme
de ces propos que l’effet d’une partialité sans valeur. Même au
comble de l’épuisement, il n’est pas plus possible à l’homme d’abolir
son intelligence que, par exemple, de désapprendre à respirer ou
à nager. Et aux yeux d’un esprit qui sait, quoi qu’il arrive, qu’il
restera souverain, la destruction du corps, tentation banale,
se fait comble de science ou de sagesse si elle s’accompagne d’expé¬
riences fortes. Dans ce champ à jamais nouveau, un fait très
éclairant se produisait : Françoise résistait à mon corps, mais, en
sens inverse, mon corps résistait aux drogues de Pirenne. Au lieu
de m’égarer sur ma propre puissance, le succès de ces dernières
expériences m’en marqua au contraire la limite, mais il m’en
dévoila aussi l’extraordinaire nouveauté. Et certes, cette victoire
n’était remportée que sur le monde extérieur le plus dégradé,
le moins vivant. Les intelligences frustes, les visions de peintres
ou de poètes, sont ramenées par la mescaline dans le monde des
fantasmagories infantiles et même animales, où le moindre mot,
le moindre objet s’anime, prend des yeux et une âme, et se fait
monstre amical ou hostile. Je n’avais plus à affronter ces primi¬
tives théogamies, où de piètres et incohérents démons, contor¬
sionnant de primitives formes, se font croire dieux. Mais s’est-on
demandé pourquoi les prêtres des anciens temples, saisis, dépos¬
sédés, dépersonnalisés par l’ivresse, mettaient fin à la fête sacrée
en s’accouplant à d’anonymes courtisanes, qui étaient, dans ce
couronnement, comme le symbole même de l’impersonnalité,
de l’immensité sans visage d’un monde enfin dépeuplé? C’est ce
dernier mot qui est capital. Femmes du dernier sacrement, pros¬
tituées, enfin soumises, enfin dissoutes! Forme parfaite du sans-
formel Plénitude de l’indistinct! Leur mission était de désencom-
256 La Fosse de Babel

brer la communion de l’homme et du monde de sa surcharge


physique, de lui donner sa pleine rigueur rituelle, cérémonielle,
sacrificielle, sa pureté, sa transparence dernière, au-delà de toute
multiplicité. Mais dans ces temps anciens, à la vacillante origine
de la conscience, les corps et les esprits que l’on voyait à l’œuvre
dans cette image, dans cette parodie magique de communion,
n’étaient encore, justement, que des corps et des esprits dépossédés.
Ils célébraient un rite dont le prolongement concret dans l’invi¬
sible leur échappait. Ils mettaient en action des forces ignorées.
Mais nous, qui sommes-nous? Nous sommes les frères de Cham
qui renia Noé. Nous sommes les nouveaux prêtres sur lesquels
l’ivresse n’a plus de prise 1 Nous sommes les hommes-dieux des
derniers temps, dont la conscience, à jamais émergée des ténèbres,
veille toujoursl Nous ne pouvons plus être dépossédés par le monde.
Nous n’avons plus besoin de craindre les démons. Nous sommes
les démons, nous sommes Dieu. Mais quelle est la dernière épreuve
de ce comble de conscience si paradoxalement suspendu à un
comble d’impersonnalité? Redevenons humbles. C’est toujours la
femme. Dans l’ordre de la quantité et de l’extériorité, il y aura
toujours de l’opaque et du magique dans le monde. Et, à cette
hauteur, ce n’est pas seulement la tradition qui le dit et l’expé¬
rience qui l’enseigne, c’est notre esprit qui l’exige : c’est encore
au sexe d’affronter les problèmes ultimes, et le dernier de tous
est celui de la prostitution, mais d’une prostitution elle-même
ultime, et frappée d’une double contradiction de plus en plus
ouverte, car l’impersonnel ne peut finalement triompher que par
la mutation paroxystique de l’être : l’homme veut que la prostituée
qu’il a choisie n’appartienne qu’à lui, la femme veut que la
prostitution, qu’elle choisit aussi, ne dépende que d’elle. Ainsi
tous les deux transforment le rite universel en drame insoluble.
Le besoin individuel de possession chez l’homme n’aboutit qu’à
parodier la vraie conquête de la féminité, le besoin individuel de
jouissance chez la femme n’aboutit qu’à parodier la vraie conquête
de la virilité. En revendiquant la jouissance comme un acte indi¬
viduel, non un état universel, les prostituées d’aujourd’hui (je
parle des femmes du monde, des courtisanes, non des filles passives
qui peuplent la rue) trahissent l’ancienne mission, elles quittent
le monde des dieux pour entrer dans ce qu’elles croient être celui
des hommes. Les prostituées anciennes jouissaient sans penser
à jouir, comme de saines et inépuisables femelles. Elles étaient
baignées de plaisir sans même s’en rendre compte, comme nous
La Fosse de Babel 257

respirons l’air, sans avoir besoin de le goûter. Elles ne se défen¬


daient pas contre ce plaisir. Se défend-on contre l’air où l’on baigne?
Mais ce qui prouve à quel point, aujourd’hui, la conscience de
femme est invertie, c’est qu’elles s’imaginent, avec naïveté, que
la jouissance telle qu’elles veulent la ressentir, la jouissance éveil-
leuse, la jouissance-choc, celle qui vient du dedans, non de partout,
elles s’imaginent que cette jouissance-là, quand elle se produit,
ennoblit leur prostitution jusqu’à la nier. Car c’est cela qu’elles
veulent, au fond : nier leur prostitution, nier leur nature de femme.
Selon elles, leur jouissance (ainsi entendue) est réservée à l’amant,
non au client. A Genève, où je fis assez vite la connaissance, par
Françoise, d’un certain nombre de femmes dites du monde, mais
désargentées comme elle, je vis souvent au bar du Richemond
ou des Bergues de ravissantes jeunes femmes boire trois ou quatre
whiskies de suite pour s’aider, disaient-elles, à aller partager le
lit du riche vieillard qui, pour un temps, les entretenait. Mais ce
qu’elles cherchaient, en fait, c’était assoupir et faire régresser leur
conscience, obtenir d’elle qu’elle fermât les yeux. Elles feignaient
d’ignorer que ce don d’elles-mêmes qu’elles allaient « simuler »
était un vrai don, tant elles surestimaient l’autre, dont elles
croyaient faire leur part réservée. Comment ne pas voir que cette
ivresse à laquelle elles se livraient n’était que l’inversion de celle
des anciens prêtres? Les âmes ont vieilli. L’ivresse, aujourd’hui,
n’est plus qu’une brûlure nocturne, elle n’est plus lumière mais
chaleur, chaleur noire, descente au plus profond des fausses nuits.
J’aimais Françoise d’être incapable de boire. Le moindre alcool
la rendait malade. Ainsi se distinguait-elle à mes yeux de ses
banales amies. Ainsi, me disais-je encore, me posait-elle son pro¬
blème à l’état pur. Mon intention n’avait pas changé. Renonçant,
malgré mon penchant aux explications, à l’inefficace conversion
de sa raison par la mienne et niant même, au fond de moi, qu’elle
eût en tant que femme une raison, je ne m’occupais plus qu’à
convertir son corps, et à obtenir de lui, justement, qu il chassat,
pour triompher de soi, toute trace de faculté raisonneuse ou virile.
Je voulais faire admettre à Françoise que son corps connaissait,
quoi qu’elle pût en dire, le vrai plaisir et, par un effort savant,
lui en apporter la preuve, l'endormir, la myer déplaisir. Lui voulais-
je donc un corps délirant, un corps fasciné, un corps sans éveil?
Oui, c’était bien cela que je voulais. Un corps sans limites, un
corps soumis à une expansion indéfinie et où elle s enfermât
comme en un de ces sommeils sans rêves qui se prolongent long-
258 La Fosse de Babel

temps dans les matins clairs et laissent l’âme inondée de bonheur.


Peu m’importait alors de savoir si nous pouvons, nous autres
civilisés, nous contenter longtemps d’une femme de cette sorte,
dont il est sûr que la triomphante animalité, qui comble notre
amour charnel, le laisse aussi trop satisfait de soi et peu avide de
répétition. Mais c’est justement la répétition qui est l’ennemie.
C’est elle que fuient les âmes aventureuses. Et en toute rigueur
la réussite en amour devrait marquer la fin de l’amour. Je voyais
fort bien cette contradiction, mais je l’éludais, j’en suspendais
l’examen jusqu’à ce moment où l’amour, en fait, serait comblé.
Mais comment y parvenir? Comment même reconnaître à chaque
instant, durant l’amour, si Françoise s’enfonçait dans un véri¬
dique plaisir de femme ou au contraire se préparait à laisser
bouger en elle une désastreuse révolte? Comment prévenir ce
passage? Il m’y fallait une incroyable contention de l’esprit et
du corps, une notation prévenante de ses moindres réactions, une
science et même une prescience d’effet immédiat et qui n’admet¬
taient point de retouches. Mais c’était alors une autre contradic¬
tion qui s’ouvrait, et celle-ci je ne pouvais l’ignorer. Cette conten¬
tion, cette science, cette prudence échappaient d’autant moins à
Françoise qu’elle se refusait davantage à en admettre l’intention.
Elle n’acceptait pas que je me fisse à moi seul intelligent pour deux.
Toute douceur attentive, toute caresse exacte procédaient très
vite, pour elle, d’un calcul blessant. Ces preuves de ma maîtrise
sur moi-même devenaient celles de son esclavage. Elles éveillaient
son esprit au lieu de le distraire. Au lieu de détruire la distance,
elles la creusaient. Tout se passait alors comme si, à chaque
instant, naissait en elle une ruse égale à la mienne : il n’y avait
plus dissue que dans la force. Je m’abandonnais brusquement
à ces emportements instinctifs dont la violence cache si longtemps
aux hommes les conflits et les échecs de l’amour. Je faisais confiance
au brutal génie de mon corps. Sans doute cette brutalité plaisait
à Françoise, mais si sa vanité ne cédait pas à ma science, pourquoi
l’eût-elle fait à mon débridement? C’eût été pour elle une défaite
encore plus insidieuse. Mon humilité fût devenue son humiliation.
Dans ce désordre, nos volontés se contredisaient donc en tout
et ne s accordaient que par leur violence, alors que rien de juste
ne s’obtient dans la vie que par le relâchement final de la volonté.
Et justement tout se passait comme si la logique de mon jeu, qui
était celle de la contradiction, voulait atteindre ces 'limites où,
exaspérant ma volonté dans celle de Françoise, je pusse espérer
La Fosse de Babel 259
les abolir ensemble avec d’autant plus de certitude que sa volonté
était plus invertie, moins apte à discerner les vrais intérêts et les
suites. Les yoghis tantriques qui satisfont ou répriment, indiffé¬
remment, leur ardent désir d’une femme, n’y parviennent, dit-on,
qu’en déplaçant la direction de ce désir, vers un maître par exem¬
ple, ou vers un dieu. Mais si, et surtout la femme, tout est Dieu?
Je n’eusse pu choisir de ne pas m’abîmer en Françoise qu’en
m’abîmant ailleurs, dans des ténèbres, si j’ose dire, moins claire¬
ment opaques, et comme surchargées, ou salies, par cette angoisse
du choix qui est le produit de l’ignorance. Ici, jamais spectateur
moins ignorant ne s’enfonça de meilleur gré dans des ténèbres
plus limpides, jamais, incorporé à elles, indiscernable d’elles, il
ne put mieux mesurer la passion et la misère de son corps. Qu’est-
ce que l’abîme, le véritable abîme, le second, celui dont il est dit :
Vabime sonde l'abîme, et dont il me faut bien conclure, avec Dra-
meille, qu’il est celui de l’extra-monde? C’est celui qui provoque
l’expérience déraisonnable d’une sagesse qui découvre au faîte
de sa montée un dernier problème par lequel elle sonde sa propre
folie. La nuit de Babel est profonde! Et désespéré le cri de la chair
pétrie de cette nuit! J’ai cru longtemps que la concentration de
l’esprit arriverait un jour à dissiper toutes les affres nocturnes,
et que rien, dans l’imperfection du corps, ne pourrait, aux limites,
résister aux pouvoirs de l’intelligence. J’étudiais Françoise.
J’essayais de discerner en elle un progrès. Réellement, semaine
après semaine, il me semblait la nourrir de ma matière la plus
précieuse. Elle embellissait, elle rayonnait. Son teint devenait
encore plus clair, ses yeux encore plus chauds. Comme on l’espère
d’un animal de race ou d’une fleur rare croisés à grands frais,
j’attendais sa brusque et radieuse mutation. Cependant, à la fin
de chaque week-end, c’était moi qui sortais de ses bras tout changé
des mille énervements de l’étreinte incomplète, saturé d’une
matière explétive à la fois grossière par sa densité et subtile par
sa brûlure. Il me fallait l’expulser au plus vite. Mais où? Je ne
fus pas long à noter ce besoin que j’avais, tous les lundis, de me
retrouver, de me régénérer, et qui ne s’apaisait qu’en la compa¬
gnie d’une prostituée bien choisie, douce de peau et de regard,
lente et calme, et absolument non revendicatrice. La prostituée
était alors le complément naturel de Françoise, la face nocturne
du Janus féminin, divinement impersonnelle, et plus que l’autre
fidèle à l’essence de la féminité. Toute vie est impure et gravite
ainsi autour de deux centres et non d’un seul, comme la terre sur
260 La Fosse de Babel

son ellipse, dont le soleil n’occupe que le foyer visible, et ce soleil


aveuglant, c’est la femme que l’on croit unique, laissant obscur
le foyer invisible, non moins aimanté, pôle de chaleur, non de
lumière, et c’est le soleil noir de la prostitution. Cependant encore
ma jalousie grandissait. Ce fut là pour moi un phénomène inat¬
tendu, tant il semblait contredire mon ancien détachement, ma
solide sagesse, et il me plongea dans des méditations infinies. Mais
laisse-t-on imprégner une fière cavale par n’importe quel per¬
cheron? Ce besoin que j’avais de la fidélité de Françoise, moi qui
lui étais selon toute apparence si infidèle, ne me paraissait pas
spécieux. Je le rattachais objectivement à ce don que je lui fai¬
sais du meilleur de moi-même et dont elle n’avait pas le droit,
si elle voulait réussir, de disposer pour un autre qui ne pouvait
qu’en détourner ou en gâter l’emploi. C’était un sujet difficile à
aborder avec elle. Elle eût même trouvé humiliant qu’on l’inter¬
rogeât sur ses progrès. Et puis, encore une fois, sur ces matières,
aucun discours ne vaut. Il me fallait donc me contenter, chez
Françoise, d’une fidélité au jour le jour, que n’importe quelle
occasion pouvait mettre en péril. Elle vivait dans l’instant. La
notion d’engagement à terme lui était tout à fait étrangère. Elle
ne demandait aucun engagement et n’en prenait aucun. J’aimais
assez Françoise pour me demander si cette soumission incondi¬
tionnelle au moment présent, qui était le contraire de la maîtrise,
n’était pas aussi, après tout, comme cette maîtrise même, un des
derniers refuges de la noblesse dans le monde.

42. Les cocktails de Marie Greenson me permettent de rencontrer


Le Hourdel et Laforêt.

Mon désir de Marie Greenson ne fut pas détruit par ma liaison


avec Françoise. 11 en fut plutôt et à la fois allégé, précisé, et,
si l’on veut, épuré, puisque toute pensée claire purifie son objet.
Je me rendais souvent chez Marie. Au dernier étage d’un vieil
immeuble, rue de Vaugirard, elle s’était fait aménager un vaste
studio, où elle recevait beaucoup. Dans un décor trop neuf mais
plein de respect pour la mesure française, le goût français, la
symétrie française, et où elle avait sûrement cherché une discipline,
elle qui, dans sa toilette, bien plus qu’un rigoureux drapé, aimait
La Fosse de Babel 261

le flou, on rencontrait, à l’occasion d’hebdomadaires cocktails,


un résumé de cette humanité contrastée que brasse à toutes fins
le nouvel âge, dans la croyance naïve qu’il faut mélanger pour
unifier et unifier pour accomplir. Des couples américains d’abord,
ambassade et grosses affaires, à qui Greenson, un peu inquiet de
livrer Marie à une ville aussi dangereuse que Paris, avait confié
le soin de chaperonner sa fille; des étudiants du Louvre ensuite,
garçons et filles à théories, qui discutaient beaucoup et s’empor¬
taient entre eux; Le Hourdel et ses amis, amenés par Drameille,
solides, ramassés sur eux-mêmes, attentifs à ne rien dire que de
précis et de fort, et flairant l’air pour trouver dans cette assemblée
quelque représentant discret du Pentagone capable de les faire
avancer, derrière lui, dans le destin du monde; le docteur Laforêt,
amené par Le Hourdel, assez grand, un peu voûté, sec, jeune lui
aussi, trente-cinq ans au plus, mais d’une jeunesse moins apparente,
à cause de son teint mélanique qui devenait crayeux dans la veille
ou dans l’effort, un homme plein d’imprévu, le front haut, le cheveu
romantique, l’œil de feu, et qu’on voyait toujours vêtu à l’artiste
d’une veste de velours brun, le col noué d’une cravate bouffante
à fleurs violettes qui débordait d’un gilet rouge; tous les amis de
Julienne enfin, hommes maniérés et sceptiques, femmes remuantes
et vétilleuses, battant tous pavillon de gauche sur les eaux bien
canalisées de la notoriété et de l’argent. Julienne venait toujours,
Frieden souvent, Drameille parfois. L’enjouement américain,
l’abondance des alcools, le sérieux tapageur des discussions d’étu¬
diants qui donnaient aux millionnaires (en dollars) un plaisir
exotique, aidaient à clarifier ce mélange disparate que Marie
composait avec plus de candeur que d’humour, en jouant sans le
savoir sur les snobismes. C’est là que je fis peu à peu la connais¬
sance du docteur Laforêt que le groupe m’avait chargé d'étudier. Je
dis peu à peu car il n’était pas d’homme dont la nature profonde se
dissimulât davantage sous un décor, des attitudes. Laforêt avait,
dans les salons, la réputation de ne s’intéresser qu’au bizarre,
et on le craignait aussi un peu, car on lui attribuait des pouvoirs
(ses mains, par exemple, comme celles de certains joailliers orien¬
taux, purifiaient les opales et ranimaient les turquoises), mais il
cachait sous ces dehors amusants et attractifs une science diver¬
sifiée à l’extrême, où la psychanalyse voisinait avec les secrets
des hiéroglyphes égyptiens, des codex incas et de l’alchimie para-
celsienne. On disait qu’il vivait d’une toute petite clientèle de
femmes riches qu’il faisait payer très cher et pour lesquelles il
262 La Fosse de Babel

fabriquait lui-même des médicaments compliqués en combinant


toutes sortes d’ingrédients et de plantes. Comment avait-il acquis,
si jeune, une telle science? Ces femmes affirmaient communément
que Laforêt avait du génie. C’était alors, chose rare, un génie
sociable, car il adorait parler dans les salons. Le plus souvent, on
le voyait dans un coin entouré d’une cour de femmes de tout âge
particulièrement agitées, jeunes et moins jeunes, qu’il s’amusait
à étonner en relevant, pour chacune d’elles, en bon observateur,
dans leur toilette, leurs gestes, leur langage, deux ou trois détails
symboliques, et en reconstituant leur personnalité à partir de ces
détails, comme Cuvier avec un seul os son animal préhistorique :
il les passionnait en leur parlant d’elles. Son succès était celui d’un
prestidigitateur, d’un devin, d’un sorcier : il accumulait les ana¬
logies d’une façon brillante et décousue, qui ne laissait aucun répit
à l’attention, car il parlait vite et de façon toujours imagée, rebon¬
dissante, inventive. L’image était son domaine : le champ infini
et sans structure des rapports. On disait qu’il avait en chantier
depuis des années un Traité de Médecine analogique pour lequel
il avait enregistré des dizaines de bandes de magnétophone et
qui, dès qu’il pourrait l’écrire, serait l’œuvre du siècle. Mais, jus¬
tement, il parlait, il n’écrivait pas. Il ne pouvait pas écrire. J’avais
connu moi aussi cet état mais je n’avais pas eu de salon pour m’en
divertir. Il pense trop vite, expliquaient ces femmes. C’était un
motif d’admiration de plus. En tout cas, leurs yeux brillaient eux
aussi. On eût dit qu’il induisait en elles, en surface, une radio¬
activité abondante qui les rendait, pendant qu’il parlait, aussi
intelligentes que lui. Et de fait, elles rayonnaient. Quand il cessait
de parler, elles s’éteignaient, étonnées de leur subite fatigue.
Elles s’apercevaient avec étonnement qu’elles n’avaient rien pu
retenir de ce long discours. La tête leur tournait. Pour l’observateur
objectif muni d’une juste balance, cela signifiait que Laforêt
n’avait rien donné et qu’au contraire, il avait tout pris. Cependant
l’expérience me prouva très vite qu’on n’entrait pas si facilement
dans son intimité. Sa science lui servait de cuirasse. Avec lui,
pendant longtemps, la conversation ne fut qu’un échange d’éru¬
dition, loin de l’ame. Il est très fort ou très faible, pensais-je. Il
se nourrit de ces femmes, mais c’est une énergie de basse qualité.
Les hommes forts se taisent et font l’amour. Celui-ci est chaste,
sûrement. Il l’était. Un jour, cependant, alors qu’il me quittait
pour retrouver cette cour impatiente, il me jeta un regard ironique,
plein d’une connivence appuyée.
La Fosse de Babel 263

Rue de Vaugirard, on parlait de tout, d’art abstrait, de missiles


et d’arme absolue, de fusées cosmiques et de soucoupes volantes,
de littérature et de réarmement moral, de guerre froide et de
coexistence pacifique. Cette diversité semblait refléter le caractère
même de Marie, qui exprimait encore des curiosités plus que des
besoins. Nul doute toutefois qu’en réunissant une assemblée si
vaste et si diverse, mais d’avant-garde en tout, Marie, telle qu’on
la connaissait, ne formât le dessein ambitieux d’atteindre, par un
effort d’unité invincible, au sommet de l’âme de l’Occident lui-
même. Et, de fait, une âme se forma assez vite dans ce salon, où
peu à peu, chaque fois, la conversation s’organisait et où les artistes,
les politiciens, les hommes d’affaires finissaient par former cercle
autour des savants, comme si la science seule, aujourd’hui, déte¬
nait les vraies clefs. Tout se centra presque tout de suite sur la
forte personnalité de Le Hourdel. Il était le pôle viril de cette
assemblée dont Marie était le pôle féminin, et l’on ne voyait plus
qu’eux, face à face, attirés l’un par l’autre et tirant tout à eux.
Le Hourdel était beau, d’une beauté qu’il n’avait nul besoin
d’entretenir. Son élocution était rigoureuse et nette. Il plaisait
aux hommes d’affaires parce qu’il savait écouter et qu’il était
clair et sûr de soi dans ses répliques. Mais il savait aussi prendre
cet air rêveur qui fait fondre les femmes altières. Son savoir
scientifique était prodigieux, mais plus encore sa façon de le faire
valoir. Au terme des exposés les plus abstraits sur l’antimatière,
les mésons, le théorème de Gôdel ou la négation du principe de
parité, il écartait soudain livres et théories pour souligner le seul
détail pratique dont allaient s’emparer les ingénieurs, et cette
modestie de haute politique lui gagnait les esprits plats. Julienne,
qui voyait clair, disait de lui qu’il était assez astucieusement vérolé.
Il suscitait chez les gens de goût une antipathie d’instinct mais
trop complexe pour être franche. Quelle attirance pouvait-il
exercer sur Marie? Très vite je compris qu’il était vain d’essayer
d’analyser la jeune Américaine. Le signe des Poissons auquel elle
appartenait (l’astrologie m’a beaucoup aidé, dans ma connais¬
sance des êtres, à gagner du temps) est le douzième signe, c’est-à-
dire le dernier, il exprime la globalité et finit par échapper aux
catégories. Jamais femme de plus d’application et pourtant de
plus d’instinct. Plus je l’étudiais, plus je lui trouvais de ressem¬
blance avec ces comédiennes américaines qui constituent vraiment
une race à part tant elles semblent faites pour jouer leur vie et
qui ne sont jamais si naturelles que lorsqu’elles paraissent se
264 Jm Fusse de Babel

parodier elles-mêmes, comme si elles avaient besoin d’une com¬


plexité apprise pour exprimer leur innocence, leur simplicité,
leur admirable fraîcheur. J’ai déjà dit que Marie ne jouait jamais.
A cette limite, la comédienne ne sort pas de la religieuse : il y avait
du religieux en Marie, même sous l’apprêté et l’indécis. Elle sem¬
blait tirer toutes ses pensées de quelque fonds mystique, et le
plus décidé de ses actes était aussi le moins raisonné. Dès lors,
sur elle, le pouvoir d’analyse taillait non dans le vide, mais le
brumeux, l’informulé, l’informulable. Il est bien connu que les
Juifs, par exemple, qui sont avant tout des analystes, ne compren¬
nent pas le signe des Poissons. Mais Marie ne se comprenait pas
davantage elle-même. Toute sa volonté conquérante et si dyna¬
miquement tournée vers le dehors était spontanée. Aussi détes¬
tait-elle le calcul chez autrui. Elle y voyait toujours le produit
d’un manque. Mais ceci n’était qu’un premier mouvement. Ce
manque, elle se sentait si comblée qu’elle s’imputait le devoir de
le racheter, et passait, dans le même instant, du refus à l’abandon.
Seul ce deuxième mouvement, pensait-elle, était pur. Généreuse
Marie! Elle était toujours tentée de donner pour empêcher de
prendre. C’est ce que la psychologie, qui sort à peine de la morale,
appelle le besoin de sacrifice inhérent au signe des Poissons.
Le Hourdel était l’homme qu’il fallait pour entrer avec le maxi¬
mum d’efficacité et le minimum de scrupules dans cette apparente
complexité, dont il suffisait de tendre et d’orienter quelques fils
pour y faire régner la certitude de la réussite et du bonheur.
Le Hourdel appartenait à cette nouvelle et vigoureuse race de
savants si bien et si lyriquement persuadés qu’il existe une solu¬
tion scientifique à n’importe quel problème humain, qu’ils finissent
par laisser croire, avec astuce, que la force et la rigueur de la science
sont leur propre force et leur propre rigueur. Le Hourdel se cachait
sous sa science. Les aspérités de son caractère, le tracé tortueux
de ses approches étaient effacés par la lumière éclatante de ses
démonstrations. Dans cette confusion, il fascinait Marie. Je la
voyais poser sur lui des yeux sérieux et profonds. Je la désire sans
l’aimer, cela n’est rien, me disais-je quelquefois pour me rassurer
sur le dépit un peu excessif que me donnait ce spectacle. Souvent,
au sortir de mes week-ends genevois, cette pensée m’était venue
qu’aucune femme, mieux que Marie, à la fois si indéfinie et si char¬
nelle, n’eût pu remplacer ces prostituées dont j’avais besoin pour
fermer l’ouverture du couple imparfait que je formais avec Fran¬
çoise. Mais, tantôt, dans ma fatigue, je m’exagérais l’effort et la
La Fosse de Babel 26f»

dépense de la conquête, tantôt je méprisais Le Hourdel de vaincre


si facilement dans ce jeu. Cette contradiction ne m’échappait
pas et suspendait encore mes élans.

43. Le docteur Laforêt veut fonder lui aussi un Centre invisible et,
en polarisant l'espace, créer des surhommes.

La figure du docteur Laforêt se dessina peu à peu. Quand j’arrivais


chez Marie, presque toujours il était là et me tirait par le bras au
milieu de son auditoire féminin, qui me faisait place, distraitement.
Toutes ces femmes le regardaient, les yeux brillants, et ne regar¬
daient que lui. Je connaissais désormais suffisamment ses tours
pour savoir qu’il avait, d’entrée, capté celles d’entre elles dont
il pouvait le plus facilement conditionner les réflexes, et que, s’il
m’appelait, c’était pour quelque consultation horoscopique de
salon, qui confirmait sa psychanalyse par quelques traits pitto¬
resques, mais où je ne venais qu’à titre de figuration aimable et
presque muette, car il faisait à la fois les questions et les réponses.
Sa technique était infaillible. Il annonçait à toutes un destin per¬
sonnel prestigieux au milieu d’un destin collectif catastrophique,
leur promettant ainsi la multiplication l’un par l’autre de deux
bonheurs. « Il faut les démoraliser », me disait-il en riant d’un air
de complicité qui n’excluait personne, et surtout pas ses victimes,
qui riaient aussi. Parfois Julienne, que ces rires bruyants étonnaient,
s’approchait avec curiosité, mais devant elle, Laforêt semblait
se replier, cacher sa verve. Il y avait ainsi quelques femmes qu’il
traitait en clientes, comme s’il ne désirait les rencontrer qu’en tête
à tête. Sérieux, et même sévère, il posait sur elles un regard pro¬
fond, où l’on pouvait surprendre quelque inquiétude, ou quelque
doute, ou quelque appel.
Je me méfie des hommes qui, ayant besoin de jouer, méprisent
le jeu. Cette contradiction cache une maladie de l’âme qui peut
tourner soit à la dissolution, soit à l’exaspération de la volonté.
Tout le secret de Laforêt était là. C’était un homme d’un psychisme
intense et d’une volonté puissamment tendue, mais dans le chaos.
Certains eussent dit : une volonté pure. Nouvelle et ultime contra¬
diction : rien de ce qui est volontaire n’est pur.
Un soir de mai, arrivant un peu tard chez Marie, je tombai sur
266 La Fosse de Babel

lui dès l’entrée. Il avait sans doute déjà pris sa provision de rendez-
vous, car tout de suite, du geste plein d’intimité et de comman¬
dement qui lui était familier, il me saisit par le bras et s’écarta
de la foule avec moi.
— Il commence à faire trop chaud, me dit-il. Allons sur la ter¬
rasse.
L’appartement était au huitième étage, en face de la partie
dégagée du Luxembourg. Il fallait se pencher pour voir la rue. On
dominait une vaste forêt aux senteurs fraîches dont les frondaisons
déjà épaisses cachaient les allées, les bassins, les pelouses du jardin
et se fronçaient en vagues courtes sous le vent léger.
Je n’avais rien prémédité et ne sais pourquoi, ce soir-là, je me
mis à parler au docteur de mes expériences avec les drogues de
Pirenne. Je sortais, il est vrai, de chez ce dernier, à qui j’avais
parlé longuement de Le Hourdel. Laforêt m’écouta tranquillement,
et, quand j’eus fini, m’offrit un sourire indulgent.
— De la chimie, fit-il. C’est bien primitif...
Il hésita un moment, me jeta un bref coup d’œil, se décida :
— Cette voie ne peut être la vraie, et cela pour des raisons bien
simples. Votre Pirenne a besoin qu’on lui amène ses sujets d’expé¬
riences à domicile. Et il faut que ces sujets soient consentants.
Ces limitations sont barbares.
Il parlait avec l’assurance tranquille d’un homme qui connaît
à fond une question.
— Je ne comprends pas, lui dis-je.
Nous étions tous les deux accoudés au balcon de pierre. Nos
yeux plongeaient dans le vide. Nul ne pouvait nous entendre.
La véritable action est l’action à distance... Supposez qu’un
Centre existe quelque part et dispose de moyens invisibles, capa¬
bles de rayonner en tout heu. Les chances d’une véritable muta¬
tion seront multipliées.
— Quel Centre, quels moyens? demandai-je.
Il sourit à nouveau, sans bouger :
— N’allez pas si vite. Ce Centre n’existe pas encore.
— Mais il existera?
— Assurément.
Il parlait sans passion, mais me découvrait ici son vrai visage.
Et l’on eût vainement essayé, en effet, d’interrompre son sourire
qui, sur ses traits maintenant figés, était lui-même immuable.
Je pensai : quand la technique commande, cet homme doit tracer
sa route avec une continuité, une ténacité presque féroces.
La Fosse de Babel 267

— On se plaint déjà des radiations atomiques, dis-je un peu au


hasard.
— Qui se plaint? fit-il avec une nuance de mépris.
Et il ajouta, toujours sans bouger d’une ligne :
— Ai-je parlé de ces radiations?
— Non, concédai-je.
— En matière de science, le mot « danger » n’existe pas, dit-il.
Mais je parle d'autres radiations...
Dans sa voix parfaitement neutre, le ton de la confidence s’effa¬
çait sous la simplicité, la banalité du propos.
La fente de ses paupières s’était étrécie et son regard semblait
posé au loin sur les découpures compliquées tracées dans la masse
des feuillages par la lumière rasante du soleil couchant. Vue de
près, sa peau, plissée de lignes fines, paraissait d’une pigmentation
irrégulière, qui passait par endroits du brun au noirâtre, sans
qu’il y eût rien de négroïde sur ce visage aux lèvres minces et aux
traits coupants. Laforêt était comme le dernier survivant, dépaysé
parmi nous, d’une race disparue, qui avait dû être belle, forte et
pleine de science, et qui lui avait laissé des curiosités, des apti¬
tudes déroutantes.
— Je sais, continua-t-il, qu’en tant qu’archéologue vous n’avez
pas été étranger à la dispute entre les égyptologues symbolistes,
qui commencent à comprendre l’Égypte, et les égyptologues uni¬
versitaires, qui continuent à n’y rien comprendre. Je peux donc
vous parler. Ecoutez-moi...
Sa taille s’était redressée. Les deux mains posées à plat sur la
tablette de la balustrade, il s’engagea alors dans un long discours,
mais sans fièvre apparente, bien que son débit, comme d’habi¬
tude, fût rapide. Et il était bien en effet comme un homme de
vieille race. Sa vitalité brûlante mais enfouie lui donnait une sorte
de maîtrise. C’était un possédé d’espèce calme, ceux dont l’esprit
de possession couve longtemps et jaillit parfois.
Il me demanda d’abord si je savais que la pyramide de Chéops,
loin d’être seulement un tombeau comme le croit le vulgaire,
ou même un autel comme le croient les ésotéristes, avait été avant
tout un accumulateur et un émetteur de forces radiantes si puis¬
sant que les caravaniers du désert et les navigateurs de la mer,
comme sur un pôle magnétique, se dirigeaient « psychiquement »
sur elle. Il me demanda ensuite si j’étais au courant des propriétés
singulières non plus de cet émetteur lui-même mais de sa forme
qui, même sous modèle réduit et en n’importe quelle matière,
268 Im. Fusse de Babel

était capable de momifier en quelques heures n’importe quel frag¬


ment de substance organique, viande, jaune d’œuf, chair de
poisson, placé sous elle. Il me demanda enfin si je connaissais
les travaux de cet égyptologue iranien, qui, sous le pseudonyme
d’Ekan, venait de publier au Caire, sur la radiation des formes,
une série de résultats surprenants obtenus par lui dans le traite¬
ment du cancer.
Je n’eus pas à avouer mon ignorance. Il était lancé. Sortant un
carnet de sa poche, il dessina, en quelques coups de crayon, une
coupe de la pyramide, puis le couloir ascendant bien connu qui
aboutit, au centre de la bâtisse, à la chambre la plus reculée, dite
Chambre du Roi.
Ekan, poursuivit-il, avait démontré que ce même et mystérieux
rayonnement était également émis par un étrange dispositif de
quatre hémisphères en pierre empilés sur le toit de la Chambre du
Roi sous la forme d’une batterie verticale, juste en ce centre de la
pyramide dont ils constituaient en quelque sorte le germe. C’était
dans cette chambre, sous cette batterie, qu’on avait d’ailleurs
découvert un sarcophage vide dont on devait donc affirmer que
les candidats à la prêtrise y restaient allongés, plusieurs jours
durant, pour subir l'épreuve de ce rayon lui-même, qu’ils pouvaient
ou non supporter. Enel avait fait alors toute une série d’autres
découvertes. (Laforêt dessinait croquis sur croquis.) En soumet¬
tant à l’action d’une telle batterie, quelles que fussent sa dimension
et sa matière (pierre, bois ou ivoire) mais pourvu que sa forme fût
respectée, une goutte de sang prélevée sur certains cancéreux
(il suffisait de renouveler cette goutte sur un papier buvard blanc,
tous les huit jours) on constatait, chez les malades, quel que fût
leur éloignement du laboratoire, un ralentissement et même un
arrêt de l’évolution de la tumeur. Mais, et c’était peut-être là
l’essentiel, il fallait hésiter à multiplier le nombre des hémisphères.
Si on l’augmentait (six, sept, neuf, quinze) l’opérateur lui-même
était rapidement pris de tremblements, de névralgies, de nausées,
le laboratoire devenait inhabitable. Au-delà, vers la centaine,
des brûlures analogues à celles que provoque la radio-activité
apparaissaient sur les mains, sur les bras de cet opérateur.
— Qu’en dites-vous? me demanda Laforêt en refermant son
carnet.
— Vous avez vous-même vérifié tout cela?
Sans rien dire, il releva la manche de sa veste et me désigna,
sur son avant-bras, des cicatrices rougeâtres.
La Fosse de Babel 269

— Je ne vois pas encore, lui dis-je.


— Vraiment? fit-il.
Toujours son sourire illisible d’idole pleine de secrets.
— Je ne veux pas vous effrayer, ajouta-t-il d’une voix égale,
mais supposez que demain, pour n’importe quelle raison, bonne
ou mauvaise, le prélèvement du sang devienne obligatoire au même
titre que la prise des empreintes digitales... Avec ma batterie gra¬
duée de zéro à cent, et même au-delà, je deviens votre maître, fit-iL
— Vous pouvez me rendre malade et même me tuer.
— Je le peux.
— Et personne n’en saura rien.
— Personne.
Il eut un rire silencieux, un rire de bonne compagnie.
— Le sang n’est même pas indispensable. Si l’on a le temps,
une photo suffit...
Il prit un temps et me regarda :
— Je suis plutôt un homme de gauche, mais, l’an dernier,
après le fameux complot des blouses blanches, j’ai travaillé sur
Staline, dit-il.
Je le regardai moi aussi et ne trouvai rien à répondre que ceci :
— Vous poussez l’extrapolation un peu loin... Que faites-vous
du choc en retour? Votre rayon vous dévore aussi.
Pour la première fois, ses yeux s’ouvrirent tout grands et se
posèrent sur les miens, comme si je venais d’énoncer la seule ques¬
tion vraiment importante, celle qui touchait aux profondeurs.
Un moment, très loin, je vis une flamme bouger et vaciller dans
ses yeux. Elle s’éteignit aussitôt :
— Je pourrais vous répondre que j’ai inventé de très bonnes
cages de Faraday, et c’est vrai, dit-il d’une voix un peu basse
mais tendue, comme si la chaleur de cette flamme était passée
dans sa voix. Mais ce n’est pas une question de cages de Faraday.
— Je m’en doute.
— Non, dit-il d’une voix raffermie. Vous ne vous en doutez pas.
Son regard sans fond ne me quittait plus :
— Quand on touche à une force inconnue, il faut payer double¬
ment le prix. Le prix de la force et le prix de l’ignorance. Je le paye.
(Il me montra son bras blessé.) Seulement ne croyez pas qu’il
s’agisse de brûlures. J’ai transporté ailleurs les attaques de la force...
— Où cela?
— Au plus haut niveau. Sur le terrain que j’ai choisi et où je
sais me défendre.
270 La Fosse de Babel

— Vous m’impressionnez beaucoup, lui dis-je, et c’était vrai.


Cet homme est en proie à une erreur monstrueusement efficace,
pensais-je.
— C’est une question de pureté, dit-il. Ou de purification.
Dans la durée, il n’existe pas de pureté absolue, mais tout est cycli¬
que dans la vie, et il suffit de savoir trouver et épouser son propre
cycle. Tous les six mois, je suis obligé de disparaître pour quel¬
ques semaines, parfois un mois. Ce sont les périodes où j’élimine
l’impureté, consciemment. Autrefois, durant ces mêmes semaines,
je subissais l’agression. Je ne la dirigeais pas. Savez-vous ce que
c’est que de rester un mois durant absolument sans dormir, étendu
dans le noir, sans bouger, hanté par l’idée du suicide, les yeux
ouverts sur un délire de formes et d’images muettes? Eh bien,
je 1 ai appris. Mais c’est à force de l’apprendre que j’ai commencé
aussi à préparer ma propre force, et maintenant je sais, et elle est
là. Mes périodes de crise sont devenues des périodes de repos. Je
m’y recharge.
Sa voix se détendit et son sourire revint :
' Disons si vous voulez que je suis maintenant ouvert à
n’importe quel rayon. Il me traverse. Je ne le retiens pas...
Suivit, sans transition, un exposé lui-même abrupt sur la révo¬
lution qui se préparait, selon lui, en physique et en biologie. Les
hommes, dit-il, ne connaissent encore qu’une civilisation de la
quantité et de la masse. Or ce n’est pas la matière qui est le réser¬
voir le plus accessible des forces cosmiques, c’est l’espace. Tous
les rayonnements s’y enchevêtrent. Seulement l’espace ne se manie
pas par la masse mais par les formes. Les hémisphères des Égyp¬
tiens ne sont qu’un exemple entre mille. Dans leur conception de
1 espace, les savants actuels commettent deux erreurs capitales !
d’abord ils croient que l’espace est homogène, alors qu’il est
polarisé; ensuite ils ignorent qu’à l’aide de formes appropriées
on peut s’insérer sans effort dans cette polarisation et en obtenir
des effets énormes. Savais-je que des champs électrostatiques de
faible intensité, mais géométriquement associés selon les côtés
d un carré ou les arêtes d’un cube, accélèrent, dans leur voisinage,
tous les processus chimiques et biologiques, au point qu’on peut
déjà, en médecine, envisager la suppression de tous les remèdes,
et, en agriculture, de tous les engrais? Savais-je de même que des
rayons X convenablement « animés » par un passage dans certaines
formes solénoïdales simples provoquent la radio-activation arti¬
ficielle et durable d’un sable quelconque? Et qu’on peut même, et
La Fosse de Babel 271
de la façon la plus générale, par de simples effluves électriques,
agir au cœur le plus intime de la matière? (Je tressaillis : c’était
aussi ce que prétendait, chez Frieden,l’inventeur de l’or «fugitif ».)
Et vous, poursuivit-il, grand lecteur de la Kabbale, n’avez-vous
pas lu, dans le Sepher Yetsirak, attribué à Abraham, cet alinéa
étonnant sur la sextuple polarisation de la sphère? (Je tressaillis
encore : cet homme ne comprenait rien et savait tout.) N’y a-t-il
pas là la description symbolique du plus mystérieux, du plus
universel appareil de magie? Et comment oublier ici les pouvoirs
mystérieux des cristaux? Il ne s’arrêtait plus.
— Vous me comprendrez peut-être mieux, m’indiqua-i-il enfin,
si je vous dis que nos contemporains en sont encore, pour la phy¬
sique et la biologie, à l’âge du catch par opposition à celui du judo.
Au catch, c’est la force qui l’emporte; au judo la finesse. Le catch,
c’est la matière brute qui, de tout son poids, assomme ou écrase;
e judo, c’est la matière subtile qui connaît ses points d’équilibre
et n’a pas besoin d’effort pour agir. Si j’écrivais des romans de
science-fiction, je montrerais nos prétendus savants obligés
d’engloutir des milliards de dollars pour construire leurs moteurs
spatiaux tandis que les habitants de Sirius et d’ailleurs utilise¬
raient simplement, en chaque point de l’espace, et presque pour
rien, les lignes d’équilibre de celui-ci. Car en chaque point, l’espace
est comme le corps du lutteur. Si vous y voyez des masses, il faut
leur opposer des masses égales. Si vous y voyez des équilibres,
il ne faut rien leur opposer du tout. De même, vous dirait Le Hour-
del, que toute la logique repose sur l’arithmétique, toute la phy¬
sique et toute la biologie reposent sur la géométrie. L’acupuncteur
le sait. Il connaît les points et les méridiens du corps. Il lui suffit
de les toucher et le corps est guéri. De même il suffit d’orienter
l’espace pour l’abolir...
— Tout cela est très impressionnant, lui dis-je. A vous entendre
j’évoquerais assez bien le mystère des « soucoupes volantes »...
— Ma conviction est faite, dit-il. C’est bien le même problème...
Il enchaîna :
— La pyramide de Chéops fut construite sur l’aire sacrée de
Gizèh, en un point épargné par le déluge et ainsi désigné pour
l’union des forces de la terre et des forces du ciel. On disait alors
qu’elle était le temple de la Sarah divine qui obligeait la déesse
mère de la terre à s’incorporer au psychisme du surhomme... Sup¬
posez dès lors que quelques hommes particulièrement conscients
d’être hommes, c’est-à-dire des hommes comme nous, se donnent
272 La Fosse de Babel

le droit d’orienter et d’appliquer, après en avoir dosé et qualifié


les effets, ces forces de l’espace dont j’ai parlé. (Il leva le carnet qu’il
tenait toujours à la main.) Et certes, c’est complexe. Je sais
déjà qu’il faut tenir compte de l’heure, de la direction du soleil
et de celle de la lune, et du méridien magnétique. Mais agir sur le
cancer n’est qu’un cas particulier. Vous entendez bien que tout,
dans la vie, est une question de topologie, de disposition spatiale
des gènes. Orientez ceux-ci par un champ convenable, et vous
aurez selon les cas un nouveau Platon, un nouveau César, un
nouveau Borgia. L’orientation et la force des batteries, tout est
là. On doit pouvoir calculer et provoquer tous les effets... Quelle
est la seule condition? D’être soi-même au-delà des effets. J'espère
que je le suis.
— Je le crois volontiers, lui dis-je. Mais vous savez déjà orienter
et doser toutes ces batteries?
Sa voix se détendit et son sourire revint.
— Quelques-unes, fit-il.
— Le moindre des êtres, objectai-je, est le résultat d’une infinité
de composantes. Je n’arriverai jamais à croire que l’infini quan¬
titatif puisse être à la portée des hommes. La synthèse sera toujours
à venir.
— Qu’importe, fit-il avec une assurance superbe. Créer une seule
des composantes du génie, c’est déjà créer le génie lui-même.
— Qu’est-ce qu’un génie dont je ne connais pas la loi complète?
Il secoua la tête en souriant. Il écoutait à peine mes remarques.
— Je ne vous ai parlé de ces choses que dans les limites permises,
me dit-il. Mais nous ne serons jamais trop à y travailler. Ne jugez
pas sans avoir vu. Il faut que vous veniez travailler avec nous.
— Vous êtes nombreux?
— Une vingtaine.
— Dont Le Hourdel?
— Dont Le Hourdel, pour la topologie. Sans compter, bien
entendu, tous les médiums et psychomètres particulièrement
sensibles que je peux trouver et que j’emploie pour mes vérifi¬
cations...
— Vous en trouvez beaucoup?
— Autant que je veux.
— Je les croyais en voie de disparition...
5 — Grosse erreur... Eux aussi, ce qui les gêne et les engorge,
c’est le désordre croissant du monde. Eux aussi il faut les préparer,
les épurer...
La Fosse de Babel 273

Il se tourna en souriant vers l’appartement :


— Rien que dans ce salon, je pourrais vous en indiquer une
bonne dizaine qui s’ignorent et dont je pourrais faire en trois mois
de retraite d’excellents sujets... Devinez même quel serait le
meilleur d’entre eux...
— Je l’ignore.
11 souriait toujours.
— Notre hôtesse. Marie Greenson... Regardez-la. Malheureu¬
sement elle est amoureuse, et l’amour fait partie du désordre. Il
oblitère les pouvoirs.
Je tressaillis. Il avait sûrement raison. Tout ce que je savais de
Marie en faisait l’être le plus ouvert, le plus facilement aimanté.
Il suffisait d’une volonté forte, d’une direction ferme. Déjà Le Hour-
del se l’appropriait. Debout devant elle, il la fixait de son œil
clair, qui caressait et qui griffait.
La voix de Laforêt me fit tressaillir à nouveau.
— Passez me voir un de ces jours, me disait-il d’un ton cordial
en me prenant par le bras et en m’entraînant vers le salon. Je vous
ferai visiter mes installations.
— Mais je ne suis pas pur! protestai-je.
— Vous le deviendrez par force, à vos risques et périls, dit-il.
Venez sans faute.
Et, du ton le plus naturel, il ajouta :
— Profitez-en pour m’apporter une photo de vous...
Nous rentrâmes. Ses amies l’attendaient.
— Approchons-nous des femmes mais n’en usons jamais, me
glissa-t-il à l’oreille d’un air intime et vif, fort satisfait de soi.
Julienne de Sixte coupa notre chemin.
— Voyons, docteur, j’ai moi aussi besoin de consultations et
vous me fuyez, lui dit-elle, fort abrupte.
Un court instant, il se troubla, mais leva très vite les yeux sur
elle.
— Chère Madame, lui répondit-il en rougissant un peu, vous
. n’êtes pas de celles qu’on affronte dans une foule. Pour vous, j’ai
besoin, me semble-t-il, de beaucoup de silence et d’attention.
Elle se mit à rire et il rit aussi.
— Eh bien, fit-elle, il nous faudra dîner ensemble un de ces
soirs...
Elle s’éloigna, assez désinvolte. A nouveau, Laforêt se pencha
sur moi.
— Cette femme contient en elle, au plus haut degré, tous les
274 La Fosse de Babel

fluides du désir et du désordre, me dit-il. De toutes, c’est la plus


facile et la plus dangereuse.

44. Connaissance de Marie.

Tout se noua vers la mi-juin, un soir où le directeur général


des usines Greenson, de passage à Paris, et suivi d’une cour de
diplomates et de managers, se trouva présent au cocktail du jeudi.
Deux mois auparavant, Drameille s’était contenté de dire à Marie,
en lui présentant Le Hourdel : « Voici un homme que votre père
sera heureux, un jour, d’accueillir dans ses usines », puis il avait
laissé Le Hourdel se défendre seul. Le grain avait germé. Quand la
jeune fille téléphona à Drameille pour s’assurer de sa présence
à ce cocktail du directeur, qu’elle voulait spécialement brillant car
il en serait parlé dans les journaux de Detroit, l’écrivain put cons¬
tater que sa suggestion d’avril, d’apparence si peu méditée, était
devenue, en juin, l’idée personnelle de Marie.
Le directeur arriva, précédé d’une rumeur et suivi d’une foule.
C’était un homme grand et glabre, à la mâchoire lourde, aux lèvres
minces, raide comme un pasteur dans un mauvais heu et l’œil
filtrant, mais qui libérait d’un air d’énergie des rires et des paroles
aimables. Appelé par Marie, Le Hourdel s’avança, plein d’une
réserve étudiée. Des jeunes gens qui étaient des copies américaines
de Le Hourdel s’affairaient autour de Marie. Le Hourdel serra
des mains. La science française et la science américaine hésitèrent
un moment, trouvèrent quelques mots communs, s’enhardirent,
s’épanouirent, s’épousèrent. Un peu plus tard, Marie entraîna
le directeur et Le Hourdel vers le buffet, puis tous trois s’isolèrent.
Précédé par les louanges de Marie, Le Hourdel n’eut pas à se sur¬
passer. D’ailleurs le directeur voulait plaire à Marie. Le Hourdel
se trouva le soir même invité à faire un stage de six mois ou d’un an
aux usines de Detroit et accepta aussitôt. De part et d’autre, cette
rapidité fut jugée admirable.
Drameille vint tout de suite à moi et m’entraîna sur la terrasse.
Nous y étions seuls.
— Tout est réglé, me dit-il, rayonnant. Tu peux relancer Pirenne
et préparer le rendez-vous.
Je n’aime pas les gens que la chance rend heureux.
La Fosse de Babel 275
— Il est absent de Paris pour plusieurs jours, lui répondis-je.
— Ne sois pas si instable, me dit-il.
Pendant que je préparais Pirenne, Drameille s’était mis d’accord
avec Le Hourdel sur tous les points.
— Il voit les choses exactement comme nous. C’est le déséqui¬
libre technique entre l’Est et l’Ouest qui crée le principal danger.
Il faut donc aider l’Est à rétablir l’équilibre...
Le Hourdel était de ces politiques officieux encore plus attentifs
que les officiels au choix des mots. Il ne s’agissait pas pour lui
d’entrer dans un service de renseignements quel qu’il fût. Il
communiquait ses travaux, c’était tout.
— Les siens et ceux des autres, fis-je.
— Ceux des autres refaits, revus et augmentés par lui. C’est
un homme qui va toujours plus loin que n’importe qui... Pour
Pirenne c’est aussi le fellow-travellers par excellence : aucune
dépense, aucune organisation, aucun risque. Il fera simplement
une copie supplémentaire de ses rapports et la mettra à la poste
comme une lettre ordinaire...
— A l’adresse de Pirenne, simplement...
— A une adresse intermédiaire que nous choisirons et contrô¬
lerons, et où nous ferons, sans le dire, des photocopies de chaque
rapport avant de le remettre à Pirenne.
Je le regardai. Toujours sa manie des photocopies.
— Ce sera notre garantie, fit-il, très sérieux. Surveille le retour
de Pirenne...
Il rentra dans le salon et me laissa seul. Je m’accoudai au
balcon. J’aimais cet endroit suspendu entre le ciel et les arbres et
où l’on pouvait se croire loin de la ville, loin des hommes. Déjà
l’obscurité me dépaysait. Entre les travaux de la journée et les
plaisirs de la nuit, c’était l’heure intermédiaire qui suspend la
rumeur des villes. La crête peu distincte des arbres effaçait
l’horizon et se perdait dans la pâleur du ciel. Un air limpide et
vivifiant montait des feuillages. On eût dit que cette nuit voulait
nous ramener à de lointaines origines végétales, nous faire rêver
de recommencements fabuleux. Mais était-ce la jeunesse du monde
qui s’offrait, ou sa vieillesse? La nuit qui tombe en silence sur les
forêts sera toujours chargée pour nous de la science de milliards
de nuits.
Une ombre s’encadra dans la porte-fenêtre, et Marie vint
s’appuyer au balcon près de moi. Elle tenait un verre à demi
plein et posa sa main libre sur mon épaule.
276 La Fosse de Babel

— Je vous cherchais... J’aime aussi la solitude. Même à deux,


me dit-elle.
Sans attendre ma réponse elle but.
Sa voix était trop animée, un peu haute.
— Vous buvez trop, Marie, lui dis-je.
De la main qui tenait le verre, elle fit un geste vague, puis eut
un rire de gorge un peu provocant.
— Mais non, dit-elle, et elle but encore.
Elle était à la fois animée et détendue, presque absente de soi.
Elle est encore à naître, pensai-je, et pourtant, déjà, elle aussi
contient toute la fatigue et toute la science du monde.
Peut-être me devina-t-elle soucieux car son rire s’arrêta. J’avais
pris son bras qui n’avait pas encore perdu sa minceur adolescente.
Bien qu’elle ne fût pas la femme des longs silences, ni des tendres
effusions, le sérieux la frappait, la retenait toujours. « Moi aussi,
j’aime la nuit à cet endroit », me dit-elle, et, pendant un moment
elle se tut et ne m’offrit que son profil. Cependant, sous son trop
large décolleté, elle frissonna :
— J’ai des choses à vous dire. Attendez-moi, je reviens...
Elle rentra dans l’appartement par la porte-fenêtre de sa
chambre, à l’autre bout de la terrasse, pour prendre une écharpe.
Ce qu’elle avait à me dire était simple. A l’École du Louvre
elle travaillait beaucoup. Avec gentillesse, mais vivacité, elle me
reprocha de la délaisser, de ne pas l’accompagner, malgré mon
ancienne promesse, dans ces studieuses promenades qu’elle faisait
à travers Paris, moi qui savais, dit-elle, les secrets des cathédrales
et qui, au temps de ma vie d’archéologue, avais rempli de trésors
les musées. Pouvais-je lui dire que son besoin d’apprendre me
touchait peu? Je suis trop tourné vers l’avenir, trop prospectif,
pour me sentir la vocation d’un pédagogue. Comme tous ceux qui
entrent dans l’histoire et ont encore besoin de s’assurer en elle,
Marie s’intéressait aux choses plus qu’aux êtres, et même, parmi
les choses, aux seules que le passé avait célébrées et consacrées,
et retirées ainsi du flux trop mouvant des naissances et des morts.
Elle faisait collection de chefs-d’œuvre. Si elle eût pu, elle en eût
rempli son appartement. Et, de fait, rien ne paraissait près d’elle
trop précieux, trop certain ni trop célèbre, il lui fallait en tout du
définitif, du parfait, de l’accompli. Où était donc l’enfance, la
jeunesse de Marie? Contradiction mortelle et décevante. Belle et
riche comme elle l’était, au point d’avoir atteint d’emblée sur ces
deux points, 1 insurpassable, elle était de ces êtres privilégiés qui
La Fosse de Babel 277
évoquent le mieux l’idée de l’achèvement et résument en eux la
perfection du monde. Pas de corps plus émouvant. Mais l’âme,
l’âme de Marie, si impersonnelle, si enfouie, et apparemment si
neuve, si hésitante? On croit toujours que l’enfance est innocente.
Mais le monde n’est jamais innocent. Et l’enfance n’est jamais que
le produit le plus achevé du monde. Liée au monde comme elle
l’était, par quel mystère l’enfance comblée de Marie eût-elle
purifié tous ces dons déposés en elle par l’humanité morte et
coupable de mort? Son corps était insurpassable, il contenait toute
la réussite du monde, mais son âme était inapaisable, elle en expri¬
mait toute l’ignorance. L’âme de Françoise aussi, certes. Seule¬
ment Françoise le savait, Marie ne le savait pas. Aussi voulait-on
conquérir et apaiser l’âme de Françoise, non celle de Marie.
C’était le corps de Marie qui était émouvant, non son âme. Et
d’ailleurs, au contraire de Françoise, si Marie buvait, ce n’était
pas pour exciter son corps, qui n’avait nul besoin de l’être, mais
pour calmer cette âme, qui lui appartenait si peu et l’enfouir plus
encore. Tout cela était clair. Faut-il noter ici d’autres rapports?
J’en revenais à Laforêt qui parlait avec raison de la médiumnité
de Marie, ce qui n’était qu’un autre mot pour rendre compte de
sa nature spontanément mais obscurément religieuse. Avec ce
pouvoir d’être atteinte qu’elle avait, mais sans rien discerner du
bon et du mauvais des êtres, Marie n’exprimait pas autre chose
qu’une infinie capacité de participation et même d’obéissance,
qui rendait compte beaucoup moins de la virginité du monde que
de sa confusion. Étrange jeunesse de ces filles américaines venues
trop tard, comblées trop tard, et déjà précédées par la vieillesse
du monde! Et pourtant elles veulent y entrer, dans ce monde trop
vieux ! Elles veulent y entrer avec tout l’enthousiasme de ce qu’elles
croient être une pure jeunesse! Mais elles seront pour ce monde
comme un alcool trop fort dans un organisme usé. Elles l’achè¬
veront. Je n’avais d’ailleurs pas attendu de connaître Marie
pour m’interroger sur le mystère de ces brillantes fins de race qui
rehaussent soudain les décadences de quelques traits de feu. Et
j’avais trop réfléchi à ce destin pour être le moins du monde
étonné, au cours des mois qui suivirent, par l’évolution de Marie
elle-même, alors que se dévoilait peu à peu, sous la naïve image
d’une jeune fille qui croyait encore à l’éternité des paradis, le dur
filigrane de l’amazone opiniâtre et dévastatrice qui bientôt allait
surgir d’elle, armée d’une colère qu’elle croirait sainte. J’ai
déjà dit que j’établissais une distinction de structure entre
278 La Fosse de Babel

la Californie et l’Amérique. Et que Marie fût née de façon apparem¬


ment fortuite à San Diego, en Californie, sur la côte du Pacifique,
et y eût passé une partie de son enfance, car sa mère était de santé
fragile et avait besoin de soleil, ce fait déjà trop symbolique pour
que je le néglige me parut en effet, dès que je le connus, la clef
capitale du mystère de Marie et le signe le plus allusif de son
destin. Et laissez en effet cette génération de filles devenir, à la
conquête de l’Amérique, une génération de femmes, et l’Amérique
tout entière est perdue. Qu’est-ce donc que la Californie? Une
simple ligne entre un océan et un désert. Et qu’est-ce que l’Améri¬
que? Une vaste surface entre ce même désert et un autre océan.
Non seulement la Californie n’est pas l’Amérique, mais elle n’en
est même pas la frange, elle est celle de l’Occident tout entier,
la coupure où se rencontrent, à l’Extrême-Occident, un ciel et un
abîme, comme pour marquer symboliquement que l’extra-monde,
à cet endroit, fait à nouveau irruption dans le monde. Ce n’est
pas pour rien que des jeunes femmes appelées stars, ou étoiles,
plus religieuses sans le savoir que comédiennes, apparaissent en
ce moment à ces limites qu’on croit encore pacifiques et pacifiantes,
comme ces vierges nocturnes du Soleil, qui, chez les Incas, accueil¬
laient l’âme de leur dieu mort. Ces vestales californiennes n’ont
rien d’américain. Si elles naissent là-bas, en ce moment, c’est
comme des fleurs de serre qui n’appartiennent ni à ce temps, ni
à ce lieu. Et que la Californie, en effet, marque le passage du monde
à l’extra-monde, c’est ce qu’enseigne déjà sa vocation extrême
d’accueillir l’infinité des possibles dans son expression la plus
irréelle et la plus factice, dans le jeu, et le cinéma de toute évidence
ne pouvait en effet grandir que là tant il est l’expression la plus
directe de ce désordre et de ce chaos des sensations pures qui
caractérisent l’extra-monde. L’Amérique est encore dans le monde.
La Californie n’y est plus. Mais que faut-il attendre de ces prê¬
tresses? C’est une loi absolue : toute prêtrise féminine (et la
Californie est dès aujourd’hui le lieu d’émergence de cette parodie
où la religion de la femme sert de matière au règne hypnotique de
la comédie) toute prêtrise féminine, dans son inversion, est le
signe annonciateur et fatal des catastrophes. Je me trouvais ici
entièrement d’accord avec Pirenne. L’Europe est morte une
première fois il y a trois cents ans lorsqu’elle a lancé dans le monde
le rêve d’une expansion matérielle sans fin, qui ne pouvait nourrir,
comme un cadavre pourrissant, que des larves. Mais celles-ci
ont envahi le monde. Et l’Amérique et l’Europe et le monde tout
La Fosse de Babel 279

entier tel que l’Europe l’a fait vont mourir une deuxième et
dernière fois par elles, et c’est de Californie, c’est-à-dire de
l’extrême bout du monde ainsi pourri, que partent déjà, par
réaction, les futures Mères exterminatrices. On ne comprendra
rien au demi-siècle d’agonie et de résurrection qui commence
si l’on n’y discerne pas à l’œuvre cette confrontation aujourd’hui
déjà engagée d’un monde et d’un extra-monde gravitant et mutant
ensemble l’un dans l’autre selon les lignes de force de la structure
absolue. Je m’étonnais à peine de reconnaître en Marie les linéa¬
ments encore peu distincts de ce conflit et de cette transformation
qui ne devaient clairement dévoiler leurs lignes de rupture que
plus tard, au moment exact, et ce n’était pas moins symbolique,
où Drameille revint de Chine, dans le drame et le deuil. Dois-je,
dans ce récit, me justifier de ce pressentiment, en expliquer, en
démonter la trame? Une reconstitution symbolique peut-elle
passer pour une démonstration? Le lecteur pourra, s’il le veut,
dénoncer ici les excès de l’esprit de système. Mais depuis longtemps
la psychologie n’apprend plus rien à personne, tandis qu’une
reconstitution symbolique exactement agencée est la meilleure
base d’un prophétisme sain.

45. Nouvelle tentation de Vomnipotence.

Au moment où commençait la Deuxième Guerre mondiale, les


six pôles de l’hémisphère nord, considéré comme un champ complet
pour l’application de la structure absolue, étaient respectivement
les États-Unis, l’Europe et la Russie blanche, qui constituaient
les trois pôles du monde, et le Tibet, le Japon et la Californie,
qui constituaient les trois pôles de l’extra-monde, ces six pôles
et ces deux triades n’étant pas, de toute évidence, désignés au
hasard mais déterminés au contraire selon les lois elles-mêmes
absolues de la complémentarité dynamique dont j’ai parlé et où
les correspondances sont rigoureuses et les mutations déjà ordon¬
nées. L’Europe, dans sa transcendance d’en haut, c’était, depuis
trois siècles, la crête de la matière en guerre venant activer et
soulever, en Amérique et en Russie, les deux zones de la matière
en paix. Le Japon, dans sa transcendance d’en bas, c’était, inverse¬
ment, la fissure de l’esprit en guerre que voulaient pacifier et
280 La Fosse de Babel
colmater, du Tibet et de la Californie, les deux zones de l’esprit
en paix. On comprendra bientôt l’énorme importance occulte
de la récente absorption du Tibet par la Chine, qui est une
véritable théophagie, exactement l’inverse du meurtre de Jésus
par les Juifs. Mais qu’on essaie d’abord de voir à l’œuvre les muta¬
tions structurales qui ont fait graviter ces pôles. Et qu’on me
passe aussi le vocabulaire symboliste que je suis obligé d’employer
pour illustrer ma pensée. Le symbole de l’Europe, d’où s’étend la
matière en guerre, ne peut être que la Femme active ou virile
(ce symbolisme familial ayant l’avantage de rendre compte, au
mieux, des diverses relations internes au sein de la structure
absolue), cependant que les symboles respectifs de la Russie et de
l’Amérique sont alors, en suivant le mouvement du temps et des
générations, qui va de l’Est à l’Ouest, comme le soleil, ceux du
Grand-Père passif et du Fils également passif. Ce symbolisme est
de vérification aisée. On connaît la passivité foncière du jeune
mâle américain devant la femme. On sait de même que la Russie
blanche fut traditionnellement réceptive, et on parle toujours,
avec raison, de la gentillesse et de l’hospitalité russes qui, transpo¬
sées au niveau de la politique, firent la Russie accueillante aux
idées d’Europe. Au contraire, le symbolisme du Japon, où s’active
l’esprit en guerre, ne peut être, inversement, que le Père actif,
tandis que le Tibet et la Californie qui sont, le premier depuis
toujours, la seconde depuis peu, les domaines d’élection des sectes
contemplatives extra-mondaines, seront représentés au mieux,
respectivement, par le Grand-Père passif et la Fille également
passive. Mais c’est ici qu’apparaît la différence fondamentale entre
le monde et l’extra-monde. Tandis que le monde ne cherche qu’à
persévérer irréellement dans son être et veut rester monde, l’extra¬
monde veut toujours sortir de son absence d’être et redevenir
réellement monde. Le monde se veut principe de succession,
d’ordre, de conservation, l’extra-monde se fait principe de simulta»
néité, de refonte, d’épigénèse. Et tandis que les trois pôles du
monde blanc ne voudraient en fait, dans la succession du temps,
que rester eux-mêmes, on voit au contraire (et c’est, dès 1941,
le sens supérieur de la Deuxième Guerre) les pôles de l’extra-monde
se dédoubler soudain. Le Père actif japonais multiplie ses agressions
tant sur la Chine que sur la Californie, mais devant ses échecs
répétés fait cohabiter en lui son contraire, le Père passif, oscillant
ainsi sans fin de la guerre exterminatrice qu’il déclenche au suicide
rituel qu il subit. Mais, dès lors, la Fille passive californienne qui,
La Fosse de Babel 281

dans le premier stade, fut la proie offerte au Père actif et même


sadique japonais (c’est le rapt soudain de Pearl Harbor) se fait
par réaction, et selon les lois de la contiguïté des extrêmes à
l’œuvre dans l’extra-monde, Grand-Mère active américaine et
retourne et multiplie contre le Père passif et même masochiste
japonais les effets terrifiants de son agression. De même, parallè¬
lement, le Grand-Père passif tibétain qui, dans un premier
stade, ouvrit sans résistance au Père actif et même sadique japonais
un immense champ de colonisation toujours occupé, jamais
conquis, se fait aussi, et selon les mêmes lois qui font sauter la
charnière des générations et des temps, Fils actif chinois, et finit
d’accabler, avec la Grand-Mère américaine, le Père passif et même
masochiste japonais. Ces effets sont clairs. Mais c’est à partir
d’ici, c’est-à-dire dès la fin de la Deuxième Guerre, que le monde
et l’extra-monde se pénètrent. Car le Fils actif chinois se rabat
aussi, de l’autre côté, et en vertu de son activisme, sur le Grand-
Père passif russe, ce qui implique, dans tout l'Est une activation
et une révolution juvéniles gagnant vers l’Europe, cependant que
la Grand-Mère américaine active se rabat aussi sur le Fils passif
américain, ce qui implique, dans tout l'Ouest, une activation et une
subversion séniles gagnant également vers l’Europe, en sorte
que cette dernière devient la ligne de deux activations contraires
mais également déferlantes. Prise entre sa mère et son fils qui se
battent, la Femme virile européenne voit alors s’ouvrir sur elle
la scission des temps et ne peut que passer à son tour dans l’extra-
monde. Seule subsiste alors de l’Europe cette féminité intérieure
et suprême dont j’ai parlé, cette féminité passive qui n’est ni du
monde ni de l’extra-monde, mais de Dieu, la conscience absolue
irreliée, et qui ayant depuis longtemps échappé à la Femme virile
peut assister du dehors à la crucifixion de celle-ci. Aujourd’hui,
alors que j’écris ces lignes dans une calme retraite et que les figures
de Françoise et de Marie, à jamais éloignées de moi et déperson¬
nalisées, ne m’apparaissent plus que sous ces traits idéaux que
l’histoire leur donne, je devine combien, en cette fin des temps
de notre monde, la passion de la Femme va répondre à ce que fut,
à l’aube des mêmes temps, la passion du Fils, et je peux pressentir,
ans le moindre risque d’erreur, l’importance que va prendre, au
cours des futurs massacres, le viol des mères dénaturées. Ainsi les
cycles se ferment et se rouvrent. Mais peut-être, en ce printemps 53,
mon hésitation devant Marie, devant mon désir de Marie, n’avait-
elle pas d’autre cause que ce refus de rentrer dans les cycles sur
282 La Fosse de Babel
lequel j’avais désormais fondé ma vie, ou encore cette certitude
où j’étais que Marie ne pouvait rien m’apprendre, car dans ce
passage abrupt de la fille à l’aïeule, tous les problèmes de la
conscience sont éludés, et ces filles californiennes seront flétries
avant d’être pubères, comme si le mystère de leur défloration
se confondait avec le mystère de leur mort. Peut-on réellement
s’attacher à un être inconscient? Oui, mais seulement par les
parties inférieures de l’être, où rien n’appartient à la sphère de
l’amour unique. Le problème de Marie était alors l’inverse du
problème de Françoise. Françoise sortait de l’histoire, Marie y
entrait. L’une aspirait à entrer au paradis de la fin, l’autre à
sortir du paradis des origines. Mais ni l’une ni l’autre n’y parvien¬
drait. Françoise aurait désormais toujours trop de conscience
pour pouvoir aimer, Marie n’aurait désormais jamais assez de
conscience pour être aimée. Tel est le poids de l’histoire au centre
et à la périphérie du monde aux époques limites, juste avant
que toute limite soit abolie...
Cependant, je tenais toujours Marie par le bras, sous l’aisselle.
Toujours expansive et volubile, elle me parlait maintenant de
ses projets, d’un voyage d’études qu’elle voulait faire en Italie
dans le courant de l’été, d’un livre sur les primitifs du trecento
qu’elle comptait faire éditer par Julienne. Le flux rapide de son
bavardage contrastait avec le mouvement tranquille de ses veines,
qui battaient sous mes doigts d’un rythme lent. Avec Françoise,
pensai-je, il faudrait accomplir le temps, avec Marie il faudrait
le retenir. Si l’on y parvenait, on constaterait que Françoise, pour
8on âme inapaisable, peut recevoir à l’infini, tandis que Marie
peut donner, également à l’infini, par son corps insurpassable. Et
pourquoi Marie ne serait-elle pas alors l’occasion de l’accomplis¬
sement de Françoise? Je jouai un moment avec cette pensée
qui conciliait en moi le désir et l’amour et faisait rebondir ma
tentation de l’omnipotence. La force qui est nécessaire, pensai-je
encore, pour pousser Françoise hors du temps, est la même qu’il
faut employer pour empêcher Marie d’y entrer. Ai-je cette force?
Avec Sylvie et Hélène, j’ai échoué. Mais elles me furent données
séparément. Aujourd’hui les temps se resserrent, Françoise et
Marie me sont données ensemble. Là est la solution, le tout, le
couronnement... Et comme si cette pensée, déjà émouvante, ne
suffisait pas encore : pour Marie, me dis-je, ce n’est pas sa naissance
dans le temps qui compte, mais son immaculée-conception hors
du temps. Je m’exaltais de tout le mystère de Marie.
La Fosse de Babel 283
Elle se taisait maintenant et me regardait, la bouche entrouverte.
Sans que je m’en fusse aperçu, ma main s’était serrée sur son bras.
« Ah! Marie, Marie! lui dis-je en m’approchant encore d’elle, il
faut que nous nous voyions plus souvent! » Elle inclina un peu
la tête et sourit, puis ferma les yeux, et ses cheveux déjà touchaient
ma joue lorsqu’une voix nous parvint par la porte-fenêtre : « On
vous demande, Marie. » C’était Drameille. Nous nous séparâmes
et Marie rentra dans le salon. « Comment, tu flirtes aussi avec
Marie! » me dit Drameille. Il était plus ironique que mécontent.
Rentré chez moi, ce soir-là, j’envisageai, pour revoir Marie, de
renoncer pour une fois à mon week-end de Genève. Mais, dès le
lendemain matin, un coup de téléphone de Françoise m’apprit
le retour du jeune Belge, et je n’eus pas la force de rester à Paris.
Avant de partir j’appelai Marie et la manquai. Quand elle me
rappela, j’étais parti, et les événements, qui s’enchaînèrent alors
très vite, firent que le moment propice ne se retrouva que deux mois
après. Mais pourquoi parler de retard? Plus vaine encore que le
regret qui s’attache à nos échecs, la nostalgie du temps perdu
est d’une grande inconséquence. Il n’y a jamais d’échecs, jamais de
temps perdu. Les prévenances du destin sont infinies...

46. Autres interludes.

Durant les premières semaines, mon travail chez Frieden


consista surtout à rétablir l’orthographe, la syntaxe et l’ordre des
idées dans un incroyable fatras de notes et de rapports destinés
aux experts commis par le Parquet et dont il était clair que le
travail allait s’étendre sur des mois. Greenson continuait à financer
pour sa part les travaux miniers du Maroc. Mais le discrédit dont
on avait essayé de frapper Frieden eût pu menacer ce dernier de
ne pouvoir suivre Greenson, qui ne faisait jamais de cadeaux et
eût ainsi conquis aisément la majorité dans la société canadienne
et, en fait, dépossédé Frieden, si celui-ci, remué par l’injustice
du sort, n’eût été pris d’une véritable frénésie d’action et de
puissance où il révéla un caractère, une volonté de fer. Aucun
éclat cependant, aucune colère : sa méthode restait la séduction.
Jamais tant de dureté, de ténacité ne s’enveloppa de plus de
douceur. Le meilleur outil de Frieden était le téléphone. Ainsi
284 La Fosse de Babel
que la plupart des vrais financiers, il faisait peu de cas des indus¬
triels,, qui étaient pour lui de simples exécutants, des employés,
et il mettait au plus haut les boursiers, qui avaient reçu comme lui
le don mystérieux d’anticiper le temps. Tous les matins, Frieden
arrivait à son bureau vers dix heures, sans serviette, sans
documents, sans rien, tirait de sa poche des enveloppes fripées,
des coupures de journaux crayonnées dix fois et des papiers hideux
qu’il posait en vrac près de lui et ne consultait jamais (il avait
griffonné dessus, pendant la nuit, d’impétueux calculs) puis
son carnet de téléphone, qui était sa bible, et qu’il ouvrait. Il
approchait alors de lui ses deux appareils, l’un pour les appels,
I autre pour les réceptions, et formait son premier numéro. La
journée était lancée. Comme tous les devins, il avait sa cour de
croyants et disposait dans les cercles et les bars de quelques
dizaines d’amis qui l’adoraient, car il exaltait leur goût des gains
faciles épicés de risques complexes et de supputations bavardes.
II leur citait en confidence des extraits de rapports et même
d articles, il les saoulait de chiffres et de performances, battait
à chaque phrase des records de rendements, et annonçait surtout,
comme un secret bien protégé, que l’émission publique des actions
de la société canadienne allait être autorisée dans les deux mois,
à trois dollars l’action d’un dollar, ce qui n’était, certes, pas faux
puisque personne, au moins à Paris, ne pouvait affirmer que le
contraire était vrai. La conclusion était qu’à titre amical il pouvait,
tant qu’il était temps, céder quelques actions à deux dollars, en
coupant par moitiés le bénéfice. En trois mois, il tira ainsi à ses
amis, par petits paquets, trois cents millions, dont la moitié alla
au Maroc pour équilibrer l’apport de Greenson, et l’autre moitié,
pour la moindre partie, à sa holding, en compte courant, pour
financer les recherches à peine commencées, elles aussi, sur l’or
« fugitif », cependant qu’il gardait, pour ses besoins propres et
ceux de Julienne, une centaine de millions. Sur les actions
canadiennes, il se ménageait, il est vrai, des options de rachat à
quatre dollars, ce qui inspirait confiance, et il gardait le pouvoir
du vote. Mieux encore. Il donnait en prime aux souscripteurs le
droit de prendre des parts dans toutes sortes de brevets dont il
semblait posséder une inépuisable réserve. Quand ils sont désireux
de se rassurer sur leur fraîcheur d’âme, les hommes d’affaires se
font collectionneurs de tabatières, de tableaux modernes ou
d ivoires gravés, ce qui est une forme inoffensive de sénilité et
alimente les conversations et le commerce. Frieden, lui, était
La Fosse de Babel 285

amateur de ce que lea Américains nomment les gadgets, nous


dirions en France les inventions de concours Lépine, ces astuces
ou ces découvertes de petits mécaniciens de banlieue ou de cher¬
cheurs autodidactes, nées à Bezons et destinées le plus souvent à
mourir à Suresnes, mais qu’il accueillait toutes d’un esprit attentif
et malin, se souvenant que sur vingt d’entre elles, qui lui avaient
peu coûté, deux lui avaient permis, à ses débuts, de faire fortune.
Sur cette réputation de chance, qui le suivait, Frieden vendait
donc des parts de brevets comme d’autres des tapis ou des perles.
Chez lui, la satisfaction de voir l’argent obéir à la loi des pesan¬
teurs et affluer toujours vers l’argent, tournait quelquefois en
vulgarité. Le soir, fatigué mais heureux, quand il avait réussi un
beau coup : « Le diable chie toujours sur le même tas », disait-il.
Détendu, expansif, partageur, bien qu’économe, il achetait
cinq mille francs de fleurs pour Julienne. Un jour où les discussions
d’experts avaient marché bon train, il lui apporta un tableau de
Picasso. Il la voyait aussi trop mélancolique. Mais elle n’aimait pas
Picasso et eût préféré vendre la toile. Elle n’osa pas. « Je ne savais
pas que je pourrais un jour faire encadrer mes chèques », dit-elle à
Drameille.
Non moins préoccupée d’elle-même que Françoise, mais remuée
par son récent chagrin jusque dans les profondeurs objectives de
son être, ce qui, sans la détacher de soi, la dédoublait et la rendait
apte à tirer de ses échecs des leçons générales, cette femme à
l’intelligence claire et à l’énergie sans faille était sans doute, entre
toutes les femmes que je connaissais, celle qui se mouvait le mieux
dans la logique spécieuse de l’amour et en subissait avec le plus de
lucidité les effets les moins cohérents et les plus dramatiques.
— Je comprends vos raisons, ou plutôt votre raisonnement,
me dit-elle quand je lui expliquai pourquoi je tenais à la fidélité
de Françoise. Mais en ces matières un raisonnement est sans
valeur...
Elle n’était pas de ces femmes emportées par cette neuve et
sommaire logique de l’égalité qui met en balance l’infidélité de
l’homme et celle de la femme, comme si l’infidélité de cette dernière
n’était qu’un droit abstrait, alors qu’elle est la principale nécessité
biologique et sociale de l’âge noir.
— Jadis, me disait Julienne, ce que la femme échangeait, ce
n’était pas fidélité contre fidélité, mais fidélité contre sécurité.
Aujourd’hui la sécurité se socialise. L’amour aussi... Vous qui avez
la chance de pouvoir écrire, ajoutait-elle, c’est votre roman que
286 La Fosse de Babel
vous devriez prendre comme point fixe, dans votre vie, et non
Françoise... Je vous vois mal parti.
Mais mal parti lui aussi, et même point parti du tout, mon
roman me préoccupait beaucoup, cependant, et le reproche de
Julienne m’atteignait au plus vif. Ce nouveau livre, je sentais
déjà que je devrais le porter longtemps, bien plus longtemps
encore que les autres, non pas que je ne fusse capable d’inventer
tout de suite, à mon aventure avec Françoise ou aux projets de
Drameille, n’importe quelle issue convenablement romanesque
mais parce que l’anecdote en elle-même importait beaucoup
moins que la plénitude du sens qu’il en fallait tirer, selon
l’agencement exact et les combinaisons rigoureuses des structures
complètes. Pour la première fois de ma vie, ce n’était donc pas un
problème d’anticipation ou d’invention qui se posait, mais de
composition, d’organisation, de totalité. Je n’avais pas à ouvrir
et à clore une suite plus ou moins fortuite d’événements plus ou
moins passionnants ou divertissants, mais à nier le divertis¬
sement même et à m’obliger et obliger le lecteur à reconstituer,
sous la réalité brute, par réduction et intensification extrêmes, la
trame abstraite des seules relations typiques, totalement englo¬
bantes, sans en oublier une seule ni en ajouter une de trop. Cette
étroite confusion du roman et de la vie, de la vie se faisant roman
et du roman se faisant vie, marque assurément l’approche du
grand œuvre. Elle est la dernière confusion qui les éclaire et les
disperse toutes. Elle se tient à la limite où le chaos lui-même
s’aveugle et étincelle. Mais quelle nuit à traverser et comme cette
claire et totale exigence peut douter d’arriver à purifier, à ajuster
ses matériaux I Et certes, toutes les semaines, quand je me retrou¬
vais seul, j’écrivais, j’essayais d’écrire. Ces tentatives finissaient
toujours de la même façon. J’écrivais à Françoise, à la fois femme
de chair et héroïne de roman. Ces lettres qui se voulaient ordonnées
finissaient par n’être qu’un cri et leur insuffisance même relançait
l’amour. Françoise les lisait avec soin, les numérotait, les classait,
ne les commentait jamais. Elle voulait y voir les matériaux du
livre en attente. Dans ce désordre, autant espérer d’un casseur
de cailloux qu’il devienne un bâtisseur de cathédrales. Que mon
intelligence cependant fût intacte, je n’en pouvais douter, puisque
dans le même temps j’en vérifiais l’ingénieuse et subtile précision
au cours de ces conférences que l’abbé d’Aquila m’avait demandées
et que je faisais sans effort. De ces conférences tout l’essentiel
de moi était absent. J’étais comme une horlogerie parfaite engre-
La Fosse de Babel 287

nant des idées, exactement l’inverse du mathématicien que sa


démonstration distrait du monde. Je distrayais de moi des idées et
tout le poids du monde pesait sur moi. Comme cette science si
facilement détachée me paraissait pâle! Je vérifiais une fois
de plus qu’une distance infinie sépare les professeurs et les
prophètes.
Ce fut à cette époque que Julienne, pour tromper sa mélancolie
et faire fructifier l’argent que lui confiait Frieden, s’associa à des
marchands de tableaux dont elle soutenait les peintres dans sa
revue et posa les premiers fondements de sa fortune. Le Picasso
du financier fut ainsi, pour elle, le premier de ces placements
spéculatifs par lesquels elle se mit soudain à rivaliser avec Frieden
sur le terrain même de ce dernier et, croyait-elle, à desserrer les
liens qu’il avait, par son argent, noués sur elle. Plus tard, ces
collections devinrent célèbres. J’assistai à leurs modestes débuts.
Cependant les prestiges de l’art, et surtout de l’art moderne,
s’ils eussent pu rehausser dans une âme plus naïve ou moins
fière ces calculs somme toute assez bas, n’endormaient pas assez
l’intelligence trop critique de Julienne pour lui faire oublier que
l’énergie ainsi déployée restait dévoyée de son but véritable et
qu’ainsi elle ne recherchait et trouvait la richesse que par compen¬
sation à un échec vital.
Drameille réagit le premier. Il était de ces hommes qui, devant
leurs maîtresses, se font volontiers pédagogues.
— L’argent, pas plus que l’amour, n’est une fin en soi, dit-il
à Julienne. Des tableaux? Vous vous mettez à thésauriser, c’est
indigne...
Il ajouta même :
— Si j’avais besoin d’argent, je vous rendrais le service de
prendre le vôtre.
Elle ne protesta même pas, elle connaissait sa blessure mieux
que lui.
— Je voudrais vous savoir dans la vie une utilité et un but,
dit Drameille.
Elle le regarda avec ironie.
— Vous ne faites jamais la leçon que pour distribuer des rôles,
lui dit-elle. Une utilité pour votre but. Parlez.
Drameille hocha la tête. Julienne était sans doute la femme qu’il
avait fait intervenir le plus souvent dans ses calculs, mais c’était
aussi par elle qu’il en était finalement venu à sa conception radicale
de la négativité de la femme moderne dans le monde. Que deman-
288 La Fosse de Babel
der encore à Julienne? Drameille, certes, avait son idée, mais il
fallait serrer au plus juste le long du vent.
Il n’avait pas été sans remarquer le goût de Julienne pour
Laforêt.
— Que pensez-vous du docteur Laforêt?, lui demanda-t-il
de la façon la plus abrupte.
Elle faillit tressaillir mais répondit avec une docilité affectée :
— Je lui ai parlé deux ou trois fois chez Marie. Il a de la verve,
mais c’est un homme à monologues, fort encombrant dans un
salon...
Parfois préoccupée, jamais languissante, Julienne aimait assez
cacher ses envies ou ses ambitions sous son esprit.
— Vous l’intéressez, reprit Drameille. Et même vous l’impres¬
sionnez.
— Je le sais.
— Et il vous intéresse aussi...
Elle eut un sourire en coin, fort hypocrite :
— Il ressemble à une momie aztèque, votre type.
Drameille, elle le savait, avait horreur de ce genre de remarques.
— Laissez tranquille votre bric-à-brac d’esthète, et soyez hon¬
nête, fit-il avec froideur. Ce garçon va prendre, avec son équipe,
une importance considérable. J’ai l’intention de financer dès que
possible une partie de ses recherches et même de le présenter à
Frieden, pour les travaux sur l’or. Mais tous ces savants ont besoin
de s’aérer et de s’humaniser un peu. Leur science de laboratoire
est en avance, et de trop loin, sur leur science d’eux-mêmes. Il
faut leur souhaiter, le plus tôt possible, une bonne crise qui leur
révèle leur nature profonde, s’ils en ont une...
— Et cette crise, vous comptez sur moi pour la provoquer ?
— Exactement.
Drameille était tout à fait d’accord avec moi :
— Dans l’état actuel des choses, cet homme est un pédéraste
qui s’ignore, continua-t-il.
— Vous voyez des pédérastes partout, dit Julienne.
— Celui-là se complaît dans la compagnie des vieilles folles.
C est un signe banal et qui ne trompe pas... Il croit se nourrir en
absorbant les déchets de ce troupeau, et bien entendu il s’en
engorge. D’où ses crises périodiques, où en quelque sorte il se
purge... C’est un cyclothymique, dit-il encore. La cyclothymie est
la maladie de ceux qui n’ont pas encore trouvé l’alcool ou la femme
qu’il leur faut et qui cherchent en vain à sortir des rails du corn-
La Fosse de Babel 289

promis. Rendez-le amoureux de vous, vous lui rendrez service.


Mais surtout n’y touchez pas.
— Et si j’y touche quand même?
— Vous n’en ferez qu’une bouchée. Mais alors tant pis pour vous.
Et tant pis aussi pour lui...
Drameille était sincère. Il eût bien voulu que Laforêt entrât
dans le groupe. Mais il fallait d’abord le faire tomber du bon côté.
— Sauf s’il s’agit d’un homme aussi immobile que d’Aquila, je
ne croirai jamais, me dit-il, que la force d’un homme chaste soit
de bonne qualité. Cela voudrait dire que le monde est achevé,
tel qu’il est... Ce garçon, un jour, sera quelqu’un. Pour le moment
il n’est rien. Et tant qu’il n’est rien, sa science du monde n’est
rien non plus...
D’ailleurs, Drameille ne concevait pas qu’on pût vouer sa vie
à une technique :
— C’est sûrement la marque d’un esprit peu profond ou d’un
défaut de tempérament que de s’attacher à un empirisme.
— A celui-là aussi il faudrait apprendre ce qu’est une structure.
Drameille me regarda :
— Crois-tu qu’on puisse enseigner la structure absolue?
J’hésitai et il sourit.
— C’est encore le meilleur yoga, lui répondis-je quand même.
— Un yoga intellectuel. Il vient après... Chacun, dit-il encore,
doit d’abord achever de ruiner tout seul ses propres ruines...
Vers la fin du mois de mai, Frieden, qui avait compris sans rien
dire bien des choses, invita Julienne à l’accompagner à Marrakech.
Il voulait l’éloigner de Paris, la sortir de ses peines. Les êtres qui
n’ont jamais été livrés aux tourments d’un véritable amour
croient que le dépaysement procure l’oubli alors qu’au contraire,
en nous privant du support des objets familiers, il vient durement
souligner l’absence. Frieden comptait peut-être sur les splendeurs
du printemps à la Mamounia pour distraire Julienne. Peut-être
aussi voulait-il par elles ôter tout ridicule à sa propre sentimen¬
talité d’homme d’affaires, tout étonné d’être attendri. Le résultat
ne répondit en aucun cas à son attente. Julienne se sentait trop
au tournant de sa vie pour s’y contenter de distractions ou d arti¬
fices. A son retour, au début de juin, obéissant aux obscures lois
du sang et cherchant le secours des dieux lares, elle décida d’aller
passer une semaine ou deux à la Croix-de-Rozon, dans la vieille mai¬
son familiale, pour réfléchir. Elle se trouvait donc à Genève lorsque
le jeune Belge de Toronto, qui voulait épouser Françoise, y revint.
290 La Fosse de Babel

47. Une nuit d'orage.

Sans doute Françoise avait-elle mis dans son refus d’accepter


ce mariage un excès de politesse ou de ménagement qui laissait
les portes entrouvertes, car le jeune Frans Heymans, lors de ce
retour en Europe, ne toucha Bruxelles que d’une aile, y prit à
peine le temps de saluer sa famille, et tomba directement sur
Genève. Cette arrivée eut lieu un vendredi matin, alors que cette
semaine-là je devais moi aussi passer le week-end à Genève et y
arriver par conséquent à mon tour le soir même. Nous nous
téléphonions souvent, le matin, Françoise et moi, avant son départ
pour le bureau, et ce jour-là, elle m’appela pour m’apprendre la
nouvelle qu’elle n’avait reçue, me dit-elle, que la veille, mais elle
était rentrée chez elle trop tard, dans la nuit, pour m’en avertir.
Sur l’aspect tardif de cette information, j’étais certain qu’elle me
disait la vérité, car le jeune Belge appartenait à ces nouvelles
couches qui ont désappris d’écrire, ne connaissent que le jargon
d’affaires, et préfèrent de loin câbler ou téléphoner. Mais l’essentiel
n’était pas là. Qu’allait-elle faire de ce garçon? Bien qu’elle mît
désormais tous ses soins à ne me rien laisser ignorer des faits
visibles, Françoise me connaissait trop bien pour ne pas se rendre
compte que cette franchise n’avait aucun poids entre nous, car
elle savait, comme moi, qu’une vertu aussi reconnue mais aussi
simpliste n’est qu’un voile à l’abri duquel chacun tisse son jeu.
Il est clair aujourd’hui que les intimités les plus étroites ne peuvent
être fondées que sur l’imbrication de deux duplicités. Pourquoi
les ténèbres ne se fondraient-elles pas l’une dans l’autre comme les
lumières? Souvent, Françoise et moi, en face l’un de l’autre,
interrogeant nos ombres, il nous suffisait d’un sourire inquiet sur
nos lèvres closes ou du dernier tremblement d’un regard plein de
science. Alors, ensemble, en silence, nous nous prenions les mains,
nous nous regardions, et l’éternité de l’amour semblait à jamais
ouverte. Instants précieux, qui sont la concrétion essentielle de
la vie, sa liqueur de diamant. Ils sont aussi le sceau et la chaîne,
la plus lourde chaîne...
J’arrivai à Cointrin vers dix heures du soir. Françoise, qui
m’y attendait, ne me cacha pas qu’elle avait déjeuné et dîné
La Fosse de Babel 291

aveo le jeune Belge, et expédié seulement le dîner un peu vite:


— Je lui ai dit que j’allais chercher un ami.
— Un ami ou un amant?
— Tu commences déjà, fit-elle.
, Durant tout le voyage, nous avions été secoués par l’orage, et
j’avais été énervé par une épaisse et geignante Égyptienne, assise
à côté de moi, et qui avait peur.
— Excuse-moi, dis-je à Françoise.
Elle avait échangé sa 4 CV, à peine payée, contre une nou¬
velle, gris-bleu, presque neuve.
Sans me regarder, en ouvrant la portière, elle ajouta :
— Il n’est pas complètement idiot, il a compris.
Dans la nuit trop chaude, l’odeur des foins se mêlait à celle de
l’essence. Au lieu de mettre en marche, Françoise regardait droit
devant elle, d’un air têtu. Je voulus rompre ce silence.
— Que fait ta sœur? lui demandai-je. Tu la laisses seule?
— Elle passe la soirée chez des amis.
— Ils la raccompagnent?
— Elle a sa voiture.
Elle paraissait préoccupée.
— Si je comprends bien, lui dis-je, j’aurais mieux fait de rester
à Paris.
Elle ne répondit pas.
— Je peux reprendre le même avion. Il repart dans une demi-
heure.
— Ne parle pas pour ne rien dire, fit-elle.
— Cela vaut mieux que de ne pas parler du tout...
Elle appuya sur le démarreur.
Je dois rendre cette justice à Françoise que, ce soir-là, ayant
sans doute décidé que nous devions purger nos âmes, elle n’employa
que des médications amères, mais sthéniques. Le mariage avec le
jeune Frans avait été écarté pour une raison évidente : le jeune
Belge ne disposerait de sa fortune que dans de longues années.
Les demandes de mariage n’avaient jamais manqué à Françoise,
mais toujours d’hommes trop jeunes, pas assez riches. Et les
hommes riches et âgés ne proposaient pas le mariage : quinze jours
aux Bermudes ou deux mois à New York, comme Greenson. Elle
avait accepté, parfois, ces marchés inconsistants, mais cette époque
était révolue. La dureté de sa voix me surprit. Mais chez elle
l’hésitation tournait toujours en dureté contre elle-même, ou
contre le sort, car elle n’aimait pas hésiter. Iæ jeune Belge avait
292 1m Fosse de Babel

dû pénétrer dans tous ces calculs et lui faire une proposition


nouvelle assez déroutante.
— Il a obtenu que son père lui laisse son yacht. Il veut organiser
pour ses vacances une croisière en Grèce et en Sicile.
J’avais décidé de rester neutre, du moins de faire semblant.
— C’est un beau voyage, lui dis-je. Mais ton travail?
— Ce n’est pas la question, fit-elle, mécontente. J’ai droit à un
congé, avant ou après la conférence de Londres.
— Eh bien accepte, lui dis-je.
Elle se tut et pressa sur l’accélérateur, à nouveau butée. Nous
arrivâmes grand train dans les faubourgs de Genève.
— Je ne comprends pas bien, lui dis-je alors. Que veux-tu de
moi? Mon autorisation? Je croyais cette aventure terminée, et
elle repart de plus belle.
Elle se servit de la même formule passe-partout que lors de
notre première rencontre.
— Tout cela a si peu d’importance, fit-elle.
— Pour toi peut-être, pas pour moi...
Elle haussa les épaules :
— Tu ne comprends pas ce que je veux dire. Ce garçon est prêt
à tout pour que je passe quinze jours avec lui. Il a invité deux autres
couples. C’est pour lui une question de vanité...
— Prêt à tout? Mais encore?
Ses mains devaient être crispées sur le volant car, dans les
premiers encombrements de la ville, derrière la gare, elle faillit
heurter un cycliste. Cette fausse manœuvre libéra sa colère.
— Que fallait-il que je fasse? s’écria-t-elle d’un accent amer
qui devint tout de suite véhément. Après tout, je n’ai rien à
reprocher à ce garçon. J’ai été honnête, j’ai voulu le décourager.
Je suis allée déjeuner avec lui, ce matin, sans aucune arrière-pensée,
pour être gentille, pour ménager sa fierté. Il a insisté. Alors je
lui ai joué la comédie del a femme impossible, exigeante et insa¬
tiable, de la mangeuse d’homme que les hommes intelligents
doivent fuir. Plus je parlais, plus il se raccrochait...
— Ralentis, lui dis-je. Tu roules trop vite...
Puis j’ajoutai
— Il eût été évidemment trop simple de lui dire que tu étais
engagée ailleurs.
Sa colère rebondit.
— Je ne suis pas engagée, dit-elle.
— Merci.
La Fosse de Babel 2<J3

— Personne ne me fait vivre. Je gagne ma vie. Je suis libre.


Je la gagne mal, c’est entendu, mais je la gagne. Et justement
j’en ai assez de la gagner. Appelle cela de la vénalité si tu veux.
Je suis vénale pour me protéger contre ces grandes envies de
destruction qui me viennent. Mais si, jusqu’ici, je me suis contentée
de petites vénalités, c’est que j’étais sans courage. Les hommes
ne demandent que cela aux femmes, d’être vénales. Qu’ont-ils
de mieux à leur donner que leur argent? Plus je parlais, plus je
me diminuais, plus ce garçon revenait à son idée. Je lui plaisais
encore mieux. Je le tenais. Pourquoi ne pas faire le saut après tout?
C’est une question de courage. Ce garçon est prêt à payer toutes
mes dettes...
— Il te l’a dit?
— Oui, il me l’a dit...
Je ne dis plus rien, elle non plus. Peut-être nous sentions-nous
tous les deux en arrêt, vides d’idées, vides de mots, comme on l’est
lorsqu’on a enfin dégagé un problème, qu’on l’a dépouillé de ce
mystère qui le rendait effrayant. Mais le problème se tenait là
de front, maintenant, comme un mur. A l’entrée du pont du Mont-
Blanc, un feu rouge sembla symboliser ce répit. Nous nous taisions
toujours. C’est un fait digne de retenir l’attention du touriste :
le nombre des courants de circulation qu’une police prévoyante
a dénombrés, chronométrés, canalisés à cet endroit, dans un
espace étroit, paraît incroyable. Au moment où l’on croit épuisées
toutes les combinaisons possibles, les feux en inventent une
autre. Sur les trottoirs, les piétons, patients, attendaient. Comme
nous.
Françoise repartit lentement. Son animation était tombée.
L’autre bout du pont était un grand espace vide où la masse des
voitures se diluait. Mais l’ordre suisse les surveillait encore. On
les séparait et on les arrêtait longuement, devant ce vide.
— Tu ne dis rien, remarqua Françoise.
— Je réfléchis, lui répondis-je.
Jusqu’à la rue de l’Athénée, nous n’échangeâmes pas dix paroles.
Je réfléchissais en effet ou plutôt je mettais de l’ordre dans un
amas de réflexions anciennes brusquement ranimées. Étais-je
désespéré? Oui, je l’étais. Une part de moi-même l’était. Mais
cette certitude qui m’habitait depuis des années que rien, jamais,
ne légitime un choix, sans que le choix contraire ne puisse lui aussi,
et dans le même temps, être justifié, laissait dans mon esprit
un coin paisible vers lequel refluait, sans l’atteindre, le courant
294 La Fosse de Babel

discordant des pensées. Ce que Françoise nommait la réussite,


et qui n’avait jamais encore été rattaché par elle à l’exaltation
d’un amour ou d’une création, ne pouvait que puiser à la source
commune, et l’argent en devenait donc le signe idéal, non point
qu’elle ne méprisât les riches qui se contentaient d’être riches,
— tout le secret de son « échec », c’était qu’elle leur laissait voir
ce mépris — mais parce que l’amour et l’art, sans le support de la
fortune, n’étaient pour elle que des fantasmes vides ou poignants.
Le charme, la beauté, la sûreté du goût composaient à Françoise
des dons si éclatants qu’on ne pouvait surtout pas faire de cette
mise en suspens un pis-aller, un alibi. Fallait-il pousser plus loin
et en faire une sagesse? Un homme amoureux trouve toujours
de hautes raisons à la femme qu’il aime. Et cette pensée insidieuse
m’était souvent venue, en effet, qu’il y avait une part de noble
résignation, de détachement, d’humilité, et même de sacrifice,
dans cette soumission affreuse à la fortune par quoi Françoise
semblait profaner tous ses dons. Il est des femmes qui sont spon¬
tanément courtisanes, dès vingt ans, sans délibérer. Je portais
au crédit de Françoise sa vocation contraire, ses longues hésitations,
qui la laissaient angoissée, son besoin actuel de prendre un parti
extrême. Femme au-delà des femmes 1 Quand je montai avec elle
dans l’ascenseur, elle pouvait, devant mon silence, me croire tout
armé de colère et de haine. J’étais au contraire habité par cette
fausse sentimentalité de l’intelligence, cette sentimentalité du
diable pour qui tout comprendre, c’est tout pardonner, et qui
est la condition dernière des chutes les plus profondes et des grâces
les plus hautes...
Le vendredi soir, notre arrivée, rue de l’Athénée, voyait se
dérouler des rites immuables. L’appartement était resté clos tout
le jour, depuis le départ matinal de Françoise. J’aimais cette cha¬
leur qui nous y accueillait, chargée de l’odeur saine des meubles
bien entretenus et du parfum de Françoise, un peu musqué, comme
il sied aux brunes, mais qui, dans l’air immobile où il eût pu s’alour¬
dir, se composait heureusement avec la senteur sèche des vernis
et des cires. Nous allions tout de suite ouvrir les portes-fenêtres,
elle dans la chambre, moi dans le studio, et je passais aussitôt
sur la terrasse pour aller mesurer le progrès, d’une semaine à
l’autre, des plantes grimpantes qui s’avançaient vers le toit en
entrelacs serrés, et où je voyais peut-être, sans bien me le préciser,
quelque poétique symbole de notre liaison, puisque Françoise
les avait achetées et disposées là, de chaque côté de la fenêtre,
La Fosse de Babel 295

dans leurs fûts de bois cerclés, la veille de mon premier retour


à Genève. Je vérifiais la solidité des ventouses, déplaçais un tuteur,
corrigeais le tracé capricieux et retombant des jeunes pousses.
La lumière venue du salon, celle, plus diffuse, de la rue, la clarté
de la lune enfin, haut dans le ciel, se composaient pour projeter
sur les feuilles d’un vert cru des lueurs jaunâtres qui faisaient,
dans la forêt des tiges, l’ombre bleue. On pouvait se perdre dans
cette ombre. La nuit, il n’est pas de minuscules forêts. Je prenais
alors l’arrosoir, allais l’emplir à la cuisine sans rencontrer Fran¬
çoise, qui, au même moment, s’affairait dans sa chambre, et
revenais arroser les plantes avides. Que valaient, ce soir, ces rou¬
tines? De quel poids soudain pesaient-elles? Quand le mystère
de notre communication avec le monde et avec les êtres ouvre
en nous la double douleur d’une parturition inféconde, nous vou¬
drions, pour dramatiser au moins notre peine, que tout s’effondre
hors de nous en même temps qu’en nous, et qui peut alors se
plaindre que l’apocalypse soit la dernière épreuve? Elle serait au
contraire l’ultime consolation si elle n’était bien davantage. L’apo¬
calypse se produit lorsque la science du corps rejoint enfin la
sagesse de l’esprit. Ce sont nos routines qui l’empêchent. Les
routines témoignent de l’ignorance du corps. Elles manifestent,
dans le monde, la force d’une répétition séparée de nous et chargée
d’une solidité volée à notre future permanence. Une soudaine
faiblesse me prit. Je me vis quittant cet appartement pour n’y
plus revenir. Et là, durant quelques minutes, j’assistai réellement,
en spectateur passif, à la trahison de mon corps aimant et regret¬
tant ses routines. Tout se passa ce soir-là comme si toute ma part
archaïque et inexplorée, ma part souffrante, me paraissait soudain
composée de ces souvenirs inflétrissables et par moi, autour
d’habitudes faussement tranquilles, si imprudemment nourris et
façonnés. Et les dons infinis de l’amour, encore enfouis, ne se
transmettaient alors à moi, au même moment, que par ces images
banales, mais démembrées de moi, et vivantes et sensibles bien
que vaines, qui me venaient déjà, ce soir, des objets que je côtoyais
en allant de la terrasse à la cuisine et de la cuisine à la terrasse,
l’arrosoir en main, des objets qui, pour un homme sage, eussent
été sans nom et sans visage : une gouache sans valeur, bleue et
grise, trouvée par moi à Paris, sur les quais, et représentant Genève
vue de la Croix-de-Rozon, en 1850, le grillage du radiateur, que
j’avais dessiné, une table roulante pour les alcools que j’avais
offerte à Françoise pour son récent anniversaire, que sais-je
296 La Fosse de Babel

encore, les deux appliques en fer forgé de l’entrée achetées chez


un brocanteur des rues hautes, un jour que nous nous promenions
ensemble dans la vieille ville, mains nouées, ce lierre vigoureux
enfin, ce lierre absurde, qui n’en finirait plus de reverdir et de
pousser, témoin plus cruel d’avoir requis de moi, dans ce temps
perdu, tant de soins, et dont j’eusse pu dater sur le mur la moindre
courbure, jadis contrainte par moi et fixée jusqu’à ce que la plante,
en l’acceptant et la renforçant, s’en emparât. Une forêt, en effet,
une forêt de souvenirs ineffaçables, où j’étouffais. Le temps s’y
dégradait en espace. J’y découvrais ma poignante, ma décevante,
ma pétrifiante immobilité. Un désert est moins désolé que cet
espace trop peuplé. Moi qui avais passé ma vie à m’abstraire des
choses et des faits pour n’en retenir que les essences, fallait-il
donc que l’amour, en me ramenant vers les formes sensibles, pût
ainsi dégrader ma vie, la contredire toute, la nier? Même le bonheur
pesait, les instants de bonheur, ceux dont la fugacité fait tout le
prixl O chair caressée et déjà morte, séchée par l’éternel été!
Jamais, plus que cette nuit-là, je ne sentis en moi ce poignant
besoin de tendresse dont la multiplicité creuse en nous les canaux
vides, alors que la vraie force veut l’unité fermée sur soi, qui ne
connaît point de canaux. Je m’accoudai au balcon. A des zébrures
molles, on devinait très loin, en bas, dans la rue, le vol silencieux
des phalènes autour des globes pâles. Sur le ciment surchauffé
de la terrasse, l’eau que je venais de verser élargissait sa tache
noire, d’où montait une fraîcheur acide, comme au début des
pluies. Dans la chambre de Françoise, le téléphone se mit à sonner.
Je ne me retournai pas. Le son était clair, insistant, creusait la
nuit. Françoise ne décrocha point. Quelques instants plus tard
un bras se glissa sur mon épaule et Françoise se serra contre moi.
Elle s’était, comme d’habitude, déshabillée et avait passé sa
robe de chambre. Nous restâmes un long moment silencieux. Je
parlai enfin.
— C’est avec moi qu’il faut te marier, Françoise, lui dis-je.
Comme si elle s’attendait à cette déclaration à laquelle je m’at¬
tendais si peu moi-même, elle n’eut pas un frémissement. Un
nouveau moment passa, puis elle tourna à demi la tête vers moi.
— C’est sérieux? me demanda-t-elle, presque à voix basse.
— Très sérieux.
— Il me faut être sage pour tout le monde, dit-elle alors, iro¬
nique et tendre.
Et elle ajouta :
La Fosse de Babel 297
— Je ne veux me marier ni avec Heymans ni avec toi...
Dans sa voix, ce refus était adouci par une sorte de tristesse.
Étais-je moi-même triste, déçu, soulagé? Tout ensemble. Je n’avais
parlé que pour essayer de sortir d’un cercle. Son acceptation
m’eût rendu ma force. Son refus me la rendait aussi.
Elle se serra contre moi.
— C’est avec toi que je suis, tu le vois bien, dit-elle.
Elle était plus tendre qu’elle n’avait jamais été.
Sur la France, de l’autre côté du Jura, des éclairs déchiraient
par moments un coin du ciel, et un roulement indistinct nous
parvenait, comme d’une bataille lointaine. Mais, sur Genève,
la nuit était épaisse et lourde. Je me dis que mes paroles, comme
ces éclairs, avaient vainement essayé de troubler cette nuit.
Elles s’y étaient perdues et maintenant elles étaient éteintes.
Éteintes et, elles aussi, loin de nous, loin de moi. Je me dis encore :
tu joues avec le feu, mais tu es attendu par d’autres incendies.
Je voulus me redresser, mais Françoise se suspendit à mon cou :
« Restons », dit-elle. En même temps, elle me tira vers le mur, où
elle s’adossa. Impérieuse et impatiente comme le désir, elle
voulait que je la prenne là debout, dans un coin d’ombre. Sous
sa robe de chambre, elle était nue. Des plantes maintenant gorgées
d’eau nous venaient des senteurs fraîches et coupantes.
A nouveau, le téléphone sonna. Françoise tressaillit : e Encore ! »
murmura-t-elle. Mécontente, et malgré soi attentive, elle resta
immobile. Sa tête reposait sur mon épaule. Ma main sur sa poitrine,
je sentais le battement de son cœur. Le téléphone sonnait toujours.
Je m’écartai : « Réponds», lui dis-je.
Indécis, nous rentrâmes et, au même moment, la sonnerie
s’arrêta. D’un geste dont je me dis tout de suite qu’elle avait dû
le répéter souvent — mais qu’est-ce qui n’était pas, chez elle,
répétition? — elle prit dans un tiroir une feuille de papier qu’elle
plia plusieurs fois et dont elle coinça, dans l’entrée, sur la plinthe,
la sonnerie du téléphone.
Je questionnai :
— Tu as dit à Heymans que tu rentrais ici?
Elle eut un geste vague et alla éteindre les lampes du salon.
— Je lui ai dit que, cette nuit, je n’étais pas libre, c’est tout.
— Il insiste quand même, remarquai-je.
Elle refit le même geste, passa près de moi, et allq éteindre dans
l’entrée.
— Allons dormir, dit-elle.
298 La Fosse de Babel

— J’insiste moi aussi, lui répondis-je. Que comptes-tu faire


demain?
— Je n’en sais rien, dit-elle d’un ton las.
Elle était sincère, elle ne savait pas.
Lorsque je la rejoignis dans le lit, elle était étendue sur le côté,
un bras replié sous la tête, les paupières closes, son deuxième bras
légèrement fléchi en travers et abandonné dans son habituelle
position d’accueil, attentive par conséquent à exprimer par toute
son attitude que rien n’avait changé, sauf à ajouter cette attention
même, qui était de trop, et que je devinais à je ne sais quoi de
pensif sur son visage et à l’imperceptible contracture de son corps.
Et, de fait, lorsque je me glissai près d’elle, elle ne bougea pas, et
sa main offerte, qui lui servait d’habitude à se serrer contre moi
et allait tout de suite se mouler derrière mon épaule, se posa seule¬
ment sur ma hanche comme un objet mort ou livré à l’indifférence
du sommeil. Le problème ainsi posé n’était pas clair, puisqu’elle
me laissait le choix des suites, alors que l’amour n’aime rien tant
que l’automatisme de la contradiction, et qu’ici la contradiction
était impossible puisque, en face, il n’y avait rien. Mon corps
fit alors ce que n’importe quel corps fait toujours en pareil cas,
il ressentit la liberté d’indifférence comme une insulte, et son pre¬
mier mouvement fut de dépit, même s’il savait d’avance que le
second serait de honte. Contrairement à notre habitude la plus
ancienne et aussi la plus chargée de sens par l’esprit conservateur
et superstitieux de l’amour (depuis le premier soir, il était d’usage
que 1 amour, à cette heure-là, se fît a la lumière), je tordis mon
bras vers la lampe de chevet et éteignis tout de suite. Je fus le
premier surpris de ce geste, qui, à peine entamé, débordait déjà
ma pensée, mais les hommes de non-action, comme moi, qui ne
sont à 1 aise que dans les totalités (et il n’en est au monde que deux,
le jeu tout intérieur et dialectique des idées et le débridement
fermé sur soi de l’amour physique), sont toujours surpris quand ils
agissent, car toute action comporte un choix, et celui-ci, quel
qu il soit, les trahit. Dans cette situation où il est couvert de
dérision, la réaction normale de l’homme de non-action, qui est
toujours soucieux de rachat pour lui et pour les autres, est de
chercher à annuler tout acte par l’acte contraire, ce qui ne peut
d ailleurs qu agrandir la distance et augmenter le désordre, car
dans le monde visible les négativités ne se détruisent pas, mais
s’ajoutent. Tandis qu’un homme mieux armé et moins objectif
se fut donc confirmé à lui-même de façon barbare et efficace et,
La Fosse de Babel 299
ayant éteint, eût fermement tourné le dos à Françoise, je me tournai
au contraire vers elle, débordant de confusion et de compréhension
jusqu’au délire. Mais il faut croire qu’en femme trop intelligente,
elle aussi, elle avait mené son jeu en toute indépendance et sans
se fier au mien et s’était perdue comme moi, en bonne ou en mau¬
vaise comédienne, peu importe, mais en comédienne sûrement,
dans la multiplicité des rôles possibles, car je m’aperçus qu’elle
pleurait. Et bien que nul, jusqu’à la fin de notre ténébreuse époque,
ne puisse plus croire sans aberrante naïveté que les pleurs d’une
femme expriment son être tout entier, et non un simple rôle entre
bien d’autres, et par exemple la nostalgie en elle, de ce coin de
paradis qu’elle a tant joui de bafouer, nous fûmes à l’instant dans
les bras l’un de l’autre, comme pour faire une force par l’addition
de nos faiblesses.
Dès ce moment, telle qu’en notre première nuit, je retrouvai
Françoise prête aux analyses lucides et fortes. Elle me dit d’abord
qu’elle n’en pouvait plus de se contenter d’une vie médiocre, et
qu’elle se sentait à la merci, pour en sortir, de n’importe quel coup
de tête. Mais que, justement, les coups de tête, comme le suicide
aux gens trop intelligents, lui étaient interdits. Elle me dit aussi
que le mariage avec moi eût été, entre tous les coups de tête pos¬
sibles, celui qui l’eût le plus tentée, bien qu’il fût le plus dérai¬
sonnable de tous, car je ne serais jamais riche, ne voulant point
l’être, et il lui fallait au moins, pour supporter la pauvreté, l’espoir
de la richesse, et je tuais d’avance cet espoir. Mais que, si elle
avait, jusqu’ici, entre les hommes qu’elle aimait et ceux qui la
payaient, réussi à tenir un incertain équilibre et à vivre dans une
duplicité, ou plutôt une dissimulation, qui ne lui était pas apparue
comme un mensonge, c’est qu’elle n’avait en fait pas rencontré
d’hommes passionnés de mon genre — la race, dans ce milieu
genevois, s’en était perdue — et que tous mettaient au contraire,
dans l’amour, de trop bonnes manières, une timidité, une civilité
qui m’étaient étrangères, et, devant les difficultés, se taisaient,
s’effaçaient, n’extériorisaient rien, mais ne résolvaient rien non
plus, soucieux dé self-control guindé et candidement vide, et que
j’étais ainsi le premier à la bousculer, juste au moment où elle
avait besoin de l’être pour ne pas s’endormir dans la médiocrité.
Elle m’en remerciait donc et pour cela elle m’aimait, mais elle
m’en voulait aussi, car elle se rendait bien compte que je voulais
la faire grandir pour moi, non pour elle, et selon l’image que je
me faisais d’elle et non celle qu’elle se faisait de soi. Mais si,
300 La Fosse de Babel
aujourd’hui, elle se contraignait à agir (et ce jeune Belge, qu’elle
n’aimait pas, n’offrait qu’une occasion propice) j’étais en fait le
responsable de cette détermination nouvelle. C’est moi qui l’avais
poussée vers les extrêmes. Comment, si je l’aimais, pouvais-je
maintenant la retenir? Non seulement je ne devais rien empêcher
de cette aventure gréco-sicilienne, mais il me fallait l’approuver,
l’encourager, et, dans cette odyssée dont elle était la sirène, souhai¬
ter à tous bon vent et bonne mer...
Ses pleurs ne coulaient plus et je fus atterré. Elle n’avait pas
cédé d’une ligne. Mais elle avait aussi créé entre elle et moi un
courant de sombre énergie. Je l’admirais de n’avoir pas cédé.
Avec une éloquence qui n’exprimait elle aussi qu’une part de
moi-même et qui était d’autant plus déchirée que je savais d’avance
la partie perdue du seul fait qu’il y eût partie, j’essayai de lui
prouver qu’elle poursuivait une chimère. Elle avait trente-deux
ans. A cet âge, un destin de femme est fixé. Plus jeune, elle eût
pu encore espérer rencontrer ensemble l’amour et la fortune. Il
n’y fallait plus compter. Cette démonstration était facile, mais
souffrait d’un vice évident : les vérités qui ont besoin d’être démon¬
trées sont sans valeur. Et même d’un second vice : la fatalité
n’est supportable, comme la vision de Dieu, qu’environnée de
nuées pathétiques. Mais ce pathos justement passait son but.
Il exaltait le désespoir et la révolte, non la soumission. Et, au
fond de moi-même, n’eussé-je pas méprisé Françoise de se sou¬
mettre trop tôt? Cette question se posait : Que désirais-je donc?
Briser cette âme ou l’exalter? Cette pensée me vint, tandis que je
parlais, que j’agissais exactement comme le diable, qui ne tente
jamais mieux qu’en bariolant la vérité de couleurs violentes, car
la vérité vraie est sans couleur. Mais le choc en retour ne tarda
point. Je m’exaltai moi-même. Je m’entendis proférer des mots
au son agréable et au sens étrange d’où il ressortait, si je comprenais
bien, que Françoise avait tort de ne pas me faire confiance. Que
l’amour aussi était une œuvre, et même le grand œuvre. Et que
rien ne m’empêchait, après tout, de m’y consacrer tout entier.
Je n’avais jamais pensé à gagner beaucoup d’argent. Mais si notre
amour était une œuvre noble, pourquoi après tout n’en gagnerais-
je pas moi aussi simplement pour le mettre au service de l’amour
et démontrer ainsi à Françoise qu’il était finalement inutile
d’en gagner? Ces promesses suspendues à des conditions lointaines
sont faites justement pour mener loin. Mon assurance multiplia
l’émotion de Françoise. Comme toute âme divisée, rien ne l’égarait
La Fosse de Babel 301
plus vite, chez autrui, que l’apparence d’une forte unité. Elle
se serra encore plus contre moi : « Je t’attendrai, mon chéri,
autant qu’il le faudra », me dit-elle d’une voix changée. Sur cette
autre promesse, que le ciel souligna d’un roulement d’orage, nous
fîmes l’amour comme des fous.
Je m’endormis longtemps après Françoise. L’amour ne m’avait
pas calmé. Une lourde pluie d’été s’était mise à tomber, en nappes
agitées et bruissantes. Jusqu’à une heure avancée de la nuit,
m’appuyant sur ce bruit, je bâtis et rebâtis des rêves utopiques.
A intervalles réguliers, on devinait, venant du téléphone, un
tapotement mat et accéléré, trop faible pour réveiller Françoise,
mais assez précis pour déchirer mes nuées et celles du ciel d’un
trait de grêle. C’était comme le message sans chiffre d’un espace
mort. Le jeune Belge appelait toujours. Son insistance me parut
un phénomène objectif et sans portée, réglé comme une froide
horloge. Il se heurtait à ma victoire comme à ce rideau de pluie
impétueux, perpétuel.
Le réveil de Françoise fut clair. Et clair aussi, profond et pur,
dès qu’elle écarta les rideaux, le ciel, lavé des nuages nocturnes.
Françoise prépara le thé et les toasts, posa sur mes genoux le pla¬
teau chargé, releva de quelques coups précis les oreillers et s’assit
dans le lit, près de moi, avec une vivacité gourmande. Dans la
lumière qui blessait mes yeux, mes rêves enchantés se perdaient
déjà en fumée ténue. J’ai souvent remarqué que les inquiétudes
du réveil sont les pires, elles sont les mieux fondées. C’est qu’au
plus secret de la nuit, en quelque endroit reculé où nous n’avons
pas accès, notre conscience veille et décante nos rêves les plus
triomphants. Cette alchimie est infaillible. Si l’or est bon, elle dit :
C’est de l’or. Mais parfois elle dit aussi : Je n’ai que cendres. Fran¬
çoise se mit tout de suite à parler. Une idée lui était venue qui,
dit-elle, conciliait tout. Je fus étonné. Conciliait quoi? Tout n’était
donc pas arrangé? Dans un esprit de correction mondaine, et
puisque le jeune Belge, la veille, l’avait invitée deux fois, elle allait
lui rendre son invitation et déjeuner avec lui, mais en compagnie
de Julienne. Cette compagnie sauvait tout. Julienne jugerait.
Je fus encore étonné. Jugerait quoi? Tout n’était donc pas jugé?
Mais, avant même d’avoir fini de parler, elle avait saisi le téléphone
et composé le numéro de la Croix-de-Rozon. J’entendis la voix de
Julienne. Avec une impudeur tranquille qui en disait long sur son
naturel — et de l’état de nature à celui d’innocence, il n’y a
même pas la distance d’une absolution — Françoise livra tout à
302 La Fosse de Babel
sa sœur : la présence à Genève de Frans Heymans, son projet de
croisière, et son offre de régler d’un coup toutes les dettes.
— Combien? demanda Julienne, dont je devinais la froideur,
mais dont la voix me parvenait avec netteté.
D’instinct, Françoise pressa l’écouteur contre son oreille et
prit un air gêné.
— Je te le dirai, dit-elle.
Julienne comprit tout de suite que j’étais là. Cette fois, je
n’entendis pas sa réponse.

48. Discussion avec une femme d'expérience et de bonne foi.

Après le déjeuner avec Frans Heymans, Françoise se rendit


chez son coiffeur, dans les rues basses, pour une bonne partie de
l’après-midi, et Julienne revint seule rue de l’Athénée, où je l’atten¬
dais. Pour ce déjeuner, qui avait eu beu dans un des endroits
snobs de Genève, à la Perle du Lac, elle s’était mise en souliers
plats et avait gardé, sous la veste de son tailleur, un chandail de
grosse laine tout égratigné par les bruyères de Rozon, non point
qu’elle se voulût désinvolte ou désirât effaroucher Genève par des
détails germano-pratins démodés, mais parce qu’elle s’affirmait
ainsi à elle-même son besoin de se dépersonnaliser, de se dépouiller
de toute parure faussement expressive, de se réduire elle aussi
à son essence. Fermière à la Croix-de-Rozon, telle était à son départ
de Paris, quinze jours plus tôt, sa vocation. Elle venait d’en faire
l’essai loyal et vain. Levée, dans les débuts, dès les premiers batte¬
ments de l’angélus de Compesières, elle avait essayé de rénover
son corps et son esprit par une discipline quasi monastique. On
la vit, le premier jour, passer à la ferme dès 7 heures du matin
pour y boire un bol de lait chaud, puis partir à travers prés pour
une promenade de maître où elle avait fixé des buts précis à son
devoir d’état, faire boucher des haies, creuser des fossés, aider,
après l’orage, au ramassage des fruits abattus, s’intéresser aux
races de poules et caresser l’encolure des chevaux crottés, tenir
enfin sa place partout, avec sa gentillesse native, sans forcer
personne, et s’ouvrir à toutes les humilités. Cependant, dès ce
premier soir, lorsqu’elle s’assit, les reins douloureux, et posa son
regard sur ses bottes boueuses, elle fut bien obligée de faire les
La Fosse de Babel 303
comptes de toute cette sympathie inutile, qui n’aidait en rien
l’ordre établi, car il durait sans elle, et de constater qu’elle n’avait
pas réellement réveillé l’obscure parenté qui sans doute, un jour,
l’avait liée aux bêtes et à la terre. Alors elle se sentit soudain vidée
de tout, et vidée de soi. Et le goût de l’absolu la reprit toute, et
la fit trembler de sa fièvre mortelle. Depuis trois mois, c’était le
soir surtout qu’elle avait peur. Mais cette soirée-là fut la pire
de toutes. Dans un coin sombre, le piano de sa mère lui rappelait
le lent écoulement des anciens après-midi familiaux, voués
aux pâtisseries fades et à Chopin, et un vertige la prit lorsqu’elle
se dit que ce salon avait pu passer, aux yeux de certains êtres,
il y avait à peine trente ans, pour le centre du monde, et qu’un
monde en effet avait passé là, cerclé par ces collines molles, et s’y
était éteint, et n’y vivrait jamais plus. Elle haïssait ce piano.
Elle haïssait la musique de salon. Toute son enfance lui paraissait
encore pétrie de musique pleureuse, faite pour relâcher la volonté,
l’engluer de délectations tristes et la pousser, tout endormie, aux
tâches domestiques. En fille de soldat, elle alla à l’ennemi, leva
d’un doigt décidé le couvercle d’ébène comme elle eût affronté,
par une nuit d’exorcisme, un cercueil immonde, posa bravement
un œil dur sur les touches depuis trente ans muettes, puis, de
tout le poing, plaqua sur les notes graves un accord violent. La
solennité déplacée de cette plainte mécanique la fit rire. Les anciens
dieux étaient morts. Mais savait-elle nommer les nouveaux?
Sur son électrophone, elle mit un disque d’Armstrong que Scotti
aimait : Back home again in Indiana, le seul qu’elle eût emporté,
dans un souci d’homéopathie, à la Croix-de-Rozon, prit un bain,
dîna en peignoir et debout, de quelques fruits, remonta d’un air
décidé la sonnerie du réveil en la laissant sur 6 heures, doubla sa
dose de somnifère et se coucha. Le deuxième jour fut semblable
au premier, mais au lieu de se coucher, elle sortit au crépuscule,
car la soirée était chaude et belle, et alla marcher à nouveau par
les collines, pour endurcir ou épuiser son corps. La nuit la surprit
assise dans l’herbe, sur un tertre qui dominait, de loin, la ville
scintillante. Ses yeux étaient noyés de larmes. C’est qu’à l’exal¬
tation de la solitude se mêlait celle de la vision, à ses pieds, de cette
ville qu’elle avait quittée, mais à laquelle la nuit rendait tous ses
prestiges de carrefour du monde, et dont tous les feux, qui effa¬
çaient le ciel, disaient le luxe et la fortune secrète. Ville de passage,
assurément, comme sont devenues toutes les villes du monde,
mais de passage hardi, pôle mondial comme New York, Hong-
304 La Fosse de Babel
Kong ou Paris, mais plus poétique d’être modeste, nœud précieux
où se conjuguaient, par moments, les destins. Allait-elle y courir,
prise au piège de la lumière, comme un insecte? Elle s’étendit
de tout son long dans l’herbe, sur le ventre, les bras en croix, les
mains crispées, comme pour épouser la terre et s’y retenir. Son
menton et ses ongles s’enfonçaient dans le sol. Sa poitrine se refusa
un moment à l’odeur âcre qui montait de l’humus, puis l’accepta.
Alors ses mains se détendirent, tout son corps aussi. Elle se pelo¬
tonna dans l’herbe, y chercha son creux comme un animal fatigué.
Et peu importe s’ils sont nombreux ceux qui prennent la violence
de leur désir pour un tourment sacré! Ne les détrompe pas trop
vite, Seigneur! Ne les fais pas trop tôt revivre! Pour la première
fois peut-être elle ressentit la mort comme un agrandissement.
Et même, emplie de cette idée, elle se serait endormie là sans
somnifère, quelle victoire, si le froid ne l’avait saisie. Son retour
fut heureux. Elle laissa l’aiguille du réveil sur 6 heures. Demain,
pensa-t-elle, elle serait ivre de soleil comme elle avait été, ce soir,
ivre de nuit...
Le lendemain, il plut tout le jour. Elle resta enfermée et écrivit
un article sur Derain. Le soir, elle passa une robe de ville, sortit
sa Lancia du garage et descendit à Genève. Fortifiée comme elle
l’était par ses épousailles mystiques de la veille, elle ne ressentait
pas cette sortie comme une trahison. En ville, les programmes des
cinémas ne la retinrent pas; il était trop tôt pour aller dans une
boîte. Elle poussa jusqu’au casino de Divonne où elle arriva à
temps pour l’ouverture du tout va, perdit modérément car elle
avait la tête froide, ne but que deux whiskies et rentra à Rozon
à une heure du matin...
Ce samedi, je revis donc, rue de l’Athénée, une femme qui
avait repris ses habitudes citadines et ne se levait plus avant
11 heures du matin ou midi, car elle passait toutes ses nuits à
Genève, Ëvian ou Divonne, une femme qui s’était fait une règle
de l’absence de règles et cherchait seulement à s’inscrire dans la
courbe de son destin en réduisant l’angle d’effort. Julienne était
trop expérimentée pour ne pas savoir, de science certaine, que la
liberté n’est que la conscience de la nécessité, et elle acceptait
donc celle-là, comme on accepte, au baccara, en restant impas¬
sible, que le banquier retourne neuf quand on vient soi-même
d’abattre huit, mais elle était aussi trop intelligente, et avait
trop d’imagination, pour ne pas se rendre compte qu’une nécessité
qui vous fait heureux, tous les soirs, simplement parce que la
La Fosse de Babel 305
banque perd sur les deux tables et que le croupier déclare : on paie
partout, ne peut que charger d’un point d’ironie le rien ne va plus
de ce même croupier et lui donner une valeur comminatoire.
Rien n’allait plus pour Julienne, ce qui signifiait qu’en elle, der¬
rière 1 immobilité de statue de ses traits aimables, il n’y avait
rien, que le désordre tempétueux d’une passion sans objet. Je n’ai
jamais connu de femme, si douée fût-elle, comme toutes les femmes,
pour la stagnation, qui le fût aussi pour l’indifférence. Julienne
stagnait, si l’on peut dire, dans le contraire exact de l’indifférence,
et, comme un volcan que comprime encore un bouchon de vieille
lave, elle était possédée par l’exaltation la plus butée, la plus
engorgée, la plus suffocante. On sait à quoi tendent, chez les
femmes, ces états : à quelque éclat mystique. Tous les théologiens
ont insisté sur le caractère de passivité involontaire qui marque
l’élément passionné de la contemplation, passivité que je me per¬
mets de contester avec énergie dans le cas des méditatifs rigoureux,
dont je crois être, mais qui me parait en effet certaine chez les
saintes femmes. Julienne qui avait jusque-là, toute sa vie, considéré
l’amour comme une occupation entre bien d’autres, une couleur
de l’arc-en-ciel mondain, une preuve, plus faible que d’autres
mais plus agréable, de l’existence de Dieu, s’était mise brusquement
à en faire l’absolu de la vie, au point de considérer presque aujour¬
d’hui comme un devoir de tout abandonner et de partir pour
New York rejoindre Scotti (non point que celui-ci lui parût mériter
un si complet sacrifice, mais parce qu’il était pour elle, à ce moment,
l’occasion désirée pour servir l’amour), à moins qu’elle pût lui
opposer un autre absolu de force égale, un autre devoir aussi
astreignant, et ce ne pouvait être que celui de faire fortune, mais
sans délai, et sans limite prévisible, puisqu’il devait s’agir d’un
absolu. Partie pour réfléchir, elle aboutissait donc à une alter¬
native exaltante où il lui semblait enfermer et maîtriser sa vie.
Frieden accepterait sans réserve ses conditions, sinon elle irait
rejoindre Scotti. Ou bien elle obtiendrait tout de l’argent ou bien
elle sacrifierait tout à l’amour. C’est donc à une femme habitée de
grandes résolutions et en proie à de hautes exigences que j’ouvris
la porte, cet après-midi, rue de l’Athénée, et elle était d’autant
moins disposée à accepter des compromis que sa conversion était
plus récente.
— Je ne vous félicite pas, me dit-elle tout de suite, en posant
sur moi un regard presque méchant. Vous n’auriez jamais dû
accepter cette situation. Je viens d’avoir une scène violente avec
306 La Fosse de Babel

Françoise. Depuis quand saviez-vous qu’elle voulait partir avec ce


Belge?
— Je l’ai appris hier soir, à mon arrivée.
— Et vous l’avez admis I Je ne vous comprends pas, dit-elle,
indignée.
— Je n’ai rien admis du tout, protestai-je. Je l’ai amenée à y
renoncer. Qu’eussé-je dû faire?
— Partir, sans conditions, dit-elle. Rentrer à Paris sur-le-champ.
— Pour qu’elle couche avec ce Belge le soir même?
— Et après? s’exclama-t-elle. Quand vous serez parti demain,
croyez-vous qu’elle va se priver de coucher avec lui? On dirait
que vous ne connaissez pas ma sœur. C’est la femme des vérités
d’un moment. Elle ne renonce jamais à rien et ne peut jamais se
lier. Elle a si peu renoncé à ce voyage qu’elle avait la prétention,
à ce déjeuner, de me prendre pour arbitre et de s’appuyer sur mon
approbation pour obtenir la vôtre...
J’étais accablé.
— Après ce qu’elle a dit, c’est incroyable, murmurai-je.
Tout se passait comme si notre nuit n’avait pas eu lieu. Je
racontai notre nuit à Julienne. Lorsque j’en vins à lui dire que
j’avais proposé à Françoise de me marier avec elle, elle ouvrit des
yeux compatissants et étonnés.
— Vous êtes fou de lui avoir proposé cela, me dit-elle. Et elle
est encore plus folle de ne pas avoir accepté...
A cette dernière proposition, je mesurai le chemin que l’amour,
la mystique de l’amour, avait fait depuis trois mois dans l’esprit
de Julienne. Elle jugea sa sœur devant moi, puis me jugea aussi.
Elle me dit qu’il y avait au fond deux sortes d’êtres, ceux qui
voulaient faire de leur vie une sorte de diamant unique, aussi pur
que possible, et qui cherchaient à fondre le monde en eux dans une
unité sans doute irréalisable, et ceux qui, au contraire, voyaient
cette même vie sous la forme d’un collier de perles, c’est-à-dire
d’une addition indéfinie de moments indépendants les uns des
autres, mais tous aussi beaux que possible, et que les premiers
étaient sans doute la tentation des seconds, qui les trouvaient
profonds, inépuisables, mais que les seconds étaient la tentation
des premiers, qui les trouvaient vastes, légers, insaisissables, en
sorte que tout le monde se perdait, en fin de cause, dans l’unité
toujours inaccessible ou la diversité toujours infinie. J’appartenais
à la première de ces deux catégories qu’un logicien eût appelé
celle de l’intensité, et Julienne se voyait menacée d’y appartenir
La Fosse de Babel 307
aussi, mais Françoise se situait et se situerait toujours dans la
seconde, que le même logicien eût appelée celle de l’ampleur.
Chaque moment de vie était ainsi pour Françoise un tout distinct,
qui enfermait sa vérité propre, et ses sincérités contradictoires,
comme les perles du collier, se juxtaposaient sans s’opposer. Cette
comparaison ingénieuse était si riche de déductions possibles
qu’elle en devenait consolante. Nous reprîmes le ton de l’objecti¬
vité, de la confiance, de l’amitié. Dans une situation confuse il est
toujours précieux de rencontrer un esprit clair, même si sa lucidité
ne fait que dénombrer les difficultés au beu de les réduire.
Il était surtout émouvant de rencontrer aussi une âme sans
concession.
— En amour, j’ai longtemps cru, me dit Julienne, qu’il fallait
choisir d’être corrupteur ou corruptible. Je ne m’apercevais pas
que poser ainsi le problème du choix était la marque d’une âme
basse...
— Et vous avez découvert, enchaînai-je, que l’amour véritable
est étranger à l’idée même de corruption.
— Oui, dit-elle, les yeux brillants.
— Préparez-vous à faire pitié, lui dis-je, et à rencontrer partout
une sympathie mêlée de mépris... Mais vous, qui pouvez compren¬
dre, comprenez aussi pourquoi je ne suis pas parti hier soir.
Elle resta un moment pensive, les mains jointes :
— Je souhaite que cela ne vous coûte pas trop cher.
— Souhaitez-moi plutôt de pouvoir payer n’importe quel prix.

49. Retour de Françoise et exploration des sommets de la comédie.

Françoise revint, les bras chargés de fleurs qu’elle venait d’ache¬


ter. Je la connaissais assez pour savoir que cet achat, comme
tant d’autres, n’avait eu pour but que de la distraire de ses embar¬
ras, et aussi lui permettre de s’affairer, à son retour, quand il lui
faudrait nous affronter, Julienne et moi, coalisés contre elle.
Et c’est en effet une sollicitude et une activité ménagères qu’elle
nous opposa, à peine arrivée, en nous proposant d’abord de pré¬
parer le thé (elle avait apporté, avec ces fleurs, une de ces tartes
crémeuses qu’on nomme à Genève un Japonais) puis, tandis que
l’eau bouillait, en se mettant à disposer ses fleurs dans des vases
308 La Fosse de Babel
avec une attention étudiée. Mais Julienne n’était pas de ces êtres
trop impulsifs que l’attente désarme. Elle commença par servir
le thé et par découper la tarte elle-même, ce qui neutralisa le temps
préliminaire; puis, dès que nous fûmes tous assis, elle attaqua.
Devant moi, dans un accès de générosité d’autant plus abrupt
qu’il avait été reporté, elle reprocha d’abord à sa sœur de gaspiller
avec une parfaite inconséquence la chance qu’elle avait de m’avoir
rencontré; elle souligna par comparaison l’inconsistance du jeune
Belge; elle nota, au passage, n’avoir reçu de sa sœur, sur nos pro¬
messes ou engagements mutuels, que des vérités affaiblies; elle lui
jura enfin, avec beaucoup de passion dans la voix, que si elle,
Françoise, décidait de partir avec le Belge, elles ne se reverraient
jamais plus. Françoise, assez pâle, subit la longue tirade sans
broncher et, en plein milieu, reprit de la tarte. Souvent, déjà,
j’avais noté que Françoise révélait, en public, c’est-à-dire dès qu’elle
avait au moins deux auditeurs, un personnage tout différent de
celui qu’elle présentait dans l’intimité du couple, et poussait alors
l’art de la comédie à ce point de perfection où le paradoxe du
comédien devient le sujet même de la comédie, son arrière-fond
fascinant, et où, dans l’acteur à la fois incorporé à son rôle et distant
de lui, qui s’agite et qui parle, on devine, impénétrable, l’acteur
qui contient tous les rôles et les méprise tous, surtout celui de sa
propre vie, et ne joue en fait qu’un rôle, un rôle nul, celui d’un être
indifférent à tout et invulnérable à jamais. Qui ne voit que ce rôle
devient d’un coup le seul qui désormais importe? Le théâtre est
devenu un art fatigué, où l’acteur qui ne joue que la pièce sombre
dans le déjà vu le plus légendaire et le plus répété et ne peut
plus attacher à son émotion que le public encore inculte du samedi.
Mais si l’on veut viser plus haut, c’est, dans la pièce, une autre
pièce qu’il faut jouer, comme l’ont assez bien senti, après Hamlet,
des hommes comme Pirandello ou Anouilh, par exemple, qui, pour
rendre au théâtre un peu d’intensité, ont mis avec insistance sur
scène le théâtre lui-même, c’est-à-dire un théâtre au second degré
qui prend pour sujet son propre ressort, le théâtre du théâtre,
même s’il faut aller (et il le faut) jusqu’à cet extrême où, à force de
jouer ce jeu, le théâtre se nie et débouche dans la science imper¬
sonnelle des rites. Françoise baissait la tête d’un air d’ennui et, du
bout de sa fourchette, ramassait, dans son assiette, avec minutie,
des débris épars de sa tarte. Rien ne paraissait l’atteindre. Quand
elle se décida à répondre, ce fut pour nous dire avec froideur
(car elle s’adressait à Julienne et moi ensemble) qu’il fallait que
La Fosse de Babel 309

nous fussions, l’un et l’autre, fatigués de notre intelligence pour


l’appliquer à des problèmes si mineurs, et devenir à ce point
amoureux du drame; que, d’ailleurs, jusqu’à preuve du contraire,
elle n’avait aucune leçon à recevoir de sa sœur, puisque c’était
elle, Françoise, qui se contentait, sauf erreur, d’une 4 CV
tandis que sa sœur roulait en Lancia; et qu’enfin, au surplus, le
problème du Belge était classé. Tout cela dit avec un art parfait
de la convention, en phrases de convention, comme pour raffiner
sur le dépouillement, le détachement, l’insignifiance. J’en fus
frappé au cœur comme d’une révélation. C’était pour cela que je
l’aimais, parce qu’elle était parvenue à cet infini ou, si l’on veut,
à ce point oméga de la comédie! Qu’est-ce que Françoise? m’étais-je
demandé cent fois. Souffre-t-elle vraiment? Certes, mais d’une
certaine souffrance. Comme moi. Avec, en face de celle-ci, une capa¬
cité infinie de s’en distancer. Toujours comme moi. Mais moi c’est
par la conscience pleine et transfigurante, qui intègre, elle c’est
par la conscience plane et réfléchissante, qui reproduit. Un mauvais
jeu de mots me vint à l’esprit : En face de la plénitude infinie du Je,
le vide également infini du jeu. En elle, contrairement à ce qui se
passait pour Marie, la comédienne s’était définitivement séparée
de la religieuse. Cette dilatation extrême et originelle que son
corps ne pouvait plus retrouver, son esprit l’obtenait à volonté,
distribuant et multipliant sa personnalité jusqu’à la dissoudre.
Et c’était bien cela, Françoise était tout, et pourtant n’était rien.
Rien que ce point total, mais sans dimensions, où Dieu est ressenti,
comme dans la voie négative des mystiques, par son indétermina¬
tion même, par l’accumulation des : « Il n’est pas ceci » ou « Il n’est
pas non plus cela ». Françoise était le jeu en soi au-delà de tous les
jeux, c’est-à-dire le vide, le vide en soi, la fausse profondeur du
miroir, en sorte que son opacité, quand nous étions deux, n’était
qu’apparence, car elle acceptait alors de se charger, sous l’effet de
ma contrainte, qui voulait violer la règle du jeu, de mes propres
interrogations. Etait-ce alors de ma part une utopie si je voulais
conjoindre en elle, à cette infinité vide de son esprit, l’infinité pleine
de son corps? Assurément. Mais une utopie digne de nous. Mon
amour était un rien montant à la conquête d’un rien. « Je t’adore »,
pensai-je. Et je n’avais même plus besoin de la regarder pour lui
dire : Je t’adore. Une illusion d’illusion! On en peut tirer positi¬
vement une souffrance, une exaltation, une lumière uniques 1
J’éprouvais une fois de plus, mais cette fois dans une expérience
charnelle, que la non-vie n’est pas l’inversion de la vie, mais le
310 La Fosse de Babel

comble de la vie même. Je me sentis porté vers Françoise par un


élan de gratitude irrépressible, habité, je le savais bien, par un
tremblement infini.
Quelques instants plus tard, déchargés, tous les trois, de toute
humeur agressive ou simplement inquiète, et ragaillardis par le
thé, nous nous entendîmes décider d’aller dîner au casino de
Divonne et d’y passer la soirée, car Julienne, qui venait de se tirer
les cartes, avait constaté qu’elle y serait chanceuse.
Nous partîmes donc dans la Lancia. Françoise avait pris le volant.
Au lieu de suivre la route suisse, trop encombrée le samedi soir,
elle choisit de passer par Ferney-Voltaire et par les petites routes
agrestes qui coupent les contreforts du Jura. Les deux soeurs,
réconciliées, se parlaient gaiement. Dès notre arrivée au casino,
avant même de dîner, elles retinrent leurs places à la banque pour
la partie du soir. Julienne ne gagna ni ne perdit. Françoise, à qui
j’avais donné, pour doubler sa mise, vingt mille francs, eut deux
mains émouvantes, l’une de cinq coups, l’autre de sept, et gagna
deux cent mille francs. Sur la lancée de ce bonheur, la journée du
lendemain fut radieuse. Nous déjeunâmes à la Croix-de-Rozon,
puis j’invitai Julienne à dîner avec nous à Genève. J’eus l’impru¬
dence de lui apprendre que von Saas et Santafé rentraient le sur¬
lendemain à Paris pour leur premier compte rendu trimestriel
et elle se mit en tête que Scotti les accompagnerait peut-être.
Elle décida donc de rentrer elle aussi et, comme elle ne voulait pas
faire toute seule les six heures de route, me proposa de renoncer à
ma place d’avion et de partir avec elle. Je devais faire une confé¬
rence aux amis de d’Aquila au début de l’après-midi, ce lundi,
ce qui nous obligeait à un départ très matinal. « Je mettrai mon
réveil sur 6 heures et passerai vous prendre à 7, au plus tard »,
me dit-elle. En disant ces mots, il lui vint un sourire. Cette heure
matinale de son lever, qui devait lui permettre, quinze jours aupa¬
ravant, de se sauver de l’amour, l’y ramenait peut-être. Mais elle
n’était pas aussi sensible que moi aux impertinences calculées du
sort, et son sourire resta léger.
Toutes choses passeront. Rien ne demeu¬
rera que la mort et la gloire des morts.
Edda islandaise.

50. Les Thèses de la Nouvelle Rome.

La répugnance de l’abbé d’Aquila à convoquer ses amis en


réunion plénière ne tint pas longtemps devant l’insistance de
Drameille, qui trouva en plus un allié aussi décidé que lui en la
personne de ce second vicaire de la porte de Choisy dont d’Aquila
avait parlé, l’abbé Domenech, que dévorait l’envie de sortir des
formes ordinaires de l’action. Ancien prêtre-ouvrier comme d’Aquila
et ayant ressenti, comme ce dernier, devant le communisme, la
même fascination exaltante et peureuse, ce Catalan aux yeux de
feu, petit et trapu, aux épaules larges et à la nuque courte, était
l’image même de ces dévouements sans limites, toujours déçus,
auxquels il faut donner beaucoup pour éviter qu’ils se donnent
trop; mais d’Aquila justement savait donner et savait aussi
recevoir. Domenech n’était pas un rebelle, c’était un affamé, il ne
répondait à la décadence ou l’impureté de l’Église que par un
surcroît d’ardeur et de foi. Il s’indignait peu. Ce n’est d’ailleurs
jamais par la vaine pompe de ses cérémonies ou le luxe de ses digni¬
taires qu’une Église se perd, mais par la sclérose de ses dogmes,
le dessèchement de ses rites, le déracinement de ses symboles, qui
appellent eux-mêmes, par compensation, cette splendeur, ce luxe,
cette pompe, comme le visage flétri d’une femme hors d’âge appelle
des fards excessifs. Domenech n’en était même plus à déplorer
l’inefficacité de la morale chrétienne et l’hypocrisie de la société
312 La Fosse de Babel

élevée sur cette radieuse utopie. Il voyait l’Église, il voyait la


société occidentale emportées par le torrent de l’histoire, et au fond
cette fin sans gloire le touchait peu. Et même si, comme d’Aquila,
il avait été longtemps saisi par la fiévreuse grandeur des masses
en éveil, qui ignoraient ou insultaient Dieu, il résistait aujourd’hui,
et de toutes ses forces, au besoin primitif de se perdre en elles.
Ce qu’il cherchait au fond, sans bien le savoir encore, c’était, un
peu comme Poliakhine, la participation à quelque gloire invisible
suspendue loin du monde et qui, lorsqu’elle s’approcherait de la
terre, exigerait le sacrifice et même la mort des précurseurs. Cette
espèce est désormais commune. En attendant, Domenech s’interro¬
geait beaucoup. Les anciens dieux l’avaient déçu mais il cherchait
encore les nouveaux. Au sein des masses, il s’était pris à tort pour
un germe, une semence. Aujourd’hui, il se disait qu’il lui fallait
d’abord s’ensemencer lui-même. Il en était à ce point où le futur
rebelle se demande si la discipline est une marque d’humilité, ou
de paresse, ou de lâcheté. D’Aquila ne lui fit faire la connaissance
de Drameille que pour le décomprimer un peu.
Pour les autres comme pour lui-même, ce dernier n’était jamais
à court d’emploi. Il étudia Domenech et vit très vite en lui le levier
idéal pour dresser la statue exemplaire de d’Aquila sur ce socle où
d’Aquila, de lui-même, refuserait toujours de monter. Cependant
Domenech posait aussi son problème propre. C’était un homme de
sang trop riche ou trop épais pour que sa chasteté, par exemple,
contrairement à celle de d’Aquila, ne fût pas un produit de la règle.
Et Drameille avait trop l’habitude de considérer avec mépris
l’activité du corps pour que la libération de celui de Domenech
ne lui apparût pas comme une assez belle revanche de l’esprit,
et il s’y employa volontiers. Ce fut d’abord un jeu pour l’écrivain de
radicaliser, en Domenech, ce besoin de raisonnement dont s’enivre
l’apprenti philosophe. Une société close aussi ancienne que l’Église
dispose pour ses fidèles d’un certain nombre de mots de passe
plantés çà et là aux carrefours comme des arbres centenaires.
Des mots comme grâce, pureté, péché, rédemption, providence, ou
encore enfer et paradis ou éternité, appartiennent à ce code. Leur
sens n’est pas clair puisqu’il s’agit de mots de dogme, mais ils sont
familiers et faits pour rassurer les âmes végétales. Ce sont ces mots
que Drameille faisait éclater en les serrant dans des formules
brutales : Le péché est un état universel et non un acte personnel.
Ou bien : Je refuse l'état de grâce si ma science s'y endort. Il ne
mettait aucune ironie dans sa dénonciation des morales sociales
La Fosse de Babel 313
qui se prétendent divines. Mais c’est avec âpreté qu’il s’en prenait
à des dogmes comme la communion des saints et la réversibilité
des mérites qui cachent sous leur superstitieuse simplicité l’alibi
le plus subtil des trafiquants d’âmes. Il n’est pas de notion plus
confuse que celle de sainteté, disait-il, ni de plus ambiguë que celle
de mérite, ou de vertu, de sacrifice. Et d’ailleurs, qu’est-ce que
l’invisible? Qui en connaît les lois? Il y a, sur terre, un invisible en
quelque sorte palpable, l’intelligence d’un groupe tel que le nôtre,
qui se donne pour objet de violenter le visible. Pourquoi s’occuper
d’un autre monde, puisque toute prise s’y perd? Dans l’autre
monde on ne se retrouve pas. On ne se retrouve pas parce que
l’esprit impersonnel n’a besoin de retrouver personne. Ces peu-oies
hardies étonnaient et transportaient Domenech.
Selon Drameille, les Thèses de la Nouvelle Rome devaient
comprendre quatre parties : une mystique, où devaient justement
être étudiés les problèmes de l’impersonnalité et du vide divins,
par quoi seraient dépassées les théologies usuelles; une symbolique,
où serait affirmée et démontrée l’unité transcendante de toutes les
religions; une éthique, qui effacerait la distinction abstraite et banale
du bien et du mal, supprimerait toutes les règles et tous les vœux, et
replacerait l’ensemble des activités ou possibilités humaines, même
les plus apparemment négatives : la guerre et le meurtre, dans
la positivité absolue de l’esprit; une politique enfin, qui créerait les
bases du futur « communisme sacerdotal », par dépassement, dans
l’histoire et hors de l’histoire, du communisme simplement matériel.
Drameille avait depuis longtemps écarté les divers existentia¬
lismes, qui restent dévotionnels. Il n’accueillait pas davantage
l’évolutionnisme naïf du P. Teilhard de Chardin. Cette philo¬
sophie optimiste de l’avenir était, pour lui, beaucoup trop linéaire.
Plaçant l’homme idéal dans l’avenir, elle restait, dans l’actuel, au
niveau de l’homme banal. « On nous parle de seuils successifs,
disait Drameille. Le premier aurait été franchi par l’homme quand
il a pris conscience de ses instincts. Mais ce n’est pas ce premier
seuil, ou un seuil quelconque qui m’intéresse, c’est le dernier, quand
l’homme prend conscience de sa conscience et intensifie celle-ci
jusqu’à la vision de la structure absolue. Ce seuil-là n’est plus
dans l’avenir, mais dans le présent, le présent éternel. Il est dilu¬
vien. Quelques hommes déjà l’ont atteint. Pour eux, il n’est plus
d’évolution, ni de seuils. »
Toujours impassible, d’Aquila, ce plan en main, posa une
question :
314 La Fosse de Babel
— Vous devriez préciser certains points. Qu’entendez-vous par
positivité du meurtre et de la guerre?
— On peut faire à un adversaire une pire injure que le persécuter
ou le tuer, répondit Drameille. C’est de ne pas le comprendre. Ce
n’est pas le meurtre qui est le péché contre l’esprit, mais la bêtise...
Le propre d’une opposition est d’être contenue et combattue et c’est
ainsi qu’elle grandit, dit-il encore. Dans l’ancienne société maté¬
rielle, l’opposition était non seulement contenue mais déshonorée.
Dans une véritable société sacerdotale, elle sera toujours contenue,
mais honorée...
— Vous croyez cependant à la perpétuité du meurtre et de la
guerre?
— Je ne crois à rien sauf au pouvoir toujours croissant de
l’esprit. Ou plutôt je crois à l’omniscience toujours actuelle et à
l’omnipotence toujours à venir.
— Mais encore?
— Si un lion m’attaque, il me faut bien l’abattre, sauf si mon
esprit est assez fort pour bloquer net l’élan du lion...
Cette réponse fut faite avec tant de vivacité que d’Aquila se mit
à rire.
— Veuillez m’excuser, dit-il, mais l’héroïsme même en esprit
vous enflamme. Vous vous voyez en face d’un vrai boni
— La mort n’est qu’une vue de l’esprit ignorant ou impuissant,
fit Drameille avec calme, et seuls s’en effraient les esprits domes¬
tiques. Mais la création est bien faite. Devant l’homme, il y aura
toujours des lions avec des instincts de lions afin que l’homme
acquière un esprit d’homme...
Domenech était né, comme moi, dans les montagnes arides du
Sud, et comme tous les gens de notre race la violence le tentait.
Aussi admirait-il de plus en plus Drameille de parler avec tant
d’assurance. Sa famille avait longtemps habité les hautes vallées
pyrénéennes où s’étaient réfugiés les derniers Albigeois pour¬
chassés par l’Inquisition. Un Domenech figurait, disait-il, sur la
liste des deux cent sept moines hérétiques brûlés vifs en 1244,
lors de la chute de Montségur. Ce fait le frappait beaucoup.
— Quelle victoire cherchaient donc les Albigeois, selon vous?
demanda-t-il à Drameille.
— Celle d’une religion qui n’eût jamais d’exemple, répondit ce
dernier. Une religion sans punition et sans morale, purement
aristocratique, et dont les prêtres se libéraient déjà de la fatalité
et de la naïveté de la mort. Seulement, à cette époque, les pouvoirs
La Fosse de Babel 315

collectifs de l’esprit étaient encore faibles. Ces prêtres se suici¬


daient parfois, dit-on, ou plutôt, se laissaient mourir.
— C’est sans doute une légende, dit Domenech.
— Les légendes aussi ont un sens. Ils s’abandonnaient à l’extase
sur quelque pic désolé, par les nuits glaciales de l’hiver. A cette
limite, la mort est-elle un passage? Non, conclut Drameille. A cette
hauteur d’impersonnalité, il n’y a pas de mort...
La première réunion des amis de d’Aquila eut lieu au début
d’avril, dans le local discret d’un patronage géré par Domenech,
rue de la Vistule. Douze jeunes prêtres y assistèrent. Ni Drameille
ni moi n’étions présents : il fallait laisser les prêtres entre eux.
Sur la nécessité de rédiger, pour fixer les idées, un texte aussi précis
et aussi avancé que possible, l’accord se fit sans discussion. Tous les
assistants se connaissaient bien et se plaignaient tous, et depuis
longtemps, les uns aux autres, de parler par routine sans se préoc¬
cuper assez des justes définitions et du retour au sens. Et que les
vingt-six propositions condamnées de Maître Eckhart pussent
servir de ferment dans cette indispensable réflexion, on en tomba
d’accord aussi sans difficulté. Comme l’hérésie cathare, les paroles
du grand Dominicain, longtemps étouffées, sortaient plus vigou¬
reuses que jamais du silence des siècles.
Une première question se posa tout de suite : une fois les Thèses
rédigées, conviendrait-il de les diffuser? Les opinions divergèrent.
Une diffusion, même limitée, était un pas décisif sur le chemin de
la révolte. D’Aquila s’interrogea : les mots de discipline, d’obéis¬
sance, n’avaient plus beaucoup de sens pour lui. Ce qui comptait,
c’était la conviction intérieure. Mais il lui semblait toujours qu’elle
devait s’accompagner de silence et, à l’inverse de ce que voulait
Drameille, s’épandre par des voies inconnues, comme la pensée
secrète qui soutient les mondes. La décision fut remise à plus tard.
Une deuxième discussion se greffa sur celle-là. Jusqu’où faudrait-il
aller dans la destruction des règles? On pouvait contester la néces¬
sité de la continence sans aller jusqu’à débattre des moyens de son
abandon. Mais le plus extrémiste, ici encore, fut Domenech. Ce
n’était pas pour rien que Drameille, accentuant sa pression et le
rudoyant un peu, s’était mis à lui démontrer en particulier que ce
n’était ni le mariage ni la continence qui opéraient le mieux la
circoncision de l’esprit, mais l’utilisation objective de la prosti¬
tution. Pourtant il n’était pas d’être plus pudique que Domenech.
Mais, faute d’une assez longue cohabitation avec les idées, il n’en
était pas non plus qui fût plus entraîné par elles.
310 La Fosse de Babel
Jusqu’à la mi-juin, des réunions eurent lieu toutes les semaines.
Elles se tenaient d’ordinaire le lundi, qui est un jour de relative
détente pour les prêtres, au début de l’après-midi. Une fois sur deux,
mes exposés sur la structure absolue en occupaient une partie.
Le lundi où je rentrai de Genève avec Julienne de Sixte, j’arrivai
rue de la Vistule juste à temps,mais ce jour-là d’Aquila, qui était à
nouveau malade, était absent. La rédaction des Thèses était presque
terminée, et le texte, en fait, était de Drameille qui, tout en restant
à bonne hauteur, n’avait rien ménagé. Sans plus attendre, Dome-
nech ranima le débat resté en suspens : il proposa l’impression
immédiate. Certains s’effarouchèrent. Domenech, qui devenait de
plus en plus le contraire d’un homme de précaution et de compro¬
mis, protesta contre l’hypocrisie qui permet de dire que la parole
est libre et l’écriture serve. D’autres firent remarquer que la
rédaction, en cas d’impression, devrait être adoucie, pour atténuer
certaines audaces ou certaines violences que seul le secret permet.
Domenech protesta derechef. Fallait-il donc penser que pour cer¬
tains l’audace et la violence étaient de pure complaisance ? D’autres
enfin trouvèrent un sens providentiel à l’absence de d’Aquila.
Il fallait attendre. Il fallait s’en remettre à l’arbitrage de d’Aquila.
Domenech m’informa que Drameille nous attendait au presby¬
tère, dans la chambre de d’Aquila. Il était environ quatre heures.
Je m’étais gardé de prendre part à la discussion, mais ce n’était
pas seulement par discrétion. Cette dispute m’était-elle étrangère?
Elle était essentielle pourtant, et me paraissait telle. Mais il en
était pour moi de ce choix comme de tous les choix politiques,
où l’on peut plaider avec la même éloquence le oui et le non.
Pourquoi ne pas le dire? Mon épreuve était ailleurs. C’était un autre
débat qui m’occupait, aussi essentiel dans son ordre, et celui-là,
pour mon tourment, ne me trouvait pas neutre : Françoise sortait
de son bureau à 6 heures, allait-elle revoir le jeune Belge? En fait
(était-ce ici aussi un symbole?) cette question s’était posée à moi
brusquement, à peine la frontière passée, juste après la douane de
Saint-Cergues, alors que finissait de se dissiper l’euphorie due au
café matinal et à l’animation d’un départ rapide, et elle avait
empoisonné tout mon voyage, car chaque tour de roue de la
Lancia, en m’éloignant vers Paris, ne me la rendait que plus
cruelle et plus insistante. Mais, une fois de plus, alors que Dome¬
nech m’emportait à grande allure sur son scooter, je notai l’infinie
disponibilité de l’esprit. Je venais de parler pendant une heure.
Avais-je été obligé de refouler cette image, avais-je été gêné par
La Fosse de Babel 317
elle? Pas le moins du monde. Et certes cette ubiquité témoignait
moins de ma richesse intérieure que de ma capacité professorale à
enseigner sans plus penser. Avais-je déjà à ce point mécanisé ma
science? Et que valait dans de telles conditions cet enseignement?
Cette remarque m’attrista sourdement. Mais il me fallait bien
admettre que la voie du vrai pouvoir était pour moi une autre voie,
et qu’il me fallait la chercher, malgré la peine, malgré la honte, ou
plutôt à cause d’elles, au milieu des dépenses et des engagements
sans fin de l’amour.

51. La confession de l'abbé Domenech.

Serrée à l’étroit entre les bâtiments des usines Panhard et le


dispensaire de la Sécurité Sociale, l’église Saint-Hippolyte dressait,
avenue de Choisy, entre ces symboles du travail et de la maladie,
ses bâtiments sans grâce, qui prenaient, par ce double voisinage,
une destination bassement terrestre. Même le clocher carré s’élevait
moins haut que la cheminée de l’usine. Entre le dispensaire et la
nef, une ruelle sans trottoirs conduisait, derrière l’église, à une
sorte de cour au sol poussiéreux, entourée de constructions en
briques et de hangars, qui cachaient l’abside. L’un de ces bâtiments,
qui s’élevait sur quatre étages, était le presbytère. La façade était
plate. On eût dit quatre étages de bureaux.
Depuis quelques mois, l’abbé d’Aquila souffrait, par périodes,
au niveau des vertèbres lombaires, de douleurs assez violentes
qu’on attribuait à une décalcification et qui l’obligeaient souvent
à s’aliter. Ce genre de douleurs ne cèdent d’habitude qu’à la mor¬
phine, mais d’Aquila, impassible, refusait tout calmant. Il avait
fallu que son médecin lui demandât comme un service d’expéri¬
menter sur lui ce nouvel analgésique appelé palfium, qui venait
d’être découvert en Belgique, et dont on disait qu’au contraire
de la morphine il n’était pas toxique et ne provoquait pas d’accou¬
tumance. D’Aquila nous reçut donc dans sa chambre, le dos bien
calé dans son lit par des coussins. Malgré le palfium, il paraissait
très éveillé. Mais il est des êtres qui s’installent dans les alternances
de la maladie et de la santé comme dans une respiration secrète,
simplement plus lente que l’autre, et ne s’en émeuvent plus. Debout
ou couché, d’Aquila semblait vivre au même degré, tant son corps
comptait peu. Ses yeux restaient sans fièvre.
318 La Fosse de Babel
Fort mécontent de soi, Domenech fit un compte rendu pessi¬
miste de la réunion. La chaleur de la discussion était tombée, et
il se reprochait moins son échec que son insistance. Celle-ci avait
fait se durcir les objections, qui désormais céderaient moins volon¬
tiers. Il avait été maladroit, impatient, excessif. Lorsqu’un homme
est assez avancé dans l’intelligence des choses pour ne plus se
reconnaître de règles extérieures, et que, pour lui, la distinction
ordinaire du bien et du mal s’efface, il ne peut plus être atteint,
mais là de façon poignante, que par le manque de maîtrise de soi,
défaut soudain plus corrosif que les anciens vices. Domenech était
parvenu à ce point intermédiaire et sans confort où l’intellect,
qui finit de détruire les anciens parapets, n’a pas encore entre¬
pris de bâtir les nouveaux. Il se sentait nu, vulnérable,
divisé. Mais, en bon méridional, plus il se voyait indécis, plus
il fonçait, comme une bête en colère. Ce paradoxe commençait
quand même à l’étonner : une intelligence toute neuve qui le
rendait bête. Il tournait honnêtement cette colère contre soi.
La chambre était pauvre, mais assez vaste, et surtout très
claire. De ma place, le rectangle de la fenêtre ne se découpait que
sur le ciel, mais, en s’approchant, on découvrait le hall de mon¬
tage de chez Panhard, au toit de vitres sales. Dans une allée
cimentée, le long du hall, des chariots de manutention allaient et
venaient. Pas un arbre. Sous ce ciel bleu, la terre n’était que
ciment et ferraille.
Le regard posé sur les rayons de livres, d’Aquila écoutait Dome¬
nech avec attention, Drameille aussi. On ne savait d’ailleurs pas
encore si d’Aquila voulait diffuser le texte des Thèses. Pour ne pas
risquer un nouvel impair, Domenech se mit à tourner autour du pot.
— Le pire, dit-il, c’est d’être prêt à payer n’importe quel prix
et de ne pas savoir quel genre de prix il faut payer...
D’Aquila regarda Domenech avec étonnement :
— Si c’est le pire, contentez-vous en donc. Payez d’abord ce
prix-là.
Seul devant d’Aquila, Domenech eût sans doute accepté cette
logique. Mais en présence de Drameille, et en ma présence, elle ne
lui suffit pas.
— Il me semble que je peux offrir davantage, objecta-t-il.
— Vous voulez surtout pouvoir nommer ce que vous offrez.
Mais, si vous le nommez, vous en retenez déjà quelque chose.
Vous ne l’offrez pas entièrement. Je dirai plus : Vous voulez offrir.
Je trouve que cette volonté gâte l’offre...
La Fosse de Babel 319
Ce genre de remarques égaraient Domenech. Il sentait trop bien
que cette subtilité contournée voilait une dure lumière.
— Il me faudrait être aussi immobile que vous, dit-il alors.
J’ai sans doute trop de sang. On dirait que vous ne vous posez plus
aucun problème.
— Si, dit d’Aquila avec simplicité, je me pose les vôtres, à votre
place.
— Alors, donnez-moi votre solution. Elle sera aussi la mienne.
— Ma solution, c’est de me poser vos problèmes...
Devant l’air dépité de Domenech, Drameille, sans le moindre
respect, se mit à rire :
— Il vous fait des réponses de bouddhiste zen, dit-il à Dome¬
nech. Et il est bien inutile de lui demander s’il y met du sérieux.
Mais, devant d’Aquila, on ne riait pas longtemps.
— Question vaine en effet, fit Drameille en le regardant en des¬
sous. Il n’y a rien de plus sérieux que ce manque de sérieux...
Domenech se tourna alors vers Drameille. Ses yeux posaient
clairement la question clef de tout révolté devenant révolution¬
naire : Que faire? Mais Drameille était prudent lui aussi. Il ne
voulait rien compromettre et par conséquent rien forcer. Il prit son
temps pour parler, son sourire s’éteignit, et sans doute allait-il
proposer un compromis, mais un compromis dynamique : qu’on
imprimât, certes, mais de façon anonyme, et qu’on ne diffusât
pas au hasard, qu’on se contentât d’une distribution prudente.
Il n’en eut pas le temps. L’impatient Domenech se fit soudain
l’effet d’être l’Œdipe d’un double Sphinx et, dans cet excès d’hon¬
neur, cessa de s’humilier.
— Je ne suis qu’un homme quelconque, attaqua-t-il bravement,
ma science est courte, ma logique aussi, mais j’en suis venu à me
demander si la pire faiblesse, pour les hommes qui cherchent
Dieu et ne cherchent que lui, n’était pas de raisonner sur les
tactiques. J’ai cru longtemps qu’il fallait, par modestie, accepter des
étapes sur le chemin de l’infini, mais qu’est-ce qu’un infini où
l’on peut parvenir par étapes? Chacun cherche sa place dans le
monde, et devant Dieu. J’ai cherché la mienne. Je ne suis pas un
clairvoyant ou un mystique. Je n’ai jamais connu d’illumination
particulière. J’éprouve même, le plus souvent, de grandes diffi¬
cultés à méditer ou à prier, car je ne débarrasse pas facilement
mon esprit des questions encombrantes et inutiles. Dieu n’a pas
voulu faire de moi un saint installé de plain-pied dans ses mystères
ou dans sa gloire. Tout cela pour dire que les notions de distance
320 La Fosse de Babel

et de chemin me sont familières, et que je suis plutôt fait pour


recevoir des instructions et des ordres et leur obéir, appliquer les
vieilles recettes et me contenter du bric-à-brac des confesseurs,
bien qu’il m’ait toujours fallu beaucoup de bonne volonté pour
imaginer que le grand tourment du monde s’inscrit dans le grand
livre sous la forme des petites faiblesses qu’on avoue le samedi
soir... J’ai vécu ainsi pourtant, selon mes moyens. J’ai essayé
d’ajouter chaque jour, à ma force, des parcelles de force, j’ai voulu
exhausser patiemment le fond de la mer. Je croyais à la foi et je
croyais aux oeuvres. Je n’ai rejeté ni les mots les plus balbutiants,
ni les gestes les plus humbles, même si j’étais sûr d’avance que tout
de suite après il me faudrait les contester, les corriger, les complé¬
ter, et ainsi sans fin. Aujourd’hui encore, lorsque je parle de Jésus
aux enfants du catéchisme et que j’en fais un enfant comme eux,
le fils du charpentier, je me dis, en passant, que cette image tou¬
chante et certainement fausse, et qui n’est que poésie, est quand
même au moins poésie... Mais pourquoi faut-il toujours se comparer?
dit-il en s’adressant à d’Aquila. Vous êtes venu, et malgré votre
simplicité j’ose dire que vous n’êtes pas un homme spécialement
rassurant pour les gens simples. Je dirai même que pour un homme
comme moi votre simplicité remet tout en cause. Elle disqualifie
les efforts modestes, mais c’est au nom d’une autre modestie, dont
on cherche en vain la loi ou le moyen. Pourquoi, au bout d’un
certain temps, au lieu de me contenter de mon petit accroissement
de force et de le protéger sans fin avec les mêmes gestes, les mêmes
mots, m’a-t-il fallu commencer à chercher d’autres mots, d’autres
gestes, que je voulais plus efficaces, plus savants, comme si la
distance que j’avais comblée lançait un défi à la distance qui
subsistait encore? Et pourquoi une fois conçu, ce mot de défi est-il
venu tellement obscurcir l’espace vide? Pour la première fois,
voilà un mot qui n’ajoute rien, qui retranche. Et c’est juste au
moment en effet où je veux comparer l’espace déjà parcouru à
l’espace restant à parcourir que je m’aperçois que rien, dans ce
que j’ai fait, ne me permet de mesurer ce qui reste à faire. Pour la
première fois, j’introduis de la négation dans le monde. Compre¬
nez-vous, monsieur Drameille? On croit qu’on ajoute quelque
chose. Mais dans l’absolu on n’ajoute rien. Au contraire. C’est ce
qui arrive par exemple quand on entend un communiste parler de
justice et qu’on sait que ce justicier, au fond de lui-même, est
injuste. Ce qui manque devient tout de suite beaucoup plus diffi¬
cile à obtenir que ce qu on a. C’est une terrible expérience pour un
La Fosse de Babel 321
homme qui fut naïf de voir grandir non pas la quantité mais la
qualité du mal dans le monde. Se dire que le mal résistera de
mieux en mieux à une force de plus en plus grande simplement
parce qu’il est le mal. Suis-je fou ou bien anormalement perceptif?
Je suis sûr maintenant que la mal va en s’affinant dans le monde
comme ces sons si pressés et si aigus qui, dit-on, deviennent mortels
en cessant d’être audibles. Tout cet effort universel des plantes
pour pousser, des animaux pour grandir, des villes pour se bâtir,
des planètes pour graviter, des soleils pour brûler n’est qu’une
énorme plainte, dans laquelle le cri des créatures qui forcent
l’espace répond au cri de l’espace qui ne veut pas être forcé. Pour¬
quoi voulez-vous laisser cette plainte devenir sans fin de plus en
plus haute? Et par quel miracle, ajouta-t-il en enveloppant Dra-
meille et d’Aquila dans le même regard, par quel miracle avez-vous
ou paraissez-vous tous les deux avoir atteint un terme où l’on
n’entend plus ce cri? Vous parlez de liberté, de suppression des
règles, mais d’une façon impersonnelle, comme si cette suppression
était déjà pour vous un fait acquis et n’engageait aucune modifi¬
cation de votre vie, comme si elle se tenait déjà au-delà du monde
et au-delà du mal, et au-delà de vous, alors que cette impersonnalité
est encore pour moi un terme abstrait, une sorte de voile transpa¬
rent et fallacieux posé sur l’abîme qu’il me faut encore franchir.
Car elle m’engage, moi, cette suppression des règles. Et pas à demi.
Je ne peux plus m’y borner à ces progressions lentes que je me
représentais jadis et qu’on me représente encore comme la sagesse
de l’action. Et si certains principes m’apparaissent soudain comme
inutiles ou illusoires, je ne peux plus continuer un seul instant à
vivre dans leur dépendance. Car c’est cela que j’ai maintenant
compris : c’est cette contradiction, en moi, si je la tolère, qui va à
mon tour me faire contribuer à accroître l’universel déploiement du
mal. Auparavant, dans mon ignorance, j’étais seulement entraîné
par lui. Maintenant c’est moi qui l’entraîne. Alors je cherche une
décision qui détruise, en moi, d’un coup, cette participation ou
oe lien. Qui les détruise au moins en moi. Existe-t-il un témoignage
qu’on puisse opposer au mal et qui en soit, lui, radicalement pur?
Vous m’avez appris que tout était trouble. Et il m’arrive même
maintenant de résister de toutes mes forces aux émotions et aux
sentiments plus simples, comme ceux de l’amitié ou de l’admira¬
tion, qui me tirent encore des larmes anx détours imprévus du
temps. J’y croyais, auparavant, à ces émotions, je croyais qu’il
existait par elles au fond du cœur des hommes, un trésor infini
322 La Fosse de Babel

de don et de pitié. Absurde attendrissement ! J’y reconnais aujour¬


d’hui une ruse du monde, pour soutenir encore plus d’égoïsme et
de violence. Où est donc l’acte pur? Je n’en vois qu’un, qui est la
mort. Le refus de la vie. Pourquoi n’y pas penser? Une mort
volontaire qui serait le contraire d’un suicide, en ce sens qu’elle
serait transparente à elle-même et s’efforcerait ainsi de ressembler
à cette mort idéale des Cathares dont nous avons parlé. La mort
ne ruse pas. Elle est pleinement opaque ou pleinement transpa¬
rente. Elle ne participe en rien de la grisaille plus ou moins mêlée,
plus ou moins sale de la vie. Elle est totalement propre. (Il hésita
un moment puis il eut un sourire timide et éleva dans sa main
le cahier des Thèses.) Pourtant je ne veux pas mourir. J’ai d’autres
armes. Voilà pourquoi j’ai proposé l’impression des Thèses. Parce
que c’est aussi, en un sens, un acte propre et clair, un acte total
qui engage l’homme corps et âme. Et aussi parce qu’une véri¬
table impression met ce texte hors du temps et de l’espace, en
sorte que personne n’en pourra contrôler le cours, ce qui n’engage
plus seulement l’homme mais le monde. Vous allez me dire qu’en
regard du problème du mal dans son ensemble c’est quand
même bien peu. C’est peut-être au contraire beaucoup. Bien plus
en tout cas qu’un acte symbolique. Un vrai sacrifice, avec de
vraies victimes...
Il montra à nouveau le cahier qui contenait la minute des Thèses
et conclut :
— Ce texte me plaît. J’en fais l’occasion de mon témoignage.
Si personne ne veut le signer, je le signerai seul.
Toute cette tirade fut dite d’une voix à la fois retenue et passion¬
née, avec une émouvante justesse de ton. La présence de Drameille,
surtout, semblait obliger Domenech à préciser sa pensée, à la parer,
à la dilater. Il se surprit même à employer des mots inhabituels.
Mêlée au respect craintif qu’il devait à la réputation et à l’autorité
de Drameille, c’était une sensation nouvelle et grisante.
Encore tout frémissant de mots sonores, il entendit cependant
retentir la voix de d’Aquila. Celui-ci n’avait pas bougé :
— Je vous comprends, disait cette voix.
Elle était tranquille et vibrait à peine.
— Il me faut pourtant vous poser une question, continua-t-elle.
La mort n’est pas seulement une fin, si absolue qu’elle paraisse.
Elle est aussi un commencement. Vous n’en faites qu’une réponse.
Et si, elle aussi, est une question?
Domenech, étonné, sentit monter en lui une vague puissante,
La Fosse de Babel 323
qui semblait chasser devant elle tout ce qu’il avait dit. Il mit un
moment à se ressaisir et, une fois encore, faillit se tourner vers
Drameille, comme pour chercher du secours :
— Les suites de ma mort seront ce qu’elles seront. Je ne sais
plus faire entrer de suppositions consolantes dans mes calculs...
— Alors la mort n’est plus qu’un non opposé à un non. Vous lui
ôtez toute signification positive...
— Comme vous, fit Domenech, très sombre.
— Comme moi, dit d’Aquila. Cependant s’il existe, je ne dis pas
au-delà de la vie, mais dans la vie universelle, au-delà de notre
propre vie, une réserve inépuisable de force dont la souffrance de
notre vie ne serait que la permanente nostalgie — et c’est ce que
vous venez, me semble-t-il, de dire vous-même — qu’est-ce que
la mort, sinon notre union ou notre réunion à ce foyer invisible?...
Je regardais d’Aquila, qui parlait les yeux clos, et qui semblait
moins questionner Domenech que méditer pour lui-même.
— Si ma mort est un rachat, tant mieux, dit Domenech. Si elle
rachète, dans la vie des autres, quelque chose qui puisse faire
hésiter le courant fatal de la vie, cette raison, dont je n’ai pas
besoin, s’ajoute aux miennes. Je n’en ai pas besoin parce que la vie
continuera quand même et suivra sa pente... Quel est celui d’entre
nous qui n’accepterait de donner sa vie, comme le Christ, s’il était
sûr qu’ainsi il n’y aurait plus jamais de larmes d’enfant dans le
monde? Mais justement celui qui pourrait accepter cet échange ne
répond pas. Et le Christ est mort. Et il y a toujours des larmes
d’enfant.
— Je vous comprends, répéta d’Aquila.
Mais, sur sa lancée, et avec une brusquerie pleine d’épouvante
où semblait bouger une joie confuse, comme s’il se sentait livré
pour la première fois à l’étreinte de Dieu, Domenech continua :
— Je n’ai jamais réussi à me mettre réellement à la place du
Christ. Est-il mort par pitié, par obéissance, ou simplement parce
qu’il n’y avait pas d’issue s’il restait dans son corps? Je reconnais
qu’il y a encore en moi un refus qui l’emporte sur tout. Et il m’est
même arrivé de me dire que ma souffrance devait être de mauvaise
qualité, et d’imaginer que je souffrais, en quelque sorte, de ne pas
assez souffrir. Je vous ai même envié parfois d’être malade, moi
qui ne le suis jamais. Voilà à quoi conduit ce besoin de peupler
l’au-delà de la mort. Monsieur Drameille a raison. A des complai¬
sances. A quoi bon s’inventer des mystères?
D’Aquila baissa la tête et ne dit rien. Mais Drameille, déjà,
324 La Fosse de Babel

s’était mis à parler. Il s’adressait à Domenech avec une brûlante


sympathie.
— Ne vous abaissez pas, lui dit-il. Pourquoi parler de refus?
Une exaltation saine de la mort ne peut que vous conduire à recu¬
ler les bornes de la vie. Le regard que vous posez sur le mal ouvre
la distance, mais en même temps il la comble. La distance est
impure, mais que vous importe, si vous ne l’êtes pas? Séparer le
pur de l’impur, l’homme le peutl Le dernier homme! Et la mort
recule devant lui! Quand on interroge l’ancien christianisme sur
le mystère de la vie, il ne dispose que d’une seule réponse qui est :
Mourir! Mais le nouveau christianisme répond : Vivre, et vivre
encore! Faire naître un maximum de pureté dans le monde, malgré
le monde! Et si le monde ne peut pas supporter la pureté, et en
effet il ne le peut pas, alors oui, je proclame la mort du monde!
Je déclare que l’homme véritable n'a pas à penser à sa propre
mort, mais seulement à la mort de ce qui n’est pas lui! Et le monde
meurt en effet mais l’esprit, lui, ne peut que vivre. Où est la pureté ?
Dans mon regard, dans mon esprit. Votre esprit, tout à l’heure,
quand il raisonnait, était pur. Il brassait une matière impure,
mais sa raison ne l’était pas. Les droits de l’esprit sont incondi¬
tionnels et absolus!...
Tout en parlant, et en regardant Domenech avec une sombre
ardeur, Drameille pensait : Cet homme est à moi maintenant,
bien plus qu’à d’Aquila... Ce dernier avait ouvert les yeux, et
j’étais sûr qu’il devinait cette pensée de Drameille. Mais il devait
se dire aussi : Il faut laisser s’accomplir le destin de Domenech.
Quand Drameille eut fini de parler, d’Aquila laissa courir un
moment son regard de l’un à l’autre, parut étudier le visage de
Domenech d’un air de doute, se ferma.
— Eh bien, d’accord, conclut-il brusquement. On imprimera.
Passez-moi ce texte...
Son regard s’était voilé.
Domenech rougit comme s’il se sentait responsable d’une
violence. Sa main tremblait. Il esquissa un geste plein d’élan pour
d’Aquila. Mais celui-ci s’était déjà saisi du cahier et le feuilletait
d un air pensif, puis il prit un crayon sur la table de nuit, près de
lui, et signa la dernière page.
— Ce sera une autre forme de suicide, murmura-t-il.
Les yeux fixés sur les mains de d’Aquila, Drameille n’entendit
pas ou feignit de ne pas entendre. Mais il était si content de
Domenech qu’il invita celui-ci à remplacer d’Aquila au dîner
La Fosse de Babel 325
qu’il comptait organiser le surlendemain chez Julienne de Sixte,
à l’occasion du premier retour à Paris de Santafé et de von Saas.

52. De Vabus des moyens de communication.

Il existe entre les êtres et les événements où ils sont engagés


une très objective télépathie, que seuls les esprits légers confondent
avec les excès de l’imaginaire. Et à quoi par exemple pourrait-on
attribuer, malgré la distance, certaines prémonitions étranges de
l’amour, si l’on n’admettait que l’âme est capable de se dilater
et de s’affiner dans le lointain de l’espace et du temps jusqu’à
devenir un instrument d’une délicatesse et d’une portée presque
infinies? Au sortir de chez d’Aquila et alors que Drameille me
reconduisait à mon bureau, boulevard Haussmann, c’est à cette
science subtile, mais elle aussi inachevée et inachevable, que je
rattachais maintenant les pensées obsédantes qui continuaient à
me ramener en cette fin d’après-midi à Genève, et dans lesquelles
les certitudes et les doutes s’entretenaient et grandissaient
ensemble. Comment séparer vérité et obsession, prémonition juste
et image trouble, aberration et vision? Tout allait se trancher,
je le savais, vers six heures. Nous y étions. Ce fut en vérité un bien
étrange moment que celui-là, où ma jalousie, tournant en rond
comme toutes les jalousies, essaya de percer sa propre nuit et
finit par méditer sur elle-même, pour tirer de soi quelque lumière,
par un curieux dédoublement où elle me livrait en même temps
à la souffrance et à la science. J’en venais à envier les sauvages,
dont on nous dit que le cerveau, non encore rayé en tous sens par
les diamants aigus de l’analyse, reste le miroir uni et fidèle des
signaux vrais. Je ne sais pas si les sauvages sont jaloux, mais, s’ils
le sont, ils se trouvent assurément avertis dans l’instant même des
défaillances de leur moitié. Au contraire, chez nous, les modernes.
Les médiums usuels sont tous des simples, et souvent des femmes
et des pédérastes, en tout cas des extravertis. Au contraire, les
introvertis, dont je suis, sont inaptes à la perception des images,
mais sont de grands constructeurs d’idées, de structures. Les
premières renseignent sur les faits, sur les actes, les secondes
sur les essences, les états. Toujours la montée du pouvoir
d’abstraction, d’immobilité. Ce n’était pas après tout une mauvaise
326 La Fosse de Babel

utilisation des souffrances de la jalousie que de les traiter si


objectivement et de déboucher par elles, une fois de plus, dans cette
dynamique qui est la clef du monde et du progrès conjoint de la
conscience et des polices. La subjectivité du corps souffrant s’en¬
fonce dans une nuit sans fin et sans racine connue. L’objectivité de
l’esprit clairvoyant s’élève dans une lumière sans foyer explorable.
Ces deux mouvements se tiennent. Le vrai malheur n’est pas de
souffrir, il est de ne pas savoir encore que ces deux mouvements
sont liés pour l’éternité sur le corps glorieux et immobile de
l’homme...
Cependant Drameille me parlait et je lui répondais. Je lui répone
dais avec mauvaise humeur, car il conduisait lentement, et j-
n’étais mû, au même moment, que par une seule pensée, une
seule hâte : me retrouver le plus tôt possible dans mon bureau
afin de faire certains calculs sur le thème astrologique de Françoise,
pour 6 heures du soir, 6 heures juste, et donner du corps à mes
« perceptions ».
— Pirenne est rentré à Paris ce matin, me disait Drameille.
Quand comptes-tu le voir? Le Hourdel est prêt. C’est urgent
maintenant.
— Je l’appellerai demain.
— Pourquoi pas ce soir?
— Ce soir, j’ai trop à faire... Avance un peu plus vite. Il est
déjà tard.
Il me jeta un bref coup d’œil. Mon air préoccupé ne pouvait lui
échapper.
— Tu es parti depuis trois jours, remarqua-t-il.
— Je suis quand même à dix minutes près, lui dis-je.
Il sourit, accéléra un peu, puis enchaîna.
— Le moment est venu de faire le point, dit-il. Tous les deux,
à des titres divers, nous avons joué sur Françoise de Sixte et nous
nous sommes trompés. Il faut savoir reconnaître ses erreurs. Je
reconnais les miennes. C est sur la petite Greenson que j’aurais dû
miser. Toi aussi peut-être...
Je tressaillis mais ne dis rien.
— Cette fille est à la fois rétive et facile, mais une fois lancée,
rien ne 1 arrêtera. File attend sa première passion. Et sa première
passion fera tout... Les choses étant ce qu’elles sont, l’idéal serait
maintenant qu’elle épouse Le Hourdel pour un an ou deux le
temps de tout nouer...
— Ton Le Hourdel est une planche pourrie,
La Fosse de Babel 327

— Justement, dit-il. Ces filles américaines sont en apparence


d’une santé insolente, mais inutile et inutilisable tant qu’elles n’ont
pas rencontré quelque Latin un peu corrompu, qui fouille dans
leurs complexes et les dérange un peu.
Puis, avec une bonne humeur qu’il forçait exprès, il ajouta :
— D’ailleurs un affairiste autodidacte comme Greenson a
besoin d’un gendre chargé de diplômes. Je joue le couple Marie
Greenson-Le Hourdel...
Je me laissai prendre, c’était facile.
— Et moi, je ne joue rien du tout, l’interrompis-je, énervé. Et
même je commence à croire qu’il y a un certain nombre de vices
fondamentaux dans ta construction, à commencer par ce besoin
de s’allier toujours à l’argent. Ce sont les énergies stagnantes qui
attirent l’argent... Cette pensée est peut-être ancrée en moi comme
une superstition formée au fond des âges, mais je ne crois profon¬
dément qu’aux hommes démunis...
Et, pendant qu’il me surveillait du coin de l’œil avec une curio¬
sité amusée, une brusque résolution me prit, qui me libéra de
contraintes encore confuses, mais qui me parurent insupportables
dès que j’en parlai.
— Et même, ajoutai-je, je m’en veux à un point extrême de
rester chez Frieden. Je me donne jusqu’à la fin des vacances,
c’est-à-dire deux mois au plus, pour en terminer avec Françoise,
pour le meilleur ou pour le pire. Ensuite j’aviserai.
— Table rase, fit-il. Les intellectuels n’ont jamais rien trouvé
de mieux que les femmes pour les aider à faire le vide...
— Ne parle pas des femmes, lui dis-je méchamment.
— Au contraire, dit-il, ma force c’est d’en parler. Je n’y touche
pas mais j’en parle.
— Alors ne touche pas non plus à Marie... C’est une fille bien,
que son argent accable. Tu ne l’en délivreras pas en l’accablant
en plus de Le Hourdel...
Il me regarda d’un air pensif.
— Tu ne vas pas me dire que tu es aussi amoureux de Marie,
fit-il.
— Qu’appelles-tu être amoureux? lui dis-je. Je suis amoureux
de toutes les femmes et d’aucune.
Il me regarda à nouveau.
— C’est récent, fit-il.
— Eh bien, disons que ça part d’aujourd’hui...
— Aujourd’hui est donc un grand jour... Je t’apprends simple-
328 La Fosse de Babel

ment que Le Hourdel et Marie Greenson ont couché ensemble,


durant ce week-end. C’est une bonne chose de faite, et bien faite...
Tu te donnes deux mois. Je ne t’en demande pas plus. Les Améri¬
cains vont vite. J’espère bien que Le Hourdel sera le gendre de
Greenson avant deux mois et que Pirenne à ce moment sera complè¬
tement notre homme...
Nous étions arrivés et Drameille arrêta sa voiture. Je souris
faiblement, d’un sourire qui essayait de cacher quelque chose qui
ressemblait assez à de la haine.
A quoi bon s’étonner que la curiosité serve à la fois au divertisse¬
ment et à 1 entretien de nos tortures? Dès le début de ma liaison,
j’avais dressé, par curiosité, le thème astrologique de Françoise,
ce qui était une recette infaillible pour multiplier les signes et
rendre encore plus difficile la synthèse des sens. En fait ce thème
me signalait, et je le savais depuis le début, au moins deux périodes
critiques. L’une à la mi-juin (nous y étions), l’autre à la fin de
septembre (Françoise serait a Londres) — périodes que marquait
un climat de dualité et de rupture, mais là s’arrêtait ma science.
Fallait-il déchirer tous ces calculs? J’écartai la pile de lettres à
lire ou à signer qui m’attendait sur mon bureau et sortis d’un
tiroir, où je les tenais sous clef, mes tables d’éphémérides. Bien que
le Père Carranza m eût appris depuis longtemps à ne plus raisonner
au conditionnel (ce qui est est, et ce qui doit être sera) et à recon¬
naître qu’il n’y a dans le monde que de l’inévitable (y compris
nos efforts pour l’éviter), le besoin de savoir et de prévoir est si
naturel à 1 homme, et si fort, que tout se passait en moi comme si
la science, qui implique un débat entre des hypothèses, ne pouvait
grandir qu’en luttant contre la sagesse, qui se passe de débat.
Mais la sagesse peut toujours attendre, pas la science. Je me lançai
donc dans mes calculs. Toute cette fin de juin, avec la conjonction
exceptionnelle de Saturne et de Neptune qu’allait encore dynamiser
en juillet l’explosif rapprochement d’Uranus et de Mars, était
brouillée en outre, dans le ciel de Françoise, par une foule d’aspects
mineurs qui disaient la duplicité, l’indécision, la déception, rien de
clair. Mais la uuplicité à l’égard de qui? Du Belge ou de moi? Je
pris alors mon thème, et là je lus aussi l’indécision, la déception
et surtout l’irritabilité. Mais l’irritabilité à l’égard de qui? De
Françoise ou de Drameille? Il m’eût fallu le thème de Drameille
celui du Belge. Ce jeu n’avait pas de fin. On veut frayer sa voie
dans le chaos et on aboutit à un chaos de voies. Je jetai mon crayon
avec dépit. Il faudrait une machine électronique, pensai-je.
La Fosse de Babel 329

Puisque l’ordre est aussi indéfini que le désordre, c’est encore


Le Hourdel qui fera progresser l’astrologie. Je pensai encore :
Plus on va, plus les faits s’accumulent. Vieille leçon : Il faut savoir
mépriser les faits. Même ceux de l’amour? C’est ici que le corps
gémit...
Il n’est pourtant de pire chaos qui ne se décante. Une heure
plus tard, mon courrier expédié, la foule de questions qui s’étaient
agitées en moi depuis le matin se réduisaient en fait à deux :
quelle était l’heure la plus propice pour téléphoner à Genève? Et
même, pourquoi n’y pas repartir dès cette nuit? Mais cette seconde
en entraînait elle-même une troisième : si je repartais, fallait-il
aviser Françoise de ce départ? Et en effet, que voulais-je de plus?
Empêcher que Françoise me trompât ou constater la tromperie?
Dans un comble d’indécision, rien ne vaut mieux que de fournir
à l’esprit des faits concrets. Il était près de 7 heures. Je com¬
mençai par téléphoner à Air France. L’avion du soir était complet.
Sauf à louer une voiture (mais, dans mon état, une nuit blanche
au volant passait mes forces), je ne pouvais que partir par le train,
juste avant minuit. Je n’arrivais alors à Genève qu’à huit heures
du matin, juste à l’heure où Françoise partait pour son bureau,
c’est-à-dire trop tard pour empêcher, trop tard aussi pour constater.
Je maudis toutes les hésitations de l’après-midi qui m’avaient
mené dans cette impasse et amputaient mon jeu : il ne me restait
que le téléphone. Depuis trois mois, j’en avais tellement usé et
abusé que je n’approchais plus de l’appareil qu’avec cette crainte
superstitieuse qu’on éprouve, j’imagine, dans les temples, pour les
objets ou les instruments imprégnés par les rites. On peut méditer
aussi sur le téléphone. C’est le pire instrument de supplice pour
les amants inquiets. Par lui la présence de l’être que vous aimez
vous est rendue et dérobée tout ensemble, comme si, par ce fil
tendu, le malin génie de la distance voulait creuser encore plus
l’espace qui vous sépare et, par ce canal, vider votre âme. N’est-ce
pas déjà la possibilité de la communication qui crée le vertige?
Coupez tout fil entre le ciel et la terre et le vertige cesse, celui
de la terre et celui du ciel. Quand j’étais près de Françoise, la
soumission au moment présent était sans doute une drogue chère¬
ment payée, puisque l’esprit à chaque instant était blessé de voir
le corps se livrer si bravement à une jouissance que cette blessure
même exaltait. Mais Françoise était là. Et le destin qui me divisait
toujours en parts égales et adverses sur les deux plateaux de la
balance semblait au moins me laisser maître d’en faire cesser à
330 La Fosse de Babel

mon gré l’oscillation, puisque je pouvais au moins m’abîmer dans


les plaisirs et les torpeurs du corps. Rien de semblable dans les
tortures de l’absence. Celles-ci ne sont compensées par rien. Nulle
consolation, nul sommeil. Le vide, le manque total, la nuit noire,
sans la moindre pente, le moindre accueil. Mais que dire alors d’un
vide que vient encore trouer une voix? Un vide encore plus vide,
une nuit plus profonde d’être traversée, habitée d’une autre nuit.
Bien que les inflexions de la voix de Françoise me fussent devenues
aussi familières que les moindres réactions de son corps, ces conver¬
sations nocturnes, même celles où l’amour semblait tendre le plus
étroitement ses liens, restaient toujours un jeu incertain qui ne
ravivait le désir que pour le renvoyer à lui-même, chargeant et
surchargeant mon corps d’une matière trouble, et ne me laissaient
au mieux que l’émotion de l’inachevé. En cette fin d’après-midi,
je me rappelai que Françoise, le matin même, et sans la moindre
allusion au jeune Belge, m’avait dit être fatiguée par nos dernières
sorties nocturnes et vouloir se coucher tôt. Fort de cette indication,
c’était vers dix heures qu’il fallait appeler. Le son de sa voix
m’éclairerait peut-être. Si Françoise était absente, j’aurais, pour
rappeler plus tard, la meilleure raison. A cette heure tardive, une
scène s’ensuivrait sans doute, que je poussai en imagination jusqu’à
la rupture. L’indécision est toujours pleine de ces débouchés abrupts.
Durant de longs moments, je soutins en moi, avec délices, le bonheui
de cette solution extrême, qui rachetait la misère de ce débat.
Une heure plus tard, à l’hôtel, je pris un bain et me couchai,
puis, pour attendre patiemment 10 heures, ouvris un roman
policier. Comme ceux des western, les personnages de la Série
Noire ont pour eux d’être simples et d’entraîner l’esprit dans un
enchaînement rapide de violences qui est conforme à la logique
des choses brutes. Cette logique ne satisfait pas l’esprit, mais
l’entraîne. Cependant, ce soir-là, j’étais sans doute trop inquiet de
m’être déjà laissé prendre au piège d’une autre violence, la mienne,
pour accepter si facilement ce supplément d’artifice et cette
diversion. Les héros américains se battent d’abord, discutent
ensuite. Mon esprit n’était pas assez satisfait de soi pour se
contenter de cette sédative procédure. Le fait est que, par une
malignité supplémentaire du destin, je tombai sur l’histoire d’un
héros jaloux qui imaginait des filatures compliquées mais heu¬
reuses. Eût-il fallu faire suivre Françoise, l’espionner? Je caressai
cette idée et en examinai l’application avec d’autant plus de
minutie que ce soir elle était gratuite et ne portait que sur une
La Fosse de Babel 331
occurrence idéale, dont je disposais à mon gré, mais qui me rassu¬
rait et même m’exaltait, moi aujourd’hui si incertain et si désarmé,
en me donnant, pour l’avenir, des certitudes et des armes. Ces
dispositions, certes, étaient barbares. Comment, en un siècle si
avancé, mais où le téléphone et l’avion supprimaient si mal les
distances, la science ne disposait-elle pas, pour combler réellement
l’amour et détruire ses tortures, d’une technique plus claire, et
dont les deux partenaires pussent user librement? En amour aussi,
comme dans la stratégie mondiale, il eût fallu inventer l’arme
absolue. Laquelle? Une télévision permanente, par laquelle deux
êtres pussent rester présents l’un à l’autre, où qu’ils soient, dans
leur appartement ou dans la rue. Heureuse idée, sauf qu’il n’exis¬
tera sans doute jamais de télévision capable, aussi, de faire voir
les âmes. Dans un bvre de parapsychologie, j’avais lu récemment
que les sauvages d’une île océanienne perdue, capables depuis
toujours de communiquer entre eux par les seules puissances pri¬
mitives du corps — ils confiaient, disaient-ils, leurs messages au
vent passant dans les arbres —, voyaient dans le téléphone por¬
tatif des explorateurs un moyen effrayant de noire magie, et sans
doute n’avaient-ils pas tort puisque l’usage des techniques nous
a fait perdre, à nous civihsés, l’usage et le respect des puissances
du corps. Couché dans mon lit, j’imaginais ce passé fastueux où
l’espace n’existait point. Ces puissances, dont l’approfondisse¬
ment scientifique, agité et bruyant de la vie, nous a privés et dont
il ne demeure plus en nous, sous forme de traces méconnues ou
d’incompréhensibles signaux, que de misérables restes, nous
seront-elles un jour rendues? Certains le croient, et les cultivent.
Ils imaginent, comme Laforêt, des mutants prodigieux. Mais je
dis aujourd’hui que ceux-là vont à rebours sur le chemin. Il faut
que les pouvoirs disparaissent et il faut aussi que les pouvoirs
renaissent, mais ce ne sont pas les mêmes pouvoirs. Un jour,
lorsque les événements minuscules par lesquels nous ne cessons de
troubler la transparence adamantine de l’espace et du temps nous
seront enfin devenus indifférents et que nos sens, ayant fini de
vibrer pour n’importe quoi, voudront enfin devenir le sens,
l’événement unique qui les effacera tous sera par force directement
vécu, et partout visible, et partout présent. Ce jour-là, nul ne
s’interrogera plus sur les moyens de communication dans le monde.
Tous nos amours heureux ou malheureux seront fondus ensemble.
Tout sera communication. Faut-il donc effacer les événements
et les informations, effacer l’amour, le minuscule amour? Oui,
332 La Fosse de Babel

mon âme, il le faut. Alors à quoi bon les pouvoirs occultes et leurs
tortures? Tu l’as dit, mon âme. A quoi bon.
L’aiguille de ma montre n’avançait qu’avec une extrême len¬
teur. J’étais calme. Tout en moi et hors de moi paraissait soudain
s’être apaisé. A 10 heures juste, animé d’une sorte de force qui ne
préparait rien et ne s’interrogeait plus, je demandai au standard
de l’hôtel de m’appeler Genève. J’avais à peine raccroché depuis
quelques secondes que le standard m’appelait à son tour. Genève
était au bout du fil, mais c’était Genève qui demandait. Souvent,
ainsi, à quelques secondes près, nos appels se croisaient. Pourquoi
ne pas y voir un signe d’accord? Mon cœur battit. Tout de suite la
voix de Françoise, s’inquiétant de notre voyage. Elle venait de
rentrer chez elle, après avoir, me dit-elle, au cours d’un excellent
dîner à trois, présenté le jeune Belge à une de ses meilleures amies,
Nicole de B.., que la croisière méditerranéenne tentait. Nicole de B...
et Heymans étaient enchantés l’un de l’autre. Ils partaient
ensemble dès le lendemain. Ils restaient ensemble dès cette nuit.
« Ainsi tout le monde est content », fit-elle. Le téléphone, ce soir-là,
étouffait un peu les sons, en estompait les nuances. Il était impos¬
sible de savoir s’il y avait de la dérision dans sa voix, ou simplement
quelque tranquille et affectueuse ironie.

53. Les premiers résultats de l'action Santafê-von Saas.

Pour créer le noyau de son organisation, von Saas s’était provi¬


soirement installé à Detroit, près du siège des usines Greenson,
mais, restant dans l’ombre, il avait fait attribuer au jeune Scotti
un poste d’inspecteur du personnel qui mettait ce dernier au cœur
de la place. Scotti visitait périodiquement toutes les usines du
syndicat, dans l’Ohio, le Michigan et l’Indiana, et rendait compte à
von Saas, qui ne se déplaçait ainsi qu’à bon escient et tissait son
réseau, sans être connu, même des directeurs. Von Saas appliquait
avec rigueur le principe clef de toute police efficace : la police doit
être un deuxième pouvoir inconnu du premier.
Santafé était resté à New York. Il avait monté à Manhattan
une petite agence commerciale qui négociait la vente de licences
européennes, notamment celles du groupe Frieden. Lui aussi
s’était assez vite trouvé un adjoint, grâce aux listes de Poliakhine,
La Fosse de Babel 333
un excellent vendeur, nommé Stones, dont l’activité commerciale
n’était pas feinte. Nous recevions de Santafé, chez Frieden, des
rapports circonstanciés, qui annonçaient des contrats fructueux
Santafé obéissait ainsi, de son côté, au principe clef de toute orga¬
nisation clandestine : l’activité de couverture doit être menée avec
le plus profond souci de vérité et d’efficacité; les bons révolution¬
naires sont les meilleurs ouvriers.
Les premiers résultats obtenus par Santafé et von Saas furent
spectaculaires. En quelques semaines, des dizaines de présumés
communistes furent livrés par Santafé : il épurait ses listes des
deux premières catégories d’indésirables, les idéologues et les pré-
bendiers. Greenson rayonnait. Il était déjà remboursé. Ses amis
du syndicat le félicitèrent hautement, et il eût pu, s’il l’eût voulu,
commencer une carrière politique, mais c’était un homme raide,
que la bonne humeur électorale rebutait. Dans cette curée, le jeune
Scotti révéla une ardeur carnassière. Il semblait oublier Julienne.
Von Saas et Santafé avaient trouvé l’Amérique tout à fait
conforme à ce qu’ils attendaient. Ces chefs d’industrie sans cul¬
ture, ces pasteurs et ces professeurs de droit à la sincérité et aux
indignations également naïves, ces démocrates sentimentaux et
cupides étaient bien les derniers produits d’un capitalisme plein
d’illusions vaniteuses que les prudences de Staline avaient enfoncé
encore plus dans sa bonne conscience. Il fallait réveiller ces gens-là,
porter la guerre dans ces syndicats pourris, ces polices vendues,
non pas la guerre des gangs où ils idolâtraient encore leur force
brute, la vraie guerre. Longuement préparée dans son schéma
formel, ce qui lui permit d’être assez rapidement mise en place,
l’organisation Santafé-von Saas se décomposait en fait en deux
parties tout à fait distinctes, une organisation d’action politique
à longue échéance faite de sociétés de pensée ou de cercles cultu¬
rels dirigés par Santafé, une organisation d’action directe et immé¬
diate commandée par von Saas. La première était surtout composée
de groupes universitaires fortement décentralisés, animés par les
romanciers amis de Drameille ou les doctrinaires marxistes sélec¬
tionnés par Santafé. On y vitupérait l’argent bourgeois, le luxe
bourgeois, la morale bourgeoise. Une imprimerie clandestine et
nomade alimentait en textes virulents ou didactiques ces groupes
dispersés et presque autonomes. L’organisation de von Saas était au
contraire centralisée à l’extrême. Elle ne comprenait que des acti¬
vistes affirmés, répartis en deux sortes de chaînes, les unes anar¬
chistes ou trotskystes, les autres fascistes, convergeant sur von Saas.
334 La Fosse de Babel

— Ce qui différencie l’action policière, qui est directe, de


l’action politique, qui est diffuse, tient en une seule règle, avait
coutume de dire von Saas. Il est impossible à un chef politique
de connaître tous ses hommes. Il est au contraire indispensable
à un chef de poüce de connaître tous les siens. Un chef politique
est visible de partout et absent de partout. C’est exactement le
contraire pour un chef de police. Il est de partout invisible et
partout présent. Il connaît tous ses hommes et aucun ne le connaît...
— C’est donc Dieu le Père, remarquait Drameille.
— Exactement, disait von Saas.
Les chaînes fascistes étaient dites chaînes n° 1, les chaînes
trotskystes chaînes n° 2. Très vite, dans chaque catégorie, von Saas
put monter une dizaine de chaînes de six ou sept hommes chacune.
Leur structure était identique. Sur chacune d’elles, chaque homme
était à la fois le chef de tous ceux qui étaient situés après lui, et
qu’il connaissait tous, et le subordonné de tous ceux qui étaient
situés avant lui, et qui lui restaient tous inconnus. Le dispositif
de sécurité était simple : un chef devait savoir à tout instant où
joindre ses hommes, un homme devait ignorer à tout instant où se
trouvait son chef, ce qui revenait à dire que les liaisons pouvaient
toujours être établies de haut en bas, jamais de bas en haut. Ce
système à sens unique ne pouvait, certes, se concevoir que pour des
actions intermittentes et rapides, très localisées, et où l’on n’admet¬
tait pas d’imprévus ou de reprises dans l’exécution, ce qui était
le cas, puisque la dialectique même de l’activisme policier, qui
conduisait von Saas à entretenir l’anticommunisme par l’ultra-
communisme, l’amenait tout droit à une campagne de sabotages.
Au sommet commun des deux catégories de chaînes se tenait von
Saas : il jouait le rôle de provocateur. La chaîne n° 2 organisait
des sabotages, la chaîne n° 1 les réprimait. Comme Santafé, von
Saas s’était donné une activité de couverture et avait monté, au
centre de Detroit, une petite galerie d’art où il vendait des tableaux,
ou plutôt les faisait vendre, car on ne l’y trouvait jamais. D’hôtel
en hôtel, il menait, sous de faux noms, une vie ignorée de tous. Il
usait du téléphone avec une rigueur et une prudence sans défaut.
— Tout le problème, disait von Saas, est de développer et de
démultiplier le système, non pas en allongeant les deux chaînes,
mais en trouvant d’autres provocateurs semblables à moi pour
diriger d’autres organisations semblables à la première... Alors on
aura une chaîne n° 3 qui sera celle des provocateurs et qui sera,
celle-là, une chaîne unique.
La Fosse de Babel 335
Il ne le disait pas encore, mais, pour un premier doublement, il
pensait à Scotti. Ce garçon lui plaisait. Il était violent et sans
attaches. Von Saas se reconnaissait en lui, à ses lointains débuts.
Un jour il faudrait complètement informer et éclairer Scotti. En
attendant, on pouvait déjà se demander si la destruction n’était
pas pour von Saas une fin en soi, et si, pour prouver l’efficacité
de son organisation et son invulnérabilité, il n’était pas déjà dis¬
posé à pousser la destruction jusqu’aux limites. Il déclarait lui-
même que son plan d’action comprenait deux phases. Dans la
première, étendue sur six mois au plus, il voulait déclencher une
série de deux ou trois cents sabotages mineurs, répartis sur toute
l’étendue des États-Unis, pour entraîner et sélectionner ses
hommes. Rien ne révélerait au-dehors que ces attentats de faible
portée obéissaient à un plan d’ensemble. La deuxième phase au
contraire serait concentrée : une centaine d’opérations massives
et simultanées en des points vitaux également bien répartis. On
ne savait pas très bien si von Saas considérait cette explosion
comme l’exercice décisif auquel il voulait soumettre ses hommes
avant de les livrer à Santafé ou comme un moyen politique d’une
puissance à peine réglable tenu par lui en suspens pour agir sur
les événements et même l’histoire. Mais agir dans quel sens? Quand
on posait cette question à Drameille, il l’éludait. Il refusait de se
sentir responsable de von Saas. De ce dernier, il attendait un pre¬
mier versement de cinquante millions. Pour le moment, c’était tout.
Von Saas et Santafé qui, par prudence, ne s’étaient pas rencon¬
trés avant leur départ et avaient pris à New York deux avions
différents, arrivèrent à Paris à quelques heures d’intervalle, le
mardi matin, et se retrouvèrent avec Poliakhine, chez Drameille,
au début de l’après-midi. L’horaire de cette réunion avait été
minuté avec soin afin que Poliakhine, qui se savait parfois suivi,
arrivât le dernier et partît le premier. Von Saas et Santafé por¬
taient tous les deux sur leur visage cet air tout ensemble concentré
et détendu des hommes chargés de responsabilités multiples mais
que la réussite soutient. Mis à l’épreuve par la séparation des
fonctions et la difficulté des liaisons, leur esprit d’équipe en tout cas
paraissait intact. Et il fut même évident tout de suite que Santafé,
dont on pouvait craindre, en matière de finances, le laisser-aller
dispendieux, s’était soumis sans difficulté, dans ce domaine capital,
à la rigueur parcimonieuse de von Saas qui présenta l’ensemble
des comptes de mémoire, car aucun chiffre n’était écrit, mais avec
une telle clarté que le bon emploi des fonds en paraissait prouvé
336 La Fosse de Babel

par surcroît. Tout compte fait, et la vie de l’organisation assurée


en Amérique pour six mois, c’est-à-dire jusqu’à la fin du contrat
Greenson, le versement à Drameille de la dîme prévue était en
effet possible et allait avoir lieu. Mais on pouvait, déclara von Saas,
espérer en plus de larges rentrées si l’on réussissait, et cela parais¬
sait facile, à s’entendre avec de nouvelles usines où l’on possédait
des noms et où la première campagne d’attentats allait éveiller
des craintes fort rentables, sans négliger pour autant de relancer
la générosité de Greenson et de son groupe, trop vite endormis
sur leurs verts lauriers. L’étoffe est large, disait von Saas. On
pouvait couper hardiment.

54. Où Drameille médite une nouvelle fois sur le destin guerrier et


diluvien de la pédérastie.

Toujours massif et placide, Santafé parla à son tour. Il


approuvait le nihilisme de von Saas, à condition qu’il en sortît des
hommes et de l’argent, mais le côté matériel de l’action le rebutait
un peu. A son âge, après tant de traverses, s’il eût pu choisir, il
eût surtout aimé ses aises. Mais il aimait aussi les idées, d’une
façon intempérante et gratuite.
L’Amérique était mûre, c’était sûr, pour tous les activismes,
mais des activismes incohérents, comme il advient toujours dans
les sociétés où l’âme se divise. Santafé parla un peu de tout, des
gangs syndicaux, des beatniks, des ligues féminines, des minorités
raciales, des trusts du pétrole, de tout un magma confus que tra¬
versaient l’idolâtrie du nombre et de l’argent, le besoin de drogue,
de viol et de fuite, le goût des mystiques vagues, et surtout, à
plus long terme, cette vocation profonde de l’Amérique, que pres¬
sentait aussi Drameille, de virer au noir. L’Occident va payer tout
un passé d’action que le reste du monde appelle maintenant un
passé de crimes. Et ce reste du monde va retrouver à son tour
la ferveur originelle de l’action, dans un immense déferlement de
haine. Pourquoi l’Amérique, où la conscience du monde blanc
s’est dénaturée dans le moralisme le plus bas ne verrait-elle pas
se régénérer dans la haine la plus violente la future conscience du
monde noir? En bon marxiste, Santafé se demandait seulement
si cette haine serait contrôlable. Il parla longtemps.
Von Saas maintenant se taisait. Retranché dans son habituel
La Fosse de Babel 337
figement, il semblait écouter Santafé de loin, et comme à travers
les brumes d’un rêve, mais c’était sans doute que les faits, les
résultats, les statistiques que citait maintenant Santafé ne
l’atteignaient pas, puisqu’ils ne mettaient pas en cause les schémas
qui se subrogeaient en lui aux principes. Cependant, comme à son
habitude, il buvait. Ayant à choisir entre la civihté et la prudence,
Drameille avait passé entre elles un mauvais compromis et,
cachant ses bouteilles de cognac, puisque von Saas paraissait
s’intéresser beaucoup moins au degré de l’alcool qu’à son volume,
n’avait offert que du whisky. Et Drameille qui, en toutes circons¬
tances, s’attachait d’abord aux êtres et se flattait de deviner leur
loi, et qui, depuis un moment, lui aussi, ne donnait plus à Santafé
qu’une attention distraite, vit soudain von Saas tressaillir, alors
qu’il buvait, et même s’interrompre brusquement de boire, ce
qui était tout à fait inhabituel pour lui, et même dangereux, car,
on le sait, il vidait ordinairement son verre d’un coup, et cette
fois manqua s’étrangler. Ce ne fut qu’après, seulement après, que
Drameille entendit la question que Santafé venait de poser et qui
expliquait ce léger incident. Concentré ailleurs comme il l’était,
il avait fallu que l’onde sonore, avant de le toucher, rebondit
d’abord sur von Saas.
Mais Drameille n’eut pas le temps de s’étonner de ce retard
insolite de sa perception.
— Avez-vous encore besoin de Scotti? avait demandé Santafé
à von Saas.
En même temps que le liquide qu’il avait avalé de tra¬
vers, un étonnement sans bornes parut suffoquer von Saas.
— J’attire votre attention sur ce garçon, continuait Santafé
qui, sur la lancée de son précédent exposé, avait la parole vive et
s’exprimait librement. Il court partout comme un jeune chien.
Je n’ai pas à m’en mêler mais je peux vous dire que les commu¬
nistes du Michigan ne l’ont déjà que trop souvent repéré...
Le calme s’était refait lentement sur le visage de von Saas,
comme un jour indécis :
— Vous me faites surveiller?
— Pas du tout, dit Santafé. Mais j’ai un groupe là-bas, et j’ai
connaissance de certains rapports.
— Je reste juge de tout ce qui concerne Scotti, dit von Saas.
— Excusez-moi, dit Santafé, moi aussi.
— Si vous avez des hommes trop énervés ou trop curieux, dit
von Saas, appliquez les consignes, passez-les-moi.
338 La Fosse de Babel
— Je le ferai volontiers, dit Santafé, mais cela ne changera
rien. Votre Scotti est trop visible. Il est même encombrant. Et
pour tout le monde.
— Vous méjugez ce garçon.
— A dire vrai, je n’en attends que des mécomptes. Il me paraît
surtout impulsif, impatient et désordonné. C’est un sentimental
et un passionnel...
Von Saas lui jeta un regard noir, mais se contint.
— Je vais vous surprendre, lui dit-il. C’est de Scotti que je
compte faire bientôt mon aller ego et, le moment venu, mon suc¬
cesseur. Grâce à lui, je doublerai toutes les chaînes. Et à ce moment,
rassurez-vous, il se cachera aussi bien que moi...
La surprise, ou l’indignation, empêchèrent Santafé de répondre
tout de suite, mais von Saas l’acheva par un de ces traits d’humour
allemand qui laissent toujours les Latins sans voix.
— Vous avez une façon unilatérale de présenter les choses, lui
dit-il. Sous prétexte que vos hommes ont réussi à découvrir Scotti,
vous me demandez de vous débarrasser de lui. Pourquoi ne pas
vous débarrasser d’abord de vos hommes?...
Santafé dut se demander un moment si von Saas voulait rire.
Mais non, l’humour allemand, chez von Saas, ne riait pas. Ce fut
lui, Santafé, qui fut pris d’un rire nerveux. Il s’étouffa.
Von Saas posa sur lui son regard glacé.
— Rire n’ajoute rien, fit-il. D’une manière générale je déteste
le rire...
Santafé n’insista pas et l’incident fut clos, provisoirement. Et
Drameille, moins impressionné par le calme de von Saas que par
la confiance de nature mystique de ce dernier dans les vertus de
l’organisation, une confiance si inconditionnelle que cette œuvre
humaine semblait du coup devenir œuvre divine, Drameille se
surprit à sourire. Il en était toujours ainsi quand il sentait la proxi¬
mité de Dieu. Mais ce sourire, cette fois, était si libre, si spontané,
et pour tout dire si joyeux, qu’il en reçut beaucoup à penser. Et
Drameille, en effet, qui ne connaissait de von Saas que deux états,
le repli sur soi et l’explosion (l’objectivité froide de l’organisateur
n’était, chez von Saas, qu’une forme de repliement, tant elle restait
extérieure aux choses et formait bloc, vivant par soi) et qui s’était
toujours dit, jusque-là, que le seul problème de von Saas, dans
l’action, serait de discipliner ses explosions lorsque ses schémas,
au lieu de régler les faits, seraient déréglés par eux et l'obligeraient
à de hâtifs rapiéçages, Drameille, dis-je, comprit d’un seul coup
La Fosse de Babel 339
son erreur. Ni les schémas ni surtout von Saas n’étaient déré¬
glables. A force de tendre en lui-même vers l’impersonnalité, Dra-
meille avait cru qu’elle devait être le dernier produit d’une per¬
sonnalité pleine. C’était se placer dans le monde, non dans l’extra-
monde. Mais pourquoi ne pas reconnaître aussi l’impersonnalité
dans l’extra-monde, c’est-à-dire sous sa forme invertie, en tant
que produit non du plein mais du vide? Telle était l’erreur.
Drameille avait pris von Saas pour un individu concret. Dans
l’extra-monde, il n’est pas d’individus. Et certes Drameille, trois
mois auparavant, avait parfaitement défini, devant Poliakhine,
d’Aquila et moi, le destin et la fonction de la pédérastie dans le
monde. Mais on a toujours tort de ne pas être assez radical,
pensa-t-il. La pédérastie existe, mais von Saas n’existe pas. Il
n’est pas existence mais essence. Il est comme la tête du ver
solitaire, du ténia, dont tous les anneaux peuvent se détacher
sans qu’elle meure et qui ainsi n'est pas le ver, mais le principe
générateur du ver, et le ver lui-même dévore tout, tandis que la
tête, rejetant l’un après l’autre ses anneaux, dévore la dévoration
même. Je voyais jusqu’ici von Saas, au sommet de son réseau,
comme le point de convergence de tous les fils de sa trame, leur
nœud suprême. Je donnais une sorte de densité absolue à ce point,
à ce nœud. Et qu’y a-t-il en effet, selon toute apparence, de plus
rempli, de plus solide qu’un nœud? Mais si la fonction de l’homo¬
sexualité, comme celle du ver, c’est justement, en cette fin des
temps, de vider l’espace et d’y tendre à l’infini, jusqu’au dernier
moment, la fallacieuse cohésion du vide, c’est que le lien homo¬
sexuel, au lieu d’être seulement absence de lien est au contraire
absence de cette absence, et dans ce cas tous les nœuds du réseau
von Saas, et surtout le nœud le plus nouant, celui de von Saas
lui-même, comme la tête du ver, deviennent en réalité des nœuds
de vide dans le vide, le vide même du vide, comme disent les boud¬
dhistes zen, qui savent tout, et cette non-cohésion du vide, qui
aspire tout ce qui n’est pas lui, devient en ces points-là plus
insatiable que ces forages sans fond où le vide lui-même se préci¬
pite. Craindre pour von Saas qu’il ne sût pas discipliner ses explo¬
sions? L’erreur était double. Elle portait sur deux mots : celui
d'explosions et celui de discipline. Et c’était même cette erreur
qui avait commandé une des préoccupations auxquelles Dra¬
meille avait obéi ce jour-là lorsqu’il avait voulu rationner l’alcool
à von Saas. Pourquoi parler d’explosion là où il s’agissait exacte¬
ment du contraire : d’aspiration? Quelle méconnaissance des vrais
340 La Fosse de Babel
ressorts de von Saas! Si on le laissait faire, il n’allait pas seulement
vider l’Amérique de ses faux activistes, comme le ver se débarrasse
de ses anneaux repus, mais de sa fausse industrie, de ses faux
dirigeants, de ses faux problèmes, de toute la matière faussement
digérée par les anneaux du ver. Et quelle méconnaissance égale¬
ment de son génie 1 Car il y avait du génie dans cette matière
invertie, si bien adaptée à son rôle de fol activisme qu’on l’eût
dite, dans l’action la plus brutale, pétrie d’une inépuisable réserve
de ressources et de talents, et même, comment dire, inspirée,
médiumnique J Drameiile ne pouvait que constater un fait : même
dans ses états les plus tempétueux, von Saas raisonnait en formes
justes. Bien plus, la logique même de ce vide à se vider lui-même,
ne pouvait pas conduire von Saas à autre chose qu’à créer une
police d opposition, un réseau. La pullulation des réseaux clandes¬
tins est l’aboutissement fatal de l’homosexualité de l’époque, se
dit Drameiile. il sourit encore. Ce n’était pas pour rien qu’un
destin intelligent avait placé Scotti sur le chemin de von Saas.
Il y avait gros à parier que tout le réseau de von Saas, en bonne
police invertie, serait bientôt composé de pédérastes, conscients
ou non, Scotti ou d’autres, peu importait. Il n’hésita plus et se
leva : « Je manque à tous mes devoirs », dit-il, et il alla chercher
son cognac. Puis, dans un grand élan de sympathie il remplit le
verre de von Saas.

65. Von Saas ignore la honte.

Le destin exige toujours qu’on lui laisse, sur toutes les feuilles de
calculs, une marge blanche. Avant de partir pour l’Europe,
von Saas avait mis au point une filière compliquée qui lui permet¬
tait d’appeler Scotti à certaines heures. A peine sorti de chez
Drameiile, il se trouva ainsi avisé que Scotti venait d’être trans¬
porté dans un hôpital de Detroit après avoir été attaqué, près de
son domicile, au cours de la nuit, par un groupe d’hommes armés
de matraques qui l’avaient assommé. Il était dans le coma.
Von Saas appela l’hôpital. Les blessures de Scotti ne paraissaient
pas mortelles. Mais assurément elles étaient graves. Les agres¬
seurs s’étaient enfuis.
La Fosse de Babel 341

En l’absence d’informations plus détaillées, on comprit mal la


colère de von Saas qui exigea la convocation immédiate d’une
nouvelle réunion le mercredi après-midi, sans attendre celle qui
était prévue pour le lendemain, juste avant le retour en Amérique
des deux conjurés. Pour des raisons de prudence, Poliakhine fut,
cette fois, dispensé de se rendre chez Drameille, mais il était clair
que von Saas désirait surtout être mis en présence de Santafé.
Ce dernier prit soin d’arriver en retard pour laisser se fatiguer
l’orage.
Il garda cependant pour lui le bénéfice de l’attaque.
— J’eusse préféré, dit-il en substance à von Saas, régler la
question Scotti directement avec vous. Les événements me
devancent.Ils me justifient d’autant plus quand je déclare qu’il y a
une question Scotti. Et je ne vise pas seulement par là le danger
créé par un homme qui a vécu, ici, à Paris, dans un milieu voisin
du nôtre et dont nous l’avons éloigné exprès...
La mâchoire serrée, von Saas écoutait, la tête un peu de biais,
et comme prêt à mordre. Car cette fois, on le sentait écouter, de
tout son corps durci. Mais cette attitude qui, chez d’autres, n’eût
été que naturelle et eût irradié de la vigueur, semblait au contraire
appeler et solidifier l’air autour de lui, en couches serrées.
La voix de Santafé se fit vibrante :
— Je tiens à dire d’abord que je ne suis pour rien dans l’accident
dont il a été victime.
— Je voudrais être sûr que vous n’y êtes pour rien, dit alors von
Saas de sa curieuse voix sans inflexions, où aucun sentiment ne
marquait.
Santafé ne laissa voir aucune humeur.
— Vous avez ma parole, dit-il sans hésiter.
Santafé était malheureusement de ces êtres au regard brumeux
et insensible dont tout le monde ressent de façon plus ou moins
confuse que leur parole ne vaut rien.
— Je l’enregistre, dit von Saas du même ton, mais en redressant
la tête.
Santafé le regarda.
— Je vous demande de vous débarrasser de Scotti, lui dit-il
sans ambages.
— Cela me regarde seul, dit von Saas.
— Je ne suis pas d’accord, dit Santafé.
Les deux hommes s’affrontèrent un moment en silence, et
Drameille, dans toute la gratuité de son indifférence, commençait
342 La Fosse de Babel

à se demander comment un tel débat pouvait être arbitré.


— Parlez donc, Santafé, dit-il.
Il ne choisissait pas. Il voulait dire : faites au moins mûrir le
problème. Nommez-le. La science des justes désignations est la
science suprême. Elle est bien plus importante que celle de ce
fatras d’opportunités qu’on appelle « solutions ».
Mais von Saas en avait fini d’attendre. Il se leva d’un jet, comme
il le faisait toujours quand il s’animait et comptait parler
longtemps.
— Que voulez-vous laisser entendre? lança-t-il à Drameille
avec beaucoup de hauteur. Que j’ai avec Scotti des relations trop
intimes? Des rapports qui compromettent l’organisation?... Je
vais vous dire une chose qui va vous surprendre. Je ne couche pas
avec Scotti. Et même je peux dire d’avance que je ne coucherai
jamais avec lui. Mais même si c’était vrai aurais-je à m’en excuser?
L’organisation serait-elle en danger pour si peu?
Drameille le regarda.
— J’espère que non, dit-il, sans se troubler.
— Si vous l’avez craint, cessez de le craindre, dit von Saas.
Dans le même temps, il se tourna vers Santafé :
— Vous m’affirmez que vos hommes ont découvert Scotti. Je
vous réponds à nouveau que ce ne devrait pas être leur rôle, mais,
après tout, c’est normal. Il faut bien au début que quelqu’un se
découvre. Mais m’ont-ils découvert, moi? Répondez.
— Pas encore, mais cela viendra, dit Santafé de mauvaise
grâce.
Von Saas ne désirait même pas entendre cette réponse.
— Ils peuvent chercher, dit-il, souverain.
Au contraire de Santafé, von Saas était un homme dont per¬
sonne, jamais, ne contestait la parole. On pouvait le croire lorsqu’il
disait s’être attaché à Scotti comme un père à son fils et garder à
ce lien une idéale pureté. Saturé d’expériences et dégagé de toute
règle, il était dans l’ordre de la logique des extrêmes qu’il retrouvât,
pour s’intéresser encore à lui-même, le goût des règles banales!
Simplement, ce qu’il fallait attendre de cette âme longtemps sevrée,
c’était, comme toujours en pareil cas, beaucoup moins l’excès
d’appétit que le manque de discernement. Il ne pouvait qu’idéaliser
Scotti.
— Je n’ai rien à cacher, poursuivit-il. On connaît mes goûts.
Mais je sais aussi quelles bêtises fait commettre le sexe. Toutes les
raisons qu’il se donne sont de mauvaises raisons. Vous voulez créer
La Fosse de Babel 343
des hommes nouveaux. Ce seront nécessairement des hommes ayant
fini de conquérir leur sexe, c’est-à-dire d’une continence absolue.
Et je n’hésite pas dans cette voie à aller jusqu’au bout de mes
conceptions et de mon expérience. Que vous le vouliez ou non,
ces hommes nouveaux tendront vers l’homosexualité comme vers
un couronnement naturel. Pourquoi? Parce que lorsqu’un homo¬
sexuel arrive à idéaliser une amitié d’hommes, cette réussite me
paraît chargée de beaucoup plus de sens que celle de l’homme ordi¬
naire, quand il se sauve de l’amour des femmes...
C’était la première fois que von Saas parlait si librement à ce
sujet et il en était lui-même tout transformé. Pour une fois, son
regard brillait.
— Pour trancher si nettement, dit Drameille que le seul mot de
continence, pris ainsi en valeur absolue, hérissait, vous avez donc
aimé des femmes?
— Comme tout le monde.
— Il y a longtemps, dit Santafé.
— Très longtemps, dit von Saas avec simplicité.
— En passant, dit encore Santafé.
Mais le sarcasme glissait sur von Saas comme le fil du couteau
sur l’acier de l’armure. Le sarcasme est une vague excroissance
parasitaire que de débiles intellectuels entretiennent sur l’arbre
vigoureux des faits.
Pourtant Santafé se ressaisit et tint à poser une grave question.
— J’ai toujours beaucoup apprécié, dit-il à von Saas, votre
liberté intérieure en ces matières, et sans doute eussé-je même refusé
de travailler avec un homosexuel honteux, car j’accepte tout de la
nature, sauf qu’elle ait honte d’être. Répondez-moi cependant à
votre tour. Je ne donne au mot anormal aucun sens péjoratif, le
mot contraire de normal ne prétendant pas à autre chose, après
tout, que s’appliquer au plus grand nombre, et ici nous ne sommes
pas pour le nombre. Mais, en sens inverse, pourquoi les homo¬
sexuels, quand ils parlent de ces hommes qu’on appelle communé¬
ment normaux, ne disent-ils jamais, justement, homme normal,
mais homme moyen ou homme ordinaire, comme si on ne pouvait
pas être à la fois un homme supérieur et aimer les femmes? Est-ce
là vraiment votre avis?
— C’est mon avis, dit von Saas.
— Vous m’inquiétez beaucoup, dit Santafé.
— Je ne vous comprends pas, dit von Saas. Dans un monde fait
comme celui-ci et où triomphe la bassesse, est-ce que la noblesse
344 La Fosse de Babel
peut être ailleurs que dans ce qui contredit le normal? Et la plus
grande noblesse dans ce qui le contredit le plus? Laissez la matière
livrée à elle-même et se reproduire, vous avez la promiscuité, la
dégradation, le gaspillage. Il n’y a pas de plus haute montée pour
l’esprit que celle qui s’accompagne de la stérilité, de l’asservisse¬
ment, de la disparition de la matière...
— Vous raisonnez trop, von Saas, dit Santafé.
— Jamais assez...
Santafé hocha la tête. Il posait sur von Saas un regard soucieux.
— Vous, vous allez nous compliquer la vie, murmura-t-il.
Drameille ne disait rien. Il ne tenait pas du tout à discuter
avec von Saas. Son désaccord avec lui était radical et les mots n’y
changeraient rien. En eux, deux éternités s’affrontaient, celle de la
vie et celle de la mort, et Drameille se savait du côté de la vie.
— Duvez, lui dit-il pourtant en remplissant une fois encore son
verre, et, par ce geste, on eût dit qu’il voulait pousser de force von
Saas dans le chemin de cette évolution irréelle qu’il annonçait.
Le détachement de cet homme vidé de soi, pensait Drameille,
n’est soutenu par aucune activité de l’âme. C’est l’homme de l’ac¬
tion pure et de la guerre en soi, celui que le siècle attend d’abord.
Cependant, il n’avait pas cessé de regarder von Saas. Pour la
première fois, il remarquait la beauté de l’ancien S. S., sa vigueur,
sa prestance, ses formes justes. Cet homme était beau. Et même
il était pur. Sous la peau translucide de son visage aux plaques
rosissantes, les contours du crâne et son ossature, encore accentués
par le creusement des orbites rougeâtres, semblaient dessinés aux
rayons X. Ces intuitions privilégiées, ces communications cachées
dont von Saas avait parlé, Drameille les sentit aussi abonder en
lui avec une force jamais atteinte. Le regard sérieux, un peu
voilé, Drameille leva son verre vers von Saas comme pour une
libation. En lui, il saluait la présence et les promesses de la mort.

56. Au cours d'un grand diner chez Julienne de Sixte, Drameille


rajuste ses plans.

En lui apportant des nouvelles de Scotti et en ravivant ainsi des


souvenirs qu’elle faisait heureux, le passage de von Saas à Paris
constituait-il pour Julienne une épreuve ou un danger? C’est un
La Fosse de Babel 345
fait digne d’intérêt que lorsque les hommes jouent la passion, ils
ironisent. Mais s’il arrive à une femme de jouer de même, elle veut
être prise au sérieux. Comment savoir si Julienne jouait, et jusqu’à
quel point? Aimait-elle toujours Scotti? L’avait-elle seulement
jamais aimé? A son retour de Genève, et alors que pour sa première
spéculation sur les tableaux d’un jeune peintre lancé par sa revue,
elle venait de gagner, par ses seuls moyens, ses premiers millions,
elle continuait à affirmer que la pensée de son départ pour les
États-Unis ne quittait pas son esprit. Mais, comme il est normal
aussi pour ces grandes décisions aventureuses et vagues, qui
règlent tout, mais auxquelles il suffit de rester latentes, cette
affirmation même semblait mettre chaque fois ce départ en sursis
et rendait à Julienne, dans sa vie pratique, la disposition des forces
que l’effroi de l’aventure, réellement engagée, eût au contraire
absorbées toutes.
Drameille avait encore trop besoin de Julienne pour s’étonner
de ce jeu banal et lui poser à ce sujet des questions outrageantes
et vaines. Et même pour éviter que Julienne s’y prît elle-même et
s’y forçât en conduites absurdes, il fît comme 8i la pensée même de
ce jeu était impossible, il y entra sans rien dire et de l’air le plus
naturel, et de ce fait le désarma. Dans la complicité tacite qui lie
certains êtres supérieurs, il est ainsi des prudences de convention
et des silences qui entretiennent l’estime mutuelle, comme si
l’intelligence, bien au-delà de la mauvaise foi et du cynisme, se
connaissait à l’état pur. Ainsi comprise, Julienne n’eut donc aucune
peine à se laisser convaincre par Drameille d’organiser pour
von Saas, en l’absence de Frieden, un grand dîner dont le motif
avoué était de servir les plans de Drameille et le motif secret de
rendre inutile toute rencontre en tête à tête qu’elle eût pu dange¬
reusement souhaiter d’avoir avec von Saas. C’était par de telles
discrétions et de tels services, et en laissant aux autres la complai¬
sance de leurs sentiments profonds et le goût de leur propre drame,
que Drameille faisait chaque fois rebondir les amitiés menacées ou
perdues. Personne ne s’y trompait. Mais il préférait être aimé pour
son esprit, non pour son cœur.
Drameille dut cependant beaucoup réfléchir avant d’arrêter la
composition de cette table d’où il excluait par prudence Poliakhine
et Santafé, mais où il fut tout de suite tenté d’admettre Le Hourdel
et Laforêt, car le moment lui paraissait venu de lancer à Pirenne
un premier défi et de greffer l’action de Le Hourdel sur celle de
von Saas, même si, pour serrer la prise de cette greffe, il avait
346 La Fosse de Babel
encore besoin de pas mal de fil. Il laissa donc Poliakhine à l’Ambas¬
sade et envoya Santafé chez d’Aquila, en vue de la cooptation de
1 Espagnol, qui était, elle aussi, à peu près décidée, puis invita chez
Julienne, avec von Sans At. mr>î Ta t

'..j tummcuiuB par nnvisime présence de


Pirenne, dont Drameille voulait forcer coûte que coûte la compli¬
cité. Et certes Drameille mesurait bien le risque qu’il prenait en
faisant connaître von Saas à Le Hourdel, juste au moment où ce
dernier, sur le point de partir pour Detroit, devenait au moins en
partie 1 homme de Pirenne. Il n’accepta pas seulement ce risque,
il le provoqua. Et certes encore, il pouvait se donner à ce sujet
plusieurs raisons, toutes légitimes. D’abord Marie Greenson connais-
sait les rapports de Drameille et de von Saas et avait sûrement
par é de ce dernier à Le Hourdel. Ensuite, nul en Amérique ne
parlait de von Saas sous son vrai nom. Enfin, Drameille pourrait
toujours expliquer qu’il « noyautait » von Saas, et même, par
Santafé, le prouver. Cependant, Drameille était trop honnête pour
ne pas reconnaître que ces raisons, toutes trois sérieuses et d’ail-
leurs avouables, étaient, séparément ou ensemble, insuffisantes,
et le cédaient à une raison unique, inavouable celle-là, mais diri¬
mante . il fallait tenter Le Hourdel, il fallait, par l’exemple du dou-
I deA Drameille devant von Saas, encourager le double jeu de
Hourdel devant Drameille. Je tiens aujourd’hui pour assuré que
Drame,l e, dès le début, lit entrer dans ses calculs, comme poS
è'sntTrâTd^fl'6 qUn f““t ble" appeler la tr«tison de Le Hourdel
à son égard Drameille n’aimait pas Le Hourdel qui se mentait
sans cesse, il était normal qu’il l’amenât à trahir, pour l’obliger à
e trahir. Tel était l’inquiétant hommage que Drameille voulait
toujours faire rendre par les ténèbres à la lumière
wY/îî6 fîncd,aPrè43-midb ^ tout de suite après avoir quitté
Santafé et von Saas et demandé à ce dernier de cacher à Julienne
la grave blessure de Scotti, Drameille se rendit donc quai de Bour¬
bon. Les journaux du soir, en manchettes énormes, rapportaient

BurMn eTcu^Jo 8 bUndéS rU8S“- dea émeates ouv"e


nRm a "naî t'Ge T0US. Passager, entre bien d’autres, du commu-
^Q .e.,palltl(?ue’ laissait Drameille indifférent. A peine le rappro-
cbmt-ü dea journées de mai 1937, à Barcelone, alors qu’il s?était
du ™0aS les Ramblas, Jvec leslrotskystès
Dès cette éûomM^'n&'î'Ti81*'11’ dejà’ t* mortIers communistes,
ues cette époque, il n était lui-meme, et bien qu’il y jouât sa peau,
La Fosse de Babel 347

qu’un spectateur. Près de vingt ans déjàl L’émotion était morte.


Rien ne bougeait en lui. Mais, chose bien plus marquante, rien ne
bougeait non plus dans le monde. Quelques intellectuels socialistes
ou anarchistes signeraient peut-être des motions abstraitement
indignées. Autres cadavres. Malgré son libéralisme, Julienne non
plus, quand il lui montra le journal, ne parut touchée. Il lui en
sut gré.
Seules les intentions secondes de Drameille, on l’a compris,
étaient ce soir-là axées sur Julienne, mais la présence de Laforêt
et même celle de Domenech les éclairaient. Il lui parla donc lon¬
guement de Laforêt, de Domenech. Riche depuis la veille des
cinquante millions transférés par von Saas, et où la part de Julienne,
il le lui dit, était réservée, il disposait déjà auprès de la jeune
femme d’une autorité nouvelle, puisqu’il entrait à son tour dans
cette alliance que Julienne avait nouée avec l’argent. Pour aimer
Drameille et ne pas l’aimer, Julienne entretenait d’ailleurs des
raisons qui, au total, s’équilibraient. Mais si les méthodes de
Drameille lui paraissaient souvent choquantes, elle devait recon¬
naître que ses buts n’étaient jamais bas. Drameille souhaitait
qu’elle entourât Laforêt et le jetât dans un vrai drame? Le jeune
docteur lui plaisait. Soit, pensait-elle. Ce n’était pas rien que de
couver et faire éclore un génie. Drameille lui amenait Domenech
qu’il fallait encourager, activer, dégrossir? Soit encore. Elle
laissait parler Drameille.
— Vous êtes parvenue à l’âge, lui disait-il, où une femme doit
choisir entre ses plaisirs et ses talents. Chez l’homme, ils s’unissent
et se renforcent. Chez la femme, ils se combattent et se détruisent...
Les femmes arrivent bien plus vite que les hommes à ce sommet
de la vie où un être doit choisir de se dissoudre dans une certaine
pureté ou de commencer à pourrir...
Laforêt était certainement, déjà, l’un des chefs les plus influents
de la technocratie de gauche. Drameille voulait que le salon de
Julienne devînt le lieu de rencontre idéal d’hommes comme Laforêt,
d’Aquila, Domenech, que tout séparait, ailleurs, dans le cours
ordinaire de la vie. A l’heure où l’histoire visible agissait dans le
sens de la plus grande dispersion démocratique, rien n’était plus
important, selon Drameille, que de faciliter cette convergence
secrète des aristocraties qui sera toujours l’œuvre clef de l’histoire
invisible. Sur ce sujet, il était inépuisable, et Julienne l’écoutait
poliment : le mal qu’il se donnait pour la convaincre la flattait.
En fait, Drameille jouait avec l’histoire comme Julienne avec
348 La Fosse de Babel

l’amour, mais, à son tour, elle entrait dans le jeu et acceptait le


rite. Il fallait éditer les Thèses, les diffuser. Il fallait marier Le Hour-
del et Marie. Il fallait tisser entre l’Est et l’Ouest la trame d’une
diplomatie occulte et dangereuse que l’avenir saluerait comme
géniale. A mesure qu’il brassait toute cette multiplicité, Drameille
goûtait ce plaisir au-delà des plaisirs qui consiste à imaginer l’unité
et à y croire. Julienne se détendit peu à peu. Simplement, à la
pensée qu’elle pourrait feindre du goût pour Le Hourdel, afin que
Marie, qui faisait des choix de Julienne son évangile secret, poussât
jusqu’au mariage ce qui n’était sans doute qu’une fantaisie d’après-
boire, elle se mit à rire. Pour ce soir-là, Drameille avait gagné.
J’arrivai en même temps que Domenech. Lorsque nous entrâmes
au salon, nous trouvâmes Julienne tout animée, et la voix rauque.
Elle avait déjà beaucoup parlé.
Marie Greenson et Le Hourdel arrivèrent tout de suite après
nous. Pourquoi appréhendais-je de me trouver en face de Marie?
Chez les autres, les bonheurs de pure sensualité m’ont toujours
gêné. Est-ce parce que la sensualité satisfaite m’apparaît toujours
comme un malentendu? Le regard que Marie laissa glisser sur nous
à son entrée contenait cette indifférence à la fois veloutée et impé¬
nétrable des amantes comblées, qu’il faudrait recevoir avec une
indifférence égale ou une sympathie d’ailleurs inutile, et à laquelle
certains n’offrent qu’une ironie de mauvais aloi. Marie aimait-elle
Le Hourdel? Vaine question. Puisque l’amour, à certaines heures,
quand le désir l’emporte, est une forme du sommeil, on pouvait dire,
au choix, ce soir-là, que Marie Greenson était une femme amou¬
reuse, ou sommeillante. Elle ne voyait que Le Hourdel, elle était
perdue en lui. Et Julienne qui, en bonne rouée, aimait de passion
les mines de lendemain, et qui effleurait le couple d’un léger sourire,
chercha inconsciemment le regard de Drameille, puis le mien, pour
se moquer. Le Hourdel parlait trop haut pour une entrée et témoi¬
gnait, d’un allant excessif. Le sourire de Julienne se figea sur une
expression de méchanceté à peine voilée qui fit monter en moi une
onde de piètre bonheur.
Drameille et Domenech discutaient sur le sujet du jour. Les
événements de Berlin bouleversaient Domenech. Comme tous les
progressistes, il était encore livré sans défense à cette générosité
du tiers parti qui se figure toujours qu’il y a place, dans une
révolution réaliste, pour les impatiences abstraites de la liberté. Les
crochets de l’histoire communiste déchiraient rudement la trame
du temps uni où il vivait. Sa timidité d’homme fort plut à Julienne.
La Fosse de Babel 349
Mais pourquoi Le Hourdel vint-il se mêler à la discussion avec
tant de hâte, d’abondance, de fermeté? Il ne laissa même pas
Domenech finir sa phrase. D’une façon générale, Le Hourdel consi¬
dérait que toute action de masse était le fait d’une double erreur de
calcul, erreur des chefs d’abord, coupables de laisser prendre
l’initiative aux masses, erreur des masses ensuite, coupables
d’ignorance et d’héroïsme déplacé. Le nouveau système des
machines supprimerait ce double désordre, il intégrerait les reven¬
dications avant même qu’elles fussent formulées. Dans le même
instant, le système fournirait, par action et rétroaction, le dia¬
gnostic et le remède.
— Pour toutes les revendications, vraiment ? s’étonna Domenech.
— Qu’est-ce qu’une revendication? répondit Le Hourdel.
Dans un régime cohérent, ce ne peut être que le produit d’une
émotion. Il n’existe pas d’émotion qu’on ne puisse réduire par
l’action de l’intelligence.
— Peut-être, concéda Domenech. Mais la machine?
— C’est un postulat de l’électronique : tout ce que peut l’intelli¬
gence humaine, la machine le peut ou le pourra.
— Je suppose que vous parlez des émotions collectives?
— Je ne crois pas à l’avenir des émotions individuelles...
Avec son grand front, son regard plein de feu et sa parole nette,
Le Hourdel donnait toujours l’impression de ne trancher si vite
que parce qu’il avait avant beaucoup réfléchi. Mais ses façons
coupantes, ce soir, pouvaient déplaire, et déplaisaient même
sûrement à tout le monde, sauf à Marie, qui, en bonne oxfordienne,
eût dû être passionnée par ce débat, mais qui, la bouche
entrouverte, et comme aspirant d’avance les paroles de
Le Hourdel, ne disait rien.
Domenech répondit à Le Hourdel.
— Il y a sans doute du vrai dans ce que vous dites, lui dit-il.
Mais le sentiment religieux est-il pour vous une simple émo¬
tion?
— S’il n’est que sentiment, oui, dit Le Hourdel, qui savait que
Domenech était un prêtre avancé.
Ce dernier hésitait toujours.
— C’est en tout cas, et l’expérience des régimes les plus positifs
le prouve, un sentiment difficile à extirper du cœur des masses...
Le Hourdel le regarda avec une hardiesse presque méchante :
— Nous leur fournirons des cérémonies...
11 prenait, mais sans humour, l’accent superbe de Lénine parlant
350 La Fosse de Babel
des bourgeois : nous leur construirons des pissotières en or.
Von Saas et Laforêt arrivèrent ensemble, le second presque
effacé par le premier, qui imposait sa noble prestance et tirait à
lui les regards. Von Saas s’avança vers Julienne, lui baisa la main
avec une gentillesse qui venait tout droit de sa victoire sur Santafé
et portait, malgré son naturel, la marque d’un bonheur affiché,
reprit sa coutumière raideur pour saluer Domenech, Le Hourdel et
Laforêt, qu’il rencontrait pour la première fois, puis, comme pour
marquer les degrés de sa familiarité, me fit, avant de me serrer
la main, un demi-salut militaire, le bras plié, la paume ouverte
à la hauteur de l’épaule, tomba enfin en arrêt devant le Picasso
de Frieden, et poussa le grognement indigné du junker découvrant
un cheval bâtard dans ses écuries.
— Il ne vous plaît pas? lui demanda Julienne avec un sourire
plein de charme.
Il la regarda et grogna encore.
— Je suis dans un bon jour, dit-il, et il passa.
Dire que von Saas ne considérait pas les technocrates comme
des parvenus eût été faire bon marché des préventions d’un homme
que tous ses échecs dans un monde devenu plébéien avaient
confirmé dans son orgueil de caste. Et que les technocrates préten¬
dissent en plus diriger le monde avec des machines aggravait
encore cette descente dans l’entropie. Ainsi lorsque Drameille
fit parler Le Hourdel devant von Saas, poussait-il le jeune physi¬
cien sur un terrain miné. Il le fit de bon cœur.
L’exposé de Le Hourdel sur les machines fut brillant. II parla
d’abord des usines automatiques. Puis des usines capables de se
reproduire automatiquement elles-mêmes. Puis encore des usines
capables non seulement de se reproduire elles-mêmes, mais de
s’améliorer en se reproduisant.
— Et que font les hommes pendant ce temps-là? demanda
Julienne. Ils dorment? Ils jouent au football?
— Ils inventent de nouvelles machines, dit Le Hourdel, main¬
tenant détendu.
Ce n’était point par hommage à l’automatisme que von Saas
commençait à vider et à remplir son verre d’une façon, elle aussi,
mécanique, mais par l’effet d’une sourde impatience. Le Hourdel,
qui ne connaissait pas assez von Saas pour y prendre garde, parlait
maintenant, sur sa lancée, des machines à intégrer les faits écono¬
miques, c’est-à-dire des machines à gouverner.
A part quelques techniciens, dit-il, personne ne se rend compte
La Fosse de Babel 351
que nous allons vivre d’ici vingt ans la plus grande révolution de
l’histoire...
— Je ne comprends pas, dit brusquement von Saas, le sourcil
agressif. Vos machines ne peuvent tenir compte que des faits déjà
connus...
— Et des faits statistiquement prévisibles.
— Justement. Les seuls faits importants sont ceux qui sont
imprévisibles.
Drameille sourit. Les yeux plissés, Laforêt semblait prendre
mentalement des notes.
— Excusez-moi, dit Le Hourdel, d’un ton beaucoup trop clair.
Vous n’avez pas l’esprit scientifique. L’imprévisible est toujours
marginal. Et le marginal n’est pas encore scientifique.
— Je me moque de savoir s’il est scientifique ou pas, dit
von Saas. La question est de savoir s’il est important.
A l’accent grondant de von Saas, Le Hourdel commença à
comprendre que l’orage qui montait ne faisait pas forcément
partie, lui non plus, des phénomènes déjà intégrables. Mais von Saas
enchaînait.
— Je suis aussi scientifique que vous, dit-il. Admettons que
vous puissiez construire toutes les machines, même celle qui est
capable de les construire toutes, ce qui est une énorme plaisan¬
terie, puisqu’il faudrait, celle-là aussi, qu’elle se construisît seule.
Korrekt? Ja, ganz korrekt, s’exclama-t-il dans un effort d’amabilité
qui lui fit un rictus effrayant. J’admets. J’admets tout. Je construis
une machine qui m’indique le dessin des côtes d’Afrique d’ici
cent ans. Les estuaires, les falaises, les îles, tout. La machine est
finie. Survient un raz de marée imprévu qui emporte la côte
et qui noie la machine. Korrekt? Ja, korrekt, répéta-t-il.
— On trouvera aussi la loi des raz de marée, dit Le Hourdel,
un peu pâle.
— Morgen, dit von Saas. Demain. Morgen früh. Demain
matin. Ou jamais.
Le Hourdel le regarda en dessous en essayant de réprimer sa
haine. Un silence suivit. Von Saas leva son verre et le tendit vers
Le Hourdel, obligeant celui-ci à lever le sien.
Mais Le Hourdel s’était déjà ressaisi. Il fixait maintenant
von Saas bien en face, en souriant.
— Vous êtes très réactionnaire, lui dit-il d’une voix tranquille
Cet homme était fort.
Von Saas ne sourcilla pas.
352 La Fosse de Babel

— Très... PrositI fit-il, et il but à grands traits.


Marie et Domenech fixaient sur von Saas des yeux étonnés.
Julienne s’amusait beaucoup.
Mais von Saas voulut faire preuve de gentillesse.
— Savez-vous quelle est ma spécialité? demanda-t-il à Le Hour-
del sur le ton dont il eût dit : Ne m’approchez pas, je suis le
bourreau.
Le Hourdel hésita.
— Non, fit-il.
— Je suis policier, claironna von Saas. Flic J Et j’ai beaucoup
réfléchi aux machines de police. Vous en avez déjà construit?
Le Hourdel hésita encore. Maintenant il se méfiait.
— Celles-là ou d’autres, peu importe, dit-il.
Je regardai Drameille, qui regardait von Saas. Drameille ne
paraissait pas inquiet. Personne n’avait jamais vu von Saas
s’enivrer vraiment. Sa voix restait claire.
— Toutes ces machines se ressemblent, dit von Saas qui
posait sur Le Hourdel ses yeux décolorés. Elles se ressem¬
blent trop. Mais justement, dans la police, ce qui compte, c’est
ce qui ne ressemble à rien... Je construis des réseaux, comme
vous. Vous, vous mettez des relais électroniques aux points
de bifurcation. Moi j’y mets des hommes. Einverstanden?
D’accord?
Le Hourdel fixait à son tour les yeux de von Saas.
— EinverstandenI fit-il, beau joueur.
— Des hommes irremplaçables et uniques! dit von Saas d’une
voix presque basse, avec une soudaine ferveur.

57. Au cours du même dîner, von Saas nous éclaire tous sur le
problème des déchets.

Marie connaissait peu von Saas mais n’ignorait pas ses fonctions,
bien qu’elle ne les situât pas à leur place éminente. Pour elle il
représentait une sorte d’être mythique ou océanique, qui habitait
des profondeurs inconnues et ne remontait à la surface que pour
des actions fatales, presque convulsives, par lesquelles le monde
tranquille des hommes payait une rançon mystérieuse à la vie
informe et nocturne. Elle était devant lui comme la vierge devant
La Fosse de Babel 353

le Minotaure, moins effrayée qu’éperdue, ouverte, immobile,


envahie d’une horreur et d’une ardeur également sacrées. Comme
la plupart des Américains, elle ne s’interrogeait pas encore sur le
sens et la portée de l’inquisition maccarthyenne, elle la subissait
comme on subit une opération chirurgicale ou un cataclysme
naturel qui viennent troubler une longue tranquillité des choses,
elle y voyait un fait à la fois nécessaire et étranger. Simplement,
une fois l’amputation terminée ou le désastre accompli, elle savait
qu’il faudrait reconstruire, et elle y était prête, de toute sa
force disponible et naïve, que cet accident même régénérait et
suscitait.
Ce fut elle, sans le vouloir, qui relança von Saas. Dans la torpeur
heureuse qui ce soir-là l’enveloppait, les premières paroles qu’elle
prononça désiraient être apaisantes. Elle voulut faire dire à
yon Saas qu’il n’y avait pas, aux États-Unis, de réel danger
communiste.
— Bien sûr que non, dit von Saas.
— Alors ces enquêtes seront bientôt terminées...
— Jamais! dit von Saas.
Et, comme il la voyait interdite, il voulut bien s’expliquer :
— Je ne lutte pas contre le communisme. Je ne lutte contre
rien. Vous ne supposez pas quand même que je confonds police
et gendarmerie. Je lutte pour l’ordre. Rien que l’ordre.
— Mais l’ordre en vue de quoi? demanda Marie.
— L’ordre pour l’ordre! s’écria von Saas, presque mystique.
Domenech paraissait fasciné par von Saas. Leurs regards se
croisèrent et von Saas tressailüt :
— Monsieur l’abbé, lui dit-il, répondez-moi. Est-ce qu’on peut
adorer un triangle? Vous allez me dire non. Vous, il vous faut
dedans le Père, le Fils et le Saint-Esprit... Mais moi je suis capable
d’adorer un triangle sans rien dedans...
Il tendit vers Domenech un index impérieux :
— En supposant, ce qui est probable, que la race blanche ait
presque disparu dans cent ans, que faut-il souhaiter qu’il reste
d’elle? Eh bien je répondrai : des hommes comme moi, capables
de tracer des dessins géométriques au fond des cavernes et de
leur trouver encore, au fond de leur conscience nébuleuse, quelque
sens. En quoi se résume aujourd’hui l’idée de la race blanche?
En ceci : les derniers défenseurs de l’ordre, de l’idée de l’ordre.
Je dis bien de Vidée, parce que depuis dix ans nous n’avons plus
rien à mettre dedans!...
354 La Fosse de Babel

— Mais le communisme aussi, c’est un ordre, dit Le Hourdel.


— Un autre ordre, dit Domenech.
Von Saas les enveloppa tous deux dans un seul regard froid.
Vous plaisantez, dit-il sans élever la voix, comme s’il
constatait un fait évident. Comment une civilisation matérielle
pourrait-elle produire de l’ordre? Le communisme, c’est comme
les machines, cela produit de l’uniformité, c’est-à-dire du désordre...
Des deux mains, il enserrait son verre, et fixait les yeux dessus,
son grand corps un peu ployé sur la table.
— La race blanche a fait un rêve, dit-il, un rêve éveillé, et qui
ne finira qu avec elle, celui d imposer au monde un ordre suprême
et définitif. C est pour cela que Hitler, malgré les imbéciles à
rancunes, voulait maintenir et affermir les deux grandes puis¬
sances de la race blanche, 1 Église romaine et l’Empire britannique,
qui n’y ont rien compris et ont laissé crever Hitler. Maintenant
c’est à leur tour de crever. C’est la loi. Le temps, si on le laisse
faire, conduit toujours à des événements catastrophiques. Fin
End mit Schrecken ist besser als ein Schrecken ohne End h Idiot,
dit-il. Si on le laisse venir, le temps est toujours barré d’une
façon terrifiante. Immer! Toujours. Immer mehrl Tout le problème
de 1 ordre est d’arrêter le temps. L’Église romaine et l’Empire
britannique ont subi la loi du temps. Ils se sont laissé envahir
par la graisse. Hitler aussi. Le symbole de Hitler, à la fin, c’était
Gœnng, avec son ventre... Il y a dix ans, dans une isba de Crimée,
quand il a fallu partir, j’ai tiré des coups de revolver sur une
horloge. Je savais déjà ce que je faisais. J’étais idiot, mais je
savais... *
Il s’arrêta un moment, leva la tête et nous regarda, tout en se
saisissant de la bouteille de cognac.
— Korrekt? nous demanda-t-il.
Il se servit largement.
./a, ganz korrekt! fit-il, et il vida son verre, puis reprit sa
pOSG.

«Les peuples blancs n’existent plus, murmura-t-il alors.


L ordre, c’est maintenant quelques hommes. Des hommes seuls
qui tiennent le monde à bout de bras. Quand ils seront fatigués
le monde crèvera. Il est déjà au bord du trou...
— Et vous faites bien entendu partie de ces hommes? lui
demanda Drameille qui, à son tour, constatait un fait.

1. Une fin avec épouvante vaut mieux au’une épouvante sans fin.
La Fosse de Babel 355
Von Saas leva vers lui ses orbites rouges, semblables à des
soleils mourants, le fixa un moment sans rien dire, puis, comme si ce
mouvement lui échappait ou lui était commandé du dehors,
tourna lentement la tête de l’autre côté, vers l'abbé Domenech,
et le regarda aussi un moment, toujours sans rien dire. Enfin, il
prononça ces mots étranges :
— L’abbé aussi en fait partie. C’est un homme seul...
Un peu démonté par la brusquerie du propos, Domenech se
troubla et, d’instinct, baissa les yeux. Drameille sourit.
— Seul avec toute l’Eglise, dit-il à von Saas.
— Il n’y a plus d’Église, dit von Saas.
Son regard inexpressif, bien incapable, apparemment, de
pénétrer dans les pensées de Domenech, semblait voir plus loin
que celui-ci, dans un passé et un avenir où seules vivaient des
images abstraites, non des hommes.
Domenech ramena bravement ses yeux sur ceux de von Saas :
— Que voulez-vous dire? lui demanda-t-il, un peu contraint.
— Jadis, vous auriez été brûlé, lui dit von Saas, d’une voix si
tranquille et si objective qu’elle en devenait implacable. Les
hommes seuls sont toujours hérétiques. Vous auriez été brûlé,
et savez-vous pourquoi? Parce que la société croyait encore à
son ordre, pas au vôtre. Vous, vous êtes de ces hommes purs qui
prennent sur eux toute l’impureté du monde. Et on les brûle en
coyant brûler l’impureté 1 C’est la loi. C’est l'ancienne loi l s’écria-t-il
en s’animant soudain et en serrant les poings. Le désordre, qui crée
l’impureté, essaie de faire brûler l’ordre, qui prend l’impureté
sur lui. Eh bien moi je ne veux pas brûler, fit-iL
Toute sa force tendue semblait prête à emporter Domenech.
— Et vous aussi, vous devez ne pas vouloir! lui dit-il. Vous
êtes le seul homme capable de me comprendre ici! Comment
avez-vous pu traverser les siècles?
Il désigna la croix pectorale du prêtre et continua d’un ton de
plus en plus emporté :
— Seulement il ne faut plus de Christ. Prenez un fouet. Ordre
et pureté partout. Nous sommes les derniers Blancs, cela veut
dire quelque chose. Toutes les couleurs sont impures. Le blanc
les contient toutes, et il est pur. Cela donne des devoirs et des droits.
Si vous laissez les choses suivre le cours de la facilité et boucher les
égouts du monde, s’écria-t-il en perdant toute mesure, les égouts
explosent et vous noient dans la merde. La merde, c’est ce qui
descend, la vie monte. Il y a encore dix ans, un savant suisse a
356 La Fosse de Babel

proposé à Hitler de procéder, après la victoire, à l’exondation de


la Méditerranée. Il aurait fallu fusiller cet homme. Mais, certains
jours, le cerveau de Hitler était bouché lui aussi. Pourquoi vider
la Méditerranée? Pour trouver de la profondeur à remplir? Ce
n’est pas de la profondeur qu’il faut trouver, mais de la hauteur...
Tout en continuant de parler, il remplit le verre de l’abbé,
devant lui, et remplit son propre verre, mais ne lâcba pas la
bouteille :
— Je dis aux techniciens : Est-ce que vous voulez qu’il y ait
deux milliards de Chinois en mouvement dans trente ans, et
autant de Noirs? Pas moi. Si vous n’êtes pas des techniciens de
merde, soyez capables de manger votre merde technique, sinon
c’est elle qui vous envahira dans vos laboratoires et vos usines de
merde jusqu’à ce que vous y creviez. Qu’est-ce que vous en dites?
s’écria-t-il en se tournant vers Le Hourdel, qui sursauta. S’ils
étaient sages, les derniers Blancs finiraient de détruire l’Europe
et l’Amérique et iraient s’enfermer dans quelque Suisse polaire
entourée de montagnes inaccessibles, et là ils attendraient. Ils
attendraient et ils travailleraient. A quoi? D’abord à épaissir
encore la muraille de glace et à la doubler d’une muraille de
plomb. Ensuite à imaginer toutes vos mécaniques et tous vos
automates et à trouver toutes vos lois pour en gaver la Chine
et l’Afrique, qui finiront bien à leur tour par en crever. Des
machines à construire, il en reste! Des lois à trouver, aussi! Est-ce
que vous connaissez la loi des naissances? Non! Enfermez-vous
derrière vos murailles de plomb, et cherchez-la. Et celle de l’effon¬
drement des continents? Il y a des continents qui s’effondrent.
Il faut empêcher les continents de s’effondrer. Il n’y a pas de
problèmes que ne commande une loi. Seulement c’est là que
commence le secret des derniers Blancs. L’ordre est bâti sur le
livre des lois. Mais le désordre aussi! Il y a tellement de lois à
trouver que la loi suprême n’est pas celle de l’ordre mais du
désordre. Donnez au monde toutes les lois qu’il voudra, qu’il en
crève, sauf celle-là, qui est celle de votre ordre à vous, de la protec¬
tion de votre ordre. D’ailleurs, ajouta-t-il en faisant passer la
bouteille dans sa main gauche et en pointant vers Le Hourdel,
de la droite, un index démonstratif et plutôt rassurant, vous avez
une bonne tête et vous trouverez. Vous n’êtes pas seulement
un technocrate. Je vois cela à votre tête. Si vous êtes invité ici,
dans cette assemblée de génies politiques, c’est que vous êtes
un génie politique vous-même. Et vous avez compris que les
La Fosse de Babel 357
technocrates sont là comme domestiques. C’est vous qui allez
rédiger le livre des lois. Je vous aiderai. Vous verrez les Africains
et les Chinois! Cette excitation! Pour eux un don du ciel.
Quatre milliards d’esclaves au service des lois, en train de boucher
les volcans ou de les déboucher, je ne sais pas encore, et de contrô¬
ler les tremblements de terre et les raz de marée! Avec en plus
les lois de la démocratie, l’application féroce des lois de la démocra¬
tie! Je leur en souhaite! Vous allez voir la vitesse de l’ordre,
l’accélération de l’ordre! Une drogue bien pire que l’alcool ou
l’opium. Ils ont le désordre dans le sang et ils redemandent sans
cesse de l’ordre. Donnez-leur en. Mais attention aux murailles de
glace et de plomb. Vous trouverez bien la loi de la migration des
microbes et du déplacement des maladies, et celle de la maladie des
microbes eux-mêmes, de la maladie des maladies. Qu’ils s’en ser¬
vent. La maladie deviendra de plus en plus incurable. C’est beau la
chimie, ça n’a pas de limites. Korrekt, ja korrekt, répéta-t-il
sans avoir l’air le moins du monde de chercher un effet d’humour.
Et même la loi de la fabrication des génies! On en parle! Donnez-
leur du génie tant qu’ils voudront, si c’est une question d’acide
glutamique. Et la bombe atomique en plus, avec des microbes
résistant à la bombe. Vous avez lu les déclarations d’Einstein et
d’Oppenheimer sur les rapports de la bombe atomique et de la
morale? Vous ne croyez pas que ces types-là sont les plus pauvres
types de tous les pauvres types? Et qu’ils mélangent tout?
Deux milliards de Chinois et autant de Noirs dans trente ans si
vous ne vous retirez pas dans votre patrie boréale et si vous ne
trouvez pas la loi de migration des bons microbes. Alors bâtissez
vos murailles de plomb d’abord, bien épaisses et bien closes, et
travaillez! dit-il en faisant repasser la bouteille de cognac dans sa
main droite et en remplissant aussi le verre de Le Hourdel, ce qui
était, pour lui, une grande marque de sympathie. Et laissez surtout
les peuples divaguer à leur aise!...
Il s’arrêta et, sans doute pour la première fois depuis longtemps,
se mit à rire, les yeux mi-clos, avec une sorte de bonheur rentré,
jubilant, délectable.
Laforêt, qui n’avait rien dit de tout le repas, posait sur von Saas
un regard tendu et hostile.
— Et après? fit-il.
La bouteille que tenait von Saas resta suspendué au-dessus du
verre de Le Hourdel.
— Après, quoi? demanda von Saas, surpris, en tournant la tête.
358 La Fosse de Babel

— Quand les peuples auront fini de divaguer? dit Laforêt.


— Il n’y aura plus de peuples, rien que des machines, dit
von Saas avec hauteur. Avec, en plus, quelque part vers le pôle,
les derniers Blancs qui redescendront comme des Seigneurs...
« Prosit », fit-il en levant son verre devant lui, en fermant à
nouveau les yeux.
Sa main était secouée de petits tremblements mais son geste
était sûr...
Dans le grand salon, un quart d’heure plus tard, Drameille
s’entretenait en souriant avec Laforêt, qui vibrait encore de colère
rentrée, et le calmait.
— J’ai moi aussi mon laboratoire et mes monstres, lui dit-il
à mi-voix. Je leur donne parfois un jour de liberté...
Puis, alternant le plaisant et le grave, et prenant Laforêt et
Domenech par le bras, il s’isola durant quelques instants avec
eux, remit à Laforêt, avec la permission de Domenech, un exem¬
plaire dactylographié du projet des Thèses, en lui disant : « Ce
n’est qu’un projet », et les laissa discuter ensemble.
J’avais pris rendez-vous avec Pirenne pour le lendemain.
Julienne est d accord, me dit Drameille en s’approchant avec
Le Hourdel. Après von Saas, Pirenne. C’est ici que nous recevrons
ton marxiste.
Le Hourdel, en s’éloignant, me sourit d’un air intime et vif.
Je n’eus pas l’occasion de parler à Marie. Elle prit congé tout
de suite et partit avec Le Hourdel.
— J’espère que Le Hourdel ne perdra pas de temps, me dit
Drameille. Cette fille est encore plus amoureuse que je ne croyais.
On a toujours intérêt à brusquer l’amour...
— Que se passera-t-il si elle apprend le rôle joué par Le Hourdel
près de Pirenne? lui demandai-je.
Il me regarda d’un air mécontent. Qu’avais-je déjà à m’occuper
des suites?
Cette fille prétend aimer toutes les hardiesses de pensée.
Il lui fera aimer aussi les hardiesses d’action...
Von Saas, redevenu muet, était parti à son tour et Laforêt
voulait maintenant briller devant Julienne :
— Vous ne m’avez pas apporté votre photo, me reprocha-t-il
en souriant.
— Je suis comme les Noirs des vieilles tribus, lui répondis-je
en souriant aussi. Ils refusent de donner leur nom et masquent
leur visage. n
La Fosse de Babel 359

Je touchais un point sensible. Laforêt hésita un court moment.


— Je fais de la science, non de la magie, dit-il enfin, et il se
lança pour Julienne dans des explications prolixes.
Je voulus faire un effort. Si elle eût caché moins de tension,
d’application, de volonté, son ardeur eût été touchante. Elle
entraînait. Au grand contentement de Drameille, je lui parlai
des embarras de Frieden avec l'or fugitif.
— Je vous emmènerai au laboratoire de l’inventeur, lui dis-je.
Vous pourrez sûrement l’aider à convaincre les experts.
Il en fut enchanté.
— Ce qui me gêne dans vos combinaisons de sphères et d’hémi¬
sphères, lui dis-je alors, c’est toujours ce problème du marginal
dont on parlait tout à l’heure. C’est la même chose en astrologie. On
oublie toujours quelque étoile éloignée ou quelque planète inconnue.
Il sourit avec indulgence et me laissa continuer :
— Les robots électroniques sont des êtres clos, pas les hommes.
C’est une superstition scientiste banale de croire que le monde est
divisible en un nombre fini de parcelles ou de causes. Et même, à
l’autre extrême, chaque homme est en correspondance avec un
nombre infini d’étoiles obéissant chacune à une infinité de lois. Il
nous faudrait l’éternité du temps pour intégrer dans un programme
de machine cette infinité d’infinis...
— Ne soyez pas à votre tour si réactionnaire, me répondit-il
avec une sévérité tempérée d’onction... La seule efficacité qui
compte sera toujours à vues humaines.
Il avait cet orgueil inébranlable et cet air d’entêtement vertueux
de ceux qui croient toujours qu’on peut construire l’infini par
étapes, et je me tus. Après tout, en un sens, il avait raison. Mais
d’Aquila, de son côté, n’avait pas tort : Dieu ne cherche aucune
efficacité, disait d’Aquila.
Quand je partis, Laforêt parlait toujours. Julienne, à la fois
ironique et pensive, souriait à Domenech. Celui-ci posait sur elle
des yeux reconnaissants et étonnés...
Von Saas rentra en Amérique dès le lendemain matin, et Santafé
le suivit à la fin de l’après-midi, non sans avoir, dans l’intervalle,
rencontré à nouveau Drameille, qui l’entretint longuement de la
récente fondation du groupe et lui proposa d’y entrer.
Santafé accepta. On pouvait compter sur lui. Mais il ne dissimula
pas qu’il fallait s’attendre à beaucoup de difficultés du côté de
von Saas.
— Vous vous en doutez, je pense, comme moi, lui dit-il. Notre
360 La Fosse de Babel

homme est fou. Non d’une folie espagnole et impulsive, qui demeu¬
rerait passagère, mais raisonneuse et allemande, et parfaitement
continue...
— La seule intéressante, dit Drameille.
— Si vous voulez, dit Santafé qui se ferma un peu. Mais, s’il
ne tenait qu’à lui, n’en doutez pas non plus, il détruirait réellement
l’Europe et l’Amérique.
Tous deux cependant étaient d’accord pour reconnaître que si
le monde blanc, dans son entier, et comme les pédérastes, allait
vers une refonte géante, von Saas ne pouvait être à une autre
place que là-bas, où ce monde touche aux limites de sa course
et de son destin.
Drameille pensait : L’ancienne patrie de von Saas, dans sa pater¬
nité trop virile, est morte des excès de Vancien ordre. Il n’existera
jamais plus de patrie. Il est juste qu’il tombe dans cette fratrie
sénile, qui en est la parodie, pour y évoquer ses fantômes. Les
fantômes de l’ordre mort.
Santafé, cependant, continuait :
— Sauf imprévu, dit-il, nous ne nous reverrons pas avant notre
prochaine réunion trimestrielle, à la fin de septembre. A ce moment,
un problème se posera, celui de la prorogation du contrat Greenson.
Attendez-vous, d’ici-là, au déroulement le plus logique et le plus
précipité. En ce qui me concerne, je vais essayer de placer des
hommes sûrs dans les chaînes de von Saas, sans qu’il le sache.
— Vous y arriverez?
— Je ne sais pas. Je ne connais pas d’homme plus méfiant.
Ni qui puisse mettre tant de calcul et de minutie dans la démesure...
— Vous voulez dire qu’aucun sabotage ne l’arrêtera?
— Aucun.
— Et vous n’êtes pas d’accord?
Là n’est pas la question, dit Santafé. Je ne suis contre aucun
sabotage à condition qu’il soit payant. Mais, pour von Saas,
l’action va devenir de plus en plus gratuite...
— Et là vous êtes contre?
— Oui.
Drameille resta un moment silencieux, les yeux baissés. Dans
une société forte, la provocation consolide l’ordre. Dans une société
faible, elle aggrave le désordre. Elle est donc à sa place partout.
L’écrivain releva la tête et regarda Santafé.
— Vous ayez raison et lui aussi, fit-il d’une voix neutre, presque
distraite, qui effaçait toute compücité.
La passivité est souvent bien plus haute
que l'activité. Toute activité cesse quand
arrive le vrai savoir, le grand savoir. On ne
fait pas, on fait qu’il se puisse faire.
NOVALIS.

58. Où le philosophe Lao-Tseu devient l'inspirateur d'une police


idéale.

L’exécution de Béria, chef de la police russe et fidèle lieutenant


de Staline, suivit de près les événements de Berlin. Que cet homme
que l’on pouvait croire tout-puissant succombât dès sa première
tentative pour sortir de l’ombre comme s’il n’était lui-même qu’une
fantasmogorie de la nuit, ce fut, entre Pirenne et moi, quand nous
nous rencontrâmes, un sujet de réflexion obligé : Béria n’était-il
pas en quelque sorte le modèle de Pirenne? Mais, s’il l’était,
Pirenne l’acceptait-il comme tel, mort incluse? Ce sujet était en
tout cas bien plus excitant pour l’esprit que les émeutes berli¬
noises, dont on avait tout dit quand on avait parlé de combat
héroïque et de répression barbare, mais dont il était clair que la
portée politique était nulle. Héroïsme des victimes, barbarie des
bourreaux, il ne venait d’ailleurs à l’esprit de personne d’employer
devant Pirenne des mots aussi indigents. Ces mots appartenaient
à une imagerie sentimentale, un folklore désuet. Ils procédaient
d’une enfantine et morne confusion entre les fins individuelles et
les fins sociales.
Pirenne me recevait toujours dans son bureau de la SOPEIC,
ce qui était sans doute, parmi ses postes de commandement, le
362 La Fosse de Babel

seul où il travaillât à découvert. L’armoire aux drogues avait


disparu. Le masque de Lénine n’avait pas été remplacé. Et la
machine trieuse? Évacuée depuis longtemps. Vendue ou confiée
à quelque subalterne.
Comme d’habitude, nous parlâmes d’abord de Jansen, du mili¬
cien. Ils s’enrichissaient. Pirenne était toujours satisfait de leurs
services. J’avais préféré ne pas revoir Jansen, que j’imaginais,
devant Pirenne, aussi divisé qu’on peut l’être devant une femme
qu’on s’en veut d’aimer. Mais, à cette supposition, Pirenne, qui
avait pris une fois pour toutes l’habitude de remplacer les analyses
psychologiques par l’étude du rapport des forces et ne s’en trou¬
vait pas plus mal, se mettait à rire avec une tranquillité tout à
fait dénuée de prétention. Jansen exploitait avec succès son fameux
coffre; Pirenne l’aidait; pourquoi Jansen eût-il été rétif? Jansen,
certes, se fût sans doute défendu ou rebiffé si Pirenne lui était
apparu comme un doctrinaire ou un partisan désireux d’imposer
ses idées. Mais Pirenne disait volontiers qu’il n’avait pas d’idées.
Avec une gentillesse vaguement raccrocheuse, il m’expliquait
qu’il était resté, dans l’action policière, un physicien, mieux encore :
un physicien sans théories, qui enregistrait des constatations et
transmettait des informations, sans prendre parti. C’était une
chose toute nouvelle pour Jansen d’être saisi par la froideur
de l’objectivité.
Avec Pirenne, depuis longtemps, nos conversations portaient
d’ailleurs beaucoup moins sur les principes que sur les faits, ce
qui supprimait les discussions. Avant de l’entretenir de sa ren¬
contre avec Le Hourdel, je l’interrogeai pourtant sur les raisons
de l’échec de Béria.
— Il n’y en a qu’une, me dit-il. Il a violé le seul commandement
du policier communiste, qui est aussi sa seule garantie, son seul
secret : Être et non paraître. Il a voulu à la fois être et paraître.
Cette confusion ne pardonne pas.
— Par ambition? Par orgueil?
— Par suite d’une insuffisante méditation.
— Cette synthèse, pourtant, Staline l’avait faite. -
— Absolument pas. Elle est impossible. Sans la police de Béria
Staline n’était rien. L’omnipotence de Staline n’était que l’expres¬
sion de l’omniprésence de cette police.
— Elle lui appartenait...
— Pure apparence. Staline n’était que paraître. Il ne fut que
l’expression d’un équilibre de forces qui lui étaient étrangères.
La Fosse de Babel 363

Des forces qui s’équilibrent sur un point d’application n’appar¬


tiennent pas à ce point. Staline était avant tout un homme médio¬
cre, mais qui avait poussé l’acceptation de sa médiocrité jusqu’au
génie. C’est en ce point ultime de l’impersonnalité communiste
que l’être, dans le chef, peut s’invertir dans le paraître, mais il
ne peut le faire que là. Ceux qui, au sujet de Staline, parlent de
culte de la personnalité, font la preuve qu’ils ne comprennent
rien à l’essence profonde du communisme, qui est d’invertir, pour
les accomplir, les tendances habituelles du pouvoir telles qu’elles
se présentent dans les sociétés inachevées. Dans la société com¬
muniste, où le pouvoir réel est diffus et immanent et reste par
conséquent invisible, il n’existe rien de plus réservé et de plus
exclusif que le paraître. Tous les prétendus crimes de Staline, ces
répressions de complots, fabriqués ou non, toutes ces exécutions
n’avaient qu’un but : réprimer les menaces de pouvoir personnel,
assurer l’impersonnalité du pouvoir. Les intellectuels occiden¬
taux, qui prennent la relève des intellectuels juifs et qui sont,
après eux, les représentants avancés de la confusion dans le monde,
ne savent jamais discerner les significations sous les signes et
portent toujours sur l’action, ou plutôt la non-action de Staline,
des jugements irresponsables et irréfléchis. Si l’on regarde de près,
on s’aperçoit que Staline n’exerçait en fait son pseudo-pouvoir
que de façon négative, pour empêcher, non pour imposer. Son
ressort n’était pas la volonté de puissance, mais la méfiance...
— Et son successeur?
— Il n’en a pas encore. Il s’est produit contre Béria une réaction
de défense tout à fait saine. Maintenant il faut attendre que sorte
de cette conjuration de médiocres un médiocre plus conscient
que les autres, et à qui cette médiocrité non naïve servira de talent
pour équilibrer les médiocrités naïves qui l’entourent.
— Tu crois donc à la nécessité d’un chef unique?
— D’un chef apparent unique.
— Le Père Carranza y croyait aussi. Le chef unique de l’Est.
Il l’appelait VAntéchrist.
A ces mots, son regard noir, posé sur le mien, jeta une brève lueur.
— Le nom importe peu, dit-il.
— Au contraire, lui dis-je, il importe beaucoup. C’est le nom
qui ouvre la route du sens. Si on parle de l’Antéchrist, c’est qu’on
attend ensuite le Christ.
Sa réponse vint tout de suite :
— Je n’ai pas besoin d’idoles,„
364 La Fosse de Babel

Peut-être fut-il gêné par l’abrupt de ce mot car son sourire, par
un mouvement second, se fit à nouveau plein de gentillesse. Toutes
nos conversations avec le Père Carranza me revinrent ensemble
à la mémoire. Pourquoi nommer le Christ, en effet, s’il n’était que
le principe de la fusion des masses? Pourquoi vouloir séparer de
l’innombrable ce qui sera jusqu’au bout dissous dans le nombre?
On eût dit qu’il suivait le cheminement de ma pensée, car il
ajouta :
— Je n’ai pas besoin de chefs transcendants... A commencer
par Alexandre pour finir par Napoléon, Hitler et Henry Ford, le
règne des chefs transcendants s’est toujours soldé par un échec
catastrophique. Aussi le régime communiste tente-t-il une expé¬
rience qui n’eut jamais d’exemple. Pas de chef. Il suffit que la
police, qui détient le vrai pouvoir, en abandonne l’apparence à
la caste des techniciens et des militaires en les laissant se couvrir
de dignités et de médailles, c’est tout.
— Soit, lui dis-je. Mais le pouvoir en vue de quoi?
Je posais à Pirenne la même question que Marie Greenson à
von Saas, tout en sachant que la réponse ne pouvait être, dans
les deux cas, que radicalement différente. On eût dit que von Saas
venait creuser encore une victoire déjà vide. Son réseau en quelque
sorte forait des trous qui exprimaient l’essence de ce vide. Au
contraire Pirenne venait exprimer l’organisation naturelle et comme
spontanée du plein. Son organisation, en quelque sorte, plantait
des clous qui exprimaient l’essence de ce plein. Mais la matière,
dans ces deux cas extrêmes, et par suite de sa nostalgie inconsciente
de l’esprit, obtient toujours ce qu’elle ne veut pas. Von Saas
parlait toujours d'ordre et était contraint de passer par le désordre.
Pirenne parlait toujours de liberté et était toujours contraint de
passer par la dictature. Tel est le propre de l’âge noir où nous
sommes. Les fins de l’action y sont toujours démenties par ses
moyens.
Pirenne, très à l’aise, souriait. Oui, le pouvoir en vue de quoi?
— En vue de rien, dit Pirenne.
— Mais encore?
Il me regarda d’un air de parfaite tranquillité, sans aucune ironie.
— Il faudra que tu relises Lao-Tseu, me dit-il. L'effort pour
gouverner un grand État ne doit pas dépasser la peine qu'on prend
pour faire frire un petit poisson. Et encore : Les sages pratiquent
le non-agir, et voilà pourquoi, dès lors, dans l'État tout va bien...
Les sages, ce sont les flics, dit-il.
La Fosse de Babel 365

— Je veux bien... Mais en fait de non-agir, tu t’agites beaucoup.


— Grosse erreur, fit-il, sans s’animer le moins du monde.
Il avait baissé les yeux. Ses mains, posées sur le bureau, étaient
calmes, détendues. Il les souleva un peu pour les mettre sous la
lumière de la lampe et les considéra un moment.
— Quel est le rôle de la police? dit-il en même temps. Maintenir
et dynamiser l’équilibre. C’est ici que les philosophes pourraient
parler de moteur immobile.
— Tu parles d’une police idéale.
— Bien sûr, fit-il. La police des polices. Celle d’un véritable
État. D’un État sans poids... Disons si tu veux que le but de cette
police, qui sans cela n’a pas de buts, c’est d’obtenir le dépérisse¬
ment de l’État, tel que le souhaite Marx, et d’idéaliser ainsi l’idée
qu’elle se fait de soi. Cela ne te suffit pas?
Il me sourit.
— Moi, cela me suffit, dit-il... Je ne fais rien, ou plutôt je n’ajoute
rien à rien. De quoi meurent toutes les sociétés? D un manque
d’information sur elles-mêmes. La matière est encore épaisse. Je
me borne à tout tirer au clair. Les faits cachés, les intentions
inavouées. Surtout les intentions. Je les aide à se présenter, à se
nommer...
— Et si elles ne veulent pas, tu les y forces.
Il fit la moue : .
— Elles veulent toujours, mais elles ne savent pas, parfois,
qu’elles le veulent...
Il regardait toujours ses mains :
_ Il y aura toujours de l’ombre, dit-il, mais dans cette ombre
le flic est transparent.. La police, c’est l’objectivité de l’ombre.

59. Engagement de Le Hourdel et conversation avec Jansen sur


le paradoxe du ressentiment.

Pirenne resta un instant silencieux puis releva brusquement la


tête. Le moment était venu.
— Èien, fit-il. Passons aux questions du jour. Où en est Le
Hourdel?
_Je suis ici pour organiser votre rencontre.
_Quelles sont exactement ses conditions?
366 La Fosse de Babel

— Il n’y a pas de conditions, lui dis-je.


Perplexe, il me regarda.
— Je ne veux pas le payer, dit-il.
— Il ne demande rien.
— Je ne veux pas non plus, au moins avant quelque temps,
le mettre en rapport avec un service quelconque. Il restera direc¬
tement branché sur moi.
— C’est tout à fait normal.
— Je me suis renseigné, fit-il. C’est aussi un ami de Drameille.
— Cela ne lui enlève rien.
— Non, bien sûr, fit-il.
Les yeux haut levés, il paraissait suivre sa pensée, non la
mienne.
— C’est Drameille qui me l’envoie? fit-il en me regardant à
nouveau.
— C’est beaucoup dire.
— Si Drameille doit se tenir entreJLe Hourdel et moi, ça ne va pas.
— Cela ne dépend que de toi.
— C’est trop beau, fit-il, un peu absent.
— C’est Drameille qui m’a fait connaître Le Hourdel. Je te
propose de rencontrer Le Hourdel dans un dîner où seraient éga¬
lement invités Drameille et Poliakhine...
Cette fois il se mit à rire :
— Je vois, fit-il... Et où aurait lieu ce dîner?
— Chez Julienne de Sixte.
— Bien sûr, fit-il, à nouveau absent.
Il resta un long moment silencieux, comme s’il poursuivait un
rêve tranquille. Nul n’eût pu dire si, au même moment, il supputait
les raisons possibles de Drameille, les recevait, les rejetait. Peut-
être s’en laissait-il caresser comme d’un vent léger, pour le seul
plaisir de se sentir ouvert au monde du dehors, et baigné par lui,
mais en même temps immobile, immuable, ancré sur soi.
Son regard revint vers le mien.
— Eh bien, d’accord, fit-il.
Cette simplicité me plut. Elle était sa force.
Après tout Le Hourdel s’occupe de machines, toi aussi.
Vous parlerez de machines...
Il eut un geste vague, qui coupait court. Devant lui, la bonne
humeur se nuançait toujours de contrainte, de retenue.
Comme je consultais ma montre, le téléphone intérieur sonna.
On avertissait Pirenne que Jansen venait d’arriver.
La Fosse de Babel 367

— J’ai rendez-vous avec Jansen, me dit-il. Tu peux rester.


— Vos affaires ne me regardent pas...
Il eut un éclair de gaieté :
— Tu es son ami et un peu son tuteur.
J’eus tort sans doute, mais la curiosité l’emporta : je restai.
Pirenne m’expliqua qu’il formait pour Jansen de grands projets.
« En France, pour être les maîtres, il suffit de tenir un millier de
personnes bien placées. Les honnêtes gens ne sont bons à rien;
les pourris, si. » Encore fallait-il, si je comprenais bien, les aider
à pourrir. C’était une simple question d’organisation.
Il me dit aussi : « Ce sont les peuples qui se croient évolués qui
pourrissent le mieux. L’intelligence qu’ils se donnent supporte
tout, justifie tout. Les peuples intelligents sont lâches. » C est un
fait que l’intelligence est un cadeau mortel. Elle ne vient jamais
aux peuples que pour les perdre.
Pirenne disposait de nombreuses combinaisons payantes. La
plus banale était encore le trafic des licences d’importation. Autour
des cabinets ministériels, il y avait à cette époque (ils ont sûre¬
ment disparu depuis) un certain nombre de petits requins tournant
en cercle et bien informés des bonnes occasions. Il y avait aussi
la très astucieuse symbiose de la pubücité et de l’industrie. Les
journaux et les revues sont facilement en déficit et paient peu
d’impôts. Rien n’empêchait par conséquent un industriel dési¬
reux de ne pas payer, sur ses bénéfices, les énormes impôts habi¬
tuels, de passer avec un journal, ou une revue, un contrat de
publicité très onéreux, dont on lui rendrait, de la main à la main
la moitié du profit.
_ je vais créer, pour Jansen, une revue européenne. L est à la
mode, dit Pirenne. .
Les premiers clients de cette revue étaient tout désignés. Grâce
aux papiers du coffre, Jansen disposait déjà d’une cinquantaine
d’industriels. On leur demanderait d’en amener d’autres. Ils
viendraient tous. Le surplus était affaire de technique : micros,
magnétophones, caméras cachées dans les murs par des glaces
sans tain; une politique au long cours n’a besoin que d hommes
sûrs et de petites recettes... # ,
Enfoncé dans son fauteuil de cuir, Jansen, plutôt maussade,
se taisait. Pirenne se tourna vers lui :
— Tu ne dis rien, remarqua-t-il.
— Je n’ai rien à dire. .
En fait, il s’interrogeait. Quand on a rêvé toute sa vie a/exterminer
368 La Fosse de Babel

les salauds, on peut trouver peu glorieuse l’entreprise de se servir


d’eux et y craindre quelque complaisance. Mais les plans de
Pirenne visaient loin. Jansen se sentait entraîné par eux. Il se
demandait si sa haine contre Pirenne était encore intacte. Mais il
refusa de répondre à cette question. La haine est le ressort des
petits exécutants, se disait-il.
Tu vises peut-être loin, dit-il à Pirenne, mais pas haut.
Comme celui du monde moderne, le drame de Jansen était celui
de la communication. Il ne savait ni se refuser ni s’offrir. Il avait
été. humilié par Pirenne et eût voulu le battre à son propre jeu,
mais Pirenne se gardait si bien qu’on ne pouvait l’atteindre qu’en
prenant des risques gratuits, encore plus humiliants...
Qu était-il advenu au juste de ce travail de sape et de destruc¬
tion, par l’image duquel, trois mois auparavant, Jansen nourris¬
sait et calmait sa haine? Ce fut la question que je posai à Jansen
quand nous sortîmes ensemble de chez Pirenne. Succédant à deux
journées d’orage, cet après-midi de juillet était frais et limpide
et 1 on avançait avec délices dans l’air clair. Jansen, qui croyait
que Pirenne m avait convoqué pour m’offrir, comme à lui, la
direction de 1 une de ses sociétés parallèles, m’accompagna par
les Tuileries jusqu’aux Champs-Elysées. Je lui posai la question.
eut un geste de dépit. Mais c’était un homme sincère et sans
vanité, et il avait été pauvre trop longtemps et persécuté trop
jeune pour s’enfermer encore dans des illusions ou des défis d’enfant
gâté. L idée qu’à tout danger de cheminement il faut opposer
un cloisonnement habile, comme dans les sous-marins, par exemple,
contre les \enues mortelles de l’eau, ou en rase campagne, contre
1 infiltration tactique des partisans ennemis, cette idée n’appar¬
tenait évidemment pas à Pirenne, puisqu’elle figure dans tous les
manuels militaires qui sont des chefs-d’œuvre d’efficace banalité.
Que Pirenne cependant (comme von Saas) fût passé maître dans
cet art si simple mais tout d’exécution, c’était un fait, et Jansen
en trois mois, n’avait même pas réussi à franchir le premier barrage
ou à faire sauter un seul angle, une seule charnière, un seul pivot.
Chez Pirenne, depuis trois mois, Jansen n’avait eu affaire qu’à
trois hommes, pas un de plus : le milicien et Pirenne d’abord ce
qui allait de soi, le portier de la SOPEIC ensuite, qui était chargé
des baisons. Ce costaud au poil roux et aux mains charnues avait
peut-être des appétits simples, mais n’acceptait son pain que de
Pirenne, comme un bon chien. Jansen avait passé des jours et
des nuits à filer Pirenne et son gardien du seuil, sans rien décou-
La Fosse de Babel 369

vrir, sauf qu’ils ne prenaient aucune précaution visible. Ils allaient


de la SOPEIG aux maisons du Parti, des maisons du Parti à leur
chambre meublée, et revenaient à la SOPEIC. De petits employés.
Que restait-il à Jansen? Donner l’assaut de face. Si je comprenais
bien, il avait décidé d’attaquer en force le portier.
Si l’on veut mesurer le chemin parcouru ces dernières années
par la conscience méandreuse de nos activistes, il faut toujours se
reporter à l’exemple illustre des Réprouvés de von Salomon, qui,
à la fin de la Première Guerre, perdus dans la défaite allemande,
se battaient encore pour le corps charnel de leur patrie. Les scan¬
dales nationaux et la corruption des parvenus furent insuppor¬
tables aux révolutionnaires allemands, qui opposèrent le crime
au scandale et la conspiration héroïque à la veulerie du pouvoir.
Dans l’Europe d’aujourd’hui, écrasée par la Seconde Guerre, les
scandales ne sont pas moins criants et le cynisme sans gloire des
trafiquants occupe toujours la scène dorée du pouvoir, mais ce
cynisme n’est impudent que parce qu’il est désormais sans risques
et qu’il n’y a plus de gang de vrais aventuriers pour faire rentrer
en coulisse les mercantis et les menteurs. C’est qu’en Europe,
aujourd’hui, par le plus grand tour de passe-passe de l’histoire,
on a réussi à persuader les vaincus qu’ils étaient vainqueurs.
Mises à part les petites minorités dites fascistes auxquelles Jansen
eût pu se rallier (mais le fascisme, même à son apogée, n’a jamais
disposé d’un champ matériel suffisant pour être autre chose qu’un
pôle de dispersion fait pour activer le3 antagonismes, non les
résoudre), toutes les autres minorités activistes n’avaient, en 1953,
que les mots de grandeur et de victoire à la bouche. Quelle victoire
et quelle grandeur, Churchill peut en mesurer aujourd’hui la
portée sur les décombres de ce qui fut l’Empire britannique, et
De Gaulle de même par l’éclatement de ce qui fut l’Empire fran¬
çais. De faux vainqueurs ne se révoltent pas, il faut attendre
qu’ils aient appris leur rôle de vaincus. En France, en 1953, il
fallait attendre que l’Indochine fût perdue, puis le Maroc, la
Tunisie, toute l’Afrique, pour que l’idée même de révolte politique
commençât à germer dans la cervelle des centurions étonnés.
Jansen se sentait donc très seul. Au fond, il en voulait moins à
Pirenne qu’aux autres, les politiciens de la nouvelle Europe, celle
des banquiers et des marchands, qui prétendait survivre à celle
des guerriers, morte avant même de naître, dans les champs
de neige glacée de Stalingrad. Pirenne, au moins, ne parlait pas
de la victoire de l’Europe, mais de celle du communisme. Sa
370 La Fosse de Babel

logique était claire. On pouvait la respecter sans déchoir. Et


il arrivait parfois à Jansen de se demander si Pirenne l’avait
réellement humilié et n’avait pas voulu, au contraire, le durcir,
comme on fait d'un enfant rebelle, car la dureté du maître est
un hommage à la future dureté du disciple. Comment chasser
cette pensée? Jansen s’en voulait de cette erreur d’aiguillage du
destin qui l’avait fait naître en un point de la terre où le fascisme
ne pouvait qu’être désespéré et le communisme servile, mais
s’agissait-il d’une erreur ou d’une sombre fatalité? Aussi, lorsqu’il
arrivait à Jansen, aux heures désarmées de la nuit, de s’imaginer
encore, contre les salauds, en vengeur d’une éclatante morale,
ces revanches n’avaient-elles plus pour lui qu’un goût de cendre.
Et certes, ses victimes étaient toujours choisies parmi les hommes
politiques intelligents et riches, ou plutôt enrichis, de cette nou¬
velle race de présidents du Conseil milliardaires qu’il désignait
toujours du nom d’ordures, d’un mot qui emportait en lui tout
jugement. Il rêvait d’attentats parfaits, à la machinerie géniale,
toute huilée d’un rêve second qui prolongeait le premier jusqu’à
l’infini des presciences et des sérénités divines, jusqu’à ce qu’il
y eût chez les victimes, au dernier moment, ce regard désespéré
et lucide qui le rendait à sa propre lucidité et à son propre déses¬
poir. Mais, si au début du rêve, la solitude était une force, à la
fin elle devenait poignante. Alors Jansen se mettait à raisonner.
Qu’était-ce qu’une révolte morale, sinon une attitude d’impuis¬
sance? La morale n’a jamais été que la revendication des faibles.
Il fallait éviter le piège du ressentiment. S’allier à de faux dieux,
c’est avouer qu’on a été humilié par un vrai dieu. Contradiction
mortelle. En marchant près de moi, en s’accrochant à moi, qui
ne pouvais rien pour lui, sauf meubler un peu, pour un moment,
le vide béant du monde, Jansen fuyait cette contradiction. Un
ennemi méprisé doit être un ennemi oublié. Or Jansen n’avait
aucun pou\ oir d oubli. Ce n’est pas l’intelligence raisonneuse
qui console, c’est la connaissance, et déjà elle ne raisonne plus.
Dans 1 air plein de senteurs saines et vivantes, Jansen avançait
sans sentir et sans voir, et même sans vivre, car ceux qui pour¬
suivent des chimères sont eux-mêmes chimériques. Il cherchait
un ennemi digne de lui. Au bout de cette recherche certains trou¬
vent Dieu, d’autres la société. Mais l’un comme l’autre sont des
ennemis impersonnels et silencieux, rassurants et grandioses :
on peut tout leur dire, ils ne répondent pas. Jansen n’était pas
dupe de ce tour. Il voulait de vrais ennemis, capables de donner
La Fosse de Babel 371
de vrais coups et d’en recevoir en réponse. La chaussée des Champs-
Élysées était brillante et polie comme un ruban d’acier, et les
voitures glissaient sur sa solidité unie comme l’insulte sur une
âme forte. Cette impavidité du monde créé par l’homme était
un spectacle cruel. Il fallait, pour Jansen, rompre cet ordre, s’op¬
poser et s’égaler à lui. Comment? De la manière la plus froide, la
plus désintéressée, la plus absente. Depuis quelque temps, d’autres
exilés, de l’extérieur ceux-là, des Roumains, des Hongrois, des
Polonais, ralliaient les rangs des fascistes allemands et français
et voulaient créer une Internationale fasciste. Ils parlaient de
contre-révolution, de catholicisme de combat et prononçaient,
à Aix-la-Chapelle, sur le tombeau de Charlemagne, des serments
de moines-soldats. Des croyants. Jansen ne croyait à rien, sauf
à l’impuissance de l’exil. C’est parce qu’il les voyait condamnés
qu’il voulait leur donner des armes, les pousser, comme il se pous¬
sait lui-même, au terme de leur condamnation et de leur impuis¬
sance. Il lui fallait de l’argent, encore plus d’argent. Jansen,
pour faire tout avancer ensemble, allait alors essayer d’entraîner
le garçon roux dans un hold-up, et ce n’était pas une affirmation
vantarde. Son projet était déjà étudié dans les moindres détails.
Une perception de Paris. Pourquoi la vision des Champs-Élysées,
baignés de soleil et dont la tranquille montée semblait vouloir
unir les bonheurs de la terre et les bonheurs du ciel, me fit-elle
brusquement comprendre qu’il n’était pas pour Jansen d’autre
issue logique à son débat, car on ne pouvait rompre cet ordre
apparent des choses que par un désordre également apparent,
un désordre aussi inconsistant que cet ordre même? Au sein de
la société tout entière ennemie, Jansen se choisissait l’ennemi le
plus bas, Ib moins chargé de raisons, mais aussi le plus chargé de
sens par cette absence même. L’ennemi qui permettait de nier,
d’avance, l’humiliation qu’il y avait à avoir des ennemis.
— Et qu’est-ce qui te fait croire, demandai-je à Jansen, que
le portier de Pirenne acceptera de te suivre?
— Rien, fît-il, sauf l’absence de risques et la vertu de l’argent.
— Car il n’y a pas de risques?
— Je peux te donner tous les détails.
— Je n’y tiens pas, lui dis-je.
En passant devant le métro Concorde, j’avais acheté France-
Soir, mais ne le dépliai qu’au café du Rond-Point, où nous nous
assîmes. « Regarde », dis-je à Jansen. De jeunes auxiliaires des
P.T.T., qui profitaient de leurs journées de congé pour attaquer
372 La Fosse de Babel

des encaisseurs, s’étaient fait prendre bêtement en circulant dans


une voiture volée. Le journal s’inquiétait. Depuis un an, neuf hold-
up sur dix étaient restés impunis. Ces agressions, le plus souvent,
paraissaient commises par des jeunes gens étrangers au « milieu »
et qui n’avaient jamais attiré l’attention de la police. Et ces nou¬
veaux étaient beaucoup plus dangereux que les anciens : ils man¬
quaient de sang-froid et tiraient trop vite.
— Des apprentis, dit Jansen. Garder une voiture volée!
Je continuai ma lecture. La mère de l’un des gangsters s’était
tuée en se jetant dans la mare de son village, en Auvergne.
— Moi, je n’ai pas de mère, dit Jansen. C’est l’avantage.

60. PLrenne dans le monde.

Pirenne, qui ne s’était jamais laissé apprivoiser par rien mais


dont on pouvait penser qu’il mesurait exactement l’utilité de tout,
n’était point si ennemi des mondanités parisiennes qu’ü ne fût
capable à l’occasion d’en saupoudrer ses activités concrètes,
comme d’un engrais léger. Au cocktail suivi d’un dîner froid qui
fut organisé à son intention chez Julienne, ü ne rencontra pas
seulement Le Hourdel, Drameille, Poliakhine et moi, mais aussi
Laforêt et Françoise, car cette réunion eut lieu un samedi soir,
et Françoise passait ce week-end à Paris. (Marie dînait, ce même
soir, chez des amis américains de son père.) Drameille, qui ne
laissait rien au hasard, avait quelque peu hésité à élargir ainsi la
rencontre et s’était demandé un moment s’il ne valait pas mieux
se contenter d’un encadrement étroit, mais il craignit finalement
que l’intention ainsi trop clairement affirmée de rapprocher Pirenne
et Poliakhine créât quelque gêne. Quand je parlai à Pirenne de
ces scrupules, il se mit à rire avec tranquillité.
Quelle différence pourtant entre Pirenne et Poliakhine! Lors¬
qu’il m’arrivait de penser à Pirenne et que j’essayais de remonter
dans son passé, je n’arrivais jamais à l'imaginer sous les traits de
cet adolescent agressif ou enthousiaste qu’était resté Poliakhine.
Toutes ces arborescences vivaces et touffues que la vie lance vers
le ciel et qui semblent faites, chez les jeunes gens, pour brûler haut
et clair, s’étaient tout de suite en lui puissamment englouties
et avaient été prises dans une immédiate et forte décomposition
La Fosse de Babel 373

qui en avait conservé la forme mais évacué l’essence et ne les


livrait plus aujourd’hui, en quelque sorte, que dessinées en creux
et fossilisées. Et sans doute avait-il en effet réprimé en lui très vite
les éclats de ces incendies brillants et fugaces dont la nature est
celle de l’étincelle qui raie vainement la nuit, puis s’éteint, pour
n’encourager que ces forces de la submersion, dont l’empire est
celui des vastes et durables sédimentations. Rien par conséquent
du feu de Pohakhine, de son perpétuel mouvement, de cette intelli¬
gence toujours projetante, insinuante, aventurée : une maîtrise
calme, bien assise, presque sereine. La lente corruption humide
qui avait longtemps travaillé en lui une matière encore instable
et inquiète et qui lui faisait jadis des yeux pourrissants, s’était
accompagnée de cette énorme compression dont les effets suppléent
à ceux de la chaleur et finissent par donner à l’absence d’âme
l’éclat opaque du diamant noir. Tels étaient désormais les yeux
de Pirenne. J’y cherchais en vain un secret. Autant interroger
les siècles d’avant l’histoire.
Et seule, en effet, ce soir-là, la présence de Poliakhine eût été
susceptible d’indisposer Pirenne. On ne pouvait pas dire qu’il
n'aimait pas les Juifs, ce qui eût impliqué, chez lui, la possibilité
d’une réaction d’instinct ou de passion tout à fait étrangère à sa
nature, mais c’était justement l’émotivité particulière des Juifs
communistes qui le gênait. L’intelligence de Pirenne était toujours
ordonnée à sa matière. Elle était le fruit de l’ordre supérieur de
celle-ci, et l’intégrait toute, dans toute sa densité. Au contraire,
celle des Juifs lui semblait n’être tirée que de la matière de leurs
émotions, c’est-à-dire d’une région désordonnée, parcellaire et
flottante. C’était, pensait-il, par besoin de compensation que les
J uifs tenaient tant à se dire rationalistes, universalistes. Ils n’affir¬
maient tant de confiance dans la raison en soi que pour cacher
que leur propre raison leur échappait. Et certes, les Juifs comme
Poliakhine invertissaient l’ordre naturel, ce qui est toujours un
signe de faiblesse : au lieu de consacrer leur intelligence à comprimer
et organiser leurs émotions, ils laissaient celles-ci pointer à travers
elle et la disloquer. Avec eux, l’argumentation était toujours en
perte d’équilibre, en jaillissement instable et prof us. Il fallait faire
un perpétuel effort de ressaisissement, de retour au concret, au
réel.
Très à l’aise dans son complet sombre, un verre de champagne
à la main, Pirenne se prêtait de bonne grâce aux soins de Julienne
et de Françoise, un peu étonnées de l’élégante décontraction de
374 La Fosse de Babel
cet homme de la nuit. Avec l’habituelle curiosité qui est de mise,
comme une politesse de manières, dans ces réunions, elles lui
posaient des questions sur la situation du communisme russe, son
adoucissement, son évolution. La répression des émeutes berli¬
noises était déjà bien oubliée. Lui, à demi tourné vers Poliakbine
qui, à trois mètres de là, parlait à Laforêt, leur faisait, sans con¬
trainte, les réponses de convention qu’elles attendaient. Elles le
trouvaient aimable et disert. Il payait son billet d’entrée. Essayait-
il d’entendre ce que disait Poliakbine? Je n’en étais pas sûr, mais
lui prêtais toutes les ubiquités, tous les pouvoirs. Laforêt fixait
sur le jeune Russe, qui parlait trop vite, avec des gestes entre¬
coupés, son sourire immuable et figé. Je pensai : Les Juifs sont
l’amer levain intellectuel dont la pâte humaine a besoin pour être
digestible. Le terrible, c’est qu’ils ne l’acceptent pas et refusent
d’être digérés en même temps. L’histoire est cruelle : le levain se
dissémine et disparaît longtemps avant que le pain soit mangé...
Lorsque tout le monde eut fait connaissance et qu’on s’assit
pour le dîner, Drameille, en bon ordonnateur et sous le couvert
de rendre la conversation générale, s’employa à l’orienter vers les
questions qu’il voulait poser à Pirenne et qui étaient selon lui les
plus propices pour obliger le jeune communiste à se découvrir.
On connaissait les tours de Drameille. Certains avaient été, en leur
temps, célèbres dans les salons. Et quand il énumérait par exemple
ce qu’il appelait les dix nouvelles plaies d'Égypte, en choisissant
selon les besoins du jour dans une liste qui paraissait sans fin :
la conscience universelle et l’O. N. U., l’enseignement obligatoire,
la publicité, le journal quotidien, l’automobile, les petits excitants
de rien (jazz, tabac et alcool), le cinéma, la télévision, la psycha¬
nalyse, les missions protestantes, le pathos claudélien, les tiers-
partis, les moralistes de droite, les intellectuels de gauche, les
esthètes de partout, la compression bête des villes, le cancer, la
statistique, les courriers du cœur et l’érudition, on ne pouvait
pas ne pas remarquer qu’il évitait toujours de nommer le commu¬
nisme, pour être amené à dire que c’était aussi une plaie mais
qui les recouvrait et les guérissait toutes, si l’on savait n’en point
mourir. Ici, il fut plus direct et demanda presque tout de suite à
Pirenne quelles impressions il avait rapportées de ses récents
voyages en Chine. Tout le monde s’attendait à des anecdotes, mais
Drameille se faisait fort de les tirer vers les idées. Pirenne le dis¬
pensa de cette peine.
— Par rapport à l’Europe et même à la Russie, quelle est selon
La Fosse de Babel 375

vous la mission de la Chine? demanda Drameille. Nous voyons que


le communisme russe revient au patriotisme, à l’excitation des
passions nationales et raciales, ce que certains estiment être un
recul. On peut se demander si une grande politique mondiale est
compatible avec ce retour aux forces irrationnelles. Le commu¬
nisme chinois, lui, confine au chauvinisme. On a beau faire la part
de la tactique. Ces signes sont inquiétants.
— Selon moi, répondit Pirenne, il y a deux sortes de peuples.
Les uns, comme le peuple hébreu, les peuples européens et même
le peuple russe, ont besoin de parler sans cesse de leur mission
pour y croire, et sont sans cesse dépassés par elle. Au contraire,
la Chine croit à sa mission sans même y penser. Elle est sa mission
même.
— Quelle mission? insista Drameille, un peu étonné que le
débat prit si vite ce tour.
— Bien que leur doctrine se soit voulue universelle, l’hébraïsme
et le christianisme eurent ceci de commun qu’ils ne s’appuyèrent
que sur une race ou des peuples fortement minoritaires et se
condamnèrent ainsi au nationalisme et à la ségrégation. En fait
leur universalité ne parut jamais aux autres races qu’une ruse,
une naïveté ou une prétention colonialistes. Au contraire, devant
l’épuisement des peuples blancs, le communisme asiatique, qui
propose lui aussi une doctrine universelle, en fait l’apport non
plus d’une minorité, mais d’une majorité, et celle-ci ne va plus
se contenter de camper sur les pays conquis, elle va les absorber
et les unir...
— Cet aspect racial et même raciste du nationalisme chinois
ne vous inquiète donc pas? insista Drameille.
— J’ai deux choses à répondre, réphqua Pirenne. D’abord
que le marxisme, qui dialectise tout, sera capable quand il le
faudra, c’est-à-dire quand la tactique le permettra ou l’exigera,
de relativiser aussi le patriotisme. Ensuite, en ce qui concerne plus
spécialement la Chine, qu’un nationalisme majoritaire comme
celui-là, n’est, de toute façon, nullement irrationnel. C’est le
cosmopolitisme qui l’est.
— Si je comprends bien, dit Drameille, le nationalisme russe,
qui lui n’est pas majoritaire, possède à vos yeux moins de titres
que le nationalisme chinois.
— Si vous voulez, dit Pirenne.
— Vous déniez alors toute mission avancée au communisme
russe.
376 La Fosse de Babel
— Le communisme russe n’existe pas, dit hardiment Pirenne.
— Comment cela? se récria Drameille.
— Vous allez un peu fort, constata Poliakhine qui pouvait
craindre une provocation.
— Le communisme russe n’est qu’un produit bâtard du chris¬
tianisme et du marxisme, dit Pirenne. Ce n’est pas une doctrine,
c’est un ensemble de préceptes tactiques de simple transition
et de compromis, qui a toujours tenu compte, de façon plus ou
moins claire, du Dieu chrétien, de la morale chrétienne, de l’hypo¬
crisie chrétienne. Que pour complaire à M. Roosevelt et à M. Chur¬
chill, la Russie ait été obligée de camoufler les exécutions de Katyn
ou les déportations d’Ukraine, et de participer, à ce sujet et à
d’autres, au concert des indignations vertueuses, m’a toujours
paru marquer son point d’arrêt sur le chemin du communisme
pur. Un peuple missionné n’a pas plus à mentir sur ses mobiles
que sur ses actes. Même au moment de sa plus haute agressivité,
le communisme russe était encore contraint de s’occuper de Dieu
pour le nier, sans se rendre compte qu’une négation est toujours
un signe de faiblesse. Le communisme chinois a au moins pour
lui de pousser sur une terre où les religions de masse, confucia¬
nisme ou bouddhisme, sont des religions sans Dieu...
Poliakhine fixait sur Pirenne des yeux attentifs et pleins d’une
colère rentrée. Cette terrible résignation dans la haine qu’on
reproche aux Juifs et qui contient un double péché : d’être rési¬
gnation et d’être haine, lui faisait cependant des épaules affais¬
sées. Cet homme est sûrement un provocateur, pensait-il. Sa
situation de flic lui permet de tout dire. Si on le dénonce, il peut
toujours répondre qu’il a parlé exprès, pour vérifier qu’il serait
dénoncé. Mais je ne veux pas entrer dans ce jeu dégradant. Je
me tais.
Un autre parla à sa place, Le Hourdel. Rien ne pouvait exciter
ce dernier plus que cette image d’un monde ayant complètement
perdu la notion de Dieu et ne se fiant plus qu’à sa propre loi :
si Dieu est absent du monde, c’est le savant qui seul est Dieu.
Laforêt et lui échangèrent un sourire. Faisant dévier la conver¬
sation, Le Hourdel demanda alors à Pirenne où en étaient les
savants chinois pour les théories et la pratique de l’évolution,
le maniement de l’hérédité et la création artificielle de la vie.
Devant tant de bonne volonté, Pirenne sourit aussi.
— Le problème, à mon sens, est plus vaste, dit-il, et les ques¬
tions dont vous me parlez ne relèvent que de techniques d’appli-
La Fosse de Babel 377

cation. Quelle est la vraie mission de la Chine? J’y su souvent


réfléchi. D’abord faire cesser sur la terre la lutte de l’espace et
du temps. L’histoire n’a été jusqu’ici qu’un balancement incon¬
trôlé dans la confrontation de ces deux forces. Ensuite faire
cesser hors de la terre la lutte de la terre et de Dieu, de ce que
les hommes appellent encore Dieu... Au moment où Napoléon
se préparait à envahir la Russie, le tsar Alexandre lui écrivit
qu’il évacuait devant lui la Lithuanie et ajouta : La victoire russe
sera celle de l’espace sur le temps. Staline aurait pu dire la même
chose à Hitler et il le pensa sûrement. Le temps dynamique des
Occidentaux s’est toujours dilué dans les espaces indéfinis et
statiques de l’Est. De même, dans un passé également récent,
le Japon a pu occuper tout l’espace chinois sans le conquérir, il
s’y est toujours perdu. Il a essayé de dynamiser cet espace, mais
c’est alors le temps également indéfini et statique de l’Est qui
l’a emporté sur un espace vainement dynamique. Telle est la
principale et sans doute décisive propriété de la Chine : après
une préparation millénaire, et en tant que pays le plus avancé
de l’histoire, elle dispose aujourd’hui d'un espace et d'un temps
également statiques, mais d’un statisme supérieur, qui contient
le dynamisme tandis que le dynamisme ne le contient pas. D’où
aujourd’hui la grande nouveauté du communisme chinois comme
force terrestre suprême : la Chine peut aujourd’hui, à volonté,
transformer son temps statique et immémorial en temps dyna¬
mique, pour un objectif précis, et en sachant d’avance qu’elle
n’aura aucune difficulté, une fois l’objectif atteint, à revenir
à son statisme. C’est pour cela que le patriotisme chinois ne
m’inquiète pas. Il ne sera jamais une fin en soi. Et même le serait-il!
La force qui le soutiendra sera trop puissante pour qu’elle soit
antagoniste. C’est au moment où l’Ouest, fatigué de ses con¬
quêtes, voudra rester calme et sédentaire dans un statisme de
renoncement qui est, lui, un statisme inférieur, que le temps
de l’Est se mettra à bouger pour absorber l’espace de l’Ouest,
mais ce ne sera pas seulement pour lui rénover la loi de son propre
temps, ce sera pour fonder le nouveau temps du monde dans le
statisme chinois. Ce revirement suivi d’une expansion sera un
fait absolument unique dans l’histoire connue, pas seulement
une conquête, une occupation, mais une absorption, c’est-à-dire
à la fois une fin, un couronnement, un commencement absolu
pour toute la terre.... Voilà pourquoi je dis que la. mission de la
Chine c’est aussi de faire cesser la lutte de îa terre et de Dieu.
378 La Fosse de Babel
Qu’est-ce que les hommes appellent Dieu? Un produit de leur
peur accumulée depuis le début du monde. Et où se tient la racine
de cette peur? Dans la terreur du temps et de l’histoire, puisque
le temps, jusqu’ici, n’a jamais été pour l’homme un allié mais
un maître, et un maître aberrant. Asservissez le temps, noyez-le
dans l’espace, dans le nouvel espace, et vous tuez la peur, vous
tuez Dieu!...
Poliakhine, nerveux et impatient, voulut parler, mais Dra-
meille, d’un regard plus dur qu’une lame, l’en empêcha.
Laforêt rayonnait d’exaltation et de bonheur.
— Toutes les conquêtes de la science moderne confirment
ce que vous dites! s’écria-t-il en s’adressant à Pirenne. C’est en
approfondissant l’espace qu’on devient le maître de toutes les
forces, y compris les forces du temps...
Il me prit à témoin. Par la bouche de Pirenne, il retrouvait,
sous une autre forme, toutes ses idées sur la présence et la domi¬
nation sans fin de la géométrie. Il présenta à nouveau sa compa¬
raison entre la civilisation du catch et celle du judo. Le judo
n’est pas spécialement chinois, mais il est extrême-oriental, ce
qui suffit. Là-dessus, durant quelques instants, la conversation
dériva encore sur les théories mathématiques modernes de l’espace
et la fameuse équation du champ unitaire, vainement cherchée
par Einstein durant toute sa vie et dont la découverte passionnait
aussi Le Hourdel. On sait que cette équation doit relier entre
elles les forces de la gravitation, de l’électromagnétisme et de la
cohésion nucléaire. Dès qu’elle sera trouvée, la libération des
forces de l’atome sur les lignes privilégiées du champ spatial
doit devenir aussi aisée que l’écoulement d’une rivière dans son
lit, et rien ne s’opposera plus à la conquête du monde intersidéral
par les hommes.
— J’entends bien, dit Drameille, que l’ivresse de ces facilités,
cosmiques ou non, ne gagnait pas et qui suivait son idée. Mais
en quoi le succès de ces recherches est-il lié à la victoire de la
Chine? Je vois au contraire qu’elles sont menées surtout par
des savants occidentaux. Cela signifie qu’il faut distinguer entre
la mission des peuples, qui est ce qu’elle est, et celle des mino¬
rités, qui existent partout et mènent leur vie propre, à l’avant-
garde de cette mission... Ce qui m’intéresse, c’est la loi de conjonc¬
tion de ces minorités.
Sous ses longs cils, Pirenne laisse filtrer un éclat sournois.
— Monsieur Drameille, dit-il, je ne sais pas ce que vous appelez
La Fosse de Babel 379

une minorité ou une avant-garde. Les savants les plus avancés


ne dominent pas le monde comme des statues privées de socle.
Ils appartiennent non seulement à un temps et à un lieu mais
à un système social qui fait fructifier leurs recherches dans le
sens qui lui convient. Je souhaite que M. Le Hourdel découvre
le premier l’équation du champ unitaire, mais, en France, son
travail restera un simple mémoire d’Académie et, aux États-
Unis, il sera tout de suite dirigé vers l’industrie du dollar. Vous
n’avez pas le droit de vous désintéresser du socle de la statue
ou des racines de l’arbre. Pour maintenir sa puissance, même
le christianisme a été obligé de s’intéresser aux problèmes maté¬
riels des masses. Simplement, il a voulu continuer à croire et à
faire croire qu’il y avait, en dehors de la terre, un enfer et un ciel,
alors que le communisme sait que c’est sur la terre, et seulement
sur elle, que les masses sont insatiables, pour le bonheur comme
pour le malheur!...
Poliakhine, à nouveau, fit un geste, mais Pirenne, sur sa lancée,
l’ignora.
— Je vais vous dire, continua-t-il de sa voix calme mais tout
armée, en profondeur, d’une coupante conviction, je vais vous
dire pourquoi la mission de la Chine est aujourd’hui irrempla¬
çable et se tient bien au-delà des réussites techniques, qui d’ailleurs
sans elle n’auraient pas de sens. Vaincre l’histoire, vaincre le
temps, c’est aussi vaincre la mort. Il y a aujourd’hui des peuples
qui font l’histoire et ne la subissent plus, ce sont les peuples
communistes. Mais parmi tous ceux-ci, il n’y en a qu’un qui,
au-delà de l’histoire, soit capable d’effacer jusqu’à l’idée et l’image
même de la mort. C’est le peuple chinois. Jusqu’à aujourd’hui,
qu’est-ce qui a limité, inhibé, déshonoré l’humanité? C’est cette
part d’elle-même qu’elle a toujours abandonnée à la hantise de
l’invisible. Le peuple chinois est le seul qui ait toujours su, pro¬
fondément, que le destin de l’humanité était en totalité un destin
terrestre. Toute l’humanité a toujours tremblé devant la mort
et les au-delà de la mort, sauf la Chine. Lorsque l’Asie aura conquis
et unifié le monde, c’est elle qui fera vivre à l’humanité le vieux
rêve d’une vie si pleine et si lente que la mort n’y aura plus de
sens ni de portée... Vous êtes un homme très avancé, Monsieur Dra-
meille, et vous allez me dire que tout cela vous l’avez pensé,
sinon déjà vécu. Mais vous êtes seul et cette pensée demeure
en vous comme un rêve. Créer l’humanité, c’est la sortir de l’état de
rêve, toute ensemble, sans rien lui laisser perdre de ce qu’elle a rêvé...
380 La Fosse de Babel
Drameille protesta :
— Dans tous les temps et dans tous les pays, et même chez
les chrétiens, il y a eu des hommes pour lesquels ce défi à la mort
n’était pas un rêve, mais leur vie même.
— Qui parle de défi? répliqua Pirenne avec trop de vivacité.
Défier quelque chose c’est y penser toujours.
Sans être atteint, Drameille se sentit visé au plus intime de son
être. Et certes, il se flattait de penser sans cesse à sa propre mort,
mais c’était à chaque instant d’une vie déjà accomplie, dont il
vérifiait ainsi qu’elle était incorruptible et éternelle.
— A ces limites, le défi n’en est plus un, répondit-il d’une
voix pensive, en se disant en même temps que Pirenne et lui
dévoilaient sans doute là le dernier secret de leur différence,
1 un pensant sans cesse à sa mort et l’autre n’y pensant jamais.
Nos regards se croisèrent un court instant et se comprirent.
J eusse pu mener cette méditation à sa place, avec la même
honnêteté, la même pudeur. Qu’était-ce que la mort pour Dra¬
meille? Une autre plénitude, celle de l’extra-monde. Pour vivre
pleinement, il fallait, à chaque instant, en sentir la présence
indéfinie près de soi et l’abolir tout entière d’un seul regard plein
de science. La vérité se tenait du côté de la mort autant que de
la vie.
Non, ce n est pas un défi, répéta Drameille d’une voix
tranquille.
Il était presque absent de ce débat.
Alors, c est une consolation mystique, dit Pirenne. Je
refuse de croire à la valeur de ces évasions.
Ce dernier mot était insultant. Mais, depuis longtemps, l’incom¬
préhension n’avait plus aucun pouvoir sur Drameille. Il sourit.
— 11 est toujours facile, renchérit alors Pirenne, de prétendre
qu on bénéficie d’un traitement privilégié de Dieu, de ce qu’on
persiste à appeler Dieu. C’est dissoudre le temps à trop bon
compte. Je refuse de croire à ces infinis qu’on prétend capter d’un
coup, dans la solitude de l’âme, par des opérations mystérieuses
et ineffables. Je n’accepte que les infinis qu’on peut construire
patiemment, et de main d’homme, avec tous les hommes...
Laforet leva la main et se préparait à intervenir encore, mais
cette fois, Poliakhine le devança. Le jeune Russe n’en pouvait
plus d attendre une occasion de querelle. Il savait maintenant
1 avoir trouvée et attaqua Pirenne de la façon la plus agressive :
— Vous etes un révolutionnaire arrivé, camarade Pirenne,
La Fosse de Babel 381

et je ne suis sans doute qu’un révolutionnaire en chemin, dit-il


d’une voix un peu sourde et qu’il dut faire effort pour durcir,
aussi savez-vous sûrement mieux que moi ce qu’il faut traiter
de mystique et par conséquent d’inutile ou de néfaste dans l’âme
des individus et des peuples. Vous nous faites du patriotisme
chinois un tableau optimiste. Pourquoi non? Sur la foi de vieux
enseignements, je croyais savoir, mais j’avais tort, que le patrio¬
tisme n’était qu’un dérivatif, lui-même mystique, offert aux
peuples pour détourner leurs yeux de leur misère matérielle ou
morale. Dans le cas de la Chine, c’est le contraire. Vous le dites.
Je l’admets. Vous nous dites aussi que les débordements de haine
et de chauvinisme que ce patriotisme encourage et d’ailleurs
utilise ne sont que des facilités ou des nécessités tactiques que
la doctrine marxiste, demain, sera capable de digérer et de trans¬
former en leur contraire, un débordement d’amour, de frater¬
nisation et d’amitié. Je suis marxiste. Je l’admets encore. Je ne
croyais pas pourtant que le marxisme fût à ce point une doctrine
de facilité ni dût ainsi s’appliquer à suivre au plus court la pente
des passions. Mais c’est ce que vous avez dit de la mort qui me
gêne. Je sais bien que pour certains communistes très avancés il
s’agit avant tout de vider l’homme de toute vie personnelle pour
le transformer en parcelle sociale interchangeable. Vous, vous
êtes plus avancé encore. Vous ne vous contentez pas de vider
l’homme de sa vie, vous voulez aussi le vider de sa mort. Eh bien,
je vais vous dire pourquoi, avant cinquante ans, des centaines
de millions de Chinois déferleront sur l’Europe. Ce sera pour
une raison exactement inverse de celle que vous pensez. Ce ne
sera pas pour venir y tuer Dieu une deuxième fois, mais au con¬
traire pour l’y retrouver. Et c’est là en effet le sens profond de
l’installation du communisme en Chine : y ressusciter le besoin
de Dieu et le sens transcendant de la mort qui depuis des millé¬
naires s’y sont perdus, et de là les rendre au monde. Comment
ne voyez-vous pas que c’est au plus profond ou au plus haut de
l’égalité communiste que va renaître le besoin impérieux de la
transcendance? Vous n’arriverez ô bloquer la révolution ni dans
le temps ni dans l’espace. Faites de tous les hommes des dieux,
c’est à ce moment qu’ils voudront tous devenir le Dieu unique.
Vous l’avouez vous-même. Si le communisme russe a tâtonné
depuis trente ans, ce n’est que par l’obligation où les masses
l’ont mis, qu’il l’ait ou non compris, de passer un perpétuel
compromis avec le respect de la mort. Staline lui-même a été
382 La Fosse de Babel
contraint de manier le meurtre en se cachant. Vos Chinois ne
se cachent pas. Tant pis pour eux. Il y a une distance infinie
entre le communisme dont vous parlez et celui qui régnera
dans cent ans sur la terre. Je ne rêve pas. La révolution aura
fait des centaines de millions de morts d’ici là, je le sais. Ne me
faites pas dire que je refuse de payer ce prix. C’est celui que le
destin impose en ce moment à l’ignorance et au dénuement des
hommes. Mais ne prétendez pas non plus me faire adorer l’igno¬
rance ou lui donner des alibis...
Durant cette longue tirade, Pirenne posa sur Poliakhine des
yeux qui contenaient plus de curiosité que d’émotion. C’était
un être complexe que Pirenne et il était doué d’assez redoutables
pouvoirs. Sans doute avait-il mené Poliakhine où il voulait.
— Je n’ai rien à répondre, camarade Poliakhine, fit-il d’une
voix unie. C’est vous qui êtes très en avance, peut-être trop.
Et sans doute aussi très sentimental.
La colère de Poliakhine parut rebondir. Il pâlit encore :
Sentimental peut-être. Je n’y verrai pas un reproche lorsque
d’autres le sont si peu. Je n’ai jamais entendu parler de la mort
avec tant de fermeté. De la mort des autres!
La mienne en effet ne compte pas, dit Pirenne avec froideur.
— Pas assez! dit Poliakhine.
— Des centaines de millions d’hommes, comme vous l’avez
dit, seront sans doute tués en effet d’ici cinquante ans, et vous
voulez que la mort d’un homme, d’un homme seul, fasse problème?
— Pas la mort d’un homme quelconque, dit Poliakhine. La
mort de chaque homme. Et d’abord la vôtre. Qu’elle fasse problème
pour vous.
— Je regrette, dit Pirenne avec une simplicité pleine de hau¬
teur. Je ne pense jamais à ma mort...
Un silence suivit. La tête dans ses mains, le front plissé, les
yeux clos, Drameille était immobile. Pour la première fois de sa
vie peut-être, il ressentait quelque chose qui ressemblait à de
l’effroi. Et peut-être en effet Pirenne ne voulait-il pas d’autre
victoire sur lui que cet étouffement de sa mort à lui, Drameille,
dans la mort de cette foule d’hommes, qui en contestait la sérénité
et le sens. Serait-il capable de dilater sa mort à ce point qu’elle
pût accueillir et épurer cette immense mort? L’abîme sondait
1 abîme. A peine Drameille entendit-il Laforêt adresser une
dernière remarque à Poliakhine :
— Êtes-vous donc encore, en Russie, christianisés à ce point?
La Fosse de Babel 383

61. Sur les dérivés sans nombre de Vamour.

La barbarie de Pirenne, qui était celle d’un homme d’action


responsable, agissait avec une efficacité particulière sur les nerfs
des femmes, dont l’imagination, plus concrète que celle des
hommes, ne réussit pas aussi bien à voiler les faits sous les idées.
C’est au cours de telles conversations, mondaines ou non, que l’on
se rend compte en effet à quel point les idées générales, qui au
fond n’engagent à rien, sont le véhicule privilégié de l’expansion
de l’horreur dans le monde : elles en font une denrée abstraite, qui
voyage presque sans étiquette et sans convoyeur, comme ces
épidémies mystérieuses que tout le monde propage, et personne.
Pour le philosophe comme pour le romancier, le fait le plus chargé
de sens de cette soirée ne fut donc pas l’accord tacite qui s’établit,
dès le premier instant, entre Le Hourdel et Pirenne, mais l’adhé¬
sion, d’ailleurs inconsciente, que donnèrent aux discours de ce
dernier des femmes aussi intelligentes que Julienne et Fran¬
çoise de Sixte qu’on sentait touchées dans leurs profondeurs. Au
contraire de Poliakhine, dont l’application, le courage, la fran¬
chise, la maladresse, l’émotivité pouvaient seulement plaire ou
déplaire, mais se soumettaient toujours, chez l’interlocuteur, à
un choix, un jugement, Pirenne fascinait et abolissait toute possi¬
bilité de juger ou de choisir. Et, à voir les yeux de Françoise et de
Julienne, et même si ces regards exprimaient, en chacune, une
nuance particulière d’admiration ou d’effroi, on comprenait
comment l’humanité, qui est femme, accepte si facilement cette
terreur anonyme qui charge les ciels de l’histoire d’un crépuscule
sanglant. Je me posai une question : Julienne et Françoise pou¬
vaient-elles tomber amoureuses de Pirenne? Mais amoureuses,
à ce moment, ne l’étaient-elles pas déjà, et tout offertes, presque
impudiquement? Peu importaient les différences. Julienne se
donnait à ce qu’elle eût sans doute appelé la faiblesse de Pirenne,
et Françoise à ce qu’elle eût appelé sa force. Jamais je ne méprisai
davantage les ruses de l’amour, mais c’était une réaction sans
portée, surtout si on la comparait à celle de Pirenne, qui semblait
opposer à l’attention complexe des deux femmes une indiffé¬
rence absolument unie. Jamais d’homme moins sélectif, moins
384 La Fosse de Babel
difficile en matière de femmes, et moins occupé de l’être si peu.
La beauté des femmes ne le touchait pas plus que leur agressivité
ou leur soumission, ou plutôt, il semblait toujours voir au-delà,
ou ailleurs, comme s’il voulait posséder ou violenter des esprits,
non des corps. C’est un fait que la période militante des révolu¬
tions marxistes est asexuée. Est-ce l’un des secrets de l'efficacité
marxiste? Attendons la période triomphante. Et puis, encore une
fois, Dieu ne cherche aucune efficacité.
Le Hourdel partit pour Detroit quelques jours plus tard et
Marie quitta elle-même Paris, au même moment, pour entre¬
prendre ce long voyage en Italie du Nord dont elle m’avait parlé
et qui devait, estimait-elle, durer environ trois mois. Avant son
départ, Le Hourdel se confia à Drameille : il disait Marie très
amoureuse, mais n’avait pas encore osé lui parler de mariage.
L’amour est un fait privé, le mariage un fait social, et tout ce qui
était social appartenait pour Marie au domaine de ces lois et de
ces devoirs dont elle eût volontiers aggravé la charge. C’était
évidemment à elle à parler de mariage la première. Mais sans doute
la vocation sociale de Le Hourdel n’apparaissait-elle pas encore
clairement à Marie.
En ce même début de juillet, Julienne, informée par Drameille,
avec quelque retard, de la blessure de Scotti, envoya à ce dernier
un mot d’affection et d’encouragement et en reçut, en retour, une
lettre fiévreuse, qui était le produit du caractère instable de ce
garçon, que ses crises rendaient imprévisiblement exigeant et
exhibiteur. Écrite à l’hôpital de Detroit le premier jour d’une
convalescence qui s’annonçait longue, cette lettre contenait
de grandes protestations d amour coupées d’une mise en demeure
de style dramatique. Scotti risquait sa vie pour défendre les
milliards de Greenson et de Frieden et n’admettait pas que ce
dernier en profitât pour lui voler, en plus, la femme qu’il aimait.
Il voulait que Julienne rompît avec Frieden, il souhaitait qu’elle
vînt à Detroit. Sinon, dès sa sortie de l’hôpital, c’est lui qui vien¬
drait en Europe pour y confirmer ses dires et ses droits.
Pour Julienne, qui jouait avec l’amour, en ce sens qu’elle aimait
désormais l’idée de l’amour plus que l’amour même, et qui,
d’ailleurs, malgré les reproches fort vifs qu’elle lui avait adressés’
n en avait pas voulu, au fond, à Drameille, de sa dissimulation,
car l’écrivain, par cette prudence, avait rendu hommage à la
réalité et à la profondeur des sentiments qu’elle affichait, pour
Julienne, cette lettre n’était à l’appui de ces mêmes sentiments
La Fosse de Babel 385
qu’une preuve en plus, c’est-à-dire une preuve en trop. Flattée par
cet excès, elle déclara n’en être point séduite. Et elle qui, une
semaine auparavant, affirmait ne vivre que pour partir, laissa
cette intention s’émousser. Elle montra la lettre à Drameille.
« Répondez que vous êtes malade, lui conseilla ce dernier. D’ailleurs
vous l’êtes. Regardez-vous. » Et certes, en trois mois de vie active,
le teint de Julienne s’était flétri. Mais qu’appelle-t-on maladie?
Il y a une raison profonde au fait que les femmes vieillissent moins
bien que les hommes. C’est que la beauté, qui est la parure des
femmes, est un don des origines et ne peut que décroître, tandis
que la vérité, qui est la lumière des hommes, est la récompense de
la fin et ne peut que grandir. En fait, et malgré Drameille, seul
l’amour avec un être jeune pouvait rajeunir Julienne, et c’était
bien ce qu’elle sentait. En l’absence de Scotti, cette impulsion
vitale la poussa vers Laforêt.
Au cours d’un peeling, longtemps auparavant, une esthéti¬
cienne avait légèrement brûlé Julienne à la tempe et il lui en était
resté une petite tache brune qu’elle dissimulait sous ses cheveux.
Cette tache, qui n’avait pas bougé depuis dix ans, se mit soudain à
grandir. Mais Laforêt, grâce à ses rayons, déclarait pouvoir
déceler, vingt ans à l’avance, les terrains cancéreux. Il commença
par rassurer Julienne, puis la soigna, et en quelques jours la guérit.
Laforêt était attiré par Julienne. Mais les mêmes raisons qui
poussaient Julienne vers lui devaient le retenir. Il hésitait. C’est
le rôle éminent de l’amour physique, dans l'universel, de servir
à la montée simultanée des deux partenaires. Mais il est dans la
nature de l’homme et de la femme ordinaires de ne vouloir que le
particulier et de faire ainsi de l’amour un combat avec un vainqueur
et un vaincu. On rencontra de plus en plus souvent Laforêt quai
de Bourbon. Se souciait-il trop de sa pureté pour être vraiment pur?
Drameille s’interrogeait avec curiosité sur la chasteté de Laforêt.
Un tantriste eût dit que le problème de Laforêt était de dominer,
de sublimiser le besoin de vampirisation de Julienne, de se laisser
vider par elle d’une vitalité, d’une personnalité arriérées et impar¬
faites pour se remplir, plus tard, d’une personnalité et d’une
vitalité plus avancées, en d’autres termes, de prendre avec Julienne
les mêmes risques que je prenais avec Françoise. Une première
différence cependant : je connaissais mon problème, il ignorait
le sien. Il avait tout appris, sauf la femme. Et une seconde :
l’ordre des âges, qui renversait aussi celui des intelligences et leur
dynamique, ce qui rendait le pari fort douteux.
386 La Fosse de Babd
— D’une façon générale, me dit Drameille, il ne faut pas
attendre grand-chose des hommes qui aiment des femmes plus
âgées qu’eux. Mais Laforêt est un cas particulier. Il aime sans
aimer. Il ne cherche pas un succès mais une crise...
Il disait aussi :
— Laforêt et Pirenne veulent faire changer l’homme par des
influences extérieures, celles du monde physique, du monde
chimique, du monde social. C’est une stupidité scientiste. L’homme
ne change que par le travail de sa conscience. Et le grand éveilleur
de la conscience, si ce n’est pas à proprement parler l’amour,
c’est la conscience elle-même, par sa réflexion sur soi, dans l’échec
de l’amour...
Sur ce sujet, il eut avec Laforêt deux ou trois conversations
ironiques, qui étaient autant de défis.
A demi rétabli, l’abbé d’Aquila, accompagné de Domenech,
se rendit aussi chez Julienne, où Laforêt, qui avait lu les Thèses,
félicita les deux prêtres avec beaucoup de chaleur. A quel niveau
cette chaleur atteignait-elle? Dans notre époque conclusive, il
s’est établi un conformisme de la sédition où l’esprit attentif
reconnaît le jeu spontané d’une loi tantrique elle aussi, et d’ailleurs
tout à fait générale, car elle commande à toutes les confrontations,
tous les combats : pour se protéger de la foudre, et la dominer, il
suffit de l’attirer avec intelligence. Que tout, dans la vie, se décidât
par un affrontement, un dosage, une infusion réciproque d’intel¬
ligence, Drameille en était trop convaincu pour s’inquiéter du
caractère plus ou moins explosif des mélanges qu’il préparait.
Tout exercice de l’intelligence, en soi, est positif. Les suites,
quelles qu’elles soient, sont éclairantes. Ici, il mettait face à face
d’Aquila et Laforêt, Laforêt et Julienne, Julienne et d’Aquila,
sans compter Domenech. Laforêt en sortirait-il confirmé dans son
génie, ou sombrerait-il dans la plus orageuse des nuits? Le génie
passionnait Drameille, mais la nuit aussi, et l’orage. Un homme
comme d’Aquila pouvait-il réellement se donner tout entier, sans
que le drame du monde corrompit son propre drame? Au contraire,
le drame du monde pouvait-il se trouver éclairé et justifié, au
dernier moment, par la pureté de ce don? Quant à Julienne,
peut-être après tout était-elle parvenue de son côté à ce point
extrême du chaos féminin où n’importe quel court-circuit peut
jaillir entre le monde et l’extra-monde. Drameille enveloppait
Julienne et d’Aquila dans un même sourire, un même regard : « Alors
nous n’aurons pas seulement un saint, disait-il, mais une sainte. #
XII

L'expulsion du Paradis est éternelle


dans sa partie principale : ainsi l'expulsion
du Paradis est définitive, la vie en ce monde
inéluctable... Mais l'éternité de l'événement
(ou, pour parler temporellement, la répéti¬
tion éternelle de l'événement) rend néan¬
moins possible, non seulement que nous
puissions demeurer perpétuellement dans le
Paradis, mais encore que nous y soyons en
fait. Peu importe que nous le sachions ou
l’ignorions ici.
k a f k a , Joumal intime.

62. L'homme de la montagne et la femme de la mer.

Avec Françoise, devant Drameille, pour le meilleur ou pour le


pire, je m’étais donné deux mois, ce qui était trop précis quant
au délai, mais ne l’était pas assez quant au contenu de l’alternative.
Deux mois pour me prouver que j’étais devenu un autre homme,
capable de passer au-delà de l’amour, c’était peu; deux mois pour
vérifier ce que je savais déjà, que notre expérience, dans l’idée
que je m’en faisais, ne pouvait connaître de terme, c’était trop.
Mais surtout, à supposer que je finisse par réussir avec Françoise,
à quoi viendrais-je aboutir? Il faudrait entretenir cette réus¬
site par une répétition perpétuelle qui nous enfermerait, au
mieux, tous les deux, dans une transparente tendresse. Mais
la tendresse n’est pas un but. Et qui voudrait vivre dans
la pure répétition? Seul Dieu peut ressentir la répétition comme
extase. Il me fallait être franc avec moi-même : deux mois,
388 La Fosse de Babel

c’était, en fait, le délai que je me donnais pour éteindre Je désir.


Tout mon mois de juillet fut encombré de réflexions sur cette
inépuisable matière. Cependant la conférence de Londres appro¬
chait, puisqu’elle devait commencer en septembre, et une décision
devait être prise au sujet des vacances de Françoise, qui disposait
de cinq semaines dont elle comptait faire deux parts, l’une avant
la conférence, l’autre après, mais il fallait qu’elle usât de la première
assez longtemps avant le départ pour Londres, dont la préparation
demandait bien une quinzaine de jours. Lorsqu’un homme est en
proie à des ambitions indéfinies et dont toute sa raison lui dit
qu’une contradiction vitale les habite, le destin lui offre parfois,
a titre de leçon autant que de compensation, la symbolique parodie
de cette réalité impossible, l’occasion de vivre en raccourci, et
de façon pas tout à fait imaginaire, dans le champ entier de ses
vœux. Comment ne pas interpréter ainsi les trois semaines d’août
que je passai avec Françoise et qui me permirent de pousser
1 expenence à une intensité encore jamais atteinte, car je pus v
mettre en œuvre une somme de forces dont il fut tout de suite
évident que l’équivalent, en moi, ne se rassemblerait jamais plus?
Lt certes, au départ, il me fallut bien constater que mon désir de
Françoise ne s’était nullement affaibli, et que le regard critique
q.u? p,0Sai8 sur lui Pavait même, comment dire, détaché de moi
et isolé de mes propres doutes, ce qui, dans l’instant, ne le rendait
que plus efficace. Je me donnai à ces vacances comme à l’œuvre de
ma vie, et trois semaines, en effet, au rythme où je vivais alors
avec Françoise, c’était l’éternité. « Le livre du secret est celui de
1 équilibré de la Balance », dit la Kabbale. Il y a longtemps que j’ai
compris que la dualité des plateaux n’est que le prélude à l’infinité
de 1 oscillation, et^ que le nombre deux, qui permet à jamais
la répétition, est a jamais le dernier nombre. Mais qu’est-ce
donc que le secret sinon de passer de la dualité à l’unité, par le
moyen de 1 infinité? Il ne faut pas avoir peur de s’épuiser d’amour
et d essayer de lasser le génie malfaisant de la répétition. Un jour
vient ou la quantité se fait qualité. Ce n’est point vaine scolas-
tique. Un jour vient où l’infinité, sans qu’on le sache, est atteinte
et ou le temps sans fin s’abolit en nous. Et l’amour aussi s’abolit.
Ce que nous appelons « l’amour »...
vmW flWS ne Ia reP°sait P,as* que de conduire sa
voiture. Au début d août, nous prîmes donc la route pour rejoindre
Riviera italienne, mais par un long crochet dans les Alpes
savoyardes, valaisanes et tessinoises. Il avait été convenu que
La Fosse de Babel 389

Marie Greenson qui, au même moment, se trouvait à Florence et


qui passerait sur la côte vers la fin de notre séjour, viendrait
nous rejoindre pour quelques jours à San Remo. Une semaine à la
montagne, deux à la mer, j’eusse préféré l’inverse, mais Françoise
était de ces femmes qui n’aiment la montagne qu’en passant et,
au moindre arrêt, elle étouffait. Bien que la finalité soit, selon
Spinoza, l’asile de l’ignorance, je n’ai jamais pensé que le raison¬
nement par les causes finales soit entièrement naïf; et comment
ne pas remarquer en effet que les femmes de la montagne, qui sont
lourdes de reins et de jambes, pour ne pas tomber, perdent dans
cette lourdeur toute féminité? La verticalité des femmes n’est pas
naturelle à la montagne. Au contraire, les montagnards sont secs
et durs comme le roc où ils s’accrochent, ils sont faits pour monter.
En cas d’accident, ils ne glissent ni ne roulent, ils chutent. La
vraie femme ne se trouve pas chez elle à la montagne, mais à la
mer. Son corps est fuselé, elle est faite pour nager. C’est l’horizon¬
talité de l’homme qui n’est pas naturelle à la mer. Je ne
parle pas du marin qui, lui, ne nage pas, mais navigue. L’homme
de la mer est gras, pour flotter. Mais l’homme gras n’est pas un
homme véritable. Homme d’affaires ou sportif de comices, c’est
un bœuf qui n’a jamais été taureau. Il faut ainsi conclure que
l’horizontalité de l’homme n’est naturelle nulle part, la verticalité
de la femme non plus. On représente Apollon tout droit (Minerve
aussi, certes, mais Minerve est plus que femme, ou beaucoup
moins). Au contraire les trois grâces sont fléchies : leur obliquité
est signe de tendresse et de consentement. Comme Françoise
voulait faire l’ascension de l’aiguille du Midi (le téléphérique
le plus haut du monde : elle avait le vertige, mais était attentive
aux curiosités), nous remontâmes donc de bon matin la vallée
de l’Arve par laquelle toute la haute Savoie se déverse sur Genève.
Au cours de ce pèlerinage aux sources, j’appris non sans étonnement
que Françoise n’était jamais allée à Chamonix. Fallait-il porter
aussi à son crédit que, n’aimant pas la montagne l’été, elle ne
l’aimât pas non plus l’hiver, malgré les plaisirs obliques du ski,
qui essaient de féminiser la montagne (le ski n’est fait que pour
descendre), et ne participât ainsi en rien de la moderne confusion
qui transporte, de décembre à mars, aux pieds des glaciers de
Megève, les dancings et les agitations de Saint-Tropez? Après
avoir visité en passant l’église du plateau d’Assy, autre curiosité
moderne et rendez-vous de talents épars et vaguement inquiets
que rassure un retour habile à l’ancienne simplicité, nous arri-
390 La Fosse de Babel

vâme9 à Chamonix assez tôt pour terminer vers midi notre ascen¬
sion mécanique et rentrâmes en Suisse tout de suite après le déjeu¬
ner, par le col des Montets et La Forclaz. Situé un peu à l’écart
de la route du Grand-Saint-Bernard, au fond du val Ferret, et
exactement en dessous du mont Dolent, point frontière commun
à la France, l’Italie et la Suisse, on nous avait parlé d’un hôtel
perdu dans les sapins en bordure d’un torrent, et déjà à assez
haute altitude : dix-huit cents mètres, un lieu de retraite idéal
pour amoureux et écrivains, et par conséquent doublement idéal
pour moi, à supposer que je fusse un jour (mais je pouvais en
douter) capable à la fois d’aimer et d’écrire. Françoise, qui ne s’était
jamais retirée nulle part mais qui était assez jeune d’esprit pour se
fier encore au plaisir de la nouveauté, avait accepté de passer
à cet endroit, nommé La Fouly, trois jours entiers, sans mesurer
combien elle s’engageait, elle qui aimait les soirées brillantes et
allait se trouver ensevelie, dès 6 heures du soir, dans la tristesse
des crépuscules montagnards. Le val Ferret est une impasse
barrée de trois côtés par une muraille de granit et qui ne commu¬
nique avec l’Italie que par de hautes échancrures, où passaient
autrefois les contrebandiers. Depuis toujours l’ordre et le calme
suisse régnent dans cette vallée sans issue. De tous les fils qui
composent la trame de l’histoire, aucun ne fut jamais lancé par¬
dessus les séracs de ces aiguilles vertes. Derrière, c’est la turbu¬
lence du val d’Aoste et l’agitation guerrière des Savoies. Rien n’en
parvient ici. Dans cette solitude, cette tranquillité parfaites,
d’où vient donc que le silence de l’histoire soit à ce point chargé
de la puissance du temps? Je n’ai jamais connu d’endroit où le
temps passât moins vite ni fût davantage tendu vers la nécessité,
la fatalité, la brutalité du changement.
Lorsque je partis pour l’Argentine, il y a déjà sept ans, ce n’était
pas l’Amérique du Sud, c’était encore la Suisse qui était pour les
Européens le lieu classique de l’exiL C’est que l’Europe croyait
encore se suffire à elle-même, même lorsqu’elle prétendait sortir
de soi. Et pourtant quoi de plus incorporé à l’Europe que la
Suisse, et quoi de plus menacé? Un terrier enfumé, disait Drameille.
Depuis j’ai compris que ce centre immobile de l’agitation occiden¬
tale figurait en réalité le lieu de sa plus haute tension, la mer des
Sargasses vers laquelle l’Europe laisse dériver tout ce qu’elle ne
peut pas encore supporter, tout ce qui ne peut pas encore se suppor¬
ter soi-même. Mais que signifie cette immobilité si Calvin, Rous¬
seau, Wagner, Nietzsche et Lénine s’en exaltent et de là mettent
La Fusse de Babel

en branle le monde? Cette terre est profonde. Elle n’aspire l’âme


que pour mieux en séparer l’esprit. Au cœur le plus épais de la
matière européenne, la Suisse est comme ce point blanc qui,
dans la zone noire de l’idéogramme chinois nommé Yin-Yang,
représente le germe des assomptions. La Suisse n’a pas de volcans,
le foyer des énergies primitives s’est enfoui en elle au plus profond.
Mais un jour le déluge du feu choisira pour s’y précipiter ce toit
glacé de l’Europe. Et il choisira cet endroit, justement, parce que
le feu qui tombe des plus grandes hauteurs du ciel veut rencontrer
la chaleur enfouie sous les plus grandes épaisseurs de terre. Quand
j’arrivai pour la première fois à La Fouly, ce qui me frappa d’abord
dans ce paysage écrasant, ce fut une certaine qualité, une certaine
pression du silence qui semblait retenir contre l’éboulement ces
amoncellements de rocs suspendus, un silence de la terre si compact
et si serré et si tendu que le tintement léger des clarines et le bruit
feutré des torrents semblaient sortir de cette vibration insonore
comme l’écume éphémère et inconsistante que rejette à la surface
de la houle la profondeur des mers. Quel autre paysage, quel autre
silence mieux que ceux-là pourront bientôt donner son sens à
l’énorme bruit des apocalypses? Ce jour-là, je ne savais pas encore
que je reviendrais souvent à La Fouly, après en avoir exorcisé le
souvenir de Françoise, pour fuir les villes. J’y serais conduit du
plus lointain de mon être, pour toucher le fond de l’exil intérieur.
Au bord extrême de la latinité, mais en dehors d’elle! Séparé
d’elle, à la toucher, mais par ces crêtes abruptes et symboliques!
Au moment où des intuitions précises devraient avertir les villes
que se prépare, aux quatre coins du monde, leur future disparition,
elles prennent la pâle rumeur qui sort de leurs rues pour le bruit
du génie ou de la tempête. Et quand les milliers d’étoiles explo¬
sives et pestilentielles viendront ravager, un jour, leur ciel plein
de fumées et de tendresses, elles croiront encore, un instant,
l’éternité du dernier instant, à une erreur de calcul des hommes.
Laissons le temps ensevelir le temps.
Lorsque nous débouchâmes dans la vaste clairière où est bâti
l’hôtel, le soleil avait déjà disparu derrière les crêtes, et l’ombre
montait jusqu’à la mi-hauteur des falaises, loin au-dessus des
derniers sapins. Dans le cercle noir des forêts, la nuit s’installait
déjà, et Françoise frissonna. De solides estivants, chargés de piolets
et de cordes et le pas alourdi peu1 la fatigue des longues courses,
débouchaient des sentiers. Au prix d’un grand effort, Françoise
accepta de faire une courte promenade le long du torrent, avant le
392 La Fasse de B 2 bd

diner. Mais elle butait sur le moindre caillou, la moindre rgciry*


affleurant le soL Je prévins alors un désir qu'elle n'osait ra*
formuler : « Nous repartirons demain >. lui dis-je. Le leniemam
matin, elle resta dans sa chambre jus qu'au déjeuner, qu'on nomme
là-bas diner, comme dans les provinces françaises, en attribua»!
au soir le souper, et je sortis seul pour une escalade rapide et épui¬
sante, que je n’eusse pu accomplir avec elle. Dès le début de
l’après-midi, nous reprîmes la rente et remontâmes la ve_-e . !
Rhône, par Sion et Brigue, jusqu'au col de la Furka.
A mesure que nous approchions des lacs tessinois. Françoise se
sentait revivre. Partie du Léman, elle se retrouva avec bonheur
à Locarno : elle était rendue à 1 horizontal. Comme nous étions en
avance sur notre programme, ce fut elle qui insista pour -rue.
passant du lac Majeur au lac de Cime, nous fissions rra f toc "et
par Lugano, où se trouvait la tomh^ de Sylvie.

63. Un honnête marché.

Le Tessin est une des régions les plu3 ensoleillées, les plus
colorées, les plus fleuries, les plus apprêtées d'Europe, mais nous
retînmes peu de cette profusion encore septentrionale où la netteté
suisse met trop d’ordre et la gaieté italienne trop de convention.
Attentive aux curiosités par simple jeu mondain, mais qui se
lassait vite, Françoise avait trop de goût pour s'attacher au pitto¬
resque et perdre du temps avec le tourisme. Eu vacances, elle
aimait peu les villes. Nous les visitions sans descendre de voiture,
d’un bref et sinueux parcours qui ne s'attardait à rien et effleurait
tout. Les musées l’ennuyaient. Elle faisait le tour des églises,
toujours en voiture, y entrait rarement. Son sens de l'orientation
était infaillible, elle ne revenait jamais sur ses pas. Concentrée,
presque hiératique, on 1 eût dite livrée à un de ces jeux de salon
où il faut sortir du labyrinthe sans lever la pointe du cravoa ui
franchir plus d’une fois chaque perte. Partout, on l'eut crue
admise d avance par l’air, les arbres et les pierres, les coutumes,
les courants. Elle connaissait tous les monuments, toutes les
oeuvres, et les saluait noblement, mais sans émoi, comme s'il
s agissait surtout de jouer de cette communication mvstérieuse
partout établie entre elle et les forces intelligentes et cachées du
La Fosse de Babel 393

inonde. Ce jeu, où elle n’apprenait plus rien, la ramenait vite à


l’amour. Rentrons, disait-elle.
Dès que Françoise arrivait dans une chambre d’hôtel et y
ouvrait ses valises, une intimité et un ordre bienfaisants s’y ins¬
tallaient avec elle et nous isolaient, une sorte d’enveloppement
protecteur qui, dans les villes les plus étrangères, nous rendait
notre air, notre chaleur, l’économie de nos gestes, la sonorité de
nos voix, et dans lequel l’amour était comme l’approfondissement,
la maturation d’un état chrysalidaire enfin retrouvé. Toute vie
•le société était alors abolie. Nous déjeunions tard. Puis, l’après-
midi et le soir, nous reprenions la voiture, nous nous éloignions
des plages encombrées et des jardins foisonnants de magnolias
et d’agaves, pour chercher par les vallées quelque bois tranquille
de châtaigniers. De partout on voyait un lac. La présence de
l’eau, qui stabilisait le paysage et en cachait les profondeurs,
égalisait aussi l’humeur de Françoise. Souvent, dans cet état
propice, je pus penser que le plaisir, enfin, allait s’établir en elle
et y rester étale, comme cette eau, au niveau exact voulu par l’har¬
monie de la terre et du ciel. Je m’étais fixé un terme. Peu impor¬
tait qu’il fût arbitraire. Ce fut au moment où je m’assurais, avec
une certitude d’où toute complaisance était bannie, de ma volonté
de me détacher de Françoise, que je pus me donner à elle avec
ie plus de générosité, de quiétude, de patience, dans une gratuité
qui ne pouvait qu’augmenter la qualité de l’amour. Jamais, me
semblait-il, il ne serait en mon pouvoir de donner à Françoise plus
de plaisir que dans ces jours entièrement consacrés à elle et où je
me livrais sans réserve et sans débat. Eut-elle réellement du plai¬
sir? J’en fus certain. L’admit-elle? Jamais. Jamais complètement
en tout cas selon l’idée qu’elle se faisait du plaisir. « Mon plaisii
n’est jamais complet » disait-elle. Elle eût fait, si j’eusse pu,
l’amour sans cesse, mais il n’y avait pas de remède, en elle, à
l’impossibilité de l’abandon. Quelque temps avant sa mort, à
Montserrat, le Père Carranza m’avait posé la question fameuse
qui permet, disait-il, de devenir fou à volonté : « Que se passe-t-il
lorsqu’une force irrésistible rencontre un roc inébranlable? » Il
voulait dire, à l’époque : « Que se passe-t-il lorsque le détachement
parfait d’un Dupastre idéal rencontre la volonté absolue d’un
Pirenne non moins idéal? » A cette question il n’est de réponse
que dans le paroxysme où le temps suspendu devient éternité
et où la vie dit à la mort : Je veux ta victoire. Mai3 il est dans la
nature des femmes d’être au-delà du paroxysme même. Tout
394 La Fusse de Babel

être tend avec nostalgie ses puissances vers l’opposé de son essence,
l'homme vers la fusion en lui des sens et de l’esprit, la femme vers
leur séparation. La frigidité volontaire des dernières femmes vrai¬
ment femmes, leur refus de la dissolution, est alors l’arme ultime
d’un monde dont la résistance croit à mesure que grandit la force
qui l'attaque. Une part de Françoise s'en désespérait, toutes ses
puissances profondes au contraire s’y enfermaient, cette frigidité
était sa dernière raison d'être dans le monde.
De Locamo, nous téléphonâmes à Marie, qui se trouvait toujours
à Florence, et nous primes date avec elle pour San Remo, où elle
comptait passer deux jours. Avant de quitter Genève, nous avions
reçu des nouvelles d’elle, indirectement, par Julienne, qui les
tenait de ses amies italiennes, auxquelles elle avait recommandé
Marie. Marie n’était pas restée longtemps fidèle à Le Hourdel.
Avec quelque indiscrétion latine, on parlait même d’elle à Julienne
sous les traits conventionnels de la jeune femme libre, désirable
et avide, dont on ne sait jamais si elle est étourdie par le nombre
de ses succès, qui viennent à elle sans qu’elle les cherche, ou si
au contraire elle cherche ses succès pour s'étourdir et suppléer
par leur nombre à quelque décevante et foncière incapacité.
Marie révélait ici son vrai visage. Elle était de ces êtres apparem¬
ment comblés et qui, n’ayant pas de prix, sont incapables de
savoir, en amour, ce que leur partenaire leur donne, car il ne
donne jamais assez. Et certes il n’était pas de femme plus appelée
que Marie à confondre, dans ce domaine, l’enfer de l'indépendance
et le paradis de la liberté. Rendues plus pressantes par mon échec
avec Françoise, toutes les raisons que je m’étais trouvées, un soir
de juin, rue de Yaugirard, pour faire l’amour avec Marie, affluèrent
à nouveau en moi.
Par une fin d’après-midi suffocante, nous suivions la route
sinueuse qui longe le lac Majeur et qui nous ramenait pour une
dernière nuit à Locarno. Je conduisais lentement. Françoise
somnolait. Il faisait si chaud que le lac, pourtant transparent,
exhalait une odeur de marais.
Françoise s'éveilla, ouvrit son sac, prit son poudrier.
— Tu as beaucoup insisté tout à l’heure, me dit-elle, pour que
Marie prolonge son séjour à San Remo. Cette fille sera plutôt
encombrante.. Il faut croire qu’elle te plaît.
— Tu as toujours voulu réserver ta liberté et tu ne m’as jamais
demandé d'être fidèle, lui répondis-je. Vas-tu me le demander
aujourd'hui?
La Fosse de babel 395
L’œil sur son miroir, elle se poudrait.
— Je suis honnête, fit-elle. Chacun est libre.
Un moment passa, puis elle eut un sourire malicieux :
— Je me suis souvent posé la question de savoir ce que Marie
Greenson pensait de ma liaison avec toi. Pour tout ce qui touche
son père, c’est sûrement une fille à principes. J’ai dû faire reculer
mes affaires... Mais si je la laisse me tromper avec toi? Je vais
être prise pour une idiote et les faire reculer encore plus... Comment
savoir? fit-elle en élevant devant elle la glace de son poudrier
pour rajuster ses cheveux. Tu devrais me négocier une alliance.
— Je t’attendais là, lui dis-je.
Les femmes modernes qui veulent gagner leur aie et détruire
l’ancien rapport de dépendance se contentent en fait de le renver¬
ser et de changer de place avec les hommes, mais cette inversion
simple n’en fait jamais que des hommes manqués. Mais Françoise
n’était pas une femme moderne. La femme active d’aujourd’hui
n’a rien à voir avec la femme ultime. Et, en fait, j’approuvais
entièrement Françoise de ne plus vouloir travailler et de se rétablir
ainsi dans sa situation normale de femme, même si, revendiquant
à la fois d’être entretenue et indépendante, elle s’ouvrait, par cette
inversion double, à une contradiction apparemment insoluble,
mais qui était au moins la contradiction dernière de la féminité.
Je refusais d’accorder cette indépendance. Mais si elle eût cessé
de la réclamer, eussé-je encore aimé Françoise?
Elle referma son poudrier d’un claquement sec et avant de me
répondre, le rangea dans son sac.
— Nous n’allons pas recommencer, dit-elle.
Elle n’attachait aucune importance à Marie, j’eusse dû n’en
attacher aucune à Greenson. Discussion vingt fois répétée et sans
issue. Les femmes sont infidèles par leur corps, les hommes par
leur esprit. Aucune comparaison n’est possible.
Mais elle avait trouvé un autre joint.
— Là n’est pas la question, dit-elle, un peu impatiente. Toi
non plus tu ne veux plus travailler, tu veux écrire. Si j’avais de
l’argent, c’est moi qui t’entretiendrais...
— Tu voudrais que je me fasse entretenir par Marie?
Elle était très sérieuse.
— Un écrivain, dit-elle, ne sera jamais confondu avec un gigolo.
— C’est un risque, en effet, que nul écrivain ne court aujour¬
d’hui, répondis-je, tout au moins nul écrivain véritable. On trouve
des mécènes pour les peintres, car la peinture se vend, et aussi
396 1m Fosse de Babel

pour certains poètes, car les gens riches s’ennuient, et ont besoin
d amuseurs ou de bouffons, mais la véritable pensée, aujourd’hui,
n'est ni amusante ni rentable...
— Avec Marie ce serait différent. Tu devrais tenter ta chance.
— Et soutenir la tienne.
— Oui, fit-elle.
Elle tourna la tête et posa sur moi ses yeux profonds.
J ai mes idées sur le rôle actuel de l’argent, lui répondis-je.
(. est un peu la pierre qu’on s’attache aux pieds pour la noyade.
Je vais même très loin. Il y a un tel divorce aujourd’hui entre
1 art^ et la masse, et un divorce si nécessaire, que tout ce qui fail
de l'argent, aujourd’hui, est sans valeur.
— Marie ne fait pas partie de la masse.
— Mais si, lui dis-je. Surtout Marie.
Elle resta un moment immobile, les yeux baissés. Quand je me
passionnais, je l’émouvais toujours.
Tu es bête, murmura-t-elle d’une voix assourdie... Même
si j étais encombrée de G.eenson, au premier signe, je viendrais
à toi...
C était le lendemain matin que nous devions prendre la route
de Milan et faire, au passage, une courte halte au cimetière de
Lugano. La nuit fut lourde et traversée par les bruyants échos
d un feu d’artifice qu’on tirait au loin sur le lac, vers Ascona ou
Brisago. Je pensais à Marie, à Sylvie, je tendais un fil de l’une à
1 autre. Le sommeil fut long à venir. Épuisé par Françoise, et
d’un épuisement qui semblait s’entretenir, s’approfondir encore
à chercher le repos, je rêvais de ces femmes simples et idéales
dont la tradition enseigne que les hommes-dieux de jadis prolon¬
geaient à volonté le plaisir, sans presque s’occuper d’elles, pour
transmuer en eux-mêmes et s’approprier leur claire, leur débor¬
dante énergie.
L’aube fut d’une fraîcheur lustrale. Pourtant, dans l’air immo¬
bile et sous le ciel d’un bleu déjà profond et uni, où l’aurore ne
laissait d’autre marque que cette fraîcheur, tout, dans ce décor
précis et chargé, aux lignes sûres, fut tiré dès le matin dans sa
lumière definitive, les arbres d’un vert presque noir, les massifs
de fleurs aux couleurs nettes et même les reflets posés sur le lac
comme si cette permanence, qui rendait l’aube inutüe, effaçait
aussi notre passage et ignorait notre départ. Et cette pensée me
vint, alors que nous gravissions les pentes boisées de Monte Ceneri
où nous n’entendions même pas un crissement d’insecte, que toute
La Fosse de Babel 397
cette profusion et cette immobilité lumineuses, semblables à celles
de l’éternel paradis, ne nous étaient présentées et offertes, dans
leur inutile accomplissement, que pour être niées et détruites
par nous, et recréées autrement, en sorte que la lumière morte
redevînt flamme vivante et nouvelle lumière. Qu’est-ce donc que
l’amour, sinon ce foyer d’énergies immobiles et vaines? Et qu’est-ce
que la femme sinon la servante anonyme de ce foyer? On perd
toute sa force à croire que les femmes ont un nom. On choisit
une femme, entre toutes les femmes, on croit la choisir. Elle n’est
pourtant qu’une parcelle de la flamme indivisible. Et l’œuvre
à accomplir, c’est cependant toute la flamme. Comme ce chemin
est long! Quarante ans pour apprendre que la femme à jamais doit
se faire impersonnelle en nous, comme notre être même! Quarante
ans pour se mettre devant elle en état d’initiation, d’ordination!
Pourquoi avais-je pu voir jadis Sylvie comme une femme primitive,
et la séparer, la bafouer en tant que telle, sinon parce que j’étais
séparé et primitif moi-même, c’est-à-dire incapable de faire germer
et fructifier en moi la totalité des dons qu’elle avait reçus, je veux
dire la totalité absolue des dons, la même pour tous les êtres,
celle dont toute créature et même toute matière dispose de façon
indivise? Et, de la même façon, pourquoi Marie aujourd’hui,
n’eût-elle pas été pour moi, dans sa fière jeunesse, encore plus
ultime que Françoise, puisque « en deçà » signifie aussi « au-delà »
dans la courbure sans fin du sphéroïde du temps? Oui, qu’est-ce
que la vraie permanence sinon cette transparence où tous les
êtres se fondent et s’effacent au cœur le plus profond de notre
moi? Plus tard, au cours des mois qui suivirent et après que j’eus
enfin trouvé Marie à ce rendez-vous dont j’avais si souvent et si
confusément rêvé pour elle, je pus fixer la date de nos vraies
fiançailles à ce jour où, dans le cimetière fleuri de Lugano, je dus,
du fond de moi-même, demander pardon à une morte de l’avoir
si mal aimée et lui donner en un quart d’heure plus d’émotion
que n’en avait reçu de moi, durant toute sa vie, son âme balbu¬
tiante. Il n’y avait, sur une très simple dalle de marbre gris, qu’un
nom composé, Sylvie Juanez-Dupastre, suivi de deux dates :
1918-1945, dont je remarquai pour la première fois qu’elles mar¬
quaient toutes deux des fins de guerre, mais, dans sa netteté
géométrique, cette tombe sur laquelle personne, depuis huit ans,
n’avait déposé de fleurs et que tant de pluies avaient lavée, me
sembla dressée de la veille, comme si la naissance et la mort de
la femme, en nous, étaient à la fois de chaque instant et de toujours,
398 La Fosse de Babel

et comme si cette pierre lustrée et immuable voulait signifier que


sont à jamais interchangeables, en ce point où nous les faisons
atteindre, toutes les femmes que nous devons aimer. Autour des
tombes, les allées étaient recouvertes de gravier roulé, aux veinules
rougeâtres. Derrière un rideau de cyprès, la ligne abrupte du
San Salvatore plongeait dans les eaux du lac. Toutes les couleurs
étaient violentes. Je regardai Françoise. Elle disposait sur la
dalle les fleurs que nous avions apportées. On eût dit qu’elle
accomplissait, avec tout le sérieux convenable, bien plus qu’un
rite familial : une dernière cérémonie de l’amour. Nous allions
repartir pourtant. Elle allait reprendre son poids de chair et de
désir. Pourquoi elle et non une autre? C’est sans doute sur la
tombe de Sylvie que Françoise, pour la première fois, se déper¬
sonnalisa à mes yeux, comme Marie n’avait jamais cessé de l’être,
et dès lors ce fut à jamais. La satiété de l’amour y intervint
peut-être, mais sûrement aussi cette étrange soumission que la
vraie vie obtient de l’amour et où celui-ci s’exalte, se diffuse et
s’efface, comme fait dans l’air immobile le parfum des fleurs coupées.

64. La star et le mannequin.

Nous retrouvâmes a San Remo une Marie affinée, avivée par


le baie, mais sous la santé, la solidité de laquelle il semblait vain
de chercher quelque lenteur, quelque langueur de femme. Partie
depuis deux mois et ayant déjà parcouru l’Italie du Nord en tous
sens, elle avait visité douze ou quinze villes, et chaque fois se
fixant à peine et ne cessant pas de rouler, mais elle, au contraire
de Françoise, c’était en donnant un sens précis et prémédité à
chaque instant, et sur des itinéraires minutieux où rien n’était
distrait d’une rude tâche. Quand elle arriva à San Remo, elle
traînait déjà avec elle, dans sa Mercedes grand sport, des valises
entières de livres d’art, de catalogues, de reproductions, et un
journal de voyage étonnant, tout épaissi de photos collées partout
et rédigé à la diable, mais avec une fièvre ponctuelle, capable de
noter^ l’heure et le lieu des enthousiasmes, sans jamais faibli»
Ah, c’était un prodigieux devoir de vacances, le Journal où Marie
Greenson tenait registre de chefs-d’œuvre! Elle ne nous le décou
vrit qu’avec beaucoup de pudeur, et toute prête à s’effaroucher
La Fosse de Babel 399

de la bienveillante ironie de Françoise, qui jouait à la grande sœur.


C’était son trésor, son dépôt sacré, sa Quête du Graal, sa sympho¬
nie et son poème, c’était l’expression naïve et impérieuse d’une
âme noble qui voulait, au moment de naître, tout récapituler de
son inconscient passé et s’y déployait, s’y ébrouait avec un appétit
merveilleuxI Marie ne passa que trois jours avec nous, mais eut
le temps de poser à Françoise d’innombrables questions. Elle
l’interrogeait sur tout, mais d’abord sur sa façon de se vêtir, de
se parer, sur ces habiletés de la mode qu’elle croyait être des secrets.
Cette application était touchante. En maillot de bain, Marie n’avait
pourtant rien à envier à Françoise, au contraire. Son corps était
parfait, et d’un modelé que le sport avait seulement rendu plus
délié, plus hardi. Il en était pour elle de la nage comme de la danse.
Tous les rythmes mettaient son corps en valeur, mais rien que son
corps. Françoise triomphait de loin dans la parure. Quelle diffé¬
rence, ici encore, entre l’Américaine et la Latine 1 C’est la distance
de la star au mannequin. Le vêtement gênait Marie, il révélait
Françoise. L’Américaine s’exprime par son corps, qui est promesse
directe et naïve, totalité offerte à l’état brut, excès d’offrande.
La Latine s’exprime par sa parure, qui est promesse raffinée,
totalité précieuse et ménagée, offrande retenue. Chez l’Américaine,
qui est choisisseuse, cet excès d’offrande exprime l’inquiétude du
choix. Chez la Latine, qui est connaisseuse, ce défaut d’offrande
exprime la sûreté du goût. Devant la maladresse et l’application
des Américaines, on peut avoir de la tendresse. Devant la sûreté
et l’indifférence des Latines, on ne peut avoir que de l’amour.
Mais les raisons sont claires. C’est que les Américaines ne savent
encore rien et se cherchent, tandis que les Latines savent déjà
tout, et qu’on les cherche. Il n’est pas d’actrice sans mouvement,
il n’est pas de mannequin sans immobilité. Marie eût passé tous
ses instants de loisir à nager ou à danser, c’est-à-dire à se livrer
au rythme, qui est l’essence même de la répétition, et Françoise
à se vêtir, ou plutôt à changer de robe, selon l’essence même de
la non-répétition. La répétition essaie de remplir l’être, la non-
répétition exprime un être déjà rempli. Sur la femme latine se
projette, par la mode, l’immense nostalgie de la non-répétition
qu’exprime aujourd’hui l’Europe, comme si, au moment où le
temps lui échappe, il ne lui restait plus qu’à faire de chaque instant
l’instant unique. J’avais assez éprouvé chez Françoise cette irréalité
de l’actrice accomplie (car la mode n’est, bien entendu, pour affir¬
mer l’unicité et la plénitude de l’être, que parodie) pour donner
400 1m Fosse de Babel

aujourd’hui aux efforts maladroits mais insistants de Marie, actrice


débutante, une sympathie moins mesurée et moins contrainte. Il
fut d’ailleurs clair dès le début que Françoise cherchait à provoquer
les occasions de me laisser seul avec Marie. Mais il fut non moins
clair, et pour moi bien plus surprenant, que Marie désirait aussi
ces apartés. « Il faudra que je vous parle », me dit-elle à plusieurs
reprises, les deux premiers jours, avec ce ton de conviction et
d’autorité qu’elle mettait toujours dans l’expression de ses désirs.
Mais sans doute était-elle moins certaine de ce qu’elle voulait
me dire car elle parlait au futur et paraissait encore un peu absente
de sa propre conviction. Dès son arrivée, Marie avait manifesté
son intention d’aller visiter dans les Alpes liguriennes, sur les
pentes de Monte Fronte, un vieux monastère du xe siècle, dont
certaines parties contenaient, disait-elle, des vestiges de l’art roman
le plus primitif. Il y eût eu beaucoup à dire sur ce besoin de non-
répétition à rebours qui portait sans cesse Marie vers les œuvres
les plus anciennes, comme si elle y cherchait une sécurité, une
protection, un enracinement. Il fallait bien compter une demi-
journée pour cette excursion, mais les deux premiers jours de
Marie à San Remo furent entièrement occupés par les plaisirs
de la mer, qui lui avaient manqué au cours de son périple, et par
de courtes promenades à Capo Verde et à Caldiroli, pour déjeuner
ou pour dîner, et dans lesquelles Françoise ne pouvait refuser de
nous suivre ni Marie partir seule avec moi. Françoise n’avait
cependant donné son adhésion à la visite de Monte Fronte, qui ne
pouvait l’intéresser en rien, que du bout des lèvres, et de fait, au
dernier moment, après le déjeuner, le dernier jour, elle se déclara
trop fatiguée et s’étendit pour une longue sieste, alors qu’il ne
pouvait plus être question pour Marie d’attendre encore ni pour
moi de refuser d accompagner Marie, puisque mon opinion d’expert
était requise. Nous partîmes donc. La route montait d’abord en
vue de la mer, par des vignes et des bois d’oliviers presque décolorés
par la chaleur, puis s’enfonçait très vite, en une suite de raidil¬
lons abrupts, dans une terre caillouteuse et ravinée, d’un ocre
terne chauffé à blanc, sur lequel des bosquets de cyprès et de pins
tordaient çà et là des flammes noires. Au début nous parlâmes de
Françoise, ou plutôt nous nous abordâmes à travers elle. Je dis
à Marie que ma liaison reposait surtout, désormais, sur l’amitié.
î ,, ait à Fran<?oise, pour créer son cadre et s’y épanouir,
plus d argent que je ne pourrais ni ne voudrais en posséder jamais.
Je lui dis aussi qu’il ne m’appartenait pas, à ce sujet, de porter
La Fosse de Babel 401

le moindre jugement et, à plus forte raison, la moindre condamna¬


tion, car tout être a sa loi et n’avance que par la connaissance
qu’il en prend et la soumission qu’il lui donne.
Marie me questionna tout de suite :
— Et moi quelle est ma loi?
— La loi contraire. De vous détacher de l’argent que vous avez,
aussi simplement que Françoise s’attache à celui qu’elle n’a pas-
Marie hésita un peu, regarda la route, mais son deuxième mou¬
vement était toujours de faire confiance.
— Mais je n’existe que par mon argent, dit-elle avec une humi¬
lité émouvante.
— Ce que vous venez de dire prouve le contraire, lui répondis-
je avec beaucoup de sentiment.
Elle suivit néanmoins son idée.
— J’ai peur qu’on ne s’attache à moi que pour ma fortune, me
dit-elle encore.
J’insistai de même :
— C’est parce que vous apportez la fortune absolue que vous
devez exiger le désintéressement absolu...
Ce n’était qu’une formule, mais elle allait décider de bien des
choses. Marie hésita encore, me regarda.
— Le Hourdel vient de m’écrire. Il me demande de me marier
avec lui, me dit-elle.
Le moins qu’on pût dire était que Marie doutait de Le Hourdel
autant que d’elle-même, et je venais de la toucher au plus vif.
Non point qu’elle n’aimât plus Le Hourdel. Obligée seulement
de constater qu’elle pouvait en aimer d’autres que lui, elle s’in¬
terrogeait. L’amour est bien malade, disait Julienne, ou bien ces
jeunes gens sont très forts. Parole d’adulte. L’actuelle liberté des
mœurs n’est réellement un drame que dans la mesure où les jeunes
gens n’ont pas encore découvert qu’elle est, bien au-delà, un fait
moteur et positif. C’est de cette positivité inconnue que s’angoissait
Marie. Au contraire Le Hourdel avait résolu cette énigme. D’une
âme qu’il voulait claire et forte, dans sa lettre à Marie, il parlait
moins d’amour que d’ambition, et le disait. La richesse, pour
un homme comme lui, qui était né pauvre, c’était trente ans
gagnés sans peine. Et gagner trente ans, à ce moment du destin
du monde, où tout se décidait, c’était, pour un homme comme lui,
le moyen de prendre la tête de l’époque au lieu d’être entraîné
par elle, c’était conquérir l’éternité. Que répondre à Marie?
L’enthousiasme de Le Hourdel la touchait sans l’émouvoir. A
402 La Fosse de Babel

ce signe, elle eût pu déjà mesurer la valeur de ses doutes. Tous ces
jeunes savants se figurent que les emportements prodigieux de
la science les emportent aussi, comme si, pour la première fois, le
destin de la science se confondait avec le destin de l’être. Aussi
oublient-ils l’homme, et les profondeurs de l’homme où la science
ne pénètre pas, et les hauteurs de l’homme où la science n’accède
pas, et qui semblent à jamais immobiles dans le silence de Dieu.
Marie s’en rendait-elle compte? Oui, d’instinct. En lui permettant
d’échapper à l’obsession du désir, l’éloignement l’avait amenée
à s’interroger sur Le Hourdel, à le juger, à discerner ses manques.
La hâte et la violence de Le Hourdel ne lui déplaisaient pas, son
ambition encore moins, mais, sans s’en rendre compte clairement,
elle eût souhaité les voir équilibrées, filtrées en lui par quelque
faiblesse. Comment une femme sensible se livrerait-elle sans crainte
à un homme dont nulle inquiétude ne paraît jamais faire hésiter
le cœur? Livrée aux seules lois de la puissance, la fortune risque
de devenir abjecte. Jamais, par exemple, Marie n’avait vu Le Hour¬
del trembler d’émotion ou d’envie devant les miracles de l’art.
Cette force était de trop. Que pouvais-je répondre? J’ai toujours
considéré comme naïve et même, pour tout dire, comme le signe
d’un esprit puéril, la croyance dans un gouvernement mondial
de savants. Les physiciens qui philosophent sont en général aber¬
rants, et d’ailleurs la philosophie, la vraie, en tant que science
des sciences, ne possède aujourd’hui aucun des attraits publi¬
citaires qui appellent ou imposent un consentement public. Je
citai William Blake : « L’art est l’arbre de vie, la science est l’arbre
de mort. » Et encore, quel art? Toutes ces négations et ces doutes
se brouillèrent un moment dans l’esprit de Marie et ajoutèrent à
sa confusion.
— Je ne tiens pas à me marier, dit-elle.
Notre conversation prit dès lors un tour tout à fait détendu,
ou plutôt il n’y eut plus de conversation, rien qu’un bavardage
de Marie. J’aimais tout en elle, et non seulement sa santé éclatante,
son application, la gaucherie de ses gestes et sa beauté immobile,
à la fois expressive et régulière, rayonnante et distante, qui l’im¬
posait partout, mais même ce bavardage qui n’avait nul pouvoir
de m’importuner, car on pouvait l’écouter ou non, l’interrompre
quand on voulait et le laisser reprendre, et qui faisait apparaître
ce qui était plus précieux que tout en Marie, cette absence à elle-
même, plus reposante que la caresse tranquille d’un vent léger.
Et peut-être aujourd’hui pouvais-je ainsi remercier le destin
La Fosse de Babel 403

intelligent qui nous gouverne de m’avoir fait renverser l’ordre


apparent des difficultés et aller de Françoise à Marie et non de
Marie à Françoise, et commencer par ce que je croyais être le
plus difficile, car il faut, et c’est aussi la loi, épuiser le difficile
pour apprendre que seul le facile a de la valeur dans le monde,
car le plus facile ne se donne qu’à ceux qui n’ont plus rien à désirer
ou à perdre et ne couronne ainsi que l’accompli...
Le vieux monastère était bâti très haut, dans un creux d’ombre
plein de fraîcheur. Marie, qui conduisait en short, passa une robe
et noua un foulard sur ses cheveux. Il fallut discuter un peu avec
un portier barbu pour être admis à pénétrer, par la chapelle ouverte
au public, dans un cloître de dimensions modestes et au dallage
rouge fort disjoint, qui la jouxtait. Sur des fragments de maçon¬
nerie tachés de mousses blanchâtres mais qui n’avaient pas connu
trop de rapiéçages au cours des siècles, Marie nota toute une série
de signes indubitables d’ancienneté, le petit appareil cubique des
murs, et, çà et là, des traces de décoration extérieure par niches
et frontons retombant sur des pilastres plats presque effacés,
dont elle prit, avec entrain et minutie, des dizaines de photogra¬
phies. Puis nous tirâmes du Père abbé, qu’on avait appelé, toutes
les dates qu’il connaissait sur l’histoire tourmentée et héroïque
de ces lieux. Quand nous partîmes, Marie, qui était enchantée
d’elle-même, des bons Pères et de moi, glissa un billet de dix mille
lires plié en quatre dans le tronc des œuvres.
Quelques centaines de mètres plus bas, en lisière d’un bois de
mélèzes et de pins qui dominait, sur un surplomb rocheux, le
dernier village du Monte Fronte, Marie arrêta sa voiture, puis
ôta son foulard et sa robe. Elle goûtait à ce moment la détente
qui suit l’heureux accomplissement d’un devoir. L’ombre était
accueillante. Nous y avançâmes. Marie s’y ouvrit-elle à d’autres
espaces? De plus en plus lourde à mon bras, et bientôt silencieuse,
elle sembla rentrer en elle-même peu à peu, comme si, d’un état
tout extérieur d’activité où elle était totalement absente de soi,
elle tendait sans le savoir vers cet état de vraie présence et de
communication profonde où je l’avais si souvent imaginée quand
je rêvais d’elle et la' souhaitais offerte sans résistance aux grâces
secrètes de l’amour. Mais au contraire de Françoise qui ne deve¬
nait instantanément passive que pour mieux rassembler son
attention et la mettre aux aguets, et qui, soudain, se reprenait
en désordre, je vis Marie ne se désanimer que peu à peu, par une
sorte d’exploration lente de sa propre profondeur et s’agiter
404 La Fosse de Babel

parfois, mais sans conséquence, comme si sa conscience se déta¬


chait d’elle par lambeaux, jusqu’à ce que le dernier regard soudain
étonné et comme effarouché qu’elle eut avant de fermer les yeux
vînt avouer la définitive défaite de ce monde qu’elle quittait. Je
fis l’amour avec Marie pour la première fois cet après-midi-là,
dans la solitude parfaite d’une combe où le soleil et l’ombre sc
mêlaient, et dont le parapet rocheux dominait l’abîme. Et tout,
je puis le dire, combla mon attente. Marie glissa dans le plaisir
comme un fleuve s’écoule par un vaste estuaire et se confond avec
la mer, d’un mouvement si uni qu’il en était presque insensible,
bien qu’il semblât fait pour s’élargir et s’approfondir sans fin.
Un râle très doux et continu, qui remontait en surface, vint alors
l’animer tout entière, comme une respiration légère et régulière
témoigne de la profondeur du sommeil. On ne pouvait pas plus
se désaccorder de ce plaisir, ou le déranger, qu’un navire ne peut
se passer de la force complice mais insondable de l’eau qui le porte,
quels que soient les remous tumultueux ou le délié tranquille de
l’arabesque qu’il trace, en toute indépendance, à sa surface.
Quelle différence ici encore avec Françoise 1 Cette sécurité que
donnait à mon propre plaisir le plaisir de Marie semblait porter
en elle non seulement la promesse d’un plaisir sans fin mais le
secret d’une force jadis enfouie, lovée comme un serpent au fond
de l’être, mais qui aujourd’hui déroulait ses anneaux, s’accro¬
chait à l’échine en efforts victorieux, et se tendait toute dans
cette conscience de soi frissonnante qui veut culminer, en remplis¬
sant l’être, dans l’intelligence sans conscience de Dieu. Au contraire,
l’instabilité du plaisir de Françoise ramenait chaque fois ma cons¬
cience à ses normes banales. On eût dit d’une mer qui n’admet¬
tait pas que la moindre navigation fût libre et qui se révoltait
contre sa condition de mer. Il fallait à chaque instant lutter contre
de stériles tempêtes et d’obscures noyades. On courait alors au
plus pressé, au paroxysme. Une fois de plus, j’irai ici contre toutes
les idées reçues en déclarant que la fameuse synchronisation des
spasmes, dont le tout-venant des hommes et des femmes fait le
sommet de sa jouissance et le signe de son succès, me paraît surtout
constituer, en amour, la plus haute victoire de l’ignorance et du
faux-semblant, la plus fâcheuse concession à la conscience désor¬
donnée des femmes. Le spasme est une victoire que le temps
remporte sur l’homme. Le vrai plaisir, qui est le moteur de
l’espèce, ne peut être au contraire qu’une victoire absolue de
l’homme sur le temps, c’est-à-dire un paroxysme continu et durable,
La Fosse de Babel 405

et même indéfini, et non cette brève secousse que seule sa contra¬


diction rend un peu prestigieuse, tant elle est à la fois abandonnée
et reluctante. Il n’y eut point de paroxysme en Marie. Elle sortit
du plaisir lentement, comme elle y était entrée, et, longtemps
somnolente, me laissa conduire jusqu’à San Remo. Je conduisis
vite. La puissante voiture prenait les virages avec une souplesse
sans défaut. Sa force semblait vibrer à l’unisson de la mienne.
Dans les lignes droites, l’air s’ouvrait en sifflant et prolongeait
notre course de bruissements heureux.
A San Remo, nous retrouvâmes Françoise sur la plage, à l’ombre
d’un parasol. Marie, qui partait une heure plus tard pour Gênes,
alla se baigner, et Françoise, tout de suite, se tourna vers moi.
— Raconte, me dit-elle.
Je fis un geste vague. Elle insista :
— Tu n’as rien fait?
— Non, lui dis-je... Plus tard peut-être.
Et j’ajoutai :
— Je ne suis pas pressé.
— Ce n’est pas vrai, dit-elle... Elle n’a pas voulu?
— Le temps nous a manqué...
Pourquoi ce mensonge? Il me diminuait à ses yeux. J’eusse dû
lui rendre sa liberté ce même soir ou plutôt reprendre réellement
la mienne. Qu’est-ce qui me retenait encore? Je pensai : Tout à
l’heure, je vais assister avec indifférence au départ de Marie, et
dans huit jours je serai déchiré à celui de Françoise. Faut-il donc
que l’amour soit impossible pour être vraiment l’amour? Mais
toutes les méditations sur ce sujet tiennent en peu de mots. Quel
est le principal, et peut-être même le seul acquis de l’omniscience?
Un simple précepte : l’esprit sait qu’il n’a pas de limites, le corps
ne veut pas savoir qu’il en a. Pourquoi donc souffrir de notre igno¬
rance lorsque le corps s’emporte et commande, puisque l’igno¬
rance est la loi ultime du corps? Je somnolais sous le parasol de
Françoise lorsque cette contrainte banale, à laquelle j’eusse pu
me croire soustrait, m’apparut : on peut, dans le même temps,
cesser d’aimer une femme et ne pas accepter qu’elle cesse de vous
aimer aussi. Ces attachements négatifs sont les pires. Pourtant
il n’y a pas de mystère dans cette rémanence et, une fois de plus,
l’omniscience n’y peut rien, mais l’omnipotence, car, contraire¬
ment à ce que croient les moralistes, celle-ci n’est pas une victoire
de l’esprit sur le corps, mais du corps sur le corps, chose bien
différente, où aucune lucidité ne peut rien. Et c’est sans doute
406 La Fosse de Babel
là le secret suprême, celui qui hante sans fin les nuits trop claires
de Babel.
On descendit les bagages de Marie et on les rangea dans la
Mercedes, devant l’hôtel. Puis Marie vint nous rejoindre à la
terrasse où nous buvions, en l’attendant, des jus de fruits, et se fit
apporter son premier scotch de la soirée. Avec un parfait naturel,
elle avait repris son bavardage. Françoise rédigea des cartes
postales que nous signâmes tous les trois, sauf la dernière, que
Françoise et Marie signèrent seules, car elle était à l’adresse de
Greenson.

65. Une dispute à Londres.

La conférence de Londres débuta le premier lundi de septembre


et la question se posa tout de suite de savoir si j’irais rejoindre
Françoise en Angleterre pour les week-ends, ainsi que nous l’avions
depuis longtemps envisagé, et même décidé, car Londres, après
tout, n est pas plus loin de Paris que Genève. A Paris, je me
retrouvais seul, ou presque, car les vacances, longtemps désor¬
ganisées par une série de grèves, n’étaient pas encore terminées,
et seul 1 abbé d Aquila n’était point parti. Domenech campait
dans les Alpes, avec une colonie d’enfants. Drameille rencontrait,
à Berlin-Est, pour leur parler du groupe, quelques amis influents
de Poliakhine. Julienne de Sixte se trouvait encore pour deux
semaines à La Preste, petite ville d’eaux des Pyrénées-Orientales,
où Laforêt était allé la rejoindre. Quant à Frieden, les graves
événements survenus au Maroc durant l’été et qui avaient abouti,
vers la mi-août, à la déposition du sultan par les autorités fran¬
çaises, nécessitaient sa présence presque permanente à Rabat.
Là-bas, Greenson et lui avaient intelligemment divisé leurs jeux.
Le glaoui de Marrakech triomphait, Frieden aussi. Dans la mau¬
vaise querelle qu on lui avait cherchée à Paris, les experts seraient
obligés, à la rentrée, de voler au secours de sa victoire.
Mon programme de fond était simple, il tenait en trois points :
me libérer de Françoise, en terminer avec Frieden, trouver un
heu de retraite idéal, et écrire, écrire... Marie, on le voit, n’y pre¬
nait point de part. Je l’inviterais dans ma retraite. Pour le moment
elle était à Rome, qu’elle me disait, dans une longue lettre, aimer
La Fosse de Babel 407

beaucoup. Mais que n’aimait-elle pas? Sa lettre était un bon


devoir d’écolière également disposée aux plaisirs de l’archéologie
et à la gentillesse des sentiments. Le premier week-end passa
sans trop de mal. Mon travail me servit d’égide contre ma fai¬
blesse. Mais le second? Françoise m’appela. Il m’était clair désor¬
mais que si j’allais la rejoindre, ce serait moins pour elle que contre
elle. Au même moment Drameille et Poliakhine revinrent à
Paris pour y recevoir von Saas et Santafé et tenir avec eux la
réunion trimestrielle où devait être étudiée la prorogation du
contrat Greenson. Déjà Drameille était au courant des sabotages
qui, durant l’été, et sans que personne pût établir un lien entre
eux, avaient parsemé d’une centaine de points de fièvre près
de la moitié des États-Unis. Je ne tenais pas à revoir von Saas.
Je partis pour quatre jours, du dimanche au mercredi.
Je ne connaissais pas Londres, Françoise non plus. Le diman¬
che, nous fîmes la classique promenade en bateau sur la Tamise,
traversâmes Hyde Park, visitâmes la Tour de Londres. Nous
passâmes aussi devant Buckingham et Saint-Paul. Tout cela
très vite, comme d’habitude, par grandes images et impressions
simples, de la façon que Françoise aimait, et que j’aimais aussi.
Le lundi, la conférence reprit. Elle se tenait à Church House,
près de l’abbaye de Westminster. Tout de suite, il m’apparut que
les séances de travail avaient moins d’importance, pour les secré¬
taires, que les réceptions, les soirées. Le moindre délégué dispo¬
sait de frais de mission énormes. Les secrétaires étaient invitées
tous les soirs. Trente femmes pour deux cents délégués, elles
choisissaient en fait elles-mêmes, et j’imaginai sans peine que ce
choix devait se fixer assez vite, tout aiguillonné de rivalités, de
petites intrigues et d’une diplomatie aussi subtile que celle de la
conférence, mais plus efficace, plus pressée. A son départ de
Genève, dans un bel élan, Françoise m’avait proposé de me
taper, le soir, mes premiers exposés sur la structure absolue
et avait même joint à ses bagages à main sa petite Olivetti porta¬
tive, que sa belle gaine de cuir élevait à un rang précieux, bien
au-dessus de sa condition ouvrière. A mon arrivée, Françoise
qui, depuis deux semaines, n’avait pas tapé une ligne, prétendit
avoir eu beaucoup d’heures supplémentaires à faire, jusqu’à
minuit, dans la bousculade des débuts, ce qui était possible,
mais peu vraisemblable, tant elle paraissait connaître les restau¬
rants chers et les boîtes de Soho autrement que par ouï-dire.
D’ailleurs le pli était pris : il lui fallait maintenant sortir tous
408 La Fosse de Babel

les soirs. Nous sortîmes le lundi, nous sortîmes le mardi. Avide


comme elle l’était de nouveautés, elle ne vivait que pour ces soirées
et ces nuits qu’elle organisait, au contraire de ses promenades
diurnes, avec un soin extrême, d’après ce répertoire des endroits
à la mode où la café-society trouve, semble-t-il, son champ secret
et même ses temples, et qui donne à la vie nocturne des grandes
villes le prestige qui s’attache aux explorations lointaines et à la
découverte des trésors enfouis. Dans ce divertissement sans
répit, Françoise semblait mettre tant de sérieux et trouver tant
de bonheur que je renvoyais, chaque fois, l’explication que je
désirais avoir avec elle. Ce retard me rendait irritable et me
donnait un air chagrin.
Pour ma dernière soirée, le mercredi, Françoise fut retenue par
une réception officielle au Dorchester, jusqu’à une heure assez
avancée de la nuit. Avec son amie genevoise, Nicole de B... qui
s’ennuyait à Genève et était venue la rejoindre à Londres, Fran¬
çoise avait loué un petit appartement meublé dans une rue tran¬
quille, près de Royal Court, et c’était aussi dans un hôtel de
Royal Court qu’elle m’avait retenu une chambre. Ce soir-là,
je dînai donc avec Nicole de B..., puis la ramenai chez elle, et me
rendis ensuite au Dorchester où j’arrivai vers minuit, ce qui
était tôt, et même trop tôt, car la fête était à peine lancée. Fran¬
çoise m’attendait pourtant dans le hall, mais très entourée, très
courtisée, très animée, et fort peu disposée à rentrer tout de suite,
à en juger par les multiples obligations professionnelles et mon¬
daines, étroitement mêlées, qui, me dit-elle, la retenaient. Je
prenais l’avion le lendemain matin et j’eusse mieux fait de rentrer
seul à l’hôtel. Je restai. Lorsque nous partîmes enfin, bien après
minuit, il fut clair assez vite que nos humeurs ne s’accordaient
pas. En quittant le Dorchester si tôt, Françoise avait conscience
de me consentir un gros sacrifice, et surtout un sacrifice public,
ce qui en multipliait la valeur, et il n’était pas question pour
moi, dans son esprit, de compenser ce sacrifice, sauf à reconnaître
qu’il n’était pas compensable, même par un excès de gentillesse
et de remerciement, ce qui me laissait juste le droit de me taire,
mais ce silence lui aussi était retenu contre moi. Quelle est en
pareil cas, chez une femme, la distance qui sépare une bonne
conscience irréductible d’une parfaite mauvaise foi? De toute
évidence elle est nulle. Me fallait-il, pour creuser cette distance,
protester, argumenter, raisonner? On dit que la logique est l’arme
des hommes. Mais certes, ici encore, la contradiction est grande,
La Fosse de Babel 400

puisque c’est dans l’instant même où l’homme, du seul fait qu'il


discute, concède aussi la logique aux femmes, qu’elles le mépri¬
sent le plus de n’être pas assez fort pour la garder pour lui. J’étais
encore en train de me débattre dans cette alternative où je n’avais
à choisir qu’entre deux défaites, lorsque Françoise prévint même
ce choix, comme si elle avait hâte de saccager jusqu’à mes défenses
intimes. Nous venions à peine de monter dans le taxi qui nous
ramenait à Royal Court qu’elle avait déjà renoncé à tenir le
rôle de la victime pour ouvrir le dossier de l’accusation. Je n’étais
jamais content, me dit-elle. Que signifiait cet air de résignation
et d’ennui que j’avais pris au Dorchester après l’avoir d’ailleurs
traîné dans tout Londres depuis trois jours? Que fallait-il donc
qu’elle fît pour me voir satisfait? Je n’étais pas venu à Londres
par amour pour elle, mais pour la surveiller, donner pièce à des
soupçons qu’elle sentait poindre dans chaque regard, dans chaque
mot. Je la récompensais bien mal de ses attentions pour moi,
de sa fidélité, car elle avait été fidèle, et des sacrifices qu’impli¬
quait cette fidélité. Ce mot de sacrifices, qui était fort, ne la gênait
pas le moins du monde. Dans ces situations, je l’ai noté cent fois,
l’amour pose tellement de problèmes à l’intelligence qu’elle n’a
même pas le temps de choisir une attitude de ménagement, qui
d’ailleurs n’existe pas. Tout se passa comme si Françoise eût eu
besoin d’une scène et eût cherché à prévenir, par tous les moyens,
mon besoin de l’en priver. Comment ne pas trouver ces compli¬
cations dégradantes? J’explosai d’un coup. Je reprochai d’emblée
à Françoise, d’un ton très vif, le caractère artificiel de sa que¬
relle. Il était clair qu’elle ne cherchait qu’un alibi. Dans quel but?
Si je voulais mesurer le prix qu’elle attachait à sa fidélité, il me
suffisait de me rappeler celui qu’elle avait, à San Remo, attaché
à la mienne... Lancées de la façon la plus soutenue et la plus
impulsive, ces quelques phrases eussent pu nous engager dans une
dispute banale, où tous mes doutes sur moi-même se fussent
amplifiés et aigris, si la pensée même de ces doutes ne fût venue
au bon moment me traverser. Cette pensée me sauva. Celui qui
craint la fausseté des apparences n’est jamais tout à fait perdu.
« Je veux te dire la vérité, dis-je à Françoise d’une voix qui brus¬
quement retomba. Je me suis souvent demandé, en te cachant,
à San Remo, que j’avais couché avec Marie, si je ne me dimi¬
nuais pas tellement à tes yeux que je te fournissais la meilleure
raison de me tromper. Mais, en sens inverse, en t’avouant la
vérité, je te donnais une autre raison non moins forte. Quand on
410 La Fosse de Babel

est parvenu à ce point d’incertitude mutuelle où rien, de part


et d’autre, n’est plus commandé par rien, que peut-on faire?
Reconnaître l’échec, c’est tout, » Et j’ajoutai : « J’ai couché
avec Marie. Peut-être ne te l’ai-je caché que pour pouvoir me
dire, le jour où tu me tromperais aussi, que tu trompais en fait un
autre que moi, une image fausse de moi. Ces calculs sont stupides.
Trompe-moi une bonne fois, et sans histoire, que tout soit clair. »
Françoise fut peut-être déconcertée mais n’eut pas à répondre,
car le taxi s’arrêtait au même moment devant l’hôtel, et j’avais
à me débrouiller avec mes pence et mes shillings. Nous prîmes
l’ascenseur en silence. Lorsque nous nous couchâmes, nous n’échan¬
gions plus que des propos indifférents sur l’horaire de l’avion
que je prenais, ou le montant de la note d’hôtel : il fallait qu’elle
m’avançât quelques livres. Nous étions étendus l’un près de
l’autre. Un silence passa. « Je suis trop énervée, j’ai besoin de
faire l’amour », dit-elle soudain sur le ton d’une constatation
sans réplique, mais sans bouger. J’admirai que cette demande
de réconciliation prît la forme d’un ordre. Elle ajouta cependant :
« Pour Marie tu ne m’apprends rien. J’ai des yeux pour voir. »
Je n’avais à hésiter qu’entre le refus et la violence, mais la cons¬
cience nous rend lâches, dit Hamlet. A ces extrémités, ce mot
n’a guère de sens. Disons : la conscience nous vaut de mauvais
compromis. A le rapporter à ses normes, l’amour fut donc entre
nous, cette nuit-là, particulièrement raté. Françoise me regarda
et eut un mot étonnant : « J’aime te voir souffrir », me dit-elle.
Je faillis la frapper et une expression de crainte passa dans ses
yeux. Mais, par un retournement extraordinaire, et dont, sur le
moment, dans 1 humiliation qui m’avait gagné, je ne remarquai
pas suffisamment le caractère insolite, ce fut ce moment que choisit
Françoise, sa bouche contre mon oreille, pour me faire la plus
ardente, la plus déchirante protestation d’amour qu’elle m’eût
jamais faite et que d’ailleurs elle dût me faire jamais. Non pas,
je pense, qu’elle s’inquiétât de mon éloignement. Elle parlait
d’instinct, sans calcul, avec une sorte d’ardeur pathétique, comme
si, après notre querelle et l’amour sans élan qui avait suivi, ses
yeux s’étaient ouverts, et elle reconnaissait que notre affection,
notre intelligence, notre tendresse étaient à jamais supérieures
aux fatalités du destin. Elle me répéta vingt fois qu’elle m’aimait,
qu’elle était ma femme, comme si elle s’en berçait et m’en berçait
aussi. Jamais paroles plus brûlantes, moins jouées. Elle ajouta
que tous ces hommes qui tournaient autour d’elle comptaient pour
La Fosse de Babel 411
rien. Elle était femme et ce jeu la flattait, mais rien d’elle ne
s’engageait dans ce jeu. Elle n’était bien que près de moi. Nous
nous endormîmes. Au matin, l’amour fut réussi, toujours dans
nos normes. Mais par une sorte de contraste non moins insolite
que celui qui avait marqué notre nuit, Françoise, en faisant sa
toilette, devint morne. Nous nous habillâmes en silence. La proxi¬
mité de mon départ pouvait justifier cette tristesse, sous laquelle
pointait cependant un nouvel énervement, une inquiétude. Dehors
la pluie tombait par rafales. L’automne commençait par un matin
noyé, tout déchiré de vents rebelles. Le froid nous surprenait,
nous transperçait, nous rendait maladroits. Je ne voulais pas
qu’elle m’accompagnât à la gare de Waterloo. Elle insista. A
cause de la soirée de la veille au Dorchester, la conférence ne repre¬
nait ce matin qu’assez tard. Serrée contre moi sur la banquette,
à la gare, Françoise était très pâle. « A quoi penses-tu? » lui deman¬
dai-je. Elle ne se tourna pas vers moi. « J’ai froid », me répondit-elle.
La dernière vision que j’eus d’elle, lorsque le car de l’aéroport
s’approcha, m’est ajourd’hui précieuse entre toutes. Elle souriait
vaguement, d’un sourire que le froid rendait contraint, ou bien
quelque pressentiment triste. Un grand élan, une grande émotion
me portaient vers elle, mais nos destins étaient déjà scellés. Le
savions-nous? C’était ma dernière vision d’une femme qui, pour
moi, était encore intacte, et qui ensuite ne le fut jamais plus...
XIII

t Nous marchons ainsi, poussés par Vesprit,


d'opinion en opinion, à travers le change¬
ment des partis, trahissant noblement toutes
les choses qui peuvent en somme être trahies.
NIETZSCHE.

66. Tel père tel fils.

La deuxième réunion trimestrielle de von Saas, Santafé Dra-


meille et Poliakhine eut lieu, cette fois encore, chez Drameille
mais fut marquée dès le début par une assez violente discussion
qui opposa Santafé et von Saas, et le désaccord apparut tout de
suite comme fondamental, car il ne portait pas cette fois sur
telle ou telle circonstance de l’action, mais sur les principes. Dans
le schéma initial, il était convenu que tous les activistes de
von Saas, sans se connaître et sans se découvrir, devaient entrer
dans les groupes de Santafé, les uns, ceux des chaînes trotskystes
pour y recruter de nouveaux activistes, les autres, ceux des
chaînes fascistes, pour y jouer le rôle d’observateurs ou d’espions
mais il était non moins certain que c’étaient les rapports sur ces
hommes, transmis par von Saas à Santafé, qui seuls pouvaient
permettre à ce dernier de faire un premier tri, c’est-à-dire de dis¬
tinguer parmi eux les fanatiques irréductibles, à éliminer et les
vrais aventuriers de l’esprit ouverts à l’entendement prophé-
Uque. Dans le principe, cette organisation était idéale. Encore
fallait-il que von Saas fit réellement connaître le nom de
ses hommes et communiquât à Santafé ses comptes rendus.
En fait, au fur et à mesure que la première campagne de
La Fosse de Babel 413

sabotages se développa et que la destruction, pour von Saas,


cessa d’être un moyen et parut devenir une fin en soi, von Saas
ne laissa plus dans les groupes de Santafé que ses hommes péri¬
phériques, et, tant pour des considérations de rendement que de
sécurité, déracina et isola complètement ses hommes clefs. Les
échanges se raréfièrent. Pour von Saas, c’était à la commune
extrémité des deux sortes de chaînes, à leur point de convergence,
qu’un homme atteignait au sommet de son destin, quand il se
transformait en provocateur indifférent. A la mi-septembre, quand
von Saas et Santafé se rencontrèrent, leurs deux organisations
étaient, en pratique, isolées l’une de l’autre. Santafé protesta.
— Je ne vous comprends pas, répondit von Saas. Vous disposez
de votre propre organisation. Servez-vous-en. Pour étudier mes
hommes, chargez votre organisation de découvrir et noyauter
la mienne.
— Vous renversez les rôles, dit Santafé. C’est votre organi¬
sation qui est fermée et la mienne qui est ouverte.
Il eût pu ajouter, non sans dépit : Depuis trois mois, j’ai fait
ce que vous dites. J’ai essayé de pénétrer chez vous et j’ai échoué.
Von Saas sourit. La mauvaise foi tournait parfois, chez lui,
en condescendance :
— Laissez-moi le temps de me fortifier et d’assurer mes prises.
J’ai besoin de bien tenir mes hommes. Dans deux ou trois mois
sans doute je vous les rendrai...
Il ne pensait pas un mot de ce qu’il disait.
En réalité, la campagne de sabotages qu’il avait entreprise
durant l’été et qui mobilisait déjà contre lui la police d’une ving¬
taine d’États suffisait à absorber toute l’attention de von Saas,
et c’était déjà beaucoup qu’on l’obligeât à venir à Paris pour
des réunions inutiles. A ce moment, deux questions seulement
se posaient pour lui. Ce n’étaient point des questions de principe
mais de fait : voilà de quoi il fallait discuter. La première concer¬
nait la prorogation, pour six nouveaux mois ou un an, du contrat
Greenson, qui venait à échéance quinze jours plus tard, à la fin
de septembre. La seconde portait sur les nouvelles tâches que
von Saas allait confier à Scotti, sorti depuis peu de l’hôpital de
Detroit, et qui serait ainsi le premier chef complet formé par
von Saas, puisqu’il allait prendre, comme von Saas lui-même,
mais depuis Chicago, le commandement de deux groupes de chaînes
et doubler ainsi l’importance de l’organisation.
Selon un plan soigneusement gradué, les cent trente ou cent ein-
414 La Fosse de Babel

quante sabotages mineurs tentés ou commis durant l’été et qui,


pour la plupart, visaient des usines travaillant pour l’aviation
ou la marine, avaient connu des fortunes diverses et intelligem¬
ment réparties. Les premiers, en juillet, avaient eu lieu dans les
usines du syndicat Greenson à Detroit, Cleveland et Toledo et
avaient en majorité échoué, les porteurs de plastic ayant été
surpris et abattus au dernier moment par les surveillants postés
par von Saas, ce qui avait fait cinq morts. La réaction de Greenson
fut normale. Il demanda à von Saas de confier ses dossiers à la
police officielle. Il y avait, à ce changement d’attitude, deux rai¬
sons. La première, assez évidente, était que von Saas coûtait
cher. La seconde, plus subtile, était que von Saas commençait à
effrayer Greenson par la continuité même de ses succès, qui
attiraient la foudre. Dans sa vie, le milliardaire avait assez souvent
gagné en prenant des risques pour savoir qu’on ne peut pas
gagner toujours, et il appartenait à cette espèce d’hommes pon¬
dérés, à la fois superstitieux et réalistes, qui n’aiment le succès
que jusqu’à un certain point. Pour tout dire, il eût assez aimé
que von Saas allât attirer la foudre ailleurs. Von Saas comprit
parfaitement ce désir. Tous les sabotages qui suivirent, et qui
réussirent tous, eurent lieu dans des usines étrangères au syndicat
et qui n’avaient pas encore fait appel aux services de von Saas.
Cependant, à son retour du Maroc, Greenson maintenait sa posi¬
tion. Avec toute l’ingratitude des hommes forts, il suggérait
à von Saas de le présenter, à Washington, au chef des services
secrets lui-même, qui serait heureux d’accueillir chez lui une si
efficace recrue.
On pouvait croire von Saas sur parole lorsqu’il affirmait que sa
discussion avec Greenson, sur ce point, avait été violente et brève.
— Comment, lui avait-il dit, pouvez-vous penser un seul ins¬
tant que je confierai à votre administration, qui est plus qu’à
moitié noyautée par Moscou, même une partie de mes infor¬
mations? Ce serait condamner à mort mes informateurs.
Aucun Américain ne pouvait encore admettre, à l’époque, que
des fonctionnaires du Département d’État pussent être au ser¬
vice des Russes, ce qui pourtant devait être, un peu plus tard,
abondamment démontré.
— Apportez-moi des noms et des preuves, s’était écrié Greenson,
à la fois furieux et atterré.
— C’est une chose grave, avait alors répondu von Saas, qui
avait, sur ses listes, tous les noms voulus, mais se demandait.
La Fosse de Babel 415
8’agissant de personnages si importants, s’il ne risquait pas de
découvrir dangereusement Poliakhine. C’est une chose grave et
qui met elle aussi en jeu la sécurité de mes informateurs. Je pars
pour l’Europe où je dois justement les voir. Attendez mon retour...
On en était là, et certes von Saas était tranquille. Jamais les
intérêts matériels de l’organisation ni sa continuité n’avaient
paru moins en péril, car il disposait, grâce aux listes de Poliakhine,
sur bien d’autres usines américaines, de renseignements immé¬
diatement exploitables qui lui permettaient de porter ailleurs sa
fortune. Mais von Saas voulait bien s’étendre, non s’amputer.
Il voulait bien prendre de nouveaux clients, non perdre les anciens.
Il était de ces maîtres de la possession que l’extension de leur
conquête intéresse moins que sa profondeur. On pouvait lui faire
confiance, il lâcherait d’autant moins Greenson que la préparation
de la deuxième phase de sabotages, qui allait grand train, exigeait
beaucoup d’argent. Bien que ses conséquences matérielles et poli¬
tiques en fussent imprévisibles, les conjurés n’avaient jamais beau¬
coup discuté de cette deuxième phase, qui constituait pourtant
l’essentiel du plein de von Saas. Ils la voyaient encore lointaine,
irréelle. Von Saas les détrompa. La mise en place du dispositif
était en cours, un fait, entre bien d’autres, le prouvait : von Saas
avait décidé d’informer Scotti, de l’associer pleinement à son
action et, déjà, de se faire accompagner par lui dans l’entrevue
décisive qu’il devait avoir, dès son retour de Paris, avec le milliar¬
daire.
Cette nouvelle fit sursauter tout le monde. Mais Santafé en
avait déjà trop dit sur Scotti pour pouvoir en dire encore, et ce fut
Drameille qui se chargea de questionner von Saas, dans un tout
autre esprit.
— Je n’ai pas à examiner ici, lui dit-il, le principe de cette
deuxième phase d’action, et vous avez en effet le libre choix de vos
moyens. Mais il s’agit aussi, si j’ai bien compris, de tout un ensem¬
ble d’opérations considérables et simultanées, et c’est alors l’oppor¬
tunité politique de ce déclenchement qui importe, non plus le
choix des moyens mais du moment. Je ne pense pas que vous
puissiez vous passer sur ce point de l’adhésion préalable de Santafé...
Von Saas ne bougea pas.
— Je ne pense pas non plus, continua Drameille, que vous
puissiez vous passer de cette adhésion en ce qui concerne le choix
des hommes à porter au sommet. Vous changez la règle du jeu.
Et certes, pour Scotti, je voudrais vous suivre. Mais je vois bien
41ti La Foise de Babel

que ce garçon n’accepte de provoquer les communistes que pour


les détruire. Or il ne s’agit pas forcément de les détruire, il s’agit
surtout de les diriger et de les élever.
— C’est en effet le point, dit Poliakhine.
Von Saas eut ce sourire froid qui lui était habituel et qui se
figeait tout de suite en rictus, car il ne lui venait que dans le mépris.
— Êcoutez-moi bien, dit-il. En juin dernier, quand Scotti a
failli être tué, Greenson lui a fait verser une gratification de
cent dollars, ce qui est, en Amérique, le tarif d’une call-girl de
troisième ordre, pour une nuit. C’est de cette façon qu’on rend un
homme enragé...
— C’est possible, dit Drameille. Je vois fort bien Scotti faire
sauter en même temps toutes les usines américaines et tous les
communistes. Mais est-ce bien le problème?
— Le problème, répondit von Saas, n’est ni de faire sauter des
usines ni de tuer les communistes, il est de maintenir, d’étendre
et d’approfondir l’organisation, et Scotti en est maintenant aussi
persuadé et aussi capable que moi. S’il faut ménager les commu¬
nistes, il les ménagera; s’il faut les tuer il les tuera. Il fera ce que
commandera le bien de l’organisation... Il y a trois semaines,
quand il est sorti de l’hôpital, je lui ai expliqué que j’avais pu
pénétrer dans les dispositifs communistes et les manœuvrer pour
les amener à agir et à se découvrir. Il l’a parfaitement compris.
Je lui ai alors demandé de changer de nom, et il l’a fait; de quitter
Detroit, et il l’a quitté; de partir secrètement pour Chicago et il
y est parti; d’oublier ses amis, et il les a oubliés. Demandez à
Julienne de Sixte. Personne sauf moi ne peut plus dire que Scotti
existe encore. Et si je peux dire qu’il existe encore, c’est qu’il
n’existe que par moi...
— Je vois, dit Drameille. Vous ne lui avez quand même pas
tout dit.
— Je vais tout lui dire.
— Vous violez la règle, dit Drameille avec froideur. Non
seulement celle de l’organisation, puisque vous forcez la main
à Santafé, mais votre propre règle. Je vous entends encore dire :
« Surtout pas d’adjoints, ni de gardes du corps. C’est ainsi qu’on
se perd. » Et vous prenez Scotti.
Scotti n’est pas mon adjoint, répondit von Saas d’une voix
brève. C’est mon aller ego, et c’est cela que vous ne voulez pas
comprendre. Vous n’avez pas à vous prononcer sur le cas Scotti.
Il est devenu un autre moi-même.
La Fosse de Babel 417

— Comment pouvez-vous dire cela? s’écria Drameille. En


admettant, ce qui reste à prouver, qu’il ait perdu son sectarisme
politique, il n’a sûrement pas acquis, techniquement, votre
rigueur. Il n’a pas eu le temps...
Vous confondez tout, dit von Saas. La rigueur n’a pas à
être apprise, mais à être observée. Elle n’est pas une question
d’apprentissage mais d’obéissance, c’est-à-dire de fidélité. Je suis
seul juge de la fidélité de Scotti...
Il y avait, dans la voix de von Saas, un accent presque mystique,
et Drameille, un moment, se tut. Mais ses yeux se mirent soudain
à briller : il avait trouvé la solution qui conciliait et activait
tout sans cesser de le dégager.
— Je vais vous faire une proposition, reprit-il alors d’une voix
toujours animée, mais amicale. Puisque vous mettez Santafé hors
de jeu, il vous faut aussi le laisser libre de neutraliser Scotti, s’il
le découvre...
Von Saas parut choqué plus qu’étonné :
— Scotti ne peut pas être découvert...
— Laissez à Santafé le soin d’en apporter la preuve.
— Ne touchez pas à Scotti, dit von Saas, menaçant.
— Je sais, ironisa Drameille. Dans cette affaire, vous êtes
Dieu le Père, mais Scotti n’est quand même pas Dieu le Fils.
De toute façon, le Père abandonne le Fils à l’humanité souffrante,
c’est connu.
Le rire de Santafé tira de von Saas un regard meurtrier. Mais
l’ancien S.S. se contint et se tourna vers Drameille :
— Au cours des six prochains mois, lui dit-il d’une voix âpre
mais qui vibrait à peine, Santafé et vous recevrez de moi le double
de ce que vous avez reçu pour les six premiers, et vous pourrez
choisir vos hommes et les envoyer partout, même au diable,
sans que je m’en occupe. Je tiens mon contrat. Je veux bien en
plus vous consulter pour déclencher les vraies opérations. Mais si
vous touchez le moins du monde à Scotti, je ferai tout sauter à
l’instant même, je vous le dis, et vous sauterez aussi, avec votre
tas de dollars et vos grandes idées...
Je rentrai de Londres le jour où Santafé et von Saas repartaient
pour New York et, dès mon arrivée, on me remit une lettre de
Marie. Durant tout ce mois de septembre, et bien que la grève
des chemins de fer et des postes fût terminée depuis la fin août,
la distribution du courrier se trouva souvent retardée de plusieurs
jours par des grèves locales qu’on appelait grèves tournantes.
418 La Fosse de Babel

Cette lettre de Marie avait été postée à Rome huit jours plus tôt.
Elle me parlait assez longuement de Le Hourdel, qui venait de
faire le voyage de Rome pour voir Marie, et, chose encore plus
surprenante, de von Saas. Je téléphonai aussitôt à Drameille.
Il me paraissait nécessaire que von Saas, avant son départ, fût
mis au courant de ce que Le Hourdel disait de lui.

67. Le Hourdel, et le mécanisme de la trahison.

C’était un homme réfléchi que Le Hourdel, et il avait le sens


des relativités historiques : la notion de trahison lui échappait.
On ne trahit jamais qu’une image irréelle, celle que les autres se
font d’eux-mêmes, à travers nous. Le Hourdel trahissait moins la
sécurité des États-Unis que l’idée conventionnelle et contestable
que les États-Unis, à ce moment fugitif de leur histoire, s’en
faisaient. En se soumettant à la science, Le Hourdel pouvait
d’ailleurs se passer de se soumettre à la politique : la science est
plus haute. S’il communiquait des renseignements scientifiques
aux communistes, c’était pour deux raisons, d’abord parce que
l’expansion de la science exige la liberté des communications,
ensuite parce que le régime communiste fait déjà de la politique
une science et commence à épurer la politique. Le Hourdel se
voulait seul pourtant et entendait le rester tant que la politique
ne serait pas entièrement dissoute. Cette vocation lui était apparue
de plus en plus clairement à mesure que sa réussite dans la techno¬
cratie d’avant-garde, qui est la plus haute des disciplines non
initiatiques, lui avait permis de se dégager des brumes et des
impatiences que l’adolescence pare du nom d’idéologies. Malheu¬
reusement il n’était pas assez artiste, au sens large, c’est-à-dire
assez distant de soi, assez joueur, et ce défaut, ou ce manque, qui
avait si vite, bien que confusément, frappé Marie, me parut à
moi aussi capital, car seuls les solitaires doués pour l’art ne sont
pas à la longue déboussolés et égarés par leur solitude. On peut
tout attendre de la science sauf qu’elle fasse affleurer l’être, que
1 art le plus dévergondé révèle parfois. Des hommes comme
Drameille et Pirenne étaient eux aussi des solitaires, mais justement
avec assez d’esprit de jeu pour jouer de leurs oppositions, et
Le Hourdel au fond n’était entre eux qu’un lien subtil, le signe
La Fosse de Babel 419
d’une règle commune. Tout le comportement catastrophique de
Le Hourdel tint, à la fin, à ce qu’il ne comprit pas que l’orgueil
tue l’esprit de jeu, et que Drameille et Pirenne étaient sans orgueil.
Ce lien qu’ils avaient tendu librement entre eux, il s’y vit d’abord
emprisonné lui-même, et ne put le supporter. Il voulut les y
ficeler à leur tour, et s’y empêtra.
Ce qui eût pu avertir Le Hourdel, c’était que les raisons qu’il
avait de ne pas aimer Drameille et Pirenne étaient contradictoires.
Drameille paraissait toujours donner avec indifférence tout ce qu’il
savait, Pirenne paraissait toujours recevoir avec indifférence tout
ce qu’il apprenait. Dans les deux cas, c’était cette indifférence qui
blessait Le Hourdel, mais elle procédait de vocations inverses :
Drameille ne donnait rien à force de tout donner, Pirenne ne rece¬
vait rien à force de tout recevoir. Dès le départ, Le Hourdel
ne considéra pas du tout que Drameille lui eût marqué une parti¬
culière confiance en lui faisant connaître à la fois von Saas et
Pirenne, qui devaient à tout prix s’ignorer. Qu’on pût avoir
ensemble pour amis des hommes si inconciliables et s’en flatter,
cela passait la désinvolture et atteignait à l’insolence. Et même,
au lieu de le rendre circonspect, cette situation de trop-plein
excita Le Hourdel, il fallait aller jusqu’au cœur de cette surabon¬
dance, l’explorer, l’exphciter, il fallait vider Drameille. Comme la
situation inverse de trop-vide où se tenait Pirenne ne lançait
pas à la science de Le Hourdel un moindre défi, car il fallait
remplir ce vide toujours vide, il était clair d’avance que Le Hourdel,
instrument idéal de cet échange, ne pouvait qu’y perdre son âme,
comme tous ceux qui soutiennent leurs convictions par leurs
dépits.
Il était fatal que Le Hourdel trahît Drameille. Toutefois cette
trahison connut deux étapes : la première lorsque Marie s’éloigna
de Le Hourdel, la seconde lorsqu’il essaya vainement de se rappro¬
cher d’elle. Certes, dès son arrivée à Detroit, le jeune savant avait
essayé de retrouver von Saas et de se renseigner sur lui. Mais
l’Allemand se gardait trop bien pour que cette enquête, menée
avec plus de curiosité que de conviction, pût aboutir. Dans ces
débuts, ce qui comptait surtout pour Le Hourdel, c’était son
mariage avec Marie. Même les rapports qu’il envoyait à Pirenne
restaient prudents : des textes qu’il eût aussi bien pu adresser
à des revues. Parfois il se demandait si Pirenne, pour soutenir
d’imprévisibles exigences, ne le menacerait pas un jour de tout
révéler à Marie. D’avance il parait cette menace. Il se croyait
420 La Fosse de Babel
sûr de Marie, mais partout il manœuvrait au plus juste. Durant le
mois de juillet, les lettres qu’il reçut d’Italie ne lui permirent
cependant à aucun moment de penser qu’il avançait ses affaires.
Marie, d’un musée à l’autre, ne semblait vivre que dans l’instant.
Quand il ne fut plus possible à Le Hourdel d’attribuer à la pudeur
un manque d’effusion qui ne pouvait venir que de l’instabilité
ou de l’indifférence, il formula sa demande en mariage. Le moment
était mal choisi, mais Le Hourdel n’était pas l’homme des recon¬
quêtes. La réponse vint de Gênes, au lendemain de San Remo.
Elle était négative. On arrivait à la mi-août. La réaction de
Le Hourdel fut de se lier plus étroitement à Pirenne, par pur
instinct. Mais la mi-août fut aussi, à Detroit, l’époque de l’exten¬
sion, de la multiplication de ces sabotages qui contredisaient de
façon ostensible la politique de détente menée au même moment
par le gouvernement russe de Malenkov. Le Hourdel se souvenait
bien des proclamations nihilistes de von Saas, mais s’il était,
en homme de science, l’homme des vastes hypothèses, il se gardait
des déductions infondées. Cependant, c’est en amour que le
doute lui était le plus insupportable. L’idée lui vint, à la même
époque, de demander un congé d’une semaine qui lui permettrait
de pousser jusqu’à Rome pour jouer sa dernière chance avec
Marie. En fait, à l’aller comme au retour, il s’arrêta à Paris
et, chaque fois, rencontra Pirenne.
La première de ces rencontres eut lieu dans un bar discret du
Palais-Royal :
— Je ne veux plus passer par l’intermédiaire de Drameille,
déclara tout d’abord Le Hourdel qui mit sur le compte de sa
méfiance envers Drameille le caractère anodin de ses premiers
rapports.
— Eh bien, indiquez-moi un homme à vous, dit Pirenne,
enchanté.
Le Hourdel désigna Laforêt, puis, tout de suite après, et sans
s’engager davantage, parla des sabotages, livra le nom de von Saas,
demanda une enquête sur ce dernier. Pirenne prit des notes d’un
air froid.
A Rome, Le Hourdel excluait d’avance tout moyen terme
et toute lutte. Peu doués pour les souffrances de l’amour, ces
jeunes gens des nouvelles couches y voient une humiliante perte
de temps. Marie, qui sortait beaucoup, au même moment, avec
un jeune comte romain, vrai ou faux, que les Mercedes grand
sport séduisaient beaucoup, donna rendez-vous à Le Hourdel
La Fosse de Babel 421
dans le hall de l’Excelsior. Le Hourdel eût souhaité la retrouver
indécise, inquiète, nostalgique. Elle se montra aimable, détendue,
sûre de soi. Il l’avait perdue. Sur son visage doré par le soleil
d’Italie, il put voir jouer tout l’éclat d’une animation heureuse
où il n’avait plus de part.
Au cours du dîner qui suivit, et avec une maladresse et une
contrainte que son échec rendait cruelles, Le Hourdel en fut
réduit à parler de ses projets les plus techniques à une femme
qui ne pensait au même moment qu’aux ornements les plus super¬
ficiels de la vie, et lui qui avait pu, quelques heures auparavant,
et même sans y croire, s’imaginer victorieux et en train de couvrir
ces mêmes projets de nuées idéalistes, se sentit saisi d’une brusque
colère. Dans ces cas-là, les êtres sans enthousiasme et sans élan
sont favorisés. Ils tombent de moins haut et contrôlent mieux leur
chute. Ils sont moins ridicules que méchants. Tel fut Le Hourdel,
violent et froid. Il dit à Marie qu’elle ne savait pas reconnaître
ses amis, ni son destin. Et qu’il était puéril de la voir perdre
son temps en fadaises romaines pendant que sa fortune vacillait
et qu’un autre monde naissait. Il lui parla des sabotages d’un
air sévère, comme si elle en était responsable, et lui posa
des questions sur le mystérieux von Saas, comme s’il voulait
en exorciser le spectre. Le moins qu’on pût dire était que Greenson
était mal défendu. Enfin gênée et même atteinte, Marie, dont
Le Hourdel avait réussi à gâcher la soirée, répondit avec une
bonne volonté presque exaspérée. Pour défendre von Saas, elle
rappela la blessure de Scotti. Ils se séparèrent avec humeur.
Le lendemain, Marie m’écrivit.
Il nous fallut attendre quelques mois pour apprendre, par
Pirenne lui-même, ce qui avait suivi. Le Hourdel et Pirenne
s’étaient donc rencontrés une seconde fois, dans le même bar
du Palais-Royal. Dans le court espace de quarante-huit heures
que lui avait laissé le voyage de Le Hourdel à Rome, Pirenne
avait retrouvé la trace de von Saas à Berlin, chez les Russes.
Un mince dossier, de vieilles photos. Rien depuis. C’était peu.
Mais Le Hourdel rapportait de Rome, sans en connaître l’impor¬
tance, le nom de Scotti. Pirenne étouffa un cri et, dans un geste
inhabituel, serra le bras de Le Hourdel.
— Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt! murmura-t-il.
Tout lui revenait, maintenant. Du groupe de Jansen, il n’avait
récupéré en avril que l’ex-milicien et Jansen lui-même. Scotti,
lui avait-on dit, était rentré en Amérique. On lui avait trouvé du
422 La Fosse de Babel

travail là-bas. Qui, on? Un ami de Jansen, sûrement. Encore


Drameille.
Pirenne réfléchit quelques instants, releva la tête et regarda
Le Hourdel dans les yeux. Celui-ci, qui savait pourtant ce qu’est
une volonté ferme, mais peut-être pas encore une volonté
armée d’inexorables principes, se sentit traversé d’un long
frémissement.
Pirenne, sans bouger, attendit encore un moment.
— Je vais vous exposer mon plan, dit-il enfin à Le Hourdel.
Vous le critiquerez et nous le mettrons au point. Mais aupara¬
vant je tiens à vous dire ceci : Drameille admet peut-être le
double jeu, cela l’amuse. Pas moi... Je pense que nous sommes
d’accord?
— Nous le sommes, dit Le Hourdel en affermissant lui aussi
son regard.
— Alors voici, dit Pirenne en se rapprochant encore. Je vais
rendre compte. On emploiera sans doute d’abord les méthodes
classiques. Si d’ici deux mois, comme c’est probable, elles n’ont
rien donné, j’en proposerai d’autres. Et là, je suis sûr de gagner.
Car, figurez-vous, je tiens Scotti...
Le Hourdel frémit à nouveau. Ils parlèrent longtemps. La fièvre
de Pirenne gagna Le Hourdel. Désireux de prouver sa bonne
volonté, et comme pour commencer à forger sa proche chaîne,
il se mit à dicter à Pirenne, de mémoire, toute une série de rensei¬
gnements techniques qui, cette fois, étaient réellement secrets.

68. Au cours d'un week-end chez Greenson, Scotti découvre qu'il


n'appartient déjà plus à la « beat génération ».

Les indications contenues dans la lettre de Marie ne produi¬


sirent sur von Saas aucun effet notable. Fermée sur elle-même
comme elle l’était, son organisation pouvait ignorer le monde
extérieur. Avec le système de liaisons prévu, la trahison ne pouvait
venir que de l’un des membres. On coupait alors à la hauteur
voulue. C’était une partie morte qui tombait.
«Vous pourriez peut-être faire surveiller Le Hourdel», suggéra
Drameille. « Et faire surveiller aussi le surveillant? répondit
von Saas. C’est idiot. » Il ne voulait plus penser qu’à la discussion
La Fosse de Babel 423

qui l’attendait chez Greenson, pour la prorogation du contrat.


Avant même que cette discussion commençât, Greenson commit
deux erreurs. La première fut d’organiser cet entretien non pas à
Detroit, où tout eût été bref, mais dans son domaine d’Elgin Hills,
sur le lac Supérieur, où il invita von Saas à passer le premier
week-end d’octobre, afin de vider à fond le problème. Il ne fallait
jamais donner tant de champ à von Saas. La deuxième fut d’accep¬
ter que ce dernier fût accompagné par Scotti. Quand on leur donne
un public, certains deviennent intenables. Von Saas était de
ceux-là. De l’extérieur, cependant, une victoire de von Saas était
à peine pensable. Greenson était un homme capable de résister
à tout, comme seul un homme adossé à sa fortune peut résister.
Il ne défend pas sa fortune, c’est sa fortune qui le défend, le
prestige, le sentiment de l’infaillibilité qu’elle donne. En fait,
Greenson, sans avoir envie de céder à von Saas, n’était pas sans se
sentir intimidé par lui, comme il l’était, au fond, par Françoise,
et tenu par une sorte d’obscur respect. L’aristocratie de la vieille
Europe voit-elle, en Amérique, rajeunir ses charmes?
Dans l’isthme boisé qui sépare le lac Supérieur du lac Michigan,
à un peu plus de trois cents miles de Detroit, le domaine d’Elgin
Hills se présentait, loin de toute ville et même de tout village,
comme une suite de vallonnements parallèles, dont le dernier
s’ouvrait en pente douce sur le lac. C’était une terre tourmentée,
rocailleuse et sauvage, où de vastes étendues de lande inculte mais
giboyeuse alternaient avec d’épaisses forêts de sapins, de chênes
et de bouleaux blancs. Le nom d’Elgin Hills lui avait été donné
par les anciens propriétaires, en souvenir de la ville d’Ëcosse dont
leur famille était originaire, et, de fait, la maison, bâtie sur la
dernière crête dominant le lac, semblait sous sa pierre rude battue
par les vents avoir la solidité et le rugueux des bâtisses ancestrales
dressées au bord des lochs. Ce n’était pas un endroit aimable
qu’Elgin Hills, surtout lorsque la tempête agitait le lac et qu’un
souffle furieux faisait gémir les arbres. Cette austérité pourtant
plaisait à Greenson. Il n’aimait ni la pêche ni la chasse et ne
partait se promener que par hygiène. Mais parfois, le soir, il s’attar¬
dait dans quelque lande. L’obscurité semblait monter de la terre
brune et s’unir à la grisaille plombée du ciel. Les bruyères frémis¬
saient comme sous une exhalaison de vie. Et c’était en effet la
nuit qui paraissait libérer la vie de ces terres et de ce ciel que le
jour laissait mornes. Greenson s’arrêtait un moment et compre¬
nait qu’on pût aimer cette terre froide dont l’étendue indistincte
424 La Fosse de Babel

s accordait si bien à la nostalgie des appels et des chants qui


avaient jadis porté ses ancêtres nomades. Alors le goût de l’ascé¬
tisme revenait en lui et le comblait de force.
Von Saas et Scotti arrivèrent à Elgin Hills un samedi d’octobre,
un peu avant midi, dans l’avion personnel de Greenson. L’automne
était déjà tout à fait installé sur Elgin Hills. C’était une de ces
journées uniformément grises où l’immobilité de l’air et de l’eau
s’ajoute à celle de la terre dans une attente sans but, mais où
ce repos lui-même paraît forcé et tendu, et comme incapable de
supporter le moindre bruit, le moindre trouble. Près de la piste,
une Chevrolet attendait. Ils empruntèrent un long chemin fores¬
tier. Le ronflement de la voiture brassait à peine des épaisseurs
figées, dont le remous amorti ne tirait des taillis que l’envol bref
des grouses. C’était la première fois que von Saas venait à Elgin
Hills. Cette marque d’intimité donnée par Greenson trouvait
son sens dans ce paysage trop attentif, où von Saas, déjà tout
armé, discernait cette apparence de bon accueil qui ne veut rien
donner de plus que l’accueil même, cet excès d’ouverture que
feignent parfois les esprits réticents.
Un moment cachée par le moutonnement des crêtes, la maison
apparut enfin, en même temps que s’ouvrait le vaste horizon du
lac, aux dimensions de mer. On essayait en vain de découvrir
dans la brume des lointains, l’autre côté de la baie, sur la rive
canadienne. Une pelouse trop verte descendait mollement vers
la plage et le port privé. Dans cette nature sauvage et sous ce
ciel aux teintes pauvres, cette herbe trop bien nourrie faisait
tache. C’était le seul luxe que Greenson eût permis, ici, à sa seconde
femme, qui ne concevait pas de maison de campagne sans pelouse
ni de lac sans cygnes. On avait apporté et répandu à grands frais
des tonnes d’humus, mais les cygnes, par une juste compensation
avaient crevé... ’
Le caractère secret et le sérieux de cette rencontre des
trois hommes se trouvèrent accentués par l’absence de Green¬
son, qui ne se plaisait pas à Elgin Hills et était restée à Detroit.
Greenson était un homme grand et mince et de sèche apparence
mais qui, à cinquante-sept ans, n’avait pas encore fini de s’enfer¬
mer dans sa dureté et se heurtait sans cesse à ses propres angles.
Etait-ce chez lui le signe du vieillissement ou bien le fait d’une
éducation tardive? Il commençait à croire aux manières. Aussi
von Saas appartenait-il, pour lui, à cette catégorie particulière
de subalternes avec lesquels il est difficile de maintenir les distances
La Fosse de Babel 425

et dont on ne peut même se séparer, paradoxalement, qu’en se


rabaissant sous eux. C’était pourtant bien cette séparation que
Greenson voulait négocier. Mais peut-on vraiment négocier avec
un aristocrate de la vieille Europe? Cette aristocratie tire de sa
ruine des motifs de fierté déconcertants. Avec un obscur malaise,
Greenson n’était pas sans rapprocher le cas de von Saas de celui
de Françoise. Ces apprivoisements mystérieux le rebutaient un
peu, mais l’excitaient aussi. Il eût souhaité les réussir et les offrir
à sa richesse comme de8 cadeaux dont il pût ignorer le prix.
C’était cependant mal connaître von Saas que de le croire prêt,
sur une question de principe et surtout devant Scotti, à céder à la
politesse et à feindre même d’y céder. Von Saas se plaça d’emblée
sur un fond de rigueur. Précédant ses hôtes, Greenson leur fit
visiter sa demeure, qu’il aimait, car il y avait beaucoup lutté,
sinon beaucoup souffert, et ce fut même avec une sorte de fierté
et d’humilité assez émouvantes qu’il leur fit admirer les merveilles
qu’il y avait peu à peu rassemblées, comme si la richesse, suivant
pas à pas le génie, cherchait par lui sa vraie raison d’être richesse.
Von Saas promenait partout un regard d’expert, qui se fixait à
bon escient, mais écoutait sans rien dire les anecdotes ou les appré¬
ciations esthétiques que Greenson, chaque fois, tenait prêtes.
Il n’y avait rien d’injurieux dans ce silence. Simplement von Saas
voulait être payé dans sa monnaie, non dans une autre. Greenson
eut le talent de le deviner et pressa la visite, puis, en attendant
le déjeuner, offrit à boire à ses invités. Ses alcools aussi étaient de
qualité mais ils étaient quand même ce qu’il avait de moins
précieux. Von Saas les apprécia hautement. Bien assis dans son
fauteuil, verre en main, il se mit alors tout seul à parler peinture...
Le déjeuner fut consacré à des généralités sur l’hypocrisie de la
coexistence pacifique et à des anecdotes sur la duplicité des Russes.
Von Saas faisait partie de ces hommes difficiles qui ne se taisent
longuement que pour parler ensuite beaucoup et qui se veulent
déliés par leur silence tout en fiant leur interlocuteur par le sien.
Mais il savait aussi conduire une conversation en partant des
principes, pour mieux hypothéquer les faits :
— Je ne suis pas venu aux États-Unis, dit-il un peu plus tard,
quand ils en furent au café, pour obtenir un poste de fonction¬
naire, élevé ou non. Je ne crois pas à l’action des fonctionnaires.
Je ne crois même plus à l’action des partis. Longtemps on a pu
penser qu’il ne pouvait pas y avoir d’État moderne sans parti
d’État. Mais tout parti, d’État ou non, finit par tomber dans le
426 La Fosse de Babel

fonctionnarisme. Je dirai plus : c’est la notion d’Ëtat qui est en


cause. Tout a vieilli autour de nous. La civilisation se paie. Il
ne peut plus y avoir d’État efficace dans aucun pays civilisé...
Greenson se détendit un peu. Il devinait l’intention et se mit à
sourire : il s’étonnait toujours que des adultes pussent employer
des formules si catégoriques, des mots si vastes. C’était un jeu
d’intellectuels qui n’avaient pas à brasser de vraie matière.
Quant à Scotti qui, du fond de son fauteuil, était en train
d’admirer, dans la vaste pièce lambrissée, mille détails précieux, il
tressaillit. Von Saas forçait son jeu, et sa voix commençait à vibrer
d’harmonies amères. Est-ce pour défendre ce luxe que j’ai
manqué dix fois d’être tué? se disait Scotti. Dans la tiédeur
bienfaisante de l’alcool, des envies et des haines rapaces lui
venaient, puis des détachements, des langueurs qui enchantaient
son esthétisme d’éphèbe.
— Eh bien, je reviens aux sources, conclut von Saas sans
véhémence et avec une objectivité exempte de mépris. Je suis
comme vos pionniers américains de l’époque héroïque. Je ne crois
plus aux peuples, ni aux partis, ni aux États. Je ne crois plus qu’aux
hommes seuls, dont je suis...
— Dont je suis aussi, dit Greenson.
Von Saas leva les yeux.
— Dont vous êtes, concéda-t-il.
Il venait de marquer un point et le savait, mais ne l’accepta
que de mauvais gré. L’intelligence du guerrier est plus rugueuse
que celle du diplomate, et von Saas n’aimait pas mêler la flatterie
et les reproches. Aussi, disant ces mots, qui passaient mal, essaya-
t-il de sourire pour corriger le rictus amer qui lui venait, mais son
mépris intérieur était sûrement trop vif, et trop sévère, et trop
composite, car il ne put tirer de son visage qu’un effort maladroit,
où l’on pouvait lire tout ce qu’il eût voulu réprimer.
Sans doute ne faut-il pas chercher d’autre cause immédiate à
la résolution ou à la colère qui fit alors frémir von Saas puis
l’emporta, mais qui n’attendait, il est vrai, que l’occasion. Il se
saisit du porte-documents qu’il avait posé au pied de son fauteuil
et en tira quelques feuilles dactylographiées, où étaient résumés
les comptes de ces six mois d’action et les commenta d’une voix
sèche. Ces comptes ne voulaient évidemment rien dire puisque
les dépenses de Santafé et la part de Drameille y étaient incor¬
porées avec astuce, et Greenson ne les avait d’ailleurs pas deman¬
dés. Mais il se fût étonné de ne les point recevoir. Greenson,
La Fosse de Babel 427

cependant, écarta les papiers que von Saas lui tendait et leva la
main.
— Tout cela est du passé, fit-il, et vous avez largement rem¬
boursé la mise. C’est maintenant de l’avenir qu’il s’agit...
On avait parlé chiffres. Il prenait aussitôt la direction du débat :
— Je vous ai entretenu de la possibilité d’une démarche à
Washington, et vous avez préféré surseoir. Ma proposition tient
toujours...
Von Saas resta de glace et sortit de son porte-documents un
nouveau feuillet.
— Je vous ai annoncé des noms, dit-il. J’ai là, avec l’indication
de leur qualité, une liste d’une dizaine de hauts fonctionnaires de
votre police ou de votre diplomatie qui sont considérés dans les
services secrets de Moscou comme des agents russes... Il faut me
croire sur parole, ajouta-t-il en levant sur Greenson ses yeux
tristes.
— Cette liste est-elle confidentielle?
— Elle l’est, sauf pour vous.
Greenson prit la feuille, la lut une première fois, releva les yeux
sur von Saas d’un battement rapide, les baissa à nouveau pour
une deuxième lecture, qui le laissa pensif. Il y avait, sur cette
liste, des noms effrayants.
— Vous n’avez pas d’autres preuves? demanda-t-il d’un ton
ému.
— Non, dit von Saas... Mon informateur est très haut placé
et serait immédiatement reconnu...
— J’irai voir le Président.
— Si vous voulez, dit von Saas.
Les yeux baissés, la mâchoire serrée, Greenson était d’une
immobilité de pierre.
— En tout cas, tant que cette situation ne sera pas réglée,
reprit alors von Saas d’une voix douce, extrêmement posée, et
quel que soit, là-bas comme ici, le niveau de mes informateurs,
je refuserai de donner mes renseignements à votre police...
Greenson ne répondit pas. Un long moment passa. Scotti, tout
vibrant d’attention, admirait von Saas.
— Toutes les informations dont vous vous êtes servi jusqu ici
étaient exactes, dit alors Greenson, d’une voix presque basse,
mais qui se précipita soudain et gronda. Vous devriez frapper un
grand coup et détruire tout ce qui est à votre portée...
Von Saas secoua la tête.
428 La Fosse de Babel

— Non, monsieur Greenson, dit-il. Je le ferais si j’étais sûr


de tout détruire. Mais un grand coup, comme Vous dites, serait
plus nuisible qu’utile. Mon réseau n’est pas encore assez fort
ni assez étendu. Je tiens les exécutants, non les chefs. Les exécu¬
tants, cela se remplace vite...
Il prit à nouveau son porte-documents.
— Voici, fit-il, le budget prévisionnel des six prochains mois.
Grâce aux nouveaux renseignements que j’ai obtenus, je peux
travailler dans plusieurs autres États, si vous m’aidez...
Greenson sembla sortir d’un rêve :
— Si je vous aide?
Von Saas lui tendit cette nouvelle feuille :
— Si vous me recommandez à d’autres usines. J’en ai tenu
compte dans mon budget.
— Certes, dit Greenson, qui parcourait la feuille d’un œil
distrait.
Il tomba sur son nom. Son visage se recolora :
— Rayez-moi, dit-il. J’ai fait mon temps.
— Votre temps? s’étonna von Saas, le sourcil arqué.
— Je vous aiderai autrement. A d’autres maintenant de servir
de cible.
— Un chef est toujours une cible, dit von Saas.
Ce genre d’aphorismes ne faisaient jamais réagir Greenson.
~ Je ne comprends pas bien, dit von Saas, non sans hauteur..*
J’ai parlé de renforcer et d’étendre mon réseau, et pas seulement
de le déplacer. Voulez-vous dire qu’on peut localiser la maladie,
la guérir ici, puis partir la soigner ailleurs? Ou même, comme je
l’ai entendu dire à certains (il se montait) que c’est en la soignant
trop rudement qu’on l’aggrave?...
Greenson le regardait avec autant de curiosité que d’effroi.
— Savez-vous comment le communisme est né? reprit von Saas.
Greenson fit un geste vague et voulut sourire, mais von Saas ne
pouvait plus être arrêté :
— Il est né d’une cicatrice presque invisible et oubliée depuis
deux mille ans et qu’on a imprudemment touchée, un jour, et
meme a peine effleurée, et qui s’est mise à revivre et à bourgeonner,
mais cette fois dans les profondeurs. Cela s’appelle un cancer et
c’est inarrêtable... Un jour, il y a un siècle, quelque milliardaire
anglais de Manchester ou d’ailleurs a secoué la cendre brûlante
de son cigare, en passant, sur la cicatrice invisible de quelque
intellectuel blafard, et c est parti. Et depuis, tous les jours que
La Fosse de Babel 429

Dieu fait, on coupe çà et là un doigt, ou un bras, et personne ne


veut s’avouer qu’il faudra bien un jour couper la tête. Ce n’est
pas parce que je suis venu chez vous que le cancer y est venu.
Il y était depuis toujours, et il y est pour toujours. Seulement on
ne savait pas encore jusqu’à quel point. Aujourd’hui on le sait!
Malheureusement, ee qu’on achète, d’habitude, c’est l’ignorance
et non la science! On paie très cher pour ne pas savoir!...
Von Saas désigna d’un grand geste les Gauguin et les Cézanne
qui tapissaient les murs :
— Tenez, voilà le prix que vous avez payé!...
Greenson, plutôt médusé, regardait lui aussi ses tableaux.
Scotti fixait sur von Saas des yeux étonnés. Il n’était pas très
sensible à la comédie mais cette sortie l’enchantait.
— Vous essayez, en payant une dlme à l’inutile, de distraire la
maladie qui couve en vous, continuait von Saas. C’est la vieille
méthode symbolique du rachat. On crée des bourses, on achète
des tableaux, on subventionne Israël, on entretient des femmes,
on croit vivre! Je connais maintenant vos entreprises mieux que
vous. Le pourcentage exact des dons et des dépenses de rachat
ne varie pas de deux pour cent d’un gros industriel à l’autre, sur
toute l’étendue des État-Unis. Seulement, le rachat, aujourd’hui
ne se contente pas d’un pourcentage. Il veut tout. Est-ce que
vous me comprenez, monsieur Greenson?
Dans ces derniers mots, qui n’étaient qu’exaltés, Greenson
eût pu discerner une menace si von Saas, alors qu’il interrompait
sa tirade, en eût attendu l’effet. Mais von Saas ne regardait même
pas Greenson. Son coup porté, il buvait.
Greenson qui avait violemment tressailli au mot Israël et au
mot femmes, put alors réagir.
— Moi non plus je ne comprends pas, fit-il, plutôt froid. Vous
dites que le mal est incurable. Vous perdez donc votre temps à
lutter contre lui?
Von Saas posa à nouveau les yeux sur lui :
— Quand on sait que le mal est incurable, il n’y a plus de mal,
dit-il... Je veux vous faire apprécier doublement vos tableaux.
Son regard s’était fait profond et perspicace et ne quittait plus
celui de Greenson :
— De quoi s’agit-il? De durer. De payer un peu plus pour durer
un peu plus... Nous sommes les derniers hommes civilisés, mon¬
sieur Greenson, et après nous il n’y aura rien...
D’un nouveau geste, il désigna autour de lui la riche demeure .
430 La Fosse de Babel

— Tout cela sera perdu... Gagner dix ans ou vingt ans sur la
nuit! A l’extrémité de puissance où nous sommes, c’est énorme!
Greenson tressaillit encore et il ne savait pas si c’était un trans¬
port de peur ou d’orgueil. Cette façon hardie qu’avait cet homme
de parler des problèmes personnels! Il se demanda si von Saas
connaissait Françoise de Sixte. Oui, sûrement, par Julienne,
par Drameille. C’était le métier de cet homme de tout savoir. Son
arme aussi.
Greenson essaya de mesurer les risques, constata que c’était
vain, se donna l’air de réfléchir un moment, puis trancha :
— Eh bien, d’accord. D’accord pour reconduire ma prime
d’assurance pour six mois...
Il eut alors un sourire cordial d’Américain concluant une affaire.
— Seulement, fit-il, arrangez-vous pour que je sois vraiment
assuré. S’il y a des histoires, qu’elles aient lieu chez le voisin.
— D’accord, dit von Saas, imperturbable, et qui, au même
moment, au garde-à-vous devant lui-même, était tout inondé d’hu¬
mour allemand. Il pensait en effet que Greenson l’échappait belle.
Avant le dîner, von Saas et Scotti sortirent seuls et se promenè¬
rent un moment au bord du lac avant de s’enfoncer dans la lande.
Le soir tombait. Dans la détente du succès, von Saas s’ouvrait
aux souvenirs des paysages baltes de sa jeunesse qui ressemblaient
tant à celui-ci et se voyait marcher par les dunes caillouteuses.
Que faisait-il ici et quel sens y avait sa vie? Il lui sembla que,
depuis des années, tous les mots qui sortaient de lui n’étaient plus
que l’écho mourant de vieilles paroles, et rien n’était plus incon¬
sistant que cet écho. Il prit Scotti par le bras. Il se sentait plein
d’affection et de pitié pour cet adolescent intrépide et taciturne.
— Cet homme est une merde, dit-il en parlant de Greenson. Et
toute l’Amérique aussi est une merde... Est-ce que vous le savez?
Scotti haussa les épaules.
— On vit, dit-il, on vit...
Dans l’ombre, von Saas posa sur lui un regard passionné.
Le profil net du jeune homme se découpait en noir sur la surface
encore luisante de l’eau. Une brise légère se levait, annonçant la nuit.
On eût dit que von Saas se parlait à lui-même :
— Est-ce que vous ne croyez pas, dit-il à Scotti, que ce serait
une bénédiction qu’on lui foute vraiment en l’air ses usines?...
Si on était courageux, c’est avec son propre argent qu’on pousse¬
rait les communistes, on les paierait. Oui, si l’on était courageux,
c’est ce qu’on ferait.
La Fosse de Babel 431

Les deux hommes gravissaient de front une légère pente.A un


moment, comme il fallait contourner un épaulement herbeux,
ils marquèrent ensemble une halte. Von Saas, de biais, un peu
tendu, surveillait Scotti.
— Oui, dit celui-ci d’une voix indifférente, avec son propre
argent, c’est ce qu’on ferait...
Le vent, qui soufflait plus fort, fit frissonner von Saas. Depuis
quelques semaines, il avait l’impression que quelque chose bou¬
geait en Scotti, quelque chose d’indistinct qui remuait les pro¬
fondeurs, jusque-là insondées, de l’âme américaine. Comme un
enfant change de vie en changeant de jouet, dès son retour en
Amérique, pour oublier Julienne, Scotti s’était acheté d’occasion
une Porsche, ou plutôt von Saas, sur les fonds de l’organisation,
la lui avait payée, et durant trois mois, tous les soirs, avant sa
blessure, son travail terminé, Scotti s’en était allé par les routes.
Il fumait des cigarettes droguées, hésitait entre la violence extrême
et la non-violence, lisait Bouddha et écrivait des poèmes barbares,
il croyait à l’extase, à la pureté, au moment présent, et rêvait
de voyages sans but. Ce fut à l’hôpital que Scotti découvrit
réellement en von Saas l’intelligence du vide. Seule l’orga¬
nisation avait de l’importance pour von Saas : elle était la
forme particulière du vide. S’il était une chose que von
Saas avait gagnée sur la vie, c’était bien de savoir vider de
toute expression le désespoir et d’atteindre avec pudeur à l’acte
pur. Avec une surprise extrême, quand ils parlaient de l’orga¬
nisation, Scotti notait, sur le visage de von Saas, un sourire
d’enfant...
Avant de redescendre, les deux hommes s’arrêtèrent un moment,
sur la crête, auprès d’une calotte de rochers dont on disait qu’elle
était un tumulus indien. Scotti se tourna vers von Saas et, d’une
voix un peu farouche, lui posa une question qui semblait avoir
longtemps mûri en lui :
— Est-ce que vous croyez au destin, ici, en Amérique, d’une
nouvelle génération?
Von Saas, surpris et ému, hésita :
— Je ne sais pas... Une nouvelle génération, cela met long¬
temps à naître et bien peu à mourir... Il est bien tard.
Puis, farouche à son tour, il ajouta, très vite :
— J’ai aussi cessé de croire aux générations.
Un moment passa. Ils redescendirent. Von Saas se mit à parle>
de Sant&fé, et livra tout.
XIV

Telle est la bizarrerie de notre destin


misérable que nous quittions avec un déchi¬
rement horrible ceux auprès de qui nous
demeurerions sans plaisir.
BENJAMIN CONSTANT.

69. Au retour de Londres.

Julienne de Sixte était rentrée de La Preste durant mon séjour


à Londres. Elle avait repris du poids, des couleurs, mais posait
toujours sur elle-même et sur autrui un regard critique.
— Vous n’avez pas bonne mine non plus, me dit-elle lorsque
je lui rendis visite, le lendemain de mon retour. Londres ne vous
a rien valu.
— Rien, lui dis-je.
— Nous sommes tous les deux des infirmes de l’amour absolu.
Comment va Françoise?
— Elle va bien.
— Quand elle n’écrit pas, c’est un signe. Elle est dans son élé¬
ment, là-bas.
Elle était volontiers cruelle.
Nous parlâmes de Scotti, dont elle me dit avec indifférence
ne plus avoir de nouvelles, puis de Frieden, qui allait maintenant
obtenir à coup sûr son non-lieu. Ce rétablissement de Frieden
levait le dernier obstacle au mariage de Julienne. Mais l’appar¬
tement de l’avenue Foch ne serait pas prêt avant la Noël, et le
mariage n aurait lieu qu en janvier. Elle en parlait librement,
mais sans le sourire détendu de jadis : « Je fais sans doute une
La Fosse de Babel 433
énorme bêtise, mais je ne vois pas à ma portée de bêtise moindre. »
Aujourd’hui, elle avait choisi d’admirer la force de Frieden pour
pouvoir aimer sa propre force. Notre conversation était sans cesse
interrompue par les coups de téléphone des marchands de tableaux.
Elle aussi maintenant brassait des millions.
— Et le docteur Laforêt? lui demandai-je.
Je savais qu’il avait passé une quinzaine de jours à La Preste.
Elle sourit, et, du regard, elle acquiesça.
— Une fantaisie de vacances, dit-elle. Il a beaucoup insisté.
— Une fantaisie seulement?
— Je cherche un homme, pas un enfant... Vous ne trouvez
pas qu’ils se ressemblent tous un peu trop, les Scotti, les Laforêt,
les Drameille?...
Elle avait trouvé sa voie. Il n’était pas du tout question de
mettre en balance Frieden et Laforêt.
— D’ailleurs, vous aussi, avec Françoise, ajouta-t-elle, vous
commencez à faire l’enfant.
Elle voulait bien croire à mon désir de rompre avec sa sœur,
mais m’en déniait le pouvoir. La science de Julienne était celle
du cœur, non de l’esprit. Comme le mécanisme des sentiments
dans les tragédies classiques, cette science s’exprimait en lois
immuables, toujours confirmées, et où le retour sur soi, la pré¬
sence à soi, n’avaient point de part.
— Vous pensez trop, mais dans le vide, me dit-elle encore.
En ce moment, vous êtes inquiet, et vous vous en voulez. Mais
ce soir, déjà, ou dans une heure, vous trouverez Françoise irrem¬
plaçable et lui inventerez même de l’héroïsme, simplement parce
qu’elle est capable de prendre le risque de vous tromper... Eh
bien, je dis qu’il n’y a aucun héroïsme dans tout cela, rien qu’un
peu de vacherie naturelle et incontrôlée. Et ce sont malheureu¬
sement les plus vaches qui ont raison... Vers mes vingt-cinq ans,
j’ai eu moi aussi un amant qui m’a fait souffrir. Il est devenu ce
qu’on appelle un grand peintre, fit-elle en me désignant un tableau
accroché au mur et qui représentait un paysage brûlé de soleil,
mais à l’époque il ne l’était pas encore et je le nourrissais plus
ou moins. A la dixième de nos ruptures, qui me décomposaient,
c’est lui qui me l’a dit : on ne perd jamais à être vache avec une
femme. C’est une femme à son tour qui vous le dit : soyez vache...
S’il y avait en elle quelque amertume, elle le cachait bien.
— Il y a quand même autre chose, dans l’amour, lui dis-je,
que ces mécanismes.
434 La Fosse de Babel

— Quoi donc? fit-elle, le sourcil levé.


— Vous le savez comme moi puisque vous le cherchez aussi...
— Une idée qu’on se fait. Une certaine idée des choses qui se
lève en nous comme un mirage dans le désert. C’est peut-être en
effet quelque chose, un mirage, fit-elle en me regardant d’un air
moins pensif que dur. Seulement il faut faire d’abord le désert...
Je passai les jours qui suivirent à attendre. Attendre quoi?
Une lettre de Françoise, le retour de Frieden, les réponses des
experts de la holding que je relançais les uns après les autres
pour hâter le dépôt de leurs rapports — ensuite je quitterais
Frieden — et même le résultat des expériences de Laforêt sur
l’or fugitif, qui pouvaient venir à l’appui de ces rapports. Je ren¬
contrai Drameille à qui Pirenne, en remerciement des services
rendus par Le Hourdel, avait promis deux ou trois visas pour la
Chine. J allai rendre visite à d’Aquila, toujours souffrant. Enfin
et surtout, comme me le reprochait Julienne, je pensais, je pensais
trop. Je lisais dans un hebdomadaire ces mots d’une actrice améri¬
caine : « Le doute est le plus puissant des aphrodisiaques. » Toute
la psychanalyse se mettait à pulluler sur ce mot. C’était le type
même des notations tranchantes à mettre dans un journal dit
intime. C’est ainsi qu’on emplit des pages.
Le samedi soir, je sortis. J’aimais de moins en moins me pro¬
mener sur les Champs-Elysées, envahis par un curieux mélange
cosmopolite et banlieusard. Mais qu’est devenu Paris, pour les
riches cosmopolites des villes neuves, sinon une foire de lointaine
banlieue? J’allai m’enfermer dans un cinéma, soupai d’un jambon
au Madrigal et rentrai tard. Dans une encoignure de la rue de
Ponthieu, mêlées aux filles, deux vieilles femmes demandaient
l’aumône. Par elles, ma misère me parut solidaire de toute la
misère du monde.
En rentrant, vers 3 heures, le couple qui logeait dans la chambre
voisine me tira de mon premier sommeil. Je dormais encore à
10 heures du matin et rêvais que je téléphonais à Françoise lors¬
qu’une sorte de déclic se produisit comme pour m’obliger à vivre
mon rêve, ce qui me mit sans plus de réflexion l’appareil en main,
d un geste qu on eût dit imposé par quelque présence tutélaire
ou maligne, et je m entendis demander, sans faire le moindre
effort de mémoire et au contraire avec beaucoup de netteté dans
1 élocution, le numéro londonien de Françoise. C’est seulement
après que mon cœur battit. Sûr d’avance que cette sorte d’effrac¬
tion ne pouvait que me faire entrer dans le plus occulte du destin,
La Fosse de Babel 435

je raccrochai en tremblant, mais l’esprit, comment dire, inondé


de paix, comme il est de règle, chaque fois, dans l’attente de
l’inévitable. On répondit presque tout de suite à mon préavis
que Mme de Sixte était absente de Londres pour trois jours. Je
n’eus même pas à délibérer pour demander qu’on me passât le
gérant des appartements meublés, qui venait de renseigner la
poste. Cet homme qui devait se préparer au jour du Seigneur en
s’enivrant, le samedi soir, pour mieux dormir tout le dimanche,
me confirma, dans un anglais pâteux, que je comprenais mal,
que sa locataire était partie la veille au début de l’après-midi,
il ne savait où, et ne rentrerait que la nuit prochaine ou le lende¬
main lundi, elle ne savait pas elle-même. Puis, sans attendre
ma réponse, il me brancha sur Nicole de B..., dont j’entendis
tout de suite le sommeillant « Allô ». Au même moment, je
raccrochai.
Moi dont la volonté était si tendue et si impuissante, j’eus dans
l’instant la certitude que la volonté du destin venait de se subs¬
tituer à la mienne, et que je n’avais plus qu’à me laisser glisser en
elle. Je me confiai, non sans effroi, à cette force sans mesure,
j’eusse voulu m’endormir en elle. Mais c’était impossible, il fallait
aussi lutter contre elle, car c’était une force d’éveil...
Le premier coup de téléphone de Françoise, le lendemain matin,
m’eût atteint à l’hôtel, rue Jean-Mermoz, un peu avant 9 heures,
si je n’eusse été obligé de sortir tôt. Elle rappela à 11 heures,
boulevard Haussmann, et me manqua encore. Avais-je remporté
une victoire suffisante en ne l’appelant pas moi-même, pour que
son insistance créât déjà une situation neuve? J’étais déjà moins
ferme. Je commençais à avoir besoin d’informations, de détails.
Je méditais le moyen d’avoir des preuves.
A 5 heures, l’après-midi, Françoise me trouva enfin à mon
bureau et se dit tout de suite très ulcérée qu’après deux appels
téléphoniques de sa part je ne l’eusse point rappelée. Elle mit son
absence sur le compte d’une excursion à Cambridge.
— Nous étions parties très tôt, Nicole et moi. Le gérant ne
nous a pas vues sortir...
— Ce n’est pas ce qu’il m’a dit.
— Comment? fit-elle, comme si elle avait mal entendu.
Les femmes font toujours répéter ce qui les gêne, disait Julienne.
Je m’expliquai :
— J’ai entendu Nicole de B...
— Comment? répéta-t-elle.
436 La Fosse de Babel

Là, elle était sincèrement étonnée. Nicole de B... n’avait pas dû


faire attention à cet appel raté. Je dus baisser la voix.
— C’est impossible, dit-elle, très animée. Ce gérant était ivre...
Elle se mit en colère, moi aussi. Nous raccrochâmes.
Ma secrétaire m’informa que Julienne de Sixte m’avait demandé
pendant ma conversation avec Londres.
— Vous téléphoniez encore? me dit Julienne.
Je dus tout lui expliquer. Colère ou émotion, joies soudaines
de la liberté, souffrances de la solitude, je n’avais pas encore à les
diviser en moi pour régner ensemble sur elles.
— Vous êtes insupportable, me répondit Julienne avec une
sorte d’étonnement attristé. Vous venez de remporter la plus
belle victoire qu’un amant puisse espérer, et vous cherchez encore
des complications! Elle a rappelé trois fois! Mais elle vous aime!
— A sa façon.
— Vous n’obtiendrez jamais plus...
En un sens, elle avait raison. L’amour produit de l’amour,
c’est tout. Il faudrait accepter que l’amour soit une fin en soi,
comme toutes les choses mystérieuses et nobles.
Mais mes problèmes n’étaient pas les seuls. Julienne voulait
m’annoncer le retour de Frieden. Elle voulait aussi me faire part
des nouvelles que venaient de lui apporter Domenech et Laforêt.
Des questions graves se posaient au sujet de l’abbé d’Aquila.

70. Des passions de toutes sortes.

A son retour de La Preste, et à la demande de Julienne, le


docteur Laforêt avait conféré avec le médecin habituel de l’abbé
d Aquila et avait obtenu que le jeune prêtre, dont les crises jadis
espacées se rapprochaient sans cesse, se soumît enfin à une
série complète d’examens et de tests. Le résultat était parvenu
au médecin traitant le matin même, et celui-ci, qui soignait tous
les prêtres de Saint-Hippolyte et connaissait l’amitié qui liait
d’Aquila et Domenech, avait, devant la gravité du diagnostic,
convoqué Domenech à l’insu de son ami, sans plus attendre.
Le praticien avait devant lui une série de clichés radiographi¬
ques. Prenant les choses de loin parce qu’il était gêné, il expliqua
que les radiologues, devant la complexité du cas, avaient appliqué
1m Fosse de Babel 437

une technique toute nouvelle nommée tomographie qui, par un


mouvement précis de la lampe, permettait d’obtenir une série
de véritables coupes à la profondeur voulue. Du doigt, il mima
le mouvement. Puis il choisit l’un des clichés et le montra en
transparence à Domenech.
— Ici, dit-il, au niveau de la deuxième vertèbre lombaire...
Il désignait du doigt une minuscule tache noire. Puis, comme
s’il voulait excuser ses longs tâtonnements des mois précédents,
il ajouta, d’une voix soumise et comme effrayée :
— C’est une maladie extrêmement rare. Un sarcome de la
colonne vertébrale...
— Un sarcome? interrogea Domenech, qui ne voyait qu’une
minuscule tache noire et ne comprenait pas.
— On appelle ainsi les cancers du tissu conjonctif, expliqua
le docteur en posant sur Domenech des yeux graves.
Il s’assit. C’était un homme d’une soixantaine d’années, un
médecin de quartier, bon catholique, un peu compassé, bon expert
et de jugement rapide, au moins pour les maladies courantes et
dans le cadre du code officiel, et qui, dans la pratique ordinaire,
croyait également aux bons effets de la chimie et de la prière,
dans les justes limites de la volonté de Dieu. Mais le cas de d’Aquila
le dépassait : d’Aquila était perdu. Devant Domenech, aujourd’hui,
c’était lui qui exerçait un ministère, et la qualité de son interlo¬
cuteur en rehaussait la difficile dignité. Il regarda Domenech
d’un air de tristesse mêlée d’intelligence, comme si, entre eux,
tout dire allait de soi, même la mort, même l’horreur, que venait
voiler, il est vrai, le jargon technique.
Les spécialistes s’étaient prononcés : le sarcome de d’Aquila
était inguérissable. Ses métastases étaient déjà étendues, et sans
aucun doute il fallait leur attribuer les étouffements, les affections
pulmonaires dont le prêtre, durant les vacances, avait également
souffert. La tête penchée sur ses photos, le médecin montrait
encore à Domenech la vertèbre atteinte, qu’il nommait L2,
deuxième vertèbre lombaire, et dont il suivait du doigt, sur le
cliché, le tracé estompé. Il fallait voir, disait-il, les choses en face.
Les douleurs allaient devenir de plus en plus violentes. Cette
vertèbre n’allait pas tarder à s’effondrer, provoquant une para¬
plégie, c’est-à-dire, ici, la paralysie des membres inférieurs. D’après
les spécialistes, dans un délai [de quelques mois tout au plus
d’Aquila serait mort.
Alors qu’il eût souhaité s’en tenir à un entretien presque pro-
438 La Fosse de Babel

fessionnel et au cours duquel la situation du malade eût été débat¬


tue en propos objectifs selon les convenances que ménagent ensem¬
ble, dans les familles, le médecin et le prêtre, le médecin, quand
il releva les yeux, se trouva brusquement devant un Domenech
muet et accablé, et dont le visage contracté ne laissait pas deviner
s’il était prêt à gémir ou à mordre. Le médecin eut un moment
d’effroi. Il n’avait pas en face de lui un prêtre mais un homme, et
un homme violent, que ses muscles et ses instincts puissants
pouvaient trahir. Il continua à parler, à se rassurer en parlant.
Certes, dit-il, il n’était pas question pour lui de renseigner d’Aquila
sur son état. Sa doctrine et sa pratique, sur ce point, étaient
constantes. On calmerait les douleurs les plus vives à la morphine
ou, si ce nouveau médicament continuait à se révéler suffisant,
au palfium. On dirait simplement à d’Aquila qu’il souffrait d’une
décalcification plus grave qu’on n’avait cru, ou d’une ostéomyélite.
On appuierait cette thèse par des séries de piqûres, de vaccins.
Domenech ne bougeait toujours pas. La tête baissée, le regard
posé de biais sur la carpette râpée, il avait l’air de réfléchir. Mais
sans doute toutes ses pensées fuyaient devant lui.
Il releva brusquement la tête :
— Pendant combien de temps l’abbé d’Aquila pourra-t-il
encore vivre à peu près normalement... je veux dire (sa voix
butait) marcher, parler, aller et venir?
— Vous voulez dire : exercer son ministère?
— C’est cela.
— Je ne sais pas, dit le médecin. Les spécialistes ne savent pas.
Il n’y a que des cas d’espèce...
Il allait entrer dans de nouvelles explications techniques, mais
Domenech eut un geste irrité, qui coupa court :
— Combien de temps ? répéta-t-il comme s’il n’avait pas entendu.
Le médecin eut un geste d’impuissance puis s’abandonna :
— Je ne sais pas, quelques mois... Disons six mois.
Domenech se leva, hésita un moment comme si la dernière
question qu’il voulait poser mettait encore le destin en suspens
et posa sur le docteur des yeux sauvages :
— Et qu’est-ce qui vous fait croire que l’abbé d’Aquila n’est
pas déjà informé de son état?
Comment le serait-il? fit le docteur étonné et vaguement
agressif.
Domenech fit quelques pas dans la pièce, puis s’approcha du
bureau, y appuya ses poings massifs et se pencha vers le docteur :
La Fosse de Babel 439

— L’abbé d’Aquila sait tout, toujours tout! fit-il dans un souille,


et il sortit du cabinet en courant...
Au début de l’après-midi, Domenech, tout débordant d’un
tumulte de pensées, se rendit chez Drameille. Si l’esprit humain
devait marcher désormais de conquête en conquête, comment
admettre l’humiliation qui l’atteignait à son plus haut sommet,
c’est-à-dire en d’Aquila? Par quelle dérision cet homme supérieur
se trouvait-il abattu le premier, alors que sa mission sur terre
était à peine amorcée? Le texte des Thèses était en cours d’impres¬
sion, la diffusion allait pouvoir commencer. Quelle leçon voulait
donc, au même moment, signifier le destin, de quelle folie tenait-il
à convaincre le nouveau courage, la nouvelle sagesse?
Drameille faillit se mettre en colère.
— Qu’est-ce qui vous prouve, s’écria-t-il, que d’Aquila va
réellement souffrir? Le médecin le dit, mais depuis quand un méde¬
cin comprend-il quelque chose?... D’Aquila est déjà parvenu
trop haut pour souffrir.
— Mais pas pour mourir, fit Domenech d’un ton amer.
Drameille le regarda avec ennui. La mort, toujours la mort.
Fallait-il encore se pencher sur ce petit fossé insignifiant, sures¬
timé? Drameille expliqua à Domenech que d’Aquila, sans doute,
ne croyait plus assez à sa mission extérieure pour survivre. Mais
cette mission excédait les forces de tel ou tel homme. C’était
une œuvre collective. C’était maintenant à lui, Domenech,
d’y croire à la place de d’Aquila. Il était l’héritier, le continuateur.
Quant à la question de savoir si d’Aquila savait, elle ne se posait
même pas. Il savait sûrement. Il savait depuis le jour où il s’était
interrogé sur son brusque désintérêt pour le monde. Sa science,
son renoncement et son abandon à la mort allaient du même pas.
Domenech fut impressionné. Les explications de Drameille
lui semblaient toujours épouser la marche profonde des oracles.
— Ce n’est donc pas à nous de prendre les devants et de parler
à d’Aquila, conclut Drameille d’une voix composée.
Ainsi il soulageait Domenech et l’exaltait à la fois.
Le désespoir que Domenech avait traîné jusque chez Drameille
se trouva déconcerté par cette impassibilité savante et froide, qui
mettait entre ces deux hommes tant de distance. Domenech
était scrupuleux. Il accusa son désespoir lui-même d’avoir offensé
la simplicité avec laquelle Drameille et d’Aquila, en témoins
conséquents, accueillaient la mort.
Chaque fois que Domenech quittait Drameille, il se sentait
440 La Fosse de Babel

ainsi purifié et transi, et il lui fallait quelques heures pour que la


chaleur de la vie animale remontât en lui. Encore la jugeait-il
de plus en plus impure. Cette fois, et alors qu’il se rendait, sur son
scooter, chez Julienne, il se reprocha avec excès d’avoir une fois
de plus mendié du secours. Qu’était-ce donc que la souffrance,
la maladie et la mort sinon de simples portes ouvertes à la médita¬
tion de l’esprit, et rien d’autre? Mais, cette méditation une fois
commencée, rien ne pouvait l’arrêter, et toutes ces portes étaient
franchies à jamais. Les prêtres albigeois, se dit-il, ces êtres légen¬
daires auxquels je ne peux m’empêcher de penser, provoquaient,
dit-on leur propre mort, lorsqu’ils avaient atteint l’extase. Ainsi
d Aquila. Mais qu’est-ce que l’extase? Au cours des siècles, elle
se refuse aux uns, se donne aux autres, mais quand elle se donne
ce ne peut être qu’avec une intensité croissante avec le temps*
de façon que les derniers soient aussi les premiers. C’est cette
croissance qui explique tout. Quand elle se refuse c’est pour mieux
se donner plus tard. Telle est la Loi. Que dois-je donc faire sinon
donner moi-même à cette loi l’excédent de ma vie, en attendant
qu à mon tour une mort souveraine m’accomplisse?...
Lorsqu’il se réveilla de cette méditation bien réglée, il constata
que son scooter avançait sans dévier d’une ligne, sur les quais
entre deux files de voitures marchant elles-mêmes à vive allure*
et Domenech prit conscience qu’il n’avait pas un seul instant*
deria™e de Clichy. Porté attention à sa route. Il en fut émer-
veillé. Lh bien, se dit-il, joyeux, moi aussi en quelque sorte j’étais
mort. D une petite mort, certes, mais j’étais mort. Même si je
n avais pas de corps, écrit Descartes, je ne laisserais pas que de
penser...
A ce moment, la proximité de Julienne lui fut douce Oui
il aimait cette femme, il l’admirait et il l’aimait, et peut-être
osait-d s en rendre compte aujourd’hui pour la première fois :
il 1 aimait et n oserait jamais le lui dire. Mais ce silence ne lui
pesait pas. Ici aussi, à ce moment, il laissait à l’écart tout ce qui
appartient au corps. Simplement ce n’était pas, comme jadis
par un refus, par un effort né de la règle. Il se sentait au-delà
de tout effort. Et certes, 1 amour charnel, souvent, l’avait tourmenté
et le tourmenterait sans doute encore. Mais aujourd’hui il se
sentait à la fois libre, indifférent et exalté. Pas plus qu’il n’avait
besoin de descendre dans la misère physique, il n’avait à connaître
les miseres de 1 amour. Tel était le sens de la montée intensifica-
tnce de la Loi : ce sens, il suffisait de l’épouser un seul instant, on
La Fusse de Babel 441
éprouvait aussitôt qu’on n’aurait plus jamais aucune difficulté
à l’épouser toujours et à monter encore. Tout à l’heure, en pensant
à d’Aquila, se dit-il, j’étais désespéré, j’ai failli l’être. C’était une
défaillance de mon corps. Mais maintenant j’ai tout remis à la
hauteur voulue qui est celle de l’adoration et du silence des
sens, ou de cet état d’enfance de l’amour qui est l’aboutissement
de l’amour même...
Au moment où il arrivait quai de Bourbon, la certitude de pou¬
voir, au moins par quelque pointe de son être, atteindre les limites,
transportait Domenech d’une joie si parfaite qu’elle lui parut à
l’abri des menaces du temps, et pour toujours soustraite à ces
retours de réflexion qui viennent si souvent ternir les enthousiasmes.
Il eût cherché vainement à cerner cette joie, à la définir. Elle lui
paraissait, comment dire, fermée sur elle-même, comme ces œuvres
achevées qui ne supportent plus aucune retouche et dont l’artiste
déclare enfin qu’elles sont rondes, et pourtant, elle lui paraissait
rayonnante, capable d’une effusion, d’une expansion infinies.
Mais qu’enfermait-elle en son centre, sinon un noyau de feu où
étincelait le malheur de d’Aquila? Ainsi que me l’apprit quelques
heures plus tard Julienne de Sixte, ce fut à ce moment que Dome¬
nech décida de rayer, au bas des Thèses de la Nouvelle Rome, le
nom de son ami et de les signer seul, c’est-à-dire de prendre sur
lui seul tous les risques. D’Aquila avait désormais reçu toute sa
part, Domenech voulait recevoir toute la sienne.

71. Les tourments de la science et la science des tourments.

Que pouvons-nous dire de Y intensité de notre présence au monde?


J’ai connu les états de communion les plus transparents, ceux de
la dispersion la plus opaque. Dans les premiers, le corps et l’esprit
sont fondus dans la même sphère de feu, dans les seconds ils sont
plus éloignés l’un de l’autre que le zénith et le nadir de la nuit.
Mais dans les deux cas l’intensité de ma présence fut la même.
Qu’est-ce que la souffrance? Une épreuve qui nous vient du dehors
pour nous faire mesurer la puissance du regard intérieur et sa
capacité d’envahir l’espace pour y refaire l’unité de notre esprit
et de notre corps, jusqu’à ce que cette souffrance ne soit plus la
nôtre mais celle de l’universel caché en nous. Et même si au cours
442 La Fosse de Babel

des quinze jours qui suivirent ce week-end fatal ma réserve de


souffrance me parut infinie, ce ne fut jamais tout à fait ma souf¬
france. Il y eut toujours en moi un témoin étranger qui me disait :
Regarde comme cette souffrance veut déjà sortir de toi par les
cris et les larmes...
Durant ces deux premières semaines d’octobre, mon travail
chez Frieden, pour 1 ultime mise au point des rapports d’expertise,
se trouva brusquement accru par la proximité même de sa fin.
Sans avoir le pouvoir de me distraire de ce qui se passait à Londres,
ce surcroît de travail fixa au moins le cours du temps. L’homme
est une machine douée, pour les choses banales, d’une bien plus
grande faculté d automatisme qu’il ne croit. Cette machine-là
avait au moins l’avantage de produire sans réfléchir, sans avoir
besoin de revenir sur sa production. Pendant quelques jours, le
temps fila tout droit à travers elle.
Que Françoise, durant le dernier week-end de septembre, m’eût
réellement trompé et même se préparât, alors qu’elle me télé¬
phonait, à me tromper encore, je devais en recevoir la preuve
décisive dans les jours qui suivirent, mais, outre que ce mot
« tromper » avait, depuis notre querelle, à peu près perdu son sens,
mon propos est moins de raconter, ici, dans quelles circonstances
singulières cette preuve me vint que de m’interroger sur l’étrange
et brusque éclaircissement des analyses qui encombraient alors
ma pensée. Lors de notre querelle, avais-je voulu prendre les
devants, sauver la face, et me donner l’avantage d’encourager et
de permettre ce que je ne pouvais empêcher? N’avais-je pas plutôt
par un effet encore plus subtil de l’affection possessive que je lui
portais, n’avais-je pas essayé d’aider Françoise à se justifier à
ses propres yeux d’une trahison dont le risque la retenait encore?
Plus simplement, j’avais tenté de remplacer, dans cette tromperie,
la culpabilité de son corps, faite d’un instinct cruel qui me dépos-
sédait, par la responsabilité de mon esprit, qui me rendait Fran¬
çoise à jamais. J’avais voulu tromper la tromperie. Mais ma trom-
pene, à son tour, qui trompait-elle ? Toute la racine de mon angoisse
résidait alors dans l’apparente impossibilité de sortir du cercle
ou, pour renoncer à une Françoise idéale qui ne dépendît que de
moi, je m’attachais plus encore à une Françoise réelle qui n’en
dépendait pas du tout. Les philosophes le savent : ces situations
sont celles du vertige. Le vertige, dit Sartre, naît de la saisie d’une
dépendance où « le moi que je suis dépend en lui-même du moi
que je ne suis pas encore dans l’exacte mesure où le moi que je
La Fosse de Babel 443

ne suis pas encore ne dépend pas du moi que je suis ». Mais enfin,
Sartre l’oublie un peu, on sort du vertige. On en sort autre qu’on
n’y est entré, tellement autre que parfois même on s’en guérit.
Faut-il alors penser que cette analyse est faussement complexe,
que cette caresse, cet agacement du mal par lui-même cesse déjà,
en un sens, d’être le mal? Oui, il faut le penser. Toute analyse
psychologique est incomplète tant qu’elle s’enferme dans des
dualités de cet ordre et tourne en rond, en affolant de plus en plus
les contraires, aussi vrais l’un que l’autre, pas plus mais pas moins,
et même elle est fausse si elle prétend se résoudre par un étour¬
dissement d’où finit par sortir, vaille que vaille, une décision
irresponsable. La solution du vertige n’est pas dans l’étourdisse¬
ment ni l’irresponsabilité, elle est exactement dans leur contraire.
Il n’y a jamais de dualité pure, équilibrée, dans le monde. Toute
dualité tend toujours à l’incorporation, l’incarnation d’une unité
plus haute, dont il faut seulement payer le prix avant de la trou¬
ver... Françoise m’écrivit. J’eusse pu admirer la composition et
le dosage de ces quatre pages écrites d’un jet et où l’inégabté
de l’humeur s’ordonnait en vagues régulières. Mais comment
Françoise elle-même eût-elle pu sortir de la vaine psychologie?
Celle-ci s’ouvre par excellence l’espace divisé où les femmes se
croient reines et se perdent en voulant s’attacher les hommes.
Lettre habile, certes. Françoise ne s’y mêlait ni d’argumenter, ni
de convaincre. J’étais seul en cause dans ma misère, j’étais seul
responsable de mon état. Et sans doute, une fois bien établi,
ce diagnostic conseillait-il qu’on ne prît pas le risque, en me don¬
nant le moindre détail sur le voyage à Cambridge, de concéder
la plus mince apparence de fondement objectif à ma folie. Fran¬
çoise m’aimait, pourtant. Elle me le disait et me le répétait. Et
même si cette affirmation se teintait de désenchantement, c’était
sûrement vrai puisqu’elle éprouvait le besoin de le dire, de l’écrire.
L’indifférence se passe de tels besoins. Mais l’amour (quel mot
trop simple!) n’est-il pas tout pétri du plaisir de se jouer à lui-
même la comédie ou le drame de l’amour? C’est dans de telles
situations qu’on se rend compte de toutes les possibilités de muta¬
tion de l’être. J’ai une définitive horreur des régressions indéfinies
du vertige. Tout en moi les refuse et veut la clarté, l’unité du sens.
J’en suis arrivé au point de considérer comme futile tout traité
de psychologie purement dualiste, sans en excepter les livres de
Jung. Cette attitude de fond ne sauve pas de la souffrance, au
moins l’ennoblit-elle, en l’épurant. Laforêt, qui bénéficiait sans
444 La Ftme de Babel

doute à son tour des indiscrétions de Julienne, me cita en exemple


les sages orientaux qui ont vidé de toute souffrance passionnelle
le fait purement objectif de l’amour. Mais qu’est-ce que les Orien¬
taux comprennent encore à la passion? Ils en ont intégré depuis
longtemps la défaite, mais cette intégration qui est, en eux, la
victoire des siècles, n’est pas leur victoire à eux, celle de leur
propre corps, car ils n’ont plus de corps, et pour nous qui souf¬
frons cruellement, loin des anges, leur sagesse ne vient que des
sphères mortes. L’Occident est à jamais, dans le monde, le lieu
privilégié où le corps de l’homme change d’état, et son histoire
culmine à l’instant précis de ce changement.
Je donnai ma démission à Frieden, qui l’attendait. Déjà tout
empli de l’euphorie de la victoire, il insista pour me garder, puis
se lança dans des générosités excessives : « Partez écrire quelque
part pendant trois mois, puis revenez. » Écrire, pour lui, était une
fantaisie de vacances. Il me donna des adresses. Il voulait me
faire héberger dans toutes les maisons de campagne de ses amis.
« Vous partirez après le dépôt des rapports », trancha-t-il.
La conférence était entrée dans sa phase terminale et une
dernière lettre de Londres me parvint, un vendredi, vers la mi-
octobre. Françoise m’annonçait son arrivée pour le mardi suivant.
Elle comptait passer à Paris ses deux dernières semaines de congé.
J’avais répondu de façon très neutre à sa précédente lettre.
Françoise connaissait mon intention de quitter Paris pour écrire,
mais rien ne lui laissait croire que ce départ fût imminent. Je
décidai de l’en aviser. Je l’appelai donc le lendemain matin,
un samedi, avant son départ pour le bureau, à 7 h. 45, ce qui était
tôt mais non trop tôt, car elle quittait son domicile de Royal Court
vers 8 heures. Après une courte attente, on me passa le gérant
qui, tout de suite, me brancha sur Nicole de B... Elle me répondit,
tout endormie : « Françoise est déjà partie. » Elle paraissait
gênée. « Depuis longtemps? — Je ne sais pas. Un quart d’heure. »
Et elle ajouta, d’une voix lointaine, où je notai un curieux accent
de protestation dont, sur le moment, je ne compris pas le sens :
« Les heures ont été changées. »
Je pensai bêtement : les heures de travail, au bureau, ont été
avancées. Dans une fin de conférence, c’est normal. 7 h. 45
quand même, au mois d’octobre, c’est l’aurore, et, en cas de
presse, ce n’est pas le matin qu’on travaille mais la nuit. J’appelai
donc Church House. Le standard répondit au bout d’une minute :
« Il n’y a personne » puis, après un bref silence, ajouta : « Faites
La Fosse de Babel 445

attention, Monsieur. En Angleterre, on est revenu à l’heure


d’hiver depuis trois jours. Là-bas, il n’est pas encore 7 heures. »
Pauvre Nicole, elle n’était pas assez réveillée pour bien mentir.
J’ai ri, je le jure, ri par cette sorte de décontraction nerveuse
qu’on note quelquefois quand il y a disproportion entre un
effet minuscule et une cause énorme. C’est fréquent à la guerre :
l’obus arrive avec un sifflement prodigieux mais il foire. Il
me fallut attendre près de deux heures pour obtenir enfin
Church House, où d’ailleurs Françoise n’était pas encore arrivée.
Je les connaissais bien, ces matins qui se prolongeaient. Souvent
elle était arrivée en retard au bureau pour moi aussi, certains
lundis lumineux du printemps, de l’été. Oui, je les connaissais,
ces matins ardents et las, ces matins heureux. Durant cette attente,
j’avais fait ma toilette et m’étais habillé sans un faux geste, avec
cette précision qu’on note au même degré dans les états seconds
et les dépaysements semi-comateux. Chez Frieden, je travaillai
de même. L’avocat de la holding téléphona vers 11 heures : les
rapports étaient déposés, tous étaient favorables. Au même
moment le courrier du Maroc et celui de New York arrivèrent.
De bonnes nouvelles partout. Des records de tonnages, des contrats
nouveaux. Les événements s’aggloméraient en intersigne, ils
mettaient partout du définitif. Le destin avait sans doute préparé
ma sortie avec quelque ironie : de ce monde qui ne m’était rien,
j’allais partir sur un bilan de victoire.
Frieden, pour fêter l’événement, m’emmena déjeuner chez lui,
avec Julienne. Avec cette indiscrétion qui vous liait à lui, il avait
choisi pour moi, dès le matin, à titre de dépannage, parmi toutes
les propriétés dont il m’avait cité les noms, un domaine inoccupé
de Seine-et-Oise, et où plusieurs écrivains, me dit-il, avaient déjà
séjourné. « Quand voulez-vous vous y installer? me demanda-t-il,
téléphone en main. — Mardi au plus tard », lui dis-je. Il donna des
ordres : « On vous attend mardi. »
Si quelqu’un m’eût suivi de près ce jour-là, d’abord chez Frieden,
puis l’après-midi chez d’Aquila, porte de Choisy, en compagnie de
Julienne de Sixte et du docteur Laforêt, enfin dans ma prome¬
nade solitaire, au hasard, par les rues, sans doute eût-il pensé que
je me livrais à des agitations dilatoires. Opinion fort inexacte. Le
mécanisme de l’amour contrarié est simple entre tous. L’amour
des sexes est comme une roue puissante que nul ne peut arrêter
en restant dans ses rayons. Aucune règle, acceptée ou subie,
aucune volonté, frémissante ou tendue, ne contraindra jamais
446 La Fosse de Babel

cette roue à ne plus tourner. L’homme vraiment fort, qui se tient


immobile sur l’axe, n’a ni règles ni volonté à opposer à la roue,
rien que de la force à l’état pur, et la force pure ne s’oppose pas :
c’est elle qui est le moteur. Que reste-t-il donc au corps en atten¬
dant que la force se rassemble? Céder ou fuir. J’avais assez cédé,
je décidais de fuir. La fuite est une sagesse provisoire, où l’esprit,
s’éloignant des fureurs animales, reprend corps. Je fuyais.
Depuis près d’un mois maintenant, d’Aquila n’avait pas quitté
sa chambre de Saint-Hippolyte, et on envisageait de le transporter
dans la maison de santé attenante au monastère de bénédictines
de P... en bordure des bois de Verrières, dans la grande banlieue.
D Aquila souffrait-il? Souffrait-il beaucoup? On dit que certaines
races d hommes ressentent plus que d’autres la douleur physique,
que ce sont les races les plus « intellectualisées » qui la ressentent
même le plus. Leurs nerfs se multiplient et s’affinent. Mais l’in-
tellectualité n’est pas l’intelligence. L’esprit, l’esprit véritable,
peut-il aussi rassembler et dominer la souffrance, comme il fait de
toute matière, en filtrer, purifier et recueillir la force? Le premier
miracle obtenu par l’abbé d’Aquila était que rien, hors de lui,
ne manifestait qu’il souffrît. Parvenu au point où, selon les méde¬
cins, il ne pouvait plus que ressentir des douleurs atroces, il parais¬
sait installé dans une maladie bénigne et même confortable.
Comme une crampe surprend le nageur le plus confirmé, les assauts
du mal le surprenaient parfois, mais il semblait les repousser
toujours dans l’instant même : le spasme faisait long feu comme
un artifice raté. Sur la table de nuit, le petit flacon de comprimés
de palfium restait plein, il n y touchait pas. Fallait-il rapporter ce
privilège singulier aux soins du docteur Laf orêt ? Toutes les semaines,
Julienne de Sixte venait, à l’aide d’un petit appareil à percussion
fourni par ce dernier, prélever au doigt de d’Aquila, sur une feuille
de buvard blanc, une goutte de sang que Laforêt soumettait
ensuite à l’action de sa batterie d’hémisphères. On n’avait pas
parlé des expériences d’Ekan à d’Aquila, c’eût été tout avouer.
On lui faisait croire, simplement, que ces gouttes de sang servaient
à des expériences de radiesthésie revitalisante, tout à fait ordi¬
naires. Et ainsi l’on n’avait pas eu à lui montrer une lettre reçue
d Ekan et dans laquelle le savant égyptologue estimait le mal trop
avancé pour être maintenant arrêté, bien qu’on pût sans doute
en amortir et peut-être supprimer les douleurs. Laforêt, cependant
n’acceptait pas les conclusions de cette lettre. Il déclarait avoir
dépassé Ekan. Tout son laboratoire travaillait pour d’Aquila. Je
La Fosse de Babel 447
le vis avec surprise poser sur Julienne, qui le malmenait volontiers,
des yeux soumis. Cet homme, qui ne faisait rien à moitié, parais¬
sait avoir établi un rapport superstitieux entre ses soins à d’Aquila
et sa liaison avec Julienne à laquelle, après se l’être reproché,
il se donnait maintenant tout entier, comme si, s’engageant dans
un parti d’optimisme où il voulait éprouver sa force, il faisait de
la guérison de d’Aquila la justification et le prix de la conquête
de Julienne.
Nous trouvâmes d’Aquila très calme et d’esprit clair. Qu’il eût
si simplement accepté que Domenech présentât seul les Thèses
de la Nouvelle Rome, c’était pour moi le signe qu’il connaissait
exactement son état et donnait à son mal son vrai nom. Non sans
quelque embarras, Julienne tira de son sac le petit appareil de
Laforêt et se prépara à procéder à son opération hebdomadaire.
Ses doigts tremblaient. Mais d’Aquila ne voulut même pas que
cette pieuse dissimulation pût la gêner. Il avait tout lu, même Ekan,
et ce fut lui qui en parla. J ulienne rougit et ses yeux se remplirent
de larmes. Il lui prit la main et dans ce geste tout fut dit...

72. Franchissements.

Du bureau de poste qui fait face au Claridge, j’adressai à Fran¬


çoise le télégramme le plus bref : Obligé de quitter Paris, à quoi
je m’interdis d’ajouter : Lettre suit, changeai d’hôtel, sortis à
nouveau, marchai encore. Par ce froid après-midi d’octobre,
qu’un pâle soleil éclairait, je me retrouvais sur les Champs-Elysées,
tout surpris de poser sur les êtres un regard étonné et comme neuf.
Depuis combien de temps n’avais-je plus levé les yeux vers le
ciel, vers les arbres? Sans pardessus, j’avais froid. Je me promenais
dans une ville inconnue, en touriste imprévoyant. Et comme si
ce réapprentissage de ma présence au monde devait recommencer
par le tout premier commencement, les couleurs, les formes, les
odeurs et les bruits, tout m’était sensation et spectacle. Lorsque
la nuit tomba, je me retrouvai sur les bouleverds. Malgré ma
fatigue, la ville m’était encore accueillante, je voulais qu’elle le
fût. Les séparations les plus brutales ne s’achèvent jamais sans
nous inviter à faire dans le monde, dans l’ancien monde, un dernier
transit, qui est une récapitulation hâtive mais comme purifiée
448 La Fosse de Babel

et réduite aux essences de tout ce que cet ancien monde nous


laissa prendre ou nous donna, et l’on voudrait prolonger ce recul,
ce retour, car on sait trop bien qu’il n’a pas d’autre but, en nous
restituant notre passé, que d’y plonger aussi notre présent, dont
il va nous déposséder à jamais. Et brusquement en effet, dans
cette récapitulation, c’est le présent qui revit, mais le flux qui nous
rendait notre passé se fait alors reflux, et emporte avec lui ce qui
était encore, un instant plus tôt, la chaleur vivante de notre chair,
de notre âme. O mémoire qu’on veut sans blessure, il faut que tu
sois de la nature des dieux pour ne te nourrir ainsi, comme eux,
que de corps vivants I Le froid me devint brusquement insuppor¬
table, j’entrai dans un café et entrepris d’écrire à Marie. Je voulais
parler avec elle d’amour simple, d’amour objectif, d’amour sans
détour et sans souffrance, et pourtant subtil comme l’alcool et
brûlant comme lui. Ce fut en vain. C’était l’amour tout entier qui
était défait et ravagé, et tous les bonheurs faciles de l’affection,
de la tendresse. En ce samedi soir, autour de la Madeleine, les
filles occupaient la rue et encourageaient à voix haute leurs
clients furtifs. Je ne sais pourquoi la prostitution du samedi soir
m’apparut soudain sous ses couleurs sordides. J’appelai un taxi
et rentrai à l’hôtel. Je me mis à écrire au hasard et, refusant tout
somnifère, je veillai fort tard dans la nuit.
Au reçu de mon télégramme, Françoise téléphona rue Jean-
Mermoz, puis fit partir pour Paris, dès le dimanche soir, en
ambassade, son amie Nicole de B..., dont un message déposé à
tout hasard dans mon ancien casier m’atteignit ainsi le lundi.
La curiosité, ou plutôt ce besoin que nous avons d’une image
toujours plus précise de nos malheurs, me fit inviter Nicole de B...
à dîner pour le soir même. C’était une jeune femme élégante et
belle, d’une grande distinction et même de quelque froideur de
manières, et de sentiments si possessifs qu’elle ne s’intéressait
jamais aux autres que pour se comparer. Et sans doute ne recher¬
chait-elle avec tant de fidélité la compagnie de Françoise, dont la
générosité, le besoin de dépense et même de profusion l’attiraient
et 1 irritaient, que pour entretenir en elle les qualités inverses de
mesure, d’économie, de calcul, tout ce qu’elle appelait sa tenue.
Françoise l’avait un peu envoyée, me dit-elle, pour me retrouver,
me donner des explications, m’empêcher de partir. Françoise,
me dit-elle aussi, était effondrée. D’avance, ce mot tuait tous les
mensonges dont elles avaient pu penser, toutes les deux, me circon¬
venir. On n’est pas effondré si l’on a bonne conscience. Mais
La Fosse de Babel 449

Nicole de B... était restée toute sa vie trop éloignée des orages
de la passion pour faire même à la nôtre le faible hommage d’un
mensonge. Pour les amours des autres, en bonne Genevoise, elle
restait neutre. J’eus la brusque révélation que Françoise et elle
n’avaient rien combiné, aucun conte, et c’était vrai. Françoise
n’avait , rien calculé, rien prévu. Elle avait fait simplement partir
Nicole en avant, par simple désarroi, pour faire quelque chose.
Cette preuve faillit me désarmer, me noyer de scrupules. Elle
m’aimait donc. Le malheur était qu’elle en aimait aussi un autre.
Il me fallait tout savoir sur cet autre, et par bribes, je sus tout.
Comment Françoise, quinze jours auparavant, au cours de ce
premier week-end où tout s’était noué, était partie pour Ostende,
sur la côte belge, avec un délégué américain, d’ailleurs marié.
Et comment cette liaison banale avait duré jusqu’au dernier
samedi, jour où j’avais téléphoné et où ce délégué avait quitté
l’Europe. Nicole de B... ne me donna pas tous ces renseignements
d’un coup, et je dus la presser, minimiser aussi l’intérêt, que je leur
portais, mais il était clair que, sur ce point, ma propre liaison
avec Françoise ne se tenait guère plus haut, pour elle, que cette
passade londonienne peu sérieuse que d’ailleurs elle avait désap¬
prouvée car elle ne pouvait, disait-elle, conduire à rien. Avec son
égoïsme joliment paré et son besoin de toujours tirer profit, de
capitaliser menu, cette Nicole de B... faillit me rendre pathétique
cette aventure de Françoise, dans laquelle je n’avais que trop
tendance à voir l'effet d’un destin maudit. Ma gorge se noua.
Mais qu’allais-je chercher? J’étais seul à croire à la fraternité des
désespoirs. Durant ces quinze jours, Françoise avait sans doute
été inconsciente et heureuse. Elle l’avait été sûrement. Avait-elle
seulement pensé à prendre à mon endroit la moindre précaution?
Aujourd’hui elle voulait revenir vers moi, car elle aimait aussi
le drame. Elle était allée vers l’autre pour sa force, elle revenait
vers moi pour ma faiblesse. Il n’y aurait jamais de remède à la
méchanceté du souvenir. Il me fallut me raidir, refuser de croire
à cette justice que je n’avais que trop tendance à rendre à tous les
êtres, et je posai sur Nicole de B... des yeux agressifs. Cette femelle
en face de moi, pensai-je, est de celles qu’il faut, pour les humaniser,
insulter et violer, et pourquoi ne violerais-je pas un peu celle-là?
Elle baissait les yeux avec une simplicité étudiée. Buvez, lui dis-je,
et je commençai à l’entourer d’éloges excessifs. Elle était de ces
femmes qui feignent une indifférence ennuyée quand on les compli¬
mente sur leur physique et qui s’ouvrent toutes grandes quand on
450 La Fosse de Babel

disserte sur leur vertu. Du moins, lui dis-je, vous n’êtes pas inconsé¬
quente comme Françoise. Sur ce sujet, elle m’eût supporté durant
des heures, sans faiblir. Je ne désire absolument pas cette femme,
me disais-je pourtant. A quoi tendent tous ces efforts? A dégrader
l’amour? A me venger de lui? Il était tard, le restaurant fermait.
Elle finit par me suivre dans un bar, pour continuer à parler,
puis, quand le bar à son tour fut vide, dans ma chambre. Nous
bûmes et nous parlâmes. Mais elle considérait sans doute l’amour
comme une politesse, un remerciement qu’on ne peut refuser à
un hôte qui vous a bien traité. Oh non, il ne fallait pas compter
sur elle pour qu’elle cherchât à se défendre. Elle ne se défen¬
dait pas. Elle ne se donnait pas non plus, d’ailleurs. Elle se
prêtait, à peine. Je fis appeler un taxi et la reconduisis à son
hôtel de l’Etoile, en lui rendant grâces pour cette charmante
soirée.

73. Une retraite idéale.

Sein maternel, château perdu, ermitage ou couvent, le lieu de


retraite idéal, chez les civilisés, est en train de passer au rang
des mythes, et sa nostalgie procède en nous d’un mélange bâtard
d’utopie, de prétention et d’innocence. Qui est assez fort pour
vivre désormais dans les villes qui prolifèrent comme des cancers?
Et qui est assez fort pour n’y plus vivre? Sur cette question, il n’y
eut jamais que l’abbé d’Aquda pour me dire la seule vérité qui
importât : « Vous serez bien partout, ou mal partout. » Sous le
ciel brumeux, la bourgade où j’arrivai le lendemain, un peu avant
midi, n’était pas belle. Elle se nommait Epône. Quelques collines
boueuses aux lignes molles gonflaient à peine les labours gluants.
Au bout de la grand-rue, la propriété de l’ami de Frieden offrait
une bâtisse confortable perdue au milieu des arbres d’un grand
parc. Elle était gardée par un vieux ménage et par un chien.
Tant qu’elle était restée à l’écart du village, cette propriété avait
dû garder son aspect patricien et s’enfermer sur ses secrets.
Aujourd’hui, le village s’était étendu vers elle, deux rues trans¬
versales l’enserraient, et, dans le parc, au-dessus des murs couverts
de lierre sale, pointaient deux longues rangées de pavillons hideux.
Le chien aboya, le vieux ménage le fit taire, un portail s’ouvrit, on
La Fosse de Babel 451
me conduisit jusqu’à la maison par des allées humides, et je me
retrouvai dans une vaste pièce de style campagnard, aux poutres
nues et au sol dallé, d’une rusticité voulue, qui me parut d’une
tristesse infinie. Un poêle à bois répandait pourtant une bonne
chaleur et je poussai dans le coin le plus clair une grande et
solide table où l’on pouvait travailler à l’aise. Et même, emporté
ce jour-là par la nouveauté, je travaillai en effet, sans voir les
arbres rabougris, ni les bâtisses neuves, ni le ciel bas chargé des
fumées venues des usines proches, dont on devinait la présence à
ces touffeurs jaunâtres au-dessus de la Seine ou de la route de
Mantes, dans la vallée. Quelques heures plus tard, la première
ardeur tombée, je voulus sortir et me promener par les collines.
Mais je cherchai vainement, dans de maigres buissons, le sentier
qui pouvait me conduire sur ces ventres sans forme. Un chemin
pourtant montait le long d’un talus. Au premier tournant je
découvris le cimetière. Le chemin s’arrêtait là. Je crus en trouver
un autre. Mais, à trente mètres, le buisson se dispersait dans un
champ puant sur lequel régnait un écriteau : Commune d'Epône.
Seul emplacement réservé aux nomades. Et en dessous : Décharge
publique. Le mot « nomades » fit battre mon cœur. Frères du voyage
sans fin, vous êtes invités à vous arrêter un instant dans le champ
d’immondices! J’ai fui Epône au bout de trois jours, en donnant à
Frieden le premier prétexte venu, et, sur la foi d’une annonce de
journal, je me suis retrouvé à Marlotte, sur la lisière sud de la forêt
de Fontainebleau, dans une vieille demeure transformée en auberge
et pleine de trophées de chasses seigneuriales. A Marlotte, j’avais
au moins de vrais arbres et une terre saine. Des chemins crayeux
s’enfonçaient dans la forêt, plongeaient dans des vallées muettes
ou grimpaient vers des blocs de rochers en tas, du sommet desquels
le regard découvrait, à l’infini, une grisaille de cimes d’arbres, aux
ramures défeuillées. Dans le ciel passaient des oiseaux noirs au vol
pesant et au cri bref. Tous les jours je me levais avant l’aube,
travaillais jusqu’au déjeuner, puis sortais dès le début de l’après-
midi, pour ne rentrer qu’au crépuscule. Lorsque l’homme cherche
dans la nature une solitude propice, c’est en réalité un dialogue qu’il
voudrait renouer, une communication qu’il voudrait rétablir
avec la terre, les arbres et le ciel, seuls témoins de ce qui en lui
appartient aux choses durables. Mais contrairement à l’apparence
il n’est rien de plus changeant, dans les plaines, que le génie de3
forêts. Je ne restai qu’une semaine à Marlotte. Me fallait-il, pour
empêcher que ce séjour fût si bref, m’ouvrir davantage à l’air
452 La Fosse de Babel

mouillé, aux senteurs profondes de la terre déjà hibernante, et,


à mesure que l’ombre venait, à ce lent mariage, autour de moi, du
silence et des couleurs plombées? Fut-ce l’effet de mon trop grand
désordre ou, au contraire, l’exigence, en moi, d’une plus haute
immobilité? Tout se détourna de moi. Le premier jour, je finissais
de gravir un piton rocheux, lorsqu’un jeune chien surgi de la nuit
s’élança sur mes pas en bonds joyeux. Je jouai un moment avec
lui, jetant au loin, pour lui, des grès épars qu’il rapportait et me
disputait, et, quand je redescendis, il allait me suivre, lorsqu’une
voix lointaine et coléreuse le rappela. Le second jour, je ne rencon¬
trai qu’une vieille femme qui ramassait du bois mort et qui,
lorsqu’elle me vit, poussa sa carriole dans un autre sentier et
disparut, effacée, comme ces dieux ou ces mendiants qu’effarou¬
chent, dit-on, l’heure des agonies ou la venue des étrangers. Les
autres jours je ne rencontrai personne. A mesure que les jours
s ajoutaient, la forêt me parut se peupler de présences basses et de
vie larvaire. L’hiver était là, il n’arrêtait pas le temps, il l’alourdis¬
sait, il invitait aux efforts mornes, sans inspiration et sans élan,
aux plans sans cesse refaits, où rien encore ne germe, et où les
mots, dans le ventre profond des idées, ne veulent pas encore
s unir. Et sans doute en est-il de même dans toutes les forêts
des plaines dès que les feuilles sont tombées et que la vie, rentrée
sous terre, ne tient plus sa chaleur protectrice que de sa lente
corruption. L accord d’un homme avec un heu ne tient pas aux
lignes du paysage dont ce heu s’agrémente mais à la qualité de la
durée qu’au plus profond de son intimité ce heu supporte ou
contient. Et il y avait en moi, à ce moment de ma vie, trop de
forces qui se savaient déjà pures et ordonnées et voulaient affirmer
d emblée leur permanence, pour que je ne découvrisse pas très
vite (et en quelque sorte par une révélation si brusque qu’elle
niait en moi, d’elle-même, tout besoin de maturation, d’ensevelis¬
sement ou d’attente) la seule solution qui me restât offerte et qui
était d’aller aux extrêmes, hors du monde, là où le temps se fait
éternité. A bien regarder, U n’est aujourd’hui pour l’homme chassé
du temps qu’un seul domaine véritable, celui que Maître Eckhart
appelle le château de l'âme et Kierkegaard cette chambre haute où
1 homme prie en toute quiétude, mais ces images mêmes en
évoquant de hautes murailles protectrices durement bâties, laissent
entier le problème que pose la construction du bâtiment. Aussi
bien, lorsqu il arrivait au Père Carranza de parler de quiétude
n etait-ce jamais pour y enfermer l’idée de repos, mais bien plutôt
La Fosse de Babel 453

celle de neutralité armée dont rendait compte assez bien, selon


lui, le statut idéal de ce point immobile où s’affrontent les forces
et les résistances ultimes, la vague contre le roc, la crête de glace
contre le ciel, symboles exacts de la confrontation de l’homme,
dans ses divers états, et de Dieu, le symbolisme de la haute mon¬
tagne étant d’ailleurs de loin le plus intégrant, car le mouvement
s’y abolit, et le silence surtout y prend la dureté, la plénitude, la
transparence du cristal. Dans cet état de tension immobile et
immédiatement créatrice où j’étais, je ne pouvais pas ne pas
entendre l’appel de la montagne. La pensée me vint de repartir
pour Montserrat. A peine formée, elle fut rejetée. La véritable vie
refuse la répétition et s’écarte toujours des chemins stériles du
souvenir. Par quel obscur défi pensai-je tout de suite après à
La Fouly, endroit plus prestigieux d’avoir su recevoir puis rejeter
Françoise? De Marlotte, dès le troisième jour, j’écrivis en Suisse au
syndic du val Ferret, en lui demandant de m’indiquer un chalet
à louer. L’hiver, le val Ferret est fermé par la neige, et les voitures
ne montent pas au-delà du village d’O..., juste en dessous de
La Fouly. Mais le village d’O... m’avait plu. Cette lettre était à
peine partie que je recevais un coup de téléphone de Julienne.
Françoise insistait auprès d’elle pour avoir mon adresse. Je vais
partir d’ici, lui dis-je, qu’elle m’écrive si elle veut. Mais empêchez-la
de venir. Au même moment tout en moi criait le contraire. Mais je
voulais faire bon visage devant Julienne, qui s’en moquait pas
mal. La réponse du syndic me parvint très vite. Entre plusieurs
offres, on me conseillait un chalet au-dessus de la route, à la sortie
du village. Je pouvais passer tout de suite prendre les clefs chez
le propriétaire, qui habitait en bas, dans la vallée, à Martigny.
J’avais déjà confirmé mon acceptation par télégramme et j’étais
en train de préparer mes valises lorsqu’on m’apporta deux lettres,
l’une de Françoise, l’autre de Drameille. Il était 4 heures de
l’après-midi. Je prenais le train pour la Suisse dans la nuit
même, à la gare de Lyon, à Paris, car les rapides, depuis long¬
temps, ne s’arrêtent plus à Fontainebleau. Ce programme bien
délibéré, bien défini, ne pouvait heureusement souffrir aucun
changement.
454 La Fosse de Babel

74. Mon vrai départ.

Pourquoi une femme trompe-t-elle l’homme qu’elle aime?


Je l’apprenais. Par excès d’amour. Je t’aurais moins menti si
je t’avais moins aimé, me disait-elle. Je t’ai trompé, et ce n’était
pas seulement pour me prouver que j’existais encore, tellement tu
m’avais emprisonnée en toi et dissoute, c’était pour me rendre à
toi mieux encore. J’étais bien trop sûre de t’aimer, me disait-elle
aussi, pour attacher la moindre importance à une aventure passa¬
gère où la curiosité l’emportait de loin sur le désir. Et pourquoi
l’infidélité de la femme prendrait-elle en ce sens plus d’importance
que celle de l’homme? Ne peut-elle devenir, elle aussi, un hommage
au véritable amour? Françoise développait cet argument avec une
force et une pudeur touchantes et un désordre plein d’émotion.
Elle se disait défaite, désespérée. D’une femme si éloignée, par
éducation, de l’emploi des mots extrêmes, ceux-là portaient. Mon
rival? Elle n’en parlait que pour dire qu’il était déjà oublié.
Elle était sincère, c’était sûr. Et même cette simplicité, ce bonheur
d expression, ce talent enfin pour se remettre en quelques phrases
dans le ton d’une intimité que je croyais perdue, me la firent plus
proche et plus digne d’amour que jamais. Je connus quelques
instants de doute affreux. Il me fallut pourtant ouvrir la lettre de
Drameille. Dans ces cas-là, on attend de la moindre nouveauté
un signe, une lumière. Que voulait-il? Simplement une réponse
urgente. Du moins, un moment, je le crus. Le voyage en Chine
était décidé. On nous donnait trois visas. Comme Domenech
(c était maintenant officiel) venait d’être interdit par les autorités
romaines, Drameille l’emmenait. Un prêtre catholique antipa¬
piste ne pouvait, là-bas, qu’être bien reçu. Le départ aurait lieu
dans deux semaines. Mais Drameille ne savait plus très bien où
il en était avec moi. Étais-je toujours d’accord pour partir aussi?
Il comprenait fort bien, ajoutait-il, que des préoccupations exté¬
rieures m’empêchassent en ce moment de trop m’éloigner. J’étais
seul juge de 1 importance que je voulais donner à ma liaison
avec Françoise. Encore fallait-il qu’il en fût d’urgence informé.
Simplement, et afin que ma propre information, elle aussi, fût
complète, il prenait soin de m’aviser que Greenson était arrivé la
La Fosse de Babel 455

veille à Paris et avait déjà téléphoné chez Julienne. Que je décidasse


de partir pour la Chine ou de rester avec Françoise, il était clair,
dans les deux cas, que j’avais immédiatement à faire à Paris.
Tout Drameille était dans cette lettre. Des constatations
froides, une indifférence que rien n’abusait, son impartialité
inhumaine, ce besoin qu’il avait, enfin, de pousser la torture
d’autrui à ses derniers raffinements au nom des droits de la vérité.
Cette arrivée de Greenson était ma dernière épreuve. Même un
amour dont on est las reprend son prix quand un autre que nous le
recueille. C’est une des misères de l’amour que nous disputions à
d’autres ce dont nous ne voulons plus. Drameille comptait-il
provoquer en moi cette réaction banale ou au contraire me durcir
contre elle en me laissant savoir qu’il m’observait? L’un ou l’autre,
à mon choix, non au sien, mais quel que fût mon choix il s’en
repaîtrait. Le diable gagne toujours. Et, de fait, dans le car qui me
conduisait à Paris, ce fut sans doute ce regard de Drameille, posé
sur moi, qui me retint, chaque fois que la pensée de téléphoner
moi aussi chez Julienne et d’appeler Françoise essaya de se former
en moi, déjà toute nourrie de raisons complaisantes. Il faisait
froid. Partout régnait cette humidité brumeuse et pénétrante des
derniers jours d’octobre, contre laquelle notre corps, non encore
endurci par l’hiver, se défend mal. La silhouette noire des arbres
rayait de traits monotones les vitres embuées. Une somnolence
me prit où mon esprit veillait vaguement. J’y trouvai un argument
qui me sembla décisif : à quoi bon téléphoner à Françoise? Je ne
peux plus rien lui apporter. Je n’ai pas le droit de l’empêcher de
courir sa chance avec Greenson. Et c’est là qu’après tout est sa
chance...
Arrivé à Paris, je fis un saut rue Jean-Mermoz, pour prendre mon
courrier en attente et laisser ma nouvelle adresse. Je ne trouvai
qu’une lettre de Marie, qui avait prolongé son séjour à Rome, mais
qui m’annonçait son proche retour à Paris, où elle venait rejoindre
son père. Ensuite, dans une brasserie, en face de la gare, j’expédiai,
sans appétit, un mauvais dîner, et écrivis trois lettres. La première
pour Marie, de simple information. La seconde pour Françoise,
où je la remerciais de la sienne et l’informais également de mon
départ pour le val Ferret : laissons faire le temps, lui disais-je.
La troisième pour Drameille, où je lui demandais de ne plus
compter sur moi pour le voyage en Chine. Ces trois lettres étaient
brèves, mais d’un ton assez ému. A l’instant où nous les prenons,
et par une sorte de compensation fugace, les décisions difficiles
456 La Fosse de Babel

nous donnent le plus souvent une sorte de joie violente qui crée
en nous l’illusion de la force. Faut-il accepter cette joie? Peut-être,
et s’en distraire en refusant qu’elle nous trompe. Elle appartient
aux règles du jeu que sans se lasser répète pour nous la vie jusqu’à
ce que nous découvrions qu’elle est un jeu. Et peut-être même,
pour être enfin plus fort que toute force, faut-il accueillir celle-là
sans ironie et sans tristesse. Ce jour-là, ce fut sans doute parce
que j’y parvins que plus rien ne bougea en moi quand je terminai
ma lettre à Drameille en lui rappelant le vieux mot de Lao-Tseu,
un Chinois justement : Plus on va loin, moins on connaît. Jamais
la vieille Chine ne fut mieux comprise à Paris.
TROISIÈME PARTIE
Singender Gott, wie hast
Du sie vollendet, dass sie nicht begehrte
Erst wach zu sein? Sieh, sie erstand und
schliefl.
rilke, Sonnets à Orphée.

75. Le fruit et le germe.

Sur la rive gauche du Rhône, juste au coude de Martigny, la


vallée de la Dranse s’engage tout droit, du nord au sud, dans
d’épaisses déjections caillouteuses au bord desquelles les sédiments
laissent bientôt la place aux schistes, puis au granit, à mesure
que le roc durcit et que l’entaille s’affine. Bientôt la bifurcation
de Bagnes, puis celle du Grand-Saint-Bernard sont dépassées.
Le torrent et la route étroite se serrent l’un contre l’autre et
montent ensemble durement, sans se croiser. Au verglas qui
crisse sous les pneus succède la neige fraîche et son silence. Le
paysage de pâtures abruptes et de sapins serrés s’enfonce peu à
peu derrière deux murs blancs toujours plus hauts taillés en tran¬
chée, à grands coups de pelle, tandis que les nuages s’abaissent.
Au moment où les traînées noirâtres de la brume commencent à
effacer la crête des talus, une ligne de toits soudain la dessine.
Des fumées se rabattent. On est à O...
Pour accéder au chalet, il faut d’abord traverser le village,
tout en bois mouillé, et là, dès la sortie, de la façon la plus inatten-
1. Dieu chanteur, comment l’as-tu parfaite, pour qu’elle ne demandât
pas à s’éveiller d’abord? Regarde, elle naquit et dormit. (Éd. Montaigne,
traduction Angelloz.)
460 La Fosse de Babel
due, le paysage s’ouvre, la rivière s’écarte de la route par une
vaste courbe, la vallée s’élargit. Une ancienne cuvette glaciaire
puissamment modelée est creusée entre les falaises, et le chalet la
domine, à l’est, comme une tour de guet. Il est bâti à gauche de
la route, sur un surplomb rocheux, tout près de la lisière des
arbres, à deux cents mètres environ du village. Il faut faire à
skis ou en traîneau ces deux cents mètres. La montée n’est pas
rude, sauf à la fin, quand on quitte la route pour couper droit
dans le chaos de l’ancienne moraine. Derrière, la forêt couvre
toute la pente, jusqu’à la falaise, et redescend de même des deux
côtés, jusqu’à la route. Devant, c’est-à-dire vers l’ouest, la façade
donne sur les glaciers du mont Dolent, dont on voit briller par
beau temps les séracs. Au début, j’avais placé ma table de travail
de ce côté, le plus dégagé. Mais la réverbération du soleil sur la
pente neigeuse me gênait. Et cet espace était trop vaste. Très vite
je constatai que l’œil aimait mieux se poser au sud, à l’endroit
où la vallée à nouveau se resserre et se relève brusquement en
glacis, entre les arbres noirs. C’était pour moi le bout du monde.
Mon domaine m’apparaissait ainsi comme une enclave à l’étroit
entre deux gorges, une sorte d’entonnoir ouvert sur le ciel. Sou¬
vent, le soir, et même des nuits durant, le vent tombé des cimes
s’y enfermait et y tournait bruyamment.
A quoi reconnaît-on qu’une vallée ne conduit nulle part? A
rien, sauf sans doute à cette gravité que nous y portons et que
reçoivent, inexpressifs, les arbres et les pierres. Durant les quelques
mois que je passai au’ val Ferret, je me suis souvent demandé
quelle sorte d’engagement signifiait pour moi cette retraite,
ce repli, j’ai cherché à quel dieu inconnu je consacrais cette vie
presque érémitique. Que voulais-je? Réfléchir, méditer? Nulle¬
ment. Contempler non plus. Puis-je dire que la méditation est,
pour moi, depuis longtemps finie, et que j’ai tout compris de ce
qu’on peut comprendre? Je ne cherche pas non plus la contem¬
plation. Simplement, parfois, c’est elle qui me trouve. Je voulais
écrire, mettre en forme un trop-plein d’expérience et d’idées, dans
l’ordre et la rigueur de l’art, c’est-à-dire procéder à ce sacrifice
tout intime par quoi toute création se fonde et qui est sûrement,
aujourd’hui, dans la profusion de la décadence, et au-delà même
de la contemplation, l’acte suprême de l’unité. Et peut-être fal¬
lait-il attendre notro actuelle époque de pléthore romanesque
pour que le roman, dans l’excroissance cancéreuse dont il envahit
désormais le corps social et par laquelle il menace de s’étouffer
La Fosse de Babel 461

lui-même, sache enfin dégager la loi de son propre développement,


en intensité et pas seulement en ampleur, et se pose enfin comme
fruit du vrai sacrifice. En bon phénoménologue husserlien, j’ai
toujours pensé que le problème du roman était surtout le problème
du romancier. Mais rien de sérieux ne sera dit sur la prétendue
crise du roman non pas seulement tant que le romancier lui-même
ne se prendra pas comme tel pour sujet central de son intrigue,
mais tant qu’il ne s’arrangera pas pour pousser aux limites, en
tant que dernier connaissant, ce roman du roman qui est à la fois
la dernière oeuvre et le dernier acte, lorsque l’homme devient
conscient que le drame de l’esthétique enveloppe de toutes parts
et le drame de l’être et le drame du monde. Et, bien au-delà des
modes d’expression, qu’est-ce en effet que le drame de l’esthétique
sinon celui de la communication, c’est-à-dire par excellence le
drame religieux, par quoi au dernier instant tout se relie, c’est-à-
dire encore l’épreuve dernière par quoi les solitudes s’affirment et
s’effondrent et où le témoignage se fait martyre, et l’art sera en
effet le dernier martyre ou bien ne sera rien. Les mots d’engage¬
ment et de dégagement perdent ici leur sens, et leur opposition
devient même vulgaire et profanatrice. C’est que le vrai roman,
c’est-à-dire celui de la structure absolue, enferme par force toute
l’histoire en l’arrêtant. C’est parce que l’expérience de la structure
absolue transfigure le temps que je n’ai par exemple nul besoin
d’être marxiste alors qu’assurément je le serais si je devais encore
vivre dans le temps naturel et m’allier visiblement à lui. Et, indé¬
pendamment de cette évidence que toute action, quelle qu’elle
soit, et d’abord l’action héroïque, n’est jamais que le produit de
certaines situations, moins admirables qu’inévitables, auxquelles
il faut consentir, jamais le moindre doute ne me vint sur ce fait
que l’action d’écrire un vrai roman, c’est-à-dire d’enfermer la
plus haute charge de pensée et de vie dans la forme à la fois la
plus concertée et la plus frémissante, ne fût à tous égards un
point culminant dans l’ordre des actions humaines. Tout le pro¬
blème de l’homme est de devenir le moteur immobile du monde,
et cela par le moyen d’une pensée si chargée et si irradiante que
son expression semble couler d’elle-même sans bouger, comme la
lumière, et tout envahir, par le jeu d’une présence où la liberté et
la nécessité, la spontanéité et la maîtrise, la vérité et la beauté
cessent d’être perçues contradictoirement. Si la sainteté n’était
pas une notion si confuse, je dirais que l’homme de ces limites ne
peut être que saint. Mais la sainteté n’opère que par des moyens
462 La Fosse de Babel

invisibles au saint lui-même. A la limite du visible, c’est-à-dire


du côté de l’homme et non de l’ange, c’est l’écrivain que nous
trouvons, l’écrivain que l’on croit immobile, et qui l’est en effet,
mais par la vertu d’une participation de toutes parts qui est le
contraire de l’absence. Jamais plus qu’au val Ferret, je ne me
tins, selon l’apparence, éloigné de toute activité dite sociale.
Jamais cependant je ne m’y sentis plus mêlé. Et certes un homme
comme Pirenne eût-il pu m’objecter ici que l’expérience de la
structure absolue étant généralisable et devant devenir un jour
l’expérience de tous reste elle-même un produit de l’histoire et
que, en ce sens, elle relève aussi de cette action marxiste ouverte
dont Drameille et moi parlâmes souvent devant lui. Il n’en
demeure pas moins que cette expérience ne peut avoir lieu qu’à
travers les violences préalablement déchaînées contre elle par les
marxistes eux-mêmes, toujours en retard sur le marxisme total,
qui restera perpétuellement à constituer. Et c’est parce que le
problème de la communication devient ici une fin en soi que le
vrai roman, qui est le plus haut produit de l’histoire, ne peut
ainsi être écrit qu’en se détournant apparemment d’elle. Jamais
d’ailleurs je ne travaillai davantage, et avec tant de difficulté.
C est qu’il faut être jeune ou d’esprit léger pour s’imaginer que
besoin d’écrire signifie aussi plaisir d’écrire. Le chalet disposait
d’une grande salle de séjour bien équipée, et où se trouvaient
heureusement agencés tous les détails du confort suisse. Quelques
boutons à tourner, et tout marchait, chauffage et cuisine. Ainsi,
point ou presque de travaux ménagers. Je me levais avant l’aube
et travaillais jusqu’à l’heure du déjeuner. L’après-midi, quand le
temps le permettait, je chaussais mes skis et remontais vers les
cols, à l’opposé du village, en suivant la route, barrée par endroits
d’énormes congères. C’était la seule promenade possible. Il me
fallait près d’une heure pour arriver au village abandonné et
presque complètement enfoui. J’étais redescendu en quelques
minutes. Parfois, le soir, lorsque la solitude commençait à peser,
je puisais dans la réserve de bûches rangée d’équerre sous le balcon
et allumais un feu de bois. A ces heures de nuit, où la terre, sous
sa carapace de neige durcie ou son blindage de glace, semblait
s’enfoncer plus encore et se fermer, le feu et le vent me devinrent
peu à peu des compagnons familiers. L’esprit au repos aime le
mouvement des flammes. Je suivais le sifflement du vent le long
du talus, le creusement prolongé de ses spires, ses rebroussements
désordonnés qui crevaient en rafales montantes. A sa suite, et
La Fosse de Babel 463

dans l’air chaud de la cheminée puissamment aspiré, les flammes


s’élançaient et montaient aussi. Par moments, la lumière des lampes
faiblissait, revenait, faiblissait encore. La charpente vibrait. La
montagne, immobile tout le jour, s’animait. L’espace semblait
traversé de mystérieux messages de force...
Drameille et Domenech partirent pour la Chine et j’appris
aussi que Françoise, pour la fin de son congé, s’était décidée à
suivre Greenson dans un voyage de quelques jours en Allemagne.
Dire que ces nouvelles me laissèrent indifférent serait mentir.
Mais si des questions se posaient, il y fut répondu. D’une façon
générale, il est vain de compter sur la volonté pour supporter la
solitude. C’est encore plus vrai à la montagne, à cause, justement,
de cette immobilité qui fige l’espace et le temps. Nul ne tient
contre la montagne s’il n’a apporté en lui de quoi lui faire face,
c’est-à-dire sa propre immobilité, sa propre permanence. Je pen¬
sais souvent aux pouvoirs recherchés par Laforêt, par Pirenne.
Ici ils eussent été inutiles. Ils étaient destinés à multiplier les
rapports et non à les réduire, ils tendaient à la science, non à la
sagesse, à l’utilité, non à la vérité, à l’efficacité, non au jeu. Dans
la future fabrication des génies, un problème se posera : ces génies
seront-ils capables de rester seuls avec eux-mêmes, je veux dire
seuls sans déchoir? Pour cette ultime épreuve, aucune aide exté¬
rieure ne vaut, aucune drogue, aucune technique, ni même aucun
yoga, car les yogas ne sont eux aussi que des techniques, des
recettes venues du dehors, enseignées et apprises, non comprises,
et c’est un fait, dès qu’on les comprend réellement (et cela se
produit pour tous les yogas ensemble, d’un seul coup) on n’a plus
besoin de yogas. Rien ne remplace en l’homme, à ces limites,
l’incorporation, l’incarnation réelles de la philosophie des genèses,
science des sciences supérieure à toute science, et que Moïse ne
mit pas pour rien, on peut le croire, à l’entrée de sa cosmogonie.
Et puisqu’il faut ici, pour rester à la portée de la majorité de nos
contemporains, se référer au plus bas et traiter des échappatoires
les plus banales, qui sont les moins conscientes des supercheries,
je préciserai que j’entends par drogues non pas seulement les
excitants de laboratoire ou de pharmacie, mais encore et bien plus,
indifféremment, ces drogues communes que sont l’alcool, le café,
la musique, le chant choral, la poésie, qui accélèrent en 1 homme
le tournoiement horizontal et le suspendent au-dessus de son
propre vide en lui faisant une fois de plus confondre désinhibition
et liberté, fascination et immobilité, vertige des profondeurs et
464 La Fosse de Babel

maîtrise des hauteurs. Je me rappelle souvent la gêne en quelque


sorte fondamentale que je ressentis un jour en entendant un épi¬
gone du surréalisme déclarer qu’il mesurait son intelligence et
son rendement au nombre de tasses de café qu’il pouvait absorber
chaque jour. Cet homme mettait ainsi son génie dans le délire. Le
café ne créait évidemment rien en lui, il accélérait seulement le
mouvement brownien des mots et des idées dont il disposait déjà
et lui faisait confondre un étincellement précipité et hasardeux
avec l’harmonie des nuits étoilées, Tout ce qui est multiple est
sans valeur. Ce ne sont pas les étoiles qui sont belles, c’est l’ordre
unifiant du ciel. La musique est sans doute la drogue la plus
insidieuse. Le chalet disposait d’un vieux tourne-disques, mais
j’en usais peu. Il est devenu très clair pour moi que toute culture
des sensations pour elles-mêmes, et spécialement l’exercice de
l’ouïe, où sont atteints la plus grande finesse et le plus grand
déploiement, est un moyen à la fois banal et idéal de régression
dans 1 extra-monde. En deux files fort inégales, les êtres se croisent
sur deux voies, celle de la mystique et celle de la sagesse, qui
conduisent respectivement à l’abîme de la nuit et l’abîme du jour,
et il est aussi futile de confondre ces deux voies que de prétendre
remplir 1 un par l’autre les deux abîmes, pour la simple raison,
qui est sans doute le grand secret pénétré par saint Jean, que
l’abîme du jour comprend celui de la nuit mais que l’abîme de
la nuit ne comprend pas celui du jour. Toute drogue appartenant
à la famille des excitants, et dont on peut dire qu’elle ouvre les
barrages mais sans organiser le flot, a ainsi pour propriété d’accé¬
lérer le mouvement des formes vides qui peuplent l’espace, ce qui
facilite la désincarnation extra-mondaine des corps en cours de
vampirisation égrégorique, qui n’aspirent qu’à la dissolution dans
la nuit, et d’obliger au contraire à un supplément d’incarnation
et d arc-boutement dans le monde, pour résister, les corps en cours
d’affirmation individuelle, qui veulent la séparation tranchante
et le règne du jour. Si, comme ces rustres qui mangent trop non
pas parce qu ils ont faim mais parce qu’ils sont rustres, vous êtes
capable d’absorber tant de café, tant d’alcool, de musique ou
de poésie, et si votre corps très vite ne résiste pas, ne refuse pas,
c’est qu’en fait vous n’avez pas de corps, ou tout au moins de
corps suffisamment dense et sensible et finement filtrant, comme
ces malheureux qui disent : je n’ai pas de foie, ou bien : je n’ai
jamais senti mon foie, et qui s’en vantent, et dès lors vous n’avez
pas non plus d’idées, car celles-ci sont la production la plus déli-
La Fosse de Babel 465
cate du corps, et seules elles sont ultimes, parachevées et para¬
chevantes. Il faut donc savoir ce que l’on veut quand on se drogue :
ou se trouver ou se perdre. Et, c’est un fait, on ne se trouve que
par la résistance et le refus. En facilitant la sortie hors de soi,
c’est-à-dire l’expression dissolvante, les drogues donnent à ceux
qui n’ont rien à dire l’illusion d’un style et fait jouer sur leui
néant l’irisation d’une lumière décomposée. Mais qu’est-ce que
le style? Doit-il être expressif et sortir du jeu des formes, ou com¬
pressif et serrer le jeu de l’idée unique? Doit-il être exhibé comme
un vêtement d’apparat ou fondu dans la plénitude transparente
de l’être? Jamais mieux qu’au val Ferret, moi qui ai toujours été
maladivement sensible aux jeux les plus extérieurs de la poésie,
je n’ai compris et approuvé Platon qui mettait les poètes à la
porte de la République pour les empêcher d’amollir le peuple et
aussi d’énerver en lui-même, Platon, tout ce qui appartenait
à ce peuple, sachant bien néanmoins que la poésie, ainsi mise à
la porte, rentrerait inévitablement par la fenêtre, pour se retrou¬
ver au service de ceux qui sauraient l’employer noblement. Aussi,
après de longues méditations sur l’importance donnée dès le
début de la Genèse aux deux notions associées et opposées de
fruit et de germe, en suis-je venu à me persuader que rien n’est
avancé ou même achevé, dans la vie, qui ne soit paradoxalement
de l’ordre du germe, non du fruit, comme si tout ce qui se voit,
tout ce qui parade n’était que la poussière d’une vie exténuée
tandis que tout ce qui se cache et se rassemble contient les pro¬
messes de toutes les vies! Les fruits pourrissent dans le temps, le
germe vit pour l’éternité. Le péché fut de manger le fruit, la
délivrance sera de créer le germe. Le créer pour qui? Pour le per¬
pétuel nouveau monde, toujours à naîtreI Pour le monde éternel
à jamais exprimé de nous! Souvent le soir, après une dure journée
à la fin de laquelle je n’avais pas tiré du chaos plus de vingt lignes,
je me suis demandé pourquoi j’acceptais de me livrer à ce travail
apparemment futile qui consistait à transcrire sur du papier des
certitudes en moi si immédiates et si souveraines qu’elles eussent
dû, telles quelles, et vécues comme elles l’étaient, se passer d’expres¬
sion et me satisfaire indéfiniment, et pourquoi, au lieu de jouer
la difficulté et de prétendre écrire un roman, et un roman total,
c’est-à-dire de tenter l’impossible gageure de reconstituer ma vie
à la fois dans sa maturité dernière et sa perpétuelle naissance,
je ne me contentais pas de composer en toute simplicité des essais
de philosophie, en mettant en théorèmes, froids peut-être mais
466 La Fosse de Babel
péremptoires, les résidus objectivables de ma vie, vingt pages
faciles par jour au lieu de vingt lignes, en me donnant en plus le
bénéfice de l’humilité. Ce mot de résidus disait tout. Cette inter¬
rogation était basse. Je disposais déjà de mille ou quinze cents
pages de notes plus ou moins pédagogiques sur les applications
de la structure absolue, mais pourquoi en eût-il fallu faire un livre,
un livre d’enseignement? Je vois bien qu’il existe en France une
bonne centaine de professeurs de philosophie qui se croient capa¬
bles, en toute honnêteté, d'enseigner la phénoménologie de Husserl
et qui, pourtant, de toute évidence, n’y comprennent rien, et cela
pour la simple raison que la phénoménologie transcendantale
n’est pas dans son essence un sujet de discours, même professoral,
mais d’abord une expérience vécue, une ascèse, une sagesse,
et l’on imagine bien que s’il y avait une centaine de sages dans
l’université française, la France serait déjà en passe de devenir
un immense couvent, une île de silence plus chargée de force que
tous les entrepôts de fusées du cap Canaveral. Que l’essai soit
de l’ordre du fruit et le roman de l’ordre du germe, à lui seul
mon repli hors de la vie commune m’en persuadait. Un essai est
fait pour être consommé par tous, comme un fruit. Il doit être
immédiatement digestible par n’importe qui. Il se veut banal.
Au contraire, pour recevoir un germe, il faut la terre nourricière
tout entière, dans son unicité, sa profondeur, un ventre cosmique.
Je n’appartenais plus à la vie ordinaire. Les idéologies qui se
battaient en place publique me semblaient toutes partielles et
partiales. La littérature à la mode, le théâtre à la mode, l’esprit
à la mode ne visaient qu’au divertissement, à la dissolution de la
conscience. Je ne lisais plus de journaux, à l’exception du seul
quotidien français qui soit bien fait, et qui est un quotidien sportif,
et encore, dans ce dernier, ne m’intéressais-je qu’aux rencontres
de rugby, la seule activité corporelle, avec la tauromachie, à avoir
marqué ma jeunesse (mais la tauromachie, devenue spectacle
folklorique et commercial, me paraît aujourd’hui, dans sa survi¬
vance archaïque, blasphémer la mort, tandis que le rugby, chef-
d’œuvre de rigueur, d’intelligence et de force, est le rêve d’une
future aristocratie d’au-delà de la mort). J’imaginais alors un
roman idéal, qui rendrait impossibles après lui tous les autres
romans, le chef-d’œuvre d’une maîtrise dont il marquerait la
culmination et dont il serait l’indispensable preuve, comme dans
les métiers de jadis, où nul n’était réputé maître sans chef-d’œuvre,
et ce roman, tant qu’il n’était pas écrit, tenait bouchées les portes
La Fosse de Babel 467

de l’avenir. Et peut-être en effet en prétendant exposer aux amis


de l’abbé d’Aquila mes idées sur la structure absolue avais-je
gravement méconnu cette loi, qui veut que le droit d’enseigner ne
soit donné qu'après et comme secondairement, par surcroît, le
chef-d’œuvre une fois produit, et par conséquent la vie terminée
et remplie. Parmi les amis de d’Aquila, qui avais-je converti?
Personne, sauf d’Aquila lui-même, qui n’avait pour l’être nul
besoin de moi. Pourquoi avais-je à ce point manqué de pouvoir
sinon parce que la flamme en moi avait d’abord besoin de se
dégager de ces limbes confuses où le chef-d’œuvre n’était qu’en
projet? Mai3 un jour le chef-d’œuvre vivrait par lui-même. La
flamme serait libre. Serait-elle encore ma flamme? Vaine question.
La flamme est indivisible et toute partie de la flamme est à jamais
toute la flamme. Le dernier roman ne peut plus être seulement
l’histoire d’une vie, ni même sa transfiguration consolante, mais,
bien au-delà, l’essence du temps pur de toutes les vies, enfin retrou¬
vée, concentrée, offerte aux dieux, l’immaculée conception d’un
temps destiné, dès l’origine, à traverser les fins de monde. Étrange
et inévitable dessein I Qu’était-ce donc que ce besoin irrépressible
que j’avais de trouver ou de produire en moi, rien qu’en moi,
toute la musique et toute la poésie, et de refuser celles du dehors,
sinon l’effet de cette tentation sublime qui oblige tout créateur,
dans un effort prodigieux, à effacer les apparences du monde pour
trouver son sens et à ne tenir pour fondé en vérité que le Moi
universel recréateur du monde? Toujours trop de science, jamais
assez d’art! Faut-il donc chercher encore au-delà du silence, et
se pourrait-il qu’il y ait aussi des formes dans l’éternité? O présence
perpétuellement germinative de l’achèvement! Les époques
condamnées le pressentent : ce sont elles qui écrivent le plus. Le
roman véritable dépasse et délivre l’histoire en l’achevant. Il
est une déclaration de guerre que le non-temps adresse au temps,
une provocation et une supplication que le présent en loques
lance à l’éternité. Et l’éternité la reçoit...

76. Méditation dans la vallée.

Dans son chaos de lignes brisées, la montagne a d’abord été


pour moi le domaine de l’effort patient et attentif du corps.
468 La Fosse de Babel

contraint de se soumettre aux moindres détails de la montée.


Aussi ai-je toujours pensé que le ski, le ski de descente, qui permet
de se griser de vitesse et de se livrer hardiment à tout l’espace,
venait créer une montagne, je ne dis pas imaginaire, mais factice.
Du jour où les problèmes du contrôle du temps l’ont emporté en
moi sur ceux du contrôle de l’espace (je ne serai compris ici que
du petit nombre) j’ai cessé d’être un bon skieur ou un bon conduc¬
teur de voiture (je devenais « distrait », je ne pressentais plus les
obstacles) au contraire de Marie, par exemple, que je vis sur les
pentes du val Ferret effacer la montagne sous des courbes savantes
tracées d instinct, en pleine vitesse, sans cesser, semblait-il, de
regarder au loin, sûre de sa montagne et sûre de soi. A la monta¬
gne, je veux dire la montagne naturelle, rien ne se relie longue¬
ment, ce qui explique que la montagne n’ait pas de style et ne soit
pas par elle-même œuvre d’art, sauf exceptions rarissimes, comme
au Cervin ou au Fujiyama, où la ligne du roc se simplifie
et s’ordonne, cependant que l’autre montagne, celle du ski, se
trouve, pourrait-on dire, stylisée. Ces réflexions me venaient sou¬
vent au cours de mes promenades, alors que je cherchais juste¬
ment à fixer ce que doit être le style du vrai roman et que je me
heurtais à cette difficulté, inconnue des arts plastiques, et qui
avait si définitivement découragé Drameille, de ne pouvoir me
contenter d’une organisation, si parfaite fût-elle, de l’espace,
si je ne pouvais inclure aussi, dans le déroulement de la moindre
phrase, la totalité du temps. Un style, dans tous les domaines,
ne peut naître que du ménagement réciproque du trait et de la
valeur, qui, justement, à la montagne, ne se ménagent pas mais
se heurtent. Le trait est relatif à l’espace, la valeur au temps.
Pour comprendre à quel point il est difficile de voir dans la mon¬
tagne une œuvre d’art, il suffit d’ailleurs de constater la difficulté
qu’y rencontrent les peintres pour y escamoter les détails du pre¬
mier plan, ce qui est pourtant, dans tous les arts, pour enfermer
l’œuvre en elle-même, une évidente nécessité, mais ce premier
plan, à la montagne, compte malheureusement bien plus que le
second et le dernier, comme le moindre grimpeur le sait, sous peine
de mort. L accumulation en quelque sorte photographique des
détails immédiats ou, ce qui revient au même, l’abondance et
J1 incohérence des images, c’est-à-dire, dans les deux cas, le désordre
des valeurs, conduit à l’étouffement du style, et ce n’est pas la
coulée prolongée du trait, comme dans les phrases proustiennes
qui permettra de supporter cette asphyxie, malgré les prétentions
La Fosse de Babel 469

retorses du soi-disant nouveau roman. Ces phrases qui n’en finis¬


sent plu3 et où la sinuosité et la souplesse du trait cherchent à
parer la confusion du prestige du perpétuel et même de l’éternel,
ne sont qu’un instrument privilégié de vampirisation au service
des masochistes de l'étouffement. Au contraire, au fur et à mesure
que les pouvoirs de l’abstraction augmentent dans le monde pour
faire croître la puissance d’aimer et la puissance de mourir, la
valeur ne peut plus être confinée au niveau des perceptions sensi¬
bles, que le monde extérieur ne juxtaposerait d’ailleurs en nous à
l’infini, si on le laissait faire, que pour nous absorber et nous
perdre, elle ne peut plus réellement exprimer l’homme que si elle
résulte d’une hiérarchie de ces perceptions, si elle les soumet à
cette réduction aux essences qui est le propre de toute montée
gnosique, si elle les ordonne, les concentre, les transfigure. Le
passage des arts figuratifs aux arts abstraits, pour imparfait et
même dérisoire qu’en soit le résultat dans les arts plastiques,
toujours assez pauvrement symboliques, ne manifeste pas autre
chose que cette soumission de l’espace aux réductions et aux
conquêtes du temps constructeur, au point qu’il ne faudrait
surtout pas considérer les peintures ou les sculptures abstraites,
entre autres, comme des œuvres achevées, mais les dater au
contraire de tel ou tel jour de la Genèse, et les présenter ainsi
comme des œuvres en mouvement, expérimentales et même éso¬
tériques. Il n’en demeure pas moins que l’énorme distance qui
sépare, dans les arts plastiques,; les signes et les sens, empêche et
empêchera toujours les formes « pures » de posséder en tant que
supports de la connaissance l’éminente dignité de l’écriture, dont
les éléments : mots ou concepts, sont les véhicules privilégiés de
l’abstraction, ce qui met ainsi la littérature au sommet des modes
d’expression, au plus près de la parole perdue. Mais quelle litté¬
rature? Aux temps primitifs de l’ère romantique, et alors que l’âge
noir commençait à précipiter sa vague, Stendhal définissait
naïvement le roman comme un miroir qu’on promène le long d’une
route, et cette croyance en effet naïve à l’objectivité a fait proli¬
férer les romans simplement descriptifs, où le romancier, grâce
à une psychologie étonnamment statique et conventionnelle,
croyait s’adresser à un lecteur universel. Il a fallu l’habileté
d’ailleurs toute formelle de Stendhal pour faire croire que de tels
héros sortaient quand même du commun et pour leur conférer
devant la masse des lecteurs une sorte de prestige aristocratique
où l’on peut voir aujourd’hui l’amorce de ce truquage romanesque
470 La Fosse de Babel

devenu à son tour si banal. La perpétuelle présence à lui-même


du héros stendhalien, son continuel retour sur soi, par quoi s’intro¬
duisent, pourtant, quand ils ne brassent pas, comme chez Stendhal,
une matière stérile, toute connaissance et toute sagesse, furent les
techniques malignes de ce détournement subtil et publicitaire
qui classa d’emblée Stendhal comme le maître de cet art tout
anecdotique et de simple divertissement qui aujourd’hui sura¬
bonde et se perd dans les sables. Monologues intérieurs de pur
bavardage, style Hemingway, et où des éclairs céliniens font
parfois vainement rougeoyer les cendres, drames sans issue pré¬
sentés comme engageant une leçon universelle, objectivation
dérisoire de l’absurde, nous ne sortons pas du manège fastidieux
des apparences. Commença alors, concurremment à cette pseudo-
objectivité, l’âge d’une subjectivité non moins naïve, la mode
essentiellement féminine des confessions, qui ouvrit la porte au
roman à la première personne, une mode dont on constate tout
de suite qu elle est non moins naïve que l’autre, car elle ne vise à
détruire l’universel que pour le remplacer par le singulier, en confon¬
dant bien entendu expérience singulière et expérience extrême
ce qui est un comble de confusion : l’extrême est l’aboutissement
du normal, le singulier est le non-aboutissement de l’anormal.
Les confessions ont toutes ceci de commun qu’elles sont la célé¬
bration complaisante d’un ratage, ce qui est encore un truquage
majeur, car tout romancier qui prétend mettre en cause l’absurdité
du monde n’est qu’un enfant ou un menteur tant qu’il ne propose
pas à son lecteur la solution ou le semblant de solution qu’il utilise
justement pour lui-même et qui est d’écrire des livres, et des
livres réussis, non des livres ratés. Pour essayer de trouver un
arge public, il était d’ailleurs fatal que la confession s’objectivât
elle aussi, mais insidieusement, et ce n’est pas par hasard si
au meme moment, la philosophie régnante traitait de maladies
mentales les surpassements de l’esprit et si la psychologie, dans
ses prétentions pseudo-scientifiques, se livrait au verbalisme
outrecuidant des psychanalyses. Ici, comme phare, nous trouvons
Proust. La marche de Stendhal était vive et rectiligne : elle
s ouvrait 1 espace. Celle de Proust est itérative et contournée :
elle veut enfermer le temps. Pour échapper à l’angoisse insuppor¬
table du non-temps qui envahit les sociétés agonisantes, les élites
fatiguées de celles-ci mettent l’absolu dans le temps, mais elles ne
peuvent le faire qU’à la limite de la désintégration de celui-ci,
dans lirrelié, 1 inconstitué et le fortuit, et des épisodes comme
La Fosse de Babel 471
celui de la madeleine viennent en effet provoquer du dehors, mais
seulement du dehors, les situations les moins consciemment déter¬
minées, les moins commandées par une connaissance réellement
incorporée. Aussi, chez Proust, l’essence du temps retrouvé reste-
t-elle celle d’une vaine et sommaire répétition sans acquis ni pré¬
sence intérieure, et son pathétique dissolvant, son entropie poé¬
tisée sont-ils en effet le fait d’un névropathe condamné à émietter
le temps parce qu’il est émietté par lui. Proust fut ce névropathe :
un attentif délirant, un attentif à des riens, le comble de la minutie
vide. Et certes, il n’y a du sérieux dans la vie que parce que le
passé est indestructible. Mais, assurément, dans cette même vie,
il n’y a quelque sens et quelque grandeur que si ce passé s’ordonne
et s’unifie. Si j’en suis venu aujourd’hui à tenir pour inférieurs
tous les poètes qui reviennent au hasard dans leurs souvenirs
et qui, livrés ainsi à des théogamies banales, croient reconnaître
soudain, à mille kilomètres de là, la mer de Bergmeil de leur
enfance et se donnent ainsi la sensation merveilleuse du temps
pur, c’est que je veux surmonter à tout prix le prestige des conso¬
lations vides et le bonheur abyssal des sensations pour accéder
à un sens réel et universel capable d’habiter chaque instant, sans
privilège, dans l’instant même où il est vécu, et non pas tel ou tel
instant de hasard choisi sans moi. Ce n’est pas pour rien que les
anciens mystiques affirmaient sans cesse que les visions d’extase
peuvent être aussi l’œuvre du démon. Il n’y a rien au monde de
plus étranger à la sainteté que l’idolâtrie des formes vides. Aussi
n’attachera-t-on jamais assez d’importance au fait que Proust,
par exemple, et pour en rester à lui, eut besoin, en dehors de ses
prétendues extases, et pour se prouver à lui-même la réalité du
moment présent, de torturer de pauvres rats dans une cage,
isolant ainsi en effet le temps pur du rat, non le sien, car la souf¬
france physique est le plus terrible condensé de temps, mais
c’était la souffrance du rat, non la sienne, et, par ce comble d’exté¬
riorité, il prouvait que son temps à lui flottait hors de lui comme
une baudruche vide de toute gnose, une bulle de savon joliment
irisée mais crevant au moindre contact. Je ne crois pas au miracle
du pied qui bute ou de la salive qui s’étonne. Si, au hasard d’une
sensation, vous prétendez, comme les poètes, et je n’en excepte
pas les plus grands, arracher au temps des gouttes essentielles
et des images miraculeusement lustrales, je dis que vous plaquez
une opacité encore plus noire sur l’opacité ancienne, ainsi qu’il
est écrit : « Si ta lumière est ténèbres, quelles ténèbres! » Les mots
472 La Fosse de Babel

et les signes, les sensations et les illuminations, s’ils ne sont pas


reliés par une trame forte ne sont qu’effilochures de néant, candeurs
malignes, corruption, détournement, possession, stupéfaction
de la conscience. Je sais, le ciel aussi est un fouillis d’étoiles I
Mais cherchez les lois du ciell II en a! Et la maîtrise du temps
est le couronnement de l’ordre du ciel et non l’énervement de
votre désordre... Souvent, jadis, dans les nuits australes, quand
nous restions accrochés l’un à l’autre, Sylvie et moi, Hélène et moi,
navires de haute mer portant chacun sa bouée, et que la vie
ancienne, indéfiniment suspendue, venait draper le ciel et fermer
le monde sur nos têtes, fermer l’abîme du ciel, la dernière ruse
du temps passé allumait aussi dans ce gouffre noir, pour des
navigations sans but, de fausses et complaisantes étoiles. Et les
lumières qui avaient réussi à déflorer le bonheur des nuits dans
les quartiers qui furent propices, les arcs de néon jamais oubliés,
les regards d’enfants, les phares indiscrets et, sur les Ramblas,
les ballons des fêtes foraines, tous ces signaux s’embellissaient
ensemble, les instants perdus se faisaient trésors, et un passé
menteur jaillissait de toutes les absences, mieux avivé par ses
échecs que par la mémoire fragile des victoires. Je communiais
dan3 tous ces fastes! Sylvie et moi, Hélène et moi, nous
communiions I Nous étions consolés par toutes les grâces réservées
à l’humanité morte! Et toutes les femmes qui furent des
garces, et toutes les villes qui furent des gouffres, devenaient
des ports accueillants! Eh bien, je dis que, je ne tenais ainsi que la
forme vide du temps universel, que j’y recevais la charité non la
justice, que j’y baignais dans une bienveillance molle qui n’est
que la caricature du véritable amour. Quand une vie a enfin réussi
à pénétrer le seul secret qui importe et qui est celui de l’unité
de la genèse de tous les êtres et de tous les moments, il n’est plus
qu’une perception qui compte encore, et c’est celle qui efface tout
découpage naïf de l’espace et du temps, de la même façon que la
molécule de silice se perd dans la masse transparente du cristal
dont on sait pourtant que le réseau serré qui le constitue est réglé
par la plus exacte géométrie. Mais c’est bien là l’énorme difficulté :
ce réseau si exact est en même temps invisible. Le faire apparaître,
c’est tuer l’art. Le méconnaître, c’est tuer le sens. Et certes un
cristal ne brillerait pas de tant de feux s’il n’était que verre
amorphe, c’est-à-dire si ce réseau ne l’animait pas. Et certes encore
on ne saurait confondre l’étincellement du diamant et le miroi¬
tement du verre pilé. Mais comment passer au-delà du secret sans
La Fosse de Babel 473

le perdre? Eh bien il en est ici du roman comme du cristal. Il


exige une intériorisation de la lumière qui ne peut être que le
produit de l’épreuve du feu. Ce réseau invisible et présent est une
condensation de la lumière. Et l’épreuve du feu, c’est à chaque
instant, en nous, le foudroiement de Babel. Aussi le paradoxe
est-il bien, en effet, que le vrai roman ne puisse traiter, à bien
regarder, que d’n/z seul événement, celui de cet accomplissement
qu’on peut appeler initiatique et par lequel la succession, la pro¬
cession patiente et jusque-là incomprise du temps et de l’histoire
s’arrête brusquement en nous en même temps que l’être est à la
fois fondu et fondé par la flamme. Sommes-nous donc tous condam¬
nés, désormais, à écrire le même et unique roman? Oui, quant à
l’unité du sens. Non, quant à la marche tâtonnante de l’histoire.
Dans sa prétention à construire l’infini dans le temps, l’homme
trouvera toujours de nouvelles directions pour tenter l’orage.
Et ce n’était pas parce que mon amour pour Françoise me parais¬
sait, au val Ferret, le type même des aventures babéliennes et le
support idéal du dernier roman que je devais oublier que Dra-
meille, Laforêt, Frieden, Julienne et même von Saas construi¬
saient Babel eux aussi, chacun dans sa voie, positive ou négative,
car la fin de Babel ne sera jamais qu’un événement unique, certes,
mais toujours à revivre dans la perpétuelle mort du monde et
sa perpétuelle résurrection. Et s’il faut alors parler quand même
de la mort du roman, ce n’est que dans la mesure où tout couron¬
nement est une mort, et où le roman, dans cette extrémité, devient
effectivement l’acte ultime. Souvent, le soir, à l’heure du repos,
tous les livres à venir m’apparurent ainsi tout écrits de l’autre côté
du temps dans le livre que j’écrivais et qui était pour moi le livre
unique, et dans cette présence imaginaire, où tous les récits sou¬
dain s’effaçaient, c’était comme si je vivais pleinement, durable¬
ment, ma mort. Et souvent ainsi j’arrêtais ma vie, j’arrêtais mon
roman, car on s’éprouve autant, c’est un fait, dans l’acte d’écrire
et dans l’acte de non-écrire, et la tentation du silence me gagnait
à son tour invinciblement. Etait-ce un dernier débat? Non : toute
volonté de choix en était absente. Et nul ne peut dire en effet
avoir réellement découvert le sens de sa propre mort s’il n’est
pas capable de pénétrer sans effort et de demeurer sans regret
dans ce monde du sans formes, où l’être est comblé au-delà de tout
besoin d’expression, car il se fait lui-même mot unique. Mais,
inversement, nul ne peut dire avoir réellement découvert non plus
le sens de sa mort meus de sa vie s’il n’est pas sorti et revenu
474 La Fosse de Babel
de ce monde pour en dire l’ordre des raisons, car le mot unique
n’est jamais que l’expression de l’ordre et ne peut être sacré
unique que par lui. C’est ainsi que j’appris que l’expression était
d’autant plus puissante qu’elle était humble et claire. Et c’est
également ainsi que j’acceptai que mes livres, désormais, ne fussent
que le récit de mon histoire exactement datée et vécue, et moi
qui savais que la chronologie un jour n’a plus d’importance, j’y
rentrais en effet, au même titre que le bâtisseur respecte la loi
des pesanteurs dont l’être finalement s’évade, et la souligne même,
par hommage à la gloire de l’évasion, en sorte que j’acceptais de
ne plus avancer qu’en obligeant les autres à se soumettre à l’ordre
et à contraindre et fortifier des visions qui pour moi étaient déjà
mortes alors qu’elles se formaient à peine en eux nostalgiquement.
Il fallait que ce fût cela, ma saine et mortelle séduction : je
leur apprenais à naître et à mourir réellement à leurs visions. Je ne
me faisais une loi de leur livrer le récit bien ordonné de ma vie
que pour les obliger à vaincre comme moi tous les ordres et toutes
les lois, mais après les avoir dressés en eux, comme des autels
presque indestructibles, en sorte que le feu qu’ils y porteraient
et qui un jour les détruirait serait vraiment le feu. Et ainsi, sans
qu’ils le sachent encore, je leur apportais la preuve que ma survie,
ou plutôt ce supplément d’expérience que j’ajoutais à la forme
déjà pleine de ma vie, et cette montée croissante mais contrôlée
de poésie qui mesurait l’allégement de plus en plus subtil de mon
absence, c’était leur mort et non la mienne qu’elles appelaient,
car moi j’étais déjà mort avant de leur parler et ils ne recevaient
de moi cet appel d’outre-tombe, ou plutôt cet écho désespéré de
ce que j’avais été et qu’il leur restait à être, que pour s’assumer
pleinement, eux aussi, dans leur future disparition. Je m’interro-
geai longtemps sur cette poésie qui fait sombrer les villes et cha¬
virer le temps. J’acceptai de la chasser de mon œuvre parce qu’elle
se voulait corruptrice trop tôt, mais c’était pour lui ménager un
retour royal, et la rendre, elle, incorruptible : un jour, un exil
prendrait fin définitivement, un jour, tout serait poésie... De la
poésie, dans le monde, c’est comme pour la sainteté et pour le
crime, il n’y en aura jamais assez, ce qui revient à dire qu’il n’y
a jamais eu de vrai poète, de vrai saint ni de vrai criminel sur la
terre et que d’ailleurs il n’y en aura jamais, pas plus que de vrai
roman capable d’épurer tout seul sa drogue, jusqu’à en faire
1 essence meme de la conscience. Mais même si la dernière pierre
de la pyramide, qu’on nomme symboliquement cime d'Occidentt
La Fosse de Babel 475

ne peut jamais être posée, c’est justement cela, cette impossibilité


et pourtant ce crescendo permanents, qui constitue le secret de la
pyramide même et fait que l’homme, supérieur à son œuvre,
l’abandonne au monde des apparences comme il y abandonne son
âme, car il n’est de cime que pour l’esprit.

77. Les séjours de Marie au val FerreU

Lorsque Marie arriva au val Ferret, ce matin-là, le soleil brillait


sur les glaciers, et la crête des montagnes se découpait avec une
merveilleuse netteté sur le ciel bleu, mais eussé-je porté la moindre
attention à ce soleil et à ce ciel si la venue de Marie n’avait fait
de ce jour un jour de fête? Levé très tôt, j’avais bien travaillé
et me trouvais dans les meilleures dispositions pour l’accueillir.
Je vérifiai ce matin-là un fait qui me frappait de plus en plus.
Je suis devenu à ce point passif devant les choses que je ne peux
plus jouir de leur beauté qu’une fois atteint un certain degré
d’exaltation de mon âme qui ne doit rien à ces choses mêmes, et
il n’y a donc plus pour moi de choses belles en soi mais seulement
des états d’âme propices à la sensation de la beauté. Visiter une
exposition, aller au concert ne sont pas des décisions que je peux
prendre à froid ou longtemps à l’avance dans l’ignorance des dis¬
positions que j’y porterai. Je n’aime donc ni le ciel bleu, ni le
soleil, ni les forêts sous la neige, ni les lacs embrumés, j’aime
l’amour qui parfois me les fait aimer. Mais cet amour lui-même,
qui ne doit rien aux choses, je ne lui connais que deux sources,
mon désir des femmes et la rigueur de mes idées, et ne me demandez
pas d’autre raison puisque je touche là le fond de mon être et le
secret de mon essence. Marie arriva, et le val Ferret fut baigné de
lumière et transfiguré, comme il l’avait été déjà, certains jours,
au crépuscule, quand mes idées flambaient. Les vernis du chalet
luisaient comme ceux d’une faïence peinte. Sous l’anorak, malgré
son chandail de laine blanche et ses fuseaux d’un rouge éteint,
je retrouvai Marie telle qu’à San Remo, la poitrine haute et pleine,
la taille mince sous les plis de la laine, et ces épaules vigoureuses
et souples des filles de son pays qui leur donnent l’air de déesses
nordiques. Après avoir garé la voiture dans une grange du pays,
nous montâmes côte à côte au chalet, tandis qu’elle me racontait
476 La Fosse de Babel
son voyage mouvementé de la veille, car elle avait dérapé sur la
neige glacée un peu après Morez, dans le Jura. Le garagiste qui
l’avait dépannée avait considéré le luxe de la Mercedes, la jeunesse
de Marie, cet air un peu distant de star en vacances qu’elle avait
et lui avait fait payer trois fois le prix. Mais la naïveté de Marie
ne résultait que d’une juste disposition à la sagesse. Elle avait
payé en s’étonnant à peine : « Cet homme ne sera jamais assez
riche », me dit-elle. En principe, elle se rendait à la station mon¬
daine de Gstaad, mais avait fait un crochet pour venir me voir.
Je lui fis visiter le chalet. L’idée de ma solitude laborieuse lui
plaisait. Elle en était encore à l’âge où l’on s’enchante, en imagi¬
nation, des positions idéales. Mais si le romantisme était son
premier mouvement, elle en revenait toujours très vite, avec le
sens pratique des gens riches, qui savent que tout se paie, et
devinent que le dépouillement se paie aussi. Simplement, comme
elle était de nature noble, elle, au moins, colorait de générosité
ce retour. Puisque j’appartenais à cette race d’hommes retranchés
en eux-mêmes dont le monde à besoin pour être jugé, il était
pour Marie tout à fait normal que mon jugement, pour être sans
contradiction, m’emportât et se fondât hors du monde, mais au
moins pressentait-elle que ce jugement n’était pas vain. Elle me
suivit partout, de la cave au grenier, notant et acceptant tout,
la rusticité et le confort, en bonne ménagère élevée dans un col¬
lège riche mais formée aussi chez les scouts, admira la beauté du
paysage, s’étonna que je n’eusse point de poste de radio, et redes¬
cendit enfin, contente de tout, pour m’aider à préparer le déjeuner.
Elle voulait faire cuire des marrons du pays sous la cendre, comme
elle l’avait appris dans sa jeunesse, au fond des bois d’Elgin Hills,
sur les Grands Lacs.
Marie passa quatre jours pleins au val Ferret, partit ensuite
pour Gstaad, où des amis l’attendaient et où elle resta une semaine,
revint enfin au val Ferret, d’où elle ne repartit qu’aux approches
de la Noël, rappelée à Detroit par les fêtes de fin d’année qu’elle
passait toujours en famille.
Notre vie au chalet s’organisa sans peine. Je ne changeai
presque rien à mes habitudes et me levai toujours très tôt, pour
travailler, au contraire de Marie qui avait besoin chaque jour de
dix heures de sommeil et ne descendait guère de sa chambre avant
midi. Durant tout le premier séjour de Marie, avant son départ
pour Gstaad, le temps se maintint au beau, et, tous les après-midi,
nous pûmes ainsi nous rendre à skis au hameau de Ferret, près
La Fosse de Babel 477

des cols, où Marie disposait d’immenses champs de neige vierge


bien dégagés, et où, inlassablement, elle mettait au point son style.
Marie avait bien apporté un volumineux recueil de notes sur son
voyage en Italie, dont elle voulait tirer son album sur le trecento,
et elle y travailla parfois, une heure ou deux. En fait, durant ces
rapides journées, rien d’autre ne compta pour elle que le ski et
l’amour. A la fois livrée et délivrée, dans l’un et l’autre elle mettait
la même ardeur. Et que le ski fût pour elle un substitut de l’amour,
cette évidence me frappa tout de suite : grisée de vitesse, il n’exis¬
tait plus pour elle de passage difficile, de point singulier, elle était
en tout point tout l’espace. Je manquais trop d’entraînement pour
la suivre sur les pentes trop raides où elle se lançait. Mais ensuite,
quand nous rentrions ensemble, peu avant que le soleil disparût,
elle redevenait très vite l’autre Marie, celle qui se perdait, en
parlant, dans les détails et qu’on pouvait ne pas écouter, celle qui
possédait un œil d’aigle pour s’émerveiller de minuties et découvrir,
au loin, le moindre pont de neige posé sur une cascade figée ou,
tout près, les marques triangulaires du lièvre blanc. Les soirées
que je donnais auparavant au repos étaient alors données à l’amour.
C’était à peine un changement. Avec Marie, le plaisir était un état
sans limites, comme le repos lui-même, une nature nouvelle qui
s’installait en moi et où l’état de veille, c’est-à-dire de médita¬
tion profonde, l’état de rêve et l’état de sommeil semblaient
confondus. Je n’avais nul besoin d’y rappeler ma présence à
moi-même. J’étais cette présence même, sans effort, sans volonté
de l’être. Ce rappel à soi de la conscience, qui constitue le plus
difficile exercice de celle-ci et lui remet ses plus hauts pouvoirs,
devenait la respiration instinctive de l’être. Il en est ainsi dans
l’état idéal de l’adoration, chez les grands mystiques. De même,
il ne peut qu’en être ainsi chez Dieu, dont la conscience de soi,
s’il est Dieu, ne peut que cesser d’être un couple. Mais peut-être,
par une exacte inversion, trouvera-t-on ici la clef de la féminité
elle aussi idéale : pour permettre à l’homme d’être, en permanence,
présent à soi-même, une vraie femme devrait, de son côté, mais
également en permanence, être absente de soi. Était-ce le cas de
Marie? Dans l’amour, ou plutôt le plaisir, sûrement : elle y était
à la fois toutes les femmes. Le plaisir ne cessait pas de la faire
sortir de soi. Et lui-même était ordre, ordination sans fin. Sans le
déranger, on pouvait en déplacer, en faire varier à loisir la ligne
superficielle ou l’empreinte, à l’image même de la nature qui
multiplie à foison le jeu des formes où, loin de s’épuiser, elle
478 La Fosse de Babel
s’exalte. Cette gratuité n’était qu’apparente. Elle était pourtant
infinie. Mais infinie de même était en Marie la capacité d’adapta¬
tion, de réception. Et peut-être l’image la plus évocatrice de cet
amour sans interrogation et sans souffrance est-elle en effet celle
de ce sillage dont j’ai parlé et qui, sur le corps vivant mais imper¬
sonnel de Marie comme sur le gonflement de la mer, pouvait se
faire caresse ou blessure, tempête ou frisson, et compliquer ou
simplifier son tracé à l’aventure, sans fin et sans but, et en s’effa¬
çant à mesure, aussi inconsistant et fragile mais aussi savant et
inévitable que les filets du vent, les rides du sable ou les dessins du
givre sur les vitres par les matins brillants de l’hiver... Puis-je
cependant, avec Marie, employer ce mot « amour » dont je me
suis tant servi, et avec tant de conviction, avec Françoise? Assuré¬
ment non, si l’on admet qu’un amour sans souffrance n’est pas de
l’amour. Mais pourquoi voudrait-on que l’existence culmine dans la
souffrance, dans l’angoisse, la nausée, le souci, et dévaste inévita¬
blement ses limites? Je ne suis pas Kierkegaard, l’homme sans
femme. Je ne me donnerais pas à l’amour avec tant de confiance
si lui-même ne me donnait rien. Et sans doute faut-il savoir dis¬
tinguer dans toute apocalypse la face de terreur et la face de
lumière, même si, de l’une à l’autre, on perd l’usage des mots et
des sentiments simples. J’ai appris à soutenir ces agonies.

78. Renaissance du temps.

Eussé-je pu vivre longtemps près de Marie? Oui, s’il n’y eût


eu en elle d’autre passage, même indéfiniment répété, que celui
qui séparait les deux états dont j’ai parlé, et qu’on peut appeler
l’état de plaisir et l’état de jeu, car elle y était également imper¬
sonnelle et passive. Symboliquement, l’état de plaisir était pour
elle, au sens védantique, l’état de sommeil profond, c’est-à-dire
de sommeil sans rêves, tandis que l’état de jeu (ou d’excitation,
de bavardage) qui la livrait à un ensemble désordonné de sensa¬
tions, était, toujours symboliquement, son état de rêve. La diffi¬
culté commençait lorsqu’elle devenait active et prétendait organiser
sa vie, c’est-à-dire entrer dans le troisième état dont parle le
Védanta, et qu’il nomme l’état de veille, et cette difficulté devint
surtout sensible lors du deuxième séjour de Marie, à son retour
La Fosse de Babel 479

de Gstaad, un peu avant la Noël, parce que le temps, qui avait


changé (il neigea presque sans arrêt) nous contraignit le plus
souvent à rester au chalet. La loi védantique des trois états, qui
est une des expressions les plus simples de la structure absolue,
était, dans le cas de Marie, d’application facile mais aussi de grand
intérêt. Cherchez comment s’articulent et se différencient en tout
être les trois états de veille, de rêve et de sommeil profond, et vous
trouverez la clef de cet être. Si l’état de sommeil profond chez
Françoise, par exemple, était atteint, comme chez Marie, dans le
plaisir, encore fallait-il reconnaître que le plaisir de la première
culminait dans la caresse et celui de la seconde, chose bien diffé¬
rente, dans la possession. Plaisir de surface, celui de Françoise
restait localisé et instable. Au contraire, pour Marie, on pouvait
parler du plaisir bien établi mais diffus et insituable des profon¬
deurs. Il n’est pas si difficile qu’on le croit d’évaluer la qualité
d’une souffrance, d’un plaisir. Le plaisir de Marie ne concernait
pas une surface mais une masse. La conscience n’y était pas
seulement recouverte mais enfouie. Mais c’était surtout dans
les deux autres états que la différence devenait évidente. Françoise
passait directement, et d’elle-même, de l’état de sommeil profond
à l’état de veille, qui était chez elle celui de la conscience raison¬
neuse et désenchantée. Après l’amour, même si elle ne parlait pas,
elle s’interrogeait, elle analysait, elle supputait, elle cherchait à
prendre sur la vie des revanches logiques. Et c’était même pour
donner une consistance à ces calculs qu’elle provoquait à son tour
le rêve qui devenait pour elle la seule réalité vraiment maîtrisée.
Elle s’engageait alors dans l’agitation mondaine. Et c’est là qu’elle
triomphait. Son corps ailleurs inassouvi et son esprit exigeant
mais inapte s’y trouvaient tous les deux réduits, ou promus, à
l’état de parures et s’accordaient, là seulement, à un semblant
d’unité qui les comblait. Et certes les mondanités ne sont nommées
ainsi que par une sorte de dérision, car elles n’appartiennent pas
au monde mais à l’extra-monde et ne sont, dans le vrai monde,
qu’une sorte de rêve éveillé soumis à la logique vide des rêves.
C’est pourtant pour se faciliter l’accès à ce semblant de vie que la
plupart des femmes du rang de Françoise se mettent aujourd’hui
à boire. C’est aussi pour retrouver plus vite le sommeil. Françoise
ne buvait pas, mais sa drogue à elle était l’amour, sans cesse
répété. Le cycle ainsi se fermait. Seulement l’ordre même des
stases : sommeil, veille, rêve, contredisait l’ordre naturel que
respectait au contraire Marie : sommeil, rêve, veille. Tandis que
480 La Fosse de Babel
Françoise s enfermait dans l’extra-monde, Marie essayait d’entrer
dans le monde. L’opposition était ici à son comble. Tandis que
Françoise débouchait toujours dans le rêve, dans l’agitation
mondaine et y atteignait à cet état idéal, bien qu’illusoire, d’unité,
dont j ai parlé, au contraire tout poussait Marie dans la veille
pour une expérience, une épreuve cruelles de la dualité. L’état
de reve pour Marie, était celui de bavardage. Elle y était seule.
L état de veille était celui de discussion. Il y fallait être deux. Et
elle qui apparaissait si généreuse, si enrichissante, si reconsti¬
tuante dans 1 amour, où elle se donnait toute, je compris très vite
a quel point elle pouvait devenir épuisante dans la discussion,
ou 1 on ne pouvait rien lui donner. Dans la première partie de son
séjour, ce fait ne m apparut pas nettement. Il faisait beau, nous
sortions beaucoup, nous avions à peine le temps de parler. La
veille de son départ pour Gstaad, un fait cependant eût pu m’éclai¬
rer. Le fut notre première scène. Jusque-là, au retour de nos
promenades, la vie avait gardé son cours le plus simple. Pendant
que j apportais des bûches, Marie se versait d’ordinaire un ou
unUÎJh^kieS’ qM leJbUYait très vite’ P°ur 8e désaltérer, puis
un troisième, qu elle dégustait lentement, en frémissant d’aise,
ensuite nous rallumions le feu et faisions l’amour. On eût dit qu’elle
rfl°n ait S1eiïlpe^fr.de.s éveiUer : eIle naissait et dormait. Boire et
rallumer le feu (elle insistait toujours pour s’en charger) paraissaient
efe ses seuls besoins de transition pour sortir d! l’ÏÏt de rêve

Assise d'evant Te
Assise devant if" se calmait, L6S
le feu, elle flammes la
s’alanguissait binaient.
tout de suite.
Je m aperçus pourtant très vite qu’elle considérait l’amour comme
une récompense qu’il fallait mériter. Au milieu de son bavardage

ks^nfantTetTnT8’ 8aMse06886
es enfants et Ion pouvait toujours deS <îuestions-
dispenser comme
d’y répondre ou

sur 1l’raért°cfri’artm'Pt
sur 0rttesaqU01’
art, car 1 art était ^
pente, etq,Uand Ü s’aSissait
là, chaque de questions
fois, pour quelques
instants, elle s éveillait et attendait. Au début, pris dans le jeu
de la nouveauté et de l’amour, je répondis, certes. Je répondis
n importe quoi, mais avec entrain. Elle était contente, la moindre
preuve de bonne volonté la comblait. Je me rendis vite compte
que amour, une heure plus tard, était alors ma récompense autant

Tme ‘cZkZ ‘1ttr0UVf 83 iUStif'Cati0n d“"s « contentement


meme. L était exactement ce qui s’était passé, la première fois

un devoir dS'A^tond'"** a".VieUX "?onastère était Pour elle’


n devoir d état. Au fond, sans s en rendre compte, elle ne cher-
La Fosse de Babel 481

chait qu’une chose : sortir de l’état de rêve, ou d’incoordination,


elle se débattait contre le désordre des images, des impressions,
qu’elle recevait du monde. Ce devoir rempli, elle pouvait s’aban¬
donner, et, au Monte Fronte, elle s’était abandonnée en effet.
Mais ici, au val Ferret, l’habitude aidant, elle devint de plus en
plus exigeante, et moi de moins en moins dispos, de moins en
moins offert. A notre retour des cols, ce dernier jour, sa conversa¬
tion tomba, je ne sais pourquoi, sur les musiciens, peut-être parce
qu’elle avait lu à midi, dans un journal, un jugement assez sévère
sur une oeuvre récente de Stravinsky, qui était un de ses dieux.
Elle voulait avoir mon opinion sur Stravinsky, puis sur d’autres.
Je commençai par lui dire que cette opinion variait selon les
moments et l’humeur, ce qu’elle prit pour une boutade et n’admit
pas du tout. Puis que cette opinion serait subjective et forcément
injuste, car je n’admettais pas qu’un musicien, quel qu’il fût,
pût m’imposer son climat, comme elle disait, pas plus que je
n’acceptais de confier ma santé morale à telle marque de scotch
ou telle autre. C’était une autre boutade, mais elle signifiait
sans doute qu’on ne peut pas demander à quelqu’un qui veut
créer et pour cela s’enfermer dans l’univers de sa création, de se
laisser déranger par n’importe quel autre créateur et transporter
par ruse ou par violence dans n’importe quel univers. Cela signi¬
fiait surtout que la critique est impossible. Comment juger un
musicien sans juger aussi la musique? Et comment juger celle-ci
sans juger tous les modes d’expression? Et comment encore ces
modes d’expression sans juger en soi l’expression même? On tire
un fil et tout vient. Et l’on débouche dans le problème du silence, et
le silence est en effet le seul enveloppant total de l’expression, ce qui
donne envie de se taire, mais ne règle rien pour l’interlocuteur
vétilleux, que la totalité ne concerne pas. Il était clair que Marie
voulait des règles simples, dps préceptes utiles et non un cours de
philosophie sur les rapports du local et du global. Les boutades à
la mode du Zen, qui sont un moyen subtil d’évoquer la totalité
par ses tangentes, mais qui ne craignent pas non plus de violenter
par le scandale les esprits encore en sommeil, ces boutades ne
pouvaient être reçues par elle, qui n’y voyait que moquerie, et,
pour la première fois, elle se mit à bouder. Bouder, c était le mot
propre. La bouderie, chez les enfants, procède de l’échec d’un
rapport avec le monde, échec qui devient celui de tous les rapports.
C’est un moyen de marquer l’éveil par son refus, en manifestant
par cet acte gratuit, pur et total, qu’on est très au-delà de l’éveil
482 La Fosse de Babel
même. C’est un état instable, à la fois régressif par l’attitude et
progressif par le contenu, à la limite commune de l’état de rêve
de 1 enfance et l’état de veille de l’âge mûr. A notre retour au
chalet, Marie qui ne parlait plus et affectait de m’ignorer, se versa
à boire comme d habitude, une première fois, une deuxième,
puis, toujours muette, mais rehaussant l’affirmation de ses droits
par la stricte observance de ses devoirs, se mit, toujours comme
d’habitude, à rallumer le feu, et enfin, après avoir pris avec elle
1 électrophone qu’elle avait apporté mais dont elle n’avait usé
jusque-là qu après 1 amour, s’assit devant la cheminée, mit en
marche un disque de jazz et là, verre en main et tournée vers la
flamme, ne bougea plus. Quelle est, en pareil cas, l’issue pour
1 autre, sinon d’entrer lui aussi dans le rite et d’y régresser à son
tour? Il me fallut m’excuser d’avoir tourné une question sérieuse
en plaisanterie, ce qui était un peu fort et inversait tout, et me
faisait moi aussi faire l’enfant. Mais Marie, une fois sa volonté
bien affirmée, ne demandait qu’à rentrer dans le sommeil et dans
1 amour. Dressée comme une forme vide, sans autre but que sa
simple affirmation de soi, sa volonté, faute de résistance extérieure,
retombait vite. Nous nous réconciliâmes. Et même, cette nuit-là5
elle refusa de monter dans sa chambre. A deux, dans le lit étroit’
nous dormîmes mal, et le lendemain la matinée de travail fut
perdue. Une fois n’était pas coutume, l’amour peut-être y gagna.
Les choses se compliquèrent lors du deuxième séjour de Marie
ans la grisaille des longs après-midi que le mauvais temps nous
contraignit à passer au chalet. A Gstaad, elle avait reçu des
nouvelles de son père, et celui-ci, qui n’avait sans doute plus
grand-chose de paternel à dire à cette grande fille, lui parlait pour
la première fois de ses affaires et s’inquiétait même de ses diffi¬
cultés au Maroc, où le nouveau gouvernement, réclamant des parts
dans la société minière, semblait vouloir créer, entre Français et
Américains, un groupe intermédiaire que Frieden animait peut-
etre, secrètement, en vue de se donner un jour la majorité. Cette
promotion au rang de confidente et même d’associée de son père
excita beaucoup Marie, qui se mit à me poser des questions sur
frieden, non sans épouser d’emblée et avec une vivacité touchante
le parti américain et familial. Après l’art, la politique aussi était
sa pente, et elle y portait le même besoin de rendre justice à
ses choix et de diviser le monde, selon ses sympathies et ses antipa¬
thies, par une ligne idéale tracée entre le bien et le mal. Dans le
monde, il n y avait alors pour elle que des bons absolument bons
La Fosse de Babel 483

et des mauvais absolument mauvais. Cette séparation est typique


de l’adolescence et de ses simplifications activistes. Elle marque
l’état d’éveil. Chez un être comme Marie, si profondément douée,
durant l’enfance, pour la participation, et qui, dans cet état, prenait
si spontanément sur soi toutes les difficultés du monde et des
êtres, ce passage ne pouvait que prendre l’aspect d’un durcissement,
d’un appauvrissement. Cessant de se battre confusément contre
elle-même, elle tournait clairement ses armes contre le monde,
contre les êtres, contre moi. Tout est excessif, désormais, chez les
jeunes, quand ils ont un peu de tempérament. C’est que le temps,
pour eux, se resserre, comme il convient aux fins de cycle, et qu il
leur reste peu de temps. J’assistai à ce changement brutal de Marie.
Quand elle parlait par exemple du Maroc, c’était pour donner
absolument raison à l’Amérique et à Greenson contre Frieden
et contre la France. Je lui disais ne pas comprendre qu’on pût
tenir à la fois pour la décolonisation et contre le communisme,
puisque la première conduisait au second. Elle me répondait
que la France était en effet incapable de cette synthèse, mais
non l’Amérique. L’Amérique portait en elle tous les pouvoirs de
l’unité. Cette reconstitution consolante, cette façon patriotique
d’hypostasier Dieu, eussent dû me laisser sans voix, et aussi sans
trouble, mais ces prêtrises sont intolérantes : leurs cultes sont
faits pour être célébrés, et il m’eût fallu parler, parler selon les
rites, à toute heure de jour ou de nuit. Or je ne sais pas parler
pour rien. Vers 5 heures de l’après-midi, le dernier jour, je
reçus, devant Marie, un coup de téléphone assez mystérieux et
d’ailleurs fort bref de Jansen qui désirait, me dit-il, me rencontrer
aussitôt que possible et me demandait de descendre à Lausanne,
mais ne voulut pas, au téléphone, me développer ses motifs.
De Jansen, j’avais l’habitude d’accepter cette brièveté. Comme
Marie partait le lendemain pour Paris et pouvait me poser au
passage, le rendez-vous fut fixé pour ce jour-là. J’avais à peine
raccroché que le facteur m’apportait une lettre de Julienne de Sixte.
Retardé par les formalités administratives, le non-lieu de Frieden
venait enfin d’être signé, et une grande réception, à laquelle
j’étais convié, serait donnée à cette occasion après le3 fêtes de fin
d’année, dans le nouvel appartement de l’avenue Foch. Je lus
cette lettre à Marie. Mais Julienne continuait en disant qu elle
avait reçu, elle aussi, un coup de téléphone de Jansen, qui cherchait
à se procurer l’adresse américaine de Scotti, que d’ailleurs elle ne
possédait plus. Elle s’inquiétait de connaître, s’il y en avait, les
484 La Fosse de Babel
raisons de cette recherche. Par une étrange association, elle
ajoutait, sans commentaires, et sans noter elle-même la bizarrerie
de cette coïncidence et de ce rapprochement, que Le Hourdel
venait de rentrer en Europe après avoir quitté, semblait-il, défini¬
tivement Detroit, car on le disait prêt à partir pour la Chine où
un poste éminent lui était offert. Ces nouvelles eussent déjà pu,
à elles seules, me donner beaucoup à penser, mais Marie, par son
commentaire immédiat, m’en donna davantage encore, comme si
l’évocation de Le Hourdel et de Scotti déchirait en elle, soudain,
certains voiles, ou plutôt rassemblait ses brumes, en modelait
des images claires et parlantes. Chez les êtres comme Marie, au
psychisme puissant mais à l’intellect encore brouillé, tout est
deviné avant d’être compris, et le pressentiment se passe de
preuves. Tout ce que Le Hourdel lui avait révélé ou plutôt suggéré
à Rome lui revint, mais cette fois comme chargé de sens par cette
longue incubation même : on eût dit qu’elle avait tout deviné.
Elle me dit. sur le nihilisme de von Saas des choses à frémir.
Elle ne savait rien et était sûre de tout. Elle me pressa de questions
sur Drameille, sur Poliakhine, sur Frieden et même sur Julienne.
Son besoin de suspicion et de condamnation ne connaissait plus de
frein. J’essayai de traiter cette réquisition comme un caprice,
ce qui était à la fois déprimant et facile. « A Detroit, je parlerai
à von Saas », trancha-t-elle. Elle se posait en enquêteur et en juge.
Et certes c est avec trop de faciüté qu’on dit les enfants capricieux,
lorsqu’ils s’éveillent, et veulent nous rejoindre trop vite à la pointe
de nos difficultés et de nos conforts. Et sans doute, en un sens, la
compagnie des enfants est-elle salubre, car elle oblige à revenir
aux sources et contraint l’esprit à une respiration profonde. Mais
comment ne pas voir qu’on ne peut jamais assumer ou vaincre
tout à fait le temps des autres? Durant ces quelques jours, j’avais
pu réfléchir à loisir à cette tentation qui, six mois auparavant,
avait soutenu, ensemble, mon désir de Marie et de Françoise.
Pousser à jamais Françoise dans le sommeil, y maintenir Marie?
Nous avons trop à faire avec notre propre temps. Le temps des
autres nous déborde. Le départ de Marie ne m’affecta point.
L'action n'englue pas l'Homme.
I SH A UPANISHAD.

79. Des graves conséquences d'un vol à main armée brillamment


réussi.

L’homme le plus retiré, s’il s’enferme dans son Moi réel, n’est
pas seul. C’est que ce Moi, à force de se vouloir impersonnel,
rejoint, dans l’invisible, celui de tous les autres hommes et se perd
en eux, comme l’eau du ruisseau retourne à la mer. La visite de
Jansen vint me le prouver. On peut se couper des embarras du
siècle, ne s’y mêler en rien, mais de même que le Bouddha, une
fois délivré, refuse de rester seul au ciel et redescend sur terre,
la méditation du Moi se veut méditation sur tous. C est sa loi.
Quant à l’aide que l’Homme tout entier en retire, et non chaque
homme, la mesure sans doute nous en échappe. L’Homme est un,
on ne le construit pas.
Avec l’aide du milicien, Jansen avait réussi vers la mi-décembre,
à la recette-perception du seizième arrondissement, à la Muette,
le hold-up dont il m’avait parlé en juillet, lors de notre dernière
rencontre. Cachés dans l’escalier de service de l’immeuble, tous
deux avaient d’abord assommé le vieil auxiliaire chargé du
nettoyage des bureaux, alors qu’il poussait sa poubelle sur le
palier comme tous les soirs, vers 18 heures 30. A cette heure-là,
les bureaux étaient fermés. Seuls le percepteur et son caissier
principal terminaient leurs comptes et leurs rangements dans la
chambre forte, où Jansen et le milicien les avaient donc surpris.
486 La Fosse de Babel

Le vol avait porté sur une dizaine de millions. Assommé à son


tour, le caissier principal s’en était sorti, mais il n’avait rien vu.
Quant au percepteur, qui était gros et fort, il était mort sur le
coup, d’une crise cardiaque.
Jansen ne s’était pas trompé, l’affaire était simple et sans risques.
Sans risques pour lui. Sa seule faute avait été de la proposer aussi
au portier de la SOPEIC, sans donner le moindre détail, il est vrai,
mais Pirenne avait assez d’intuition, sur les moindres indices, pour
tout deviner, et en plus il lisait en Jansen comme dans un livre.
Il fit donc avouer celui-ci, qui, d’ailleurs, devant lui, n’avait rien à
perdre, et pouvait même exercer sa forfanterie. Le jeune commu¬
niste ne se donna pas la peine de feindre la colère.
J’ai pu avoir un jour la folle ambition de te convertir, dit-il
à Jansen. Je constate que tu es irrécupérable, tant pis pour
toi...
— Eh bien, rends-moi ma liberté et tout sera dit.
Assis à son bureau, Pirenne regardait devant lui d’un air vague.
Il réfléchissait.
;— Tu sais beaucoup de choses sur moi, j’en sais beaucoup sur
toi, continua Jansen. Nous sommes quittes...
Pirenne sourit sans gaieté puis leva les yeux.
— J’ai besoin d’un renseignement, dit-il. Donne-moi l’adresse
américaine de Scotti...
La surprise de Jansen fut sans bornes.
— Pourquoi? demanda-t-il.
Il avait cessé de penser à Scotti depuis des mois.
— J’en ai besoin, dit patiemment Pirenne, sans cesser de regar¬
der Jansen. °
Je ne lai pas, dit Jansen, et c’était vrai, Pirenne en fut
persuadé dans l’instant même.
Eh bien, il faut me la procurer, décida Pirenne dont le regard
maintenant brûlait.
L’étonnement de Jansen ne s’était pas dissipé. La bouche
entrouverte, il n’essayait même pas d’échapper à cette brûlure.
— Je vais t’expliquer, dit Pirenne.
Sans prononcer le nom de Le Hourdel il décrivit à Jansen les
sabotages imputés à von Saas et à Scotti, et dont l’importance
depuis 1 automne, était devenue telle qu’ils compromettaient
la politique de coexistence pacifique voulue par Moscou. Une
enquête menée par les services secrets du parti n’avait abouti
qu à mettre hors de cause les communistes américains orthodoxes.
La Fosse de Babel 487

Mais, contre von Saas et Scotti, Pirenne n’avait que des présomp¬
tions, non des preuves.
— Je viens de recevoir l’ordre de brûler Scotti et von Saas,
dit-il, et par conséquent toi par-dessus le marché. On me donne
deux mois. Je te les donne aussi. C’est ta dernière chance. Il faut
retrouver Scotti, le détacher de von Saas et le faire parler, ou à
défaut faire entrer quelqu’un, toi par exemple, dans cette organisa¬
tion. J’admets que tu me dis la vérité et que tu n’as pas l’adresse de
Scotti. Mais sans doute Julienne de Sixte la possède-t-elle. C’est
à toi d’aviser. En tout cas Drameille possède sûrement celle de
von Saas. Demande-la à ton ami Dupastre. Si dans deux mois je
n’ai pas réussi à tirer au clair cette affaire, je fais tout sauter.
Cela fera un beau pavé en première page des journaux commu¬
nistes : Greenson, Frieden et von Saas, les dessous de l’impéria¬
lisme franco-américain au Maroc. Et toi au milieu, comme petit
homme de main, avec Scotti, photos à l’appui, sans oublier son
amie Julienne. Va vite raconter cela à Julienne de Sixte et à
Dupastre...
Et comme Jansen, pâle de haine, se taisait, Pirenne ajouta :
— Deux mois, c’est un marché. Tu as ma parole. Quitte ou
double. Apporte-moi des preuves sur von Saas, et on oublie tout.
Et tu me fais inviter au mariage de Julienne de Sixte-
Lausanne est une ville toute en bosses et en creux, dont je ne
peux plus désormais séparer l’image de celle d’un Jansen amer
et buté, luttant contre le vent et le verglas dans la dure montée du
Petit-Chêne et me regardant par moments d’un air sombre, comme
si j’étais responsable de l’hostilité de cet accueil. La ville pourtant
était ornée pour les fêtes. Chaque vitrine avait son arbre de
Noël. Mais des bourrelets de vieille neige durcie débordaient des
ruisseaux le long des trottoirs.
Nous entrâmes dans une brasserie de la place Saint-François
et Jansen me mit au courant. C’était un garçon aux façons directes
et qui, en parlant, ne rusait pas.
— J’ignore tout de cette affaire, lui dis-je quand il eut terminé.
Et Drameille est en Chine. Il ne rentre pas avant un mois.
— C’est trop tard, fit-il, déçu.
En possession de l’adresse de Scotti, il fût tout de suite parti
pour Detroit. Son air farouche me frappa.
— Mais que ferais-tu là-bas? lui demandai-je.
— Je jouerais mon jeu, me répondit-il. Et je convaincrais
Scotti de le jouer aussi...
488 La Fosse de Babel

— Pirenne t’y fera surveiller, sûrement.


Il haussa les épaules. Il n’avait personne à ménager, ni Julienne
de Sixte, ni Greenson, ni Pirenne. Comme tous les êtres qui ont
besoin de s’encourager à la violence, il fut pris cependant d’un
besoin d’épanchement, et je le retrouvai soudain dans l’état où
je l’avais laissé lors de notre dernière rencontre, par un après-midi
de juillet, aux Champs-Elysées, enclin aux reproches, aux explica¬
tions, aux confidences. Je ne voulais rien lui dire, soit. Et peut-être
en effet ne savais-je rien. Il restait seul. Ne l’avait-il pas toujours
été? Mais il allait se battre. Il était prêt à s’enfoncer, à disparaître,
mais auparavant il ferait autour de lui le maximum de vide.
Tant pis pour Pirenne, tant pis pour Julienne, tant pis pour
nous.
— Nous n’avons pas cessé de nous tromper, en France, sur le
communisme et le fascisme, me dit-il. Au fond nous respections le
cynisme des communistes, leur dureté. Mais ils se conduisent
comme des parvenus. Non seulement ils ont la victoire insolente
mais ils moralisent...
— Pirenne aussi ?
Il ignora cette interruption.
— Longtemps ils ont eu sur nous la supériorité de savoir que
la masse est inerte, que ses ressources sont purement affectives.
Maintenant nous le savons aussi. Mobiliser la masse, ce n’est pas
exalter sa raison mais sa déraison.
— En vue de quoi?
— En vue de rester honnêtes, dit-il.
Depuis quelques mois, il fréquentait des réfugiés de l’Est
exaltés et mystiques pour lesquels la contre-révolution se confon¬
dait désormais avec l’apocalypse. Le communisme était pour eux
le mal absolu. Ce manichéisme, qui échappait à toute dialectique,
était consolant. Car si la révolution est l’œuvre du diable, c’est la
contre-révolution qui est l’œuvre de Dieu. Cette simplification
excessive et touchante s’accompagnait d’un héroïsme intran¬
sigeant.
Si on la comparait à celle de ces errants orgueilleux et naïfs,
l’humilité de Jansen était savante. Il ne croyait ni à Dieu ni au
diable, mais il était arrivé à ce point profond de l’échec où l’on a
besoin de valoriser la force par opposition à l’intelligence. Ces
mystiques lui parurent bêtes mais utiles. Il leur distribua de
l’argent et des tâches, dériva et concentra leur agressivité, imagina
pour eux une Europe transformée en immense maquis, un nouvel
La Fosse de Babel 489
âge des forêts et des grottes. Il n’y avait pas la moindre identité
de passion entre ce3 hommes et lui. Cette différence lui parut
capitale. Elle marquait sa promotion de chef.
Notre déjeuner était terminé depuis longtemps. J’écoutais
Jansen, me semblait-il, avec une sorte d’attention impartiale,
où la sympathie que j’avais pour l’homme était curieusement
indifférente à ses paroles, ses actes, ses idées. Une sympathie
abstraite? Plus que cela. Sur le moment, je ne me posai pas la
question de savoir pourquoi j’avais pu, au premier appel de
Jansen, quitter si facilement ma retraite. Il me semblait que
j’étais prêt à aider Jansen, comme d’ailleurs aussi Julienne
de Sixte, Poliakhine ou Scotti, ou même Pirenne, pourquoi
non, j’étais prêt à les entendre et à les aider tous, non pas pour
leur faciliter ce qu’ils pouvaient appeler leur réussite, qui ne me
concernait point, mais comme j’aidais Jansen en ce moment,
par une communication invisible avec quelque centre enfoui
au fond de leur conscience et où une compréhension dernière se
trouvait déposée à leur insu, une présence qui appelait vers cette
compréhension et savait en être entendue. Est-ce cet appel,
cette communication qui tend le dernier lien de l’amitié, de
l’unité, lorsque la vie disperse les hommes sur l’infinité de ses
voies et semble les éloigner les uns des autres à jamais? Heureux,
me disais-je, ceux qui, ne suivant aucune voie, peuvent tisser
sans fin cette trame.
Je prenais le train le premier et Jansen m’accompagna à la gare.
La foule avait envahi les rues et des groupes d’enfants se pres¬
saient à la vitrine des magasins de jouets, où s’allumaient des
lampes et des guirlandes multicolores. Au coin de la place Saint-
François, deux femmes de l’Armée du Salut agitaient des cloches
et faisaient la quête. Le vent s’était calmé et l’air maintenant immo¬
bile semblait plus doux, plus épais, comme avant les chutes de neige.
— Je dois me rendre à Paris juste après les fêtes, dis-je à
Jansen en le mettant au courant de l’invitation que j’avais reçue.
Je peux avancer ce départ. Laisse-moi faire. Par Julienne de Sixte
et par Greenson, on doit pouvoir remonter jusqu’à Scotti...
Le temps ne pressait pas encore : Pirenne avait dit deux mois.
D’ailleurs il partait lui-même pour la Chine en compagnie,^ me
dit Jansen, d’un certain Le Hourdel, que je connaissais peut-être,
et il resterait absent une quinzaine de jours. Sur ma promesse
d’agir tout de suite, j’obtins de Jansen qu’il laissât Julienne
de Sixte et surtout Greenson à l’écart de ses embarras.
490 La Fosse de Babel

80. De la différence entre prendre part et prendre parti.

Dans un fracas ouaté par la légère brume qui couvrait le lac,


le train s’inscrivait à toute allure, au ras du rivage, dans la grande
courbe concave qui précède Vevey et Montreux, sous le surplomb
des vignes gelées. En face, les monts de Savoie, d’un arrondi
abrupt, plongeaient dans l’eau noire. Tout était gris ou noir,
d’une encre délavée, mais les lignes étaient pures, moins estompées
que simplifiées par la brume, qui transformait en plans successifs
les lourdes masses. Entre les rochers de Naye et la dent du Midi,
l’échancrure du Valais faisait une tache blanchâtre et opaque.
Depuis deux jours, au val Ferret, il n’avait pas cessé de neiger.
Une de ces neiges aux flocons épais, serrés et lents, qui semblent
venir du cœur de l’hiver et tombent avec une insistance calme,
comme si elles ne devaient jamais finir. Eus-je le sentiment que
ma propre force, longtemps inquiète, s’accordait maintenant à
cette tranquillité, cette lenteur? Il me fallut bien m’interroger
sur cette décision que je venais de prendre d’avancer mon voyage
Paris, et qui impliquait, à première vue, l’impossible gageure
d’aider tout le monde sans trahir personne. Je le fis sans émoi.
Pour quelqu’un qui fait sienne la règle de Maître Eckhart : « Ce
ne sont pas nos actes qui nous sanctifient, mais nous qui sancti¬
fions nos actes », tout acte est justifiable, de même d’ailleurs que
toute absence d’acte, puisque la vérité n’est ni dans l’action, ni
dans la non-action, mais dans la connaissance de leur globalité.
En fait la vérité se tient même plus haut. A bien regarder, les modes
de communication entre les êtres se réduisent à trois, l’enseigne¬
ment, 1 exemple et l’influence, les deux premiers en rapport avec
1 action, le dernier avec l’inaction, et c’est celui-ci cjui est de toute
évidence le plus efficace, car lui aussi est de l’ordre du germe non
du fruit. Mais quelles que soient les formes visibles, tout dépend
alors de la puissance de l’esprit présent dans l’action ou dans
1 inaction et qui en soutient, dans le champ total, les prolonge¬
ments cachés. J’étais déjà intervenu deux fois dans les aiïaires°de
Drameille, la première lors de la fondation du groupe, pour obtenir
1 adhésion de l’abbé d’Aquila, la seconde lors de la présentation de
Le Hourdel à Pirenne, et dans ces deux occasions j’avais selon toute
La Fosse de Babel 491
apparence aidé le diable. Mais dans notre incapacité à sortir de la
dualité de l’être et du paraître, que pouvons-nous faire sinon sem¬
bler augmenter à la fois, indistinctement, la quantité d’information
et la quantité de conscience dans le monde, la première au service
du diable, la seconde au service de Dieu, en sorte que le diable
singe Dieu, certes, mais Dieu à son tour singe le diable, et c’est à
l’arrivée que la justice est rendue? J’allais donc intervenir une
troisième fois, et cette fois pour une fin, non un commencement.
Était-ce aussi clair? Que veut Lucifer au début? Provoquer Satan
et activer sa force. Et que veut-il à la fin? S’approprier la force
ainsi activée, absorber Satan. Mais c’est ici que le calcul de Dieu
déjoue la ruse du diable. Car Lucifer, jamais, ne rejoindra Satan,
jamais le diable ne sera un. Seul l’Homme peut l’être, l’Homme
véritable, celui qui juge les anges et détruit les démons. Et l’action
de la fin a alors pour but de ménager, de dégager l’Homme dans
tous les hommes. Peu importent ici les apparences. Vous avez l’air
de rentrer dans l’action. Mais c’est elle qui est enfermée en vous à
jamais. Ici qu’allais-je faire? Justement, d’abord, entre Lucifer
et Satan, étayer la place de l’Homme. Avertir tout de suite Polia-
khine, qui avertirait lui-même von Saas. Examiner avec eux ce
que signifiait cette agression soudaine de Pirenne, se demander
si elle était une preuve de force ou de faiblesse. Examiner enfin
s’il fallait hâter le retour de Drameille et prendre garde à ce
retour. Telles étaient les apparences de l’action, dans leur partia¬
lité. Mais tant pis pour les apparences! Et il fallait aussi et peut-
être surtout consulter d’Aquila, à qui j’avais souvent écrit, mais
dont la paralysie faisait aujourd’hui, plus symboliquement que
jamais, un homme immobile, et dont l’esprit, toujours vivant et
ouvert aux plus hautes objectivités, niait d’avance, pour lui comme
pour moi, que notre action fût incomplète. Et certes, je voyais
d’avance Drameille rentrer de Chine, fouiller d’un regard tous ces
tracas et sourire : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais
l’épée. » Seulement celui qui, le premier, il y a deux mille ans,
prononça cette parole, savait qu’elle n’était pas la dernière, car
le jugement suivrait, et sans doute voulait-il dire que la paix ne
peut pas être donnée aux hommes mais doit être conquise par
eux, et qu’il leur appartient surtout de se la donner à eux-mêmes,
avant le jugement, et à travers la guerre inévitable. Tout ce qui
pouvait me séparer de Drameille, aujourd’hui, dans cette troisième
intervention, car lui aussi allait intervenir et en apparence comme
moi, c’était alors simplement ce sourire qu’il ne saurait ni ne pour-
492 La Fosse de Babel

rait effacer de son visage, pas plus qu’il ne savait ni ne pouvait


s’effacer lui-même, alors que tout le mystère de Dieu et de sa
puissance se tient dans l’effacement, et surtout l’effacement du
sourire. A nous deux Drameille! pensai-je. Et aussi à nous deux
Pirenne! Il fallait protéger Julienne et Poliakhine contre Drameille,
contre Pirenne, étant bien entendu que ce mot contre ne valait
que du dehors, car je n’étais contre rien, et protéger Julienne et
Poliakhine c était aussi, au-dedans et dans leur être, unir en moi
Pirenne et Drameille alors qu’ils ne s’uniraient d’eux-mêmes
jamais. Car j’entendais aussi Pirenne : Comment peux-tu protéger
un traître, un saboteur, un criminel comme Poliakhine? Et
d avance je répondais : Je ne le protège pas, je le ménage. Car le
guerrier aussi doit être ménagé. Et cela d’ailleurs vaut pour toi. Je
te ménage aussi. Dans le grand débat des hommes de puissance et
de connaissance, qui domine toute action, les premiers ont le
devoir d’attaquer les corps pour les obliger à se défendre et à
grandir, et les seconds inversement ont le devoir de protéger les
corps pour leur permettre de se défendre et de grandir. Tels sont
les deux seuls devoirs : ils accomplissent la loi. Le guerrier s’oblige
à tuer. C’est son devoir. Le prêtre s’interdit de tuer. C’est son
devoir aussi. Posez-vous la question : suis-je un prêtre ou un guer¬
rier? Tout le monde ne peut pas se la poser, mais si vous le pouvez
vous êtes l’un ou l’autre, et votre réponse vous engage pour l’éter-

8i Françoise et le refus de Vérotisme, suivi de : Comment dans


l action, dépasser l action.

Il est des périodes où les faits se présentent par séries. Je venais


t 6 wwtrfr au chalefc et terminais à peine ma lettre à Poliakhine
Le téléphone sonna. C’était Françoise.
Longtemps imaginés sous des couleurs pathétiques, les événe¬
ments trop attendus n’empruntent dans la réalité que des chemins
communs. Je mentirais en affirmant que je ne m’étais pas souvent
interrogé, depuis trois mois, sur ce moment qui, un jour nous
remettrait forcément en présence, Françoise et moi. Mais le temps
vient toujours où les questions les plus obsédantes, sans cesse
repoussees par la volonté fière, finissent par sembler le fruit
La Fosse de Babel 493

d’une curiosité paisible et légitime. J’allais sûrement rencontrer


Françoise à la réception donnée par Frieden et Julienne et ne
ferais rien pour éviter cette rencontre. Serait-elle pour moi une
épreuve? Devant Françoise, me disais-je, je pouvais craindre
désormais la persistance autant que l’absence du désir. J’eusse
voulu ressentir pour elle le même genre de désir que pour Marie,
un désir heureux d’être comblé et indifférent à ne point l’être.
Ce détachement sans renoncement me paraissait être la dernière
astreinte honorable d’une vie vraiment accomplie.
Que voulait Françoise? Avant tout, ne pas rester seule pour la
Noël. Ensuite me demander certains conseils. Entre elle et moi,
l’amitié n’avait pas encore succédé à l’amour, mais pouvait déjà
se faire précéder, de bonne foi, par une émotion sans déguisement,
qui en annonçait tout le prix. Françoise était émue, je l'étais aussi.
Je l'invitai à me rejoindre. Chargée de victuailles pour trois jours,
elle arriva au val Ferret le lendemain soir. 11 ne neigeait plus. Déjà
les cloches de l’église d’O... emplissaient la vallée de leurs batte¬
ments monotones. J’avais déjà presque résolu de parler à Françoise
des menaces de Pirenne. Était-ce une indiscrétion? Non. En tant
que femme ultime, me disais-je, il faut qu’elle soit parvenue elle
aussi, ou qu’elle parvienne, par quelque frange indéfinie de son
être, à cette impersonnalité qui permet de tout comprendre, de
tout dominer, de tout juger. Notre amour n’aura pas échoué si
nous nous retrouvons ainsi dans l’unité, la totalité de 1 esprit.
Croire en elle à ce point, me disais-je encore, la porter si haut et si
loin, n’est-ce pas d’ailleurs le plus précieux hommage que l’amour
finissant puisse rendre à l’amitié naissante? Tout 1 amour ancien
prenait son sens. Elle restait pour moi la femme unique. En outre
elle connaissait Greenson. Dans une situation aussi difficile, le
jugement profond de Françoise pouvait être d un secours plus
sûr que les emportements de sa sœur.
Elle connaissait Greenson, c’était un fait, mais leurs rapports,
comme elle l’avait si longtemps et si justement redouté, étaient
malheureusement restés suspendus à mi-distance de ces extrêmes
du tout ou rien où elle eût dû les maintenir et d’ou ne se laisse en
effet déloger à aucun prix la stratégie des femmes que l’on dit
fortes. Et Greenson, certes, insistait pour faire venir Françoise
à New York, où il lui proposait de l’installer, mais sans rien lui
promettre de clair, car il ne parlait pas du tout de mariage, et se
bornait à dire : « A New York, au bout de six mois ou d’un an,
vous verrez », et même pas : « Nous verrons. » New York, ce fut
494 La Fosse de Babel

longtemps la tentation des Européennes, avant qu’elles comprissent


que la concurrence des femmes, dans cette ville trop jeune, à
jamais trop jeune, exige aussi un rajeunissement féroce du goût
du risque, de l’instinct guerrier et ses talents, à quoi les Euro¬
péennes sont désormais bien incapables de se livrer. Julienne
conseillait néanmoins à Françoise d’accepter la proposition de
l’industriel et par conséquent de démissionner de son poste à
1 O. N. U. En cas d’échec à New York, elle pourrait toujours revenir
à Paris et y collaborer aux affaires de sa sœur, qui grandissaient
trop vite et avaient bien besoin d’être administrées. Que conseiller
d ailleurs en pareil cas à une femme qui vous expose ses hésitations
et ses doutes dans le seul dessein d’être encouragée à les écarter?
De partir, certes, de partir sûrement, comme elle le souhaite, de
peur, si elle ne part pas, de s’empoisonner plus tard de regrets.
J hésitais cependant, comme si je ne voulais pas me rendre trop
vite, et elle me regardait d’un air d’interrogation et d’attente.
On eût dit qu’elle aussi suspendait son émotion. Tout se passait
comme si, venue chercher mon adhésion à son départ, elle n’eût
désiré recevoir celle-ci qu’au milieu de mes regrets, de mes désola¬
tions et de mes reproches, ou même comme si elle eût souhaité que
je lui fisse une proposition contraire, qui annulât celle de Greenson,
ou la fît rebondir plus loin et plus haut. Je fis un geste vague, qui
laissait tout incertain. Et aussitôt, par une étrange compensation,
on eût dit que 1 émotion que je voulais chasser de moi ou reporter
se mettait à l’envahir toute. Peut-être est-ce l’un des derniers et
précieux restes de la féminité passive que cette disponibilité tou¬
chante pour le miracle indéfini. Peut-être aussi, dans cette hésita¬
tion dernière, voulut-elle voir à notre récent passé et à ses pro¬
messes utopiques un hommage plus poignant d’être retenu. La
gratuité de nos relations, qui tranchait si vivement sur le perpétuel
calcul où Greenson l’engageait, dut alors lui présenter une image
amollissante et désespérée de notre amour, car, à l’instant même,
elle se jeta en pleurant dans mes bras.
La question fut souvent posée : faut-il choisir d’aimer les
femmes ou les connaître? Il en est du désir comme de l’action
a force d être parcouru il finit par se détourner de soi et devient
objet d’observation, de notation, ce qui sans l’abolir le maîtrise :
libre de soi et sans tourment, il entre alors dans la dialectique du
jeu. Est-ce la dernière victoire de l’amour, avant de s’effacer,
de tuer ainsi en soi-même le besoin de vaincre et par là d’atteindre
a 1 essence invincible d’autrui? Mais voici alors ce qui fait problème •
Im Fosse de Babel 495

cette dernière expression de l’amour marque-t-elle son couronne¬


ment ou sa faillite? Dans ma tranquillité, Françoise pouvait ne
voir, du dehors, qu’une marque d’échec, de renoncement, de repli,
non de victoire. Et assurément elle n’était pas de ces femmes
insensibles ou rouées ou, encore une fois, de ces femmes fortes,
qui acceptent et même réclament que l’amour se ferme sur sa
pure sensualité et s’en contentent. D’une façon générale, je ne
pense pas qu’un véritable amour-passion puisse jamais tourner
à Y érotisme. En se dépouillant de sa passion, l’amour se dépouille
de tout, y compris de sa sensualité, et il meurt. J’ai connu des
passions sensuelles. Jamais la sensualité n’y survécut à la passion.
Tout me parut tout de suite en porte-à-faux, dans ces retrouvailles.
Notre capacité réciproque de désir était intacte, mais non notre
capacité d’illusion ou de souffrance. De nous deux, auparavant,
j’étais le seul à avoir besoin de souffrir, tant mon esprit courait
après mon corps, maintenant c’était Françoise. Sans doute ne
s’en rendait-elle pas encore tout à fait compte, mais elle avait
besoin de racheter dans l’utopie d’un amour pur son départ pour
New York. Cette situation était régressive. Et je voyais bien en
effet de quoi Françoise, en se mettant à pleurer, se fût au même
moment aisément contentée : me voir pleurer aussi, me passer
toute la charge de l’incertitude, de la confusion, se donner à nou¬
veau un cœur sec. C’est pour échapper à ce genre d’apories que
les roués s’enferment dans le sensuel également pur, d’où toute
souffrance est chassée, ce qui n’est d’ailleurs qu’une aporie plus
subtile, car l’érotisme, qui n’édifie rien qui lui soit extérieur,
aucun fruit, aucun germe, ne se soutient que par la répétition
et devient travail de Sisyphe. L’amour idéal relie sans enchaîner,
l’érotisme enchaîne sans relier. L’érotisme est à 1 amour véritable
ce que l’enfer de l’indépendance est au paradis de la liberté. Et
certes le paradis ne vit que dans l’instant tandis que l’enfer se
tient dans la perpétuité, et on ne peut choisir. Mais heureux celui
qui dans l’instant voit l’éternité. L’humiliation de Françoise eût
été insupportable si je n’eusse alors commandé à mon corps une
ardeur artificielle, au risque de paraître m’humilier moi-même et
chercher dans la violence une issue à ma faiblesse. Mais que cette
violence fût un don, un don gratuit à l’amour pur, c’était à la fois
certain et difficile à avouer à Françoise, qui d'ailleurs, au même
moment, ne paraissait désirer qu’une chose, faciliter cette dissi¬
mulation, car elle opposait et alliait à la violence de mon corps
une violence égale. Et on eût dit en effet que Françoise qui,
496 La Fosse de Babel

d’habitude, exigeait de longues caresses et retardait la possession,


n’appelait aujourd’hui que l’étreinte pure, comme si, commençant
par la convulsion et me débarrassant ainsi de toute contrainte,
elle eût voulu me priver de tout pouvoir de direction et de contrôle,
et également comme si, changeant les rites, elle eût voulu détruire
en moi jusqu’à la racine de ces réticences ou de ces réserves qui
tiennent à la peur des recommencements. Ainsi en nous tout
mentait, sauf nos corps. Et assurément, nous avions atteint
cette limite que l’intimité la plus avancée d’ordinaire hésite à
franchir. Et assurément aussi c’est cette hésitation qui condamne
à tomber dans la banale tendresse tant d’amours incapables de
fuir dans l’érotisme ou d’accéder à la véritable amitié : la parole
véridique n’y habite plus. Dans cette reprise, j’aimai donc Fran¬
çoise comme il fallait l’aimer pour lui laisser croire que cette
émotion confuse et déroutante qui s’était emparée d’elle à la fin
de notre entretien était aussi mon émotion et me déroutait autant
qu’elle. Mais ni l’un ni l’autre ne pouvions nous duper tout à fait,
ni surtout nous duper longtemps. Autant le désir est fort s’il est
libre, autant il s inhibe s’il est mené à d’autres fins que soi. Et
surtout, quand il faut etre deux à dissimuler, la dissimulation se
décompose. Il y a sûrement une haute charité dans ce besoin que
nous avons de cacher notre force pour éviter à autrui d’être humi¬
lié. Mais feindre la faiblesse, c est quand même avoir la faiblesse
de feindre, et dans cette contradiction rien ne tient. Je pensai :
comment pourrait-on bâtir un amour sur la pitié? Ne faut-il pas
plutôt admettre que la pitié appelle la naissance d’une autre
qualité d’amour, où le désir des corps n’ait plus de part ni de prix?
, Françoise leva sur moi ses yeux admirables, dont le trouble
s éclaircit peu à peu, puis me dit ces simples mots :
—- Il ne nous faut plus faire l’amour ensemble, tous les deux.
J’inclinai la tête et une grande paix m’envahit. D’une façon
générale, on peut ne pas accepter les négations et les refus, s’ils
violentent 1 âme. Mais quand ils opèrent la circoncision de l’esprit,
ils font naître les moments parfaits qui marquent une vie.
La Noël tombait cette année-là un vendredi et Françoise ne
repartit que le dimanche. Dès le premier soir, en toute sûreté de
conscience, je lui ouvris les dossiers von Saas et Pirenne. Débar¬
rassé des contradictions du désir et des contraintes de l’orgueil
ou de la honte, je parlai avec tranquillité. Elle n’était plus pour
moi qu un esprit profond, et d’intuitive sagesse. Son impartialité
valait la mienne. Je reconnaissais en elle, comme en moi, les fruits
La Fosse de Babel 497
qu’on peut attendre de l’échec de l’amour quand celui-ci est
ressenti comme définitif mais impersonnel, et objectivement
éprouvé comme libérateur, transmutateur de forces.
Que l’amour ne fût pas une fin en soi, Françoise l’admettait
désormais avec sérénité. Mais elle ne se trompait pas non plus
sur l’au-delà de l’amour. Un couple voit communément cet au-
delà dans l’affection, dans la tendresse, l’espèce le voit dans la
perpétuation de la vie, la naissance des enfants. Je n’avais pas à
forcer beaucoup ma dialectique pour déclarer ces issues régres¬
sives. Le véritable au-delà est ailleurs : pour l’individu, dans son
oeuvre immortelle, et pour l’espèce dans la sublimation du germe
unique, bien au-delà de tous les fruits. Ces vérités étaient peut-
être difficiles pour Françoise, mais, j’en étais sûr, un instinct
savant la portait vers elles.
Le problème posé par Pirenne vint, en nous, éclairer ces suites,
et nous nous posâmes d’emblée la question : fallait-il empêcher
Pirenne d’agir ainsi que von Saas? Forte de son intimité avec
Greenson, Françoise devait-elle prendre les devants et lui dévoiler
tout, en sacrifiant le seul von Saas et en désamorçant ainsi la
bombe de Pirenne? Françoise se sentait assez forte pour mener
ce jeu. Mais même sans considérer que von Saas, se voyant décou¬
vert, ne ferait que bâter la catastrophe afin de confondre l’instant
de sa défaite et celui de sa victoire, je montrai à Françoise que
cette action sur Greenson, à mon sens, n’était pas légitime. Nous
n’avions pas à opposer une action à une autre. Nous devions laisser
les intéressés aller jusqu’au bout de leurs décisions et de leur liberté.
Et s’il faut, ajoutai-je, de plus en plus d’inaction dans le monde,
il y faut aussi de plus en plus d’action, ne serait-ce que pour éprou¬
ver cette inaction même, ainsi qu’il y faut, ensemble, de plus en
plus de conscience et de folie. Était-ce l’effet de ces trois mois
de séparation ou de la crise rapide qui avait marqué ces dernières
heures, Françoise m’écoutait avec cette sorte de confiance de
principe que savent donner les etres affranchis de leur destin.
Et certes il était normal qu’elle se préoccupât surtout de Julienne.
Mais pourquoi donner à celle-ci, surtout à elle, des armes exté¬
rieures? Françoise mesurait comme moi la distance qui la séparait
de sa sœur. C’était, une fois encore, celle de la femme moderne à
la femme ultime, qui est infranchissable, au moins dans le monde.
Fallait-il sauver artificiellement Julienne? Les informations que
je venais de livrer à Françoise le permettaient, si celle-ci décidait
par un choix arbitraire, de les livrer à son tour.
498 La Fosse de Babel

— Tu feras ce que tu voudras, lui dis-je en sachant bien que


je la tentais et que je me tentais aussi, mais que cette épreuve
justifiait d’avance toutes les suites. Ma position n’est pas d’inter¬
vention mais de témoignage. Et l’on doit témoigner pour tous,
non pour un. Si je t’ai dit ce que je savais, c’est parce que, dans
mon idée, tu peux toi aussi tenir cette immobilité, cette impartialité
qui sont les miennes et en renforcer l’effet. Si l’amour nous a vrai¬
ment unis, qu’il nous laisse au moins cette preuve...
En même temps je pensais : qu’est-ce qui pourrait, en dehors
de cette transparence dernière, me distancer de Drameille? Lui
aussi se veut immobile et impartial. Mais il est opaque. Il est
opaque parce qu’il est seul. Il n’a inventé le groupe que pour créer
de la transparence. Mais il n’y a pas d’amour en Drameille. Et on
ne trouve la transparence qu’au-delà de l’amour.
Françoise leva à nouveau les yeux sur moi et garda un moment
le silence. Cet instant fut le plus poignant de cette soirée. Quelle
faiblesse! pensai-je encore. Drameille a besoin de preuves, mais
moi aussi. Les vrais pouvoirs se passent de preuves.
Cependant Françoise se mit à parler.
— Je ferai comme toi, me dit-elle avec simplicité.
Jamais son visage ne m’avait paru plus beau. Jamais plus qu’à
cet instant je ne compris ce qu’est pour l’homme un visage de
femme quand la vérité et la beauté s’y rejoignent sans souffrance :
un symbole de l’éternité.
Avant de rentrer à Genève, Françoise rédigea devant moi sa
lettre de démission pour l’O.N.U., ce qui la rendait libre à la fin
de janvier, car elle devait un préavis d’un mois. Elle me demanda
de l’avertir si le déroulement du drame appelait sa présence à
Paris
Ceux qui ne recherchent ni la fortune,
ni les honneurs, ni la dévotion intérieure, ni
la sainteté, ni la récompense, ni le royaume
des cieux, mais ont renoncé à tout, même à ce
qui leur est propre, c’est dans ces hommes-là
que Dieu est glorifié.
MAITRE ECKHART.

82. L'abbé (TAquila s'interroge devant Poliakhine sur le mystère


de la seconde mort.

Jadis isolé à la lisière des bois qui, sur la partie méridionale du


plateau de Verrières, dominent la vallée de la Bièvre, le couvent
des bénédictines de P... voyait aujourd’hui s’avancer vers lui, par
cette vallée, le front des lotissements de la grande banlieue et
s’animer peu à peu de vie citadine et profane l’ancien panorama
de ravins profonds et de champs tristes. Les grands horizons sont-
ils propices à la vie spirituelle? Oui, s’ils sont vides. Mais le pro¬
gressif peuplement de la terre prive l’âme des facilités du désert
et fait peu à peu reculer l’esprit vers des retraites confinées et
étroites, où l’intensité succède à l’ampleur. Le couvent de P...
semblait aujourd’hui s’enfoncer et s’effacer dans les bois de Ver¬
rières. Sa haute clôture, qui se détachait jadis en façade sur la
crête comme une muraille fortifiée, se perdait aujourd’hui jusqu’à
mi-hauteur sous les ronces sales. Ces forêts de banüeue sont tristes,
on dirait que les présences végétales, vivaces ailleurs, s’y étiolent
ou s’y rétractent. C’était un endroit sévère que P..., surtout quand
on y accédait par le plateau. La terre y était sèche et pauvre, la
500 La Fosse de Babel

futaie clairsemée. Pourtant cette aridité avait son charme. L’esprit


s’y enfonçait en lui-même avec une dure fierté.
La maison de retraite où avait été transporté d’Aquila donnait
au nord, sur le plateau boisé, où s’ouvrait une clairière broussail¬
leuse. C’était, hors de la clôture, une longue et vieille bâtisse à
deux étages, dont il fallait aller chercher l’entrée assez loin de
la route en contournant le parc du couvent par un modeste che¬
min forestier. Ce chemin s’arrêtait là, dans l’herbe grise, devant
une grille rouillée. Seuls l’utilisaient les rares visiteurs des malades,
tous incurables et grabataires, qui finissaient de mourir dans cet
endroit écarté. Dans ce silence et cette solitude, ces visites prenaient
un caractère furtif.
Lors de son arrivée, on avait installé d’Aquila dans la seule
chambre libre, au rez-de-chaussée, sur le parc. C’était une pièce
bien tenue et toute laquée, comme dans une clinique, mais au
plancher mal joint sous le linoléum craquelé. Ce plancher bougeait
sous les pas. Le lit métallique trop léger recevait et amplifiait ces
mouvements et, pour ne pas gêner les malades, il fallait marcher
avec légèreté. Cependant le médecin du couvent fut très vite
dérouté par ce patient qui eût dû souffrir comme s’il avait eu les reins
brisés et pourtant ne se plaignait jamais. C’était une règle : devant
d’Aquila, chaque nouveau praticien semblait récapituler les tâton¬
nements de ses confrères et parlait à nouveau de décalcification,
de névrite. Celui-là eut meme un mot étonnant : « Pour un sar¬
come, vous ne souffrez pas assez. » Dressé sur la pointe des pieds,
les mains posées sur la barre du lit, il essayait, à titre de preuve,
de faire bouger le plancher. D’Aquila ferma les yeux et pâlit
affreusement, sous le regard éperdu de la jeune sœur qui servait
d infirmière et qui déjà se précipitait. Mais elle lui avait à peine
saisi le poignet qu il rouvrait les yeux, un peu égaré, comme s’il
revenait d’une absence étrange. Son visage livide se recolorait.
— Cessez quand même de bouger 1 dit-il au docteur d’une voix
grave. Ce n’est pas à vous de tenter le mall
De nouvelles radios montrèrent le progrès de la tumeur. Aucun
doute n’était possible. Cependant, sur la table de chevet, le
flacon de palfium restait plein.
— Je ne suis pas assez fort pour lutter à la fois contre la douleur
et contre la drogue, dit un jour d’Aquila.
. Devant des propos aussi incohérents, le médecin en vint à douter
si d Aquila n était pas un peu fou. Les fous doivent sans
doute souffrir d une façon différente, comme les autres races
La Fosse de Babel 501
et les animaux, pensa-t-il. Il y avait là un problème à creuser.
La jeune sœur était fort impressionnée par le regard, le sourire,
les silences de d’Aquila, mais effrayée aussi et émerveillée par
ce don mystérieux qu’il avait, au moyen d’un rapide repli sur soi,
de repousser les attaques inopinées de la souffrance. « J’ai mes
secrets », lui dit-il un jour, comme en plaisantant, après une visite
de Laforêt et de Julienne, et il lui parla des hémisphères d’Ekan.
Elle n’y comprit goutte. Sans oser le dire à personne, elle lui attri¬
buait tous les pouvoirs et tous les héroïsmes de la sainteté. La
mort d’un vieux chanoine libéra, au deuxième étage, la meilleure
chambre de l’hospice. Cette circonstance provoqua, chez la jeune
sœur, un bref débat : fallait-il, au risque d’ôter à d’Aquila le
mérite de ses épreuves, de ses victoires, le changer de lit? La supé¬
rieure, qui était une femme de mesure et n’encourageait pas
volontiers l’ascétisme, hésita quand même elle aussi et s’en remit
à la décision de d’Aquila. Mais ce dernier, qui ne songeait sûrement
pas à faire le partage entre ce qu’il devait aux expériences d’Ekan
et à ses propres dons, et à qui la notion de mérite était fort étran¬
gère, accepta cette amélioration avec simplicité. Ce fut donc dans
cette nouvelle chambre que nous le trouvâmes, Poliakhine et
moi, et il nous fit tout de suite admirer l’ingénieux dispositif de
son lit mécanique, sans prêter attention à la barbarie de cet
outillage, dont il ne considérait que le confort. Grâce à une plan¬
chette d’inclinaison variable qui formait une sorte de pupitre
articulé et rabattable, le malade pouvait d’ailleurs lire et écrire
dans une position point trop incommode. Mais surtout, il y avait
des tapis, des rayons de livres, des fauteuils. On eût dit que la vie
méditative et studieuse voulait au moins sauver un cadre, une
apparence. Ce souci était trop visible pour ne pas être poignant.
Par la fenêtre, le regard tombait sur un assez vaste jardin aux
allées non sablées, bordées de massifs de lauriers et de haies de
thuyas, et fermé, sur le parc du couvent, par un rideau de cyprès
qui barrait d’une haute haie noire le ciel gris. Personne jamais
ne devait se promener dans ce jardin inutile. Il était là par simple
convention, pour garnir l’espace vide, en chasser le rêve qui peut-
être y fût né. Sans doute était-il bon qu’aux portes de la mort il
offrît à la vie, au restant de vie, cette image banale de ce que
deviendra la terre sans refuge des derniers hommes.
Quand nous arrivâmes, nous n’en vînmes pas tout de suite au
principal sujet de notre rencontre J’eusse été pour ma part inca¬
pable d’en parler avant de m’être habitué à la nouvelle apparence
502 La Fosse de Babel

de cet homme que j’avais connu, quelques mois auparavant, si


débordant de vie, même dans ses absences. On ne pouvait poser
les yeux sans frémir sur ces longues mains décharnées et ce visage
émacié dont les lignes sèches étaient encore accusées par la blan¬
cheur unie des draps. Pourtant, comment le dire, il n’y avait rien
de débilitant ni de laid dans cette dure maigreur. Chez un homme
si profondément replié sur lui-même, elle paraissait naturelle et
même voulue. Elle était comme le témoignage visible, bien qu’ac-
cessoire, d’une économie nécessaire, qui désirait affiner encore
l’essence de la vie. Car d’Aquila vivait encore. Qui en eût pu
douter? Il en était de ce profil hardiment découpé comme de ces
filigranes qui révèlent seulement par transparence leur précieuse
finesse. Il vivait sa vraie vie. Et ce n’était pas à lui de la tirer
jusqu’à nous. C’était à nous de creuser, si nous pouvions, jusqu’à
elle.
Nous parlâmes donc d’abord des absents, de Drameille, de
Domenech, dont les Thèses se transmettaient sous le manteau et
agissaient en profondeur, avec la lenteur propre aux cheminements
préparatoires de l’esprit. Nous parlâmes aussi de Julienne et de
Laforêt, et des soins attentifs et anxieux que ce dernier donnait
à d’Aquila. Mais l’après-midi déjà s’avançait.
Sans bouger le buste, d’Aquila rabattit la planchette du pupitre,
posa à plat sur le* draps ses longues mains exsangues, ferma les
yeux. On ne pouvait pas ne pas remarquer la lenteur de ses gestes.
Après un court silence, il tourna la tête vers Poliakhine.
— Venons-en à la question qui vous préoccupe... Je crois la
deviner, fit-il.
Poliakhine, surpris, le regarda.
— Vous avez reçu de mauvaises nouvelles d’Amérique.
— Mauvaises si l’on veut, corrigea Poliakhine.
D’Aquila ferma à nouveau les yeux et ne nous offrit plus que
son profil. Je ne pouvais détacher mon regard de ce visage émou¬
vant.
— Il y a sur cette affaire une immense trahison, murmura
d’Aquila d’un accent si calme, malgré l’abrupt de son affirmation,
qu’on eût dit qu’une voix étrangère parlait à travers lui.
Nous tressaillîmes, mais déjà, et toujours sans bouger, il repre¬

. Les hommes contraints de vivre dans le silence, comme moi,


acquièrent des sens nouveaux qui leur permettent de capter les
courants cachés... Dites-moi ce que vous savez.
La Fosse de Babel 503
— De quelle trahison parlez-vous? demanda Poliakhine.
Sous ses paupières closes, on sentait que d’Aquila faisait effort.
— Il m’est difficile de mettre des noms, fit-il d’une voix presque
humble. Vous devriez écrire à Drameille de rentrer...
— C’est justement l’une des questions qui se posent, dit Polia¬
khine, très calme. Faut-il faire rentrer Drameille?
Il s’arrêta un moment, puis ajouta :
— Pour ma part, je ne crois pas que ce soit urgent.
D’Aquila se tut et Poliakhine s’empara de ce silence pour rap¬
porter au prêtre ma conversation avec Jansen. Il parlait à voix
basse mais ferme, avec une sorte de mesure et d’impavidité qu’on
eût pu trouver forcées, mais il expliquait lui-même que la menace
de Pirenne ne le touchait pas. Ce dernier était dans son rôle.
Il s’informait. Mais la vraie partie était politique, elle se jouait
dans l’ombre, à Moscou. Et c’était un fait, Pirenne, prudent, n’avait
pas prononcé le nom de Poliakhine. Celui-ci continua en indiquant
qu’il avait écrit à von Saas et à Santafé pour les informer mais
les avait laissés libres, s’ils le jugeaient utile, de venir conférer à
Paris avec lui, c’est-à-dire de rétablir, en fait, à sa date normale,
au début de janvier, la réunion trimestrielle que l’absence de
Drameille avait fait remettre. Il venait de recevoir la réponse de
von Saas. Ce dernier avait réagi de la façon la plus normale, par
un profond mouvement d’orgueil. Deux mois d’enquêtes commu¬
nistes infructueuses avaient fait la preuve que l’organisation était
inviolable et la trace de Scotti définitivement perdue. Selon
von Saas, le voyage à Paris était inutile.
— Mais Julienne de Sixte? s’inquiéta d’Aquila.
Poliakhine se rembrunit et hésita.
— Elle prend les choses assez mal, dit-iL
— Mais encore?
— Elle est devenue trop riche, elle a une position à défendre...
C’était vrai. Elle qui avait passé sa vie à défier le scandale
semblait maintenant le craindre. Sans lui dire la vérité sur von Saas,
car l’information dite objective n’est jamais qu’un résidu, un déchet
qui ne doit pas être confié, en tant qu’engrais, à n’importe quelle
terre en n’importe quelle saison, Françoise avait mis sa sœur
au courant des menaces de Pirenne. Mais Julienne, à la grande
surprise de Françoise, avait eu une réaction brutale et s’était,
sans plus attendre, saisie de son téléphone pour appeler le jeune
communiste, qu’elle voulait traiter de haut. La vanité de ce geste
lui fut heureusement épargnée: ainsi que Jansen me l’avait annoncé,
504 La Fosse de Babel

Pirenne venait de partir pour la Chine. Avec une insistance un


peu irritée, Julienne avait alors demandé à Poliakhine d'agir.
Elle avait écrit à Santafé, demandé l’adresse de von Saas. Nous
étions loin du détachement de Françoise.
Je vais intervenir à Moscou pour essayer de tout bloquer,
dit Poliakhine.
Comptez-vous informer plus complètement Julienne de
Sixte? demanda d’Aquila, soucieux.
— C’est la deuxième question qui se pose, dit Poliakhine.
Moins elle en sait, mieux cela vaut.
Elle vient me voir dans deux ou trois jours, dit d’Aquila.
l’air absent.
A elle seule, l’attention qu’il nous donnait le fatiguait. Sur le
drap, sa main bougea, son épaule suivit. Il tourna la tête vers
une bouteille d’eau minérale placée à son chevet et ébaucha un
geste, que je devançai.
Vous désirez boire? lui demandai-je.
Il fit signe que oui, et je remplis son verre.
Nous vous,fatiguons... Cette affaire ne vous concerne en rien.
Si, fit-il d’un ton presque distrait, en prenant le verre.
Il but une longue gorgée et garda le verre encore à demi plein
dans ses mains. Il paraissait réfléchir.
— Envisagez-vous de quitter bientôt l’Ambassade? demanda-
t-il enfin à Poliakhine.
Je ne comprends pas, dit Poliakhine, surpris et même mécon¬
tent.
Dès qu’on parlait de sa sécurité, U devenait d’une susceptibi¬
lité d orage.
Tout en buvant à nouveau, mais cette fois à courtes gorgées,
d Aquila glissa sur lui un regard inquiet.
— Je n’en suis pas du tout à me cacher ou à fuir, dit Poliakhine.
Je ne sais pas, fit d’Aquila, toujours humble, en me rendant
le verre.
Il se renfonça dans son oreiller, étendit ses mains, et un léger
soupir lui échappa. Un silence un peu contraint suivit.
Poliakhine fit un effort sur lui-même.
— Je vous l’ai dit tout à l’heure, expliqua-t-il avec patience,
sans élever la voix. Tant que la vraie partie n’est pas jouée, et
cest a Moscou qu’elle le sera, tout le reste n’est que diversion...
A ce moment-là seulement je saurai si je suis gagnant ou perdant,
et je ne le serai pas à moitié..
La Fosse de Babel 505

Il parlait en souriant, comme s’il voulait se faire excuser son


mouvement d’humeur, mais d’Aquila, qui avait retrouvé son
souffle, ne paraissait pas être sensible à ces nuances.
— Les vraies parties sont jouées depuis toujours, dit-il d’un air
grave.
Poliakhine tressaillit pour la seconde fois, mais d’Aquila, sans
bouger les épaules, tourna franchement la tête vers le jeune Russe,
et ses yeux brillèrent.
— Je sais bien que ce n’est pas une grande affaire de mourir,
lui dit-il. Encore faut-il mourir de sa propre mort...
Poliakhine ne soutenait qu’avec peine le regard de d’Aquila.
— Vous parlez par énigmes, lui dit-il.
— Le temps est venu, dit d’Aquila, où personne ne meurt plus
pour sa foi, c’est la foi des autres qui vous fait mourir, ce qu’ils
appellent leur foi... Rien n’est plus nécessaire, pourtant, avant la
mort, que de savoir se dégager aussi bien du camp des victimes
que de celui des bourreaux.
— Mais je ne tiens pas à mourir! s’écria Poliakhine.
— Non, dit d’Aquila, mais vous aussi c’est la mort qui tient à
vous...
Cet après-midi hivernal était paisible. On sentait toute proche, à
une certaine pesanteur du silence, la présence humide et envelop¬
pante de la forêt. Un jour plombé qui déclinait déjà confondait
partout les clartés et les ombres. Nous avions souvent parlé de la
mort, d’Aquila et moi. On ne médite jamais assez sur la mort,
disait-il, jamais assez non plus sur l’absence de mort. Ni lui ni moi
ne croyions plus à ce qu’on appelle communément l’immortalité
des âmes, la résurrection des corps. La matière des êtres morts se
perd dans la terre et leur esprit monte vers le soleil. Et le soleil
fait sans cesse fructifier la terre pour y faire naître de nouvelles vies
qui se nourrissent à leur tour de cette matière et de cet esprit sans
cesse décomposés et recomposés. Ce que nous appelons orgueilleu¬
sement notre moi disparaît à jamais dans cette séparation et cette
refonte. Cependant, au-delà de ce moi naïf et tellement provisoire,
certains êtres en abritent un autre, qui est déjà, lui, hors du temps
et du monde et n’appartient jamais à la mort. Mais celui-là n’est pas
un moi individuel. Il est une partie de la flamme divine, et reste
fondu en elle, car une partie de la flamme, c’est, à jamais, toute la
flamme...
D’un geste de la main, et comme s’il suivait sa pensée, d’Aquila
sembla écarter ces idées maintenant bien acquises. Et en effet, s’il
506 La Fosse de Babel

y a un Dieu au-dessus des cieux, à quoi bon le royaume des cieux?


D’Aquila se mit à méditer à voix haute devant nous, comme s’il
cherchait à tâtons sa propre vérité, mais je savais bien, car je le
connaissais, qu’il cherchait aussi en même temps, et même d’abord,
celle de Poliakhine. Sa voix était faible, mais égale. Seules, de
temps en temps, ses paupières bougeaient.
— Il m’a fallu longtemps parcourir toute ma mort, dit-il, pour
apprendre que l’obscur travail qui se fait en ce moment dans mes
cellules concerne un autre que moi, bien au-delà de moi... Qu’est-ce
que le cancer? Une prolifération de vie que nous jugeons néfaste
parce qu’elle est au-delà de notre vie et l’étouffe... Mais si elle était
aussi au-delà de notre mort? Voilà le point où mon reste de pensée
s’attache...
Dans l’ombre des orbites toujours plus creuses, ses yeux lui¬
saient vaguement.
— La mort ordinaire n’est rien, dit-il. La première mort. Accep¬
tée, elle n’est même pas un arrachement : à peine une décantation,
plus ou moins longue, de la chair et de l’esprit, car chaque lambeau
de chair tient à garder sa parcelle d’esprit. C’est que toute chair n’est
pas la même chair. Celle des saints se dessèche sans pourrir et
tombe d’un seul coup en poussière minérale. Telle autre nourrira les
vers, telle autre les plantes. Et ceux qui ont des instincts de lion
seront mangés par les lions, et ceux qui ont des instincts d’hyène
seront mangés par les hyènes. Nous savons tout cela, ajouta-t-il, et
il se mit alors à réciter pour Poliakhine un verset de l’Évangile de
Thomas qu’il m’avait souvent rappelé et qui contient en trois lignes
tout le secret du progrès irréversible de l’évolution et de l’intensifi¬
cation indéfinie de la mort : Bienheureux est ce lion que l'homme
mangera en sorte que le lion devienne homme! Mais maudit est
l'homme que le lion mangera en sorte que le lion devienne homme1 !
C’est la matière sous toutes ses formes qui est maudite. Mais
l’esprit de l’homme est plus fort que toute matière. Et quand toute
matière sera humanisée, ce sera la fin de la mort, et le corps glo¬
rieux du monde, qui est aussi le corps du Christ, sera alors reçu par
la dernière flamme, dans la transparence de la dernière lumière.
Est-ce pour cela que les Écritures parlent de la seconde mort, c’est-
à-dire de la mort de la mort?.
Il récita encore :
Jésus dit : Celui qui a connu le monde est tombé dans un

1. Évangile selon Thomas, trad. Doresse (Ed. Plon).


La Fosse de Babel 507

,
cadavre; et celui qui est tombé dans un cadavre le monde n'est pas
digne de lui1 !
— Oui, c’est pour cela, enchaîna-t-il en remuant doucement la
tête. Mais, ajouta-t-il d’un ton pensif, c'est aussi pour autre chose!
Durant quelques instants, il parut rentrer en lui-même, mais ce
fut d’une voix étonnamment assurée qu’il reprit :
— Moi aussi j’ai des questions à vous poser.
— Nous vous écoutons, lui dis-je.
— Pourquoi est-il dit, dans l’Apocalypse de Jean, que non seule¬
ment la Mort et l’Enfer seront jetés dans l’étang de feu qui est la
seconde mort, mais aussi les magiciens, les meurtriers, les idolâtres
et tous les menteurs? La seconde mort est-elle donc non seulement
la mort de la mort, mais aussi, comme la première, une mort? La
mort de qui? Quels sont ces corps qui arrivent si loin à travers les
âges, c’est-à-dire à travers l’infinité de toutes les morts? Je me suis
interrogé longtemps, et j’ai fini par trouver la réponse dans ma
propre chair. Pourquoi la chair des saints est-elle incorruptible?
Parce que l’esprit de cette chair, à son niveau, reste en elle. Mais
pourquoi y reste-t-il? Parce que, durant leur vie, déjà, les saints ne
se sont pas seulement détachés de leur chair mais aussi de leur
esprit. C’est cela, comprenez-vous, l’essentiel :détachés de leur
esprit! Mais, inversement, il existe des hommes qui non seulement
restent attachés à leur chair mais aussi à leur esprit, et ceux-là
aussi sont victorieux de la première mort : leur esprit ne se disperse
pas. Ils sont immortels en Lucifer et en Satan comme les saints sont
immortels en Dieu! Et vous en connaissez au moins un. Il s’appelle
Drameille! Il est immortel dans ce qu’on appelle le maL..
Sa voix était restée ferme mais en s’élevant elle se fit entrecoupée
et haletante. Sa main, dressée vers nous, s’était crispée.
— Et savez-vous pourquoi, continua-t-il, ma chair, à moi, n’est
pas une chair de saint?
Son accent dramatique m’emporta et je l’interrompis avec une
certaine violence. Je ne voulais pas qu’il se diminuât.
— Pour une seule raisonI m’écriai-je. C’est qu’il n’y a encore
jamais eu de véritables saints sur la terre et qu’il n’y en aura
jamais 1... Ceux que vous appelez des saints n’ont pu se détacher
si facilement de leur esprit que parce que celui-ci était faible et sans
exigence!...
J’allais poursuivre, mais sa main levée m’arrêta.

i. Évangile selon Thomas, trad. Doresse (Éd, Plon).


508 La Fosse de Babel

— Je l’admets, dit-il. Mon esprit avait peut-être trop de besoins


et j’ai accepté de me complaire en lui. Mais il y a une autre raison,
et bien plus forte. C’est qu’en réalité cette chair dont je parle et
que j’appelle ma chair n’est plus la mienne, c'est celle deDrameille!
Et en vous aussi, Poliakhine! s’écria-t-il. Drameille n’a pas de chair
à lui. Il prend la mienne, il prend la vôtre! Il s’incarne dans ceux
qui l’accueillent en esprit. Si l’esprit, dans le monde, se met à proli¬
férer avec excès, il faut bien que la chair du monde prolifère aussi.
Pour la seconde mort, toute la chair du monde est une seule
chair!...
Sa voix retomba brusquement et il répéta alors, dans un souffle :
— En vous aussi, Poliakhine, en vous aussi!...
Assis à ma gauche, en contre-jour, Poliakhine s’était redressé
d’un mouvement brusque, mais je lui portais peu d’attention. Les
épaules affaissées, d Aquila s’était tu. Des gouttes de sueur cou¬
laient sur ses joues.
Je remplis à nouveau son verre.
— Reposez-vous, lui dis-je’.
Ses yeux étaient restés tournés vers Poliakhine.
Quittez 1 Ambassade, lui dit-il. Quittez-la sans tarder.
Poliakhine, silencieux et buté, haussa les épaules.
— Tout peut changer très vite, en Russie, dit-il enfin.
Trop vite, dit d Aquila. Le monde tout entier est déjà hors
de son corps.
— Que direz-vous à votre cousine? demanda alors Poliakhine.
La question parut étonner d’Aquila.
Je ne sais pas, fit-il. Quelle importance? Elle aussi est dépos¬
sédée de son corps depuis longtemps...
Et au bout d’un moment, il ajouta :
Et même depuis toujours. C’est une femme.

83. De la paternité spirituelle selon von Saas et de quelques concep¬


tions délirantes mais réglées.

La lettre de Poliakhine n’avait apporté à von Saas qu’une confir¬


mation dont il n’avait même plus besoin. Que l’organisation fût
inviolable, plus de deux cents sabotages commis impunément en
cinq mois l’en assuraient déjà, d’autant que ceux-ci avaient été
La Fosse de Babel 509

réussis dans la période de mise au point, et en quelque sorte à titre


d’entrainement préparatoire, avec des hommes auxquels il fallait
encore apprendre certains détails de la discipline. Cependant, depuis
son retour d’Elgin Hills, en octobre, cette extrême confiance en soi
qui animait l’ancien S.S. et qui eût pu ne produire que de l’exalta¬
tion, tournait aussi de plus en plus au détachement. Que restait-il
encore à prouver à von Saas et, au fond, que pouvait-il encore
attendre de l’organisation? Il avait porté celle-ci à ce point de per¬
fection au-delà duquel l’opération géante qu’il mettait maintenant
au point était assurée de réussir, en sorte qu’il ne lui restait plus, en
fait, qu’à jouer l’organisation elle-même à quitte ou double, et
c’était bien ce qu’il avait fait en livrant à Scotti, en deux fois, à sa
sortie de l’hôpital d’abord, à Elgin Hills ensuite, la vérité sur les
sabotages. En réalité, cette promotion de Scotti marquait l’achève¬
ment de l’œuvre originale de von Saas. Le moule de sa création
était maintenant parfait, Pirenne, sans le vouloir, venait de le
démontrer. Le reste ne serait qu’application, répétition. On allait
répéter cette création à l’infini. Et von Saas se trouvait bien dès
lors dans cette situation où il avait si souvent souhaité d’être, du
père engendrant ensemble sa création et son fils, et attendant non
pa3 que le fils refasse sa création, mais que sa création fasse le
Fils, pour sortir le Père de sa solitude éternelle. Depuis trois mois,
quand il pensait à Scotti, von Saas n’était plus seulement homme de
destruction mais d’amour. Cet homme si retranché et si seul et à
qui il était, semblait-il, impossible de se donner à un être, était
soumis, à ces moments-là, à un besoin d’effusion si puissant, si
généreux, que la destruction même du monde, un transpercement
viril et de toutes parts de tout l’espace, n’eût pu suffire à l’apaiser.
Et c’est en effet pareil besoin d’effusion qui soutient l’amour physi¬
que. Mais la possession suffit alors à le calmer. Fallait-il parler chez
von Saas d’amour spirituel? Au contraire de la paternité physique,
qui s’enferme dans son fruit, on imagine assez bien une paternité
spirituelle qui le déborde de toutes parts, puisque l’esprit est sans
limites, et peut-être en effet la puissance de destruction indéfinie de
von Saas, sous peine d’une angoisse mortelle, ne pouvait-elle se
supporter elle-même qu’en échouant sur soi, c’est-à-dire en refusant
de détruire la destruction même et en se communiquant à d’autres
à l’infini, comme le feu qui détruit tout, sauf lui-même, mais est
alors obligé de se diviser sans se perdre, et au contraire s’entretient.
Tel était Scotti pour von Saas, tels étaient les hommes futurs dont
il rêvait : chaque fois le feu tout entier, sans sa brûlure. Et c’était
510 La Fosse de Babel

ainsi que Scotti constituait désormais pour von Saas, au sens strict,
la seule raison de vivre, de paraître vivre. Dès lors, de deux choses
l’une. Ou bien l’organisation créée par von Saas possédait assez de
vertu pour enflammer d’elle-même et illuminer Scotti et le tirer
hors des anciens problèmes, et von Saas était comblé : il possédait
un Fils. Ou bien, sur ce même point, elle faisait faillite, et qu’impor¬
tait alors à von Saas que l’organisation fût détruite? Il n’y avait
aucune distance pour lui entre l’apothéose et l’écroulement. Dans
le premier cas, il se trouvait à l’origine d’une infinité de dieux égaux
à lui, dans le second il disparaissait à l’état de dieu solitaire, mais
dans les deux cas il était dieu. Aussi, ce jour-là, dans une chambre
d’hôtel semblable aux dizaines d’autres où il n’avait fait que passer
depuis neuf mois (ce jour-là c’était à New York) et se rémémorant
la lettre de Pobakhine reçue la veille, pensait-il à Scotti. Il fallait
sûrement informer ce dernier des menaces de Pirenne. Scotti avait
le droit d’être informé : ce serait son épreuve. Mais que fallait-il faire
de Jansen? Ici, von Saas réfléchissait. Comme toujours en pareil cas,
il buvait beaucoup. Boire l’aidait à réfléchir. Les possibilités étaient
nombreuses. C’est maintenant à Scotti de décider, trancha-t-il.
On ne pouvait pas dire que von Saas n’aimait pas New York. Il y
venait parfois, comme ce jour-là, pour surveiller certains hommes
de Santafé, et Santafé lui-même. Cette ville dressée, qui semble
jeter vers le ciel le mélange de toutes les races rampantes de la terre,
lui inspirait une sorte de respect superstitieux. Elle était l’image
de la dernière puissance qu’il faudrait abattre, celle d’une humanité
monstrueusement impure et confuse, mais qui pressentait, et
c’était bien là le comble de cette impureté et de cette confusion,
que le destin de l’homme cherchait les hauteurs. Von Saas l’avait
souvent constaté. C’était dans les grandes villes, et surtout à New
York, qu’il se sentait porté à ses ultimes rêveries de pureté, qui
étaient à la fois sa récompense à peine complaisante de guerrier
vainqueur et sa défense instinctive contre la promiscuité, la prolifé¬
ration, le vampirisme des foules. C’était pour empêcher ce grouil¬
lement extérieur de s’emparer de lui que von Saas élevait, à l’inté¬
rieur de lui-même, cette étrange construction d’idées qu’il voulait
fortement charpentées et qui n’étaient qu’enchevêtrées, un grouil¬
lement aussi profus que l’autre mais où brûlait la flamme d’une
conviction plus souveraine que le génie. Le soir, et surtout la nuit,
de plus en plus souvent, il partait alors au hasard par les rues pour
des promenades qui étaient de véritables fugues et, plus que jamais
fermé sur soi, même au plus dense des foules, par l’enchaînement de
La Fosse de Babel 511
ce délire, il en aiguisait sans fin l’exigence. Tous les hommes,
autour de lui, vivaient en absorbant les déchets de la vie agonisante
ou pourrissante. Toute la force de l’homme moyen passait à trans¬
former ces déchets en autres déchets, à leur rendre une pauvre vie.
La folie de von Saas commençait toujours par un recensement
minutieux et même maniaque, chaque fois complété, de ce perpé¬
tuel déplacement de matière malsaine, depuis les feuilles tombées
des arbres dans Central Park et les boites de conserves rouillées ou
les papiers déchirés traînant dans les faubourgs, jusqu’aux ren¬
gaines publicitaires et aux idées communes obstruant les cerveaux,
en passant par la suie flottant dans la brume de la ville, la lèpre des
pierres, la rouille des grilles, la bâtardise des races, la faconde et la
corruption des politiciens. New York était alors pour lui une
immense ville qui, de part et d’autre de Manhattan, a pris deux
bras de mer pour égouts. Et pas seulement New York. Plus l’homme
prolifère, plus il vient déliter, amollir, corrompre la terre. Von
Saas faisait le tour du monde et s’arrêtait en Chine, où des millions
d’insectes acharnés à vivre, au même moment, grattaient la terre
de leurs mains, faute de pioches ou de charrues, et, faute de seaux,
y étendaient sous leurs doigts l’excrément humain. Il eût voulu que
la terre n’offrît plus à l’homme qu’une croûte cristalline, sans
humus, ne supportant sur elle que des races nobles et rudes. Il
inventait des lois qui faisaient du ramassage, de la raréfaction et de
l’élimination des déchets les suprêmes obligations civiques. Mais
il n’était pas question de salir l’air ou de polluer l’eau. Il inventait
des seringues atomiques géantes que des esclaves manœuvraient
pour injecter dans les profondeurs de la terre, jusqu au feu central,
tout ce que l’homme ne savait pas encore détruire lui-même par le
feu. La surface de la terre, en apparence, s’appauvrissait et deve¬
nait un désert de sable. Tant mieux. La population se raréfiait.
Tant mieux encore. Plus de charbon, ni de pétrole. C’est de la
matière pourrie. Le moins possible de fer. On se nourrissait par le
produit de distillations subtiles, exactement dosées. On tirait
l’énergie de la radio-activite des cristaux. Il ne fallait rien devoir à
la terre et tout au feu, à la lumière. Sur la terre réorganisée, on ne
trouvait plus d’arbres à feuilles caduques, rien qu’à feuilles persis¬
tantes, et même plus d’arbres du tout. Von Saas se posait des ques¬
tions sans fin sur les matériaux : existait-il une maladie du verre
comme de la pierre ou du fer? Il aimait le granit mais le granit aussi
est composite. Il préférait le quartz. A quelle profondeur faut-il
descendre pour trouver des mines de quartz? Peut-on le fabriquer
512 La Fosse de Babel

industriellement? Il inventait des villes fonctionnelles, faites de


maisons de quartz entièrement perméables à la lumière, et de l’inté¬
rieur desquelles, grâce à des polarisations variables, l’on pouvait
tout voir sans être vu. Ces rêveries, ces délires étaient précis. Ils
s’ouvraient sur des interrogations sans fin, dont l’enchaînement
même était exaltant. C’était dans cet autre monde, d’une cohérence
sans faille et d’une irréalité absolue que vivait von Saas. Chose
curieuse : pas un instant il n’y oubliait Scotti. Simplement ce der¬
nier cessait d’être un être, un individu, pour devenir un principe,
et d’ailleurs von Saas aussi. Von Saas était l’invention, la concep¬
tion, Scotti l’exécution fidèle, l’extension. Von Saas se sentait
plein pour lui d’une gratitude infinie.
Cette nuit-là, von Saas ne rentra à son hôtel de la 43e rue que
vers 3 heures du matin et avant de se coucher, il but encore.
Il revenait toujours sans transition de ses visions à ses affaires,
et celles-ci semblaient même clarifiées, ordonnées, enhardies par
celles-là. En se déshabillant, il sut ce qu’il allait proposer à Scotti
au sujet de Jansen. Ce dernier après tout était lui aussi un hors-
la-loi. Pourquoi ne pas lui offrir un abri, l’accueillir? Scotti le
connaissait bien et déciderait peut-être de lui faire confiance. Si
tel était le cas, le destin, une fois de plus, était propice. Avec
Scotti, von Saas avait doublé ses chaînes. Pourquoi ne pas les
tripler avec Jansen?

84. L'arrivée de Sanlafé me permet de calmer l'impatience de


Jansen.

Puisque Drameille était absent et que Poliakhine ne faisait


rien, Julienne, pour s’informer et prendre conseil, avait écrit à
Santafé, et celui-ci, de son côté, décida de toucher von Saas. Mais,
sauf Poliakhine et Drameille, personne ne savait plus où joindre
ce dernier, qui appliquait désormais avec rigueur, dans toutes ses
relations, la règle d’irréversibilité prescrite depuis le début dans
1 organisation. Santafé fut alors obligé d’avoir recours, comme
convenu en pareil cas, au moyen toujours très sûr, mais lent, des
petites annonces du New York Times. Von Saas venait de rentrer
à Detroit et s’était déjà mis d’accord avec Scotti. Il lut l’annonce
et appela Santafé.
La Fusse de Babel 513
En général, ces conversations étaient brèves. Dans cette phase
décisive de l’action, un observateur indépendant eût pu cepen¬
dant constater, non sans ironie, que le destin, qui avait si claire¬
ment opposé, depuis des mois, Santafé et von Saas, semblait, à
cet instant de la vérité, les remettre d’accord :
— Je comprends votre tranquillité, répondit d’abord Santafé
à von Saas lorsque ce dernier lui eut déclaré que l’organisation,
à son avis, n’avait rien à craindre de Pirenne, et en effet, ajouta-t-il,
bravo, la preuve est faite... Mais, tout bien considéré, il y a auss
à Paris, des intérêts à ménager, que vous connaissez comme
moi.
— Je les connais, dit von Saas. Ce sont des intérêts mineurs.
Et ils ne seront pas ébranlés longtemps.
— Certes, dit Santafé. Il faut quand même y veiller.
11 avait son idée, mais voulait laisser venir von Saas.
— Je ne vois pas que des inconvénients à la rencontre de ces
deux garçons, amorça-t-il quand même.
— Moi non plus, dit von Saas, ironique.
— Alors convoquez ce Jansen... Vous en avez peut-être l’emploi.
— Votre confiance m’honore, dit encore von Saas.
C’était très simple : Santafé ne voyait pas d’autre moyen que
la venue de Jansen aux U. S. A. pour essayer de découvrir et
d’éliminer Scotti.
Ayant vérifié la solidité du terrain, il s’avança d’un pas.
— J’avoue que les intérêts de notre amie de l’île Saint-Louis
me sont moins étrangers qu’à vous-même, dit-il à von Saas.
Aussi vais-je partir pour Paris. Je veux la rassurer. Là-bas, si
vous le désirez, je pourrai faire prendre contact avec ce garçon et,
le cas échéant, vous le convoqueriez.
— Pourquoi non? dit von Saas.
— A ce moment on aviserait.
— On aviserait, dit von Saas.
Dès son arrivée à Paris qui tomba juste l’après-midi du jour
fixé par Frieden. et Julienne pour leur réception avenue Foch,
Santafé rencontra Poliakhine. Le rendez-vous avait été fixé par
celui-ci dans un bar lointain de Neuilly, mais ici le ton changea.
_ Deux cents sabotages et quinze morts en cinq mois, et tout
ce qui se prépare derrière, je suis de moins en moins d accord,
dit tout de suite Santafé au jeune Russe, et l’occasion est bonne,
après tout, d’arrêter tout cela et de repartir dans le bon sens.
Mais comment agir? La seule chose que von Saas ne me cache
514 La Fosse de Babel

pas est son intention de faire tout sauter si je lui tends le moindre
piège. Et l’automatisme de cet homme est tel que le problème n’est
pas seulement de trouver un point où le toucher, mais encore de
choisir ce point sans déclencher en même temps la catastrophe...
Poliakhine ne broncha pas. Ce n’était pourtant ni par courage,
ni même par ménagement d’ambition qu’il minimisait toujours
les dangers qui le menaçaient. Mais les marxistes sont ainsi faits.
Puisqu’il n’est pour eux de conscience que collective, tous les
problèmes qui prennent un aspect individuel leur semblent mal
posés. Ce réflexe intellectuel amenait Poliakhine à trouver cohé¬
rentes les situations les plus forcées.
— Il n’est pas de catastrophe inefficace, répondit-il à Santafé.
Dans l’absolu peut-être, dit celui-ci. Mais je ne vis pas dans
l’absolu.
— En outre, vous ne connaissez pas le contexte politique russe,
reprit Poliakhine.
— Je ne demande pas mieux que de le connaître, dit Santafé.
Ils parlèrent longtemps. L’Espagnol ne fut pas convaincu.
— Résumons, dit-il. Vous voulez rester à l’Ambassade. Vous
attendez, en Russie, de grands changements dont votre départ
risquerait d’allumer trop tôt l’amorce. Soit. Mais justement je me
méfie de ces grands complots de bureau politique ou de comité
central où le rapport des forces ne joue que sur quelques hommes
prudents et par conséquent instables, ce qui le rend jusqu’au
dernier moment inévaluable... Vous me dites que vous avez
demandé à vos amis de Moscou de faire une enquête afin de blo¬
quer Pirenne. Permettez-moi de m’en étonner et de m’en inquié¬
ter. C’est une position défensive. Vous restez sur le terrain de vos
ennemis. Est-ce là tout ce que vous pouvez faire?
— Il faut laisser à nos amis de là-bas l’initiative de l’action
vraiment positive, répondit Poliakhine. Us sont mieux placés
que nous.
— Je n’en crois rien. C’est vous qui êtes aux avant-postes.
— D’ailleurs le délai fixé par Pirenne n’expire que dans un
mois...
Voilà le piège I s exclama Santafé, et sa voix se fit pressante...
Si vous m’en croyez, faites savoir à vos amis qu’il n’est pas pour
vous d’autre alternative que de les voir attaquer tout de suite ou
de partir. Et si vos amis du comité central sont si forts, en effet
tentez au moins sur eux une épreuve préliminaire. En quelques
mois, aux Etats-Unis, j’ai bâti l’armature d’un parti révolution-
La Fosse de Babel 515
naire sérieux. Demandez à vos amis de faire reconnaître et soute¬
nir ce parti, occultement bien sûr. Et si la majorité du comité
central s’y refuse, faites-la menacer de voir ce parti, au nom des
intérêts supérieurs de la révolution, se tourner activement contre
les agents russes.
Poliakhine hésita :
— Les menaces sont de trop.
— Oui et non, dit Santafé. Je ne crois pas aux partis moyens.
En politique, il faut proposer l’alliance ou la guerre.
Le jeune Russe réfléchissait toujours.
— En tout cas, déclenchez au moins des démarches, insista
Santafé.
Poliakhine hocha la tête.
— Je vais essayer, dit-il.
Dans sa conception collectiviste de l’action, ce pari aussi était
logique et contraignant.
Le regard que Santafé posait sur le jeune Russe s’alourdit.
— J’ai mon idée sur ce qu’il convient de faire avec von Saas
et Scotti, dit-il alors à Poliakhine. Mais j’ai besoin pour cela de
parler de ce Jansen à Julienne de Sixte, et je ne peux la voir que
demain. De toute façon, il faudra du temps et vous n’avez pas à
attendre... Si vos amis de Moscou se dérobent, conclut-il, et quoi
qu’il advienne ailleurs, ne restez pas à l’Ambassade une nuit de
plus...
La venue de Santafé me permit de calmer l’impatience de Jan¬
sen qui parlait déjà de se mettre directement en rapport avec
Greenson, dont l’arrivée à Paris, à l’occasion de la réception donnée
par Julienne, était elle aussi attendue.
— Avec beaucoup de difficulté, dis-je à Jansen, Julienne de
Sixte a pu rétablir le contact avec von Saas et une proposition
constructive ne devrait pas tarder à te parvenir. Il se peut que
von Saas te propose de te cacher dans'sa propre organisation. Seu¬
lement il te demandera à son tour des garanties contre Pirenne...
Jansen sourit de travers. Avant de partir pour la Chine, Pirenne
avait eu avec lui une longue conversation et lui avait réitéré ses
menaces. Et certes, les calculs que Pirenne avait exposés à Jansen
ne pouvaient échapper à von Saas. Il y avait trois possibilités, pas
une de plus :
_Avec la complicité au moins tacite de Jansen, Pirenne atti¬
rait Scotti dans un piège et le faisait enlever, et Scotti parlait.
Mais, outre que ce dernier paraissait bien gardé, les liaisons avec
516 La Fosse de Babel

lui seraient sans doute à sens unique. On surprendrait diflicile-


raent Scotti;
— Jansen entrait dans l’organisation de von Saas et y recueil¬
lait une quantité suffisante d’informations et de preuves. Comme
la première, cette espérance n’était pas absurde mais fortement
utopique. Von Saas ne devait pas laisser traîner les informations;
— Enfin on obtenait de Jansen qu’il convainquît Scotti de
trahir von Saas. Comme dans le cas précédent, le meilleur moyen
d’approche était, ici encore, que Jansen entrât dans l’organisation
de von Saas. Cette nouvelle possibilité était de loin la moins fra¬
gile. Avec un garçon comme Scotti, aucune conversion de ce genre
n’était à priori impensable, il y fallait seulement de la chance et
du temps.
Avoir du temps, se fier au temps, tout le monde, y compris
Pirenne, se trouvait donc d’accord. Quoi de plus rassurant? Dans
cet affrontement de forces et de lucidités égales, il semblait bien
que la décision fût suspendue à un incident imprévisible, né de la
distraction ou de la lassitude du destin. Jansen se disait alors
que tout serait tranché par une force et une lucidité secondes,
tenues en réserve, et libérées par la présence d’esprit et la rapidité
du dernier moment. Cette réserve de force, cette lucidité, il les
sentait en lui. Qu’avait-il encore à perdre? Il ne les laissait pas
au repos sans inquiétude. Il ne les mesurait pas non plus sans une
secrète volupté.

85. Une réception avenue Foch.

Bien qu’elle donnât de plus en plus de temps à ses affaires,


sans compter celui qu’elle devait à l’aménagement de son nouvel
appartement et aux préparatifs de son mariage, prévu pour la
mi-février, Julienne de Sixte, quand je la revis après cette absence
de trois mois, m’eût paru mener une vie de plus en plus mondaine,
si cette agitation n’eût pris pour champ le cercle étendu de ceux
qu’elle appelait, non sans dérision, ses clients, et parmi eux les
innombrables amis de Frieden, car, malgré qu’elle en eût, ses
intérêts et ses plaisirs étaient conjoints. Et certes, il était facile
de constater que cette confusion, si contraire à l’esprit de jeu qui
l’animait jadis, n’allait pas chez elle sans mauvaise conscience
La Fosse de Babel 517
et sans cynisme. Le souci de l’intérêt dominait. Le profit se faisait
plaisir. Mais elle restait lucide, et par conséquent divisée, et
surtout elle ne moralisait pas, comme tant de femmes mûres qui
se rangent. Sa colère contre Pirenne (qui d’ailleurs se tournait
aussi contre Drameille, contre von Saas) s’expliquait par cette
contention. Je trouvai Julienne de Sixte beaucoup plus sensible
que je n’eusse cru à la menace du scandale. Elle ne vivait pas
du tout dans l’instant, comme sa sœur. Elle avait besoin d’un sol
ferme sous ses pieds. Aussi sa colère venait-elle moins de la peur
que de la rancune, et sa rancune elle-même la dressait moins
contre Pirenne (ou Drameille, ou von Saas) que contre soi.
Avant et après ma visite à l’abbé d’Aquila, j’eus avec Julienne de
Sixte des conversations qui n’aboutirent à rien, sauf à reconnaître
qu’il fallait attendre le résultat des démarches de Poliakhine et
l’arrivée de Santafé. Ces conclusions étaient à la fois raisonnables
et hypocrites : Julienne ignorait le pire. Ces conversations furent
donc difficiles. Devant une femme qui ne livre jamais mieux sa
faiblesse que lorsqu’elle veut renchérir sur sa force, et qui le sait,
et qui le dit, l’interlocuteur est mis en perpétuel porte-à-faux
sentimental et court à chaque instant le risque de perdre ses secrets,
car il est sans cesse tenté de répondre à cette lucidité sans fond,
ouverte devant lui comme un abîme, par un vertige de franchise
et de sincérité. Comme tous les vertiges, celui-là aussi doit être
surmonté.
Depuis trois mois, l’entourage de Julienne s’était beaucoup
agrandi, et le salon de l’île Saint-Louis était en passe de devenir
un des hauts lieux parisiens de l’esprit de gratuité et d’intelli¬
gence. Et certes, Julienne aimait trop la discussion, la conver¬
sation, le mouvement des mots pour ne pas croire qu’elle aimait
aussi les idées, même si elle n’était pas capable de faire retraite
avec elles. Il en était pourtant du salon de Julienne comme de
tous ces salons de Paris dont l’actualité fait le seul liant, à défaut
de ces affinités profondes de jadis aujourd’hui dissipées par la
confusion des genres et des castes, et où, parce que l’on aime
mieux désormais, et de loin, faire valoir les qualités de l’esprit
que celles du cœur, c’est par les antipathies qu’on se lie, non les
sympathies, étant d’ailleurs admis que ces antipathies sont vives
mais peu profondes, n’ont pas à empiéter sur les intérêts, ne jettent
que des feux croisés et intermittents, et se consument, pour ainsi
dire, dans l’exercice du langage. Julienne n’aimait pas les poli¬
ticiens : ils sont en général mal tenus et sentent le tabac froid,
518 La Fosse de Babel

déguisent des appétits vulgaires sous des mots sonores et consa¬


crent leur vie à des problèmes rebattus. Son salon abondait pour¬
tant en politiciens. Elle n’aimait pas non plus les gens de cinéma
ou de théâtre : ils sont ostentateurs, incultes et fats, et sottement
attachés au succès et à la foule. Son salon en accueillait pourtant
un grand nombre. Elle détestait enfin les journalistes : ils ne
respectent rien, sauf la richesse, et ont inventé, à l’usage de
l’époque, le venin sans danger, l’ironie obséquieuse, le pathétique
bas. Jamais cependant l’entrée ne leur était fermée. Mais il en
était sans doute des goûts raffinés de Julienne comme de son
idée de l’amour : elle ne les mettait si haut que pour mieux s’excuser
de n’y point atteindre. Cependant, toute une cour avait suivi
chez elle le docteur Laforêt. Et sans doute cette actuelle rencontre
des femmes du monde et de l’occultisme est-elle rien moins que
fortuite. Les femmes du monde intelligentes et fantasques ont
le droit d’être fatiguées des mondains, qui ne sont rien, mais aussi
des gens profonds, qui sont quelque chose, mais le sont à contre¬
temps, et il est normal qu’elles s’intéressent à ce que le large
courant de la vie repousse avec elles sur ses marges plus ou moins
stagnantes, mais pittoresques et tranquilles : le minoritaire, l’inso¬
lite, le mystérieux, le dépaysé. Laforêt avait traîné quai de Bourbon
toute une suite dont il n’était pas tout à fait responsable et qu’il
ne prenait sûrement pas en charge, mais qui s’était attachée à lui,
comme elle s’attachait à Julienne, en usant de tous les droits d’un
prosélytisme encombrant et naïf. Théosophes, cosmosophes,
anthroposophes, alchimistes, néo-templiers, néo-cathares, gué¬
risseurs, astrologues, émetteurs et détecteurs d’ondes, disciples
de Gurdjieff ou de Lanza del Vasto : tous participaient d’une huma¬
nité généreuse ou maniaque, humble ou sectaire, mais qui semblait
définitivement nouée sur soi, sans parler des bouddhistes et des
soufiste8 qui dissertaient sur l’illumination et sur le vide et
ouvraient l’un après l’autre leurs shakras aussi simplement que
les enfants jouent à la marelle, par une disposition naturelle
et immotivée. Et peut-être tous ceux-là, à divers degrés, flat¬
taient-ils chez Julienne ce goût de la sainteté vague et des élans
incontrôlés qu’on rencontre, latent ou visible, chez toutes les
femmes viriles, mais qui reste le plus souvent sans emploi quand
il ne se dévoie pas en tâches rudes comme chez les brigadières, les
secouristes ou les cheftaines inspirées. Peut-être aussi, dans son
scepticisme tantôt aimable, tantôt mordant, qui faisait flèche
de tout, aimait-elle les livrer à la tribu ironique ou superstitieuse
La Fosse de Babel 519
des gens en place, pour brouiller les cartes, mêler et démêler les
jeux. Il y avait là beaucoup de dames plutôt mûres mais savantes,
souvent très riches, avec une petite flamme dure au fond des yeux,
de jeunes garçons très pâles, d’une extrême finesse de sensations
et échappés de sanatoriums romantiques, des jeunes femmes aussi
qui s’interrogeaient des nuits durant sur les grands problèmes
et dont la plupart avaient été déçues par l’amour. Aucune d’elles
malheureusement n’offrait un corps ou un visage sans reproche.
Chacune avait en route au moins un projet de ballet chargé de
symboles et deux ou trois romans, où le héros alcoolique, beau et
faible, et réputé pour son génie, parlait par oracles d’une prétention
ou d’une banalité décevantes.
Dans les grands salons du nouvel appartement de l’avenue Foch,
une foule se pressait où les amis de Frieden et ceux de Julienne
se côtoyèrent un moment sans se mêler, comme si des motifs diffé¬
rents les avaient amenés, et, pour les premiers, c’était en effet
le non-lieu de Frieden qu’ils venaient fêter et la montée à nouveau
verticale de sa holding, dont on se disputait plus que jamais les
titres, tandis que pour les seconds, c’était l’annonce du mariage
de Julienne, maintenant publiée, mais ces deux événements, et
tous le comprirent vite, étaient évidemment liés de la façon la
moins secrète, car pour ces financiers et ces boursiers comme pour
ces gens du monde, le bonheur ne peut être séparé de la fortune,
et, ainsi qu’ils le savent tous, la chance va à la chance, la veine
procède par séries. Et de même que, dans le bois de Boulogne
tout proche une légère brume hivernale baignait les arbres et en
estompait délicatement les contours durcis par le gel, de même
dans les salons de Frieden et de Julienne un air de bonheur flottait,
qui adoucissait pour un temps les visages tendus et fatigués et
transformait en vague et délicieuse poésie toute ardeur, toute
avidité, toute angoisse, et permettait aux plus blasés de confondre
pour un moment les vertus de l’argent et celles de l’enfance.
On passait d’un buffet à l’autre. Portées elles-mêmes par ces
courants qui se croisaient sans se nouer, Françoise et Julienne
se glissaient entre les groupes, souriantes et disertes. On attendait
d’un instant à l’autre Greenson et Marie, dont l’avion avait été
retardé. Quand je m’approchai de Françoise pour la première
fois, ce soir-là, nous nous surprîmes ensemble à regarder l’entrée,
mais la légère contrainte du premier moment s’effaça tout de suite
de nos visages. Nous nous étions trouvés à jamais, nous le savions,
et nous nous retrouverions toujours, même sous l’amabilité mon-
520 La Fosse de Babel

daine dont Françoise, en public, savait si bien faire porter à tous,


et d’abord à elle-même, le déguisement.
Circulant à mon tour dans la foule à la recherche de quelque
figure connue, je me heurtai soudain au docteur Laforêt, qui fit un
pas en arrière et posa sur moi un regard complexe et changeant,
où je vis à la fois de la fatigue, de l’intérêt, de la tristesse, de
l’orgueil, du soupçon.
— Voici notre ermite! fit-il.
Ce mot dans sa bouche était péjoratif. Il voulait dire : celui
qui se tient à l’écart, qui déserte.
Pour une fois, il était seul et paraissait s’en vouloir d’être là.
Un peu interdit mais sans arrière-pensée, je lui demandai des nou¬
velles de Le HourdeL
— Il est parti, me répondit-il d’un ton presque coléreux et en
tout cas rancunier, et comme s’il tournait vers moi sa rancune.
— Vous auriez préféré qu’il reste à Paris?
Il me regarda, indécis et taciturne.
— Chacun suit sa voie, dit-il. Vous aussi vous suivez la vôtre...
Puis, jetant un regard autour de lui :
— C’est pourtant ici que les vraies places sont à prendre,
ajouta-t-il.
— Qu’appelez-vous les vraies places?
Sa voix se fit plus claire :
— Celles de la science secrète et pas de la science publique.
— Il va occuper un poste éminent, dis-je pour le pousser un peu.
Drameille sera content.
Son regard sagace se posa sur le mien.
— Je crois avoir compris ce que veut Drameille, me dit-il.
Mais j’avoue ne pas bien comprendre ce que vous voulez, vous.
J’affectai de rire.
— Vous m’étonnez, lui dis-je. Que veut Drameille?
Il resta sérieux mais bougonna :
— Être l’un des « supérieurs inconnus » qui dirigent le monde,
apparemment. Mais vous?
— Moi, apparemment ou pas, je ne veu? rien, lui répondis-je.
Vraiment rien...
Il hocha la tête mais ne me répondit pas, puis me prit à nouveau
par le bras pour me tirer un peu à l’écart. Il paraissait agir sans
intention.
— J’ai une question à vous poser, me dit-il brusquement.
Avez-vous déjà été psychanalysé?
La Fosse de Babel 521
— Oui, lui dis-je.
Il marqua sa surprise et s’arrêta :
— Par qui?
— Par moi.
Il paraissait trop fermé sur ses problèmes pour se vexer et ce fut
du ton le plus sérieux qu’il me répondit :
— Personne ne peut se psychanalyser soi-même. C’est une règle
absolue.
— Excusez-moi, lui dis-je du même ton. Ce n’est pas la mienne.
Il me regarda à nouveau :
— Votre conscience est relative, comme toutes les consciences.
— Non, lui dis-je.
Son intérêt parut s’éveiller brusquement :
— Votre conscience n’est pas relative?
— Je vais vous confier un secret, lui dis-je en souriant. Je suis
persuadé d’être arrivé à la conscience absolue.
— Il ne faut pas plaisanter sur ces sujets-là, me répondit-il,
à la fois sévère et chagrin, comme si je traitais à la légère son mal
le plus secret.
D’un air mécontent, il s’était remis à marcher vers le fond de la
pièce. Je le suivis.
— Oh, vous savez, lui dis-je, comme pour m’excuser, la cons¬
cience absolue ne règle rien...
— Oui, votre corps vous gêne, vous aussi, comme tout le monde,
me répondit-il d’une voix irritée et tendue, sans cesser de marcher.
Ces éclairs de lucidité étaient fréquents chez lui. Ils jaillissaient
un peu au hasard, d’une phrase ou d’un mot, et frappaient droit
mais juste.
Nous nous arrêtâmes près d’une fenêtre aux grands rideaux
de velours rouge, et il resta un moment silencieux, promenant
autour de lui un regard luisant de fièvre mais assuré. Sûrement,
dans ce court répit et dans ce contact avec la foule, il rassemblait
en lui des lambeaux de force brute, puisés là au hasard, et qu’il
pétrissait ensuite en lui, fortement. Aussi, lorsqu’il se remit à
parler, le fit-il d’une parole abondante et pressée, et j’entendis
alors, sur un ton impérieux, la confession la plus exaltée et la
plus dramatique. Avec Julienne il avait échoué. Elle le fuyait.
Par ce mariage avec Frieden, elle lui signifiait même, de façon
définitive, son congé. Et cela juste au moment où il venait, il en
était sûr, de franchir un pas décisif! Depuis qu’il connaissait
Julienne, ses pouvoirs s’étaient, comment dire, décantés, répartis,
522 La Fosse de Babel

régularisés, et, en même temps, c’était le miracle, intensifiés. Sans


cesse il avait découvert de nouveaux rapports. En trois mois,
le volume de ses notes de Médecine analogique avait doublé.
Mais l’influence de Frieden sur Julienne était lamentable. Tous
deux ne s’intéressaient qu’aux résultats immédiatement exploi¬
tables, à la richesse rapide. Pouvait-on cependant considérer
comme négligeables les résultats obtenus avec d’Aquila, qui ne
souffrait presque pas, ou sur l’or fugitif, où les pourcentages de
gain étaient faibles, certes, mais croissants?
Il cita des chiffres. Frieden ne s’en contentait pas, il lui fallait,
toute de suite, un procédé industriel. Il était clair que Frieden
menait Julienne à sa ruine physique et morale.
Tout, en Laforêt, disait que Julienne lui était indispensable,
qu’il tenait à elle comme à une proie. Mais Julienne l’avait compris
Ne devait-on pas dire plutôt que c’était elle qui le tenait?
Il eut un vague sourire :
— Vous allez me donner un conseil...
— De psychanalyste?
Indulgent, il sourit à nouveau :
— Oui et non.
Je ne m’attendais certes pas à ce qui suivit.
— Vous avez sûrement bien connu ce Scotti, me dit-il.
Je marquai à mon tour ma surprise :
— C’est Julienne de Sixte qui vous en a parlé?
Il se fit ironique :
— Non, Pirenne.
Je faillis m’exclamer. C’eût été à juste titre. Pirenne l’avait mis
au courant de tout. Et ce n’était pas, bien entendu, par indiscrétion.
— Il voudrait que mes sujets essaient de voir, à distance, ce
que fait Scotti, me dit-il, et surtout que j’agisse sur celui-ci pour le
ramener à Paris...
— Et il y croit?
Il ne se vexa même pas, il suivait son idée :
— Avouez quand même qu’il y a là-dessous quelque dérision.
Me demander cela juste en ce momentI II faudrait que Julienne
de Sixte me donne une photographie de ce garçon ou quelque
objet lui ayant appartenu... J’hésite encore à lui en parler.
— Vous avez tort.
Il m’entendit à peine.
Ce Scotti, fit-il en posant ses yeux sur les miens, croyez-vous
qu’elle tienne encore à lui?
La Fasse de Babel 523
— Je ne sais pas, lui dis-je.
— Elle est sans doute incapable de s’attacher à qui que ce soit...
Voilà pourquoi je vous ai posé cette question tout à l’heure.
Test une véritable psychanalyse qu’il lui faudrait. Vous devriez
lui en parler.
— Lui parler de psychanalyse ou lui parler de vous?
— De l’un et de l’autre, fit-il, à nouveau bougon.
— Je ne suis pas d’accord, lui dis-je. L’évolution de ce genre
de femmes est irréversible. Qu’elles s’attachent à l’argent, à une
mystique ou à des pouvoirs du genre des vôtres, cela revient au
même. C’est encore leur attachement à l’argent qui les engage le
plus. Elles sont faites pour creuser le drame, et la psychanalyse
n’y peut rien.
Il leva la main pour protester.
— Écoutez, lui dis-je, nous n’allons pas nous battre sur le
caractère plus ou moins négatif et plus ou moins catastrophique
de la personnalité de Julienne de Sixte, ni sur l’efficacité, en pareil
cas, de la psychanalyse et de ses petits compromis. La psychanalyse
joue peut-être pour les destins infantiles. Pas ici.
— Car le destin de Julienne de Sixte, fit-il, sarcastique, vous
parait spécialement avancé...
— Oui, lui répondis-je. Dans le sens négatif. Et ce n’est pas
en le mettant au service de vos pouvoirs que vous le redresserez.
Car vos pouvoirs vont dans le même sens. C’est cela le drame.
L’addition des négativités.
— Mes pouvoirs sont négatifs?
— Je le crois profondément.
— J’en suis seul juge.
— Oh nonl lui dis-je.
Il devint fort agressif :
— Vous, au contraire, vous êtes en pleine positivité.
— Je voudrais bien. En fait, la conscience absolue n’est ni
négative, ni positive, elle est irreliée. Et c’est d’ailleurs pour cela
que la psychanalyse, qui veut tout mettre en relation, ne l’atteint
pas.
La fente de ses yeux s’était étrécie. Je le sentais très hostile.
— Vous n’aimez décidément pas la psychanalyse, fit-il.
— Plus exactement, je me suis toujours demandé ce qu’on
pouvait attendre d’une doctrine qui déclare que c’est l’inconscient
qui sait tout alors que la conscience ne sait rien, au point qu’à la
limite le psychanalyste idéal, en toute logique, devrait être
524 La Fosse de Babel
VInconscient absolu, ce qui, après tout, est sans doute le cas, si
j’en juge par le silence des psychanalystes, ou leur désordre, sur
tout ce qui concerne les critères du positif et du négatif, ou de la
santé et de la maladie...
— Vous jouez sur les mots, dit-il très vite. On ne réussira jamais
à définir complètement la santé.
— Celle du corps peut-être, mais celle de l’esprit?
— On vous attend, fit-il.
Quelques instants plus tôt, je l’avais touché à vif. Il insista :
— Je vous écoute... Sur quoi par exemple vous basez-vous pour
dire que tels ou tels pouvoirs sont négatifs?
— Simplement, déjà, sur le fait que vous en parlez au pluriel,
lui répondis-je. La santé de l’esprit veut l’unicité. Est nocif pour
elle tout ce qui creuse, simplement, la dualité. Vous trouverez
peut-être cette définition trop radicale mais, en ce sens, pour moi,
il n’y a de vraie santé pour l’esprit que dans l’état d’union, ou,
si vous voulez, de contemplation, d’illumination...
— J’ai connu des contemplatifs et des illuminés. C’étaient de
bien pauvres gens.
— Vous voulez dire qu’ils se dupaient eux-mêmes?
— Oui, fit-il.
— Je ne crois à la contemplation et à l’illumination que si elles
sont le couronnement d’une méditation bien conduite, sinon je
n’y crois plus du tout. De là que tant d’extases, et spécialement
féminines, ne sont plus que la forme vide de l’extase, comme il
apparaît lorsque les suites sont bavardes. Sois sainte et tais-toi.
Mais qu’est-ce qu’une méditation bien conduite ? Toutes les analyses
empiriques ou scientifiques des modernes ont pour but d’augmenter
les pouvoirs de l’homme sur le monde et non sur lui-même, ou,
à la rigueur, les pouvoirs de l’homme sur l’homme extérieur, consi¬
déré comme un objet du monde, et non sur l’homme intérieur.
Ce sont des dialectiques du fruit, non du germe. Elles sont linéaires,
non sphériques. Elles croient naïvement que la partie est comprise
dans le tout et que la fin succède à l’origine. Et finalement elles ne
peuvent qu’approfondir la dualité entre l’homme et le monde,
ou entre l’homme et lui-même. Exactement ce que font vos
pouvoirs. Le physicien utilise ses instruments, le philosophe sa
logique, Pirenne ses drogues, vous vos hémisphères et Julienne de
Sixte son argent et son sexe. Toujours des moyens extérieurs.
Notez que je crois au progrès illimité de ces analyses. Mais je crois
aussi à leur négativité non moins illimitée. Vous arriverez sûrement
La Fosse de Babel 525

à trouver le chiffre particulier de la voyance ou du génie, et même à


construire à volonté des génies et des voyants, de plus en plus
puissants, que vous appellerez des surhommes, même si, ne sachant
pas encore ce qu’est l’homme, on puisse tenir pour un comble de
confusion de parler d’avance de ce qui est plus que lui. Mais
justement, c’est là le nœud. Par l’analyse, vous ne pouvez vous
empêcher de poser l’avenir en termes du passé. J’ai toujours
remarqué que ce que vous appelez les voyants, c’est-à-dire ceux qui
décrivent le détail des événements futurs, étaient en réalité des
êtres déréglés, que leur voyance prenait en quelque sorte par
surprise à la faveur de ce déréglement, en leur faisant projeter en
avant des lambeaux d’un passé mal vécu et mal compris. Vous
essaierez de les régler, soit. Vous les réglerez dans les normes de
votre passé. Je pense de plus en plus que ces pouvoirs, dont on
parle tant, sont en réalité un cadeau mortel et que rien de sain ne
peut être bâti que sur leurs ruines. Et en ce sens la croyance à ces
supérieurs inconnus dont vous parliez tout à l’heure au sujet de
Drameille, me paraît appartenir à l’imagerie de l’occultisme le plus
superstitieux et le plus banal. Comment appeler « supérieurs »
des êtres engagés dans ce qu’il y a de plus inférieur pour l’être,
c’est-à-dire les « événements »? Vous vous tromperiez du tout au
tout en attribuant de si minimes ambitions à Drameille. Il ne
cherche pas du tout à posséder le corps des hommes mais leur
esprit. Et c’est justement ce qui échappe à l’histoire qui l’intéresse,
non l’histoire. Est-ce que vous acceptez de reconnaître que c’est
là le signe d’un changement radical et abrupt? Les pouvoirs de
prédiction se trouvent à l’opposé du vrai prophétisme. La prédic¬
tion implique l’ouverture permanente d’un avenir surpassant le
passé. Toujours la dualité. Au contraire le prophétisme suppose
qu’un terme absolu se trouve à jamais atteint, il implique l’effa¬
cement du passé et de l’avenir tout ensemble...
« Permettez-moi de généraliser, lui dis-je encore. Des foules
répètent à longueur de siècles des gestes mécaniques, dans un
travail à la fois dérisoire et géant, mais ce travail ne vient que
pour refaire ce que l’esprit a déjà conçu dès le fond des âges, et
inventé et ajusté à jamais. Ces foules ont des chefs, bien entendu,
pour diriger ces gestes, les sortir malgré tout de la répétition, les
orienter vers le jamais vu. Mais ce jamais vu des hommes, l’esprit
enfoui dans les hommes l’a vu depuis toujours. Que vous importe
alors de débarquer dans la lune, dans Mars ou dans Sirius? Vous
n’y retrouverez que le passé de l’esprit.
526 La Fosse de Babel
« Ce que j’en conclus, c’est qu’on n’en finit jamais de construire
l’infini extérieur et que cet infini est sans intérêt réel pour l’être.
Vous allongez à l’infini, hors de vous-même, la chaîne des rapports,
alors qu’il s’agit de la fermer en vous, ou plutôt de découvrir
qu’elle y est fermée depuis toujours. Vous creusez la dualité
entre l’homme et le monde, alors qu’il s’agit d’enfermer le monde en
l’homme, ou plutôt de découvrir qu’il y est enfermé depuis tou¬
jours. C’est alors la crise de l’analyse qui est votre crise. Je ne
peux souhaiter qu’une chose : que vous perdiez vos pouvoirs, et
que ce soit alors l’analyse ultime de la saturation de l’analyse qui
devienne pour vous, comme elle le fut pour moi, le fait illuminant
par excellence. Il faut s’être perdu sur la mer sans fin des rapports
pour comprendre comment, à l’instant décisif de la Genèse, l’esprit
des Élohim se trouva flotter à la surface des eaux. Seulement, à ce
moment, il faut vider les rapports de ce qui n’est pas eux. Il y a
une dialectique du vide qui foudroie le vide lui-même, le transfigure
et le remplit. Au point de saturation où vous êtes parvenu, si
vous ne comprenez pas cela, je n’ai pas besoin d’être un voyant
pour vous dire que vous êtes perdu...
Cette tirade fut dite d’un trait, avec la passion excessive d’un
homme encore peu assuré d’avoir suffisamment brûlé lui-même
pour être réellement brûlant. La tête à demi baissée, Laforêt
paraissait m’écouter avec attention. Quand je m’arrêtai, il ne
bougea pas.
— Tel est le seul pouvoir véritable, lui dis-je alors sur ma
lancée. Dialectiser le vide. Mais c’est un pouvoir invisible.
Il releva la tête et m’opposa un visage froid.
— On ne pourra donc jamais en vérifier la portée, dit-il.
— Ni même la réalité.
— Vieux problème. Et vieux refuge.
— Très vieux en effet.
— La sagesse s’y tient peut-être, mais l’illusion aussi.
— C’est exact.
— Toute la science s’est bâtie là contre.
— La science humaine... Vous disiez tout à l’heure qu’il y a
deux sortes de sciences, la science publique et la science secrète.
Je ne crois pas que ce soient de justes désignations. A mon sens,
il y a la science humaine et la science divine. La première a des
effets partiels et visibles, la seconde des effets universels et invi¬
sibles. L’une s’aliène toujours dans des champs limités, l’autre
déborde tous les champs. Voici ce que disait mon maître, un vieux
La Fosse de Babel 527
moine de Montserrat : La science humaine obéit à la loi de l’équi¬
libre, mais l’équilibre est détruit par l’antagonisme des semblables.
La science divine obéit à la loi de l’harmonie, et l’harmonie cons¬
truit par la complémentarité des contraires. Et il disait aussi : La
science divine est une, statique, et obéit dans l’esprit à des lois
mobiles qui la mènent vers l’infini, la science humaine est multiple,
dynamique, et obéit dans le monde à des lois fixes qui la mènent
également vers l’infini...
— Le parallèle est ingénieux.
— Ingénieux seulement?
— Seul Dieu connaît la science divine.
— La conscience absolue, c’est aussi Dieu.
— Une science incommunicable n’est pas une science.
— Incommunicable par les professeurs, mais par les prophètes?
Nous avons quarante ans devant nous, notre désert de quarante
ans. Quarante ans pour perfectionner en nous l’idée même du vide!
Je touche ici peut-être à ma pensée la plus enfouie. C’est pour
tenter de perfectionner mon vide que j’écris des romans. Le vide
en nous ne sera sans doute jamais parfait tant que nous pourrons
dire Je ou Moi. Le roman à la première personne épuise le Je.
C’est sans doute aujourd’hui la forme d’art la mieux adaptée à la
conquête du vide, à l’opposé de la musique ou des mathématiques,
qui distraient le Je mais ne l’épuisent pas. Quel est le seul but?
Rassembler la vie et la mort dans une même transparence. On sait
alors, de science certaine, qu’il faut faire le vide, mais on sait aussi,
de science non moins certaine, qu’on ne le peut absolument pas.
C’est dans cet intervalle entre une science et un pouvoir également
absolus que se situe l’art véritable, en tant que porteur d’une
contemplation et d’une illumination aussi constantes, aussi véri¬
diques et aussi communicables que possible. Acceptez-vous cela?
Sa mâchoire se contracta mais il se tut.
— L’art, c’est le dernier acte, lui dis-je alors, et le seul enseigne¬
ment. C’est l’autel élevé par la science du vide au pouvoir du vide...
Ses poings s’étaient serrés et il les tenait levés à la hauteur de
sa poitrine. Sur la peau brunâtre de ses mains, des veines noires
saillaient.
— Et sur cet autel, il n’y a rien, dit-il. Un concentré de vide
qui est encore le vide... Vous ne m’avez pas compris...
Et, tandis qu’une volonté démesurée faisait briller ses yeux, il
ajouta :
— Créer le nouvel homme, c’est aussi de l’art. Croyez-vous que
528 La Fosse de Babel

moi aussi je ne désire pas m’y perdre? M’y perdre et m’y trouver,
quel que soit le prix?...
Ce fut à mon tour de me taire. Comment faire comprendre que
les vrais pouvoirs sont toujours donnés par surcroît? Le temps des
prédications est passé...
Dans les vastes salles, la foule était devenue encore plus dense,
et l’atmosphère se faisait suffocante. Tout le monde maintenant
parlait fort. On buvait beaucoup, les conversations étaient à
l’optimisme. Entre les banquiers et les théosophes, de grands
plans naissaient.
De loin j’aperçus Marie en compagnie de Julienne et de Fran¬
çoise. Près d’elle, Frieden parlait à Greenson. Je lui téléphonerai
demain, me dis-je. En moi, l’excitation due à la discussion faisait
place à une soudaine fatigue.
— J’ai rempli mes devoirs, dis-je à Laforêt. Je m’en vais.
Il avait suivi mon regard, hésita un moment, se décida :
— Je pars aussi...
Nous remontâmes ensemble vers l’Étoile. Laforêt, qui ne s’habil¬
lait jamais comme tout le monde, portait une grande cape de gros
drap, qui ressemblait à une pèlerine montagnarde. Pendant quel¬
ques instants, saisis par le froid, nous marchâmes en silence.
— Vous avez un esprit curieusement doué pour l’abstraction,
me dit-il enfin, voulant être aimable. Comment pouvez-vous être
sûr de ne pas perdre le contact avec la vie?
— Je vis, lui dis-je.
Un sourire aigu plissa son visage.
— En fait de contact, dit-il, je reviens demain chez Julienne
de Sixte. On ne réussit pas si facilement à me décrocher...
Nous nous séparâmes, je redescendis à pied les Champs-Elysées.
Par bouffées, une fumée âcre et mouillée de brume m’apportait
l’agréable odeur des marrons grillés. C’était une odeur franche et
forte qui évoquait les villages perdus, les forêts humides, les
cabanes de bûcherons sous la pluie. Curieusement, la pensée de
Marie s’associa à ces images banales, enjobvées par la distance et
le souvenir, et qu’estompait un bonheur tranquille. Bonheur
banal, certes, lui aussi, comme tout ce qui naît et renaît au fil
des jours, au gré du temps. Mais joliment offerte, elle aussi, et
accordée à cette vie sans surprise, je n’aimais rien tant que la
banalité de Marie.
La Fosse de Babel 529

86. Santafé propose à Julienne de Sixte un inquiétant marché.

Devant Julienne, Santafé ne se perdit pas en longues prépara¬


tions.
— Cette affaire Pirenne vous inquiète-t-elle vraiment? lui
demanda-t-il.
— Beaucoup, répondit Julienne.
— S’il n’eût tenu qu’à moi, dit alors Santafé, on eût depuis
longtemps renvoyé Scotti de partout. Mais notre ami von Saas
aime la difficulté. Comme disent les Allemands : « Pourquoi simpli¬
fier puisqu’en compliquant ça va aussi? » Je ne suis qu’un employé
de von Saas, et s’il a décidé de cacher Scotti il le cachera à Green-
son lui-même... Où en êtes-vous avec Greenson?
— Ma sœur voulait prendre les devants et lui parler. J’ai
préféré vous voir d’ahord.
— Vous avez bien fait.
— Mais Le Hourdel a déjà plus ou moins informé Marie.
— Rien de récent, ni rien de précis...
Santafé se donna l’air de réfléchir.
— J’apporte heureusement une bonne nouvelle, dit-il alors.
Von Saas est tellement persuadé de l’invulnérabilité de son orga¬
nisation qu’il est prêt, sur ma demande, à y admettre Jansen et
à l’y cacher, ce qui, pour des motifs évidemment opposés, entre
parfaitement dans les vues de Pirenne, et nous permet au moins
de gagner du temps et d’aviser.
Julienne resta perplexe.
— Gagner du temps, oui, mais pourquoi? dit-elle. Il faudra
bien que la situation se dénoue... Vous me dites que Pirenne n’en
veut qu’à Poliakhine et à von Saas, et c’est probable. Il est tou¬
jours dangereux de céder à un chantage, mais, si l’on ne peut
faire rien d’autre, pourquoi Poliakhine ne quitte-t-il pas l’Ambas¬
sade? Je me charge de mon côté de faire renvoyer von Saas par
Greenson, sans dégâts. C’est la seule solution. Poliakhine se met
à l’abri et Scotti est tranquille. Moi aussi Greenson n’abandonnera
ni Poliakhine ni von Saas.
Aux mots « sans dégâts » Santafé n’avait pu s’empêcher de
sourire, mais il redevint tout de suite très froid.
530 La Fosse de Babel
— Certes, dit-il. Le malheur est que je doute que Scotti soit si
facilement oublié par Pirenne. C’est une trop belle cible. D’autant
plus que si Scotti se met à parler, nul ne peut savoir d’avance ce
qu’il va dire ou ne pas dire.
— Je ne comprends pas, dit Julienne.
L’œil mobile de Santafé semblait glisser sur elle, revenir, glisser
encore :
— Ce n’est pas notre faute si von Saas, depuis six mois, est un
peu devenu fou.
La lumière qui se fit dans l’esprit de Julienne était une lumière
glacée.
— Tout ce que dit Pirenne est donc vrai? murmura-t-elle.
— Je ne le crierais pas sur les toits, mais c’est vrai, dit Santafé,
avec une certaine pitié.
Depuis quelques jours, Julienne avait trop vainement accusé
l’injustice du sort et trop essayé, non moins vainement, de se for¬
tifier par le sentiment de sa propre innocence, pour n’avoir pas
épuisé d’avance, même devant une situation aggravée, le besoin
de se plaindre. Mais elle était toujours prête à mordre, et d’emblée
s’emporta.
— J’ai trop attendu, je vais aller parler à Greenson, s’écria-
t-elle, puis j’irai voir Pirenne dès qu’il sera de retour.
Elle se saisissait déjà du téléphone pour appeler l’hôtel
George-V. Santafé n’eut pas un geste, mais le regard qu’il posa
sur elle l’arrêta net. Elle rougit.
— Ne dites donc pas de bêtises, fit-il d’une voix tranquille.
Il laissa passer un moment puis, sans la quitter des yeux, il ajouta :
— Si je suis venu à Paris, c’est pour tout régler. Et, grâce à vous,
je pense, yen aurai les moyens...
— Parlez, lui dit-elle, maintenant aussi froide que IuL
— Je pars d’un postulat, dit-il : les réactions de Greenson sont
imprévisibles et il faut donc le tenir dans l’ignorance de tout...
Cela dit, nous avons à atteindre deux buts distincts. D’une part,
effacer le passé; d’autre part, rendre von Saas inoffensif dans
l’avenir. Je dis tout de suite que les deux vont ensemble, et je dis
aussi que j’ai mon idée. Pirenne n’a pas de preuves contre von
Saas, et je pose même en fait certain qu’il ne peut pas en avoir,
sauf dans un cas : si Scotti parle. Toute la question est de savoir
si je joindrai Scotti avant Pirenne. Celui-ci compte sur Jansen
pour y parvenir. Moi aussi Seulement, j’ai sur lui un avantage,
grâce à vous.
La Fosse de Babel 531
Il s’arrêta.
— Expliquez-vous, lui dit Julienne.
— S’il le peut, Jansen essaiera de jouer son jeu et d’égarer
Pirenne. Au contraire, si vous vous y prenez bien, il ne voudra ni
ne pourra vous égarer, vous. Faites-lui admettre que votre jeu est
lié au sien. Dites-lui qu’en toute circonstance vous l’aiderez, pen¬
dant et après, à condition qu’il ne vous cache rien, non pas telle¬
ment de son action aux U. S. A. que de ses possibilités de joindre
Scotti, que vous tenez évidemment à joindre vous-même. Vous me
suivez?
— OuL
— Pourquoi voulez-vous joindre Scotti? Pour le soustraire à
l’influence de von Saas. C’est exactement le jeu de Jansen. Et
certes c’est aussi celui de Pirenne. Mais voici où j’interviens. Vou3
n’avez évidemment pas à parler de moi à Jansen. Mais, s’il est
d’accord pour marcher avec vous, je lui ferai téléphoner tous les
jours, sans me découvrir, et c’est moi qui verrai Scotti le premier.
Je lui ferai dire ce qu’il sait...
Il s’arrêta encore. Elle le regardait toujours.
— Ensuite? demanda-t-elle.
— Ensuite, j’aviserai
Elle était très tendue :
— C’est un peu vague.
— Je le reconnais, dit-il. Mais parfois il faut inventer la suite
à mesure.
— Vous me demandez de vous livrer Scotti, constata-t-elle
d’une voix neutre, en s’étonnant elle-même de la tranquillité, de la
netteté, de la fermeté de sa voix.
Il s’était saisi d’un bibelot, sur une table voisine, et semblait
l’examiner avec soin.
— Je ne vous demande rien, corrigea-t-il. C’est vous qui
demandez.
— Que voulez-vous faire de Scotti?
Il leva à nouveau les yeux sur elle.
— Je fais partie de ces hommes, dit-il, qui depuis longtemps
n’ont plus rien à perdre, en ce sens qu’ils ont un jour, et sans retour,
accepté une vie en marge, dépourvue d’attache et vidée d’attente.
Si je vous propose de vous aider, c’est peut-être au nom d’une
certaine amitié pour vous, où l’on pourrait voir quelque faiblesse.
C’est peut-être aussi au nom d’une étroite logique de l’action, qui
pousse, par sécurité de principe, à son propre accomplissement.
532 La Fosse de Babel
C’est peut-être enfin parce que je n’aime pas, par pur instinct, les
dictatures vaniteuses à la von Saas ou à la Pirenne... Tout cela
pour vous dire que je suis peut-être idiot de mélanger ainsi les
sentiments et la raison, et c’est en effet un mauvais mélange,
fit-il en adoucissant sa voix et en regardant Julienne avec affec¬
tion. Mais, cette idiotie admise, il faut me faire confiance pour les
moyens, et même pour les suites. Je ne reviendrai pas sur ce que
je vais vous dire : En dernière éventualité, s’il y a lieu, et c'est une
promesse inconditionnelle que je vous fais, c’est moi qui irai voir
Pirenne pour tout régler, et je réglerai tout, dit-il avec une force
pleine de calme. Cela veut dire que j’obtiendrai de Pirenne qu’il
vous laisse, vous et Greenson, à l’écart du scandale. Seulement, si
je peux, je veux avoir le choix des dernières cartouches. Si je tiens
Scotti, je tiens von Saas. Toute la construction de von Saas est
bâtie sur deux choses : sa vanité d’abord, son affection plus ou
moins trouble pour Scotti ensuite. Von Saas garde en réserve, je
le sais, toute une série d’énormes sabotages qui laisseraient loin
derrière tout ce qu’il a fait jusqu’ici et il n’hésitera pas à les déclen¬
cher s’il se voit en danger le moins du monde. Je cours la seule
chance qui puisse, dans ce cas, le faire hésiter : tenir Scotti. Peut-
être, me direz-vous, serait-il plus facile de tenir von Saas lui-même,
puisqu’il va bientôt venir à Paris. J’y ai pensé, mais cela ne règle
rien : Scotti a sûrement l’ordre, dans ce cas, de faire les mêmes
dégâts, sans plus attendre. Ce qu’il faut, c’est tenir ensemble
Scotti et von Saas. Une fois Scotti arrêté, je convoque von Saas,
car dans ce cas il viendra. Et je l’arrête aussi.
Julienne écoutait, le cœur battant, moins sensible peut-être
au sens des mots et au dessein, complexe pour elle, qu’ils exposaient,
qu’à la détermination, à la certitude qui les soutenaient. Cepen¬
dant, elle se surprit à nouveau elle-même : elle se refusait à l’aban¬
don.
— Et von Saas accepte de renoncer à tout, de tout livrer?
objecta-t-elle.
Jamais elle ne s’était sentie si présente à elle-même. Il biaisa :
— Que peut-il faire d’autre?
— Refuser, dit-elle.
Entre les paupières molles, le regard de Santafé soudain s’étrécit.
— J’écarte cette hypothèse, dit-il.
— Je ne vous suis pas très bien, fit Julienne.
11 eut un geste vague, l’œil toujours clignotant. Elle le regardait
sans faiblir. Mais ce fut à ce moment qu’en elle le déclic se produi-
La Fusse de Babel 533

sit. Il faut que chacun reste seul, se dit-elle. Et dès ce moment tout
se fit jeu de feintes.
Sciemment, elle fit semblant d’hésiter à comprendre tout en
marquant qu’elle avait compris.
— Vous ne pouvez pas aller jusque-là, dit-elle d’une voix très
distincte, mais qui lui parut anormalement basse.
— J’irai jusqu’où von Saas et Scotti me conduiront, dit alors
Santafé sans la moindre brusquerie, et en se levant pesamment,
et cette tranquillité était peut-être en effet, au même moment, ce
qui pouvait le mieux aider Julienne en feignant de l’égarer.
Lui aussi était seul ou feignait de vouloir l’être.
Il fit quelques pas par la pièce, puis s’arrêta et se mit à parler
avec autorité.
— Ce que je vous demande est limité, fit-il. Notez-le bien. Vous
voyez Jansen. Vous lui faites des promesses. Vous lui parlez d’un
homme de confiance à vous, hostile à von Saas, et susceptible de
l’aider, lui, Jansen, pour éclairer Scotti et manœuvrer Pirenne.
Vous lui demandez, pour amorcer sa liaison avec cet homme, de
vous donner sa première adresse aux U. S. A., ainsi qu’un mot
de reconnaissance, et cet homme dès lors l’appellera à heure fixe,
tous les jours, et même, s’il le faut, plusieurs fois par jour, pour se
concerter avec lui. C’est tout. Le reste me regarde. J’agirai sur
Jansen.
Elle hésita encore :
— Et si Jansen vous trahit?
Il fut brutal.
— Je m’en moque, dit-il.
Et il ajouta :
— La solution sera plus rude, mais il y aura quand même une
solution.
Le silence se prolongea quelques instants. Julienne semblait
réfléchir. Santafé, le dos tourné, examinait, l’un après l’autre, les
tableaux de prix qui, depuis quelques mois, faisaient de cet appar¬
tement de l’ile Saint-Louis un vrai musée.
Julienne se redressa.
— Avez-vous déjà soumis ces idées à quelqu’un? demanda-t-elle.
Santafé sourit au mot idées.
— Non, fit-il... Mais, ajouta-t-il, en cette affaire, je n’ai pas de
secrets pour Poliakhine ou pour Dupastre.
Julienne resta perplexe. Santafé s’approcha d’elle. Elle le regar¬
dait sans rien dire.
534 La Fosse de Babel
— Je repars après-demain, lui dit-il simplement.
Là-dessus, sans attendre de réponse, il lui serra l’épaule d’un
geste affectueux et sortit.

87. La mort de l'abbé (TAquila.

La journée était claire et toute durcie de givre. Dans les bois de


Verrières, la silhouette grêle des arbres paraissait, selon le jeu des
ombres, creusée ou incrustée dans le bleuissement d’acier mat
du ciel. Toute vie semblait s’être enfuie de ce paysage qui se rédui¬
sait à ses lignes dures.
— Que désirez-vous de moi? demanda l’abbé d’Aquila à sa
cousine, après un long silence, lorsque celle-ci lui eut fait le récit
de sa conversation de la veille avec Santafé.
Julienne de Sixte releva les yeux, à la fois interdite et farouche.
Ce qu’elle désirait, pensait-elle, allait de soi. Mais elle s’en voulait
de le désirer, de faire porter à ce mourant le poids de son incertitude
affectée, de ses fausses hésitations, de toute cette peur qu’elle
avait d’elle-même.
— Je désire un conseil, dit-elle.
Un nouveau silence suivit. D’Aquila, les yeux clos, les mains
posées à plat sur les draps devant lui, semblait absent.
— Un conseil, c’est beaucoup, dit-il enfin.
Il n’avait pas bougé. Sa voix était claire, faible mais distincte.
Je tressaillis. Poliakhine et moi, deux heures auparavant, nous
avions fait exactement la même réponse à Julienne. Tenant ses
engagements vis-à-vis du groupe, Santafé nous avait informés de
son entretien avec elle. Poliakhine avait voulu le pousser plus
avant, comme Julienne. Mais Santafé en faisait une affaire entre
von Saas et lui : « Ceci ne vous concerne en rien », avait-il répondu.
Là-dessus, Julienne m’avait demandé de l’accompagner dans la
visite hebdomadaire qu’elle faisait à d’Aquila, et qui tombait
justement ce jour-là.
Julienne posa sur d’Aquila des yeux inquiets et étonnés. Elle
était pourtant habituée à lui voir ce visage exsangue, ossifié.
Et même elle ne cherchait plus à discerner, sur ce corps qui
respirait à peine, les signes qui ajoutaient, à ceux de la maladie,
une fatigue, un épuisement momentanés. Mais elle était sur-
La Fosse de Babel 535
prise par cette étrange impression d’absence, d’éloignement, de
désintérêt.
— Je ne veux faire de tort à personne, dit-elle.
D’Aquila ne bougea pas la tête mais ouvrit enfin les yeux. Son
regard sans expression filtra vers Julienne.
— C’est une bonne intention, dit-il.
— Je ne veux pas non plus vous importuner, reprit-elle alors,
mais vous seul pouvez m’éclairer...
Chaque fois que d’Aquila répondait, elle enchaînait très vite,
mais d’une voix presque basse, en sorte que son insistance ne parais¬
sait pas déplacée. Et l’attention de d’Aquila était en effet comme
un bien précieux et fragile qu’il fallait à la fois ménager et se hâter
de retenir.
— Dois-je passer avec Jansen le marché proposé par Santafé?
— C’est un marché en effet, dit d’Aquila, dont le regard mainte¬
nant grand ouvert mais qui ne regardait personne était tout ensem¬
ble lumineux et froid. C’est un marché mais pas avec Jansen.
Avec Santafé.
— C’est possible.
— Jusqu’où vous engage-t-il?
— Je ne sais pas.
— Jusqu’à la mort de von Saas, de Scotti et de Jansen inclusi¬
vement, dit d’Aquila.
— Mais je ne désire la mort de personne! s’exclama Julienne,
que ce regard, tourné vers le dedans, comme ceux des morts,
semblait fasciner.
— Non, vous ne la voulez pas, dit d’Aquila.
Un silence passa. Julienne, toute tendue en avant, était aussi
immobile que d’Aquila.
— Votre marché va pourtant jusque-là, reprit celui-ci.
— C’est vrai, avoua-t-elle avec une sorte d’élan.
Les yeux de d’Aquila se fermèrent.
— Que voulez-vous donc de moi? demanda-t-il alors d’une voix
affermie comme s’il avait soudain repris des forces en éteignant
son regard. Que je vous encourage? Que je vous absolve d’avance?
Tout est permis à ceux qui sont tout! Mais à ceux qui ne le sont
pas?
Sa voix tomba.
— Tout est permis aussi, dit-iL A une condition. Que quelqu’un
paie le prix de la différence.
Sa voix tomba encore :
53G La Fosse de Babel
— Tout le monde. N’importe qui... Seulement la différence,
quelle qu’elle soit, n’a jamais de prix...
Sa poitrine se souleva, ses mains suivirent, ses yeux s’ouvrirent
tout grands sur un éclat vitreux, et sur ce visage qui ne pouvait
plus rien exprimer, sauf la dernière paix ou la dernière angoisse,
la souffrance posa sa griffe. Julienne se précipita, lui saisit les
mains. Elle avait repris son air farouche. Mais déjà, la tête rejetée
en arrière, il essayait de reprendre son souffle, il retrouvait un
semblant de calme.
Un long moment passa.
— Reposez-vous, lui dit-elle.
Elle lui tenait toujours les mains.
Sur la vitre de la fenêtre, un faible reflet se posa, un dernier
éclat de soleil venu de quelque verrière. Le ciel avait encore pâli.
Je me rappelle m’être demandé à ce moment ce que d’Aquila,
de sa place, pouvait voir de ce paysage triste, à l’horizon borné.
Mais la fenêtre était trop loin du lit, il ne voyait que ce rectangle
de ciel où parfois, par une dernière grâce, comme en ce moment,
un reflet devait jouer, puis soudain faiblir et s’éteindre, comme
un signe discret.
Il bougea un peu.
— Vous oubliez ma piqûre, dit-il à Julienne.
Celle-ci eut un léger sursaut.
— Veuillez m’excuser, dit-elle.
La tête de d Aquila avait glissé sur le côté. Julienne ouvrit
son sac, frotta à l’alcool l’extrémité de l’index de d’Aquila, y posa
son petit appareil à percussion. Il vint une goutte d’eau rosâtre.
Le papier était à peine taché.
Julienne rangea son sac, puis revint à d’Aquila. La tête toujours
inclinée, il n avait pas changé de pose et semblait s’être assoupi.
Mais Julienne me fit signe de m’approcher aussi et me saisit le
bras d’un geste brusque. D’Aquila était mort.
Nous rentrâmes à Paris sans échanger dix paroles. Julienne
conduisait avec une sorte d’exaltation froide. Elle opposait à la
force apparemment aveugle du sort une protestation aussi puis¬
sante et non moins aveugle, mais qui rassemblait en elle tout l’élan
de la vie. A peine arrivée quai de Bourbon, elle téléphona à Jansen,
le convoqua sur l’heure et se mit d’accord avec lui sur tous les
points. Ce fut d ailleurs ce même soir que Laforêt lui aussi se décida
à demander à Julienne une photo de Scotti, qu’elle lui donna tout
de suite et presque sans un mot. Elle eût été incapable de dire ce
La Fosse de Babel 537
que la mort de d’Aquila changeait en elle, bien qu’elle y changeât
sûrement quelque chose. Peut-être la vie de Julienne, quel qu’en
fût désormais le cours, se sentait-elle rachetée d’avance par cette
mort. En elle abondait une sorte d’indifférence mêlée de cette
énergie bonne à toutes fins qu’on peut appeler énergie pure, tant
elle est étrangère aux troubles de la conscience et à ses raisons.
Françoise avait pris trois jours de congé et se trouvait encore
chez sa sœur, lorsque Santafé, accompagné de Poliakhine, s’y
présenta à nouveau, juste avant de rentrer à New York. Mais
Françoise n’avait plus rien à apprendre : dès la veille, et en mêlant
toutes les émotions, celle qui venait de la mort de d’Aquila et les
autres, Julienne lui avait tout livré. J’avais eu au contraire, de
mon côté, toutes les peines du monde à éluder les questions de
Marie que son père, dont les usines étaient maintenant à l’abri
et qui ne jurait que par von Saas, avait refusé d’entendre, mais
qui, devant J ulienne, flairait le drame. La tranquillité avec laquelle
celle-ci acceptait maintenant la mort de von Saas et surtout de
Scotti eût, en d’autres temps, bouleversé Françoise. Mais la mort
et le monde semblent marcher aujourd’hui d’un pas si égal, et
Françoise surtout s’était ouverte depuis peu à tant de disponibilité,
que son indifférence parut rejoindre celle de sa sœur, qui était au
contraire le produit d’un resserrement sur soi et d’un tout-puissant
égoïsme. Me fis-je un devoir d’intervenir? J’expliquai à Santafé
que j’allais attendre au val Ferret le retour de Drameille, qui me
ramènerait à Paris, mais que rentrer dans le monde ne signifiait
pas forcément pour moi rentrer dans l’action. Il se mit à sourire.
Il était, avec Drameille, l’homme le mieux capable de me com¬
prendre. Entre celui qui n’agit pas et celui qui agit sans passion,
par simple enchaînement d’effets, les frontières sont imprécises.
Et de lui-même il eût pu ajouter que l’homme véritable sait deux
choses : n’avoir plus rien à apprendre de l’action, et toujours
davantage de l’inaction. Julienne posait sur nous un regard noir,
mais Poliakhine, lui, nous écoutait d’un air contraint et plutôt
morne, comme si nous parlions une langue inconnue.
Avant de repartir pour Genève, Françoise me rendit les brouil¬
lons de mon roman, qu’elle avait pris, quelques jours auparavant,
au val Ferret. Elle avait fort bien compris que, dans un tel travail,
les personnages ne pouvaient vivre uniquement par eux-mêmes,
ou comme ils vivaient à leurs propres yeux, puisque l’auteur
en faisait surtout des pôles de structures. Cet asservissement à
l’auteur la gênait un peu. Elle-même ne se reconnaissait pas tout
538 La Fosse de Babel
à fait : cette reconstitution était aussi dépossession. Mais justement
j’aimais ce mot. Il y a trop de possessions à l’œuvre, aujourd’hui,
dans le monde, et par de trop habiles démons, pour que la connais¬
sance ne soit pas d’abord exorcisme. Et, lui dis-je, tout le problème
de l’expression romanesque, dans la participation à la vie profonde
du germe, se tient dans cette contradiction, reflet de celle du
monde : faire finalement échapper les personnages à l’auteur, les
uns dérivant hors des limites, les autres vers le centre, mais sans
que jamais leur place soit douteuse dans la conscience infinie de
l’auteur. Peut-être, lui dis-je encore, ces dispositions sont-elles
les seules où l’on puisse porter aux événements et aux êtres un
intérêt qui ne soit pas impur.
XVIII

Rien ne parvient à l'existence que par la


discorde et la nécessité.
HÉRACLITE.

88. Drameille et Domenech en Chine.

Avant de partir pour la Chine, Drameille s’était soigneusement


documenté auprès de Poliakhine et de Pirenne. Et comme il
n’était pas sans s’inquiéter de l’accueil qu’eussent pu faire les
orthodoxes du Parti chinois à ses idées sur le communisme sacer¬
dotal, il avait longuement endoctriné Domenech afin que celui-ci
n’hésitât pas à accepter le côté politique de sa rébellion contre
l’Église. On parlerait des Thèses plus tard.
L’avion survolait des déserts où l’on devinait de glorieuses
ruines :
— Je ne crois pas me tromper, disait Drameille. Ces gens-là
vont essayer de vous embrigader pour la création, chez eux, d’une
Église catholique indépendante de Rome. C’est une de leurs idées
du moment...
Il ajoutait.
— Tous les régimes totalitaires, depuis la royauté absolue
jusqu’au nazisme en passant par la Révolution française, ont
pensé à cette solution de facilité et de propagande.
— Ce n’est pas notre voie, disait Domenech.
— Assurément non. Encore faut-il reconnaître que la séparation
du temporel et du spirituel n’est plus en Occident qu’un produit
de la contradiction et de l’hypocrisie capitalistes. Comment pour¬
rait-on soutenir que les partis de démocratie chrétienne, qui
540 La Fosse de Babel
portent une si lourde responsabilité dans l’abaissement de la
conscience religieuse et l’obscurcissement de la conscience poli¬
tique, sont indépendants de Rome?... On va vous faire sûrement
cette proposition. Qu’allez-vous répondre?
— Eh bien, dit Domenech, ce que vous venez de dire : qu’il ne
s’agit là que d’une solution de facilité.
— J’entends bien, dit Drameille. Mais ils vont trouver que votre
réponse aussi est trop facile...
Il se décida brusquement.
— Je n’ai aucun respect pour les martyrs, fit-il, tout au moins
quand ils défendent une cause perdue. Tous ces missionnaires,
massacrés ou emprisonnés, se prennent pour des martyrs. Or le
martyre des derniers temps n’est qu’un suicide. Jadis on mourait
pour le Christ, aujourd’hui on meurt pour Rome. Le Christ était
vivant, Rome est morte. La différence est considérable. Que le
besoin d’héroïsme soit tenace au cœur des êtres simples, c’est
certain, mais nous ne pouvons quand même pas subordonner une
politique mondiale au respect lui-même enfantin de l’héroïsme...
Drameille parlait avec cette brutalité qui était toujours la
sienne quand il lui fallait dénoncer les superstitions de la chair
et du sentiment lié à la chair. Mais la brutalité de Drameille agissait
de moins en moins sur Domenech.
— Que peut-on nous demander exactement?
— Je ne sais pas, dit Drameille d’une voix radoucie. Peut-être,
sous le couvert de les informer, d’aller parler à certains catholiques
européens ou chinois qu’on sent hésiter... Ce n’est pas très excitant,
mais c’est sans doute le prix de notre billet.
— La plupart sont déjà en prison.
— On les en tirera pour nous.
— Et on nous demandera des rapports, fit Domenech, un peu
fermé.
— Bien sûr, dit Drameille, mécontent. D’où tombez-vous?...
Il s’interrogeait sur Domenech. Jusqu’où irait le jeune prêtre?
Mais Domenech s’interrogeait aussi. Jadis, discipliné et déchiré,
on lui avait enseigné que sa force était celle de toute l’Église, de
la communion des saints. Mais ou bien celle-ci n’était qu’une notion
abstraite, ou bien sa propre insertion dans cette force lui paraissait
imméritée. Aujourd’hui, rendu à lui-même, il se demandait si la
solitude n’était pas au contraire la première porte de la sainteté.
Tantôt il se sentait assez avancé pour reconnaître que ce n’était
pas chaque action particulière qui posait un problème, mais
La Fosse de Babel 641
l’action en général, l’action en soi, et le difficile lui paraissait alors,
non de sortir de la solitude, mais d’y rester. Tantôt il se disait au
contraire qu’une seule action décisive, deux mois auparavant,
avait trop facilement épuisé, et pour trop longtemps, sa capacité
d’agir. C’était un homme qui doutait toujours de ses mérites.
Drameille fut reçu par les culturels du Parti chinois avec tout
l’intérêt et toute la méfiance qu’appelait sa réputation de penseur,
et de penseur non engagé, et aussi toute la présomption un peu
protectrice de l’Orient. Arrivés à Pékin par le train de Hong-Kong,
Domenech et lui furent reçus dès le lendemain, selon les rites, au
célèbre restaurant de la Suprême Essence des Vertus, près du palais
impérial, par quelques officiels du ministère des Affaires étran¬
gères, qui, après le canard laqué, leur posèrent la question non
moins rituelle : Que désirez-vous voir chez nous? Les révolutions
veulent toujours légitimer leur pouvoir par de grandes œuvres
et les officiels parcouraient déjà la liste des grands barrages, et
quelle œuvre plus grande en effet, pour la Chine, que d’apaiser
le conflit millénaire de la terre et de l’eau? Mais Drameille, qui
s’était préparé à cette diversion, avait appris par cœur, avant de
partir, assez de statistiques chinoises pour dissuader le directeur
du Plan lui-même d’en rajouter. Mais il avait aussi lu et relu
Liu Shao-chi et Mao Tsé-toung. Ses questions étaient prêtes, et
dans le langage ou le jargon qu’il fallait. Selon quels critères,
demanda-t-il, étaient classés en Chine les intellectuels dits « supé¬
rieurs »? Les vieilles cultures, les traditions, les religions, et l’exer¬
cice même de l’intelligence, c’est-à-dire la production des œuvres,
posaient-ils des problèmes à ces intellectuels? Et, dans l’affir¬
mative, fallait-il appliquer à ce sujet la remarquable distinction
établie par Liu et Mao entre les contradictions antagonistes, que
seule la force résout, et les contradictions non antagonistes, qui
font le dynamisme des révolutions réellement socialistes? En
d’autres termes, fallait-il considérer ces problèmes comme des
difficultés utiles, faisant l’objet d’un libre débat, pour un apport
positif à une nouvelle culture? Ces derniers mots étaient forts : le
marxisme est à lui seul toute la culture, il se suffit, et les officiels
sourirent avec complaisance ou commencèrent à se récrier poli¬
ment. C’était leur devoir. Puis, chacun à leur tour, ils récitèrent
leur cours marxiste. C’était leur devoir aussi. Les prétendues nou¬
veautés étaient à coup sûr des vieilleries. Soit. Mais ce fut là que
se fit jour l’importance de Domenech que Drameille présenta
comme le leader européen de l’antipapisme. Sans issue sur les
542 La Fosse de Babel
principes, la discussion s’ouvrit largement sur la tactique. L’ancien
vicaire apparut comme un de ces cadeaux royaux que les ambassa¬
deurs dévoilaient jadis au bon moment et offraient à l’appui de
leurs lettres de créance pour lever les doutes et réchauffer l’accueil.
Un bon marxiste a toujours peur de sous-estimer une dissidence.
Nos Chinois trouvèrent opportun de surestimer celle-là. On prit
rendez-vous au ministère, on discuta encore, non sans connivence,
on jeta des noms sur un papier, on organisa un itinéraire, Domenech
se vit tendre un blanc-seing chargé de timbres. On lui demandait
d’aller annoncer partout la chute infamante de Rome. Drameille
rayonnait : on lui livrait la Chine entière.
— Vous avez la mine d’une poule à qui l’on aurait donné un
couteau, dit-il en riant à Domenech quand ils se retrouvèrent
seuls, en touristes, par l’immense ville. Ils gravissaient les marches
de marbre blanc du palais impérial dont les cours plus grandes
que des places sont peuplées de chimères et de dragons.
— Nous ne faisons que changer d’Église, dit Domenech fort
sombre.
— Sauf que celle-ci s’ouvre à son avenir tandis que la vôtre se
ferme sur son passé...
— Toutes les Églises sont absurdes.
— Aussi sont-elles admirées et servies.
Il fallait tout expliquer à cet abbé : il s’agissait, avec ces commu¬
nistes chinois, d’un jeu qui ne trompait personne. Une Égüse
catholique chinoise? Ils n’y croyaient pas eux-mêmes. Mais il
fallait entrer dans le rite, car l’histoire, elle aussi, est une messe,
une messe géante, où certaines paroles attendues doivent être
dites et certains gestes accomplis, à leur moment et à leur place,
pour que les foules la reconnaissent, et s’y reconnaissent aussi.
Il y avait, derrière les grilles d’infectes prisons, des hommes misé¬
rables et intransigeants, dont la mission était de résister. Il y avait,
de l’autre côté de ces mêmes grilles, d’autres hommes, puissants
ceux-là, mais non moins intransigeants, et dont la mission était
de vaincre ces résistances. Ainsi l’histoire s’accomplissait. La
terreur et l’admiration de l’histoire gagnaient les foules. Et,
des deux côtés des grilles, bien entendu, chacun des deux
groupes d’hommes avait raison, de son point de vue. Mais moi
je n’ai pas de point de vue, disait Drameille, ou bien je les ai
tous.
La satisfaction sans nuances de Drameille était, pour Domenech,
une épreuve de plus. Il témoigna d’un peu d’amertume.
La Fosse de Babel 543

— Je ne sais pas encore être si facilement du côté du plus fort,


dit-il. v ^
t Drameille s’arrêta brusquement. Dans les jardins du palais,
l’eau jouait en fins ruisseaux sur les rochers artificiels. Il serra le
bras de Domenech avec violence, comme il le faisait parfois, quand
il fallait bloquer net, chez un interlocuteur, une idée capitalement
fausse.
— Ne dites jamais cela, fit-il d’une voix emportée par l’émotion.
L histoire a un sens, qui est de séparer, après les avoir mêlés,
l’esprit et le corps du monde, pour l’exaltation de l’esprit. Et, à
tout moment, il est certains esprits qui n’ont plus rien à faire dans
certains corps. Vous devez le comprendre. Je ne m’occupe pas des
corps. Us sont la part contingente de l’histoire. A quoi peuvent
servir encore vos missionnaires sinon à la célébration rituelle
de leur propre échec? Tu tombes, et je te pousse pour que tu
tombes. Qu’est-ce que Dieu pourrait faire d’autre? Il ne peut rien
faire de plus admirable que de faire admirer par l’esprit la nécessité
inconditionnelle de la mort des corps!... Non, rien, reprit-il en
lâchant le bras de Domenech et en déchargeant sa voix de toute
tension. Rien, sinon de tuer, en des hommes comme nous, l’admi¬
ration même!...
Puis, désignant l’étagement des pavillons aux toits incurvés,
il changea de sujet.
— Tout reste à faire, dit-il à Domenech. Regardez cette archi¬
tecture. C’est celle d’un peuple sans Dieu, qui, même dans ses
temples, rompt volontairement tout élan vers le ciel II ne cherche
qu’une sérénité terrestre, il ignore la sublimité...
A ce moment, il pensa à son ennemi Pirenne. Il y pensait d’ail¬
leurs sans cesse :
— C’est pour l’ensemble du monde qu’il nous faut ressusciter
Dieu dans quelques hommes. Vous pourrez regarder en arrière
quand vous aurez fini en vous de ressusciter Dieu.
Les conversations avec les officiels avaient le plus souvent lieu
en anglais, et Domenech ne comprenait pas cette langue. Drameille
traduisait pour lui. Il pouvait dire et faire dire à Domenech ce
qu’il voulait, mais n’en abusait pas. Drameille n’était d’ailleurs
jamais aussi heureux que lorsqu’il pouvait vérifier son pouvoir
sur les marxistes : « Ils sont dépersonnalisés, je suis impersonnel,
la différence est énorme. » Cependant ce bonheur ne le poussait
jamais à l’imprudence.
Pour les aider et les surveiller dans leur voyage, on leur donna
544 La Fosse de Babel
pour interprète un ancien étudiant en Sorbonne qui les accom¬
pagna partout. Durant six semaines, ils voyagèrent par la vaste
Chine. De Pékin à Changhaï puis à Tchoung-King, Domenech
rencontra des missionnaires européens et des prêtres chinois. Il
s’intéressa peu aux ralliés, terrorisés ou habiles, du Mouvement
des trois autonomies ou du Comité de réforme, qui n’apportaient
rien qu’un assentiment verbeux, et qui n’avaient pas d’avenir.
C’était surtout les autres qu’il voulait voir, les réfractaires. Cer¬
tains étaient encore libres. D’autres étaient tirés de prison à sa
venue. Il lui fallait gagner leur confiance en quelques heures. La
plupart, comme l’évêque chinois de Changhaï étaient accusés
d’espionnage. Cette accusation aussi faisait partie du rite. Mais
tous étaient solidement installés dans leur fidélité et dans leur foi.
— Nous n’arrivons à rien, remarqua un jour Domenech, sinon
à éprouver davantage encore ces malheureux.
— Ces malheureux aiment leur malheur, répondit Drameille,
Et, d’un autre côté, qui vous demande d’arriver à quelque chose?...
Vous avez déjà visité cinq villes et remboursé cinq fois votre
billet. En ce moment nous capitalisons pour la suite.
Il tira de sa poche des coupures de journaux chinois que venait
de lui remettre, après les avoir traduites, le correspondant anglais
de Frieden qui lui servait, à Pékin, de port d’attache. Tous ces
articles donnaient les extraits des Thèses soigneusement choisis
par Drameille et parlaient du voyage de Domenech avec faveur.
C’étaient des articles de propagande à usage interne, enthou¬
siastes et mensongers.
— La vérité, en plongeant dams les masses, devient impure,
constata Drameille. Elle est comme le sang lorsqu’il parvient, par
les capillaires, à la lointaine périphérie du corps, et que de rouge
il devient bleu. Ensuite il revient au centre pour être régénéré.
Il n’y a pas à s’indigner contre la circulation du sang...
Il acceptait tout. C’était son ascèse. Domenech essaya de tout
accepter aussi. Avec un serrement de cœur affreux et une grande
exaltation, il se persuadait chaque fois qu’il n’enviait pas ces
persécutés misérables, et même que leur simplicité le rebutait.
Parfois, dans les emportements de l’adolescence, il avait souhaité
d’être comme eux. Il ne le souhaitait plus. Leurs souffrances ne
mettaient pas un terme à la souffrance du monde, elles s’y per¬
daient. On pouvait même y discerner un inquiétant orgueil, une
joie complaisante et barbare, qui aggravait le mal. Les choses sont
magnifiques quand on les sait inévitables, dit le Zen. Domenech
La Fosse de Babel 545
essayait d’aimer pour lui-même ce jeu limpide des fatalités qui
excite au plus haut l’ardeur de l’esprit et finit par remplir le cœur
d’indifférence. Dans la logique froide de ce jeu, il fallait presque
reprocher aux persécutés d’être pour leurs persécuteurs, au plus
bas niveau, une si grande occasion de haine. Cette pensée vint
souvent à Domenech, il s’étonnait de ne pas la rejeter tout à fait.
Cependant que faisait Drameille? Il n’était pas question pour
lui de voyager en touriste. Cet homme qui avait tout lu et tout
compris et qui eût été capable, sans plus de documentation,
d’écrire un gros traité sur les rapports du bouddhisme zen (en
chinois tch’an) et le maniement orthodoxe des pinceaux dans la
peinture et la calligraphie de haute époque, n’était pas venu en
Chine pour fouiller les mystères d’une civilisation exotique ou
faire collection de pittoresque. Un lettré occupé à caresser, en
parlant, un disque de jade antique lui évoquait Spinoza polissant
des lunettes autant pour gagner sa vie que pour occuper, lui aussi
ses mains et libérer son esprit, mais cela dit tout était dit. Que
voulait-il? Trouver des hommes capables d’entendre son mot de
passe : Nous sommes des Dieux, a La Chine a tout connu, tout
vécu, tout inventé avant nous, expliquait-il à Domenech. La
poudre à canon, le papier-monnaie, l’imprimerie, la mise à mort
périodique des lettrés. Et elle a fait dix fois le tour de tous les
systèmes politiques ou philosophiques. Tout de suite après Lao-
Tseu et Confucius, s’ouvrit, cinq siècles avant notre ère, l’époque
dite des Royaumes Combattants, qui dura un peu plus de deux siè¬
cles. Époque de guerres cruelles, comme aujourd’hui. On exécutait
les prisonniers, on massacrait des villes entières, on enrôlait les
hommes de force, l’espionnage mutuel était organisé. Toute la
Chine fut alors conquise et unifiée sous une administration cen¬
tralisée et implacable. Sauf les traités de médecine, d’agriculture
ou de divination, on brûla tous les livres, et on les remplaça par
les annales du royaume conquérant, qui était le royaume de
T’sin. Les lettrés protestèrent. Ils furent enterrés vivants. Mais
la dynastie des T’sin, après deux siècles de batailles, n’étendit
ainsi son pouvoir sur la Chine entière que durant quatorze ans.
Quatorze ans seulement! Ils suffirent à ces guerriers pour créer
le moule matériel d’une société qui devait durer vingt-deux siècles !
Tout de suite après (voyez la leçon) vinrent les empereurs philo¬
sophes, taoïstes et confucianistes de la dynastie des Han, et ceux-là
donnèrent son esprit à la Chine. L’histoire ne recommence jamais
qu’en s’amplifiant. Pour la barbarie, nous sommes revenus au
546 La Fosse de Babel

temps des T’sin. Mais dans un siècle plus pressé et mieux rempli,
c’est le retour des Han qui nous intéresse, étendu à l’empire du
monde, et pas pour deux mille ans, pour vingt mille 1... Les guer¬
riers, cette fois encore, ne dureront pas toujours 1 »
Il disait encore :
— Seuls les Chinois sont à l’échelle. Il suffît de considérer leurs
révolutions et leurs guerres. De 1851 à 1884, en treize ans, la révolte
des Taipings a fait trente millions de morts. Presque à la même
époque, de 1860 à 1870, les révoltes des musulmans du nord-ouest,
trente millions aussi. Plus récemment, la domination du Kuo-Min-
Tang, en vingt ans, cinquante millions. Dans la logique de ces
chiffres et de ceux qui suivront, nos deux guerres mondiales, dans
cent ans, ne présenteront pas plus d’importance que les querelles
des tribus de l’Amazonie.
Et il ajoutait ce que j’eusse pu ajouter moi-même, sauf que
nous n’eussions pas opposé à nos paroles, sûrement, la même qualité
de ce silence intérieur qui seul porte jugement sur elles :
— Imaginez les prêtres qui assisteront aux derniers conflits et qui,
pour la première fois peut-être dans l’histoire du monde seront à la
fois au milieu et en dehors! Ils seront la conscience pure du destin!
Ils revinrent à Pékin. Drameille comptait sur la discussion des
rapports de Domenech pour tirer quelques fils, qu’il nouerait
plus tard. Les prêtres poursuivis demandaient un statut, une charte.
Domenech eût pu en rédiger le projet, mais c’eût été, depuis
deux ans, le septième. Il préféra s’en tenir aux faits, discuter les
accusations, réclamer des libérations, des rapatriements. Dra¬
meille ne trouva pas ces conclusions suffisamment politiques.
«Je désire rentrer en Europe », lui déclara alors Domenech. « Libre
à vous, lui répondit Drameille. Moi je reste. » Cependant, le jour
même de leur retour, une grave affaire de menées subversives
fut découverte dans le Chen-si, cette province du nord-ouest qui
avait été le berceau de la révolution communiste. L’heure n’était
pas à la modération. Domenech obtint de partir pour le Chen-si,
et Drameille resta seul à Pékin.

89. Drameille s'entretient avec un lettré.

C’était l’époque où certains, à Rome, parlaient d’envoyer en


secret dans les pays de l’Est des missionnaires spécialement
La Fosse de Babel 547
préparés à la vie clandestine. Devant ces dispositions de guerre,
le Quotidien du. Peuple, à Pékin, réclamait que la Chine gardât
ses otages. Tous les jours avaient lieu de nouvelles arrestations
de prêtres. On demanda son opinion à Drameille. Celui-ci déclara
comprendre la haute nécessité qui commandait cette rigueur.
Les commentaires explicatifs ou correctifs que Drameille apporta
aux rapports de Domenech possédaient toutes les qualités de
subtilité et de souplesse qui plaisent aux têtes réellement politiques.
Et certes Drameille n’était pas si pressé qu’il pût croire à l’exis¬
tence, en Chine, d’une opposition déjà constituée, et qui fût,
•comme la sienne, à la fois consciente et complice. Dans un mou¬
vement révolutionnaire si sûr de durer, qui commence comme un
torrent mais ne va pas manquer de s’élargir en fleuve immense,
l’opposition déclarée est une sottise. Drameille cherchait des
hommes de sagesse, moins occupés à dévier ou même régulariser,
modérer le torrent qu’à étudier d’avance le cours du fleuve. Comme
il possédait, quel que fût le milieu, ces précieuses facultés mimé¬
tiques qui permettent d’attirer, en les imitant, ceux qu’on cherche,
il commença lui aussi à parler des conjurés du Chen-si avec cet
air sérieux des communistes qui mélangent sans cesse le subjectif
et l’objectif, le symbolique et le réel, l’anodin et le grave, savent
qu’ils les mélangent et ne le disent jamais, et se reconnaissent
ainsi entre eux, plus attentifs et plus secrets que des alchimistes
en train de doser l’œuvre blanche et noire. L’affaire de Chen-si
se réduisait en fait à ceci : dans un village reculé proche de la
Grande Muraille, au cœur de ces montagnes jaunes ou brunes
qui ont l’air de dunes pétrifiées, des paysans avaient accueilli
depuis trois ans un Père français non recensé qui les soignait et
quelques-uns de ses catéchistes chinois, et ceux-ci, qui marchaient
par la steppe en conduisant des troupeaux, avaient çà et là, au
fond de quelque étable, repris leur culte. Mais pourquoi traiter
ce fait mineur à la légère? La science n’avance qu’en donnant
de l’importance aux faits mineurs. Et on le sait aussi : une mince
fissure de quelques millimètres au bas d’un barrage de cent mètres
de haut et de soixante mètres d’épaisseur, et le barrage est perdu.
L’un des attachés culturels appelés à lire les rapports de Domenech
était un homme jeune et d’une extrême distinction de manières,
nommé Lyng, qui avait fait lui aussi ses études à Paris avant la
Seconde Guerre, et que son gouvernement venait de charger de
travailler à l’abolition progressive de l’écriture idéographique
et à son remplacement par une écriture alphabétique. Il récitait
548 La Fosse de Babel
sa leçon marxiste aussi bien qu’un autre et disposait aussi, parmi
les lettrés, de pouvoirs de police étendus, ce qui donnait du poids
à ses paroles : il pouvait faire tomber d’un mot dix mille têtes.
Une sympathie naquit entre Drameille et Lyng, faite de l’intérêt
que chacun d’eux portait aux zones d’ombre présumées de l’autre.
On sait que les milliers d’idéogrammes chinois, dont l’action
visuelle est de nature quasi magique, se prêtent beaucoup moins
que notre écriture phonétique à l’expression des raisonnements
abstraits. Dans cétte opposition entre les pouvoirs respectifs
de la logique et des images, Drameille vit l’occasion d’entrer dans
une discussion réglée qui devait le mener à son but.
— Deux civilisations se croisent, dit-il à Lyng, et chacune prend
en passant ce que l’autre apporte. Vous allez vers la logique for¬
melle. C’est un progrès en soi. Avec le cinéma, c’est nous qui
revenons à une civilisation de l’image. Y aura-t-il seulement
échange ou bien fusion?
— Le cinéma aussi est un progrès en soi, dit Lyng.
— C’est aussi une mécanique pour amuser les esthètes et abrutir
le peuple.
— Pas le nôtre, dit encore Lyng.
Et, sentencieux, il ajouta :
— Dans une société décadente, tout concourt à la dissolution,
même les progrès...
Cependant Drameille suivait son idée.
— Vous connaissez sans doute, demanda-t-il à Lyng, cet Ancien
Testament des Juifs qui est un des livres de base de l’Occident?
— Je connais, dit Lyng.
— Au moment où Moïse, sur le Sinaï entouré de tonnerre et
d’éclairs, reçoit la Loi de Dieu, ce livre nous décrit le peuple
assemblé au pied de la montagne, et il y a là, dans le texte hébreu,
une phrase extraordinaire : Et le peuple voyait les sons. Voyait, pas
entendait. Tous les commentateurs rabbiniques le soulignent,
contre les traducteurs chrétiens. Tout un peuple arrivé à l’extrême
limite des modes de perception et de communication, dans l’extrême
fusion des sens. L’exemple, vraiment, d’une civilisation unifiée,
au dernier degré de son pouvoir. Un peuple tout entier devenu
Dieu, en présence de Dieu.
— C’est une légende, dit Lyng, glacé par le mot Dieu.
— Bien sûr, dit Drameille. De toute façon, il faudrait voir dans
cet état extatique du peuple juif un simple effet de la magie de
Moïse. Un peuple à genoux, qui vient se laisser imposer la loi
La Fosse de Babel 54H

d’en haut par quelqu’un qu’il appelle Dieu, ne peut pas être dieu
lui-même... Je me pose quand même une question. Il y a, dans ce
même livre, une autre phrase : Sans vision, le peuple périt. Ici je
suis profondément d’accord. Vous aussi. Il n’est pas de grand peuple
sans grande vision. Mais vision de quoi? Vision du peuple lui-
même par lui-même? Ou bien vision extérieure au peuple? Imma¬
nence ou transcendance? C’est un vieux problème que l’ancienne
société laissait sans solution, car il n’y avait pas d’unité du peuple,
mais qui fait sûrement partie, dans la nouvelle, de ces
contradictions non antagonistes que la simple évolution résout.
Cependant je demande une précision. Jamais jusqu’ici une grande
civilisation ne s’est contentée de savants et de héros, il lui a
fallu des dieux et par conséquent des prêtres. Votre civilisa¬
tion sera-t-elle finalement une civilisation sans prêtres et sans
dieux?
Cette question paraissait abrupte, mais Lyng l’attendait.
— Comment pourrait-il en être autrement? dit-il. Dans une
société donnée, la notion de Dieu ne résulte pas d’autre chose que
de l’incapacité de cette société à se saisir et se suffire en tant que
telle. Vous autres, Occidentaux, vous finissez par adorer vos
divisions et vos manques. Vous ouvrez partout des abîmes. Vos
philosophes divinisent la logique, vos lettrés la littérature, vos
techniciens la technique, vos colons la race blanche, vos banquiers
l’argent, sans oublier vos drogués et vos poètes, qui divinisent
l’opium. Autant de divisions, autant de dieux. Et autant d’éva¬
sions. Pour vous sortir de cette incohérence et légitimer quand
même votre besoin de suprématie sur le reste du monde, qui est
la seule chose qui vous unit, il vous faut bien inventer en plus le
Dieu unique...
Drameille souriait.
— Me voici très inquiet, dit-il. Je ne suis rien de ce que vous
dites. Ni philosophe, ni banquier, ni littérateur, ni poète...
— Ni drogué, dit Lyng en souriant aussi.
— Admettons que je suis l’Occidental avancé, c’est-à-dire le
séparé à l’état pur, le séparé de tout, dit Drameille.
— Vous l’êtes sûrement, dit Lyng. Seulement expliquez-moi
pourquoi il y a tant d’Occidentaux avancés. Pris individuellement,
tous les Occidentaux que je vois commencent par se désolidariser
de l’Occident et tiennent, c’est constant, à se définir par toute
une série de je ne suis pas...
Drameille sourit encore :
550 La Fosse de Babel

— C’est par cette voie négative que le Dieu tout-puissant se


définit aussi.
Lyng ne s’arrêta pas à cette remarque.
— Nous avons en Chine, comme voisin, continua-t-il, un peuple
semblable au vôtre, et qui, se croyant au ciel, agonise depuis
dix siècles. C’est le peuple hindou, avec ses castes. En Chine, nous
avons depuis longtemps pris l’habitude de transformer les dieux
en empereurs. Les Hindous font l’inverse : ils transforment leurs
ancêtres en dieux. Notez ce fait : il n’y a pas d’historiens chez
les Hindous, il y en a un nombre incalculable chez les Chinois.
Notez de même : la musique occidentale est grandiose et incohé¬
rente, la musique hindoue est subtile et vague, la musique chinoise
est apaisante et unie. Nous sommes un peuple de la terre. Nous ne
créons jamais de distance que nous ne puissions combler.
— C’est tout à fait exact, répondit Drameille. Vous n’êtes pas
un peuple spécialement religieux. Mais c’est ici que j’en reviens à
Moïse. Vous préférez transformer la religion en magie. J’entends
fort bien que cette transformation soit apaisante pour vous. Mais
je ne vois pas qu’elle soit tellement rassurante pour les autres.
La religion se soumet à l’invisible, la magie violente le visible.
Vous avez fait du marxisme une magie : celle de l’organisation
des forces productives. C’est en vertu de l’expansionnisme propre
à cette magie que vous façonnez votre peuple et que vous allez
lui faire conquérir et organiser le monde. Mais quand vous aurez
tout conquis et tout organisé, que ferez-vous?
Lyng protesta mais prit un biais :
— Nous ne façonnons pas notre peuple. Il se façonne lui-
même.
— Voire, dit Drameille.
— Il n’y a pas chez nous de Moïse fascinateur.
— Je vais y venir... Au cours de votre longue histoire, vous avez
tout vécu et tout résolu. Vous avez sans cesse opposé et concilié
l’homme social de Confucius et l’homme solitaire de Lao-Tseu.
Aucune contradiction ne peut plus vous surprendre. Vous avez eu
vos sophistes et vos dialecticiens, vos nihilistes et vos socialistes
centralisateurs que vous appeliez les légalistes. Vous avez tenu
des conférences de désarmement. Vous avez même créé, sous la
forme de l’Alliance dite des Six-Royaumes, votre Société des
Nations. Tout cela pour dire que vous avez épuisé depuis long¬
temps, et le plus souvent dans la grandeur de la tragédie, tout
ce que les faux grands hommes de l’Ouest, les Roosevelt, les Chur-
La Fosse de Babel 551
Chili et tant d’autres proposent aujourd’hui, avec une ignorance
et une prétention qui font de la vie politique d’Occident une sorte
de comédie ou plutôt de farce tout à fait désobligeante pour
l’esprit, selon la loi du déclin des recommencements si bien dégagée
par Karl Marx... Mais c’est justement à force de vous voir cons¬
truire des barrages et des aciéries, comme tout le monde, que je
voudrais savoir où vous en êtes avec cette misère des recommence¬
ments. Laissez-moi poursuivre. Je me suis toujours demandé
pourquoi la peinture chinoise, qui n’est qu’à deux dimensions,
donnait beaucoup mieux l’impression de la totalité que la pein¬
ture occidentale, malgré les trois dimensions de cette dernière,
et je suis arrivé à cette conclusion que la peinture chinoise impli¬
que une expérience achevée de l’objet à peindre, tandis que la
peinture occidentale n’est qu’une étape sur la voie d’une connais¬
sance en cours. C’est alors que je vous pose la question : est-ce que
vous allez maintenant vous mettre à ressusciter de façon banale
des objets dont vous avez fait cent fois le tour? Est-ce que vous
allez vous laisser fasciner par les objets? Je veux bien que des
paysans qui ont crevé de faim durant des siècles se donnent pour
but unique, dans la vie, 4° construire des canaux d’irrigation.
Mais vous?
Bien qu’il ressentit cette attaque directe comme profondément
injuste, Lyng ne se mit pas en colère. Le ton de Drameille, plein
de cordialité et de douceur, l’en empêchait.
— C’est votre individualisme d’Occidental qui vous fait parler
ainsi, dit-il quand même. Je suis au service du peuple. Je vais
parfois moi aussi travailler aux barrages et aux canaux.
— C’est un excellent exercice, répondit Drameille avec une
froideur étudiée.
Puis, non sans brusquerie :
— Je n’oublie pas que la révolution est une affaire complexe
et qui doit faire marcher toutes ses parties ensemble d’un certain
pas. Je n’oublie pas non plus qu’il n’est pas de civilisation plus
que la vôtre, sauf peut-être celle des Incas péruviens, qui se soit,
avec plus de persistance, tendue vers l’uniformisation, mais au
niveau le plus élevé. Et certes tout ici est une question de niveau.
Je vais préciser... Permettez-moi seulement de me faire, non
l’avocat de Dieu, mais du diable. Ici encore c’est une manie
d’Occidental.
— Disons que c’est un jeu, concéda Lyng.
— Le jeu de la maïeutique, dit Drameille. Il débute par une
552 La Fusse de Babel

nouvelle question : dans cette orgie d’organisation objective et


de planification, qu’est-ce qui vous distingue, selon vous, d’un
capitaliste européen classique?
— Tout, dit Lyng, étonné.
— Rien, dit Drameille. Sauf une simple question de champ. Le
capitaliste organise son entreprise avec autant de rigueur que vous
organisez la vôtre, sauf que la vôtre s’appelle l’État, mais dans les
deux cas, cette organisation est aussi parfaite que possible dans
son champ. L’organisation du capitaliste crée bien entendu des
tensions aux limites, aux limites de l’entreprise, c’est-à-dire du
champ. Ces tensions sont d’ordre économique. D’où la concur¬
rence capitaliste. Cette concurrence est anarchique : il y a beau¬
coup d’entreprises. Elle caractérise ce qu’on peut appeler l’ère
capitaliste pure, celle de la deuxième moitié du xixe siècle. Mais
la première moitié du xxe siècle ne fait qu’étendre et intensifier
ce schéma. Les États interviennent à la fois pour simplifier et
aggraver les effets de la concurrence. Le champ de l’organisation
s’étend aux peuples, aux nations, et les conflits aux limites sont
non seulement économiques mais politiques. Le capitalisme pur
produit le fascisme. C’est l’ère colonialiste, ou impérialiste. Troi¬
sième époque enfin : la seconde moitié du xxe siècle. Le champ
de l’organisation devient le continent, et les conflits aux limites
sont non seulement économiques et politiques mais raciaux. La
concurrence est réduite à l’extrême quant au nombre des fac¬
teurs, mais son intensité est infinie. C’est l’ère raciste. Nous y
sommes. Même si ces différences de degré donnent le vertige,
puis-je dire que je ne vois là que des différences de degré, non
de nature?
— De nature aussi, dit Lyng, puisque la quantité devient
qualité. Et, chaque fois en effet, à chaque saut, des masses
d’hommes croissantes prennent de mieux en mieux en main leur
propre destin. Et chaque fois ce n’est pas seulement le monde qui
est changé, mais l’homme.
— Les chefs d’entreprises, puis les chefs de nations, puis les
chefs d’Empires?
— Non. Les masses et les peuples, et toute l’humanité. Chaque
homme séparément et tous les hommes.
— Je n’en crois rien, dit Drameille. Certes, je vois bien que vous
voulez changer l’homme. Vous le collectivisez. Vous le videz de
ses sentiments personnels. Mais ce n’est pas le vide qui m’intéresse,
c’est le plein. Où est-il?
La Fosse de Babel 553
— Dans un autre sentiment, celui de l’unité, de la grandeur
et de l’interdépendance sociales. Cela me paraît évident.
Peut-être. Mais alors c’est la société qui est pleine, et non
l’homme.
— Vous jouez sur les mots.
— Je ne crois pas. La société est pleine et fascine, l’homme est
vide et fasciné.
— Le mot fascination ne me convient pas, dit Lyng, mécon¬
tent. Ni le mot vide. A la limite, la société et l’homme se rejoignent
et se confondent.
— Il n’y a rien de moins clair que ces questions de limite, dit
Drameille. Une société est-elle d’ailleurs jamais complètement
pleine? Non, et pour deux raisons. En premier, une raison de fait.
Par exemple, vous, les Jaunes, vous allez d’abord écraser les
Blancs avec l’aide des Noirs, mais vous vous battrez ensuite contre
les Noirs, c’est la loi. A moins qu’entre-temps vous soyez appelés
à vous battre aussi contre les Martiens ou les gens de Sirius, s’il
y en a. Et il y en a sûrement. Mais surtout pour une raison d’essence.
C’est un rêve de puissance qui anime les sociétés et non un rêve
de bonheur. Les rêves de bonheur ou de paix n’ont jamais exalté
personne. Bien sûr, vous vous donnerez toujours comme alibi
que cette paix ne sera pas la vôtre, mais celle d’une humanité
future pour laquelle vous vous sacrifiez. C’est faux. Une société
ne sacrifie jamais rien. Et elle ne peut prétendre le contraire que
parce que les rêves de puissance sont justement, par excellence,
des rêves de fascination, par quoi sont fascinés non seulement
les peuples mais les chefs. De tels rêves n’ont pas de fin. Vous
voyez, j’en reviens à Moïse. Et même me voilà obligé de faire une
double distinction. Non seulement il faut choisir d’être Moïse
ou d’être le peuple, mais aussi d’être un Moïse lucide ou un Moïse
fasciné...
Lyng, énervé, leva la main et voulut parler, mais Drameille
l’en empêcha.
— Attendez encore, lui dit-il. Je suis le diable et le diable est
bavard. Voici où intervient peut-être cette différence de nature
dont vous parliez tout à l’heure. Est-ce ici encore une loi de
quantité qui produit dialectiquement cette différence? Il faudrait
s’interroger sur les Moïses des petits peuples et les Moïses des
grands. Quelle est, selon vous, la différence qui sépare, à cet
égard, un Mao Tsé-toung par exemple d’un Staline? Ou, d’une
façon générale, la différence entre les Chinois et les Russes?
554 La Fosse de Babel

Lyng regarda Drameille et ne répondit pas.


— Parlez, lui dit Drameille.
— Je ne dirai rien, dit Lyng, que vous n’ayez fini.
— C’est, reprit alors Drameille, que les Russes sont deux cents
millions et apparaissent à l’ère impérialiste, tandis que les Chinois
sont six cents millions et apparaissent à l’ère raciste, et que, dans
ces conditions, le mode de fascination exercé par Staline sur son
peuple doit se trouver plus primitif que celui de Mao Tsé-toung.
Il y a bien des modes de fascination. Et il est certainement plus
facile d’enchaîner un peuple par les passions que par l’intelligence.
Staline mentait à son peuple, et le mensonge est évidemment une
arme primitive, dont usent et abusent les enfants et les femmes.
Vous voyez où je veux en venir. Vous autres, Chinois, qui allez
avoir le nombre et la force, vous devriez au contraire utiliser un
mode de fascination plus accompli, et dont la limite, cette fois,
m’apparaît et m’intéresse. Chez vous c’est la vérité qui devrait être
fascinante, non le mensonge... Pourquoi Staline mentait-il? J’ai
eu là-dessus une conversation passionnante avec un communiste
français nommé Pirenne, que vous connaissez peut-être, car il
vient souvent ici et soutient à fond le marxisme chinois. Je vou¬
drais reprendre avec vous, juste au point où je l’avais laissée, la
conversation que j’ai eue avec lui. Il disait que le marxisme russe
est encore infecté, dans les masses, de christianisme sentimental
et de références inconscientes à un Dieu bon. C’est en quelque
sorte parce que l’homme russe, le communiste russe, n’était pas
assez avancé que Staline était obligé de mentir et de ménager
en cet homme sa soi-disant passion de la bonté et de la justice.
Cela dit, vous ne pouvez pas imaginer à quel point les mensonges
russes sur les massacres de Katyn par exemple ont fait du tort,
en profondeur, au communisme européen. Ils lui ont rallié, bien
entendu, un grand nombre d’esprits faibles et masochistes, pour
lesquels le mensonge est à la fois intimidant et bienvenu, parce
qu’ils se mentent à eux-mêmes, c’est-à-dire des diables du second
ordre, déjà conditionnés et domestiqués, assortis à cette fasci¬
nation de second rang. Mais ils en ont écarté les vrais diables, ceux
du premier ordre dont je suis, qui sont plutôt sadiques mais
veulent être traités en hommes libres, dignes de recevoir la vérité,
même si elle est incroyable, et vivre le jour plutôt que la nuit,
même s’ils ont le soleil dans les yeux. Et, de fait, en quoi le nombre
servirait-il le progrès s’il ne permettait d’utiliser la puissance de la
vérité plutôt que la vérité de la puissance?... En matière de physi-
La Fosse de Babel 555

que sociale, je suis profondément marxiste, je vous prie de le


croire, et je déclare même que le marxisme, comme toute physique,
est irréfutable, dans son champ. Mais de grâce il est tempB, devant
l’homme encore à naître, de mesurer la distance qui sépare Marx de
Machiavel. Je trouve ennuyeux que, chez vous, les bonnes sœurs
catholiques enterrent vivants les petits enfants, comme à l’orphe¬
linat de Pékin, ou que les évêques gardent dans leurs tiroirs des
photos de femmes nues, comme à Changhal. Si ces fables, chez
vous, sont encore efficaces, c’est dommage. Cela prouve que vos
militants sont encore des guerriers de la nuit, non du jour. Êtes-vous
d’accord? Le communisme russe a été incapable de faire naître
un homme nouveau. Mais le communisme chinois? Je voudrais
répondre à cette question qui est probablement la plus importante
de toutes celles que peut se poser aujourd’hui un homme conscient
d’être homme. Et peut-être ici vais-je vous étonner et allez-vous me
prendre pour un opportuniste et un flatteur. Car je réponds oui à
cette question. J’y réponds oui pour des raisons qui vous paraîtront
peut-être assez particulières et même au premier abord scanda¬
leuses, mais que je vous prie d’examiner. J’ai fait d’abord une
remarque : l’homme social, chez vous, est de plus en plus vidé de
tout sentiment personnel mais il est aussi de plus en plus cérébra-
lisé. Je n’ai jamais rencontré de peuple plus raisonneur, sauf
peut-être le peuple français, mais en France chaque individu
raisonne pour soi, à tort et à travers, tandis qu’il s’agit ici d’un
raisonnement collectif par quoi chaque individu redécouvre les
solutions correctes et raisonnables. C’est le bon côté du marxisme.
Il apprend aux individus à dialectiser les émotions et les passions
collectives. Mais cette façon cérébrale de justifier et par là même
d’intensifier les sentiments destructeurs ne peut évidemment
conduire, un jour, par le jeu de la dialectique, qu’à la destruction
de ces sentiments. Cela laisse entendre que, plus tard, votre peuple
n’aura aucune peine à dépasser la haine et le nationalisme qui
figurent aujourd’hui en bonne place parmi ses éléments moteurs.
Et, à cet égard, votre réussite s’annonce bien plus certaine que celle
du communisme russe dont la pureté et l’efficacité se tiennent un
ton en dessous, toujours à cause de ses interférences chrétiennes,
aussi bien dans l’ampleur des émotions que l’intensité des analyses.
Mais voici les raisons scandaleuses que j’ai annoncées. Vous allez
réussir à créer un homme nouveau. Pourquoi? Parce que vous
allez créer en l’homme actuel une tension si insupportable entre
la vérité collective, à laquelle vous donnez tous vos soins, et la
T>5G La Fosse de Babel

vérité individuelle, dont vous ne vous occupez pas du tout ou que


vous réprimez, qu’il faudra bien que cet homme fasse un effort
surhumain pour dominer cette tension. Ceci ne sera possible,
notez-le, et ce sera votre plus beau titre, que parce que vous
allez être le premier peuple à gouverner par la vérité, la vérité
collective, et non par le mensonge. Mais, ce point admis, c’est
votre succès lui-même qui va poser le problème des vérités indivi¬
duelles dont vous avez tendance aujourd’hui à nier la portée. Il
vous est facile de dire que le problème de la mort et celui du sexe,
par exemple, qui sont les deux grands problèmes personnels, sont
de pure contingence. Heureusement, ce n’est pas vrai, sans cela
votre Révolution deviendrait vite ennuyeuse. Vous ne pourrez
pas toujours éluder le problème métaphysique de la mort. Ce
n’est pas un problème social. Et vous ne pourrez pas non plus
confondre longtemps les sexes et traiter l’amour de problème
bourgeois. Votre peuple le sent aussi bien qu’un autre, peut-être
mieux. J’ai fait une seconde remarque. Savez-vous pourquoi vous
êtes incontestablement le peuple le plus colérique de la terre? Vos
emportements sont soudains et dévastateurs. Eh bien, c’est parce
que vous êtes le peuple le plus social et le moins satisfait de l’être.
C’est parce que vous mesurez mieux que d’autres la distance qui
sépare la vérité collective, qui est fascinatrice et contraignante,
de la vérité individuelle, qui est libératrice, et que vous vous en
voulez de vous dissimuler à vous-même cette distance. Voilà, j’ai
terminé. La vérité sociale et la vérité individuelle sont infiniment
proches l’une de l’autre et pourtant infiniment étrangères l’une à
l’autre. Nous retrouvons le problème de la transcendance. C’est
un problème personnel. Et par là tout est dit...
Lyng, les yeux baissés, n’avait pas cessé de sourire.
— Vous êtes beaucoup moins marxiste que vous ne le dites,
remarqua-t-il d’une voix tranquille lorsque Drameille eut terminé.
— Vraiment? fit Drameille encore essoufflé.
— Oui, dit Lyng. Il n’existe pas deux vérités indépendantes
l’une de l’autre, mais une dialectique unique de la vérité. La loi de
l’interaction joue partout.
— Non, dit Drameille.
— Quelque chose lui échappe?
— A la limite, oui, à la limite dont vous parlez.
Comme si on l’eût obligé à exposer des évidences, Drameille prit
un air chagrin. Il eût pu répondre comme je l’avais fait à Laforêt :
ce qui échappe à la dialectique, c’est le sujet absolu. Et, de fait,
La Fosse de Babel 557

j’étais ici profondément d’accord avec Drameille. Depuis cent ans,


l’Occident a produit trois doctrines d’avant-garde et trois seule¬
ment, toutes trois capitales, et qui impliquent chacune une théorie
dialectique de la connaissance, c’est-à-dire des rapports de l’homme
et du monde : le marxisme, la psychanalyse, la phénoménologie
transcendantale. Le malheur est que les deux premières n’ont pas
su définir leur champ. Le marxisme se prend pour une philosophie
totale alors qu’il n’est qu’une physique : il réduit l’homme à son
instrumentalité sociale. La psychanalyse se prend de même pour
une philosophie totale alors qu’elle n’est qu’une physiologie : elle
réduit l’homme à son mécanisme instinctuel. L’une comme
l’autre sont par conséquent des doctrines de l’entropie : on y
explique tout par les moyennes, la transcendance du haut y est
niée et ramenée à l’immanence du bas. L’avenir montrera que
seule la phénoménologie husserlienne concerne tout l'homme, de
bas en haut. Seule elle peut rendre compte des deux autres et les
placer dans leur relativité. Seule elle est intégrante. C’est la
doctrine de l’Occident accompli.
Drameille répondit simplement que Marx, traitant de l’homme
comme d’un être social, n’avait pu dialectiser de lui que la subjec¬
tivité naïve, ce que Husserl appelle la conscience naturelle, toujours
plus ou moins fondue dans le social, mais non la vraie subjectivité,
celle du Moi transcendantal immobile et irrelié, qui est par là
même irréductible. C’était la part ineffable de l’homme, sa part
divine.
— Nous n’avons pas besoin de Dieu, dit Lyng.
— Vous n’en avez pas besoin en effet, dit Drameille, puisque
vous l’êtes.
— Je le suis dans la mesure où Dieu est lui-même un produit
social, dit Lyng, qui était intraitable sur le dogme. Mais permettez-
moi de m’étonner. Tout à l’heure vous étiez le diable, maintenant
vous êtes Dieu.
— Je suis toujours le diable, dit Drameille. Connaissez-vous
pour celui-ci une fonction plus diabolique que de parler de Dieu?
Mais Lyng était insensible à l’humour. Les yeux à nouveau
baissés, il paraissait réfléchir :
— Un jour, dit-il enfin, c’est la biologie qui vaincra le sexe et
maîtrisera la mort...
Cette fois, Drameille ne répondit pas. Il y a une grande distance
entre les problèmes de Lucifer et ceux de la prêtrise, mais les uns
et les autres ne sont pas de ceux qu’une conversation résout. Et
558 La Fosse de Babel

l’écrivain, à son tour, s’enferma dans un sourire appuyé, mais sans


regarder Lyng, comme s’il voulait lui aussi se faire une arme du
silence ou plutôt laisser Lyng trouver ses armes tout seul.
Cependant, il avait aperçu, sur le bureau de Lyng, dans un cadre
de bois verni fort rustique, une photo de femme. Il ramena ses
yeux sur Lyng et désigna la photo.
— Êtes-vous marié? demanda-t-il.
— Oui, dit Lyng, lui tendant la photo.
Celle-ci représentait une femme sans âge, mince et sèche, en
bleu de chauffe et aux yeux durs, sur un fond de tubulures compli¬
quées dans quelque chantier du désert.
— Elle dirige une campagne de forages dans le Sinkiang,
expliqua Lyng, non sans fierté.
Le Sinkiang est cette province du Far West chinois, encore à
peine habitée, mais qui sera, au moment des recommencements de
l’histoire, dans cinquante ans, une des régions industrielles les plus
riches du monde.
La femme de Lyng était absente depuis deux ans. Tous les
trimestres, elle venait passer trois jours à Pékin. Lyng s’en accom¬
modait. Elle aussi.
Ces Chinois n’ont pas encore réellement payé leur billet de rentrée
dans le monde, se dit Drameille. Et, de fait, ils n’ont connu que la
guerre. La guerre n’est pas un drame personnel. La femme si. La
femme et la métaphysique. Mes deux seuls pôles... C’est la règle
chez les guerriers, se dit-il encore : ils se débarrassent de leur corps
à trop bon compte. Il faut attendre que leur corps devienne un
peu pesant. Cela viendra.
Il regardait toujours la photo de la femme de Lyng et pensait
à sa passion avortée pour Hélène qui avait fait de lui un homme
véritable : moi, ce n’est pas mon billet de rentrée que j’ai payé,
mais de sortie... Ces femmes marxistes chinoises ne sont que des
objets sans sexe. Et, à la façon de Nietzsche, qui voulait accoupler
les belles et subtiles femmes juives, créatrices de problèmes, aux
junkers prussiens : confier les maîtres chinois aux femmes latines,
pourquoi non?
— Allez-vous quelquefois en Europe? demanda-t-il à Lyng.
— J’irai à Londres et à Paris dans quelque temps.
— C’est à Paris que nous terminerons cette conversation,
fit Drameille.
La Fosse de Babel 559

90. La purification de l'abbé Domenech.

Le Chen-si est une province bien plus lointaine que ne l’indi¬


quent les quelque mille kilomètres qui la séparent de Pékin à vol
d’oiseau. Bordée au nord par la Grande Muraille et à l’est par le
fleuve Jaune, c’est une région au climat rude ouverte aux vents
froids de l’Asie centrale. Ses épaisses et fertiles terrasses de lœss
coupées de ravins profonds propices à la guerre de maquis s'appuient
à des montagnes arides, dont le compartimentage iriégulier évoque,
quand on les survole, les dessins tracés dans le sable par les tour¬
billons du vent. Ce pays reculé, qui sert de transition entre les
déserts mongols et les riches plaines chinoises, a été depuis trente ans
le berceau de la révolution communiste. C’est là que les troupes de
Mao Tsé-toung refluèrent après la Longue Marche, de là aussi
qu’elles repartirent pour la victoire. En 1948, lorsque la révolution
triompha définitivement dans le Chen-si, le Père Deslandes, des
missions de la rue du Bac, qui se trouvait en Chine depuis plus
de vingt ans, dirigeait encore, depuis la petite ville de W..., dans
l’extrême nord, un immense vicariat qui couvrait toutes les steppes
septentrionales de la province. A mesure que ses églises furent
fermées, Je Père Deslandes, avec ses derniers prêtres, remonta
vers le désert et finit par mener la vie nomade des bergers.
C’était un petit homme à la fois robuste et rabougri, d’origine
modeste, expert dans toutes les tâches paysannes, et que rien ne
distinguait plus d’un vieillard chinois sans famille. Son christia¬
nisme était libéral sans avoir besoin d’être habile. Le Père, en
effet, se posait peu de problèmes. Il se pliait d’instinct aux croyan¬
ces et aux mœurs, comme la terre se donne aux saisons. Cependant
il aimait totaliser les conversions, les baptêmes, les communions.
Cet homme sans calcul était naïvement réjoui par le nombre.
Comme il soignait aussi les malades, beaucoup de ces nomades
prenaient le baptême pour un rite médical, qui appelait les esprits...
Cette fois, en arrivant à W..., et avant d’être admis à se rendre à la
prison, Domenech ne put échapper à la visite du grand barrage
local, qui était en construction sur un affluent du fleuve Jaune.
Un vent aigre tombait de la montagne et descendait en sifflant
dans l’étroite vallée, faisant courir les grains de sable en minces
560 La Fosse de Babel

filets dans l’herbe sèche. On conduisit Domenech sur un promon¬


toire qui dominait le chantier et où flottaient des banderoles triom¬
phales. Ce paysage parut à Domenech d’une grandeur et d’une
tristesse indicibles. Une seule couleur pour la terre et le ciel, le
noir, ou plutôt le gris plus ou moins sale, en teintes plates, comme
dans ces dessins au lavis où les traits ne résultent que de la juxta¬
position des plans, et où s’ouvrent pourtant des profondeurs sans
fin. Le ciel était plombé. Mais les crêtes coupantes des montagnes,
qui faisaient monter très haut, dans ce ciel, des horizons successifs,
comme si elles voulaient le boucher, le verrouiller encore, les lignes
stratifiées des terrasses, le ruban des sentiers abrupts, puis, tout au
fond, le miroir terni des eaux où ne se reflétait, comme si on l’eût
chassée de partout, qu’une lumière rasante, tout, dans ce paysage
aux traits immuables et durs, semblait dissoudre toute vie dans
l’exacte gradation de ses grisailles éteintes et de ses noirs compacts.
La vie y grouillait pourtant, mais on ne la voyait qu’après, telle¬
ment elle ajoutait peu au paysage, comme si elle n’était faite que
des grumeaux du sol ou de l’encre. Les sautes du vent apportaient
par moments une rumeur de foule, un halètement saccadé de
bulldozers. On avançait et l’on voyait les longues files de terrassiers
porteurs de fléaux à deux seaux bouger dans une ondulation lente
le long des blessures encore informes de la terre. L’interprète
montrait des plans, traduisait des chiffres. Le commissaire du dis¬
trict regardait Domenech d’un air froid. D’habitude, dans ce genre
de visites, c’était Drameille qui mettait du liant, il savait poser les
questions attendues et s’étonner des réponses. Mais Domenech
n’était jamais à l’aise dans les rôles de convention. Tout seul, il se
sentait inerte et comme alourdi de tout le poids de sa gêne. Cepen¬
dant on descendait, on approchait du fleuve. On passa tout près
d’une brigade de vieilles pelles mécaniques qui crachaient et
gémissaient et qu’une main-d’œuvre inexperte menait tout droit à
la ferraille. L’odeur âcre du béton frais se mêla à celle de la terre
ouverte, et Domenech se réveilla. Il avait jadis travaillé au rem-
piétement des quais au port du Havre et savait apprécier les
difficultés des travaux en eau profonde. Il se força à poser quelques
questions qui lui parurent minuscules, des questions d’ouvrier. Le
commissaire ouvrit des yeux étonnés. On appela des ingénieurs,
Domenech discuta, descendit dans les fouilles, pétrit sous ses
doigts l’argile gluante. Il retrouvait des mots, des gestes oubliés, il
sentait monter en lui le goût fade des anciens bonheurs. Était-ce
une humanité nouvelle qui naissait là, dans ce travail zélé, dispro-
La Fosse de Babel 561

portionné et toujours sans fin, bien que mille fois répété ou bien
s’enfonçait-elle, au contraire, cette humanité finissante, dans cette
terre morne, où sa fatigue et ses rêves se mêlaient? Domenech
pensa : c’est ici la terre de la dissolution, non de la naissance.
Pis encore : de la dissolution, non de l’achèvement. Sans doute
était-il injuste. Personne ne peut répondre aux problèmes des
autres. Seul son problème personnel comptait. Il parlait pourtant
à ces insectes aux âmes imprécises, il leur disait les mots de leur
emploi, de leur espoir. Curieuse énigme que celle du corps, quand il
se met à parler seul et se dédouble de l’âme... Au retour, le commis¬
saire s’était réchauffé et complimentait Domenech. Il voulut même
le remercier par une nouvelle halte. Un vaste champ désherbé
par le piétinement des foules s’ouvrait entre le fleuve et la route,
près de la ville. Tout à l’extrémité, signalée par de nouvelles
oriflammes, une longue table faite de planches clouées sur des
pieux et munie d’un banc était disposée. C’était le tribunal du
peuple. A dix pas devant, entre la table et le champ, une étroite
bande d’herbe intacte marquait l’emplacement des accusés, des
condamnés, que sans doute l’on exécutait là sur l’heure, pour
l’exemple. Domenech n’avait pas fait la guerre et n’avait jamais
approché de tueurs, mais peut-être sa faculté d’effroi était-elle
émoussée. Dans la jeep, il posait sur ce commissaire aux joues
flasques, redevenu impassible, des yeux vaguement étonnés.
Dans les jours qui suivirent, Domenech put vérifier à quel point
les automatismes de la vie s’emparent vite de chaque être, selon sa
condition et ses instincts. Il vit le Père Deslandes, qui supportait
tout, acceptait tout, au nom d’une fidélité qui paraissait tout
extérieure et voisine de l’entêtement, mais infinie. Tout, dans cet
homme simple, était commandé par l’émotion, le sentiment, le
besoin de respect, d’imitation. Il imitait le Christ. Mais, justement,
y avait-il de l’émotion dans le Christ? Domenech se rappelait une
parole de d’Aquila : le véritable amour est immobilité du cœur.
Il revit aussi le commissaire. Celui-ci aussi était conforme à son
type et prisonnier d’une âme collective. Cet homme, dans sa
jeunesse qui n’est pas si lointaine, se disait Domenech, a dû
prononcer souvent le mot de fraternité et s’en exalter. Souvent il a
dû appeler les victimes à s’unir. Maintenant il est du côté des
bourreaux. C’est la loi. Et si je le lui reproche, il va me répondre
que mon Église a fait de même. Porteuse d’un message d’amour
qu’elle a traîné dans le sang, elle n’a jamais cessé d’excuser l’action
de ses tortionnaires par le sacrifice de ses martyrs. Voilà pourquoi
562 La Fosse de Babel

il y a dans le monde tant de martyrs inutiles, dans tous les camps.


Ils sont inutiles parce qu’ils ne rachètent que le passé, la fatalité du
passé. Sous le courage tranquille du Père Deslandes, Domenech
notait alors quelque tristesse, quelque abattement inconscients,
qui n’étaient pas dus seulement à l’épuisement physique ou à la
fièvre et qu’il rapportait à cette inutilité. On était loin de l’alacrité,
de la bonne humeur, de l’optimisme des anciens martyrs. Jadis on
devenait martyr par excès d’espoir, se dit Domenech. On le devient
aujourd’hui par excès de honte.
Incapable d’apporter de grandes solutions aux grands problèmes,
Domenech, qui voulait quand même faire quelque chose, envoya
un nouveau rapport à Pékin pour essayer de faire rapatrier le
Père, et, dans l’attente de la réponse, demanda à travailler à
l’atelier d’entretien des bulldozers, sur le barrage. Par cette
demande, il ne savait pas très bien s’il faisait preuve d’humilité
ou de calcul, doutant s’il cherchait une excuse, un dérivatif à son
échec, ou un moyen de se concilier, dans l’intérêt du Père Deslandes,
les bonnes grâces du commissaire. Mais même ce dernier objectif
était incertain. Que pouvait-on attendre d’un homme si habitué à
réglementer qu’à ses yeux toute initiative individuelle, en souli¬
gnant une carence des pouvoirs publics, devait passer pour réac¬
tionnaire? Un tel homme ne pouvait qu’être indisposé par le
dévouement. Domenech fut admis pourtant. Simplement on le dit
en surnombre. Pourquoi diable fais-je cela? se dit-il quand même,
en prenant le bleu de chauffe qu’on lui tendait. Est-ce mon devoir
ou ma pente? J’ai de la compassion pour le Père, pour tout le
monde, et pour moi. Cette faiblesse fait que notre race est perdue.
Des bonzes bouddhistes travaillaient aussi sur le chantier. Ils y
venaient en groupe, en vue de ce qu’on appelait leur rééducation.
A cette époque, de nombreuses sectes bouddhistes étaient déjà
interdites, d’autres encore tolérées. Les moines de W... avaient la
permission de rentrer le soir à leur couvent, au fond d’un faubourg.
Leur supérieur invita Domenech à prendre avec eux un bol de riz
et à assister à leurs exercices.
Le couvent de W... comprenait une trentaine de moines qui
pratiquaient ensemble ou séparément le nien-fou, c’est-à-dire la
récitation répétée du nom du Bouddha Amithaba, discipline qui
peut passer pour une forme démocratique et décadente du Zen,
ou l’inverse. Assis sur leurs nattes, le dos bien droit, face à face
sur deux rangs, les moines articulaient et reprenaient sans fin,
en hochant la tête, les syllabes sacrées : Na — mou — o — mi —
La Fosse de Babel 563
to — foui (Gloire au Bouddha de lumière infinie) que scandait
une cloche de bois, dix mille fois chaque jour, disaient-ils avec
nostalgie, en pensant aux anciennes performances, quand ils
avaient le temps : cent mille fois, un million de foisl Au bout d’un
quart d’heure la tête tourna à Domenech, pourtant habitué aux
litanies et au chapelet. L’exercice du nien-fou, qui a pour but de
suspendre les activités superficielles de la conscience, doit la
mettre en état d’innocence, disent les moines, et la faire renaître
au pays pur. Ils en attendent l’union, la fusion en Bouddha,
l’état de certitude et de lumière.
Domenech s’étonna de cette mécanisation prolongée, qui
paraissait un but en soi, et questionna le chef de la communauté,
un vieux lettré tout ridé, à longue barbe.
— Ne vous y trompez pas, lui dit celui-ci en jetant un regard
peureux sur l’interprète. Il ne faut pas mépriser le nien-fou. Il ne
s’agit pas du tout, bien au contraire, de tarir l’esprit d’investi¬
gation profonde.
— Mais l’esprit en vue de quoi?
— En vue de pénétrer dans la nature du Bouddha.
— Par une pensée, une méditation?
— Oui, fut la réponse. Par une méditation sur l’une des formes
du vide...
Et, avec une sorte de timidité, sous le regard ironique de l’inter¬
prète, il ajouta :
— Il y en a dix-huit...
Ce que l’interprète traduisit sans le moindre respect, en riant.
Domenech était assez habitué à ce dernier pour ne plus le craindre
et passer outre. Posant sur le vieux moine un regard plein d’appro¬
bation et de chaleur, il questionna encore :
— Ainsi vous pouvez méditer en parlant?
Le vieillard laissa courir son regard sur la rangée des bouddhas
alignés contre le mur et dont la dorure s’écaillait par endroits,
blessant sans le déformer leur visage paisible :
— La langue parle, le cœur médite, répondit-il.
— J’entends bien, dit Domenech.
— Qu’entendez-vous? demanda le moine.
Domenech, indécis, resta silencieux. Le moine respecta un
moment ce silence, puis leva ensemble les deux mains.
— Pour entendre le son, que faut-il? demanda-t-iL Faut-il
frapper l’une contre l’autre les deux mains?
— Oui, dit Domenech, étonné.
564 La Fosse de Babel

— Non, fit le moine, en abaissant la main gauche mais en


gardant la droite levée... Entendez, dit-il, le son d'une seule main...
Une nouvelle fois, Domenech ne dit rien, et cette fois encore le
vieillard parut lui savoir gré de ce silence.
Domenech se trouvait depuis trois semaines à W... lorsqu’il
reçut une lettre de Drameille l’informant de la mort de d’Aquila
et lui demandant de rentrer à Pékin. Aucune nouvelle, mieux que
celle de cette mort, ne pouvait signifier à Domenech qu’il était
abandonné dans le désert. Quand il s’interrogeait sur le sens de ces
dernières semaines, elles lui paraissaient avoir été consacrées à une
récapitulation hâtive de sa vie, une dernière mais complète tra¬
versée, en raccourci, de tout le champ de ses possibles déjà épuisés.
Rien ne l’avait retenu. Ni la foule au travail, ni les moines en
prière. Durant quelques jours, chez les bouddhistes, il avait
honnêtement cherché à comprendre quels étaient les prolongements,
dans ces âmes, de ces paradoxes zen qui terminaient avec eux tout
entretien et devaient donner accès à l’indicible. Il ne se moquait
pas de la mécanisation de leurs prières, où il voyait de l’humilité.
Pas davantage de leurs formules volontairement absurdes. On lui
avait appris qu’il existait environ dix-sept cents de ces formules
d’effraction (en japonais kô-ans, en chinois koung-ans) que les
siècles avaient pieusement recueillies et que le disciple devait
résoudre toutes, l’une après l’autre, en dehors de tout raisonne¬
ment et aussi de tout quiétisme, pour devenir un maître pleinement
qualifié. Mais Domenech était ainsi fait : sa matière était trop
dense, elle brûlait sans flamme. L’illumination lui était impossible
et, dès lors, son respect de l’invisible ne l’entraînait point. C’était
pourtant l’invisible qui triomphait partout, au même moment,
dans le monde. Que faisaient d’autre, sinon se fier et se soumettre
à un résultat sans cesse reporté, invisible lui aussi, ces millions de
Chinois remueurs de terre, sur leurs chantiers géants? A eux
aussi, comme par l’incantation des bonzes, l’invisible vidait l’âme.
Entre l’assoupissement du corps dans le travail et sa dissolution
dans le nien-fou, quelle différence? Ces extrêmes se rejoignaient
dans une même dépersonnalisation de l’homme. Mais nous,
Occidentaux, pensait Domenech, nous sommes faits pour le
témoignage personnel, car nous avons des corps distincts, des corps
ardents, qui réclament à la fois l’unité et l’individualité et les
veulent difficiles. Mais avons-nous réellement trouvé nos voies?
Domenech n’avait jamais connu dans sa vie que deux hommes
dont il pouvait dire qu’ils s’étaient accomplis : d’Aquila et Dra-
1m Fosse de Babel 565

meille, tous deux parvenus à cette indifférence que donne la


plénitude et restés pourtant des individus. Tous les autres avaient
besoin de certitudes ou d’espoirs, c’est-à-dire de superstitions.
Ils n’obtenaient pas la plénitude, mais un remplissage, une illusion
de remplissage. Bien entendu, Domenech s’était souvent interrogé
sur l’opposition qui subsistait quand même entre Drameille et
d’Aquila. Autant il admirait ce dernier, qu’il eût suivi les yeux
fermés, autant le premier l’écrasait, le glaçait. C’est que l’un et
l’autre faisaient de leur indifférence et de leur plénitude des
usages exactement inverses. Drameille pouvait encourager, indiffé¬
remment, et sans se diviser, toutes les formes de l’activisme, tandis
que d’Aquila pouvait, en souffrant et surtout en mourant, sans se
diviser davantage, renoncer à toutes. Drameille avait rempli sa vie
en vidant la vie des autres, d’Aquila n’avait finalement vidé la
sienne que pour aider les autres à remplir leur mort. La nouvelle de
la mort de d’Aquila traça alors en Domenech un trait de feu. Il l’avait
attendue sans oser jamais l’examiner tout à fait. Maintenant elle était
là. Fallait-il que cette mort survint pour qu’il comprît, lui qui s’était
toute sa vie cherché des raisons de vivre, qu’il est des êtres pour
lesquels le destin ne prévoit que des raisons de mourir? Les heures
qui suivirent furent tumultueuses. Mais il accepta cette idée. La
fin de d’Aquila ne posait pas d’autre énigme que la négation de
l’énigme même, elle n’avait pas d’autre sens que d’obliger les
survivants à réfléchir sur elle pour combler de sens leur propre
fin. Pour la première fois, Domenech sentit la mort s’établir
en lui non plus comme fatalité, mais comme pouvoir.
La dernière journée qu’il passa à W... fut d’ailleurs si remplie
d’événements divers que la méditation de Domenech, à la fois
dérangée et excitée par eux, prit un tour plus exalté que profond.
Au moment de quitter le chantier, il apprit tout d’abord que le
monastère do W..., en vertu d’instructions générales, allait être
fermé dès le lendemain, et les bonzes dispersés dans la foule des
travailleurs avec interdiction de se revoir. Prenant ensuite congé
du commissaire, il fut informé qu’en réponse à une décision du
Vatican nommant un nouvel évêque chinois pour l’île de Formose,
tous les catéchistes chinois du Père Deslandes, sauf deux, allaient
être déportés dans le Sinkiang. Le commissaire n’était pas un
homme de diplomatie ou de nuances. Au service de la vérité,
pour lui la rudesse était un devoir. Il ajouta que les deux caté¬
chistes restants et le Père lui-même seraient mis en jugement à W...
un jour prochain et que sans doute le peuple déciderait leur mort.
566 La Fosse de Babel

91. Devant Lyng, Drameille et Pirenne parlent de von Saas.

Par une lettre de Poliakhine rédigée avec prudence et signée


d’un nom supposé, et que n’importe quel cabinet noir eût pu lire
sans en rien surprendre, Drameille avait appris la mort de d’Aquila,
la présence en Chine de Pirenne et les menaces qui pesaient sur
Julienne et von Saas, et avait aussitôt décidé de rappeler Domenech
et de rentrer en Europe. Ces nouvelles n’avaient pas bouleversé
Drameille : depuis trop longtemps il souhaitait d’affronter Pirenne,
de délimiter avec lui, d’un commun accord, le champ de l’inimitié,
de se faire de cet ennemi un complice tacite mais actif. Fallait-il
cependant le rencontrer en Chine? Oui, pour le manœuvrer mieux,
en s’aidant de la force encore mobile et plastique de Lyng. Les
deux parties du diable sont ainsi faites : comme l’homme et la
femme, ou les tronçons du ver, apparemment autonomes, elles
essaient sans cesse de se rapprocher, se réunir. Mais il fallait aussi
et surtout, si c’était possible, avancer la conquête de Lyng et ainsi
déborder, envelopper Pirenne.
Après avoir conduit Le Hourdel à son poste, dans un centre très
secret de Mandchourie, Pirenne venait justement d’arriver à
Pékin, et Drameille, grâce à Lyng, n’eut aucune peine à entrer
en rapport avec lui. Les trois hommes se retrouvèrent au restau¬
rant de la Suprême Essence des Vertus.
Drameille qui avait mené sa dernière conversation avec Lyng
jusqu’à un terme provisoire au-delà duquel elle ne pouvait plus
être relancée par des arguments mais par des faits, ne se souciait
pas de reprendre avec lui, surtout devant un homme aussi sectaire
que Pirenne, un débat doctrinal où les deux communistes se fussent
nécessairement ligués contre lui. Mais la Chine avait déjà donné
suffisamment de preuves d’un activisme tactique aventureux,
beaucoup plus aventureux en tout cas que celui des Russes, pour
que Drameille, en abordant en souplesse l’affaire von Saas-San-
tafé, pût espérer, malgré Pirenne, s’attacher au moins la curiosité
bienveillante de Lyng, sinon son agissante sympathie.
Drameille courut des bordées longtemps avant d’entrevoir
l’entrée du port.
— Je me suis toujours demandé, dit-il, pourquoi les discussions
La Fosse de Babel 567

sur la tactique, dans les bureaux politiques des mouvements com¬


munistes, en venaient à prendre une acuité telle qu’on y transforme
les désaccords en trahisons. Ni les lenteurs de l’évolution ni les
contraintes de l’urgence ne sont pourtant capitales pour l’esprit.
C’est un sujet d’étonnement pour moi que le marxisme laisse sur
ce point tant de jeu aux tempéraments individuels...
Drameille savait ce qu’il faisait : il se préparait à prêcher l’uti¬
lité, la nécessité de la coexistence de tous les possibles. Son visage
s’était recouvert d’un air à la fois amical et chagrin, soumis et ému,
et Lyng eût pu s’y laisser prendre, mais les yeux de Pirenne jetèrent
un éclat sournois.
— Monsieur Drameille, dit-il, tout le malheur des hommes vient
de ce qu’ils ne savent pas encore sortir suffisamment d’eux-mêmes,
c’est-à-dire détruire leur subjectivité et transformer en informa¬
tion claire le fouillis des faits. Cette science de l’objectivité vaut
très cher. Aussi est-il normal qu’on en paie aussi très cher l’igno¬
rance. Cela dit, fit-il avec un accent de gaieté que démentait la
brûlure de son regard, il ne faut pas créer une fois de plus des
images mythiques et transformer les débats des bureaux politiques
en nouveaux mystères de la chambre jaune. Dans la société com¬
muniste, on s’efforce à une objectivité de plus en plus poussée.
C’est même la meilleure définition qu’on puisse donner de cette
société. Mais cela n’est pas l’affaire des bureaux poütiques, seule¬
ment de la police. Dans une société communiste, tout commence
par l’information passive, mais objective, et finit par l’information
active, également objective. A ces deux pôles, c’est la police que
vous trouvez, non la politique. Tout le reste, dans l’intervalle,
quant à l’activation de l’information, tend vers le maximum de
mécanisation et d’automatisme. Dire que le bureau politique, dans
cet intervalle, évalue des options, procède à des choix et donne des
ordres, c’est confondre la substance et ses accidents et croire que
la destination de la route est commandée par ses virages. Le bureau
politique le croit peut-être. Tant pis pour lui. Le croyez-vous aussi?
— J’ai appris, dit assez froidement Drameille, à distinguer la
stratégie et la tactique.
— Distinction statique et presque périmée, répondit Pirenne.
Dans la société communiste idéale, il n’y a plus à la limite que des
policiers et des machines électroniques. Cela signifie qu’à la limite
les tempéraments individuels dont vous parliez n’interviennent
plus. Tout le monde est policier.
— C’est un progrès considérable.
568 La Fosse de Babel

Pirenne ne sourcilla pas.


— Un vieux maître, que vous avez, connu, continua-t-il, m’a
enseigné que la possibilité du choix est toujours une illusion due
à notre reste d’ignorance, et nous laisserons celle-là, si vous le
voulez bien, à ces fantômes en voie de disparition nommés poli¬
ticiens qui ont toujours besoin de paraître, faute d’être. Telle est
la seule division subsistante du pouvoir en société communiste :
politique et police. Mais à mesure que la capacité d’objectivation
croît et que la police s’étend, la politique s’efface. La politique vit
dans le paraître, elle est l’art de ce qu’elle appelle le possible. La
police vit dans l’être, elle est la science de ce qu’elle déclare le
certain. Aussi la politique est-elle fluctuante et possède-t-elle des
chefs instables et changeants, tandis que la police est indestructible
et ne possède en fait pas de chefs. Mais vous, monsieur Drameille,
vous me l’avez déjà dit, vous n’acceptez pas de limitations. Vous
ne vous contentez ni de ce certain fort concret dont je parle, et qui
reste encore à développer, ni de ce possible obscur dont je parle
aussi, et qui reste à réduire. Il vous faut d’un seul coup cette
certitude absolue et immédiate que vous appelez l’infinité des
possibles. Vous ne tenez pas compte de la subjectivité restante
des masses ni de la succession du temps qui commande la réduction
de cette subjectivité... Combien d’hommes se font fusiller parce que
leur montre avance 1
— Et si elle est en retard ?
— C’est regrettable, mais ils se font fusiller aussi.
— La mienne est arrêtée depuis longtemps.
Pirenne éteignit ses yeux et hocha la tête.
— Ce n’est qu’un bon mot, monsieur Drameille, dit-il, ce n’est
qu’un bon mot... Mais j’ai tort de dire que votre montre avance.
Vous n’avez pas de montre. Ou, si vous en avez une, elle n’indique
qu’une apparence d’heure, l’heure de nulle part...
Ces derniers mots furent prononcés d’un accent si soudainement
durci que Drameille tressaillit malgré lui et sut que le moment de
l’attaque véritable était venu. Et Lyng lui-même, qui, après tout,
et bien que Chinois, n’était qu’un politicien et pouvait se demander
s’il n’y avait pas sous les paroles bavardes de ce mystérieux Pirenne
une intention cachée (c’était toujours l’impression désagréable
que Pirenne produisait sur les communistes non-policiers : ils se
sentaient mis à nu, activés, provoqués de partout, et déjà dénon¬
cés) Lyng lui-même leva soudain la tête et se tourna vers Pirenne.
Ce dernier, en effet, prenait Lyng à témoin
Im Fosse de Babel 569

— Notre ami vous a-t-il déjà exposé le détail de l’action qu’il


voudrait entreprendre en Amérique? Pour éliminer le problème
du choix entre les tactiques, il propose de les employer toutes...
— Je ne comprends pas bien, dit Lyng.
— Bien entendu, reprit Pirenne, il n’existe nulle part de fron¬
tière bien nette entre la provocation fasciste et le soi-disant ultra-
communisme trotskyste. J’enquête en ce moment sur une série
de sabotages signalés du côté de Chicago et de Detroit et où le
partage est à peu près impossible à faire, pour le moment, entre
fascistes et trotskystes...
— Des trotskystes américains, réellement? demanda Lyng.
— J’en connais, en effet, dit Drameille, très détendu. Mais ils
ne s’occupent pas de sabotages.
— Vraiment? fit encore Lyng.
En lui-même, Drameille sourit. Lyng mordait.
Pirenne se mit alors à parler de Scotti et de von Saas qu’il avait,
dit-il, et comme Drameille lui-même, un peu connus.
— J’ignorais tout cela, dit Drameille avec simplicité. En quoi
ces sabotages présumés me concernent-ils?
— C’est tout votre plan, dit Pirenne.
— Oui et non.
— La coïncidence est forte.
— Je ne comprends pas, dit Drameille. De quoi vous plaignez-
vous? Là-bas le communisme orthodoxe ne fait rien. Ce n’est pas
la multiplicité de vos tactiques qui le gêne, il n’en a pas. Vous
devriez remercier ses adversaires de bouger à sa place. Le commu¬
nisme a l’histoire pour lui, à condition que l’histoire bouge. Souhai-
tez-lui de rencontrer là-bas le maximum d’activistes, surtout s’ils
sont aveugles...
— Donnez-moi des détails, demanda Lyng à Pirenne.
Drameille sourit à nouveau. Ces communistes chinois n’ont
encore rien à défendre, à conserver, pensa-t-il. S’il ne tenait qu’à
eux, ils mettraient encore le feu partout.
Devant Pirenne, cachant son ironie, ce fut alors Drameille qui
répondit à Lyng par un véritable cours sur le trotskysme noir aux
États-Unis. La Chine ne se donnait-elle pas une vocation africaine?
Sauf en France, où il3 ne se sentent quand même pas assez con¬
traints, où, mieux qu’aux U. S. A., pouvait-on préparer le réveil
des Noirs?
— La plupart de mes amis américains sont des intellectuels
trotskystes et beaucoup sont noirs, dit Drameille, s’adressant
570 La Fosse de Babel
toujours à Lyng. Ce trotskysme est le produit de leur isolement-
— C’est possible, dit Lyng, prudent, en surveillant Pirenne.
— Pourquoi les condamner à l’avance? dit Drameille.
— Vous devriez nous faire un rapport complet et constructif
sur vos amis, conclut Lyng.
Drameille sourit avec chaleur.
— Tout à fait d’accord, dit-il. A condition que notre ami
Pirenne ne les ait pas tous anéantis d’ici là.
— Voilà un mot bien impropre, dit Pirenne. Anéantir von Saas?
C’est de l’ordre des accidents. Cela ne me concerne en rien. Je n’ai
ni à condamner ni à approuver von Saas, mais seulement à enquêter
sur lui. C’est ce que je fais... Adressez-moi un double de votre
rapport, dit-il à Drameille, en souriant aussi.
— Il sera fort long mais ne parlera pas de von Saas, dit Dra¬
meille. J’ai beaucoup d’amis.
— Tant mieux, dit Lyng.
— Tant mieux, dit Pirenne.
Cette conversation avait lieu le jour du retour de Domenech,
et Drameille devait se rendre à l’aéroport.
— J’aime votre vision de la police universelle et de l’informa¬
tion absolue, dit-il à Pirenne en se levant. Je n’ai pas encore réussi
à objectiver complètement mes besoins métaphysiques, mais avec
votre aide, cela viendra...
— Comptez sur moi, lui dit Pirenne.
Il partit. Lyng resta seul avec Pirenne.
— Ce Drameille est intéressant, lui dit-il. Réactionnaire mais
sans doute utile, pour un temps. Qu’en pensez-vous?
— Par nature, je ne pense pas, dit Pirenne. Je constate. Il a
beaucoup de relations, c’est exact.
— Il m’a invité à lui rendre visite lorsque j’irai à Paris. Croyez-
vous que je doive accepter?
— Si vous n’allez pas à Paris exprès pour lui, pourquoi non?
dit Pirenne. Il vous introduira partout. Mais en Occident, c’est
facile. Tout est ouvert, puisque tout est vide. Qu’est-ce que Dra¬
meille? Un de ces intellectuels occidentaux qui touchent à tout,
c’est sûr, à tout et à rien. Un vent léger, qui vient et qui va...
La Fosse de Babel 571

92. Domenech et la guerre sainte.

Ce fut à l’escale de Hong-Kong, sur le chemin du retour, que


Drameille et Domenech apprirent, par un journal anglais, que
le Père Deslandes avait été fusillé, deux jours auparavant, àW...,
malgré les démarches faites à Pékin par Domenech.
L’avion survolait maintenant la mer de Chine, au large de
Haïnan, et Drameille somnolait, tout replié, eût-on dit, sur les
précieuses paroles que Lyng lui avait adressées, au moment du
départ, et qui contenaient bien plus qu’une promesse : « J’ai parlé
de vos amis. On ne peut pas les couvrir mais on peut les aider.
Donnez-moi dès que possible une filière. » Il allait en parler tout
de suite à Santafé.
Près de Drameille, Domenech gardait lui aussi les yeux clos.
Il méditait. Peut-être était-ce la première fois qu’il se sentait si
calme, si libre en tout cas de toute révolte. S’ajoutant à la mort
de d’Aquila, celle du Père Deslandes avait trop bien confirmé en
lui, face à l’effort toujours inachevé des hommes, le pouvoir
abrupt de la mort, pour qu’il en reçût la nouvelle avec un accable¬
ment excessif. Quand un homme vient de décider une fois pour
toutes que son destin n’est plus tourné vers la vie mais vers la
mort, il se produit en lui un renversement radical, et sa vie qui
jusque-là n’était qu’un refus machinal de la mort en devient
l’approche volontaire, et cette volonté change tout. Il pensait :
ces chefs communistes ne se contentent pas de réduire les corps en
esclavage. Ils s’emparent aussi des âmes. Ils leur volent leur mort.
Mais moi je veux conquérir la mienne. Plus tard, dans les mois et
même les années qui suivirent, et quand il fut devenu à son tour
un homme de violence, Domenech ne devait jamais se rappeler
sans émotion ces quelques heures de réflexions désordonnées tra¬
versées d’impulsions déroutantes. Il ne pensait pas spécialement
au suicide : il fallait faire aussi durer la mort. Le Christ quand il
avait refusé de suivre les conseils de Pierre, qui lui proposait de
s’enfuir, n’avait pas, en fait, consenti à un suicide. Il n’avait pas
détruit son corps, il l’avait abandonné. Il ne s’était pas fermé à la
vie, ce qui eût été vivre encore, il s’était ouvert à la mort. De même
072 Ijx Fosse de Babel

les prêtres cathares, dans les nuits glacées. Leur corps vivait sans
eux, s’en allait sans eux. C’était cela, remplir la mort...
De longues heures passèrent, coupées d’escales, et Domenech
en était toujours à ce point et s’y bornait, lorsque l’avion atteignit
l’Iran, qui fut justement le berceau des hérésies cathares. Drameille
se réveilla.
— Voyez, dit-il à Domenech, vous retournez à vos origines...
Il lui était venu quelques idées sur Domenech, et aussi sur
von Saas, sur Pirenne. Ce dernier était bien l’homme des masses,
celui de la matière pure, qui veut toujours remplir, alléger, purifier
la matière par la matière même, celui que la tradition nomme
Satan. Mais dès lors, se demandait Drameille, comment Pirenne
me voit-il? C’est un fait que Lucifer comprend Satan, mais que
Satan ne le comprend pas. Tel est le privilège de l’esprit et, à la
fois, sa malédiction et sa jouissance. Où est Lucifer pour Pirenne?
Il n’a que l’embarras du choix. En von Saas d’abord, qui détruit
et vide devant lui toute matière. Mais en Domenech aussi, qui
maudit la matière sans parvenir à la vaincre, comme un Cathare
impuissant. C’est ainsi. Pirenne croit que von Saas et Domenech
sont mes aides, alors qu’ils ne sont que des anti-Satan. Moi qui
n’ai pas d’ennemis, j’en fournis à tout le monde, et surtout à
Satan lui-même.
Il posa sur Domenech des yeux pleins d’amitié. C’était sans
préméditation qu’il venait de parler des Cathares, mais déjà tout
un enchaînement astucieux d’idées se formait en lui.
— Plus on y pense, dit-il, et plus on trouve d’analogies entre la
période actuelle et celle de la guerre contre les Albigeois, en inter¬
vertissant, il est vrai, le rôle de Rome. C’est Moscou aujourd’hui
et Pékin qui se substituent à la Rome médiévale en tant que forces
cléricales, autoritaires et dogmatiques assumant la responsabilité
de l’ordre social, en face d’une Nouvelle Rome, la nôtre, qui succède
à Albi pour affirmer les droits inconditionnels de l’esprit... On n’en
finirait pas de dénombrer les ressemblances entre la Rome du
xine siècle et le Moscou ou le Pékin d’aujourd’hui, de même
qu’entre le Languedoc de l’époque, qu’on nommait d’ailleurs
l’Occitanie, et notre actuel Occident...
— C’est possible, dit Domenech, fort sombre.
Mais le sujet était riche et Drameille savait maintenant où il
menait.
— La place qu’Albi occupait au sein du Languedoc, conti¬
nua-t-il, est la même que celle de la Nouvelle Rome dans cet
La Fosse de Babel 573

Occident d’aujourd’huL La civilisation occitanienne était brillante


et libérale et semblait dominer son époque, bien qu’elle eût déjà
dépassé son apogée et commencé sa décadence et se heurtât, comme
la nôtre, au-dedans et au-dehors, à des idéologies brutales et guer¬
rières. Dans l’art lui-même, son formalisme rappelait le déploiement
conventionnel, irrelié ou vide de l’art actuel. Savez-vous combien
on y comptait de formes prosodiques diverses plus ou moins réglées?
— Non, dit Domenech.
— Huit cents environ. Un signe d’épuisement qui ne trompe
pas... Mais surtout l’Église d’Albi était considérée comme un
ferment d’anarchie. On la disait asociale et même immorale. Tous
les régimes autoritaires nomment immoral ce qui est amoral.
Ils sont par force antimétaphysiques et dénoncent tout ce qui va
dans le sens de l’autonomie spirituelle et de la liberté...
Domenech avait relevé la tête. Drameille le surveillait du coin
de l’œil.
— Nous allons, c’est certain, continua-t-il, au-devant d’une
nouvelle croisade contre les Albigeois.
— Je n’en doute pas, dit Domenech.
On eût dit qu’il refusait de parler.
— Quelle est, demanda Drameille, notre situation et celle des
Thèses?... Il ne nous reste aujourd’hui d’Albi qu’une image cari¬
caturale et négative, exactement comme si les communistes, pour
des fins polémiques, réduisaient la spiritualité d’Occident à l’exis¬
tentialisme... On nous représente le catharisme comme dualiste
et violemment opposé au monde, à la matière, ce qui est exact au
sens littéral puisque la doctrine d’Albi s’inscrit dans une filiation
manichéenne. Et le monde est alors la manifestation du mal
absolu, exactement comme l’opacité de Yen-soi sartrien impéné¬
trable à son pour-soi. Mais c’est faux au sens profond, si l’on consi¬
dère que le catharisme, comme toutes les religions supérieures,
ne fut pas avant tout une doctrine mais une expérience. Avant
d’être contre le monde, il fut au-delà du monde. Avant d’être
une philosophie de la dualité, il fut une expérience vécue de
l’unité. Exactement ce que nous tentons.
— Oui, dit Domenech.
— Le malheur, dit Drameille d’une voix émue, c’est qu’une
telle expérience, bien qu’elle vous retranche du monde, n’est
jamais finie. Elle laisse celui qui la fait terriblement seul. Tous les
propos tenus sur elle la trahissent... Aussi puis-je comprendre
votre actuel état d’âme.
574 La Fosse de Babel
— Cela, en effet, ne me console pas, dit Domenech.
Drameille prit une courte inspiration, puis brusqua les choses :
— J’ai pourtant toujours été persuadé que les moines de
Montségur n’ont pu se battre jusqu’au bout que parce qu’ils
avaient atteint cet état d’unité. Ils ont été à la fois les plus retran¬
chés et les plus engagés des hommes. Aucun guerrier ne comprendra
jamais cela...
— Ils en ont été bien avancés, coupa Domenech d’un ton amer.
Le Père Deslandes aussi est mort. On l’a fusillé dans un champ
lugubre, que je connais. Y a-t-il seulement compris quelque
chose?... Je veux vous poser une question, trancha-t-il. Les bour¬
reaux croient toujours qu’ils tuent pour faire payer les crimes du
passé. Les victimes croient toujours qu’elles meurent pour racheter
d’avance l’avenir. Je l’ai cru longtemps. Ce sont là des calculs de
prêtres impurs.
Il s’arrêta.
— Quelle est votre question? demanda Drameille.
— Il n’y a pas d’avenir. Je dirai même qu’il n’y a pas de passé.
Tous ces bourreaux et toutes ces victimes sont les jouets d’une
même illusion. Personne n’a jamais payé pour personne. C’est à
chacun de payer seul, et dans le présent. Et de faire payer le
présent lui-même...
Une joie profonde inonda Drameille. Cet homme a fait de8
progrès immenses, pensa-t-il.
— Alors voici ma question, reprit Domenech qui maintenant ne
se contenait plus. Pourquoi faudrait-il toujours aller dans le sens
de l’histoire? Je méprise les moines de Montségur s’ils se sont fait
brûler pour conquérir les siècles. Au contraire je les admire s’ils se
sont battus pour se battre, et pour rendre la victoire de leurs enne¬
mis plus douteuse et plus difficile. Il m’importe beaucoup qu’ils
aient un peu donné à réfléchir à saint Dominique, pas assez, sûre¬
ment, si j’en juge par les successeurs dudit, mais un peu tout de
même. Et, en ce qui me concerne, je commence à penser que tous
ces jeunes communistes confortablement installés dans la révolu¬
tion de leurs pères ont eux aussi la partie trop belle et sont en train
de devenir des loups un peu trop gras. On ne se pose plus beaucoup
de questions du côté communiste...
— Vous avez cent fois raison.
— Je ne veux pas spécialement me battre contre le commu¬
nisme de l’avenir, dit Domenech, mais je voudrais en tout cas en
faire quelque chose de moins confortable que le communisme
La Fosse de Babel 575

d’aujourd’hui. Les survivants de Montségur se sont battus durant


près d’un demi-siècle, dans des châteaux perdus. Les châteaux de
l’époque, ce sont les maquis d’aujourd’hui. Vous voyez, l’histoire
avance. Des châteaux au maquis.
— C’est une solution, dit Drameille.
— Ce n’est pas une solution, c’est une voie, dit Domenech.
— Si vous voulez.
— Une voie sans issue.
Drameille le regarda :
— Je vous envie de pouvoir poser ainsi le problème. Il faut être
jeune et solide comme vous l’êtes. Mais je connais beaucoup de
garçons qui pensent également ainsi, et qui agissent.
— Eh bien vous me les ferez connaître, c’est votre rôle, répondit
Domenech avec quelque sarcasme. S’ils sont tous aussi seuls que
moi, nous serons forts.
XIX

Un homme vaut un homme,


Deux hommes valent la moitié d'un
homme,
Trois hommes ne valent rien du tout
Proverbe des colons du Minnesota.

93. Scolli et Jansen se retrouvent.

r.Tout le monde était donc d’accord : Jansen allait entrer dans


l’organisation de von Saas. Dans cet unisson où les jeux contraires
se fondaient, une question seulement restait posée, et c’était la
moins claire de toutes : quel jeu allait jouer Scotti? Et même
Scotti jouerait-il un jeu? Lorsque von Saas l’avait mis au courant
des menaces de Pirenne, il n’avait pas réagi tout de suite. Au
naturel, c’était déjà un homme renfermé que sa qualité d’exécu¬
tant autorisait à ne rien dire et qui laissait se former lentement et
devenir d’autant plus redoutables ses réactions d’humeur. J’emploie
ce dernier mot à bon escient, sans oublier que les réactions
d’humeur, d’habitude, sont vives et immédiates, et sans racines,
alors que celles de Scotti, vives et retardées, paraissaient jaillir
du plus profond. C’est qu’en réalité ces réactions de Scotti, malgré
leur retard, ne furent jamais que des mouvements superficiels et
toujours réversibles, que l’inconscient désarroi né de leur indéci¬
sion suffisait à bloquer et à exalter derrière ce barrage, Scotti
passa une dure journée lorsqu’il prit conscience que le problème
posé par Pirenne se résumait en une alternative où il fallait sacri¬
fier Julienne ou dénoncer von Saas. Aimait-il encore Julienne?
La haïssait-il? Question vaine, perpétuellement oscillante, car elle
La Fosse de Babel 577

ne s’accommodait d’aucun moyen terme, et l’humeur en effet, qui


est le contraire do l’humour, exclut l’indifférence. Chez un être
si habile à se sentir coupable et à se punir mais aussi à se dissimuler
qu’il se punissait afin de se punir plus encore, la haine était un
sentiment à la fois actif et fragile qui affinait le goût de la culpa¬
bilité et servait hypocritement l’amour en le niant. Pour Scotti
comme pour toutes les natures féminines, l’état de culpabilité était
en effet insupportable, et le débat qu’il entraînait jetait Scotti
tour à tour contre le monde et contre lui-même. Il faut bien
comprendre ces êtres Bi négativement divisés. Incapables de se
rassembler et de se dépasser par la connaissance, ils ne cherchent
l’unité que dans les faits extérieurs, c’est-à-dire dans l’action, et
ainsi ils attendent sans cesse du monde qu’il se couronne de
justice et de vérité, ce qui est bien la dernière utopie et même par
excellence l’utopie américaine. Et comme la fonction du monde
est au contraire d’entretenir jusqu’au bout la division, en sorte
que d’avance, pour de tels êtres, les faits trahissent, il en résulte
que la vie ne peut prendre à leurs yeux que le visage de l’antique
Némésis qui confondit à jamais la justice et la vengeance. On
comprenait alors à quel point von Saas, sans Je savoir, cherchait à
forcer le destin, quand il voulait voir en Scotti un autre lui-même,
son Fils consubstantiel. Scotti était encore engagé dans la division
du monde, von Saas en était depuis longtemps dégagé. Scotti
utilisait la destruction pour se fuir, von Saas pour se trouver. Mais
ainsi Scotti en était encore à se détruire peu à peu tandis que
von Saas avait poussé sa propre destruction jusqu’à ce point de
pureté où elle avait détruit, au moins en lui, la destruction même.
Toujours retenu par un besoin de compensation fort infantile, Scotti
eût pu, à la rigueur, en prenant ailleurs sa revanche, oublier une
Julienne triomphante et dont il eût été la victime. Plus précisé¬
ment, une Julienne triomphante l’eût poussé vers un von Saas
également triomphant. Mais von Saas le sentait bien : c eut été
une piètre victoire. En ce début d’année, brusquement, la situation
se renversa. Von Saas n’eût pu souhaiter pour Scotti plus rude
épreuve. Le triomphe de Julienne et celui de von Saas ne se succé¬
daient plus, ils se retournaient l’un contre l’autre; ils ne s’aidaient
plus, ils s’excluaient. Et justement le vide était loin d être suffisam¬
ment avancé, en Scotti, pour lui permettre de ne pas s imputer à
crime cette situation étrange où s’opposaient un von Saas souverain
et une Julienne accablée, sans qu’il y eût d’autre issue que de voir,
mais toujours de son fait, une Julienne à nouveau rayonnante et
578 La Fosse de Babel

un von Saas trahi. Comment choisir? Von Saas, désormais, flottait


trop bien dans son propre vide pour désirer en sortir et se mêler
d’aller au secours de Scotti en lui donnant des ordres. Il décida
de laisser Scotti choisir tout seul, c’est-à-dire se confirmer ou se
perdre. C’est dans cet isolement, cette incertitude que Scotti
attendit la venue de Jansen. Il souhaitait qu’elle rompît le cercle.
Inconsciemment, il était prêt à jouer le jeu de Jansen, pourvu que
Jansen eût un jeu.
Bien que leurs conséquences pussent être vitales pour l’organi¬
sation, c’était donc sans curiosité particulière que von Saas avait
suivi en Scotti le cheminement ou plutôt l’alternance de ces pensées
confuses et contradictoires auxquelles il le sentait livré. Vint cepen¬
dant le moment où ils durent tous deux s’occuper du détail de
I arrivée de Jansen aux U. S. A. et de sa prise en charge par
Scotti.
Ensemble, par téléphone, avec les précautions d’usage, ils réglè¬
rent tout. A la fin de la conversation, Scotti ne put s’empêcher
de parler de Julienne.
— J’espère que vous ne lui avez pas écrit, dit von Saas.
— Non, déclara Scotti.
— Mais vous avez envie de le faire?
— Je ne sais pas, dit Scotti.
Von Saas eut plus que jamais l’impression de faire sur Scotti un
pari où il livrait tout, dans un entier dénuement.
. — Vous êtes libre, répondit-il à Scotti d’une voix neutre. Mais
si vous écrivez, vous détruisez tout...
C’était bien un fait nouveau que von Saas parlât désormais de
Julienne sans sarcasme. Sans le savoir, c’était ainsi qu’il atteignait
le plus savamment Scotti.
Je n écrirai pas, dit celui-ci au bout d’un moment, d’une voix
brève...
11 se sentait las. Des névralgies insistantes, bien que légères,
n’avaient pas cessé de le tourmenter depuis sa blessure. H°était
sans doute mal guéri.
L’hôtel choisi pour Jansen à New York se trouvait dans Lexing¬
ton Avenue, près de la gare de Grand Central, et Jansen y arriva
dans les delais fixés par la convocation de Scotti, puis, après avoir
dîne, s enferma dans sa chambre pour attendre le contact prévu.
II pouvait etre dix heures du soir lorsqu’on frappa à sa porte.
L homme qui entra et se fit reconnaître pour un envoyé de Scotti
était grand et fort. Vêtu d’un raglan bleu marine, il avait l’air d’un
La Fosse de Babel 579

homme d’affaires sportif. Il déplia tout de suite un plan de Man¬


hattan : « Vous allez sortir de l’hôtel sans vous retourner, dit-il
à voix basse à Jansen. Ma consigne est de voir si vous êtes suivi.
Vous prendrez la 38e Rue et m’attendrez sur le trottoir de gauche,
à une cinquantaine de mètres de l’avenue, devant le Harry’s Bar.
Ma voiture est garée tout près. Je m’arrêterai devant vous et vous
monterez. » Jansen passa son pardessus et sortit. L’homme avait
déjà disparu. Dans la nuit froide et humide, et toute brouillée de
lumières et de reflets, Jansen frissonna. Concentré comme il l’était,
l’œil aux aguets, ce frisson le surprit. Pirenne le faisait-il déjà
surveiller? C’était possible, mais peu probable : la vraie partie
n’était pas encore engagée. Tout en marchant, Jansen éprouvait
une curieuse impression d’irréalité. Entre Pirenne et von Saas
qui étaient tous deux, l’un pour l’autre, et de façon interchangeable,
le chasseur et le gibier, il lui semblait n’être, pour le moment,
qu’un rabatteur irresponsable. Il ne se retourna pas une seule fois.
Il suivait un fil tendu par d’autres. Tout, en lui, était attente calme :
c’était la première fois qu’il ressentait la passivité comme une
force.
La Chevrolet s’arrêta dans un léger chuintement de pneus.
Jansen monta. La Chevrolet repartit. L’homme fixait son regard
sur le rétroviseur.
— Rien de suspect? demanda Jansen avec bonne humeur.
L’homme sursauta :
— Rien, dit-il.
En lui-même, Jansen sourit.
La voiture fit mine de se diriger vers Madison Square puis, pour
dérouter toute poursuite, entreprit de faire le tour de quelques
blocs et se retrouva, après un trajet compliqué, à l’entrée du Mid-
town Tunnel, qu’elle franchit à bonne allure pour s’arrêter enfin
à l’écart dans une petite rue de Jackson Heights. Scotti était là,
il attendait dans une autre voiture. Il ouvrit la portière à Jansen
et le fit monter près de lui. Us repartirent. A cinquante mètres,
la Chevrolet suivait.
Jansen ne rentra à son hôtel de Manhattan que trois heures
plus tard. Scotti et lui avaient beaucoup parlé, dans la voiture
d’abord, dans un bar ensuite. Il s’agissait surtout pour Jansen
de mesurer la solidité du lien entre Scotti et von Saas. Mais
Scotti était un de ces hommes difficiles à cerner et sur lesquels
finalement tout le monde a prise et personne. « Si nous restons
unis, lui dit Jansen, nous ne sommes pas sûrs de gagner, mais si
580 La Fosse de Babel

nous sommes désunis, nous sommes sûrs de perdre. » Cette déclara¬


tion préliminaire fut faite avec beaucoup de force, mais ne coûtait
rien et ne valait guère plus. La loyauté du meilleur partenaire
ne suffît pas à pallier son manque d’atouts. Que proposait von
Saas? De mettre Jansen à l’épreuve. L’organisation était vaste.
On pouvait s’y cacher durant des mois, des années. Pour des
hommes libres et hardis, la vie dans Yunderworld n’était pas la
seule désirable mais la seule acceptable des vies. Jansen pensa :
c’est la fuite en avant, la descente indéfinie, une dépossession sans
fin de soi-même. Il fallait, dit Scotti, que Jansen partît dès le
lendemain pour Pittsburgh. Une chambre était retenue pour lui
dans un hôtel sûr. Von Saas avait reçu des renseignements assez
précis sur un projet de sabotage et détenait une liste de suspects.
Jansen procéderait à diverses enquêtes.
Celui-ci se donna l’air d’hésiter :
— Faire le flic, c’est moche. On est du côté du plus fort.
— Oui et non, fit Scotti, gêné, car il gardait pour lui l’essentiel.
Il allait se réfugier dans de nouvelles considérations techniques,
mais Jansen le devança :
— Je ne suis pas venu ici, dit-il, pour jouer au gendarme et au
voleur. Et d’abord qui est le gendarme et qui le voleur?
— Je ne comprends pas, dit Scotti.
— Je suis venu ici pour essayer de me sortir d’une situation
impossible, et t’en sortir aussi. Et accessoirement pour aider
Julienne de Sixte. Elle a dû te le dire. Pirenne pense que von Saas
organise lui-même les sabotages.
— Pirenne pense ce qu’il veut.
— Von Saas ne t’a rien dit?
— Il m’a dit ce que désirait Julienne de Sixte.
— Mais toi, que désires-tu?
— Rien, dit Scotti.
Il ne s’était pas attendu à cette discussion et se sentait déjà
fatigué.
— Tu ne vas tout de même pas passer toute ta vie avec von Saas,
lui dit Jansen.
— Je ne sais pas, répondit-il.
t voiture roulait lentement le long de Flushing Bay, près de
l’aéroport de la Guardia, sur des routes presque désertes. Scotti,
énervé, activa l’allure. Il se dirigea vers le pont de Whitestone,
qui donne accès au Bronx.
Il y a, dans cette affaire, des noms qui n’ont pas encore été
La Fosse de Babel 581

prononcés, mais que je connais, reprit alors Jansen. Ce n’est pas


Julienne de Sixte qui est visée, ce n’est même pas von Saas. C’est
Poliakhine. La question est de savoir si tu veux te sacrifier pour
Poliakhine.
— Tu le connais mieux que moi.
— C’est un communiste qui joue les dissidents et qui n’en est
que mieux camouflé, dit Jansen.
— J’ignore tou.t du rôle de Poliakhine, répondit Scotti.
A la lettre, c’était vrai, mais à la lettre seulement. Von Saas
avait parlé d’un informateur haut placé.
— Renseigne-toi, conclut Jansen.
Un moment de silence passa.
— De toute façon, enchaîna Jansen, si je vais à Pittsburgh, je
suis obligé de donner mon adresse à Pirenne. Je dois lui rendre
compte de mes déplacements.
— C’est du double jeu, observa Scotti, très tendu.
— Ce n’est pas du double jeu, c’est mon jeu, dit Jansen. Et
c’est aussi le tien.
Sur leur gauche, Flushing Bay ouvrit son étroite coulée noire
qui se perdait dans les brumes de l’East River. Sur leur droite,
les arbres de Meadow Park. La nuit paraissait soudain à la fois
plus vaste et plus profonde.
Un peu plus tard, le pont franchi, ils longèrent le Bronx,
coupant au plus court vers Manhattan. Scotti restait silen¬
cieux et noué. Mais Jansen le connaissait assez pour le deviner
moins énigmatique qu’indécis, moins buté que divisé, couvant
sa crise.
Avant d’arriver au centre, ils s’arrêtèrent dans un bar. Jansen
posa des questions sur Detroit, sur Chicago, sur Pittsburgh, sur
la façon dont serait organisé son travail, s’il l’acceptait. Pour
Scotti le terrain redevenait solide :
— Au début, je te téléphonerai tous les jours.
— Et quand nous verrons-nous?
— Le moins possible.
— Le temps passe, dit Jansen. Je sais bien qu’il nous reste un
mois... Mais un mois, c’est court.
— Oui, c’est court, fît Scotti aussi fidèle et aussi indifférent
qu’un écho.
Jansen le regarda et brusqua les choses :
— Tu ne peux tout de même pas laisser tomber Julienne de
Sixte...
582 La Fosse de Babel

Scotti devient pâle. Toute sa fatigue sembla s’appesantir sur


lui. Sa tête lui faisait mal.
— Rentrons, fit-il.
Une dizaine de jours plus tard, von Saas reçut de Poliakhine
l’avis que Drameille rentrait à Paris et qu’une réunion générale
aurait lieu dès le lendemain de son retour. Mais, presque au même
moment, se produisit le fait décisif qui devait dénouer, mais de la
façon la plus inattendue, le drame noué par Pirenne. Von Saas
fut informé par ses espions que les hommes de Santafé connais¬
saient l’arrivée de Jansen à Pittsburgh. Santafé n’était pas un
homme des limites, von Saas l’était. Aussi l’organisation du pre¬
mier ne pouvait-elle être comparée, à beaucoup près, à celle du
second. Des quatre hommes que Santafé avait chargés de remonter
par Jansen jusqu’à Scotti et de s’emparer d’eux par tous les moyens,
deux au moins, qui d’ailleurs ne se connaissaient pas l’un l’autre
comme tels, appartenaient à von Saas.
Heureusement pour lui, Jansen ne fit aucune difficulté pour
avouer qu’il avait communiqué son adresse à Pittsburgh non seule¬
ment au bureau de Pirenne mais aussi à Julienne de Sixte. Entre
cette dernière et Santafé, le lien, pour von Saas, était évident.
« Si elle pouvait nous faire tuer, vous et moi, elle le ferait, dit-il
à Scotti. Les femmes, en pareil cas, sont bien plus dangereuses
que les hommes. » Le fait était là, et Scotti ne pouvait que donner
raison à von Saas, mais il se sentit à la fois atterré et exalté. Les
hommes admirent toujours ce qui les écrase. Cet excès de force
de Julienne ne pouvait qu’aggraver la contradiction de Scotti.
Il imaginait Julienne divisée comme lui, et passant des extrêmes
de la tendresse à ceux de l’effroi. Il l’accusait mais s’accusait de
même. Il ne savait pas s’il voulait se venger d’elle ou la reconquérir.
Ce fut d’ailleurs dans le même temps que ses névralgies s’accen¬
tuèrent brusquement. Les malaises, qui n’avaient été jusque-là
que gênants, et n’avaient fait que rendre son élocution confuse
et son humeur irritable, s’aggravèrent au point de dissoudre en
lui toute volonté. « Allez donc voir un médecin, lui dit von Saas.
D’ordinaire, les blessures à la tête sont moins longues à guérir. »
Mais le mal, pour Scotti, faisait partie de la punition. On ne pou¬
vait le vaincre qu’en le supportant. Jamais d’ailleurs Julienne ne
lui était plus présente qu’à ces moments où, porté à la fois vers
elle et contre elle, mais tout pouvoir de choix aboli, c’était d’elle
qu’il semblait attendre le miracle d’une solution. A ces moments, la
pensée de Julienne semblait suffire à tout. Elle était comme une
La Fosse de Babel 583
présence diffuse, mais dont la diffusion même effaçait les ombres.
S’il eût encore été le chef unique de l’organisation, von Saas
n’eût pas hésité, devant les manœuvres de Santafé, à faire lui-
même disparaître Jansen ou à le renvoyer à Paris. Mais, ici encore,
acceptant sa propre dépossession, qui était la condition d’une plus
haute réussite, il abandonna à Scotti le soin de trancher le cas.
Moins expéditif ou moins résolu, Scotti fit état de la franchise de
Jansen, tardive il est vrai, mais qui semblait désormais garantie
par la dangereuse duplicité de Julienne. Le départ de von Saas
pour Paris était proche. On proposa à Jansen de quitter secrète¬
ment Pittsburgh et d’aller s’installer à Philadelphie, sans en
aviser Pirenne. Il accepta. Il pourrait toujours prétendre avoir
été séquestré par von Saas. Tout fut alors mis en suspens jusqu’au
retour de ce dernier.
Scotti ne se l’avouait pas, mais il souhaitait revoir Julienne, et
il eût bien voulu accompagner von Saas. Ce désir se heurta, du
côté de l’ancien S.S., à un désaccord de principe : il était absurde
que Scotti et von Saas s’offrissent ensemble aux coups éventuels
de Santafé.
— Il se peut, expliqua von Saas à Scotti, que Santafé tente
quelque chose contre moi, à Paris. Ma meilleure protection réside
dans la possibilité que vous avez, en pareil cas, de déclencher à
ma place l’action ultime. Encore faut-il que vous ne vous décou¬
vriez pas en même temps que moi...
Un travail urgent et difficile restait d’ailleurs à exécuter à New
York contre Santafé, durant l’absence de ce dernier.
— Ce travail ne peut être fait qu’à cette occasion, ajouta
von Saas, et il ne peut l’être que par vous...
Il lui expliqua enfin comment, depuis quelques jours, il avait
renforcé la surveillance exercée sur Santafé qu’il ferait suivre,
même à Paris, par deux hommes sûrs.
— Répartissons-nous les tâches, vous à New York, moi à Paris,
dit-il encore. Et cessez de vous inquiéter.
Scotti ne répondit pas. Il se pliait toujours sans discuter aux
ordres simples et à court terme. C’était autant de gagné sur le
temps.
A New York, au moment de partir, von Saas lui remit une enve¬
loppe cachetée.
— Il est 18 heures, lui dit-il, et j’ai juste le temps de me
rendre à l’aéroport. Vous trouverez dans cette enveloppe des plans
et des clefs, qui concernent un pavillon que Santafé possède, sous
584 La Fosse de Babel

un faux nom, à Great Neck, dans la banlieue. Vous y trouverez


aussi le moyen de joindre l’un de nos hommes qui est un excellent
spécialiste des coffres. Il est prévenu. Santafé a quitté New York
cet après-midi. La maison sera vide. Vous louerez une voiture
et vous y rendrez dès ce soir, vers minuit, pour vider le coffre,
dont vous ramènerez le contenu à votre hôtel...
Il tira un carnet et fit quelques calculs rapides :
— J’arrive à Paris demain vers 18 heures, heure de Paris,
c’est-à-dire midi, heure de New York. Notez ces chiffres. Mais en
cette saison, l’avion aura sans doute du retard, et comme j’assiste,
dès mon arrivée, à une réunion assez longue, je ne pourrai vous
téléphoner que vers 11 heures du soir ou minuit, heure de Paris,
c’est-à-dire 17 ou 18 heures, demain, heure de New York. Soyez
à votre hôtel à ce moment-là. Et, de toute façon, sauf cette nuit,
ne vous absentez jamais plus de deux heures de rang...

94. Santafé prend ses responsabilités et von Saas prend aussi


les siennes.

Dès son retour à Paris, Drameille rencontra Poliakhine puis


Julienne et se trouva d’emblée au cœur du drame, car Julienne,
qui était depuis dix jours sans nouvelles de Santafé et de Jansen
et ne vivait plus que sur ses nerfs, se déchargea sur lui, dans un
mélange de reproches et d’aveux. Drameille la calma comme il put
en lui apprenant que von Saas et Santafé seraient à Paris le lende¬
main. Et Scotti? demanda-t-elle. Elle en venait à souhaiter que
Scotti arrivât à Paris avec eux.
Pour déjouer la surveillance de Pirenne, Drameille décida de
changer de domicile et d’aller s’installer dans la cave de la rue de
Provence, dont Pirenne ignorait l’existence. Cette cave était main¬
tenant tout à fait habitable. Seule la pièce de l’entrée, où Drameille
avait laissé exprès quelques caisses, gardait, pour les voisins, sa
destination de dépôt. Mais, avec l’argent de Greenson, Drameille
avait au contraire fait nettoyer à fond les deux pièces principales
et le renfoncement, boucher et lisser les murs, égaliser le sol,
blanchir les voûtes. On avait aussi apporté une épaisse carpette
grise, puis, un à un, des meubles confortables, un réchaud électrique,
un réfrigérateur, tout cela sur plusieurs mois, sans attirer l’atten-
La Fosse de Babel 585

tion, et sans mémo avoir besoin d’ouvriers, au moins à la fin, car


Domenech, qui aimait travailler de ses mains, s’était chargé par
amusement de tous les montages. Avec sa grande table, sa
presse à main et ses casiers, la première pièce évoquait l’atelier
qu’elle était censée être et deviendrait peut-être un jour. Mais la
dernière, avec ses deux lits étroits, ses fauteuils, ses tentures,
et même sa hotte de fumée peinte de couleurs vives, était déjà un
agréable lieu de séjour, sobre sans doute et fonctionnel, mais sans
aucun manque.
Fort peu dépaysés dans ce cadre, car ils en avaient vu bien
d’autres, et rien ne les surprenait plus, von Saas et Santafé arri¬
vèrent à quelques instants d’intervalle, le premier toujours absent
sans l’intention de l’être, muré sur ses secrets, centré ailleurs,
mais cette fois en plus un air d’ennui, le second toujours un peu de
biais, les yeux mi-clos, et opposant à tout, et d’abord à la distrac¬
tion ou à l’insolence de von Saas, qui le saluait à peine, une sorte
de placidité rondo, faussement inattentive et toute chargée.
Drameille ferma à clef la porte de l’escalier, vérifia, dans la
première pièce, l’obturation du soupirail, d’où aucune lumière ne
pouvait filtrer, tira derrière lui la seconde porte, posa l’appareil
de téléphone à portée de sa main, sur la grande table, et s’assit
enfin en expliquant que Poliakhine se trouvait, au même moment,
en ma compagnie, quai de Bourbon, chez Julienne de Sixte, où il
attendait d’un instant à l’autre des nouvelles de Moscou que l’un
de ses amis, un diplomate russe, devait lui transmettre par télé¬
phone depuis Berlin-Ouest.
Von Saas et Santafé s’assirent à leur tour, Santafé près de Drar
meille, von Saas en face d’eux. La grande table était éclairée par
une lampe centrale à contrepoids que Santafé abaissa pour sorti-
du cercle de lumière.
Il était normal que von Saas parlât le premier : il avait à donner
des nouvelles de Jansen, dont les deux autres savaient seulement
que son arrivée à New York s’était bien passée.
— Parlez-nous de Jansen, demanda Drameille à von Saas.
— Il est à Chicago, mentit von Saas.
Sa voix était brève.
— Vous avez commencé à l’utiliser?
— Non, dit von Saas.
Drameille le regarda avec étonnement :
— Que fait-il donc?
— Rien, dit von Saas.
586 La Fosse de Babel

Il leva les yeux vers Drameille.


— Jansen ne joue dans cette affaire qu’un rôle second, fit-il.
Exposez d’abord vos dernières informations, ainsi que vos idées,
que j’ignore. Je parlerai ensuite.
Il ajouta quand même :
— Pour le moment, Jansen est à Chicago, sous bonne garde.
Et il est correct, du moins je l’espère. C’est tout...
— Je n’ai pas d’idées et je n’ai pas à en avoir, dit Drameille.
Quant à mes dernières informations, elles sont brèves, et il se
borna à donner les impressions qu’il avait tirées de ses conversations
de Pékin avec Pirenne, devant Lyng, puis avec Lyng lui-même.
Pirenne n’avait pas prononcé le nom de Poliakhine. Ce n’était
certes pas le manque de preuves, concéda-t-il, qui empêcherait
jamais les Russes d’arrêter quelqu’un. Mais on ne pouvait qu’être
frappé par le caractère dilatoire de la tactique de Pirenne. Pour
le moment, en fait, il n’attaquait pas, il essayait de s’informer.
Pourquoi les Russes, par un nouveau tournant, n’essaieraient-
ils pas, au lieu de détruire l’organisation, de négocier avec elle
pour essayer de la contrôler, la diriger eux-mêmes, à toutes fins?
Sans compter encore, bien entendu, sur l’appui plus direct, et
certain, des Chinois.
Ce parti pris d’optimisme n’exprimait en rien, bien entendu,
une conviction de Drameille, simplement l’un des aspects possibles
que sa conviction eût pu prendre si l’écrivain se fût mêlé d’avoir
encore des convictions. Et de fait, il eût pu exprimer avec autant
de rigueur la thèse contraire, aucun bon dialecticien n’en pouvait
douter, et démontrer clairement que les Russes ne cherchaient
qu’à endormir Poliakhine pour mieux l’accabler. Quant aux Chinois,
ils viendraient trop tard, s’ils venaient jamais. En fait, au même
moment, deux questions tout à fait indépendantes de ce qu’il
disait tournaient à vide dans le cerveau de Drameille. La première
l’habitait depuis toujours et n’avait même plus besoin d’être
formulée, elle concernait la liberté et la force de Drameille lui-
même : comment Pirenne, sans que Drameille mît en œuvre autre
chose que cette action de présence dont il rêvait, lui Drameille,
depuis toujours, de se contenter, comment Pirenne allait-il être
amené à tout savoir, à tout comprendre, et malgré qu’il en eût,
à se sentir complice de cette action, à l’accepter, à l’intensifier,
même en en ruinant les prémices? La deuxième était plus précise,
plus circonstancielle, elle concernait non plus la liberté et la force
de Drameille mais celles de Santafé. Car Drameille, mis au courant
La Fosse de Babel 587

par Julienne de Sixte des promesses de ce dernier, en ignorait,


comme Julienne, les moyens, et brûlait de les connaître, mais
sans se découvrir et en s’enveloppant en quelque sorte de Santafé
lui-même qu’il fallait provoquer à s’ouvrir. Quels étaient ces
moyens?
Tout en parlant, Drameille surveillait donc Santafé, dont les
yeux, à petits coups brefs mais suivis, comme ceux de l’aiguille
des secondes sur le cadran d’une montre, semblaient faire sans
arrêt le tour du cercle lumineux projeté par la lampe, en oscillant
d’un côté à l’autre, sans rien exprimer de plus qu’une attention
égale, aussi assurée d’elle-même que le cours du temps. Et certes,
Santafé était calme. Drameille remarqua que son visage s’était
légèrement bouffi de cette graisse rosâtre et dure des hommes
d’affaires un peu sanguins, un peu pléthoriques, qui vivent bien,
si différente de la graisse molle et blanchâtre des sédentaires, des
intellectuels purs, des prisonniers. Devinait-il les calculs de Dra¬
meille? Peut-être pas, mais il était trop bon dialecticien, justement,
pour se tromper un seul instant sur la portée et la profondeur
d’un optimisme si affiché, sans compter, pensa Drameille, qu’atta¬
ché comme il l’était aux jouissances du corps, il accueillait sûre¬
ment les jeux lucifériens avec une indifférence qui aiguisait son
sens critique. De fait, lorsque Drameille s’arrêta, ce fut avec une
sorte de détachement objectif, sans la moindre brisure de ton, et
comme s’il acceptait avec simplicité d’entrer dans le jeu que
Santafé prit le relais et présenta les objections les plus précises,
quant à la forme, et, quant au fond, les plus violentes. Dans une
situation donnée, dit-il, une véritable analyse ne doit pas porter
sur les intentions inconnues de l’adversaire, mais sur ses possibi¬
lités et, parmi ces dernières, retenir les pires. Dès lors, les vraies
questions n’étaient pas celles que posait Drameille, mais celles-ci :
les Russes avaient-ils la possibilité d’arrêter Poliakhine? Oui,
ils l’avaient. Avaient-ils la possibilité d’enlever Scotti? Non, mais
ils cherchaient à l’avoir, et l’organisation allait s’épuiser à les
en empêcher. On pouvait à la rigueur admettre que Poliakhine,
s’il était pris, n’avouerait rien de compromettant, mais pourquoi,
puisqu’il le pouvait, ne se mettait-il pas en position de n’avoir
rien à avouer du tout? La présence de Poliakhine à l’Ambassade
n’ajoutait rien désormais à la force de l’organisation. Elle pouvait
au contraire lui coûter beaucoup. Il fallait que Poliakhine quittât
l’Ambassade. Quant à Scotti, dans son cas, il n’y avait même pas
de balance et l’opinion de Santafé n’avait jamais changé. Il repro-
588 La Fosse de Babel

chait à von Saas deux choses : d’avoir fait des sabotages une fin
en soi, d’y employer un homme aussi fragile et vulnérable que
Scotti. Et, sur ce dernier, sa conclusion non plus ne variait pas.
Il fallait se débarrasser de Scotti.
Drameille connaissait assez von Saas pour ne pas s’attendre à
un éclat immédiat de celui-ci, et, en effet, lorsque Santafé se tut,
von Saas laissa passer quelques instants sans même lever la tête.
Heureusement, ils sont séparés par la table, pensa Drameille.
Von Saas semblait réfléchir, mais sans hâte. Il leva enfin les yeux.
— A vous, von Saas, lui dit Drameille.
— A moi, dit von Saas.
Il avait ramené sur son visage le masque de l’ennui.
— Je n’ai pas, en ce qui me concerne, d’hypothèses à vous
proposer, ni de calculs, dit-il à Drameille. Demandez seulement
à votre voisin comment et dans quel but il s’est procuré l’adresse
de Jansen quand ce dernier se trouvait à Pittsburgh...
Santafé tressaillit. Ses mains, posées à plat sur la table, s’étaient
crispées.
— Apparemment parce que Jansen me l’a donnée lui-même,
répondit-il sans regarder von Saas.
— Rappelez vos tueurs, dit von Saas. Jansen n’est plus à
Pittsburgh. C’est raté... Vous pouvez aussi avertir Julienne de Sixte.
Mais Santafé s’était déjà repris.
— Je ne vous ai jamais caché mes intentions, dit-il, non sans
hauteur. Vous n’en avez jamais fait qu’à votre guise. Pourquoi
désormais n’en ferais-je pas autant? C’est un problème vital pour
l’organisation. Mais celle-ci existe-t-elle encore?
En disant ces derniers mots, il s’était tourné vers Drameille.
— C’est à vous de répondre, dit-il à ce dernier... Au sujet de
Jansen et de Scotti, qui doit décider?
— Personne, dit Drameille. Et en tout cas pas moi. Votre
organisation repose sur ce postulat qu’un accord doit s’établir
spontanément, dans tous les cas, entre von Saas et vous. Si ce
postulat tombe, je présume que chacun de vous, sur le point en
litige, reprend sa liberté. Le plus fort gagne. Il n’y a plus, sur ce
point, d’organisation.
— Sur ce point et sur tous les autres, dit Santafé.
— A votre guise, dit Drameille.
Au même moment, il s’interrogeait : devait-il être déçu que
la première partie du plan de Santafé eût raté? Ce n’était, pensait-
il, que la première partie.
La Fosse de Babel 589

Mai3 Santafé lui parlait.


— Dois-je comprendre, lui demandait-il, que vous refusez de
prendre parti dans l’affaire Scotti?
— En effet, dit Drameille, je refuse. Ce n’est pas mon affaire.
— Ce n’est l’affaire de personne, dit von Saas. Il en est désormais
de Scotti et de Jansen comme s’ils n’existaient plu3. J’ai fait la
preuve que le parti communiste n’arrivera jamais jusqu’à eux.
La police non plus. Vous non plus, dit-il à Santafé. Vous traitez
d’un faux problème. Vous faites des suppositions, j’apporte des
faits.
— Vous apportez surtout une mystique. J’appelle mystique
toute réponse selon laquelle il faut faire confiance une fois pour
toutes à un homme, une idée, une foi... Vous avez, dit-il en se
tournant à nouveau vers Drameille, posé une règle de franchise
et de liberté. Soit. J’en pose une autre qui d’ailleurs ne la contre¬
dit pas. Je déclare que lorsqu’une situation est douteuse et qu’on
a le pouvoir de faire quelque chose pour sortir de ce doute, il est
de nécessité absolue, et qui relève des principes, de faire ce quel¬
que chose... Eh bien, messieurs, fit-il en ramassant sur la table
son paquet de cigarettes et son briquet, j’ai longuement pesé les
inconvénients et les avantages. J’ai fait en Amérique un certain
travail aux suites duquel j’ai la faiblesse de tenir...
Il se levait pesamment :
— Je n’ai pas le temps d’attendre l’intervention des Chinois.
Je vais aller dès demain matin discuter de ces suites avec Pirenne.
D’une main, il avait déjà repoussé sa chaise et s’appuyait de
l’autre sur la table lorsque le téléphone sonna. Indécis, Santafé
attendit. Drameille décrocha. C’était Poliakhine.
Il téléphonait d’un café. On entendit, dans l’écouteur, sa voix
rapide et gutturale.
— Personne ne vous a suivi? demanda Drameille.
On perçut le léger agacement de Poliakhine :
— Mais non... Je serai là dans trois minutes.
A sa nervosité on devinait qu’il avait reçu les nouvelles atten¬
dues et qu’elles n’étaient pas bonnes. Drameille raccrocha. Un
silence suivit.
Santafé était maintenant debout, derrière sa chaise, dont il
tenait à deux mains le dossier.
— Rasseyez-vous, Santafé, lui dit Drameille.
Il obéit, puis, sans regarder personne, alluma une nouvelle
cigarette. Les yeux baissés, von Saas attendait aussi.
590 La Fosse de Babel

Les trois minutes passèrent. On entendit à la porte quelques


coups légers. Drameille alla ouvrir. La pénombre estompait les
traits de Poliakhine, mais Drameille, revenant vers la table, releva
brusquement la lampe, dont la chaîne crissa sur sa poulie, et le
visage livide de Poliakhine apparut en pleine clarté.
Il avait perdu. Ses amis du comité central estimaient toute
démarche inopportune. Us n’avaient même pas discuté, ils avaient
fui.
— Je pense que vous avez maintenant compris, lui dit Santafé.
Il vaut mieux que vous ne rentriez pas à l’Ambassade cette nuit...
— Cette nuit? demanda Poliakhine, encore un peu étourdi.
— Dans ce genre d’aventures, il n’est pas de demi-lâcheté ou
de demi-prudence, lui répondit Santafé. Si vos prétendus amis du
comité central ont été assez lâches pour vous laisser tomber, ils
l’auront été encore plus pour aller, sur-le-champ, vous dénoncer.
Partez cette nuit.
— Je suis solidaire d’une dizaine d’hommes que j’ai entraînés
et qui eux ne peuvent pas fuir, dit Poliakhine avec une sorte de
timidité et d’entêtement tristes. Je ne veux pas être le seul à me
sauver...
Santafé se redressa et le regarda un moment en hochant la
tête d’un air de doute.
— Je vois, dit-il. Vous êtes de ces gens qu’il faut sauver malgré
eux.
Et il ajouta, en ramassant une nouvelle fois ses cigarettes et
son briquet :
— Ainsi ferai-je.
Von Saas s’était raidi imperceptiblement :
— Ne bougez pas, von Saas, lui dit Santafé dont le regard de
plus en plus rapide sautait de Poliakhine à von Saas puis revenait
alternativement et semblait se trouver partout à la fois... Gardons
à nos adieux la dignité qui convient. Vous pensez bien que j’ai
déjà tout préparé à New York, à toutes fins, et qu’il importe
assez peu, quant aux suites, que je sorte ou non intact d’ici...
Von Saas fut d’un calme et d’une ironie étranges.
— Vous cultivez votre coin de révolution comme un retraité
cultive son jardin, lui répondit-il d’une voix tranquille... Nous
nous battrons, Santafé, et je vous détruirai
Santafé hocha sa lourde tête :
— Nous nous battrons, von Saas, et vous vous détruirez vous-
même...
La Fosse de Babel 591
Poliakhine, figé, regardait Santafé sans comprendre. Celui-ci
prit son pardessus posé sur une chaise derrière lui, le passa, puis
se tourna à nouveau vers Poliakhine.
— J’ai déjà beaucoup milité, lui dit-il, je me suis beaucoup
battu, ce qui veut dire que j’ai été souvent déçu et souvent trahi.
Au moins ai-je pris l’habitude de ne laisser jamais le domaine des
sentiments déborder sur celui des nécessités objectives. J’ai une
chose à vous apprendre : j’ai conservé en lieu sûr, au lieu de les
détruire, la plupart des listes manuscrites que vous m’avez données,
il y a un an, et depuis. Il s’agit de quelques centaines de noms
américains que vous avez tirés des archives russes. Cette confiance
que vous me témoigniez en me remettant, au lieu de me les dicter,
des documents si dangereux, éveillait au contraire au plus haut
point ma défiance. Votre amitié m’était précieuse, mais je n’aimais
pas qu’elle se donnât à des détails si étrangers à sa nature. Voyez
comme j’avais raison. Vous faites partie de ces révolutionnaires
sentimentaux qui prennent des attitudes. Dans un monde où l’on
torture, ce genre de courage est mal venu. Il faut savoir s’enfuir
devant le feu du diable, camarade Poliakhine, même si l’on est
soi-même le diable de l’eau, dit un proverbe des confins mongols,
je crois. J’ai toujours pensé que ces listes seraient ma garantie
contre ce genre de faux courage et même, c’est un fait, votre
garantie. Excusez-moi donc de vous forcer la main. C’est en res¬
tant libre que vous aiderez le mieux vos camarades russes menacés.
Ils ne savent que peu de chose alors que vous savez tout..
Il se redressa :
— J’irai voir Pirenne demain matin, je vais sauver ce qui peut
être sauvé. Ce qui doit l’être...
— Vous voulez livrer ces listes? demanda Drameille, toujours
neutre.
— Je veux en négocier la livraison.
Il est dans la vie des moments de tension où les facultés s’exal¬
tent et où la sphère des sens semble se dilater. Il est à l’inverse
des moments de pression où le monde extérieur pèse de tout son
poids sur notre immobilité et notre silence, et où tout en nous est
rétraction, soumission. Ces paroles de Santafé engageaient pour
Poliakhine tant de conséquences et celui-ci les ressentait d’ail¬
leurs comme si nécessaires, si définitives, qu’elles le laissèrent un
long moment dans l’attitude même où elles l’avaient surpris,
tassé sur sa chaise et comme écrasé sous un chaos de pensées.
Mais Santafé lui-même ne bougeait pas. Ses yeux posés sur Polia-
592 La Fosse de Babel

khine, on eût dit qu’il ne se décidait pas à partir. Sa carrure mas¬


sive projetait derrière lui, sur le mur, une ombre immense.
— C’est vous qui allez assassiner mes amis, dit enfin Poliakhine.
Sur le mur, l’ombre de Santafé bougea :
— Ils le seront de toute façon.
La voix de Poliakhine s’affermit :
— C’est moi qui ai recopié ces listes, mais la moitié d’entre
elles au moins, et vous le savez, viennent de sources où seuls ces
hommes avaient accès. Ces listes sont aussi dangereuses pour eux
que s’ils les avaient signées...
Santafé parut hésiter.
— Je vois, fit-il.
Drameille ne parut pas trancher mais dit quand même le mot
décisif :
— Quelle que soit la position choisie, il faut faire de ces listes
deux parts, celles qui ne compromettent que Poliakhine et les
autres.
— Je suis d’accord, dit tout de suite Santafé. Je me rappelle
les sources. Je ferai le tri...
Poliakhine sourit faiblement. Dans un geste inhabituel, von
Saas lui posa la main sur l’épaule et regarda Drameille.
— Dois-je considérer, lui demanda-t-il, que je vais être dénoncé
aussi?
— Personne n’a dit cela, protesta Drameille.
C est heureux, dit von Saas d’une voix neutre.
De toute façon, vous, vous pouvez nier jusqu’au bout, dit
Drameille.
C’est sûr, dit von Saas, mais je n’en suis pas là, et vous le
saurez vite.
Il y avait, sous la simplicité de ces paroles, un tel accent de
détermination, de certitude, que les regards qui au même moment
eussent dû être centrés sur Santafé, ne pouvaient se détacher de
von Saas. Et même Santafé, prêt à partir et pourtant préparé à
tout, fut traversé d’un long frémissement.
Reculant de deux pas vers la porte, il parvint à se reprendre.
Vous pouvez faire tout sauter maintenant, si vous voulez
dit-il d une voix sourde à von Saas. Cela n’accusera plus crue
vous... ^
Il se passa alors un fait inattendu : peut-être pour la première
fois de sa vie, von Saas éclata de rire, et tout le monde le regarda
d un air de doute. A peine s’aperçut-on que Santafé levait la main,
La Fosse de Babel 593

les doigts écartés, d’un geste mou, presque timide, comme s’il
réclamait un peu d’attention alors qu’il n’esquissait qu’un vague
salut. Il recula encore, son épaule heurta le mur, puis le trou noir
de la porte l’escamota très vite.
Au-dessus de la table, la lampe à contrepoids se mit à osciller
doucement dans le courant d’air de la porte restée ouverte.
— Eh bien, tout est réglé maintenant, murmura Poliakhine.
Il n’était pas d’homme plus apte à trouver son chemin parmi
les ruines et à s’y installer un de ces refuges qu’on croit précaires
et qui durent des vies. Von Saas était resté penché en avant, ses
longues mains jointes sur la table. Les paroles de Poliakhine
semblèrent le tirer d’un rêve. Il regarda sa montre et sursauta :
— Onze heures déjà, fit-il en se levant brusquement. Veuillez
m’excuser.
Il passait déjà son pardessus :
—•' J’ai un coup de téléphone urgent à donner à New York
et je ne veux pas le donner d’ici...
Drameille hésita, faillit poser une question, mais se tut. Von
Saas sortit.

95. Scotti et Jansen accordent leurs jeux.

Une pluie fine mais soutenue brouillait les longues lignes droites
du Northern Boulevard qui, à travers Queens, conduisait Scotti
et son aide à Great Neck, dans la grande banlieue de New York.
Sur la gauche, un court moment, le trou noir de l’East River s’ou¬
vrit, creusé par les lointaines lueurs du Bronx, puis à nouveau la
banlieue monotone se referma. Ce furent ensuite Little Neck Bay
et l’échappée à peine entrevue sur le Sound, puis les longues
avenues désertes et plantées d’arbres de Great Neck. Il était
un peu moins de minuit et tout dormait. Légèrement en retrait
de Beverly Road, dont elle était séparée par une pelouse plantée
de massifs taillés, l’habitation de Santafé était distante d’une
trentaine de mètres, de chaque côté, des habitations voisines sur
lesquelles elle s’alignait, et ne comptait qu’un rez-de-cnausséo
à toit débordant. Le compagnon de Jansen descendit, se glissa
derrière les massifs, alla reconnaître les lieux, ouvrit le garage.
Us ne repartirent que deux heures plus tard. Il pleuvait toujours.
594 La Fosse de Babel

A 4 heures du matin, dans sa chambre d’hôtel de la 39e Rue,


Scotti, la tête en feu, car depuis son départ de Great Neck il était
en pleine crise et un vertige presque constant brouillait ses yeux,
terminait comme il pouvait l’inventaire des papiers trouvés dans
le coffre de Santafé et qui remplissaient deux valises. L’essentiel
était constitué par le fichier et les dossiers des groupes trotskystes.
L’extrême étendue de la conjuration apparaissait à Scotti. Il y
avait là le produit de centaines d’enquêtes, une foule de documents
originaux et de photocopies, le tout sans doute d’une valeur poli¬
tique et policière considérable. Dans deux enveloppes scellées
marquées au crayon rouge d’un grand P se trouvaient enfin ras¬
semblés une cinquantaine de feuillets manuscrits tout froissés,
de formats divers, et portant des listes de noms et d’adresses. A
côté de certains de ces noms figurait entre parenthèses une men¬
tion en écriture étrangère : leur transcription en langue russe.
Scotti n’eut aucune peine à deviner que ces listes étaient de la
main de Poliakhine. Il se dit également tout de suite que leur
livraison à Pirenne réglerait toutes les difficultés créées par ce
dernier. Mais à ce moment l’encéphalalgie se fit si violente que
Scotti, prenant à peine le temps de fermer les deux valises, courut
à la salle de bains. Là il doubla sa dose habituelle de comprimés
calmants, mais, avant même de boire, il éteignit : il ne pouvait plus
supporter la lumière et dut se déshabiller dans le noir. Puis, très
vite, dans un état qui n’était plus celui de la veille sans être encore
celui du sommeil, il fut en proie à des cauchemars absurdes, qui
se prolongèrent longtemps, et dont le sommeil ne le délivra qu’à
la façon dont l’évanouissement délivre de la fatigue, au-delà de
l’épuisement.
Depuis un mois, c’était surtout dans la période brumeuse de
l’éveil que la sensation de sa culpabilité et de son impuissance
s’emparait de Scotti et que les images de Julienne et de von Saas,
alliées contre lui, se faisaient les plus froides et les plus exigeantes.
Il lui semblait alors avoir un corps passif et un cerveau lucide, ce
qui doublait la honte et la peur. Dans ces cas-là, son seul secours
était une journée au programme bien minuté, aux tâches rudes
et simples, exactement tracées, qui écartaient le temps et se
frayaient un chemin ferme. Il ne fallait pas réfléchir, il fallait
avancer. L’action quotidienne, fixée par d’autres, était alors sa
drogue, comme eussent pu l’être en d’autres temps l’herbe indienne
ou la poésie, sans qu’il se demandât si cette action, réelle pour
ceux qui la fixaient, n’était pas pour lui plus fantasmagorique
La Fosse de Babel 595
que les images qu’elle prétendait effacer. Qu’y avait-il de changé
depuis quelques jours? Il agissait toujours, certes, et il voulait
agir. Mais les images ne s’effaçaient plus. On eût dit que ses maux
de tête qui reprenaient dès l’éveil n’avaient pas d’autre objet
que de sensibiliser son esprit, de maintenir la division de son
esprit et de son corps, en sorte que l’action, qui auparavant le
sauvait, devenait pur automatisme et n’enfouissait, n’effaçait
plus rien. Ëtait-ce cette permanente vision des images qui entre¬
tenait ses maux de tête, ou, inversement, ses maux de tête qui le
rendaient vulnérable à cette vision? L’impossibilité de sortir de
ce cercle n’arrangeait rien. Ce jour-là, il se réveilla beaucoup trop
tôt, vers 11 heures. Von Saas devait appeler à la fin de l’après-
midi. Il fallait franchir six ou sept heures. Le terrible, dans ces
situations, est que les heures de l’éveil ne paralysent que les
défenses. N’ayant rien à faire, Scotti resta couché, comme s’il
voulait retarder les progrès du mal. Une pensée inhabituelle
pointait en lui, cependant, et ajoutait à l’imbroglio : sa possession
des papiers de Poliakhine. Comme ces adolescents démunis de
tout mais qui serrent entre leurs mains, pour la première fois, un
revolver, une mitraillette, et s’en exaltent, il essaya de trouver
une réponse, ou un dérivatif, dans ce fait que, par ces papiers,
pour la première fois, il détenait librement des pouvoirs. Il se
sentait près d’une solution, il essayait de combiner des possibilités
et des suites, de se mettre dans la peau de ce chef clairvoyant
et décidé que voulait faire de lui von Saas. C’était l’heure où
l’initié tue l’initiateur. Pauvre initié que sa tête trahit et dont les
mains tremblent, incapables de tendre un fill II en voulut à
Poliakhine de lui compliquer encore la vie, il en voulut à von Saas
d’être le complice et l’ami de Poliakhine. Il eut même un accès
de rage presque larmoyant, la rage de l’homme seul quand il se
plaint. Sa tête surmenée lui faisait trop mal. Il se saisit du télé¬
phone comme pour appeler un docteur, mais en fait ce fut Jansen,
à Philadelphie, qu’il appela, obéissant encore à une impulsion
presque aveugle, à un désir impérieux de ne plus être seul, d’avoir
près de lui un homme neutre à qui se fier, à qui se livrer. La neu¬
tralité était alors pour lui le bien suprême. En appelant Jansen
depuis cet hôtel il violait certes toutes les règles de sécurité,
mais cette imprudence, ou cette hardiesse, faisaient aussi partie
de sa rébellion ou de sa libération. C’était une action apaisante,
qui distrayait son mal. En cherchant bien, il se fût peut-être avoué
que Jansen n’était pour lui, après tout, qu’un canal vers Julienne
596 La Fosse de Babel

et que, pour Jansen comme pour lui, il n’y avait plus nulle part
de neutralité possible. Mais cette action-là était à peine engagée
et se suffisait encore à elle-même. Il n’allait pas déjà mettre
dessous de la pensée.
Dès ce moment, tout s’enchaîna avec facilité. Jansen était dans
sa chambre. Oui, il pouvait être à New York à 5 heures. Mais
où? Dans un autre hôtel de Lexington Avenue, décida Scotti,
au Commodore. Les consignes voulaient qu’on changeât d’hôtel
chaque fois. Au coin de Lexington Avenue et de la 42e Rue, juste
à côté de la gare de Grand Central, le Commodore est un grand
hôtel à plusieurs entrées, et Scotti avait son idée, son idée prati¬
que. Du moment qu’il ne fallait plus débattre, qu’il ne fallait plus
choisir, la fièvre de Scotti abondait en idées.
A 5 heures, lorsque von Saas appela, le mal à la tête de Scotti
s’était un peu calmé. Ici, d’ailleurs, l’habitude commandait : il
suffisait de répondre par oui ou par non aux questions de von Saas.
Sans dire un seul nom en clair, on ne parla que de l’expédition de
Great Neck. Puis, von Saas enchaîna. Il était tout à sa revanche
contre Santafé et ne perdit pas son temps en félicitations.
— Il doit y avoir là, dit-il d’une voix brève, un fichier, des
dossiers, des listes manuscrites. Est-ce exact?
— Oui, dit Scotti.
— Parlons de ces listes.
— Je les ai sous les yeux.
— Si ce n’est déjà fait, dénombrez les feuilles ainsi que les
noms.
— Cinquante feuilles, dit Scotti, réparties en plusieurs liasses.
Et en tout quatre cent cinquante-trois noms.
— Il est difficile de les emporter, dit von Saas. Copiez ces
listes puis brûlez les originaux tout de suite après. Rangez avec
soin le reste et rentrez au siège {le siège cela voulait dire Chicago,
le lieu de travail de Scotti).
Sans attendre la réponse, von Saas ajouta :
— Comment va votre camarade?
— Bien, dit Scotti.
— Faites-le patienter. Je reviens dans deux jours. Et vous?
— Assez mal, dit Scotti.
— Rentrez au siège et allez donc voir un docteur, répondit
von Saas de sa voix de commandement. Il était prêt à raccrocher,
car il n’aimait pas prolonger les coups de téléphone.
Scotti s’irrita un peu de ce congé trop rapide. Cette décision de
La Fosse de Babel 597
brûler les papiers de Poliakhine était trop brutale, il eût voulu
quelques explications. D’ailleurs, il n’aimait pas qu’on s’inquiétât
de sa santé.
— Donnez-moi des nouvelles de notre amie, dit-il très vite, le
cœur battant.
— Notre amie? fit von Saas.
— Notre amie du quai de Bourbon.
— Je ne la verrai sûrement pas, dit von Saas. Sur elle j’ai
maintenant des certitudes.
— Justement, dit Scotti, que la sécheresse de von Saas boule¬
versait et livrait à toutes les impulsions. Laissez-moi venir à Paris
pour éclaircir tout cela.
— C’est bien inutile, dit von Saas, plus surpris qu’irrité, mais
l’habitude de respecter les consignes fut la plus forte, le téléphone
devenait dangereux. Rentrez au siège, dit-il pour la troisième fois,
je vous y appellerai demain à l’heure habituelle, et il raccrocha.
Une brusque colère souleva Scotti. Il ferma à clef les deux valises
contenant les documents de Santafé mais garda dans sa serviette les
enveloppes de Poliakhine. Puis, emportant le tout, il fit enfermer
sa serviette dans le coffre de l’hôtel et alla déposer les deux valises
à la consigne de Grand Central. De là, longeant les bâtiments de la
gare et violant à nouveau toutes les règles de sécurité enseignées
par von Saas — mais il était soutenu par le sentiment tout neuf
d’une liberté brouillonne — il entra à l’hôtel Commodore et monta
directement à la chambre qu’il avait retenue pour Jansen. Celui-ci,
qui venait d’arriver, n’en crut pas ses yeux. Il s’attendait aux pré¬
cautions d’usage. Mais Scotti tira de sa fièvre, avec effort, un
sourire de juvénile fierté : a J’ai un permis de port d’armes », dit-il
en entrouvrant son veston. Il amena Jansen à son hôtel et lui
montra les enveloppes. La délibération des deux jeunes gens fut
courte. En fait, Jansen fut le seul à parler. Avec Scotti, pour être
persuasif, il suffisait d’être pressant : Jansen le fut. Le dernier qui
parlait avait raison.
— Combien d’hommes de von Saas figurent sur ces listes?
demanda Jansen.
— Quatre ou cinq, répondit Scotti.
— Barre leurs noms.
Ainsi fut fait. Pour le surplus qu’importait Poliakhine? Sortant
ensemble, les deux jeunes gens allèrent enfermer le revolver de
Scotti dans l’une des valises de Grand Central puis retinrent deux
places pour le soir même dans l’avion de Paris.
XX

Tu ne monteras point par des degrés


à mon autel afin que ta nudité n'y soit pas
découverte...
Exode, xx, 26.

96. Afin que V éclair jaillisse.

Contrairement à ce que croyait Santafé, il n’y avait aucune


vanité chez von Saas : il ne tenait pas à faire paraître ses victoires.
Et si Drameille ne l’avait pas rejoint, vers 11 heures 30,
cette nuit-îà, à son hôtel tout proche, sur les boulevards, sans doute
von Saas n’eût-il appris à personne, avant le lendemain, l’expédi¬
tion de Scotti à Great Neck et son heureuse issue. En arrivant à
l’hôtel, Drameille s’attendait à trouver un homme fiévreux,
donnant des ordres d’apocalypse. Il eut affaire à un homme détendu
qui finissait de s’entretenir d’un ton calme, au téléphone, avec l’un
des deux hommes qu’il avait apostés depuis New York à la sur¬
veillance de Santafé. Von Saas souriait. Il apprenait que Santafé,
par précaution, mais précaution inutile, après être descendu à
l’hôtel choisi par Drameille, en avait changé avant même de se
rendre rue de Provence. Von Saas ne se donna même pas la peine
d’hésiter : il décida de lever la surveillance et de renvoyer les deux
hommes. Ensuite, l’esprit joyeux, il se tourna vers Drameille et
l’informa de tout.
Pour Drameille, une question, tout de suite, se posa : allait-il, à
son tour, informer Santafé? Mais von Saas acceptait le divorce.
Mieux même, il le souhaitait. Il ne voyait que des avantages à cette
divulsion, cet arrachement. Simplement on négocierait le silence de
La Fosse de Babel 599
Pirenne en échange du fichier et du dossier trotskystes. Et si
Pirenne n’acceptait pas, la trahison de Santafé serait encore,
devant Greenson, le meilleur alibi de von Saas et la preuve de la
machination communiste.
Trop heureux de rencontrer enfin Pirenne, Drameille se rangea
tout de suite à l’avis de von Saas. Officiellement, il ignorait d’ail¬
leurs la nouvelle adresse de Santafé.
Au lieu de se coucher, l’ancien S.S. raccompagna Drameille puis
partit seul au hasard des rues pour une de ses longues promenades
nocturnes habituelles. Simplement, au moment de sortir, il décida
d’informer Greenson dès le lendemain matin. Il donnerait d’autant
plus de poids à son heureuse version des choses qu’il l’exprimerait
ainsi de son propre chef, sans attendre, mais après avoir conduit et
maîtrisé les faits.
Poliakhine passa cette même nuit rue de Provence. Je l’eus au
bout du fil, vers minuit, lorsque j’appelai Drameille d’un café du
boulevard Saint-Michel, en sortant de chez Julienne et avant de me
rendre rue de Vaugirard, chez Marie, qui m’attendait. Drameille
rentra au même moment et Poliakhine me le passa. Tous deux
allaient essayer d’obtenir des renseignements sur le sort, à Moscou,
des membres du groupe. Drameille rayonnait. Il n’aimait pas le
désordre en soi, mais l’intelligence du désordre, l’ordre qu’il y met¬
tait. La solution von Saas, qui manœuvrait Pirenne, le comblait.
Plus tard, lorsque les événements eurent débordé non seulement
von Saas et Santafé, mais Drameille lui-même, Santafé devait nous
avouer combien il regrettait d’avoir sous-estimé von Saas et de
n’avoir pas apporté du premier coup, dès ce voyage, ses précieuses
listes. Cette faute était de celles qu’un politicien habile comme
Santafé devait commettre faute de subordonner assez la politique
à la police. Mais avait-il réellement sous-estimé von Saas? Il
fallut bien qu’il reconnût le contraire. Ce qui l’avait retenu,
l’avant-veille, de prendre avec lui ces papiers, c’était bien plutôt
la crainte presque superstitieuse que lui inspirait le flair de l’ancien
S.S., la peur que celui-ci sentît, presque physiquement, sur Santafé,
l’existence, la proximité de ces papiers. Cependant, alors qu’il se
rendait chez Pirenne, Santafé se rassurait. Certes, trahi à Pitts¬
burgh, il ne voulait plus avoir confiance en personne et se trouvait
dans l'obligation d’aller lui-même à Great Neck. Mais, à condition
d’être attentif, le gibier a plus de chances que le chasseur. Santafé
avait passé une partie de la nuit à dresser des plans pour échapper à
von Saas.
600 La Fosse de Babel

La rencontre entre Pirenne et Santafé eut lieu dès la première


heure, le lendemain, en sorte que le jeune communiste se trouva
informé de l’existence de documents essentiels accablant Polia-
khine avant même que l’Ambassade constatât la disparition de ce
dernier.
Santafé fut précis.
— Je suis venu négocier avec vous deux choses, dit-il à Pirenne.
Votre silence sur Julienne de Sixte et la survie de mon organisation
que je veux couper de celle de von Saas.
— Il faut que j’examine vos listes, répondit Pirenne. Apportez-
les moi... Dans cette affaire, je n’ai mis en cause Mme de Sixte que
pour trouver un fil. Je l’ai peut-être trouvé, c’est vous. S’il ne
casse pas, d’accord pour ne plus parler de Mme de Sixte...
Pour Pirenne, faire rentrer à Paris les documents de Santafé ne
posait aucun problème. Un homme de laSOPEICfut désigné pour
accompagner Santafé à New York. Un autre, connu du premier,
et armé, l’attendrait à l’aéroport d’Idlewild. Tout fut réglé en un
instant. A dix heures du matin, Santafé était à Orly. Ce fut de là,
au dernier moment, qu’il téléphona à Julienne. Fidèle à sa pro¬
messe, mais en baissant la voix, car son garde surveillait la cabine,
il fit savoir à Julienne qu’elle était sauvée. Il la chargea aussi de
confirmer à Drameille qu’il s’arrangerait, à New York, pour
faire le tri demandé par Poliakhine. Il était 10 heures à Paris,
4 heures à New York. Au même moment, l’avion qui ramenait
Scotti et Jansen se trouvait à peu près au tiers de son parcours sur
l’Atlantique.
Ce fut également vers 10 heures que von Saas, sortant d’une
nuit non moins enfiévrée, donna son premier coup de fil de la
journée, et ce fut pour appeler Marie, dont il voulait obtenir le
moyen de joindre Greenson, car ce dernier avait quitté Detroit
depuis une semaine et se trouvait quelque part en Europe ou au
Maroc, von Saas ne savait exactement où. En fait, Frieden et
Greenson inspectaient leurs chantiers de l’extrême sud marocain,
bien au-dessous de Tazenakht, et il était presque impossible de les
joindre. C’était Greenson qui appelait Marie et non l’inverse.
Au moins pour prendre date, von Saas informa donc Marie elle-
même, sans s’écarter, bien entendu, des grandes lignes. Je me
trouvais là et elle me tendit le second écouteur. Et certes j’étais
préparé à cet instant. Depuis qu’elle était rentrée de Detroit,
trois semaines auparavant, et qu’elle nous avait revus, Julienne et
moi, on eût dit que Marie vivait dans le pressentiment. Elle
La Fosse de Babel 601
sentait la gêne des êtres jusque dans les tréfonds. A mon retour,
dans la nuit, et le matin même, elle m’avait à plusieurs reprises
parlé de von Saas. On eût dit que la face obscure des affaires de
son père l’intéressait plus que leur face claire. Peut-être eût-elle
souhaité l’éclairer, la purifier. En tout cas, lorsqu’elle entendit la
voix de von Saas, son air à la fois inexpressif et avide me frappa.
Elle absorba tout, sans rien dire, dupe ou non, je ne savais, et les
ombres de von Saas semblaient alors se mêler aux siennes. Ce
silence me parut plein de résolution et m’inspira du respect. Un
fond dur se formait en elle. Quand von Saas eut terminé, elle
l’invita à dîner chez elle, avec moi, le soir même, d’une voix à la
fois autoritaire et tranquille. En raccrochant elle me regardait :
« Cet homme en a fait plus qu’il ne dit », me déclara-t-elle, puis elle
se détourna. « Il faut appeler Julienne de Sixte et Drameille »,
lui dis-je alors. Elle acquiesça. Me devina-t-elle plus informé que
je ne le montrais? C’est probable. Je le crois aujourd’hui. Plus
tard, elle m’en voulut. C’est que l’immobilité, le silence ne protègent
pas contre la rancune, l’agressivité, l’incompréhension des autres
êtres. Au contraire. Mais seuls peuvent se dire vraiment immobiles
ou silencieux ceux sur lesquels, quoi qu’il arrive, reste sans effet
toute la rancune, l’agressivité, l’incompréhension du monde.
Toute cette journée durant laquelle, sans que nous le sachions,
Scotti et Jansen volaient vers Paris, fut un mouvement continu de
conversations. D’abord entre Drameille et Julienne. Rassurée par
Santafé, Julienne voyait tout de suite après tout remis en suspens.
Mais Drameille resta ferme. Il ne voulait point qu’on s’écartât
de la version cohérente des faits mise au point par von Saas qui
sauvait tout. D’accord avec ce dernier, Drameille me demanda
de prendre contact avec Pirenne, que je rencontrai à la SOPEIC
au début de l’après-midi.
— Depuis ce matin, dis-je à Pirenne, tu te crois sans doute en
passe de posséder certaines preuves décisives contre Poliakhine.
Et c’est parce que Poliakhine lui-même pouvait le craindre qu’il a
quitté l’Ambassade russe cette nuit. Je suis chargé de porter à ta
connaissance un fait nouveau. Les preuves dont il s’agit et qui se
trouvaient, m’a-t-on dit, dans un pavillon isolé de la banlieue de
New York appartenant à ton informateur, ont été récupérées
il y a quelques heures par des amis de Poliakhine, qui les ont
détruites. Poliakhine est de toute façon parti. C’est un premier
point. Mais il te propose d’en rester là. A toi d’oublier Julienne de
Sixte et von Saas. Dans ce cas, pour te prouver sa bonne volonté,
602 La Fosse de Babel

il rendra à ton informateur les fichiers et les dossiers récupérés en


même temps que les documents Poliakhine maintenant détruits,
le tout d’une grande importance, me dit-on, pour un mouvement
communiste américain élargi...
Pirenne n’avait pas tressailli. Ses yeux fixés sur les miens
restaient sans expression. Une pensée me traversa : peut-être se
disait-il que Santafé et Poliakhine s’étaient mis d’accord pour le
tromper. Mais non : on ne trompait pas Pirenne.
— Tous ces documents, listes et fichiers qui se promènent
commencent à m’égarer un peu, dit-il.
Il réfléchissait. Enfin, il parla :
— Je doute que des documents, quels qu’ils soient, puissent
suffire, si Poliakhine, en même temps, ne se livre pas.
— Est-ce déjà ta réponse?
Il haussa légèrement les épaules.
— J’ai dit : je doute. La vraie réponse ne viendra pas de moi.
Puis, avec une sorte d’indifférence :
— Sept ou huit amis de Poüakhine ont été arrêtés à Moscou
ce matin.
Je tressaillis.
— Sans preuves, fis-je, mal à l’aise.
— Sans preuves et en toute certitude, dit-il.
— Si je comprends bien, tu me charges d’annoncer la nouvelle à
Poliakhine.
— C’est lui le chef... Et il s’enfuit.
Il laissa passer quelques instants puis me jeta un bref coup d’œil.
— Je ne te comprends pas bien, me dit-il. Je te croyais indiffé¬
rent à tous les camps. Or, tu choisis.
— Non, lui dis-je.
Il leva les yeux sur moi :
— Tu protèges un saboteur et un traître, et tu déclares ne pas
choisir?
— Non, répétai-je.
Il me regardait toujours.
— Je les assiste dans leur défaite, repris-je. Tu n’aurais raison
que si je les soutenais dans leur victoire.
— Ils ne demandent qu’à persévérer et en ont les moyens,
protesta-t-il. Leur défaite? Où la vois-tu?
— Tu ne me donneras pas mauvaise conscience, lui répondis-je.
Tout est social, pour toi. Pas pour moi. Je ne défends aucune valeur.
Disons que je défends des corps, de simples corps physiques, pour
La Fosse de Babel 603

réserver leurs chances de les faire passer eux aussi au-delà des
valeurs...
— J’ai horreur des sauveteurs de métier, fit-il. Au lieu de pré¬
venir le danger, ils l’attendent, et même ils l’appellent... Rentre
dans ta montagne et occupe-toi de ton propre corps.
— Le monde est probablement un corps unique.
Il me regarda à nouveau :
— C’est à Poliakhine qu’il faut dire cela, pas à moi.
— A Poliakhine et à toi...
— Grosse erreur, fit-il. Le monde est un seul corps, en effet. Mais
je me sens sûrement beaucoup plus près de Poliakhine qu’il ne se
sent près de moi...
— Quitte à le tuer quand même, si tu pouvais.
— Pourquoi non? fit-il. Un moindre mal pour tous. Je le
tuerais sans hésitation, mais aussi sans haine.
— Tu le dis.
— J’en suis sûr.
— La dernière ruse du diable est de se faire croire impersonnel,
lui répondis-je.
— Je ne tiens pas à le faire croire, dit-il, je tiens à l’être, et je le
suis...
Sa voix était ferme sans être tranchante, assurée sans être dure.
Elle exprimait une conviction sincère et réfléchie.
— Rappelle-toi ce que disait le Père Carranza, continua-t-il :
le premier qui tuera sans haine, sans haine pour sa victime et
sans haine pour lui-même, celui-là sera Dieu. Celui-là seul sera Dieu.
— Ce n’était pas pour rendre le meurtre plus proche et plus
facile que le Père disait cela, mais plus lointain et plus difficile.
— Difficile, pas impossible.
— Impossible aussi. Qui est sans haine pour soi-même?
— Moi, dit-il.
— Il faudrait n’avoir pas de corps... C’est parce que Dieu n’a
pas de corps qu’en lui le meurtre perd son sens. En Dieu, tout est
meurtre et rien ne l’est. En Dieu, il n’y a pas de mort.
Il me regardait avec une sorte de curiosité froide, dépourvue
d’hostilité comme d’amitié.
— Au fond, tu renies le Père, fit-il. Et même tu te renies. Car
toi aussi tu as tué.
J’attendais ce rappel.
— Etait-ce vraiment moi? demandai-je... Tu étais là. Il m’est
souvent arrivé de t’attribuer ce meurtre, comme si tu avais conduit
604 La Fosse de Babel

ou poussé ma main. Il est bien des sortes de pouvoirs. Le Père


parlait souvent des tiens. Comme tous les pouvoirs personnels, ce
sont des pouvoirs de guerrier, qui sont au service de la mort...
— Et les tiens sont au service de la vie?
Je fis un geste vague.
— Tu n’empêcheras pas la mort de Poliakhine, me dit-il. Et ce
sera une juste mort.
— Les vrais pouvoirs sont impersonnels, lui répondis-je. Et la
mort d’elle-même s’en écarte, sans même qu’ils aient à agir.
Sa froideur s’accentua.
— J’ai bien peur que le monde te donne tort encore longtemps,
fit-il.
— Pas longtemps, dis-je. Toujours.
Il se mit à rire. Pourquoi insister? La discussion est 'l’arme du
diable, pensai-je, elle le confirme toujours à soi. Il était temps de se
le rappeler ici.
La conclusion de l’entretien fut simple.
— Rassemble tes documents, et, en attendant qu’on en discute,
téléphone-moi demain matin, me dit Pirenne en souriant avec
beaucoup de grâce. Je suis un homme tout à fait passif et je me
borne à rendre compte. Mais il arrive que des ordres se forment alors
quelque part, et j’obéis...

97. La folle nuit de von Saas.

Je rendis compte à mon tour, et von Saas déclara se tenir prêt


à partir pour New York dès que Pirenne aurait donné une réponse
de principe. Il comptait appeler Scotti, à Chicago, dans le courant
de la nuit. Auparavant, il dînait avec moi chez Marie, ce même soir.
Ce fut au cours de ce dîner que je pus mesurer le mieux les pro¬
grès faits par Marie sur le chemin de l’autorité, de la personnalité,
de la dureté et, pour tout dire, de l’éveil. Toutes les questions
qu elle posa à von Saas appartenaient à un plan et ne tendaient qu’à
un but : amener von Saas à démonter les rouages de son action,
à livrer ses méthodes, ses projets, ses raisons d’être, ses secrets.
Marie n’était pas de nature soupçonneuse et c’était d’abord à
elle-même qu elle demandait des comptes, non à autrui, mais elle
avait le sens des positions sociales : elle enquêtait par devoir,
La Fosse de Babel 605

jugeait et sanctionnait de même, et ses jugements devenaient


d’autant plus rigoureux qu’ils devaient apaiser une conscience
serve. Tel est le paradoxe de la jeunesse dans un monde trop
vieux : égarée en elle-même et assurée dans ses coups. C’est le même
problème pour tous ces peuples tardivement vivaces et en colèro
contre tout, qui aujourd’hui surabondent : ils se font de leurs
intérêts immédiats d’énormes devoirs, le sentiment de leur sujétion
les rend féroces, la peur de leur faiblesse leur donne des armes sans
pitié.
Je ne sais si von Saas était capable de pénétrer dans ces compli¬
cations juvéniles, tant sa raison, par moments aiguë et disposée
à de justes calculs, semblait céder aussitôt et pour de longs moments
à l’incohérence. Toutefois, son instinct était sûr. On eût dit qu’il
avait choisi de déconcerter Marie. Ce n’était pas une tactique
méditée, mais c’était la juste tactique.
Ainsi von Saas se permit-il de sourire, ce qui, on le sait, ne lui
arrivait pas souvent, lorsque Marie, qui ne cessait pourtant de se
reprocher d’avoir été pour Le Hourdel une occasion de chute ou de
dépit et de se sentir responsable de son départ pour la Chine,
traita quand même celui-ci de traître. Elle se punissait en lui.
— Le mot n’est pas excessif, dit von Saas. Vous avez été trop
accueillante. Mais la trahison est la loi du monde. C’est cela qu’il
faut voir...
Marie n’était pas très sensible à l’ironie, mais sursauta quand
même et regarda von Saas. Celui-ci, très décontracté, vidait
à longs traits son verre. Il buvait plus qu’il n’avait encore
jamais bu.
— On ne peut quand même pas passer sa vie à dénoncer le
communisme, dit Marie, qui avait rougi. C’est négatif.
Des questions lui brûlaient les lèvres. Elle hésitait à les poser.
— Est-ce que ces sabotages vont durer longtemps? reprit-elle.
— C’est possible, dit-il. Je n’en sais rien.
— Cela n’a pas l’air de vous inquiéter.
— La destruction n’est rien, dit von Saas. Le peuple n’est
jamais las de reconstruire. Et je dirai même qu’il est fait pour cela
et qu’en un sens on ne détruit jamais assez... C’est la destruction
qui tient le peuple éveillé.
Il n’y avait pas de sarcasme dans sa voix. D’un ton uni il consta¬
tait une évidence.
Marie, qui ne trouvait pas de prise, ne put avoir qu’un mouve¬
ment d’humeur :
606 La Fosse de Babel

— Vous n’allez quand même pas me dire que vous organiseriez


vous-même des sabotages si le peuple dormait?
— Pourquoi non, dit von Saas, si j’estimais assez ce peuple
en tant que tel?...
Il se durcit brusquement.
— Il y a trop d’argent, chez vous, déclara-t-il, pour que la
destruction n’y soit point la loi. Il faut que l’argent circule. Il
faut aussi que l’argent descende. L’argent appartient au domaine
des profondeurs, non des hauteurs, il tire tout vers le bas. Ce sont
les profondeurs qu’il fait bouger. Dessus, tout s’écroule.
Marie se sentit rougir à nouveau :
— Selon vous, les communistes auraient donc raison de saboter?
— Ni raison ni tort. Ils obéissent à la loi des pesanteurs, c’est tout.
La jeune fille était trop soutenue par la notion de mérite pour
accepter de croire aux fatalités. Sans le vouloir, elle entrait dans
le jeu. J’étais gêné pour elle :
— Alors, il faut les laisser faire!
— Non, dit von Saas.
— Je ne comprends pas.
— Il faut lutter contre eux, pour rétablir la loi des hauteurs...
Je vous l’ai déjà dit, je ne cherche pas spécialement à détruire des
communistes...
Ce rappel vint soutenir le ressentiment de Marie. Sa colère mon¬
tait :
— Je sais. Vous cherchez l’ordre. L’ordre pour l’ordre.
— L’ordre pour la hauteur de l’ordre, fit-il. C’est cela.
Puis, avec un nouveau sourire, comme s’il était heureux de tenir
sa chute, il ajouta :
— Je ne cherche pas à détruire mais à créer. A créer des guer¬
riers... J’appelle guerriers ceux pour qui l’argent ne compte pas.
Ceux qui ne l’aiment ni ne le haïssent. Ceux qui lui échappent.
— Et vous leur donnez tous les droits? demanda-t-elle d’un
accent vibrant, où la colère ne se contenait plus.
— Tous! fit-il.
Elle resta sans voix. Mais lui, maintenant, était lancé. Et tous
les rêves, à la fois minutieux et aberrants, qui avaient depuis
trois ou quatre mois soutenu et porté sa vie, semblaient n’avoir
été si lentement, si soigneusement assemblés, ajustés, démontés
et repris, que pour pouvoir être livrés en bloc, ce soir-là, dans leur
forme parfaite. Nous avions le temps. Greenson appelait parfois
Marie, le soir, vers 10 heures. Nous attendions cet appel.
La Fosse de Babel 607

— Imaginez des hommes, commença von Saas — et il posait


sur Marie d’abord stupéfaite, puis effrayée, des yeux que je voyais
pour la première fois brûlants — imaginez des hommes sans rien,
à aucun moment, pour les retenir ni rien pour les pousser, des
hommes que j’avais tort jadis d’enfermer derrière des murailles
de glace, car la glace ne signifie rien, et il faut faire le pôle partout...
« Dites-moi ce que représentent vos usines pour ces hommes.
Elles doivent tout à la terre et ces hommes ne lui doivent rien.
Je dis qu’elles sont le cancer de la terre. Il y a des cancers de
tous les genres, le charbon aussi, et même l’eau, et même l’air,
et il ne faut sortir l’énergie que du soleil, et encore! Il a ses
taches 1...
Une fois de plus, il s’était saisi de la bouteille de cognac, et
maintenant, la serrant d’une poigne ferme, il semblait s’appuyer
dessus en parlant. Il parla longtemps. On ne pouvait l’interrompre.
Même quand il se versait à boire, il continuait à parler. Et quand
il buvait, on attendait qu’il parlât encore. Sa raison chavirait,
c’était évident. Pourtant, sans que Marie ni moi nous en rendis¬
sions compte, c’était, au même moment, ses gestes extraordinai¬
rement sûrs qui nous fascinaient, sa façon tranquille de boire,
cette main qui ne tremblait pas, ce verre qu’il posait sans heurt
sur la nappe.
La bouteille de cognac était presque vide.
— C’est alors, conclut-il, que j’ai compris ce que signifiaient
les murailles de quartz. Il faut aller chercher le quartz où il est,
non pas au plus profond de la terre mais au cœur des montagnes,
ce qui n’est pas pareil, et l’en sortir, en plein jour. Alors ces vrais
hommes verront le monde et ne seront plus vus... Comprenez-
vous cela? s’écria-t-il en se versant une dernière fois à boire. Moi
je le comprends, fit-il, et il but.
« Mais vos usines? Puisqu’elles ne sont pas bâties en murailles
de quartz, fit-il brusquement, qu’est-ce que cela peut faire qu’on
les détruise? Kaputl Répondez-moil...
Marie était pétrifiée, mais il ne regardait pas Marie et n’en
attendait d’ailleurs pas de réponse. Sa bouteille était vide. Il la
lâcha. Du regard, il en cherchait une autre sur la table. Il n’y en
avait pas.
Il eut un geste vague.
— J’ai assez bu, fit-il.
Puis, comme si, par cette constatation, tout était dit, il regarda
sa montre.
608 La Fosse de Babel

— Votre père ne téléphonera plus ce soir. Venez, dit-il à Marie.


Nous sortons. C’est moi qui vous invite maintenant.
Nous nous consultâmes du regard, Marie et moi : nous hésitions.
Mais déjà von Saas nous proposait de nous mener dans une boîte
de travestis de la rue du Colisée que Marie s’était dite curieuse de
connaître. Nous partîmes.
Ici encore, von Saas ne paraissait conduit que par l’instinct.
Mais, assurément, en allant chez des pédérastes, il ne recherchait
pas un simple divertissement. Et même, au contraire, en rendant
compte ici de cet instant où commence la dernière phase de ce
qu’il faut bien maintenant appeler sa démence, convient-il de se
demander s’il n’entendait pas trouver là l’occasion d’une dernière
épreuve pour mesurer ce détachement où, depuis quelque temps,
il s’effaçait. Vers quelle fin un homme devenant fou peut-il tendre
encore? Ou plutôt, qu’est-ce que la globalité du sens qui, au même
moment, se dissocie de lui, veut encore achever en lui? Comme les
femmes, les homosexuels entretiennent une étroite parenté avec
l’espace, mais tandis que les premières, sous l’action des hommes
porteurs de la Genèse, font germer cet espace et ainsi l’intensifient
sans cesse, en un point donné, pour y faire toujours plus et toujours
mieux mûrir le temps, les seconds, qui se contentent d’amplifier
ce même espace, n’y font rien germer ni mûrir, sauf à creuser ce
vide même, comme pour y annoncer ce y supprimer tout ensemble
cette exigence indéfinie d’enfantement que l’éternité oppose au
temps et pour laquelle il n’est point de semence. Les homosexuels
comprennent-ils ce drame? Savent-ils qu’ils sont les porteurs, dans
le monde, au sein de la matière maudite, d’un principe d’éternité
et de stérilité glacées qui maudit la malédiction même et la déjoue,
et va jusqu’à faire frissonner et douter de soi l’esprit éternel? Les
pédérastes ordinaires qui ne croient être délivrés de la femme qui
enfante les hommes que pour être reçus par la Grande Mère qui
enfante Dieu et se sentent en elle définitivement rajeunis, ne
passent avec leur malédiction qu’un compromis dérisoire, et
encore plus mystifiant que mystique. Et alors en effet que la
matière ne pourrait connaître de véritable victoire que par son
propre effacement, ce rajeunissement, qui la confirme à elle-même,
ne peut être que sa plus grave défaite, car il fait jouer sur son
opacité les séductions d’une lumière qui ne vient pas d’elle, et qui
exige le maintien de cette opacité comme support. Von Saas
n’était plus depuis longtemps un pédéraste ordinaire. Peut-être
n’avait-il jamais raisonné son mépris des mystiques et des illu-
La Fosse de Babel 609
sions et avait-il agi, ici encore, tout à fait d’instinct. Mais dans son
refus de coucher avec de jeunes garçons, il y avait sûrement un
besoin de s’éviter à lui-même quelque concession que ce fût à la
vanité des compromis. Drameille avait raison : von Saas était
1 anti-Satan type, l’ennemi irréductible que les communistes ne
réussissent jamais à réduire même en allégeant à l’extrême leur
société et leur matière. Et ce qui un jour le prouvera, c’est ceci :
Satan se croyant vainqueur fera peut-être juger Lucifer, ce qui
sera une façon de lui rendre hommage. Mais il ne jugera certaine¬
ment pas l’anti-Satan, il l’abattra. Rangez déjà au sommet des
contradictions antagonistes du marxisme, qui marqueront les
limites de celui-ci, ce fait que les communistes fusilleront sans
jugement les pédérastes, sans jamais d’ailleurs déraciner la pédé¬
rastie... Cette nuit-là, rue du Colisée, nous écoutâmes en silence
des poèmes et des chansons. Von Saas buvait toujours, mais sans
hâte, à intervalles réguliers, sans quitter la scène des yeux. Au
milieu de ces jeunes garçons fardés, efféminés et beaux, il exprimait
une dureté grave mais inattentive, qui les surprenait. Certains
croisèrent ses yeux et tressaillirent, dépouillés à l’instant de leur
sournoiserie molle et vidés d’eux-mêmes comme des proies. Mais
son regard déjà était passé. Peu à peu cependant von Saas devint
sombre. Ces garçons qui se parodiaient eux-mêmes lui parurent
sans doute jouer une comédie complaisante ou honteuse, et son
regard s’enflamma : peut-être avait-il envie de les insulter, comme
fait un Juif misérable de Juifs encore plus misérables que lui.
Marie vit ce regard. « Il me fait peur », me souffla-t-elle en me serrant
le bras. Au même instant, von Saas se leva pour sortir. Nous le
suivîmes. Au coin de la rue du Colisée et de l’avenue Franklin-
Roosevelt, alors que nous nous dirigions vers la voiture de Marie,
il nous précédait de quelques pas. Devant un bar, un adolescent
aux yeux trop faits l’aborda. Von Saas s’arrêta net : « Va te débar¬
bouiller », lui dit-il. En même temps, d’un large revers de main,
à la volée, il le gifla. Puis, arrêtant un taxi qui passait, il y monta
et s’en alla, comme s’il nous avait oubliés.
Ce que fut, à partir de ce moment, la nuit de von Saas, nous ne
pûmes plus tard le reconstituer qu’en partie, d’après ce que nous
apprîmes à son hôtel et en nous reportant aussi aux feuillets grif¬
fonnés en hâte et à peine raturés que nous trouvâmes épars dans sa
chambre. Le taxi le reconduisit d’abord à cet hôtel, sur les boule¬
vards, car l’heure était venue de téléphoner à Scotti, et il fit en
effet appeler Chicago, mais en vain. A la même heure, Scotti et
610 La Fosse de Babel

Jansen, ayant passé la douane d’Orly, arrivaient sans encombre à


Paris. C’était la première fois que Scotti ne se trouvait pas présent
à un rendez-vous fixé par von Saas. A cette heure tardive, le bar
de l’hôtel était fermé et von Saas sortit à nouveau mais rentra
un quart d’heure plus tard après s’être procuré une bouteille de
whisky, qu’il emporta dans sa chambre. De là, il demanda encore
Chicago, toujours en vain, indiqua un autre numéro, qu’il obtint
celui-là, sans doute celui du premier adjoint de Scotti, eut alors
une brève conversation, mais négative, car, sans se lasser, durant
les heures suivantes, il fit sans cesse redemander le premier
numéro, celui de Scotti. Entre-temps, il écrivait et buvait. Il
s’emporta plusieurs fois. A son hôtel, on le prit pour un amant
jaloux.

98. La rude journée de Scotti.

Arrivés à Paris vers minuit, Jansen et Scotti prirent des cham¬


bres dans un hôtel de la place d’Italie et se couchèrent aussitôt.
Scotti avait fait une assez bonne traversée. L’effroyable crise de
la veille paraissait s’être calmée. Il souffrait toujours de la tête,
mais modérément. C’était lui qui avait insisté pour passer la nuit
dans ce quartier lointain. Il désirait se trouver le plus près possible
de l’église Saint-Hippolyte, où il voulait se rendre dès la première
heure, le lendemain, pour consulter l’abbé d’Aquila, dont Jansen
et lui ignoraient la mort.
Scotti se leva tôt et, tandis que Jansen dormait encore, arriva
avant 8 heures à Saint-Hippolyte, où on lui apprit cette mort.
Sa première impression fut étrange : il lui sembla que le dernier
fil qui le retenait à Julienne se rompait et qu’elle s’éloignait défi¬
nitivement de lui. Ce n’était point à d’Aquila qu’il pensait mais à
Julienne. Cette circonstance ajouta à son désarroi.
Scotti resta un moment immobile et muet, puis, reprenant un
peu ses esprits, demanda à rencontrer l’abbé Domenech, qu’il
savait avoir été le meilleur ami et le seul confident de d’Aquila.
On lui répondit d’un air gêné, mais on le vit si décontenancé, si
égaré, qu’on lui donna comme par pitié l’adresse de l’ancien
vicaire. Celui-ci était passé la veille au presbytère. Il ne voulait
pas vivre aux frais de Drameille et avait demandé à ses anciens
La Fosse de Babel 61«
collègues, restés presque tous ses amis, de l’aider à trouver quelque
préceptorat de français ou de latin.
Il était trop tôt pour aller chez Domenech et Scotti rejoignit
Jansen. Tous deux se rendirent alors en taxi dans le centre, louèrent
un coffre dans une banque du carrefour Drouot et y enfermèrent
les documents Poliakhine. Jansen garda la clef. D’une cabine du
métro voisin, ils appelèrent ensuite la SOPEIC.
Tandis que Scotti tenait le second écouteur, Jansen donna à
Pirenne quelques détails circonstanciés sur son voyage et lui parla
des listes. Ce nouveau retournement de la situation laissa Pirenne
impassible.
— Pourquoi ne m’as-tu pas informé depuis New York?
demanda-t-il, intraitable.
— Pour arriver à Paris sans être attendu, répondit Jansen.
— La confiance règne, dit Pirenne.
—; Comme toujours, répliqua Jansen. Le dossier P. contre le
dossier G. Nous procéderons à l’échange quand tu voudras.
— Il me faut d’abord examiner ces listes, dit Pirenne.
— Je ne peux pas m’en dessaisir, fit Jansen.
— Ce n’est pas à toi de poser des conditions, dit alors Pirenne
avec beaucoup de froideur. Et d’ailleurs, depuis deux jours, la
question s’est déplacée... Ce n’est pas seulement des preuves
contre Poliakhine qu’il me faut, c’est Poliakhine lui-même...
Il lui donna à son tour quelques informations et conclut :
— Tes papiers règlent sans doute pas mal de choses, mais je
veux aussi parler à Scotti au sujet de von Saas et de Santafé et
des papiers de ce dernier. Je les veux aussi... Où est Scotti?
— Quelque part dans Paris.
— Je veux le voir.
— Je le lui dirai.
— Téléphone-moi au début de l’après-midi et sois libre jusqu’à
ce soir, ordonna alors Pirenne.
Scotti fut bouleversé par l’étendue considérable des exigences
de Pirenne. Il ne s’attendait pas à devoir dénoncer von Saas.
Mais Jansen le rudoya : « Tu n’as besoin de dénoncer personne,
lui dit-il. Tu n’es qu’un exécutant, tu ne sais rien. Von Saas ne t’a
jamais rien dit. » Jansen ignorait encore, il est vrai, l’étendue de
la trahison de Santafé. « Interdiction en tout cas de joindre von Saas
et Julienne. » Scotti ne paraissait pas entendre. La clef du coffre,
dans ma poche, est encore ma meilleure garantie, pensa Jansen.
« Retrouve donc tes esprits », dit-il encore à Scotti en lui serrant le
612 La Fosse de Babel

bras avec quelque colère. Pour sa part, il se sentait plein d’opti¬


misme et de force.
L’optimisme et la force étaient bien, à ce moment, ce qui man¬
quait le plus à Scotti, dont les yeux se voilaient et qui sentait
monter en lui une nouvelle crise. Dans cette déroute, il ne pensait
plus maintenant qu’à rencontrer le plus tôt possible Domenech,
derrière lequel se dessinait à nouveau l’image de Julienne. Mais
Jansen avait déjà pris un nouveau jeton et se préparait à appeler
l’ex-milicien. « A une heure de l’après-midi, à l’hôtel, pour déjeu¬
ner », lui lança Scotti, qui courut vers un taxi.
Domenech s’était installé dans un hôtel de troisième ordre des
Gobelins, assez éloigné, mais sans trop, de son ancienne paroisse.
Scotti ignorait tout de lui, ou presque tout, et en tout cas les motifs
de son interdit. Mais il y a déjà quelque solidarité dans la révolte.
En outre, dans cette chambre mal chauffée, une couverture sur
les épaules, et occupé à rédiger, sur une table minuscule, pour ne
pas rester désœuvré, une relation de son voyage en Chine dont il
ignorait bien qui la lirait, Domenech apportait la preuve qu’il
appartenait, lui aussi, à la famille des réprouvés sur lesquels la
vie s’acharne et dont la faiblesse rassure. Scotti fut rassuré. Et
surtout, Domenech, comme lui, avait besoin de parler de d’Aquila,
de Julienne. Que Domenech connût Julienne et l’admirât, ce fut
pour Scotti, depuis des jours, le premier signe aimable du destin.
Mais Domenech connaissait aussi von Saas, Drameille, Poliakhine.
Sans sortir de la fable des communistes dissidents responsables
de tout, Scotti livra par bribes toute son histoire.
Domenech, saisi, eut quelque peine à coudre ensemble ces mor¬
ceaux épars et à tendre le fil qui de von Saas à Poliakhine passait
sûrement par Drameille. L’histoire se tenait. Il y parvint. On
pouvait sans doute accuser l’imprudence de Poliakhine et de Dra¬
meille, peut-être leur duplicité. Cependant, à mesure que Scotti
parlait, il devenait clair que ce dernier tenait moins à raconter
des faits qu à s entendre rassurer sur Julienne. Il se répandit sur
elle en propos amers. Domenech d’instinct la défendit. Ainsi déviée
par le sentiment, la conversation partait à vide, mais l’esprit
concret de Domenech prit le dessus : « Je ne comprends pas.
Pourquoi ne vous expliquez-vous pas avec Mme de Sixte? »
demanda-t-il à Scotti. Celui-ci, horrifié, eut un mouvement de
fuite. Formulée en termes clairs, la pensée de rencontrer Julienne
le faisait blêmir.
Des éclairs de douleur vrillaient par moments sa tête.
La Fosse de Babel 613

— Je ne veux rencontrer ni Mme de Sixte ni von Saas, dit-il,


par pur instinct.
— Pourquoi von Saas? demanda Domenech, étonné. Vous lui
avez désobéi, c’est vrai.
— Mes intérêts ne sont pas les siens, répondit Scotti, gêné par
son mensonge. D’ailleurs maintenant Poliakhine est à l’abri.
La notion de devoir d’état était toujours présente en
Domenech.
— Vous avez tort de négocier ces papiers sans en parler à vos
chefs, insista-t-il. Vous allez peut-être faire accabler des inno¬
cents...
— Dans une telle affaire, il n’y a pas d’innocents, dit Scotti.
— Qu’en savez-vous?
Le doute s’installait en Domenech de plus en plus.
— Que dit M. Greenson? demanda-t-il.
— Je n’en sais rien, dit Scotti.
— Votre chef von Saas l’a vu sans doute.
— Sûrement pas, dit Scotti, trop vite, mais cet interrogatoire
achevait de briser ses nerfs.
— Je ne comprends pas, répéta Domenech, mais cette fois il
était sévère.
— Vous ne pouvez pas comprendre! s’écria Scotti qui se mit
brusquement en colère et livra tout d’un mot. S’il y a quelqu’un
que von Saas ne tient pas à voir, c’est bien Greenson!
Pour Domenech, tout devenait à peu près clair, maintenant.
En quelques phrases il vida Scotti de ses mensonges.
Un silence passa. Scotti, effondré, baissait les yeux.
— Je n’ai aucune qualité pour vous conseiller de voir Greenson,
lui dit alors Domenech. Et sans doute, en ce moment, la vérité
ne serait-elle utile à personne. Mais je persiste à penser que vous
n’avez pas à livrer ces papiers sans précautions. J’ai rendez-vous
cet après-midi chez Mme de Sixte que je n’ai pas vue depuis mon
retour. Sans rien dire d’autre, je peux lui en parler et me rensei¬
gner par elle...
— Non, non dit Scotti.
Domenech ignora cette interruption.
— Je veux bien que les intérêts de von Saas ne soient pas les
vôtres, mais non ceux de Mme de Sixte, dit-il avec raison. Si l’on
peut craindre quelque chose, c’est qu’elle soit aussi pressée que
vous de livrer ces papiers.
Scotti, hagard, essaya de relever la tête. Il était épuisé :
614 La Fosse de Babel

— Eh bien, téléphonez-lui tout de suite, n’attendez pas, mais


ne lui parlez pas de moi...
Domenech le regarda avec pitié, mais se força.
— Si elle est seule chez elle, vous m’accompagnerez, lui dit-il
avec autorité.
— Je ne peux pas, j’ai rendez-vous avec Jansen...
— Vous viendrez quand même, dit Domenech. Vous avez le
temps. J’ai mon scooter et c’est tout près.
Il était 11 heures. Personne, hormis Pirenne et Domenech,
n’avait encore appris le retour de Jansen, et Pirenne à qui, comme
convenu, je venais de téléphoner, me l’avait caché. C’était de
bonne guerre. « De toute façon, avait-il dit, il faudra attendre le
retour de Santafé. » C’était aussi ce que venait de me répondre
Drameille qui avait pu, de très bonne heure, toucher ce même
Santafé, à New York, après que ce dernier eut constaté le vol.
L’Espagnol prenait toutes les mesures d’urgence nécessaires pour
mettre son organisation à l’abri. Il allait aussi transférer dans une
banque suisse tous ses fonds disponibles. « Revenez aussitôt que
possible à Paris », lui avait alors demandé Drameille. Dans cette
attente générale, durant laquelle tout le monde s’agitait beaucoup,
il était remarquable que nul ne s’occupât de von Saas, qui s’agitait
seul, il est vrai, et jusqu’au délire, mais désormais sans consé¬
quence, sauf pour lui.
Julienne, dont toutes les soirées, avant son proche mariage,
étaient prises par de grands dîners, profitait de l’absence de Frieden
pour donner quelques déjeuners plus intimes et nous avait invités,
ce jour-là, Marie et moi, en compagnie de Laforêt, qui amusait
Marie. Lorsque Domenech l’appela, elle voulut l’inviter aussi,
mais l’accent du prêtre commandait l’urgence. Ce que furent,
quelques minutes plus tard, dans le petit salon de l’île Saint-Louis,
ces retrouvailles de Julienne et de Scotti, Domenech put nous le
dire le soir même, tant le drame, subitement noué, fut appelé à
connaître un dénouement non moins subit. Passé, chez Julienne,
l’instant de la surprise qui fut aussi celui d’une joie mauvaise, car
du visage douloureux et décomposé de son ancien amant elle ne
retint que la flétrissure (Il devient laid, pensa-t-elle), passé égale¬
ment le moment plus long de l’incertitude qu’aidèrent à franchir
les explications rapides de Domenech, Julienne se retrouva sans
véritable émotion, et même si gonflée d’orgueil par sa victoire
qu’il s’en fallut de peu qu’elle reprochât à Domenech la maladresse
de sa visite. Le jeune prêtre l’avait bien pressenti. A condition
La Fosse de Babel 615
qu’elle pût dire n’en rien savoir, la livraison de ces papiers était ce
qui pouvait le mieux arranger Julienne. Il fallait être stupide pour
l’y mêler. Au silence buté de Scotti, puis à ses reproches et à ses
larmes, elle n’opposait alors que la froideur, le calcul et la fermeté
d’une femme que la sentimentalité désormais ennuie et qui n’a plus
de temps à perdre au secours de la faiblesse. Domenech fut stu¬
péfié d’un changement si rapide. Et même si Scotti avait pu penser
un seul instant tirer quelque avantage des aveux qu’il était disposé,
sans s’en rendre compte, à faire à Julienne, car c’est en elle qu’il
voulait s’en délivrer, comme un enfant plaintif, même cette illusion
lui fut ôtée, et tout de suite. Car, d’emblée, comme pour se donner
un alibi universel, et avant même qu’il eût porté la moindre accu¬
sation contre elle, Julienne avait signifié à Scotti qu’il était trop
tard, qu’il n’avait plus à avouer ce qu’elle savait déjà, par Santafé,
sur la véritable action de von Saas, et que cette trahison, qui
ravageait tout et empêchait tout compromis, justifiait en même
temps n’importe quel recours contre elle. Scotti passa par tous les
mouvements de la honte et de la rage et peut-être se fût-il livré
à quelque extrémité si Julienne, au moment le plus tendu, n’eût
lancé une parole qui touchait au génie : « Tu as préféré suivre
von Saas, lui cria-t-elle, tant pis pour toi. » Par ce mot qui ne cédait
rien mais qui laissait croire à Scotti que Julienne était remuée
par tous les dépits de la jalousie et de l’amour, alors que jamais
il n’y en avait eu moins en elle, elle éteignit toute colère en Scotti.
C’était un homme que l’injustice indignait moins qu’elle ne le
désarmait. Il se vit incompris mais aimé. Il fondit en larmes.
Ce fut à ce moment qu’on nous annonça, Marie et moi. Scotti
était bien incapable de bouger et de fuir. Quant à Julienne, son
parti fut pris dans l’instant même. Puisque la vérité débordait
de partout, il fallait courir devant elle et lui ouvrir la voie. Impla¬
cable et exploitant à fond son avantage, Julienne nous fit donc
entrer et, à l’intention de Marie que rien n’étonnait plus mais
dont le calme se teintait de mépris, elle fit, devant Scotti pétrifié,
un exposé complet des faits. Elle évoqua d’abord le meurtre de
Grévy par quoi Pirenne exerçait sur elle son chantage. Elle parla
ensuite des sabotages comme si Scotti venait de les lui avouer
dans l’instant même. Elle fit enfin de Santafé un complice d’abord
ignorant puis révolté de von Saas, et essayant alors d’étouffer
le scandale. Le ton qu’elle employait était celui de la véhémence
contenue des victimes enfin sauves, mais clémentes. Et, dans cette
extrémité, tout faisait d’elle l’ange annonciateur de la vérité
616 La Fosse de Babel

et de la justice. Il est des rôles si bien composés qu’on admire


leur composition sans retenir leur contenu. Sans s’en rendre
compte, Marie serrait mon bras avec force. Mais Domenech
me regardait avec des yeux navrés. Toute son adoration pour
Julienne partait en lambeaux. Drameille, Julienne, c’était trop.
Il ne souffrait même plus. Quand Julienne eut terminé, Marie se
tourna vers Scotti : « Parlez », lui dit-elle avec une extrême froideur.
Scotti, qui étouffait de haine, voulut sans doute rétablir la vérité
sur Santafé et ouvrit la bouche, mais aucune parole distincte
n’en sortit. Portant les mains à sa tête dans un bref sursaut,
il resta debout un moment tout en pivotant lentement sur lui-
même, puis tomba tout d’une pièce, évanoui.
A cet instant du drame, un nouvel acteur apparut. C’était
le docteur Laforêt, qui arrivait lui aussi pour déjeuner. On lui
nomma Scotti et je vis Laforêt tressaillir puis pâlir, tout en posant
comme pour lui-même, et d’une voix qui me parut à la fois excitée
et inquiète, une question apparemment inutile : « Depuis quand
est-il à Paris? » Je ne sais pas s’il sera possible un jour de mesurer
avec des appareils exacts l’effet des opérations de magie, qu’il
s’agisse du rayonnement des piles d’hémisphères, des piqûres
d’aiguilles dans les statuettes de cire ou de l’action des mantras
d’envoûtement, et j’avoue être assez peu intéressé à le savoir.
Je suis loin de nier cet effet, mais je crois aussi que tout dépend
des réactions de la victime, qui peut renvoyer l’effet sur la cause,
et tout brouiller. Je suis donc incapable de dire si l’hémorragie
cérébrale qui fut bientôt diagnostiquée chez Scotti était la suite
normale des lésions dont il pouvait souffrir depuis sa blessure ou
des opérations de Laforêt, ou des deux ensemble. Mais, à surprendre
le regard maintenant plein d’excitation que Laforêt posait sur
Scotti en l’examinant, on ne pouvait s’y tromper : ce corps abattu
lui appartenait. Laforêt courut vers un téléphone pour appeler
une ambulance. L’appareil se trouvait loin du salon, dans un
bureau servant de bibliothèque. Je m’y rendis à mon tour pour
appeler et informer Drameille. Après s’être mis d’accord avec
une clinique, Laforêt formait déjà un second numéro. C’était
celui de son laboratoire. Il demanda qu’on démontât tout de suite
certains appareils. Il arrêtait sûrement ses opérations sur Scotti...
— Où sont les papiers de Poliakhine? demanda Drameille
dès qu’il arriva.
Il y avait là Julienne, Marie, Domenech et moi. On venait d’em-
merjer Scotti. Laforêt était monté dans l’ambulance.
La Fosse de Babel 617

— C’est Jansen qui les a, répondit Domenech. Il doit les


donner ce soir à Pirenne...
Et, en hésitant, car il ne savait pas si ce renseignement allait
ou non aggraver le drame, il ajouta :
— Scotti m’a donné l’adresse de l’hôtel de Jansen.
Marie interrompit ce dialogue. Elle fit un pas en avant et
foudroya Drameille :
— Étiez-vous au courant des agissements de von Saas?
Drameille s’était bien gardé d’alerter l’ancien S.S. Il voulait
d’abord être en mesure de commander ou de contrôler ses
réactions.
— J’ignore jusqu’à plus ample informé ce qu’a fait von Saas,
répondit-il et, feignant d’ignorer la colère de Marie, il ajouta
avec une naïveté très calculée : — Je ne vais pas me fier à l’ima¬
gination de Scotti.
— Je veux voir von Saas, dit Marie.
— Il va venir, dit Drameille, mais il y a plus urgent. Il faut
d’abord faire examiner ces papiers par Poliakhine.
— Examiner? interrogea Marie.
— Disons trier, fit Drameille.
— Vous admettez donc vous aussi d’en livrer une partie?
s’écria Marie dont le regard étincelait.
— Oui, dit posément Drameille en soutenant ce regard.
Mais plus rien ne pouvait intimider Marie :
— Vous avez son adresse. Il a volé ces papiers. Pourquoi ne
faites-vous pas arrêter ce Jansen?
Drameille se tourna à demi vers Julienne, qui maintenant
baissait la tête et se taisait, puis ramena ses yeux sur Marie :
— Je suis d’accord avec Poliakhine.
Marie avait retrouvé toutes ses racines américaines. Pour
des êtres élevés par une civilisation moraliste, il n’est pas de
malheur immérité ni de victime sans reproches. A son tour Marie
se tut, mais à nouveau elle regarda Julienne avec mépris.
Le plan de Drameille fut vite prêt. Pirenne ignorait le nombre
et le contenu des listes de Poliakhine, et il était donc possible à
Jansen d’en distraire sans inconvénient une partie. Il fallait que
Domenech se rendît tout de suite auprès de Jansen et le convain¬
quît de rencontrer Poliakhine. Drameille était même disposé
à payer très cher ce prélèvement.
Il s’agissait de sauver sept ou huit hommes, et Domenech partit
sur-le-champ. Tout s’était passé très vite, il n’était pas encore
618 La Fosse de Babel

13 heures. Drameille se rendit à son tour dans la bibliothèque


pour appeler Poliakhine.
— Et von Saas? lui demanda Marie lorsqu’il revint.
— Je vais chercher Poliakhine et prendrai von Saas en passant,
répondit Drameille... Viens, me dit-il, je ne veux pas que Polia¬
khine se déplace seul.
A ce moment le téléphone sonna. Laforêt appelait de la clinique
toute proche, où Scotti venait d’arriver. Celui-ci, à demi sorti
de son coma, réclamait sans cesse la présence de Marie Greenson
et de Domenech. Son état était grave.
— J’y vais, dit tout de suite Marie, qui ne tenait visiblement
pas à rester seule avec Julienne.
— Tout le monde se retrouve ici dans trois quarts d’heure,
dit Drameille.
Nous partîmes. La chaussée de l’île Saint-Louis est étroite, le
champ de vision y est restreint, on peut s’y assurer facilement
qu’on n’est pas suivi.
Drameille jeta un coup d’œil dans son rétroviseur :
— Je ne vois personne, dit-il.
— Moi non plus.
Il importait d’ailleurs assez peu. La veille, en insistant beau¬
coup, Drameille avait obtenu que Poliakhine se mît sous la protec¬
tion de la police française.
— Il ne voulait pas?
— Non.
La nouvelle de l’arrestation de ses amis avait porté un coup très
dur à Poliakhine qui, depuis, parlait sans cesse de se livrer.
Cette arrestation était pour lui le signe d’une défaite dont il avait
jusque-là refusé l’aveu. Mais les conséquences morales en étaient
graves et préoccupaient beaucoup Drameille. A mesure que le
péril montait, on eût dit que la formation, le conditionnement
marxistes de Poliakhine reprenaient en lui le dessus. Formés à
chercher partout les effets d’une conscience collective, il en est
des marxistes comme des jésuites : leur conscience individuelle
ne les lie point. Mais, inversement, puisque seule la conscience
collective agit, ils ne supportent pas la situation de coupable
individuel. Ce n’était point par excès de sensibilité que Poliakhine
voulait partager le sort de ses amis. C’était pour retrouver un
sens collectif et social qu’il perdait en s’isolant, en se sauvant.
Cette incapacité à trouver un sens à l’homme seul, était bien,
chez Poliakhine, ce qui frappait le plus Drameille. Poliakhine
La Fosse de Babel 619
n’était que pour les rébellions qui réussissent. Aucun rapport
avec le diable ou avec Dieu. Notre chemin commun s’arrête ici,
se disait Drameille.
De la rue de Provence, où nous prîmes Poliakhine, nous nous
rendîmes sur les boulevards pour prendre von Saas, mais le
concierge de l’hôtel nous dit que ce dernier était sorti depuis
plusieurs heures. Drameille s’étonna. Le concierge avait l’air
gêné. Sur l’insistance de Drameille, nous finîmes par apprendre
que von Saas avait téléphoné en Amérique toute la nuit, en
s’énervant de plus en plus, puis, après un dernier coup de téléphone
infructueux à Chicago, à 9 heures du matin, était descendu,
très agité, dans le hall, où, avant de gagner la rue, il avait
tourné en rond durant quelques minutes en prononçant des
paroles confuses. A son tour, le gérant s’approcha. Il était
monté dans la chambre de von Saas, où régnait un grand
désordre bien que le lit ne fût pas défait. Il se disait très inquiet
et parlait déjà d’aviser la police. Drameille coupa court : « Tout
cela me regarde », dit-il. Il demanda à être averti dès que von
Saas rentrerait et laissa au gérant le numéro de téléphone de
Julienne.

99. Mort de Jansen et de Poliakhine.

Jansen était revenu place d’Italie en compagnie du milicien


dont il pensait avoir besoin pour la remise à Pirenne des papiers
de Poliakhine. Le milicien suggéra tout de suite que l’échange
des dossiers se fît dans l’appartement de la rue Scheffer.
— C’est la solution la plus simple et en même temps la plus
sûre, dit-il. On peut, de la terrasse, surveiller la rue et vérifier le
nombre des arrivants. Ceux-ci ne sont d’ailleurs admis dans
l’immeuble qu’après s’être annoncés par l’interphone. Enfin la
porte de l’appartement elle-même est munie d’un oeilleton qui
permet d’inspecter, avant d’ouvrir, toute l’étendue du palier...
— Tu as raison, avait reconnu Jansen, mais Pirenne n’acceptera
pas.
— Au contraire. Et même, si tule lui demandes, il viendra seul.
Que peut-il craindre? Les papiers de Poliakhine n’ont aucun inté¬
rêt pour toi, et tu n’as aucune raison de t’emparer de son dossier
620 La Fosse de Babel

sans lui donner le tien. C’est la solution inverse qui est inaccep¬
table. Car lui a tout intérêt à garder son dossier en prenant le tien
Il ne peut pas te demander d’aller chez lui.
— Tout cela est vrai, dit Jansen, perplexe. Mais tu oublies que
Pirenne veut voir Scotti et le faire parler. Il trouvera toujours que
Scotti n’en dit pas assez. Il viendra peut-être rue Scheffer, mais
sans son dossier...
Ce fut à ce moment que Domenech arriva et, devant lui, les
deux hommes se turent. Cependant, le jeune prêtre hésitait à
exposer l’objet de sa mission devant le milicien.
— Je n’ai pas de secrets pour mon ami, dit Jansen.
Domenech parla. Le milicien lui opposa tout de suite un front
rembruni.
— Tu feras ce que tu voudras, dit-il à Jansen lorsque Dome¬
nech eut terminé. Peu m’importe, si Pirenne l’ignore, que tu
divises les papiers. Mais, avec Scotti, c’est toujours la même
chose. Je constate que quatre ou cinq personnes, dont Drameille,
connaissent, depuis une heure, ta présence ici. Je place encore
moins de confiance en Drameille qu’en Pirenne. Paie ta note et
partons...
Cependant, en apportant la nouvelle du grave malaise de Scotti,
Domenech simplifiait en quelque sorte le problème posé à Jansen
par Pirenne, car il était maintenant exclu que ce dernier pût
réclamer de rencontrer Scotti avant longtemps, à supposer qu’il
le pût jamais. Jansen monta dans sa chambre pour faire ses bagages
et fit de même ceux de Scotti, non sans penser, mais un peu tard,
au récépissé de la consigne de Grand Central que Scotti avait sur
lui. Dans la salle des coffres de la banque, le matin même, il ne
s’était pas rappelé du tout ce papier. Il eût beau s’en vouloir, le
mal était fait : « J’irai le prendre ce soir à la clinique, dans le
portefeuille de Scotti, quand le reste sera réglé », pensa-t-il. Il
préféra n’en point parler.
Dix minutes plus tard, les trois hommes se retrouvèrent à quel¬
que distance de là, dans un café. Jansen hésitait : « Que lui étaient
les amis de Poliakhine? » Mais quelques paroles qui échappèrent à
Domenech, un jugement plutôt amer sur Drameille, ouvrirent les
portes de la confiance. Pour Domenech, qui était comme lui un
homme d’opposition et de minorité, Jansen éprouva presque tout
de suite cette sympathie de pur instinct qui fait nouer aux révolu¬
tionnaires de droite des liens affectifs si solides mais de portée
politique si faible. A la fois ardent et désabusé, Domenech fut
La Fosse de Babel 621
éloquent. Jansen se reconnut en Domenech. Sans plus attendre,
il se déclara d’accord pour rencontrer Poliakhine, mais tout de
suite, car il fallait compter avec le rendez-vous restant à fixer par
Pirenne.
On convint du lieu : un café de la porte Maillot.
— Disons dans une heure et demie au plus tard, trancha Jansen.
Le temps d’aller chercher ces textes. Que Poliakhine se fasse
accompagner par vous, s’il le désire, mais par personne d’autre.
Moi aussi je connais Drameille et je prendrai mes précautions...
C’est une condition absolue.
Le milicien n’avait rien dit, et Domenech, pour le dégeler,
crut bon de rapporter que Drameille offrait de l’argent. Jansen
sourit avec mépris.
— Je fais cela pour vous, dit-il à Domenech. Je n’ai pas besoin
d’argent. Surtout de celui de Drameille.
Il était moins coriace qu’il ne le croyait : il aimait les gestes
gratuits.
Domenech revint quai de Bourbon tandis que Jansen et le mili¬
cien téléphonaient à Pirenne.
Drameille prit un air satisfait et regarda sa montre :
— Porte Maillot à 3 h. 15, eh bien, vous y serez, dit-il à
Poliakhine.
Le retour de Marie, qui rentrait de la clinique, fit diversion un
court moment. On lui expliqua l’absence de von Saas. Elle l’accepta
sans surprise. De son côté, elle ne parut pas désireuse de s’étendre
sur ce qu’avait pu lui dire Scotti qui, d’ailleurs, venait de retomber
dans le coma.
Cependant le temps pressait. J’intervins :
— Je connais les méthodes de Jansen. Le rendez-vous de la
porte Maillot ne sera sans doute qu’un relais. Il n’y viendra pas
directement.
— Alors il y enverra le milicien, dit Drameille.
— Je n’aime pas cet homme, dit Domenech.
— Eh bien, repris-je en m’adressant à Poliakhine, à aucun prix
il ne vous faut accepter d’autre rendez-vous que dans un lieu
public...
Domenech et Poliakhine se préparaient déjà à partir, mais
Marie, qui était restée jusque-là immobile et tendue et semblait
surtout soucieuse d’affecter d’ignorer Julienne, se mit brusquement
à parler :
— Il n’y a aucune raison pour que vous preniez des risques
622 La Fosse de Babel

pour tout le monde, s’écria-t-elle en s’adressant à Poliakhine.


Vous êtes le seul ici avec moi qui auriez le droit de ne ménager
personne et de prévenir la police. Et peut-être devrais-je le faire
pour vous, même si depuis deux heures j’hésite en pensant à mon
père, que je voudrais laisser tout ignorer de ce que j’ai appris
ou compris depuis deux jours... Un mot de vous, et je le fais.
Elle posait sur Poliakhine des yeux brillants et profonds. Et
sans doute était-il pour elle une énigme passionnante, comme le
sont toujours, pour les jeunes gens, les êtres qui débouchent sur
une aventure inconnue ou sur l’abîme.
Mais Poliakhine ouvrit des yeux étonnés et fit un geste vague.
— Laissez, répondit-il.
Un moment passa.
— Je regrette, dit Marie.
Elle se tourna vers Drameille, qui n’avait pas bougé
— Vous devriez insister, lui dit-elle d’un ton assez dur.
Drameille eut exactement le même geste que Poliakhine :
— Notre ami veut le maximum de discrétion et je le comprends.
D’ailleurs on n’a pas le temps.
— Je regrette, dit encore Marie.
Sa voix était sèche. Elle ajouta
— Vous avez tort gravement..
— Je connais cette brasserie de la porte Maillot, dis-je alors
à Drameille. On peut y surveiller la grande salle depuis une sorte
de balcon ou de mezzanine qui sert de salon de thé, et le téléphone
est tout proche. Avant que Poliakhine et Domenech arrivent, je
vais m’y installer avec Marie.
— Partons tout de suite, fit celle-ci, très neutre maintenant.
Cette fois encore, Poliakhine ne dit rien.
La Brasserie des Sports est située juste à l’angle de l’avenue
de la Grande-Armée et de l’avenue Raymond-Poincaré, dans un
lieu de grand passage, et il nous fallut malheureusement garer la
Mercedes de Marie assez loin, sur le boulevard extérieur. Mais la
table que nou3 choisîmes, à l’étage, convenait tout à fait. On
pouvait voir sans être vu. Le champ comprenait même une large
partie du trottoir de l’avenue. Il était juste 3 heures.
Depuis le quai de Bourbon, et durant tout le trajet, Marie
m’avait surtout1 posé des questions sur von Saas et sur Scotti,
dont le mécanisme intellectuel lui échappait. Confusément, elle
voyait dans la folie de von Saas et l’écroulement de Scotti une
sorte de juste sanction, à la fois épouvantable et exaltante. Quand
La Fosse de Babel 623

nous fûmes arrivés, elle ouvrit son sac et en tira un papier imprimé.
C’était le récépissé de Grand Central que Scotti, dans ses derniers
instants de lucidité, lui avait remis. Elle était décidée à le porter
le soir même à l’Ambassade américaine, qui le transmettrait à
la police de New York. Il était clair que rien ne la ferait revenir
sur cette décision.
A 3 h. 10, Domenech et Poliakhine arrivèrent à leur tour
et garèrent leur scooter perpendiculairement au trottoir, juste en
face de nous, entre deux voitures, et vinrent s’asseoir, comme
convenu, dans un coin bien dégagé, au bas de l’escalier condui¬
sant à l’étage.
L’heure du rendez-vous était à peine dépassée d’une ou deux
minutes lorsqu’une traction noire s’arrêta en double fde presque
à la hauteur du scooter, l’avant tourné vers l’Étoile, et nous vîmes
le milicien en descendre aussi vite que le lui permettait sa corpu¬
lence massive. Laissant la portière droite ouverte, il traversa le
trottoir en courant et fit tout de suite signe aux deux hommes :
« Venez, je suis en double file », leur dit-il avec animation, avant
même d’arriver à leur table. En même temps, s’emparant du bul¬
letin de caisse, il jeta un billet de cinq cents francs sur la table,
puis répéta : « Venez I »
Poliakhine et Domenech s’étaient levés et le suivirent sur le
trottoir d’une façon presque machinale. Leur groupe s’arrêta
deux ou trois secondes, pas plus, à mi-distance de la voiture,
tandis que le milicien continuait à parler avec une sorte de convic¬
tion pressante, puis nous vîmes Domenech esquisser le geste de
retenir Poliakhine. Mais celui-ci entrait déjà dans la voiture, dont
le moteur tournait, et le milicien repoussait Domenech. Quand nous
rejoignîmes ce dernier sur le trottoir, la traction avait déjà par¬
couru une vingtaine de mètres et se perdait dans le flot qui mon¬
tait vers l’Étoile.
— Il n’a pas voulu me prendre! me cria Domenech. Suivons-
les!
Déjà il enfourchait son scooter.
— Je crois deviner où ils vont, criai-je à mon tour à Marie eD
sautant derrière Domenech... Rentrez à l’ile Saint-Louis.
Le scooter de Domenech était usagé et ne pouvait sûrement
pas rejoindre la voiture du milicien avant l’Étoile. Mais il y avait
une autre chance à courir.
— Tournez tout de suite à droite rue Duret, dis-je à Domenech
et foncez!
624 La Fosse de'Babel
Par l’avenue Raymond-Poincaré, c’était le plus court chemin
pour se rendre rue Scheffer, car j’imaginais que le milicien ne
passait par l’Étoile que pour mieux nous dérouter. Par la rue Duret,
il se fût dénoncé.
Domenech poussa tant qu’il put. Mon calcul était juste. Quand
nous débouchâmes sur la place du Trocadéro, la traction, sortant
de l’avenue Kléber, passait devant nous. Le milicien allait très
vite et ne nous vit pas.
Il lui restait moins de trois cents mètres à faire et nous ne pûmes
que le suivre d’assez loin, mais à son tour il dut chercher une
place pour se garer, à quelque cinquante mètres de chez Jansen,
et, nous dissimulant derrière les voitures, nous pûmes entrer dans
le hall de l’immeuble sans qu’il nous vît.
— Nous ne laisserons pas monter Poliakhine si nous ne montons
pas aussi, lui dis-je quand il parut.
Il eut un sursaut et jeta un regard vers l’interphone, comme
s’il en attendait un secours. Mais, malgré son air d’ennui, c’était
un homme aux décisions promptes. Il tira de sa poche la clef de
la porte intérieure et nous ouvrit. « Entrez », fit-U.
En haut, il sonna deux fois. Au bout d’un moment, la porte
fut déverrouillée, mais ce fut le portier aux cheveux roux de la
SOPEIG qui nous accueillit. « Tu nous amènes beaucoup de monde »,
fît-il au milicien. Il avait un revolver à la main. Le milicien nous
fit ôter nos pardessus et vérifia que nous n’étions pas armés.
« Venez », dit le portier.
Le milicien nous ouvrit la porte du studio où Pirenne, quittant
le divan sur lequel il était assis, vint à notre rencontre. « Ce n’est
pas très fort », dit-il au milicien en nous désignant, Domenech et
moi. Le milicien bougonna une excuse. Jansen se trouvait assis
à son bureau, le visage blême. Il était prisonnier comme nous.
Pirenne avança un fauteuil pour Poliakhine, qu’il fit asseoir
légèrement de biais, en face de Jansen. Puis, restant debout
devant Domenech et moi, il nous laissa le divan qu’il venait de
quitter : « Vous n’êtes pas les bienvenus, nous dit-il, mais tant
pis. Voici votre place et n’en bougez pas... »
Lorsque Jansen et le milicien, quittant Domenech, au début
de l’après-midi, avaient téléphoné à Pirenne, ce dernier avait
accepté tout de suite de rencontrer Jansen rue Scheffer à 6 heures,
et même d’y venir seul, puis avait raccroché. La brièveté de cette
conversation et la facilité de l’acceptation de Pirenne eussent dû
inquiéter Jansen, mais il voulut y reconnaître les effets de l’habituel
La Fosse de Babel 625

esprit de décision de Pirenne. En fait, Pirenne avait maintenant


reçu des ordres et attachait désormais beaucoup moins d’impor¬
tance à la possession des papiers de Poliakhine qu’à la capture
de celui-ci, qu’on lui demandait de neutraliser par tous les moyens.
Rue Scheffer, ce n’était plus à l’échange des papiers qu’il voulait
procéder, mais à la mise au point d’un piège dans lequel, grâce
à ces mêmes papiers, Jansen eût accepté d’attirer Poliakhine.
Après leur coup de téléphone, Jansen et le milicien se séparèrent,
le premier pour passer à sa banque et en retirer ses documents,
le second pour aller porte Maillot chercher Poliakhine et Domenech
et les amener rue Scheffer où Jansen serait rentré. Ce programme
laissait du temps au milicien. Il téléphona à son tour à Pirenne et
lui parla de la division des papiers. Trahissait-il Jansen de propos
délibéré? Se rendait-il compte de la gravité de son indiscrétion?
En fait, depuis que Pirenne, en se jouant, avait découvert la
vérité sur l’affaire de la perception du XVIe, le milicien était
devenu pour lui une sorte d’esclave d’abord terrifié puis consentant,
qui lui livrait ses pensées avant même qu’elles fussent formées.
C’était un cas de possession. Les ordres de Pirenne furent clairs :
ne rien changer au dispositif prévu, et simplement se débarrasser de
Domenech pour n’amener rue Scheffer que le seul Poliakhine- Ce
que le milicien ne pouvait savoir, c’est que depuis le premier
coup de téléphone de Jansen, l’appartement était occupé par le
portier de la SOPEIC, car Pirenne, depuis longtemps, disposait
d’un jeu de fausses clefs de cet appartement, comme d’ailleurs
de tous les appartements de ses aides.
Pirenne prit sur le bureau, devant Jansen, deux enveloppes
bourrées de papiers et marquées P au crayon rouge.
— Je n’ai pas le temps de faire de longs commentaires, dit-il
à Poliakhine. Voici des papiers qui vous appartiennent...
Il lança les enveloppes sur les genoux de Poliakhine. Celui-ci
le regardait d’un air absent.
— Vérifiez, insista Pirenne.
Adossé à la porte du studio, qu’il avait refermée, le portier,
son revolver à la main, nous surveillait. De l’autre côté de la
pièce, près de la fenêtre, le milicien faisait de même. Poliakhine
baissa les yeux et ouvrit l’une des enveloppes. Des papiers froissés
apparurent. Il s’agissait bien de ses listes.
— J’ai maintenant besoin de votre adhésion, lui dit Pirenne en
reprenant les enveloppes et en les posant à l’écart sur un autre
fauteuil. Dans l’état actuel de l’information, vous êtes condamné.
626 La Fosse de Babel
Demain, peut-être, un supplément d’information vous réhabi¬
litera. Mais l’ennui, avec l’information, c’est qu’elle produit des
actes, à tout instant, sans attendre. Il y a deux sortes d’hommes,
ceux qui se contentent de transmettre l’information, comme moi,
et ceux (il désigna les listes, sur le fauteuil) qui la retiennent et
veulent la faire agir, comme vous. Les premiers sont des gens
effacés, qui n’ont rien à craindre, de simples canaux que tout
traverse. Mais les seconds, qui ont une personnalité beaucoup
plus marquée, ne se laissent au contraire traverser par rien. Je
ne saurais mieux les comparer qu’à des seaux en équilibre instable
qui se remplissent lentement mais qui, brusquement, s’inclinent
et se renversent. Personne n’y peut rien. Tant qu’il y aura des
hommes qui voudront faire l’histoire au lieu de la laisser faire,
il en sera ainsi... Aujourd’hui, continua-t-il, au point où elle en
est, cette histoire a besoin de votre mort, ou, plus exactement,
de votre suicide. Le fait que vous êtes venu librement jusqu’ici
prouve que vous l’avez compris...
Ce discours étrange fut écouté dans le plus grand silence. Mais,
sur la fin, la main de Domenech, qui était pressée contre ma
hanche, vint me serrer fortement le bras.
Cependant, Pirenne sortit de sa poche une minuscule boîte de
fer-blanc, dont il fit délicatement coulisser le couvercle.
— On pourrait dire, reprit-il en posant la boîte sur le bureau,
devant Poliakhine, que vous avez en fait, par une erreur de calcul
capitale bien que fort commune, méconnu les lois de l’équilibre.
Vous avez voulu vous élever en élevant le peuple au heu d’élever
le peuple en vous élevant. Le peuple n’a pas suivi. Vous en mourez.
Mais vous pouvez transformer cette mort banale en mort exem¬
plaire. On peut admettre que vous avez négocié avec des fascistes
ou des contre-révolutionnaires du genre de celui-ci (il désigna
Jansen). Ce n’est pas tout à fait exact, mais presque, puisque
Jansen et Scotti, c’est pareil. Il est dans l’ordre des choses que
de telles négociations tournent toujours très mal, tant ces bâtar¬
dises justement sont instables. Encore faut-il le faire apparaître
clairement. Vous en avez ici l’occasion...
Tout ce qui suivit se passa très vite. Sur mon bras, la pression
de la main de Domenech s’accentua brusquement. Je le sentais
prêt à bondir.
— Ne faites rien, Poliakhine, s’écria-t-il d’une voix qui vibra
durement. Il faudra qu’il nous tue tous les trois...
— Tous les quatre, fit au même moment Jansen d’une voix tendue.
La Fosse de Babel 627

Déjà il se levait. Mais, plus prompt que lui, Pirenne qui se trou¬
vait au milieu de la pièce, à deux pas de Poliakhine, avait sorti
un revolver de sa poche intérieure et le pointait sur Jansen. Celui-
ci se rassit.
Un moment de silence suivit. Près de moi, Domenech retenait
son souffle.
— Nous admettrons, dit alors Pirenne en s’adressant encore à
Poliakhine, nous admettrons que celui-ci, qui a l’habitude de
trahir tout le monde (de son revolver toujours pointé il désigna
Jansen), vous faisait chanter. Mais votre honnêteté communiste
a repris le dessus. Vous le tuez et vous vous suicidez ensuite.
C’est tout...
En disant ces derniers mots, le bras toujours levé, il s’était
rapproché de Poliakhine puis, sans que rien annonçât son geste,
il tira presque à bout portant sur Jansen.
Le revolver était muni d’un silencieux, mais, de toute façon,
j’aurais sans doute à peine entendu la détonation, car, au même
moment, Domenech bondissait sur Pirenne tout en me poussant
vers le portier qui, des deux gardes, était le plus proche de moi.
Mais, à deux contre trois, car Poliakhine ne bougea pas, l’échauf-
fourée fut brève. Je pus saisir le poignet du portier et le tordre,
jusqu’à lui faire lâcher son arme, mais son poing gauche levé comme
un marteau m’assomma. Quant à Domenech, il eut juste le temps de
bousculer Pirenne. Le milicien déjà était là et l’abattait d’un coup
de crosse.
Jansen, atteint en plein cœur, était retombé en arrière, dans
son fauteuil. Pirenne remit le revolver dans sa poche.
— A vous, dit-il à Poliakhine, en désignant la petite boîte en
fer-blanc, sur la table.
A nouveau assis sur le divan, je respirais avec peine. La tempe
de Domenech saignait.
Poliakhine ne réagit toujours pas. Il regardait la boîte ou plutôt
la fixait sans la voir. Pour Poliakhine, tout paraissait, autour de
lui, s’être désagrégé. Il ne disait rien, ne voyait rien.
— Il y a là une ampoule d’acide cyanhydrique pur, expliqua
patiemment Pirenne. Un produit très rare et d’effet immédiat...
En même temps, il tira avec précaution sur le coton qui gar¬
nissait la boîte et en fit doucement sortir l’ampoule, sans la toucher,
puis retira sa main. On vit alors le regard de Poliakhine suivre la
main de Pirenne, puis quand celui-ci s’écarta, remonter jusqu’à
ses yeux. Un long et douloureux frémissement me prit. Je savais
628 La Fosse de Babel
que Poliakhine était perdu. Je voulus crier, comme pour avertir
Poliakhine de n’avoir pas à céder à la brûlure de ce regard, mais
déjà il avait saisi l’ampoule sans même tourner ses yeux vers elle
et l’avait portée à sa bouche. Son cri se confondit avec le
mien.
Poliakhine, qui s’était dressé dans un bref sursaut, était tombé
à terre et s’immobilisa presque tout de suite, tandis que l’odeur
d’amandes amères envahissait la pièce. Mais déjà Pirenne, qui
avait essuyé son revolver, pressait dessus les doigts de Poliakhine
et le laissait retomber à son côté, puis se saisissait des deux enve¬
loppes. Le portier nous poussa, Domenech et moi, vers le vestibule.
— Et ces deux-là? demanda-t-il à Pirenne.
— Ces deux-là, rien, dit Pirenne.
Le portier, perplexe, baissa son arme.
— Ils ne diront rien, dit Pirenne, sinon je parlerai plus fort
qu’eux... D’ailleurs, fit-il en nous regardant, il y a longtemps qu’ils
ont cessé de croire à la justice des hommes...
Le même soir, vers 9 heures, tandis que Scotti se mourait,
von Saas qui avait marché au hasard toute la journée fut arrêté
par des agents alors qu’il essayait, dans une rue déserte, de forcer
une Porsche qui ressemblait à celle de Scotti. Il se débattit et
fut à moitié assommé. Comme il tenait des propos incohérents, on
le crut ivre, mais le lendemain matin, un commissaire intelligent
le fit mettre en observation à Sainte-Anne, où Drameille, qui avait
alerté ses amis de la police, finit par le retrouver. Peut-être attri¬
buera-t-on au hasard le fait que von Saas fut arrêté à proximité
du pont Marie, à peu de distance, cent mètres à peine, de la cli¬
nique où était soigné Scotti. Peut-être aussi admettra-t-on que
les êtres sont baignés et conduits par des courants mystérieux,
des forces encore inconnues, au sein desquels cette individualité
dont ils sont si fiers s’abandonne et se dissout, ou s’élargit.
XXI

Simon Pierre leur dit : « Que Marie


sorte de parmi nous, car les femmes ne sont
pas dignes de la vie. »
Jésus dit : « Voici, moi, je Yattirerai pour
que je la rende mâle, afin qu'elle aussi
devienne un esprit vivant pareil à vous, les
mâles. Car toute femme qui sera faite mâle
entrera dans le royaume des cieux. »
Évangile selon Thomasl.

100. Le feu et les cendres.

Devant ma cheminée, au val Ferret, je regarde brûler le paquet


de lettres, près de cent, que Françoise m’a rendues il y a quelques
semaines, à Genève, avant de partir le lendemain pour New York.
La nuit est froide et sèche. Sur les vitres de la double fenêtre,
dont j’ai oublié de tirer les volets, les derniers reflets du foyer se
mêlent à la pâle clarté lunaire que diffuse le ciel gelé. Longtemps,
j’ai hésité à brûler ces lettres : Françoise me les a rendues pour
mon roman. Je ne les ai pas rouvertes. J’ai eu peur de rentrer
dans le désordre du passé. Puis ce soir, brusquement... La mémoire
des faits est un boulet pesant à l’usage de ceux que le temps
submerge. Les flammes retombent. Les cendres rougeoient, pres¬
sées encore elles aussi, pour un moment, en feuillets bien rangés,
en plaques fines. Étrange victoire qui serre le cœur. C’est ici que
la volonté la plus claire doute de soi. Étrange victoire qui pousse
sa blessure, comme ce feu, dans la nuit profonde de l’être...

1. Traduction Doresse (Éd. Plon).


630 La Fosse de Babel
Depuis que mon intelligence s’est ouverte à une conception
non naïve du temps et que j’ai cessé de confondre perpétuité
et éternité, prédiction et prophétie, voyance et vision, mémoire
banale et saisie du sens, je passe en fait mon temps à essayer
d’obtenir que tout instant en moi devienne prospectif, c’est-à-dire
ne naisse dans le temps que pour abolir le temps au lieu de se
laisser abolir par lui, et certes je ne méprise pas mon passé, si
le temps l’a vaincu, mais je lui demande aussi de ne pas encombrer
mon présent, que ce temps sait vainqueur. Les occasions les plus
ordinaires de ce dépassement, de cette reconstitution, de ce ren¬
versement, qui sont la loi de la connaissance, sont évidemment
fournies par tout ce qui, dans l’être comme dans le monde, apparaît
à la fois comme originel et universel : la religion, l’art et l’amour,
qui sont des protestations contre la mort et culminent pourtant
en elle. Mais qui ne voit que ces divers contenus eux-mêmes
souffrent d’être divers et doivent être encore épurés et réduits
si l’on veut atteindre l’instant parfait, l’instant unique? Il fau¬
drait pouvoir brûler les cendres mêmes. Qui dira l’étendue du
vrai sacrifice? Malheur à celui qui ne détruit son passé que pour
se donner encore un avenir 1 II ne faut même pas vouloir se donner
un présent...
A l’aplomb du Jura, le grand plateau de brume se cassa
brusquement au droit des forêts de sapins à pente raide qui
dévalent vers Gex et vers Divonne, et l’avion, coupant les
gaz, se laissa glisser sur la surface verte du lac. Un vent léger
lavait le ciel et plissait le lac de lignes fines. Le ciel était d’un
bleu froid et uni. Dans le virage, l’avion s’enfonça doucement
et l’on vit monter la lointaine dentelure des Alpes, les strates
du Salève, le trait blanc des jetées, toute la ville. Puis, très
vite, le rectangle simple des bâtiments de Cointrin se posa sur
l’herbe avec nous.
Françoise m’attendait et, tout de suite, nous prîmes la route de
Lausanne, car ni elle ni moi ne voulions passer cette dernière
soirée à Genève. Nous n’avions pas à analyser les raisons de ce
besoin de dépaysement, de cette fuite. Parfois, ce n’est pas pour
trouver ailleurs de la discrétion que l’on part, c’est pour être
discret soi-même et ne rien déranger de ce qu’un moment de grâce,
jadis, dans quelque paysage ou quelque ville, fixa hors de nous à
jamais. Nous dînâmes au restaurant du Palace, puis décidâmes
de finir la soirée, avant de nous séparer, dans un night-club de la
place Saint-François. Quelles que puissent être à l’avenir les
La Fosse de Babel 631

vicissitudes de sa vie, je ne crois pas que Françoise puisse jamais


se lasser de ces sorties nocturnes par lesquelles une époque tout
entière témoigne de son besoin d’évasion et de repli. Mais j’ai trop
l’habitude de ne jamais dire non à aucune expression de la vie
pour ne pas m’être demandé souvent, et spécialement ce soir-là,
où la joie tranquille de Françoise ne me parut pas d’une si piètre
qualité, ce que signifiait, au regard de l’éternel, ce nouvel art de
vivre ou plutôt, déjà, de ne plus vivre, cette dispersion extrême, ce
divertissement, ce foisonnement, cette projection brillante d’étin¬
celles rayant la nuit d’un éclat vain. Il ne faut pas jouer avec le
mot trop facile de décadence. Et là sans doute où l’individu se perd,
c’est afin que l’espèce se trouve, et même la futilité doit pouvoir se
donner ses raisons devant Dieu, et elle en a. Encore un moment, mon¬
sieur le bourreau! La favorite allait être décapitée. Elle savait ce
qu’elle disait. Il existe, dans les fins de monde, une dernière exté¬
riorisation de la vie, comme si celle-ci se sachant déjà ressaisie
dans une refonte géante voulait au moins suspendre dans le dernier
moment un dernier espoir, mais un espoir gratuit, un espoir de
rien, l’essence même de l’espoir, et venait ainsi se colorer d’un der¬
nier et noble éclat, comme les fleurs déjà cueillies et qui finissent de
s’ouvrir en un bouquet radieux. Jamais plus que ce soir-là je
n’admirai l’aisance de Françoise, sa liberté, ce rayonnement qu’elle
donnait à l’inutihté, à la noblesse de l’inutile. Sur la banquette, elle
tenait ma main, mais qu’étais-je à ce moment près d’elle? Un
assistant impersonnel. Et de fait nous célébrions un rite. Cette vie
condamnée et qui feignait d’oublier sa crucifixion alors que déjà
elle ne durait plus et se répétait, feignant de se croire sans fin,
opposait alors aux affres de la nuit et de l’ensevelissement cette
fête immuable qui niait sa propre mort et qu’elle obligeait juste¬
ment la mort à accueillir, une fête d’attitudes réglées et de gestes
de convention, son propre rite funèbre, si parfaitement intégré à
l’esprit des rites de mort que la nuit en frémissait de joie parfaite.
Sur la blancheur mate des nappes, les cristaux brillaient. Deux
hommes, près de nous, ne cessaient de regarder Françoise. Fran¬
çoise ne voyait rien, ne regardait personne. A un moment, elle se
tourna vers moi et, après un silence, me dit simplement : « Je t’aime. »
Était-ce à moi qu’elle le disait? Investie, par la mort, d’un sacer¬
doce que la vie refuse aux femmes, elle prononçait les mots de ce
sacerdoce et les lançait dans l’espace mort. Nous étions pris dans
un fracas de hot. Mais tous les êtres qui étaient là et qui, depuis
longtemps, avaient cessé d’opposer à ce désordre la pression unie
632 La Fosse de Babel
de leur sang et de leur pensée, faisaient partie de cet espace et se
décomposaient avec lui, ils ne pouvaient supporter ces chocs, ces
percussions insistantes que parce qu’ils étaient déjà depuis long¬
temps débris et ruines, débris de ruines, et que le bruit les pénétrait
de partout, sans effort, comme une eau filtrante. Nous seuls tenions
debout. Et Françoise d’abord. Statue froide battue par les embruns
discordants, elle était comme l’axe immobile et la concrétion de cet
espace même, qu’elle soutenait de partout, et ses yeux n’étaient
devenus vacants comme ceux des statues que parce qu’elle accueil¬
lait indifféremment tout l’espace dans son regard, que chacun
pouvait saisir de partout, sans rien saisir. Moi ensuite, qui par elle
remplissais l’espace, car ayant enfin compris que cette femme
n’était rien, mais au sens où l’on dit que Dieu n’est rien, j’en rece¬
vais tout, et qu’à nous deux, comme Dieu, plein et vide indistincts,
nous étions tout. J’étais par elle le fils de l'homme devenant homme.
Et par moi elle l’était aussi.
Un seul échange de regards suffit à recréer le monde et y parfaire
l’harmonie. Mais il est si peu d’êtres réellement présents dans leur
regard et qui entrent vivants dans le royaume 1 Que sur le chemin
de la connaissance, le mystère de la constitution de l’homme soit
de plus en plus hé à l’énigme de la prostitution de la femme, on s’en
persuade aisément aujourd’hui, où la femme, tant par son sexe que
son cerveau, s’ouvre toujours plus à cette immense multiplicité
que l’homme doit unifier en lui, en sorte qu’on peut affirmer que la
hauteur d’une civilisation, quant à son aptitude à faire des hom¬
mes, n’a pas et n’aura jamais de mesure plus certaine que la qualité
de ses courtisanes. Mais il est encore si peu d’hommes accomplis,
si peu de femmes ultimes! Or voici que, ce soir, de Françoise je
passe à Drameille, qui m’a précédé sur ce chemin. Le regard que je
pose sur elle, et qui est tranquille et clair et semble la rejoindre à
l’infini, sera-t-il jamais aussi clair et aussi tranquille que celui que
Drameille y poserait aussi, malgré, de mon côté, tout le passé et
tout l’amour? Quelque chose en moi proteste et réclame. Je vois
Drameille au milieu de ses Brigitte, de ses Fabienne, très jeunes et
très belles et très incultes, et je m’y vois aussi, pourquoi non, mais
ce n’est pas alors seulement le regard de Drameille qu’il me faut
évoquer, mais ce qui, en deçà ou au-delà de ce regard, se reprend
chaque fois et vacille et s’éloigne, et tout de suite ce voile ou ce
sourire qu’il pose sur cet éloignement, et qui rejette tous les êtres,
même moi, à une distance infinie. Le sourire de Drameille. Je n’y
ai point de part. Ses femmes non plus. Mais il me faut bien l’évo-
La Fosse de Babel 633

quer ce soir, tant par lui le drame persiste ou recommence. Je ne


peux même dire que ceci : le regard que l’homme enfin devenu
homme pose sur le désert de son amour est un regard pur, mais le
sourire que Lucifer, en deçà ou au-delà de l’amour (on ne sait)
adresse au sourire complice de Satan ne l’est pas. Le sourire de
Lucifer est crispé, le sait-on? Et celui de Satan, à l’inverse, est
velouté. La lumière du premier durcit et dessèche le désert, la
flamme du second le ravage. De l’un à l’autre, voyez comment,
en vous et dans le monde, se tord puis se consume la racine des
tourments.
A l’occasion de la venue de Lyng à Paris, Drameille rencontra
Pirenne et, chose à peine croyable, cette rencontre eut lieu ave¬
nue Foch, chez Julienne et Frieden, maintenant mariés. Il existe en
commun, chez les gens riches et les politiciens, une infinie capacité
de réconciliation qui tient à l’intérêt supérieur des affaires et au
manque de sentiment. S’y joignait ici l’effet de l’attraction égale¬
ment infinie qu’exercent l’une sur l’autre les deux parties du diable.
Et certes, il fallait que Julienne eût changé pour accepter de rece¬
voir Pirenne, surtout si tôt. Mais Drameille, dans la nature duquel
il était non seulement de ne se brouiller jamais avec personne mais
de s’employer toujours au rapprochement de tout le monde, n’eut
aucune peine à convaincre Julienne, et elle devança même son
désir. Il en était de cette réconciliation avec Pirenne comme de son
mariage avec Frieden : ils effaçaient le passé, ils en montraient sur¬
tout le peu de consistance. Pourquoi d’ailleurs en eût-elle voulu à
un homme qui faisait lui-même si peu acception des personnes et
enseignait avec tant d’équitable rigueur les vraies conditions de la
puissance? Mais il fallait aussi penser à Frieden, qui ne demandait
pas mieux, dans une situation mouvante, que de disperser un peu
ses mises et de se couvrir dans d’autres jeux. Au Maroc, après avoir
joué gagnante, à court terme, la carte du protectorat français,
ce qui eût pu lui permettre dès août 1953 d’évincer Greenson —
mais il avait préféré, et de loin, se prévaloir de n’en rien faire —,
il jouait maintenant, à long terme, mais cette fois à l’ombre de
Greenson, la carte de l’indépendance, c’est-à-dire du protectorat
américain, et il allait gagner encore, ce qui ne l’empêchait pas de se
dire que l’histoire, désormais, a pris le galop et qu’il fallait aussi
préparer le protectorat russe, ou même chinois, pourquoi non?
Aussi était-il enchanté de faire la connaissance de Lyng et de
Pirenne et rendait-il grâces à l’amitié, à l’habileté, à l’intelligence
de Drameille, qui lui permettaient ce nouveau tournant. Seule, à ce
034 La Fosse de Babel
dîner, la présence de Santafé eût pu gêner Frieden, car Santafé
aussi était là. Mais ici encore, Drameille servait de caution et de
guide. On avait dit peu de chose à Frieden sur l’affaire von Saas-
Scotti et il en avait deviné, comme d’habitude, bien davantage,
mais pourquoi faudrait-il, comme le croient les intellectuels, qui
sont des êtres sans discipline, faire toujours sortir la vérité du
puits? Santafé avait dû fuir les États-Unis, c’était un fait, et
l’agence de Manhattan avait été fermée- Frieden avait changé
d’agent, c’était tout. Si Santafé avait des activités cachées, c’était
encore un jeu d’intellectuel, qui ne regardait que lui. Frieden
n’avait donc rien à dire sur Santafé, ni rien sur Yunderworld
d’Afrique ou d’ailleurs, qui attendait maintenant Santafé. Et
que ce silence prît l’aspect d’une complicité, Frieden s’en
enchantait même, et doublement : il ne lui coûtait rien, et qui eût
pu obtenir ainsi, sans rien payer, l’estime d’hommes comme Lyng
et Pirenne?
On parla donc du Maroc et, plus généralement, de l’Afrique,
qui est, après l’Asie, le continent de l’avenir. Frieden et Santafé se
donnaient la réplique et, libres de toute contrainte, brillaient de
mille feux. Le premier était un homme du concret et apportait des
faits, le second ramenait les faits aux principes, ce qui découvrait
de nouveaux faits, et ils s’aidaient ainsi l’un l’autre avec aisance.
Lyng intervenait parfois pour poser une question. Il prenait
mentalement des notes. Les autres se taisaient. Mais surtout, dans
cette assemblée et derrière la parade des mots, on eût dit que tous
les regards, aussi bien ceux des personnes qui parlaient que de
celles qui se taisaient, au lieu de s’affronter, glissaient les uns sur les
autres et se dérobaient, mais sans gêne particulière, et par une
sorte de réaction d’instinct. Drameille, à qui rien n’échappait,
s’interrogea là-dessus, non sans complaisance. Ne fallait-il pas
considérer comme un phénomène remarquable ce fait par lui sou¬
vent noté que dans les réunions qu’il organisait, tous les regards
autour de lui finissaient par se mettre en quête, comme s’ils pres¬
sentaient confusément la présence, dans l’assemblée, de quelque
science énigmatique ou d’un dessein caché, mais partout aux
aguets, en sorte que ces regards inconsciemment chercheurs ne
s’affrontaient pas mais procédaient au contraire, justement, à la
dérobée, mais une dérobée insistante, qui revenait toujours, et
comment dire, par tangentes, exactement le contraire de ce qu’ils
eussent fait dans le vertige, par exemple, car dans ce cas le regard
transperce tout droit le vide et s’y dilate en bloc, tandis qu’ici ils
La Fosse de Babel 635
semblaient glisser et s’étrécir et s’aiguiser sur la sphère du plein,
la caresser et vibrer doucement sur elle? Il suffisait d’être attentif
durant quelques minutes : les deux pôles aimantéB de cette sphère
s’appelaient ici Pirenne et Drameille, bien que l’on ne pût dire que
l’un repoussât les regards et que l’autre les attirât, car ils oscillaient
plutôt d’un pôle à l’autre. Drameille s’interrogea : Quelle est ici la
différence entre Pirenne et moi? Simplement que je me pose cette
question tandis que Pirenne ne se la pose pas. Même si elle est
hautement intellectualisée, la matière vit et agit d’instinct, tandis
que mon intelligence est en perpétuel état de retour sur soi. Et là
où Pirenne est un plein opaque à lui-même, je suis à moi-même un
plein transparent. Un profond mouvement d’orgueil remua Dra¬
meille : Je suis Pirenne et il n’est pas moi. Mais, en même temps, il
frémit dans son être : le cadavre de Poliakhine qui eût dû se dresser
entre Pirenne et lui comme un obstacle infranchissable n’était en
fait que leur noyau commun, et si Drameille, dans sa transparence,
effaçait ce cadavre, il n’en était pas moins obligé de se l’appro¬
prier, de se l’incorporer, et il sut que la vacuité de Lucifer était ainsi
faite d’un peuple de morts. Mais comme Drameille aimait plus
que tout ces pensées compliquées dont la récurrence indéfinie
débouche sur la fusion et l’unité des extrêmes, il se mit à sourire et,
cette fois encore, en fut conscient. A nouveau, ici, le sourire de
Drameille. C’était ainsi qu’il naissait, et c’était en effet un sourire
un peu crispé, qui procédait d’une attitude connue comme telle
par l’homme profond, et qui craignait de n’être qu’attitude. Sur
un fond d’impassibilité forcée, le sourire de Drameille était une
crispation retenue, et il le savait. Cette crispation était la rançon
de sa science. Il l’acceptait. Il n’enviait pas les sourires d’enfants,
qui n’affleurent pas encore dans le monde, tandis que le sien depuis
longtemps en était sorti. Le diable est vieux, Drameille, le diable
est vieux. Il n’enviait même pas le sourire du bouddhiste zen,
auquel il faut toujours revenir, et qui dit tout en ne disant
rien, mais qui justement ne se dit rien, ou encore celui des idoles
égéennes, dont on peut penser qu’elles s’enchantent de
l’énigme des débuts du monde sans savoir que le monde ne
Connut jamais de début. Le sourire de l’enfant ou de l’adoles¬
cent s’attend, dans l’attente, à être comblé. Celui de Drameille,
au-delà de l’attente par laquelle un jour il avait failli être comblé,
s’attendait à ne plus jamais l’être. Il se sentit en proie à une tris¬
tesse railleuse, elle aussi infinie. Il lui importait peu qu’elle fût
sa tristesse : il la savait [universelle. Il lui importait au
636 La Fosse de Babel

contraire beaucoup qu’elle fût infinie. Elle était celle des confins
du monde, où il régnait.
Un peu égaré, mais heureux, Drameille leva la tête et entendit
rire Santafé et Frieden, qui en étaient aux anecdotes. Ce rire était
si clair, si spontané, et en même temps si étranger à ses préoccupa¬
tions du moment, que Drameille en fut choqué. Passe encore pour
Frieden. Mais Santafé? Drameille n’était pas très marqué par 1
mort de Poliakhine mais n’admettait pas que Santafé le fût encore
moins que lui. Cette mort avait ramené Poliakhine à sa condition
d’homme moyen, trop vite vaincu, et Drameille ne s’intéressait
qu’à la mort des dieux. Mais Santafé lui aussi n’était qu’un homme.
Cette condition ôte tout droit. Ce rire était vulgaire. C’était celui
d’un homme sûr de soi à trop bon compte, et Drameille, conduit
par un méchant jeu de mots, pensa : Quel compte? Un compte en
banque. En banque suisse. Celui où Santafé avait fait virer, au
dernier moment, et sans contrôle, les fonds disponibles de l’organi¬
sation américaine. Celui que Lyng, c’était convenu, allait alimenter
aussi, pour payer les séditions d’Afrique et d’Amérique. Mais la
pensée de l’argent ne créait jamais d’aigreur chez Drameille. Il
passa vite. Simplement ce rire de Santafé lui apportait la preuve, il
s’en apercevait à l’instant même, que la machine de guerre qu’il
avait conçue et créée marchait désormais toute seule, non pas loin
de lui mais sans lui, il lui était comme le signe nostalgique de sa
réussite et de son effacement. Et s’il avait perdu Poliakhine, en
effet, il avait trouvé Lyng. La présence de ce dernier remettait
tout en place. Drameille glissa son regard vers lui. Lyng, durant
tout le dîner, avait peu parlé et beaucoup écouté. Mais Drameille
le sentait déjà plus détendu qu’en Chine. Et Lyng, au même
moment, en effet, regardait Juüenne, mais sans la voir, avec ce
regard des enfants en proie aux merveilles, et comme avaient dû
la regarder Scotti, Laforêt ou Domenech, tous ceux qui avaient pu
croire un jour trouver en elle accueil et refuge, protection et chaleur.
Mais Julienne aussi bien méritait ce regard. La mort de Scotti
ne l’avait pas seulement libérée, mais, semblait-il, et pour un temps
encore, rénovée, embellie, rajeunie, comme la mort des hommes,
chaque fois, nourrit et rajeunit les dieux. Jamais Drameille ne lui
avait vu tant d’éclat. Gloire aux vivants 1 C’est bien la mort qui
accomplit la plus haute alchimie. Mais comme ces nouveaux Chi¬
nois sont jeunes 1 Et comme ils ont besoin, sans le savoir, d’envelop¬
pement, d’étreinte, d’effusion! Était-il possible que l’histoire
recommençât à ce point? Oui, mais en raccourcissant les anciens
La Fosse de Babel 637

chemins. Et pour une bien plus haute montée. Tous ces peuples
jeunes veulent la puissance matérielle. Qu'on la leur donne vite,
qu on la leur laisse toute. Car ensuite ils découvriront leur nudité,
et les problèmes de l’homme adulte se poseront à eux avec plus
d intensité qu’on ne le vît jamais. Il se prépare dans le monde, pour
les prêtrises, des épousailles inouïes...
Cependant Julienne avait surpris, sans qu’il s’en rendît compte,
le regard de Lyng et eut à son tour un sourire furtif. Et Pirenne
avait fait de même, et sourit aussi. Il y avait de l’ironie et du trem¬
blement dans le sourire de Julienne, du mépris dans celui de
Pirenne. Mais Drameille était là, et son regard jaillit soudain
pour appeler et rassembler les deux autres, qui s’ignoraient et,
dans l’instant, tous trois se reconnurent, même sans s’unir, dans la
connivence d’un même secret informulé que rendait brûlant la
science impérieuse de Drameille. Qu’importait à ce dernier que ses
calculs fussent pénétrés? Le tremblement de Julienne s’accentua,
le mépris de Pirenne aussi. Mais c’était en Drameille, et en lui seul,
que s’opérait le miracle de l’unité. Et celui-ci pouvait être aussi
furtif qu’un regard ou qu’un sourire, il n’en était pas moins total et
s’inscrivait dans l’éternité. Pirenne et Julienne étaient assez forts,
tous les deux, pour soutenir le regard indéchiffrable de Drameille,
mais pas assez pour se dépouiller de cette force. Et Drameille, en
s’incorporant Pirenne et Julienne, pensa : Je suis Pirenne et je suis
Julienne. Tant pis pour Lyng. Dieu est occidental, le diable aussi.
Et la femme occidentale est le meilleur auxiliaire de Dieu et du
diable... Il avait raison. Ses complices pouvaient se révolter, ils
n’en devenaient que mieux ses complices. Ce sont quelques com¬
munistes occidentaux qui porteront toujours plus loin la science
de la police communiste. Et ce sont de même les femmes d’Occident
qui intensifieront à jamais, dans le monde, les chances de la tenta¬
tion d’abord, de la rédemption et de l’extermination ensuite. Mais
en Drameille, tous ces êtres et tous ces moments se fondaient
en un seul être et un seul moment. Aussi pouvait-il ne plus avoir
d’âme et les avoir toutes. C’était en les dénombrant qu’il souriait.
J’étais le seul à savoir que ce sourire était de trop : il ne l’eût pas
changé contre l’impassibilité, la simplicité, l’absence de fièvre de
Dieu...
Voici pourtant où l’énigme de la femme virile s’éclaire Drameille
me téléphona : il fallait neutraliser Marie. Partie pour New York
après avoir largement financé l’anticommunisme clandestin de
Domenech, qui prenait la tête des troupes de Jansen, ce qui enchan-
638 La Fosse de Babel

tait Drameille, elle s’en prenait à ce dernier et le désignait là-bas


comme malfaiteur, en lui déniant le droit à l’anonymat, auquel il
tenait tant, ou plutôt feignait de tenir, tant il était clair qu’il ne
voulait m’adresser à elle que pour alimenter le jeu et m’y mêler.
Le serpent a mordu la femme au talon pour la faire avancer, et elle
va lui écraser la tête. Mais voyez comme le monde lui aussi avance.
Si la femme virile d’Europe ne détruit que l’intelligence de quelques
esclaves, ses amants, c’est à l’intelligence de l’Occident tout entier
que va s’en prendre la femme virile américaine. Et soyez sûr qu’elle
y réussira. Ce n’est pas pour rien que New York est une ville si
hautement dressée qu’on peut y voir déjà la capitale prédestinée
où le serpent qui veut être adoré des foules lève sa tête. L’éclate¬
ment des bombes dans le ciel de New York sera le signe infaillible
de la royauté de la femme virile. Mais pour quelle assomption, quel
couronnement? Quelle part de cette femme passera de l’autre côté
des incendies? O femme moderne, étends ton esprit à l’infini,
comme l’homme, mais ne refuse plus de dilater ton corps, lui aussi à
l’infini, retrouve ton corps de3 premiers temps, rends-lui l’espace,
l’innocence et la beauté, pour devenir la femme ultime! Ce soir, je
rêve à un Manhattan écroulé, nivelé, et désert. Et voici à nouveau
l’heure où l’image de Françoise et celle de Marie qui s’y sont per¬
dues me visitent. Déjà, à Broadway, dans la fausse lumière des
hommes, l’aurore et le crépuscule deviennent inimaginables, ce
sont des déchirements futurs et non présents. Je pense à mes der¬
niers instants avec Marie, à Orly, quand elle me sourit, bien qu’elle
fût déjà saisie par la froideur de sa vengeance, et qu’elle m’invita
à lui rendre visite là-bas. Mais l’Amérique est la terre promise des
femmes, non des hommes. Je ne verrai pas New York et je vivrai.
Je l’ai d’ailleurs déjà vu. Je pense aussi à mes derniers instants avec
Françoise, à Lausanne, à minuit, au bord d’un trottoir, dans un
décor banal de bâtisses modernes, quand elle se pencha vers le
siège arrière de sa voiture pour prendre le paquet de mes lettres et
me le tendit. La nuit effaçait les larmes, c Pour ton roman, me dit-
elle. Il faut qu’il soit réussi. Ainsi je me dirai que ma vie, peut-être,
a eu un sens... » Maintenant les lettres sont brûlées, les cendres sont
froides. Froides seulement. Saurai-je un jour les faire brûler aussi?
Un jour. Demain. Demain, le mot le plus menteur de toutes les
langues.
POSTFACE

Les personnages et les situations de ce roman sont entièrement imaginaires


et toute similitude avec des personnes et des événements réels serait donc le
fait du hasard. Des renseignements succincts sur Vastrologie structurale et le
tantrisme égyptien ont été empruntés, respectivement, à Jean Carteret et
J.-L. Bernard, que nous remercions ici.
Paris-Genève, 1961.
PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

1. Où le narrateur cherche ses repères. 13


2. Nouvelle présentation d’un vieil ami nommé Drameille. 17
3. Des conséquences inattendues que provoqua chez Drameille
la découverte de la « structure absolue ». 21
4. L'affaire von Saas-Santafé. 26
5. Une querelle entre Drameille et Jansen me fait rentrer
dans mon passé. 31
6. Propos originaux de Drameille sur la théologie et la révo¬
lution. 38

CHAPITRE II

7. Suis-je un homme immobile? 49


8. Une longue marche. 52
9. Mon père, qui êtes mort. 59

CHAPITRE III

10. Une voix anonyme mais connue. 63


11. Drameille-Lucifer et Pirenne-Satan. 65
12. Portrait de Julienne de Sixte. 67
13. Une femme divisée. 70
14. Rencontre de Marie Greenson. 74
15. Le dernier dès Séphardim prophétiques provoque la colère
d'un junker. 80
10. Une soirée aux Champs-Êlysées me permet de mieux
connaître Marie Greenson et Santafé, puis von Saas, par
ouï-dire, et bien d'autres. 94
17. Pirenne convoque Jansen. 104
642 La Fosse de Babel
CHAPITRE IV

18. Il y a, dans la féminité intérieure, un mystère capital. 110


19. Puissance d'abstraire, puissance d'aimer, puissance de
mourir. 116

chapitre v

20. Portrait de Françoise de Sixte. 120


21. Préliminaires mondains en compagnie d'un Jansen
plutôt rustre. 123
22. Continuation des préliminaires mondains, mais sans
compagnie. 126
23. Nouveau et bref parallèle, avant bien dautres, entre
Françoise de Sixte et Marie Greenson. 134
24. L'euphorie genevoise, si trompeuse. 136
25. Les femmes modernes confondent plaisir et spasme et
ont bien tort, mais c'est ainsi. 139
26. Déjà, la solitude. 146

CHAPITRE VI

27. Une machine trieuse dûmes. 152


28. Du policier idéal au détaché parfait. 158
29. La lumière luit dans les ténèbres. 163

CHAPITRE VII

30. Et les ténèbres ne l'oni pas reçue. 172


31. Considérations sur la bêtise absolue. 180
32. Jansen maîtrise sa haine. 187

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE VIII

33. Drameille et l'Abbé d'Aquila discutent de façon socra¬


tique sur la notion de « prolétariat ». 201
34. Le mot de sainteté ne se laisse pas employer aisément. 209
35. En présentant son idée de groupe, Drameille définit le
« communisme sacerdotal ». 213
La Fosse de Babel 643

36. Trouver des hommes « véritables ». 221


37. Frieden me fait une proposition et, de mon côté, j'en
fais une à Françoise de Sixte. 226
38. Il n'est rien de secret qui ne doive être connu. 232
39. Considérations diverses sur l'amour vénal, les souffrances
du diable et les totalités bien ordonnées. 237
40. Une série de décisions qui n'engagent à rien et une
conférence sur l'astrologie qui n'engage à rien non plus. 244
CHAPITRE IX

41. Deux utopies contraires s'affrontent. 250


42. Les cocktails de Marie Greenson me permettent de ren¬
contrer Le Hourdel et Laforêt. 260
43. Le Dr Laforêt veut fonder lui aussi un Centre invisible,
et, en polarisant l'espace, créer des surhommes. 265
44. Connaissance de Marie. 27k
45. Nouvelle tentation de l'omnipotence. 279
46. Autres interludes. 283
47. Une nuit d'orage. 290
48. Discussion avec une femme d'expérience et de bonne foi. 302
49. Retour de Françoise et exploration des sommets de la
comédie. 307
chapitre x

50. Les Thèses de la Nouvelle Rome. 311


51. La confession de l'abbé Domenech. 317
52. De l'abus des moyens de communication. 325
53. Les premiers résultats de l'action Santafê-von Saas. 332
54. Ou Drameille médite une nouvelle fois sur le destin
guerrier et diluvien de la pédérastie. 336
55. Von Saas ignore la honte. 340
56. Au cours d'un grand diner chez Julienne de Sixte, Dra¬
meille rajuste ses plans. 344
. 57. Au cours du même diner, von Saas nous éclaire tous sur
le problème des déchets. 352

CHAPITRE XI

58. Où le philosophe Lao-Tseu devient l'inspirateur d’une


police idéale. 361
644 La Fosse de Babel
59. Engagement de Le Hourdel et conversation avec Jansen
sur le paradoxe du ressentiment. 365
60. Pirenne dans le monde. 372
61. Sur les dérivés sans nombre de l'amour. 383

CHAPITRE XII

62. L'homme de la montagne et la femme de la mer. 387


63. Un honnête marché. 392
64. La star et le mannequin. 398
65. Une dispute à Londres. 406

CHAPITRE XIII

66. Tel père tel fils. 412


67. Le Hourdel, et le mécanisme de la trahison. 418
68. Au cours d'un week-end chez Greenson, Scotti découvre
qu'il n'appartient déjà plus à la a beat génération ». 422

CHAPITRE XIV

69. Au retour de Londres. 432


70. Des passions de toutes sortes. 436
71. Les tourments de la science et la science des tourments. 441
72. Franchissements. 447
73. Une retraite idéale. 450
74. Mon vrai départ. 454

TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE XV

75. Le fruit et le germe. 459


76. Méditation dans la vallée. 467
77. Les séjours de Marie au val Ferret. 475
78. Renaissance du temps. 47S

CHAPITRE XVI

79. Des graves conséquences (Tun vol à main armée brillam¬


ment réussi. 485
La Fosse de Babel 645

80. De la différence entre prendre part et prendre parti. 490


81. Françoise et le refus de l'érotisme, suivi de : Comment,
dans l'action, dépasser l'action. 492

CHAPITRE XVII

82. L'abbé cTAquila s'interroge devant Poliakhine sur le


mystère de la seconde mort. 499
83. De la paternité spirituelle selon von Saas et de quelques
conceptions délirantes mais réglées. 508
84. L'arrivé de Santafé me permet de calmer l'impatience de
J ans en. 512
85. Une réception avenue Foch. 516
86. Santafé propose à Julienne de Sixte un inquiétant
marché. 529
87. La mort de l'abbé (TAquila. 534

CHAPITRE XVIII

88. Drameille et Domensch en Chine. 539


89. Drameille s'entretient avec un lettré. 546
90. La purification de l'abbé Domenech. 559
91. Devant Lyng, Drameille et Pirenne parlent de von Saas. 566
92. Domenech et la guerre sainte. 571

CHAPITRE XIX

93. Scotti et Jansen se retrouvent. 576


94. Santafé prend ses responsabilités et von Saas prend aussi
les siennes. 584
95. Scotti et Jansen accordent leurs jeux. 593

CHAPITRE XX

96. Afin que l'éclair jaillisse. 598


97. La folle nuit de von Saas. 604
98. La rude journée de Scotti. 610
99. Mort de Jansen et de Poliakhine. 619

CHAPITRE XXI

iOO. Le feu et les cendres. 629


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DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard

LES YEUX DEZÉCHIEL SONT OUVERTS.


VERS UN NOUVEAU PROPHÉTISME.
LA BIBLE, DOCUMENT CHIFFRÉ.
LA STRUCTURE ABSOLUE.
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I. UN FAUBOURG DE TOULOUSE (1907-1927).
IL LES MILITANTS (1927-1939).
DANS UNE ÂME ET UN CORPS (Journal 1971).
APPROCHES DE LA NOUVELLE GNOSE
VISACES IMMOBILES.

en collaboration avec Charles Hirsch :

INTRODUCTION À UNE THÉORIE DES NOMBRES BIBLIQUES.


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23. Pierre Gascar : Les bêtes.
24. Jules Supervielle : L’homme de la pampa.
25. Truman Capote : La harpe d’herbes.
26. Marcel Arland : La consolation du voyageur.
27. F. Scott Fitzgerald : L'envers du paradis.
28. Victor Segalen : René Leys.
29. Paul Valéry : Monsieur Teste.
30. C.-F. Ramuz : Vie de Samuel Belet.
31. Marguerite Yourcenar : Nouvelles orientales.
32. Louis-René des Forêts : Le bavard.
33. William Faulkner : Absalon ! Absalon !
34. Jean Genet : Pompes funèbres.
35. Ernst Jünger : Le cœur aventureux.
36. Antonin Artaud : Héliogabale.
37. Guillaume Apollinaire : La femme assise.
38. Juan Rulfo : Pedro Pâramo.
39. Eugène Zamiatine : Nous autres.
40. Marcel Proust : Les plaisirs et les jours.
41. André Pieyre de Mandiargues : Soleil des loups.
42. Maurice Sachs : Le Sabbat.
43. D. H. Lawrence : L’arc-en-ciel.
44. Henri Calet : La belle lurette.
45. Rômulo Gallegos : Dofia Bârbara.
46. Georges Lambrichs : Les fines attaches.
47. Ernst Jünger : Sur les falaises de marbre.
48. Raymond Queneau : Les œuvres complètes de Sally Mara.
49. Marguerite Duras : L’après-midi de monsieur Andesmas.
50. T. E. Lawrence : La matrice.
51. Julio Cortâzar : Marelle.
52. Maurice Fourré : La nuit du Rose-Hôtel.
53. Gertrude Stein : Autobiographie d’Alice Toklas.
54. Hoffmann : Le chat Murr.
55. Joë Bousquet : Le médisant par bonté.
56. Marcel Jouhandeau : Prudence Hautechaume.
57. Jane Austen : Catherine Morland.
58. Pierre Guyotat : Tombeau pour cinq cent mille soldats.
59. Aragon : Traité du style.
60. Frédéric Prokosch : Sept fugitifs.
61. Henri Bosco : Pierre Lampédouze.
62. Paul Bowles : Un thé au Sahara.
63. Louis Guilloux : La confrontation.
64. Henri Calet : Le tout sur le tout.
65. Hermann Broch : La mort de Virgile.
66. Pierre Herbart : Alcyon.
67. Thomas Mann : Les Histoires de Jacob.
68. Thomas Mann : Le jeune Joseph.
69. Thomas Mann : Joseph en Égypte.
70. Thomas Mann : Joseph le Nourricier.
71. Samuel Butler : Erewhon.
72. René Daumal : Le Mont Analogue.
73. Edmond Duranty : Le malheur d’Henriette Gérard.
74. Vladimir Nabokov : Feu pâle.
75. René Crevel : Êtes-vous fous ?
76. Mario Vargas Llosa : La maison verte.
77. Stig Dagerman : L’enfant brûlé.
78. Raymond Queneau : Saint Glinglin.
79. Hugo von Hofmannsthal : Andréas et autres récits.
80. Robert Walser : L’Institut Benjamenta.
81. William Golding : La nef.
82. Alfred Jarry : Les jours et les nuits.
83. Roger Caillois : Ponce Pilate.
84. Thomas Mofolo : Chaka, une épopée bantoue.
85. Jean Blanzat : Le Faussaire.
86. Jean Genet : Querelle de Brest.
87. Gertrude Stein : Trois vies.
88. Mircea Eliade : Le vieil homme et l’officier.
89. Raymond Guérin : L’apprenti.
90. Robert Desnos : La liberté ou l’amour! suivi de Deuil pour
deuil.
91. Jacques Stephen Alexis : Compère Général Soleil.
92. G. K. Chesterton : Le poète et les lunatiques.
93. Emmanuel Berl : Présence des morts.
94. Hermann Broch : Les somnambules, I.
95. Hermann Broch : Les somnambules, II.
96. William Goyen : La maison d’haleine.
97. Léon-Paul Fargue : Haute solitude.
98. Valéry Larbaud : A. O. Barnabooth, son journal intime.
99. Jean Paulhan : Le guerrier appliqué. Progrès en amour assez
lents. Lalie.
100. Marguerite Yourcenar : Denier du Rêve.
101. Alexandre Vialatte : Battling le ténébreux.
102. Henri Bosco : Irénée.
103. Luigi Pirandello : Un, personne et cent mille.
104. Pierre Jean Jouve : La Scène capitale.
105. Jorge Luis Borges : L'auteur et autres textes.
106. Pierre Gadenne : La plage de Scheveningen.
107. Ivy Compton-Burnett : Une famille et son chef.
108. Victor Segalen : Équipée.
109. Joseph Conrad : Le Nègre du « Narcisse ».
110. Danilo Kis> : Jardin, cendre.
111. Jacques Audiberti : Le retour du divin.
112. Brice Parain : Joseph.
113. Iouri Tynianov : Le lieutenant Kijé.
114. Jacques Stephen Alexis : L’espace d’un cillement.
115. David Shahar : Un été rue des Prophètes.
116. Léon Bloy : L’âme de Napoléon.
117. Louis-René des Forêts : La chambre des enfants.
118. Jean Rhys : Les tigres sont plus beaux à voir.
119. C.-A. Cingria : Bois sec Bois vert.
120. Vladimir Nabokov : Le Don.
121. Leonardo Sciascia : La mer couleur de vin.
122. Paul Morand : Venises.
123. Saul Bellow : Au jour le jour.
124. Raymond Guérin : Parmi tant d’autres feux...
125. Julien Green : L’autre sommeil.
126. Taha Hussein : Le livre des jours.
127. Pierre Herbart : Le rôdeur.
128. Edith Wharton : Ethan Frome.
129. André Dhôtel : Bernard le paresseux.
130. Valentine Penrose : La Comtesse sanglante.
131. Bernard Pingaud : La scène primitive.
132. H. G. Wells : Effrois et fantasmagories.
133. Henri Calet : Les grandes largeurs.
134. Saul Bellow : Mémoires de Mosby et autres nouvelles.
135. Paul Claudel : Conversations dans le Loir-et-Cher.
136. William Maxwell : La feuille repliée.
137. Noël Devaulx : L’auberge Parpillon.
138. William Burroughs : Le festin nu.
139. Oskar Kokoschka : Mirages du passé.
140. Jean Cassou : Les inconnus dans la cave.
141. Jorge Amado : Capitaines des Sables.
142. Marc Bernard : La mort de la bien-aimée.
Ouvrage reproduit
par procédé photomécanique.
Impression S.E.P.C.
à Saint-Amand (Cher), 21 décembre 1984.
Dépôt légal : décembre 1984.
Numéro d'imprimeur : 2144.
ISBN 2-0'’-0?02?4-X./linprimé en France.
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RAYMOND
ABELLIO
LA FOSSE
DE BABEL
Drameiile, le héros de ce roman, cherche à former des surhommes capables
de mener le monde à un destin supérieur. Pour recruter les membres du groupe
de la «structure absolue», il essaiera de provoquer des conflits entre toutes les
catégories d’hcummes — fascistes, communistes, technocrates — et de les
mettre en compétition de façon à sélectionner les élus en éliminant les insuf¬
fisants. Les massacres ne sont qu’une étape sur la voie de la connaissance du
«communisme sacerdotal» dépassant à la fois les anciennes religions et les
anciennes politiques.
Comment se procurera-t-il les fonds nécessaires à son entreprise? En montant
l’affaire S.S. aux États-Unis, en 1953, alors que le maccarthysme est en plein
essor. Von Saas, ancien officier S.S., sera chargé d’organiser la protection
d’usines américaines, pendant que Santafé, ancien révolutionnaire espagnol,
montera une organisation anarchiste qui commettra des attentats dans les mêmes 1
usines...
Autour de Drameiile gravitent de nombreux personnages : l’écrivain français
Dupastre, qui nous raconte cette aventure à la première personne, Julienne et
Françoise de Sixte, Pirenne, le policier communiste qui sera la cheville ouvrière
de la catastrophe finale, etc,
La diversité des décors (Paris, Genève, Londres, l’Italie, New York, Detroit), le
heurt des idées, l’abondance des thèmes, la place faite à l’amour, font de ce ,
livre une œuvre exceptionnelle

11,ri F: '141 ’• 0 f i I. 8 2 3 2 O ? O 7 O 2 7 4
F: 1 & , 2S

782070 02749 85-1 A 70274 ISBN 2-07-070274-X

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