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PG

2152

A3205

Cornell University Library

BOUGHT WITH THE INCOME


FROM THE
SAGE ENDOWMENT FUND
THE GIFT OF

Henry W. Sage
1891

A 22.6.1.7.
oktobra
.......... 4
3513-1
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Cornell University Library


PQ 2152.A32C5
Clarisse et l'homme heureux.

TIGHTS
3 1924 027 686 900 olin
PAUL ADAX

CLARISSE

ET L'Homme Heureu :

Happiness
J. BOSC 1
O ÉDIT )
ADIS
PAUL ADAT

CLARISSE

ET L
L'Homme Heureur

Happieno
J. BOSC &
O ÉDITEI
ARIS
PAUL ADAM

16. Avenue du Crocadéro


རོག

‫܀܀‬
Clarisse et l'Homme heureux
H73

A1606
PAUL ADAM

Clarisse Ilis !

ET

L'Homme heureux

Le bonheur ne serait- ce pas


de se multiplier, en créant le
plus ?

PARIS
J. BOSC ET Cio , ÉDITEURS
38 , CHAUSSÉE D'ANTIN , 38
-
1907
Tous droits réservés.
12 S
11
10
8

30 % )

A.225114
Il a été tiré de cet ouvrage quinze exemplaires
sur papier de Hollande, tous numérotés.

RH
A GEORGES GRAPPE

et aux " Pierres d'Oxford "


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

Fine , lumineuse, le sourire écarlate , les

yeux radieux, plus brillants que les feux élec

triques de la scène , Cléo de Brode , en sa

courte chemise de lin et d'or, achevait sa danse ,


et elle laissait à tous les bras virils le désir

d'étreindre son vol , lorsque mon voisin de

loge s'inclina jusqu'à mon oreille pour y mur

murer : « Voici , monsieur , un bon moment ,

n'est-ce pas ? Les nuances des étoffes artis

tement choisies ont flotté de la meilleure ma

nière sur les formes de ces agréables filles ;

et nos lorgnettes cherchent les pointes de la

gorge à travers les maillots roses si l'ensemble

du quadrille, à genoux , se penche . Avouez

qu'en dépit des censeurs, comme on disait ja


1
2 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

dis, peu de choses valent cette joie de nos re


gards et de nos imaginations. La lecture , les
voyages et la luxure je ne nomme pas
l'amour — sont les trois satisfactions capables

d'excuser les ennuis de nos labeurs, les fatigues

de nos colères , et les déboires de nos vains

enthousiasmes . Arriver dans la baie de Naples

sur une mer lunaire, aux dernières heures de la

nuit ; ressentir une émotion de pensée devant

>
le paragraphe qui juxtapose et qui soudain

apparente, en faisant comprendre la fatalité

de l'analogie , deux idées auparavant très dis


tinctes ou bien contradictoires ; trembler de
convoitise à l'instant où deux mains frivoles

écartent les soies de la robe , devant une ba

tiste bellement enflée par une chair odorante ,

vivante et palpitante : voilà les suprêmes con

solations de nos heures sceptiques... C'est le


bonheur ... »

Mon homme pouvait avoir quarante-cinq

ans . Je le connaissais mal . Nous avions échangé

des salutş et des poignées de main sur le


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 3

boulevard , sans nous souvenir même de nos

noms . Le hasard d'une invitation , faite par

des tiers , nous avait réunis dans cette loge


de l'Olympia . Je l’examinai mieux : crâne

rasé, barbe grisonnante et carrée , épaules lar

ges, sous le drap fin de l'habit , estomac proé

minent derrière les plis d'une chemise molle,


que deux perles brutes attachaient . Il souriait

de toute sa face brune et malicieuse, qui gar

dait , aux tempes , le sceau de l'âge, une patte

d'oie , très creusée par l'habitude de cligner les


paupières en se moquant. Il fumait un lourd

cigare aux parfums délicats . Leurs vapeurs se

dissipaient au long des reflets de son chapeau .


« Nous nous sommes rencontrés autrefois ,

dans les Flandres, sur les bancs de la Faculté

de lettres, et à la chasse , reprit -il. J'étais,

alors, votre aîné de quelques printemps, et nous

devisâmes, à plusieurs reprises , sur la manière

de gagner le bonheur. Vous le vouliez atteindre

de suite ; vous rappelez -vous ? Moi , je le ré

servais pour mon âge mûr, me méfiant des


4 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

fièvres juveniles qui nous livrent à la cruauté ,


d'ailleurs légitime , des traîtresses, et aux am

bitions illusoires dont l'échec nous abîme fort .

Vingt ans, j'ai travaillé, dans l'Amérique La

tine , dans les villes d'un pays fructueux . Je


l'ai fait sans héroïsme. Tout bêtement, je passai

les saisons à conduire les équipes des chantiers ,

puis à vendre de l'épicerie française et anglaise,


des vêtements confectionnés et des ustensiles

de ménage, des outils , des armes aux Gauchos,


aux Indiens , aux fonctionnaires du Brésil et

aux terrassiers italiens . L'heure vint de pou


voir céder mes entrepôts et magasins au prix

de quatre cent mille francs , somme que j'es

timai nécessaire pour ma félicité définitive.

Je m'embarquai. Au tour du monde je rôdai


sans hâte afin de me créer une série de sou

venirs favorables aux songeries . Ensuite , je

revins en France. Muni de vingt - cinq mille livres

de rentes , ayant placé mon bien en viager, je


m'établis un système d'existence comportant

le maximum possible de satisfaction . J'en


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 5

jouis au mieux ... Et vous voyez en moi un


habitué du bonheur . Parfaitement ! »

Il s'arrêta , souffla la fumée de son cigare ;

ses petis yeux gris , frétillants , me contemplè

rent . J'y lus qu'il ne me leurrait pas . Sa face


large et hâlée , ses lèvres encore rouges, ses

dents solides, son front de bel ivoire net ré

vélaient, en accord , une admirable santé et

la totale absence de soucis.

« Naturellement, je ne me suis pas marié ,

avoua - t - il. Les enfants font du bruit, de la

saleté , sont malades . Il est absorbant de sur


veiller la vertu d'une femme, et de supporter

ses manies . Au lieu de parcourir, soit des ro

mans ingénieux, soit des philosophies instruc

tives, il convient alors d'écouter maints babil

lages futiles . Dans la pampa, j'ai lu considé

rablement, entre mes heures d'affaires . Par là,

je préparai mon cerveau à savourer le plus de


sensations. Aussi mes voyages m'enchantèrent

parce qu'aux évocations de ma mémoire, les

légendes des peuples ressuscitaient dans les


6 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

paysages. Depuis lors, je possède un musée

intérieur, où je puis me promener sans fin .


Sur les rayons de ma bibliothèque , je dispose

de plusieurs centaines de conversations im

primées qui valent tous les propos des amis ,


des parents ou des maîtresses. Quel homme

serait apte à m'intéresser autant ? Dans mes

cartons, plusieurs milliers d'estampes et de


photographies me conservent l'éternité des

beaux sites , de tableaux admirables, de fem

mes amusantes, de scènes héroïques, sentimen

tales, égrillardes et pornographiques. Je dé


tiens là toute l'humanité , dans les seules mi

nutes où elle m'est plaisante . Le reste du temps ,

je m'en passe . Ni amitiés, ni collages . Vers la

lisière du Bois de Boulogne , j'habite à l'auberge,

un logement, meublé selon mes goûts. Aussi

n'ai- je point à m'embarrasser de régir des do

mestiques. Le gérant de l'hôtel y pourvoit .

Prenant mes repas au club , je n'ai point à

m'occuper de menus . Les fauteuils y sont con

fortables, les salles vastes et palatiales, les


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 7

valets nobles et obséquieux. Ils me servent ,

tel un prince en attente d'hoirie, moyennant

une rétribution si raisonnable qu'elle solderait

à peine l'entretien d'un ménage d'employés .

Donc : pas de soucis ; pas de ces I tracasseries


constantes pour le carreau cassé, la serrure es

tropiée, l'insolence de la servante, la négli

gence de la cuisinière ; point de ces petites tra

gédies inhérentes à la vie conjugale , et qui

consomment la moitié du temps , vous éner

vent, vous exaspèrent. Je n'ai que moi-même

à soigner. A moi seul je dois la politesse.

« On m'apporte dès huit heures du matin ,

les journaux et les revues . Par leur moyen, je

regarde la physionomie du monde, tout en

avalant deux aufs pochés dans le bouillon d'un

exemplaire, pot-au -feu . A neuf heures , je me

lève , je me rase, je prends mon bain , je re

vêts un costume turc , et j'attends, trois fois


par semaine, la visite de l'entremetteuse. Elle

arrive à dix heures , en compagnie de ses pré

tendues nièces, car j'ai toujours pensé qu'on


8 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

recherchait à tort les joies voluptueuses, vers

la fin de la journée , ou bien la nuit, lorsque


déjà toutes les lassitudes nous accablent . Au

contraire, après le sommeil réparateur et les


ablutions, je m'aperçois, frais, dans le miroir .

Je me sens dispos et robuste. Celle qui passe

pour une parente pauvre auprès du concierge,

me présente ses petites amies : tantôt deux,

tantôt trois, dans le salon, arrangé à la ma

nière algérienne. Elles sont empressées , parce

que nos relations rémunératrices durent, parce

qu'en pantalon turc j'ai l'air d'un pacha ro

mantique ; parce que mes gravures leur don

nent de la gaieté , et mes bonbons aphrodi


siaques du tempérament . Elles aiment revenir

malgré la prudence de l'entremetteuse qui


craint de me lasser si elle ne renouvelle pas son

personnel assez fréquemment. En effet, le


matin , toutes ces petites hétaires se trouvent

sans occupation . Elles chôment à l'ordinaire

jusqu'à la fin de l'après -midi. Mes habitudes


leur valent une aubaine en quelque façon sup
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 9

plémentaire. Elles se disent les unes aux autres :

« Tu es dans la purée : va donc chez le pacha . )

Voyez-vous, mon cher ; il en accourt plus

qu'il ne m'en faut . D'autres , des petites jeunes

filles viennent parce que ça ne les compromet

pas . On ne les voit point dehors accompagnées .

Elles restent honnêtes, et elles touchent leurs

quinze francs . De quoi s'acheter des bottines !

Enfin , mes photographies ont une réputation


alléchante .

» A midi , je saute dans le Métropolitain, et

je cours déjeuner au club . L'appétit est bon .

J'ai une faim de loup . Après le café, je som

meille au creux d'un diyan . Une bonne petite

sieste ! ... Je me réveille pour ma visite quo

tidienne aux musées , aux expositions . Tantôt ,

je vais au Louvre, admirer le Triomphe de


Flore du Poussin ; adorer le Saint- Jean - Bap
;

tiste et la Joconde du Vinci ; échanger des pro

pos muets sur le compte des Bourbons , avec

les portraits d’Ingres , aimer la Femme Couchée

de Truthat, respirer l'air orageux et frais du


10 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

Printemps que Millet a peint . Tantôt , au musée

Guimet , je m'offre un voyage parmi les âmes

d'Orient . Tantôt , à Cluny, je vais me souvenir

des belles pages de Michelet relatives au moyen

âge, entre les meubles, les ustensiles , les joyaux


et les ferronneries de nos ancêtres. Parfois,

je me rends à la Bibliothèque nationale pour

feuilleter les légendes des Bollandistes dans

leurs magnifiques in-folios . A Carnavalet, je


compulse les estampes de la Révolution , de

l'Empire, de la Restauration, en me gaussant de

la faiblesse des hommes pour réaliser leur idéal.

» Dès le crépuscule , les gardiens me chas


sent de ces endroits bénis .

» Alors, je retourne chez moi , par le chemin

des écoliers , en poursuivant un trottin accort ,

en lui proposant des bêtises, fort ennuyé s'il

accepte ; car je ménage mes forces et je dé

teste ces voluptés de rencontre au deuxième

étage d'un garni , dans le lit de pitchpin, sur

l'édredon prérafaëlite .

» En flânant, il m'arrive de gagner le Palais


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 11

de Glace . J'en aime la clarté intérieure que

répandent à profusion les lunes électriques .

Les femmes aux corsages de lueurs glissent ,

cambrées, sur la piste circulaire, et rient , et

crient. Leurs jupes de sport très courtes, les


font semblables à des écolières, à toute une ado

lescence enjouée , innocente et jolie qu'exal


tent les exercices de la récréation . Leurs crou

pes fermes saillissent sous la laine légère .

Leurs chevilles souples qu'enduisent de min


ces bottines jaunes se ploient un peu sur la

lame infléchie du patin. Il les entraîne dans


son vol ras de flèche. Elles sont des fées ra

pides et gracieuses, aux seins mal voilés de

jaune , de rouge, de vert et de pers , et qui

changent d'essors prestes , qui tournent, qui


biseautent tout à coup leur course , et puis se

courbent, se creusent, les mains ballantes et

le sourire pervers, les reins haussés , en fuyant

à rebours . Les jupes flottent. Elles cla

quent les jambes robustes quand la nymphe

fait demi- tour aux yeux des assistants épris


12 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

d'elle . Cette fuite éternelle des Syrinx me met

au cœur le désir de Pan . Je me rappelle l'é


poque , préhistorique où je courus , chèvre

pieds , en frappant le sol de mes sabots noirs .

Ma poitrine velue tremblait comme des cym

bales après un heurt sonore. Et je m'élançais

derrière la fille légère sautant les lianes , trouant

les buissons , secouant la neige des fleurs tom


bées dans le drapeau de sa chevelure . Aux

clartés électriques, durant une demi-heure, je

goûte la longue envie de bondir, comme au

trefois , derrière une créature rapide, de la re

joindre, de la saisir , la pétrir, la mordre, incer


tain , prêt à la dévorer ou à la féconder . Quand

un sein gonfle bien son corsage , j'invite la


personne à mes petits jeux du matin . Ou bien je

lui donne l'adresse de Mme Burschenschaft, lin

gère, rue Saint-Honoré .

» Je sors . C'est le soir . Les fanaux des au

tomobiles se précipitent dans l'obscur des

Champs - Elysées . Les monstres cyclopéens

dardent le rayon blanc d’acétylène , tonnent ,


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 13

bruissent et passent entre les impatiences

des attelages . Les ombres des piétons se hâtent


sous les squelettes des arbres , indistincts . Dans

l'intérieur des coupés les profils de femme ,

s'éclairent avec des chapeaux de fleurs étran

ges . Je me crois au bord du Styx . Tout est

irréel, j'atteins l'avenue béante du pont qui


enjambe le fleuve après les colonnades des
Deux - Palais . Les astres bleutés des lampa

daires jalonnent le vaste chemin jusque vers

le Dôme vaguement doré des Invalides .

» Je descends au souterrain de faïence . Le

wagon du Métropolitain me jette chez moi .

Quitter mon costume de ville, passer mon habit ,

peigner ma barbe , m'apparaître au miroir,

comme un dieu - terme, à poitrine blanche sur

gaine de marbre noir, et coiffé d'une tiare

assyrienne de haute forme luisante : affaire


de dix minutes. Dîner au cercle, en compa

gnie de barbons. Leur jovialité n'a point


de bornes . Nous estimons les saveurs que pro

curent les courtisanes . Celui- ci, recherche les


14 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

enfants de ventre plat et de gambades vives .

Il faut qu'elles aient des bas bleus , des gorges

enfantines, des bouches sèches et curieuses,

des yeux noirs scintillants . Celui-là vante les

jambes en bas gris des filles lubriques, et leurs

mains tortionnaires , leurs bouches qui sucent


l'air , leurs yeux narquois, les aréoles brunes

de leurs poitrines . L'autre veut des femmes

lourdes, mères, aux parfums de nourrice et

d'étable, aux gestes passifs, doux ; et dont

la peau moite s'irize. C'est une science com

pliquée du tact qu'on établit par axiomes , en


sirotant la tisane de champagne.

» Enfin , je me rends au théâtre, au café

concert , ici . Je m'amuse des acrobates en

maillots jaunes, des cyclistes en maillots mau

ves , de ces statues vivantes et agissantes : les

mimes . Pour moi , le jouvenceau se tient immo

bile, la tête en bas fixée à la cime de la perche


que le colosse élève, grâce aux muscles bossus

d'un seul bras monstrueux . Pour moi, le ca

niche savant renvoie, du museau , le ballon que


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 15

lui rejette le chef d'orchestre, à moins qu'il

ne saute par-dessus la barrière, ne harcèle le

cambrioleur arrêté par un molosse affublé

d'un képi de sergent de ville . Pour moi , le

petit chat roux grimpe à la corde lisse , puis se

laisse choir dans la nacelle du parachute étalé .

Enfin , le ballet chatoie , flamboie , court avec

ses filles quasi nues , ses étoffes d’aurore et de

crépuscule, ses coiffures de soleil , ses pages

gris, ses châtelaines de brocart , ses mendiantes


en haillons multicolores, sa ballerine de gaze

roide aux jambes roses qui s'envole, retombe,

se cambre , offre les mille postures de son corps

élégant pour mes désirs ressuscités. Tenez,

voyez donc : la fille en travesti colle ses lèvres

aux lèvres de Lorenza pâmée , sanglotante de

plaisir , comme le voulut Rodolphe Darzens ,

notre poète . A vingt ans , j'aurais exigé l'a


mour de Cléo de Brode elle -même. Mon sang

et mon âme auraient pâti de ne l'avoir point .

Que de douleurs aurait endurées ma convoitise .

Aujourd'hui , je sais qu'en un boudoir voisin ,


16 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

ou demain , chez moi , une déesse à peu près sem

blable me donnera l'extase que j'espère . C'est

pourquoi , je suis incapable de chagrins et de

folies . J'ai dépassé l'âge de la sottise . Je sais

que les analogues s'équivalent, et qu'il n'est

rien que je ne puisse obtenir en m'accom

modant de changer les vains détails des appa

rences. Celui -là est heureux qui sait aimer le

monde, et non un être , un homme, une femme ,

mais ce que cet être contient d'éternel , de

divin et de général répandu en toutes formes

de même espèce . L'âge mûr seul accorde ce


bonheur . Avais -je raison , lorsqu'autrefois nous
devisions là-dessus ? Toutes les filles évo

quent les délires de l'aimée . Tous les livres sont

des amis sans visages . Les filles rassasient mes


amours ; et les livres mes amitiés . C'est le

bonheur lui-même, et que la jeunesse ignore ,

faute de facultés abstractives. >>

Le monsieur riait en se grattant la barbe.


Il était bien l'homme heureux. Il réalisait

ce que tant de gens souhaitent. Mais ce bon


*
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 17

heur- là vaut-il d'être souhaité ? L'abdication

de l'effort, de l'amitié, de l'amour peut- elle


suffire aux âmes avides continûment de souf

france ? Le désir de la douleur nous tour

mente trop. Il est notre orgueil de Titans


curieux . Il est notre vrai motif de vivre . L'or

gueil de vouloir, de conquérir, d'être admiré ,

d'être chéri, l'emporte , pour nous séduire, sur

le plat bonheur positif . Les adolescents se


suicident, dans les hôtels garnis, pour cet

orgueil mortel et sublime . Je le dis à mon

voisin . Il haussa les épaules, me méprisa, s'en


fut .
II

Je rencontrai l'homme heureux, un mois

plus tard , dans un préau d'école, où des can

didats se disputaient un siège parlementaire.


Nous nous rejoignîmes à travers les odeurs de

la tabagie , en badauds désireux de se dire

leurs impressions .

La réunion publique finit dans le tumulte

ordinaire . Les socialistes unifiés, soixante en

viron, par une admirable tactique de cris ,

d'interruptions, de mains levées en double,

de subterfuges comiques et ingénieux , contrai

gnirent un président ému à déclarer leur ordre

du jour, malgré l'opinion plus timide , mais

stupéfaite , de leurs onze cents contradicteurs.

Souriant de cet art adroit , très efficace, nous


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 19

quittâmes le préau d'école, et nous nous prîmes à

respirer amplement l'air de la nuit . Lente , la


foule , en devisant, en discutant, se désa

grégea. Nous dénigrâmes ensemble la parade

électorale. Nous espérâmes que la Fédération


des Syndicats ouvriers , bientôt, rendrait le
Capital-travail égal en puissance au Ca

pital-argent représenté par les trusts de

patrons quand la lutte économique aurait en

fin remplacé la stupide lutte politique. Nous


parlâmes de la vie dure, des labeurs mortels .

« Moi, dit-il, j'ai longtemps vendu et réparé


les outils des mécaniciens. Je peux dire que

j'ai vu le malheur, le véritable, dans les ate

liers , partout . Exemple . Il y a de ça vingt ans,

j'étais en Amérique du Sud . Nous posions le

rail depuis la côte occidentale du Quesitado

jusqu'aux gisements de phosphate qui sont par


delà les Cordillères sur les plateaux du ver

sant oriental. Un prodigieux pays ! De la brous

saille qui pique ferme , mais avec des fleurs,


des fleurs comme on n'en soupçonne pas ici ,
20 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

même dans les magasins du Boulevard . Du

mouton rôti tant qu'on en voulait . Sans pain !

Pas ça de pain ! Des patates grillées et salées .


Une bonne petite eau -de- vie . Du fromage de

brebis. Nous couchions sous des baraques

qu'on montait ici , qu'on démontait , et qu'on


remontait là. Parfois , l'orage emportait le

camp , les arbres et les rocs , dans ses trombes .

On roulait avec les pierres , les pelles, les pio

ches , les étaux et les soufflets sous un fleuve

tiède qui tombait du ciel , démolissait le chan

tier et la route , noyait les hommes dévêtus

parla rafale . Elle nous arrachait tout des mains .

Deux heures après, le sol était sec et dur. La


sueur vous inondait à son tour . Le soleil s'éta

lait sur le ciel entier pour éblouir les quatre

mille pauvre diables qui piochaient la monta

gne, qui chargeaient de terre les wagonnets ,

qui rivaient les boulons sur les traverses, qui

remuaient les hectos de fer, qui pétrissaient,

à coups de marteaux, le métal rouge sur les

enclumes , qui arpentaient le terrain pour le


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 21

nivellement , qui concassaient la roche pour

fabriquer le ballast . Quatre mille gaillards

hétéroclites , des jaunes et des noirs, des mé

tis d'Indiens et d'Espagnols, des blancs aussi

échoués là par hasard , à la suite d'un mau

vais coup allongé , en Europe , dans une ba

garre d'estaminet, à un copain mal embouché

ou à une garce infidèle.

Naturellement, l'affaire était entre les mains

d'une banque anglaise de Buenos - Ayres. Elle

avait envoyé là deux clubmen silencieux et

roides, ses ingénieurs. Ils obéissaient à un


bonhomme rond comme une pomme, rouge

comme une tomate, dodu, ventru , poussif,

mais qui avait l'oeil à tout . Il grimpait aux

cimes. Il dégringolait dans les précipices. Il


toisait lui-même le déblai. Il inspectait les

paupières, les narines du troupeau . Il faisait


ouvrir devant soi, par les gauchos, tous les mou

tons abattus pour vérifier l'état de la viande au


point de vue sanitaire. Entre sa mule écumeuse

et son parasol d'alpaga, il se démenait, criait en


22 CLARÍSSE ET L'HOMME HEUREUX

quatre ou cinq langues des ordres précis.

C'était Sir James Forster de Londres, notre

patron à tous . Un homme ! Et qui n'avait pas


volé son million , lui !

Même il en imposait à l'équipe des métal

lurgistes yankees , de singuliers craneurs qui ma


niaient, avec des gants, leurs machines -outils

compliquées comme des horloges et montées

sur des chariots. Pour ces princes, il fallait

ouvrir le chemin dans la brousse, aplanir des

chaussées provisoires , faire sauter le roc à la


dynamite. Chaque fois , un des artificiers

italiens se faisait tuer par les éclats , tandis que

ces messieurs de Philadelphie regardaient en

se croisant les bras , et en houspillant les pauvres

bougres. Si la police ne nous avait pas conte

nus, certains jours , on aurait rossé un peu ces

Jonathans. Mais il y avait les trois cents


senores , gendarmes du Quesitado, leurs cara

bines à répétition, leurs mines de hidalgos


cruels, et la cage où l'on enfermait les récal

citrants pour les descendre, entre deux mules,


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 23

jusqu'à Santiago dans une basse fosse de la

falaise . Et ce n'était pas drôle de flairer la

charogne de cette infâme geôle, boire l'eau

pleine d'araignées, et défendre à coups de

sabot le biscuit contre les rats . Et des rats,

monsieur, gros comme nos bouledogues ! Ça

vous enlevait un orteil dès qu'on s'endormait


pieds nus .

Tout de même, on s'accoutumait. Quoi !

D'abord on y mettait de l'amour-propre.

C'était chic d'amener la locomotive à deux

mille mètres d'altitude pour étonner les con

dors, les aigles, les gauchos en larges panta

lons de cuir , ceux dont les chevelures de jais ,

huileuses, dansent au galop de leurs petites

rosses écorchées. Quand ce monde - là s'attrou

pait afin de contempler le premier train de


ballast , on se sentait fiers d'être les Civilisa

teurs, monsieur Moi, j'installais ma forge,

męs établis, mes étaux, mon tour, ma four

naise et le manège à trois mules qui mettait

en mouvement la batterie de soufflets. Ça


24 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

stupéfiait les indigènes . Ils s'asseyaient sur

leurs talons , et ils fumaient là des heures,


mâles et femelles , en regardant mon équipe

limer , forger , souder , faire des brasures, ai

guiser les dents des pignons. Seulement il ne


fallait pas courtiser leurs donzelles. Vlan ! leur

couteau vous arrivait dans le ventre . Ça ne


tardait pas . Et en selle ! Ils s'envolaient comme

un essaim de sales mouches . Ils laissaient à

terre le Don Juan qui se tordait sur les cail

loux en vomissant rouge, en crispant les poings,

et en hurlant à la mort. Les senores gendarmes

feignaient un peu de chercher l'assassin . La

plupart du temps, ils attrapaient un vieux

qui n'avait rien à savoir de l'affaire, et ils le


fourraient dans la cage suspendue, par des

brancards, entre un mulet d'avant et un mulet

d'arrière . En route pour la côte !

Afin de parer à ces drames, un Allemand

qui vendait du vin de Saxe, des chemises


de Silésie et des conserves de Hambourg ,
alla chercher en bas tout un lot de mulâtresses.
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 25

Coiffées de foulards écarlates et attifées de

châles de Manille , elles semblaient de gros

perroquets verts , jaunes, noirs et bleus. Belles

filles, du reste , mamelues, râblées et cambrées,

Les Italiens gâchèrent leurs économies dans


la tente du Berlinois où ces créatures versaient

à boire, puis attiraient les consommateurs


derrière les barils. D'autres Teutons , placiers

en clous , en rivets , en bêches de Westphalie

dans les bureaux des entrepreneurs, imitèrent

leur compatriote. Et le camp allongé sur une

vingtaine de kilomètres s'encombra de bu


vettes à femmes .

Ça m'étonna . Sir James Forster avait jus

qu'à ce jour interdit ce genre de commerce

dans l'étendue des chantiers pour éviter les

querelles entre galants. Nous poussions le

rail depuis dix -huit mois . A peine un Mar


seillais et un Chinois avaient- ils pu , pourchassés

d'ailleurs, sous divers prétextes, par les senores

gendarmes, promener de zone en zone, deux


Suissesses molles, trois Parisiennes fiévreuses
26 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

et flétries, quatre lourdes Bavaroises et une

demi-douzaine de Japonaises trop basses sur

pattes. Pourquoi le patron laissait - il tout à

coup les placiers allemands ériger leurs bars

de planches et de toile, tant au creux des val


lées herbeuses ou les locomobiles sifflantes

écrasaient le grès rouge sur la voie future,

qu'à la cime des pitons où les grues à vapeur


hissaient tumultueusement le matériel acces

soire des perforatrices ? Mystère.


Autre histoire. Les entrepreneurs promi

rent, un beau matin, des primes de quarante

piastres aux équipes pour une production sup

plémentaire très faible, et qui , selon le tarif

ordinaire, ne valait pas un tel prix. Naturel

lement, la prime, une fois touchée , s'épar

pilla dans les corsages des mulâtresses, et sur

les comptoirs de leurs établissements. Là

dessus, il m'arriva d'embaucher une dizaine

d’Italiens pour aider à la construction d'un

fourneau spécial . Le soir de la paye, leur chef

me confia que ses hommes auraient bien voulu


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 27

retourner à la côte . Mais ayant dissipé leurs

économies, ils restaient pour en refaire. Et

c'était triste car l'air devenait trop malsain . Je

le contredis . A cette altitude l'atmosphère très

pure fortifiait au contraire les poumons . Il


nia . Je discutai lui montrant l'immense pays

en pente qui s'inclinait depuis les cimes de

neige rose, sous le couchant, depuis les chaos .

basaltiques des sommets, depuis les forêts

de chênes, jusqu'aux palmiers épars dans la

savane du plateau prochain . « Nous flairons

tous la malaria » , répondit- il.

Une semaine plus tard , les Moraves et les


Hongrois, choisis pour leur innocence, ouvrirent

la tranchée dans cette superbe savane . On leur

fit retourner l'humus et déraciner les plantes

qui, sans cela, eussent repoussé à peine fau

chées . Cinq jours, ils avancèrent. D'en haut,

nous les vîmes, maigres et dégingandés, four

miller au soleil, égratigner la verdure, s'en

foncer dans les plaies du sol, rejeter, à pelletées

innombrables, la terre noire. Le sixième ma


28 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

tin , nous remarquâmes une diminution de

cette multitude. Le neuvième , elle était ré

duite de moitié . Le onzième jour, un convoi de

la côte amena cinq cents Calabrais ivres, qui ,

chantant, riant , allèrent au plateau. En che


min , ils rencontrèrent une bande de compa

triotes. Ceux -ci leur annoncèrent la « mala

ria » . Eux- mêmes remontaient, ayant laissé

le tiers de leurs compagnons à l'ambulance amé

ricaine . Et ils désignèrent les flammes des ba

raquements que les médecins incendiaient après


la mort des fiévreux. Les nouveaux venus

refusèrent de continuer la route. Ils déposèrent

leurs besaces, ils nouèrent les images de leurs fou

lards autour de leurs cous bruns . Ils s'étendirent,

et cuvèrent leur alcool, gardant leurs chaînes

et leurs montres d'argent sous leurs mains


croisées . Sir James Forster accourut au trot

de sa mule avec le parasol d'alpaga gris. Et

il discourut en patois des Calabres. La sueur


mouilla ses sourcils blonds et ses favoris

blancs. Les gaillards ne voulurent rien en


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 29

tendre . Assis sur leurs derrières, ils secouaient

la tête, en inspectant leurs brodequins à clous .

Plusieurs jetaient des pierres à un condor qui


planait, énorme et bleuâtre. A la fin , notre

patron feignit de se résigner à ce caprice. Il sut

qu'il les enverrait au travail des cimes . En atten

dant, il les fit camper autour du bar Wagner,

et prescrivit qu'on leur distribuật une avance


de paye. Lors les mulâtresses de l'Allemand

leur firent oublier l'appréhension de la peste.

Corps africains et calabrais se mêlèrent en

grognant de plaisir sur les tas d'herbes séchées,


à l'abri des bâches tendues .

Durant cette semaine - là , tous les taverniers

décampèrent des hauteurs . Cahin -caha, maté

riel , barils et servantes furent transportés à

quelque distance du plateau . Alors plusieurs

musiciens de la ville organisèrent des bals

en des prairies fauchées. Du matin au soir,


arrivaient des Chiliennes et des métisses

autorisées à vendre le tafia , les gâteaux secs ,

les saucisses grésillantes. Une foire s'éta


30 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

blit . Des saltimbanques dansèrent sur la corde .

Les fusées grimpèrent dans le ciel nocturne .

L'odeur du mouton rôti gagna l'espace . Main

tenant le train provisoire fonctionnait régu

lièrement depuis la mer jusqu'au sommet 143 .

Un hangar de tôle ondulée brilla sous la pluie ,

à la limite des neiges supérieures. Et , de

cette station, des centaines de femmes des


cendirent continuellement. Espagnoles de trente

ans, sèches et noires, la rouflaquette à la

tempe ; grasses créoles , le cigare vissé entre

leurs lèvres épaisses et gercées ; fillettes d'or

phelinats ; petits squelettes gambadeurs en


turbannés de chevelures noires ; crapules de

faubourgs piquées par les moustiques, ahuries,

agressives, injurieuses et salopes , nubiles à

peine : tout cela dégringolait, jacassait et se


cambrait dans les robes de cotonnades à raies,

dans les châles à ramages , sous les ombrelles

rouges , vertes et jaunes .


Sir James Forster les recevait au seuil de la

Foire, derrière un arc de triomphe en palmes.


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 31

Gagées comme vendeuses, elles se répartissaient


entre les baraques et les tentes. Elles s'ins

tallaient aux comptoirs. Elles puisaient aux

petits tonneaux en perce. Elles rinçaient les


verres , puis versaient aux hommes toutes

sortes de liquides en fixant le tarif de leurs

faveurs pour les ivrognes riches de piastres.

Le reste des Hongrois, des Moraves et des Sy


riens remontait alors de la savane. Car em

ployées pour défoncer le terrain plus vite, les

charrues à vapeur avaient trop profondément


tranché le sol, et découvert une sorte de vase

que forment les infiltrations de la neige fon


due . Du faîte des monts, elle glisse par la

pente, et stagne sous la savane du plateau . Il

allait falloir rempierrer, si les miasmes déga

gés de cette pourriture végétale permettaient


l'opération . Or, les flammes des infirmeries in
cendiées par les médecins après les décès des

malades, se multiplièrent, drapèrent d'or on


duleux l'horizon d'étoiles et d'ombre .

Je dus établir ma forge sur un éperon ter


32 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

minant le contrefort extrême des sommets

afin de me fixer entre les travailleurs du haut

et ceux du bas, afin d'épargner tant aux

uns qu'aux autres un long chemin s'ils appor


taient leurs outils et leurs machines à la ré

paration . Aussi je contemplais le drame de

ces foules qui s'assemblaient, s’animaient,

s'épouvantaient et se résignaient, pour ainsi

dire, sous mon balcon . Sir James Forster pres

crivit que tout son monde abandonnât la

savane et campât autour de la Foire . Il ap

pela , vers le même lieu, les équipes dont la


tâche était finie dans les défilés des cimes .

Réunis là, avec un millier de filles, après dix

ou douze mois de chasteté obligatoire, trois

mille hommes, le gousset lourd de primes sou

daines, se donnaient du plaisir ; et du fameux !

Ça dansait, ça chantait, ça se saoulait, ça se

battait, et ça forniquait en toute langues, du

soir au matin, tandis que les tombereaux ,

attelés de huit mules, charriaient les pierres

depuis les roches des sommets jusqu'aux tran


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 33

chées de la savane mortelle . Mon Forster, cha

que jour , faisait planter la tente d'un nouveau

bar, d'un nouveau cirque, plus à l'est , vers

le lieu méphitique ; sournoisement. Chaque

soir, on tirait le feu d'artifices plus à l'est

aussi . Et je regardais le glissement lent de

cette multitude vers la mort que leur cachaient

les danses des Espagnoles et des négresses ,

les baisers ardents des Chiliennes , les bras

odorants des grasses créoles, les gambades

des fillettes lubriques. Evidemment , lorsque

ces gens n'auraient plus un sou , Forster leur

offrirait à haut prix du travail sur le plateau .

Ça lui coûtait gros , mais , s'il emportait l'af

faire, les gisements de phosphates étaient


à sa banque, plus les douze millions de béné

fice annuel assurés par l'exportation de cet

engrais chimique dans les pays agricoles de

l’Europe. Et le bonhomme se félicitait, gras,

jovial, serrant toutes les mains calleuses, re

levant tous les ivrognes perdus, tapotant les

joues des garces .


3
34 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

Par malheur, la morve attaqua les mules .

En ce climat , les épizooties se développent

avec une célérité bizarre . Au bout de qua

rante-huit heures , cent vingt bêtes gisaient

à la limite de la savane, sur le bord des tranchées


funestes. Et , le surlendemain , les carcasses

étaient recouvertes d'un peuple de mouches

pareilles à des rubis ailés. Un charretier qui


voulut recueillir les cadavres fut, en un clin

d'eil, revêtu de leurs essaims . Il gesticula ,

courut, bondit, puis s'affaissa sous le nuage de

joyaux vivants irradiés au soleil . Ceux qui


tentèrent de le relever succombèrent en dix

minutes . On envoya des gens casqués, gantés


de cuir . Les terribles insectes les entourèrent

d'une nuée magnifique, et puis étouffèrent

les hurlements d'agonie . Alors , Forster et


les médecins ordonnèrent d'allumer la brous

saille. Dès qu'elle pétilla , fuma, des millions


de mouches prirent essor . Chassées par la peur,

elles volèrent sur le camp.

De mon observatoire, nous vîmes les fem


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 35

mes s'enfuir, affolées, des avenues , se ruer

dans les baraques, ressortir lumineuses de


toutes les bêtes attachées aux chevelures , aux

robes , et qui piquaient, de leurs dards veni


meux , la chair . Un cône de rubis tourbillon

nants , montants et descendants, enveloppa

l'espace de la Foire . Le soleil de midi enflam

mait les essaims radieux. Cela dura tout le

jour. Des hauteurs, personne n'osa descendre :


parfois, un être qui sortait de ce cône s'abî

mait vite , mort et insensible, dans une armure

de rubis grouillants.

Ce fut seulement la nuit, quand la rosée

du soir eût glacé, engourdi la masse rabattue

de ces dévoratrices , que l'on put approcher

les pompes remplies de pétrole. A distance ,

on noya les abords de la foire . Nulle vie n'y

persistait . Lorsqu'on put patauger dans cette

boue de pétrole et de mouches engluées, on


compta deux mille sept cent soixante -sept

morts , dont sir James Forster . On le reconnut

à son parasol d'alpaga, car chaque corps était


36 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

totalement écorché . Les mouches avaient mangé

les peaux entières. Les médecins décidèrent

de brûler cette fange . Elle fuma six jours .

Après cela, Monsieur, nous établîmes nos

chantiers dans la savane, parce qu'il faut bien

finir toute æuvre entreprise . Deux mois plus


tard le rail était rivé sur les dernières traverses ,

au milieu des champs de phosphate . Je reçus ,

pour ma part de prime, cinquante actions libé

rées de cent dollars , et qui valent aujourd'hui

dix mille francs l'une : la garantie de mon

bonheur ! C'est ce qu'on peut appeler du

Capital-travail, hein ? »

L'Homme Heureux me serra la main et s'en

fut en fredonnant , la cigarette aux lèvres .


III 1

Nous nous liâmes tout à fait en déjeunant

chez une amie commune, Clarisse Gaby ,

notre glorieuse comédienne . Il l'avait séduite .

J'entends toujours cette femme délicieuse

lui plaire en se confiant :

De toutes mes douleurs, disait-elle , nulle

ne me fut plus cruelle que la mort du Spo


lettino . A la Galerie Richard Wallace , vous

avez chéri le portrait qu'il fit de moi sous les


apparences d'Hébé. Les créanciers de Venise le

vendirent aux enchères lorsque mon amant eut

expiré , lorsque ses yeux d'aventurine eurent

cessé de se plaire à me voir tantôt dans le


eadre en bois de violette qui contenait cette
38 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

toile inimitable , tantôt dans la robe de fleurs

que j'avais revêtue, selon le souhait de son

inconsciente agonie. Grâce à l'ivresse exta

tique que vaut aux mourants l'acide car

bonique dégagé par les premiers travaux de la

décomposition , lui croyait , s'affaiblissant, que


son esprit se libérait de la chair malade,

et qu'il m'aimerait bientôt âme contre âme ,

sans le vain obstacle de nos corps . Certai


nement vous avez tous remarqué cette gri

serie pareille à celles de l'opium et du haschich


dont , maintes fois , s'enchantent les suprêmes

instants des moribonds . Mon pauvre Spolet

tino jouit lui-même , par chance , de ce privilège;

et ce fut son bonheur qui divagua langou


reusement .

Pour moi, je m'ingéniais à feindre la joie

de l'amour triomphateur . Je refoulais mes san


glots, j'étouffais mes angoisses ; je faisais tour
à tour la muse et la bacchante , les médecins

ayant tout permis, puisqu'aucune défense hu

maine ne pouvait plus prévaloir contre les


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 39

forces de l'Eternel Sarcasme . Aussi j'avais dé

nudé tout l'ambre de son joli corps duveteux

et fluet. Ma bouche adorait ses épaules, ses

mamelles potelées, ses flancs creux , ses mains

lasses . J'évoquais notre rencontre dans la salle

de musée où le Tintoretto inspirait le jeune

peintre par l'entremise de son Christ cloué

contre la croix qui, s'élevant, penche encore .

De là, Jésus semble s'apitoyer sur la peine des


mondes autant que sur son propre martyre.

Nous avions été les amants de gondole

qui regardent la pourpre du couchant parer

Venise , cerner d'or les dômes de ses églises,

rougir les eaux corrompues et irisées des

lagunes , réveiller , sur les dalles des embar

cadères , la paresse des loqueteux. Les cous


sins noirs avaient soutenu les spasmes de nos

voluptés discrètes et sournoises. L'essor de

l'esquif poussé par la rame des chanteurs

avaient emporté , sur les ondes chatouilleuses ,


nos songes et nos baisers fervents. Que de

jours, dans le palais au carrelage disjoint, et


40 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

devant la colonne de marbre, ma forme avait

séduit l'artiste fixant aux panneaux d'une fres

que les minutes miraculeuses de mes beautés .

Tour à tour je représentai les saisons, les

heures , afin de réjouir l'opulent Hongrois

acheteur de cette ruine rose .

Et voici que notre amour avait épuisé la

vie de cet enfant. Brun, il gisait là, sur son

étroite couchette de cuivre, et pâle un peu dans

l'ombre de sa chevelure épaisse . Ses dents


étincelaient encore dans le sourire séché par

la fièvre . Secrètement j'eusse voulu que le der

nier souffle le quittât de peur qu'avant la


seconde décisive, il ne finît par comprendre

son état . Quelle torture eût alors tordu son

âme épouvantée ?

Je lui murmurai des chansons à l'oreille,

nos joyeuses chansons, en répandant sur la

toison de sa poitrine mes parfums de Chypre.

Ses narines aspiraient lentement leurs émana

tions aphrodisiaques ; mais il ne sentait plus


les subtilités de mes attouchements. Avec un
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 41

éventail de couleurs je mêlai la caresse de

l'air à celles de mes mains. Il la préféra. Son

teint parut se ressusciter dans son éclat de


fleur italienne éclose aux parterres napoli

tains. Et tout à coup, il se roidit , serra les poings ,

ouvrit la bouche qui ne se referma plus sous

sa fine moustache noire . Ses yeux graves exa

minèrent le ciel à travers les arabesques peintes

jadis aux solives du plafond .

Deux nuits, je veillai le mort . Sous les

mains de cire bien jointes autour d'un cru

cifix, j'avais déposé la palette et les pinceaux .


Le laborieux semblait ainsi prier le Sauveur

d'agréer son æuvre pour prix de sa rédemption .

Mais quelle rédemption véritable le consolerait

de ne plus jouir de la lumière, ni des paysages

admirables, ni des odeurs suaves , ni des filles

ardentes et douces, ni des louanges sincères.

Sa foi n'était que vacillante, auparavant. Cer


;

tains jours le remords crispait sa face ; il cou

rait au fond des églises, dans les chapelles obs


cures, afin de crier sa contrition vers les saintes
42 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

images. Mais le vermeil et l'indigo du vitrail

que le soleil traversait , mais la ligne de plomb

longeant la taille de la Madeleine et le visage

de la Vierge , cela tout de suite le distrayait

de son Dieu . Il revenait en hâte à l'atelier pour

inscrire la Madeleine et la Vierge en de plus

belles lignes qui bientôt ne ceignaient que les

corps nus de l'Olympe hellène .

Aussi mon chagrin médita des funérailles

capables de vouer la métamorphose du mort aux

Forces qui régissent la splendeur des apparences.

Ne pensez-vous pas naïvement parfois, que

le cérémonial d'un enterrement, composé selon

des usages très anciens et traditionnels, peut


modifier le destin du mort . Nous savons à peu

près qu'une illusion puissamment voulue de

vient , pour qui l'imagine, plus évidente que

les objets réels . Une idée fixe, pour chimérique


qu'elle soit , en effet, occupe mieux notre vie

que les actes ordinaires et sains . Or, mon cha

grin étant extrême , ne pouvais -je pas me créer

de même , une espérance illusoire, mais tenace,


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 43

plus tenace que ma certitude du néant , et ca

pable de me faire « vouloir » une vie seconde,


mais heureuse de mon ami défunt ?

Donc , je me persuadai que je fiancerais,


à la terre le Spolettino . Ne pourrais-je pas

unir étroitement la chair désagrégée du jeune

homme avec les principes de l'humus en

lequel il allait être enfoui. J'obtins qu'on


transportât le corps dans une contrée riante .

De cette baie couverte de platanes l'on

voit se lever le soleil par delà les horizons

de l'Adriatique. Mélangé à la terre d'une

colline , le Spolettino , par les organes des hé

liotropes fleurissant la tombe , « sentirait », du

moins, chacune de ces aubes délicates et chan

geantes dont il raffolait. Car il est impossible

que les rivages demeurent insensibles à la ma

gnificence de la mer. Toujours les terres des

côtes paraissent être assises là pour contem

pler les merveilleux baisers de la lumière et

des flots . Soit qu'elles se tendent en caps, soit

qu'elles réfléchissent, accroupies en promontoires,


44 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

tels les sphinx, soit qu'elles se creusent en


golfes pour mieux embrasser le spectacle dans

leurs courbes, soit qu'elles se dressent en

falaises pour apercevoir au loin, toujours les

terres semblent se plaire aux parades , aux

drames que les flots jouent en compagnie du


ciel , des astres et du vent.

Marié à la rive marine, le Spolettino goûterait


sans doute la vie contemplative de son

épouse . J'avais été trop jalouse' des aubes et


des couchants , des pays et des mers , parce

qu'il se retirait de moi, afin de les aimer avec

emphase . J'avais été trop jalouse pour ne

pas savoir qu'il les adorait davantage. Aussi

je préparai presque joyeusement les noces de

mon ami et de la terre . Je glissai pieusement


ses membres raides dans les manches d'un

frac . Je nouai les rubans des escarpins sur les

chaussettes de soie recouvrant la chair froide.

Je partageai par une raie droite les ébènes

de la chevelure. Je peignai la fine moustache

séductrice que tant de femmes voulurent,


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 45

de leurs lèvres, palper, savourer longuement.

Le linceul enveloppa de clartés le petit ca


davre fiancé à la colline de mon choix . Et nous

partîmes dans le même express vers le lieu de


la fête nuptiale.

Nos amis communs nous accompagnèrent.

Ils emportaient des fleurs innombrables . A

mon exemple, ils souhaitaient que nous fixions

éternellement la meilleure joie du Spolettino .

Cette joie avait été transitoire et intermit

tente au long des jours passés . Maintenant,

il ne s'en passerait point dont elle ignorerait

l'aube délicate , puis resplendissante, ou bien


doucement triste et brumeuse, telles que le

peintre les appréciait de ses yeux enthousias


tes .

Et ce fut avec une liesse dite par les voix

des cantatrices, que nous confiâmes le corps

du créateur au giron de son épouse immortelle.


Elle referma sur lui les bras que dirigeait la

pelle des garçons d'honneur aux boutonnières

chargées de roses blanches . Mon vieil amant


46 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

génial, le sculpteur Luzzati, fit ériger, sur les


lieux, son Eros pétri naguère, et pour lequel

avait servi de modèle la nudité du Spolet

tino . Les jardiniers plantèrent mille héliotropes

autour de la fosse conjugale , afin que le mort

eût mille yeux violets tournés vers l'apparence

du soleil lorsque la gloire du matin éclate


rait à la limite des ondes.

« Ce printemps, je retournai sur la colline

mariée à mon délicieux ami d'autrefois . Là,

j'ai, comme les héliotropes du tombeau , dé

votement regardé l'aube transformer en une

opale rose, puis d'or, la mystérieuse Adria

tique, ma rivale, et rivale, à présent , de la

la rive trahie par les attentions des mille


fleurs passionnées. »

C'était pour l'Homme Heureux que Cla

risse Gaby égrénait cette grappe de souve

nirs. Quand elle nous eut congédiés avant de

se rendre à la répétition je le félicitai de sa


chance .

Cette adorable fille m'a rendu le goût


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 47

d'agir , ... répondit-il .... Je ne suis plus le para


site reposé que vous avez reconnu dans une

loge de l'Olympia . Maintenant je forge de la


richesse afin que les espérances fantasques

de Clarisse n'aient point à s'impatienter.


IV

Oui... me répétait-il sans cesse ... j'agis

avec fièvre et volupté , pour elle et les mille

bacchantes , et les mille vierges , et les mille

savantes qu'elle sait être . Je la veux triomphale

par toutes les opulences. Je me remets aux


affaires.

Je m'intéresse à celles des armateurs qui

se chargent d'importer, en France, les bois

précieux du Brésil ; et à celles des ébénistes

qui les façonnent, à Paris . Nous nous syn

diquâmes , il y a quelque temps, afin de ne

plus acquitter les droits de port exigés à Pauil


lac et à Bordeaux . Droits excessifs, augmen

tant trop le coût de la matière première, en une


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 49

époque où le prix de la main -d'ouvre croît


sans cesse de grève en grève. Tous cal

culs faits , il parut moins cher d'aménager


une crique de la côte pour l'accès des navires

à voile qui vont, par delà l'Océan , quérir les

billes et les poutres , en remontant l'énorme

fleuve des Amazones et en expédiant leurs cha

loupes jusqu'aux contreforts orientaux des

Cordillères . Sur notre littoral basque, moin


dre est la valeur des terrains nécessaires aux

hangars, bâtiments de dépôt , aux séchoirs ,


scieries et ateliers de rabotage . Moindre est

aussi le salaire des débardeurs, du menuisier ,

du mancuvre . Donc , il y avait un avantage à

demander une partie de la manufacture aux

provinciaux , en éliminant peu à peu les ouvriers

des usines parisiennes sauf ceux très habiles

dans l'art de sculpter, de polir et d'ajuster .

C'est pourquoi, comme agent principal des


armateurs et des ébénistes, j'enrôlai dans Libour,

Castagny et Saint- Jacques -du -Roc, pour le

prompt achèvement du nouveau port, tous les


4
50 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

jeunes gens libérés du service militaire. Les filles,

qui leur étaient, depuis Noël , fiancées, voulurent

attendre l'accomplissement total de cette


cuvre , et l'accumulation des économies, afin

de se mettre chacune en ménage avec un bon

livret de Caisse d'épargne dans le tiroir de la

commode. Quoi que pussent tenter les amou


reux à la sortie des bals, sur l'herbe tendre des

dimanches nocturnes, nulle ne céda tout à fait,


de peur que le gaillard ne quêtât, sa richesse

en main, les prémices d'une rivale sous pro

messe d'épousailles.

Cinq mois durant, ces garçons de race sen

suelle, vécurent dans l'exaspération de l'amour

inassouvi. Fortifiées par les labeurs cham

pêtres , les filles brunes ne se laissèrent point

définitivement trousser. Derrière les murs ,

au bas des haies , les luttes voluptueuses qui

s'engagèrent ne finirent plus , comme devant,

à la gloire du mâle . Ni les vierges minces

de Castagny qui, sous des capelines de percale

bleue, soignent le maïs, ni les gaillardes mode


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 51

lées de Libour qui paissent en tricotant leurs

troupeaux de chèvres sur les pentes vertes

de la Morta, ni les tisseuses hâlées de Saint

Jacques-du -Roc qui , debout contre leurs murs


blancs, fabriquent les filets de toute la côte

en peignant le chanvre et en maniant la navette

de buis, ni les fromagères des hameaux qui

plongent dans les seilles de lait mousseux la

nacre de leurs bras fins, nulle ne livra plus


ses lèvres, sa gorge aux bouches et aux

mains ardentes de leurs promis , le soir dans les

venelles éventées par la brise marine et en


chantées par la voix majestueuse du reflux.
--

Certains gagnaient Bayonne à la mi-nuit, et ,

dans les rues à bouges , trouvaient quelque

apaisement. Mais le souvenir de ces brèves

étreintes les hantait tout le jour lorsqu'ils

posaient leur cent de briques le long du cor

deau, sur l'échafaudage, dans la chaleur du

soleil , lorsqu'ils guidaient l'attelage de beufs


blonds charriant par les dunes les lourdes pier

res de montagne, ou lorsque, sous le dôme


52 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

de fer englouti au fond de l'anse, ils assu

raient les fondations du môle, pataugeaient

sur les varechs , cimentaient le grès avec les

rocs visqueux, équarissaient les récifs, bé

tonnaient les trous des blocs encroûtés de

coquillages, lorsque l'air bourdonnait dans les

oreilles , lorsque la lumière électrique éblouissait


les yeux , lorsque les veines enflaient autour du

front , lorsque les bruits de la vague assaillant

les parois tonnaient au -dessus de la tête sonore .

Avant le crépuscule, on laissait enfin l'ou

vrage pour le repos dans les cantines improvi


sées de l'économat , et dans les cabarets ou

verts à Saint- Jacques -du -Roc. Les hommes


mariés, là , se contentaient de boire l'apéritif,

puis s'en allaient les mains dans les poches, par

groupes, jusqu'à la soupe de leurs ménagères.

La petite marmite et la sachette de toile bleue

pendillaient vides au coude des marcheurs.

On voyait sur le clair ruban de la route les

uns s'acheminer vers la colline, vers Libour qui

est comme un cent de dés épars dans la ver


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 53

dure des tamarins . Les autres obliquaient du

côté de Castagny et ses toits rouges visibles à


peine derrière les altitudes de la falaise . A

Saint- Jacques, les pères de famille , pêcheurs

de langoustes , revenus du large avec la marée ,

bêchaient leurs planches de légumes . Les

vieux nettoyaient leurs bateaux à sec sur la


calle . Mais les célibataires, eux , avalaient le

potage aux crabes de la pension , dévoraient le

mouton au riz et aux tomates , savouraient un

fromage dur. Après le café-cognac et la ciga


rette , de la vigueur renaissait dans les membres .

La joie venait aux yeux malins et le rire aux


lèvres moqueuses . Toute lassitude s'évanouis

sait . Alors on discutait les mérites des belles ;

car , absorbées avec les aliments, les forces de

la terre se transformaient en désirs dans le

corps nerveux des mâles.

A sept cents, ils emplissaient de leurs cris


les salles des cantines et des estaminets. Ils у

conservaient les moeurs de la caserne. Les lous

tics étaient les chefs applaudis au milieu des


54 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

bandes qu'ils divertissaient en taquinant les


vaniteux et les simples . Debout, la cigarette au

milieu de la lèvre et le béret sur l'æil , Calandas,

dans la cantine accusait ainsi le paresseux

Morsumèche de courtiser la grosse Lucia

parce qu'elle gagnait beaucoup à vendre les

plantes d'herboriste, cueillies en gardant les

chèvres . Après la noce, le fainéant chômerait


quatre jours par semaine , sûr ; et ce serait un

fameux bouc qu'elle aurait de plus à surveiller,

la pauvre ! Morsumèche riait , sans même ôter

sa pipe de la bouche . Il faisait le gros dos sous

la veste . Ses mains pachydermes serraient


le verre où le sucre achevait de fondre dans un

reste de tafia. Et les amis de lui claquer l'épaule

en jalousant le sort qu'il se préparait. De la

poussière blanche s'élevait sur le drap battu

vers le plafond de lattes et de zinc , le long des

murs en planches bariolées par les affiches .


des apéritifs internationaux . On enviait

les longs cils de Morsumèche, ses cheveux

noirs et son teint vif, grâce à quoi le troupeau


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 55

de Lucia lui serait bientôt un bien , avec la mai

sonnette de chaux , l'étable, les quatre figuiers

du clos . Et l'on comparait les mules de Cathe


rine aux moutons de Geneviève, aux beufs

de Maria, au verger d'Alphonsine, à toutes les

richesses de Libour personnifiées dans ses filles


rondes et mamelues. Si rudes se montrent-elles

à l'ouvrage que chacune pour sa dot , fût-elle

servante de métairie, amasse des écus, du

linge , de quoi même acquérir les arpents du


potager fondamental.

Ceux qui aimaient dans Castagny espéraient


moins de chances matérielles. Mais de leurs

amies sèches et brûlantes , aux paupières bis

trées, ils attendaient le plaisir continuel de

vivre , couples chaleureux, parmi les gerbes de

maïs, et dans les basses -cours peuplées de

poules grasses, de dindons orgueilleux, de


coqs militaires. A cause de ses volailles admi

rables et de sa souple taille, Laridac, bien


qu'il fût borgne, avait obtenu les accordailles

avec Berthe Etcheverry, célèbre par les roman


1
56 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

ces de sa voix émouvante et le pigeonnier an

tique de sa ferme. Noras , le toucheur de bœufs ,

et Sébastien , le riveur, se rengorgeaient parce

qu'ils avaient les promesses de Fernande, de Mar

guerite, cousines de Berthe, comme elle brunes et

fières, demoiselles à chapeaux fleuris, le dimanche .

Au cabaret d'Autran ils écoutaient Simon, le

chanteur qui savait les refrains de Paris . Il

les propageait dans les cantines où les dilettantes

lui payaient du vin . Et les amoureux de Libour

ainsi trinquaient de place en place derrière leur


coryphée en pantalon de toile et en chemise

à fleurs plaqués au corps depuis le béret

bleu jusqu'aux espadrilles blanches .

Ceux qui courtisaient les chanvrières dans

Saint- Jacques-du -Roc quittaient la table avant

les autres . Aussitôt, ils s'égaillaient dans les

pistes des dunes , puis sautillaient au loin entre

les éboulis de rocs , vers les lieux enfumés

par l'incendie des algues . Les filles en recueil

laient les cendres, au soir. Maints éclats de rire

ébranlaient l'air quand s'apaisait un peu


‫ܝ ܚܝܚܬ‬

CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX , 57

le rugissement de la mer accourue des cieux

avec les escadrons de ses vagues galopantes ,

écumeuses et brutales contre l'accroupisse


ment immuable des récifs.

Le Quatorze, Juillet, le vigneron Calès orga


nisa le grand bal , devant sa ferme sise à distance

égale des trois villages ; car il voulait vendre

le jus de son pressoir et l'alcool de son alambic .

Aussi l'estrade apparut magnifique, en guirlan

dée, pavoisée. L'aire soigneusement fut battue et

enclose d'un cercle de mâts supportant maintes

courges en papier qu'illuminèrent des bougies

intérieures . De Libour , les danseuses en jupes

blanches descendirent avec Lucia dont les beaux

seins tendaient le corsage . Catherine portait

un chapeau de paille bleue incliné vers ses

joues d'ambre et son vil orageux . Geneviève

avait ceint de pourpre sa taille étroite par

dessus l'ampleur de ses hanches espagnoles .

Les épaules nues de Maria brillaient sous


la dentelle noire de son fichu. En bas rouges ,

les jambes musculeuses d'Alphonsine trotti


58 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

naient parmi les neiges mousseuses de ses

jupons . A l'exemple de leurs chèvres, les bergè

res bondissaient en troupe par les sentiers de la

Morta qui dressait entre les astres sa cime


de roches argentées.

Les filles de Saint - Jacques montèrent de


la plage avec les rumeurs de l'océan et sa brise

qui collait aux croupes rondes les robes de coton

bleu , qui soufflait dans les chevelures ser

rées par des foulards écarlates, qui gonflait


les linons des manches . Bouquets au cour,

arrivèrent celles de Castagny en longues bandes

se donnant le bras , et les capelines écarlates

volaient autour de profils mystérieux. Berthe

chanta l'amour aux parfums de la nuit qu'elle


caressait de son éventail en papier d'or .

Tendrement, les voix de Marguerite et de


Fernande l'accompagnaient. Leurs corps

flexibles se cambraient dans les robes de soie

bleue .

Quand, au seuil des cabarets, les jeunes gens

aperçurent les cortèges, ils brossèrent leurs


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 59

manches. Ils allumèrent des cigarettes fraîches.

La vie se multiplia dans leurs veines . Les uns

plantèrent sur l'oreille leurs bérets , leurs cha

peaux de paille . D'autres se hâtèrent sim

plement vers le bal . Déjà, les musiciens prélu

daient . Calandas poussa Morsumèche contre la

grosse Lucia . Vive et souple dans sa gaine de

batiste blonde, elle s'accola au fainéant, le


frôla de sa hanche . Entre les bras des ouvriers

les autres s'abandonnèrent, valseuses émérites.

Berthe et son borgne tournèrent avec l'éven

tail d'or . Noras enlaça Marguerite et lui baisa

l'oreille qu'elle cacha contre l'épaule . Fernande


et Simon se saisirent , tournèrent, unifiés dans le

même tourbillon de soie pâle. Jusqu'à l'aube,


ce fut la joie du mouvement qui, mieux que le

langage difficile, explique les âmes aux âmes,


par le frôlement des chairs , les odeurs des tor

ses, les pressions des doigts, les malices des yeux .

Lentement issu de la montagne, l'orage cacha

de ses nuées le scintillement des astres sans

que personne le sût, Qui dans les cabarets,


60 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

qui dans sa maison , les spectateurs des danses

s'étaient un à un dispersés. Les mères avaient

reconduit celles de leurs enfants que les accor

dailles n'avaient pas encore pourvues de pro

tecteurs. Mais l'indulgence des aïeules avait

laissé les promises s'offrir librement aux plus

ardentes joies que ces vieilles elles-mêmes


avaient connues .

Les nues obscures attirèrent aux cimes des

vagues et des arbres les fluides enfouis dans la

mer et dans la terre . Les énergies électriques


se réveillèrent et s'assemblèrent à la surface

du sol, à la pointe des mâts, puis s'irradièrent

par l'air sec . Dans les chairs unies des valseurs,

elles ondoyèrent . Elles firent vibrer les membres

sur leurs cordes nerveuses . Les ganglions se


contractèrent autour des cœurs , dans les lombes ,

au creux des aines ; et leur émoi se transmit

aux centres de la pensée . Ah, les étreintes

qui furent rêvées , les assouvissements qui furent

espérés, les paradis qui furent souhaités,

tandis que les nuages s'abaissaient encore et,


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 61

solennellement, glissaient vers les plaintes des

flots en mésaise . Le vent , qui rebroussa les


feuilles, mêla les tourbillons du sable à ceux de

la danse , et bouscula les lanternes . Deux flam

bèrent, se déchirèrent, pendirent, tombèrent

et s'éteignirent sous les piétinements fareurs


des garçons.

La mer gémit d'amour en tendant ses

écumes au ventre noir de l'orage. Il sourit ,


éclair de rubis et d'or .

Alors les mâles entraînèrent les filles trem

blantes qu'effarouchait la pluie. Calandas,

en les faisant rire, leur ôta toute force . Le

chapeau de paille bleue cacha les yeux de Cathe

rine pendant qu'il lui baisait la gorge dans le


corsage ouvert . Hors de la mantille noire arra

chée , les épaules de Maria brillèrent à la lueur

d'une foudre azurée pour les lèvres d'un scaphan

drier barbu . Soudain le ceinture pourpre de

Geneviève cingla la nuit , pendant que la dé

grafaient furieusement les mains diaboliques

du mécanicien Servasse . Et, sur la dune , gigo


62 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

tèrent , dans la mousse des jupons, les jambes

rouges d’Alphonsine qu'enlevait son colosse

débardeur. Fuyant vers Saint - Jacques , étrein

tes par leurs fiancés batailleurs, les filles au

chignon de foulard perdirent leurs bouquets


de roses , leurs bouquets de bleuets, leurs

bouquets de renoncules sous les doigts vigou

reux qui ravageaient leurs corsages. L'une

après l'autre elles fléchirent, s'agenouillèrent


et s'assirent au fond des creux sablonneux .

Elles étouffèrent dans les embrassements, bien

heureuses, tandis que les voix des Castagny

poussaient leurs cris de défense sous les

capelines mouillées , derrière les buissons d'a

joncs . Mais clapies et blotties dans les champs,

les luttes engagées à l'ordre de l'orage, ne se

terminèrent pas à la gloire des amants. On vit

échapper Lucia, dont les seins bondissaient

au rythme de la course . Morsumèche épuisé,

la laissa en jurant. Le triple rire de Berthe ,

de Marguerite et de Fernande triompha de

leurs galants, puis se changea en un refrain


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 63

moqueur qui s'en fut vers les toits rouges

de Castagny, éclairés par un zigzag livide .


Seuls le nuage et la mer unirent leurs foudres

et leurs gerbes d'eau jaillies . Quand la lune

se dégagea, joufflue, elle rit des garçons épars


qui s'essuyaient la sueur du front.

Le surlendemain Calendas, leur délégué,

vint me voir au bureau de l'administration .

Il me dit qu'il importait d'en finir . Ils placeraient

plutôt le maximum de briques par jour, chacun

dût - il travailler quatorze heures. Ceux des clo

ches à plongeurs voulurent déjeuner au fond

pour ne plus perdre même le temps de la re

montée . Servasse , les mécaniciens et les chauf

feurs réclamèrent la mise en activité des quatre

grues à vapeur de la réserve. Ils se distribue

raient la tâche . Par une nuit de lune , les cou

vreurs achevèrent le toit du grand dock . Et


le môle du Nord, à vue d'oeil, allongea son bec

dans les vagues hargneuses. Bloc à bloc , les

masses de ciment armé s'engloutirent entre


les récifs où les scaphandriers les enchaînèrent
64 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

avec des crampons d'acier. En vain l'océan

glauque descendit des cieux ternes, et toutes

ses hydres échevelées , ses rumeurs tonnantes,


ses gueules concaves , pour mordre effréné

ment les pierres des hommes . En vain les pluies

complices avachirent les bérets et les chapeaux

des travailleurs, ruisselèrent sur les échines

courbées, sur les jarrets arc -boutés, sur les


biceps gonflés. En vain le soleil rissola les

sourcils, calcina les joues , brunit les bras velus.

Pareille à une bête monstrueuse et gigantesque,

pareille aux créations d'avant le déluge,

l'ouvre s'élevait devant l'espace du ciel et


des eaux .

Elle avait six corps de bâtiments , six corps


roses , avec des dorsaux de métal , et des écailles

de lueur, six corps de brique, de zinc et de


verre ; six corps et deux tentacules de

pierre attaquant l'essor impétueux des flots,

l'endiguant au nord et au sud , réfrénant sa

vigueur, asservissant ses chutes et ses jets .

Depuis l'âge de la craie, les forces du golfe


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 65

n'avaient point vu de bête aussi terrible s'ac

croupir pour les combattre .

Etla bête eut deux yeux de lumière, deux phares

brillant au sommet de leurs tourelles, comme

les regards des colimaçons à l'extrémité de

leurs cornes . L'homme paracheva la solidité

de son champion devant la fureur jalouse de la

nature, tant il était amoureux .


Certes les Forces se défendirent. Par le moyen

de la vapeur trompant la vigilance de Servasse

le mécanicien, et qu'elles firent s'échapper

d'un tube rompu , elles creusèrent, avec cette


gerbe bouillante, le ventre et les entrailles

de l'adversaire. Un matin, dévièrent aussi les

rouleaux supportant la marche d'un moellon

de cent kilos le long du môle . Le colossal


débardeur d’Alphonsine se baissa pour rajuster

la pièce . Alors la masse chavira, culbuta,


écrasa la tête mafflue, comme le talon aplatit

un noyau de cerise, sans que la bergère qui


tricotait sur la Morta, parmi ses chèvres, eut

le pressentiment du malheur. Cela se passait


5
66 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

un samedi. Le dimanche, guidant à grand'

peine son attelage de beufs, quatre heures

durant, dans un lacet périlleux de la falaise


puisque le char descendait une lourde

machine vers la scierie , Noras eut soif. Il but


tout son litre avant d'arriver au bas . Peu à

peu les roches vacillèrent devant son regard .

La mer l'éblouit au tournant . Donc il chancela ,

se rattrapa à la queue du sous- verge , qui prit


peur et le rejeta sous la roue . Marbrant le rire

perfide de ses eaux , la mer se retira devant le

le spectacle des chairs écrasées , des os cassés ,


du sang bu par le sable avide. Le jeudi, un

crochet de la grue 5, toute la charge mise en


l'eau, remontait en se balançant à bout de chaîne.

Il effleura , comme par hasard , la tempe de

Calendas qui blaguait le borgne de Berthe

incontinent assommés, scalpés, renversés sur

un mètre de cailloux rougis . On ne sut jamais


non plus comment était tombé du môle Simon

le Chanteur. La vague le rejeta, cheveux col

lés, gluants, poings retournés, bras tordus


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 67

contre les pectoraux, orbites vidées par les

mouettes voraces.

Néanmoins notre Génie triompha des For

ces, grâce au sacrifice de ces héros. Au premier

jour d'août, fumèrent sur l'horizon de suie


livide les cheminées du Titan . Puis les

mâts inclinés par la tempête ennemie émer


gèrent dans l'étendue sombre que raya l'averse,

Le navire disparut tout une heure derrière les

buées malignes tandis que le courroux de


l'Océan se convulsait . De Saint- Jacques -le

Roc, la fourmilière humaine se précipita ,

noircit les dunes. Les tisseuses de filets, devant

les mers blêmes, oublièrent leurs tâches.

Sur les pentes vertes de la Morta, les bergères

s'appelaient, de troupeau en troupeau. En

bas, dans les rizières de Castagny, les bêcheu


ses se relevèrent, la main au -dessus de
leurs sourcils afin d'apercevoir le Titan

penché sur tribord avec ses vergues et ses

enfléchures que noyaient les sauts de grosses

lames . Mais le bateau gouvernait sa course .


68 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

Il grossit. On distingua les coques blanches

de ses canots extérieurs, la passerelle où se

cramponnait, chétif, le capitaine. Hissé sur les

montagnes subites, englouti dans les vallons

soudains, émergeant à la crête des cataractes

et s'enfonçant parmi les bouillons furieux de

leurs abîmes liquides, le Titan , gravit enfin ,

une lame géante qui le brandissait furieusement

vers le ciel. Sans lâcher l'échine de l'ennemie ,

mordue par son hélice, essoufflée, domptée, apla


nie , onduleuse, le steamer fila, par son élan propre ,

entre les deux môles blafards et fourmillants.

Et comme le navire passait à trente mètres du

warf, ses gabiers lancèrent une amarre lestée

de bois brésilien , autant dire de la richesse

même qui, dans les maisons de la montagne ,

de la plaine et de la dune, allait faire sonner


les baisers des amours créatrices, et, dans les

banques, l'argent fécond en puissance.

‫ܗܗܐ‬
V

Nous dînâmes ensemble , chez Clarisse Gaby,

un Premier Mai . Ce soir - là , l'Homme Heureux

fut le causeur hardi qu'une joie certaine

éperonne, enivre :

« Le repos par roulement , oui, tant qu'on

voudra ! Mais le repos universel ? ... Comment,

monsieur, en notre vingtième siècle, à l'époque

de la télégraphie sans fil, de la houille blanche

et de l'électrolyse industrielle, comment peut

on vouloir suspendre la vie créatrice vingt


quatre heures par semaine ? C'est un délire de

colimaçons visqueux qui se veulent coller à leurs

feuilles de salade, pour éternellement ! ... C'est

un rêve d'embryons ridicules englués dans le pro

toplasma et qui s'y chauffent avant la par


70
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

turition , l'âme encore aveugle, et les os encore

cartilagineux ! ... Depuis que je me suis remis à

travailler pour le plaisir de notre déesse, le


repos hebdomadaire m'est inconnu ... Evidem

ment, une heure par -ci, une heure par -là, quand

ça tombe : l'après-midi, entre deux discussions

d'affaires, ou dans l'automobile, en allant de

ma banque à mes entrepôts de Pantin , à mon

laboratoire de Villejuif, à mes usines de Noisy

le - Sec ... Quant au reste du temps, il appartient

aux affaires , aux inventions, à la science , à la


politique, à mon culte de Clarisse.

De vingt à quarante ans, je me suis reposé

une fois quinze jours, et une autre fois, trois

semaines, par ordre de la Faculté... Et quatre

jours aussi après que Clarisse ... Un point, c'est

tout... Eh bien ! regardez ma mine... »


L'Homme Heureux ressemblait à l'Henri IV

des images, au faune des sculpteurs. Bien que

catholique depuis deux générations, sa race

conserve la marque physique des aïeux qui,

dans Mayence, accueillaient, les larmes aux


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 71

yeux , l'armée de la Révolution française

venant anoblir les fils de Tyr, de Sidon , de Car

thage méprisés par les barons du protestan

tisme germanique. Inutilement le grand -père

et le père choisirent pour épouses des Anglaises,

afin d'amender leur type. Ils ont gagné seule

ment des jambes et de la certitude, du goût pour

les vêtements neufs et sombres, beaucoup d'ac


tivité physique, jointe maintenant à leur

énergie mentale de civilisateurs antiques.

L'Homme Heureux m'amuse . Je m'accoutumai

de l'aller voir à sa banque entre ses téléphones

et ses liasses de télégrammes, ses tableaux

synoptiques épinglés contre la moire verte du

mur , ses deux valises toujours prêtes pour le

voyage impromptu, ses quatre tubes où la foudre

décompose lentement quelque métalloïde, tout

à l'heure métamorphosé en poudre multi

pliable par milliers de tonnes, négociable,

transportable et livrable contre valeurs d'es

compte, dans tous lieux du monde, gares et

ports.
72 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

Même je lui pardonne, s'il injurie mon so

cialisme avec des raisons de logicien pressé

que tout retard exaspère. Car il ne voit, dans

la Révolution prochaine, qu’un arrêt des forces

en mouvement, après quelques brefs triomphes


d'apôtres enthousiastes , naïfs et bornés :

« L'augmentation des salaires, la réduction

des heures de travail dépendent uniquement

du bénéfice, de rien autre. Quand j'ai rémunéré

mon capital à dix pour cent, et mis autant à la

réserve, je puis distribuer le reste au personnel.

Mais quelle entreprise rapporte aujourd'hui


trente, d'un bout à l'autre de l'année ? Il faut

produire plus, simplifier par la science les

moyens de fabrication , abaisser les prix , ac


croître ainsi le nombre des acheteurs , gagner

une infinité de petites sommes sur une im

mense quantité de transactions ; ce que nous

permettra la science . Celle des Allemands les

enrichit. Choyons nos chimistes et nos phy


siciens . Ils élaborent dans leurs creusets tou

tes les solutions du problème . Travaillons.


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 73

N'arrêtons jamais la vie créatrice une minute !

« Quand j'étais pensionnaire au collège ,


il m'arrivait souvent d'abîmer mes habits,

de crever mes pantalons, de tacher mes tuni

ques . Je me promettais d'acquérir, un diman

che de sortie , quelques effets propres . Ah


bien , oui ! Le dimanche , tous les magasins

étaient, en ce temps-là, fermés. Pas moyen de

renouveler ma garde -robe. Il fallait me pro

mener sale . Pleuvait - il ? Je courais chez un

libraire pour m'emparer d'un livre . Boutique

close . Il ne me restait qu'à m'avachir sur une

banquette de café en buvotant des alcools qui

m'exténuèrent l'estomac, et en fumant des

cigares qui rendirent mon cour fragile . Le

voilà, le repos général hebdomadaire . Pas moyen


d'acheter une culotte, ni une revue ! Belle in

vention qui vous consigne au cabaret. Com

ment l'ouvrière employée toute la semaine

pourra -t -elle faire les emplettes indispensables

à sa progéniture, si le dimanche les actes com


merciaux sont interdits ? Comment deux cou
74 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

sins réunis pourront- ils s'offrir un bon dîner ,

si tous les restaurants chôment ? C'est déjà bien

assez qu'on ne puisse recommander un pli au

bureau de poste, le soir .

« Tenez, en prévision de la disette d'or qui gêna,

l'an dernier, les Etats -Unis, j'avais liquidé notre

position à la Bourse de Londres en août,

et changé en bonnes livres anglaises tous nos

titres. D'après les fameuses apparences de

1
la moisson là - bas, je m'étais dit, en juin : ces

gaillards de la Louisiane et de la Californie au


ront besoin d'argent, vers septembre, pour

payer le transport de leurs céréales jusqu'aux

marchés intérieurs et jusqu'aux ports d'embar


quement. Ils porteront leurs effets aux escomp

teurs. Ceux -ci, empêchés, étendront l'opération

aux guichets d’Albion . Le taux de l'escompte


grimpera. Je profiterai de la hausse en faisant

accueillir les papiers anglais et américains'

par la Victoria Bank de Fleet Street, dont nous

sommes commanditaires pour un quart du

capital souscrit. Elégante combinaison. Il y


75
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

avait là dix -sept cent mille francs à mettre en

caisse, la différence entre le taux d'août le taux

de septembre sur les sommes à négocier.

Dimanche, je reçois une dépêche de notre

agent général. Le censeur britannique exige la

procuration de notre Syndicat pour retirer de

la Banque d'Angleterre notre dépôt en espèces.


Je me précipíte . Tous les hommes de loi sont à

la chasse . Ils ont laissé leurs études désertes. Je

saute dans un train . Je rattrape un notaire au .


milieu des betteraves flamandes où il assassi

nait des lièvres . Je le ramène. Il grossoye

l'acte. Impossible de l'expédier : « C'est di

manche ! » me répond le commis des postes

impassible, épanoui, satisfait . Je l'aurais étran

glé. Après midi , la poste ne prend plus de

chargement le dimanche. Le dimanche ! Et

c'était le lendemain lundi, à neuf heures du

matin , que la caisse de la Victoria Bank

devait payer les négociateurs du papier amé

ricain , qui emportaient le numéraire sur le pa

quebot partant à onze heures pour New - York .


76 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

« Si nous n'avions pas payé en or, nous

rations l'affaire. La Victoria perdait sa clien

tèle yankee à jamais . Et, les dix -sept cent

mille francs ne rentrant pas dans notre por

tefeuille, nos commissaires des comptes n'au

raient pu permettre l'augmentation de salaires

que nous consentîmes à nos grévistes de Rou


baix . C'étaient douze cents familles condamnées

au chômage pendant un mois , à la misère pen


dant tout l'automne . Cela parce que l'employé

des postes n'accepte pas de chargement le

dimanche, après-midi. Il se repose , ce dieu !

« Mon cher, j'ai dû courir à Boulogne, fréter

un vapeur, et porter moi -même la procuration

à Londres. Avouez que c'est antédiluvien ,

que ce sont là des moeurs paléontologiques.

On se croirait dans une agglomération de pri

mates, et non à Paris , au vingtième siècle de

l'ère savante . Interrompre la vie créatrice


un jour par semaine. Quel crime contre l'ave

nir, Clarisse ! Quel crime !

« Car tout se tient. Supposez que je n'aie pu


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 77

fréter l'esquif à temps , ou que la mer eût grossi


et chaviré ce sabot de chalutier en vue de la

côte. Nos filatures du Nord , par suite de la grève,

abandonnaient les toiles de l'Etat serbe. Nous

devions à ce ministre de la guerre un dédit pour

n'avoir pas fourni, vers la date fixée , le million

de chemises militaires . L'Allemagne nous

enlevait la commande, et, bientôt, toutes les

commandes que les puissances des Balkans

inclinent progressivement à nous attribuer .


Avant six mois , nous aurions dû fermer,

dans le Nord , une usine sur trois. Nos actions

perdaient, à la cote , deux , trois , quatre points .


Notre crédit s'affaiblissait d'autant. Croyez

vous que les entrepreneurs occupés à cons

truire, pour nous , les phares du golfe Persique


eussent continué les travaux, sans exiger de

nouvelles, d'onéreuses garanties ? Or, nous

jouons des pieds et des mains, depuis dix -huit

mois, pour enlever l'adjudication des quais et


des docks sur le littoral hollandais de la Sonde .

Nous avons, dans ce but, acquis d'avance,


78 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

toutes les machines à bétonner, toutes les dra


gueuses en vente dans les ateliers du vieux

monde. Ces machines nous restaient sur les

bras si le gouvernement des îles de la Sonde

nous refusait le monopole de la réfection et

de l'entretien . Et il eût pu refuser au cas où

notre crédit eût paru fléchir ... Ah , Clarisse, le

beau dimanche que j'ai passé là .

« Vous riez ; vous imaginez que j'exagère ,

que je vous conte des blagues. Vous êtes tous

les mêmes , les littérateurs . Avez - vous de la

chance ! Ah, le loisir de douter ! Moi, je n'ai

jamais le loisir de douter ! C'est oui . C'est non .

Ce n'est jamais : peut-être... On ne m'invite


--

pas au repos hebdomadaire. Aidez -moi donc,

au lieu de faire l'ironiste. Je possède quelque

part dans les Pyrénées une chute d'eau qui

va faire tourner vingt-cinq turbines et vingt

dynamos de 800 chevaux chacune . Je peux éle

ver la température à 2,000 degrés dans mes

fours électriques . Vous ne voyez pas quelque


chose à faire cuire là - dedans ? Une matière
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 79

dont le transport ne coûterait pas cher au


tarif de l'Orléans ? Un stock d'acier à raffiner

pour les rails d’un Transsaharien ? Un oxyde


d'alumine à transformer en carburateurs d'au

tomobiles ? Toute une population crève de faim

dans la montagne. Ce travail la nourrirait ,

la vêtirait, la développerait. Non . Alors qu'est

ce que je fiche là ? J'ai rendez - vous dans sept

minutes avec le délégué de la Russie pour une

utilisation des cascades de l'Oural . Clarisse , je

vous emmène dans mon auto ... Où faudra - t -il

vous déposer ensuite ? ... Répondez ... Pas de

repos universel ! ... Le roulement, vous dis-je .


Rien que le roulement, Ou nous sommes

morts ! »
VI

La veuve d'un artiste ruiné récemment

possédait encore un tableau d'Albert Dürer .

Elle me chargea de lui trouver un acquéreur,

car elle comptait remettre à une Compagnie


d'assurances la somme , moyennant une pe

tite rente viagère . Dès que les brocanteurs

eurent appris la détresse de la malheureuse,

ils offrirent des prix dérisoires, en exagérant


les défauts de l'auvre et en dénigrant ses qua

lités . Las d'essuyer les dédains et les sarcas

mes fictifs des collectionneurs célèbres, j'al

lais enfin rendre compte de mon insuccès à


notre amie, lorsque l'Homme Heureux me

conseilla : « Si la toile était à vendre chez quel

que millionnaire, vous obtiendriez l'argent


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 81

qu'elle vaut ; mais les acheteurs connaissent


tous la situation de Mme N ... Ils savent qu'elle

attend cela pour manger . Ils veulent avoir

la chose, comme ils disent , pour un morceau

de pain ... Il n'y a qu'un amateur capable de


la payer son prix : c'est Grontaud . Allez voir

Grontaud. Il est assez riche pour se permet

tre le luxe de la probité, et même de la géné

rosité ... D'autre part, il s'occupe de belles

lettres ; il peint lui-même fort proprement.


Allez voir Grontaud ... )

Je plaçai le Dürer dans un fiacre et me fis

conduire à Passy . L'hôtel du Mécène m'ap

parut au centre d'un jardin en fleurs, dessiné

comme une épure, derrière une grille d'admi

rable fer forgé sans dorures. Le concierge,

en uniforme d'officier russe , reçut ma lettre

de recommandation, et , me priant d'attendre,

l'alla présenter au maître du logis . Après un

quart d'heure environ , il revint m'avertir qu'on

accordait l'audience. Sur les gonds, silencieu

sement, la grille tourna . Mon locatis, annoncé


6
82 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

par trois coups de cloche , m'amena jusqu'au

perron de marbre blanc . Ayant ouvert à deux .

battants une porte de verre opaque, au milieu

de la véranda qui précède la façade de pierre

nue, le laquais m'introduisit et me laissa dans

un hall éclairé par les vitres de la toiture .

Cent tableaux de maîtres , parfaitement choi


sis, décoraient les murailles grises, percées à

droite par une baie découvrant une salle d'es

crime, que tapissaient plusieurs panoplies d'ar

mes anciennes, et , à gauche, par une autre

baie découvrant la perspective d'un tir , que

des cibles et une silhouette humaine termi

naient. Je me souvins alors d'avoir lu ce nom

de Grontaud dans certains comptes rendus

d'assauts et de matches au pistolet. En outre,

ces deux syllabes « Grontaud » sonnaient à

ma mémoire ainsi que d'autres connues de moi,

particulièrement celles qui désignent plu


sieurs de mes anciens camarades. J'avais du

jouer aux barres avec Grontaud , ou copier ses

devoirs, ou lui souffier ses leçons ... Mais cela


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 83

demeurait obscur, et lorsqu'entrace mon

sieur sec , aux favoris diplomatiques, à la coif

fure plaquée, à l'allure de général autrichien

traditionnel, je me convainquis d'erreur. Froi

dement poli, il m'indiqua le fauteuil de l'in


trus, se renversa dans le sien , m'écouta , les

mains jointes devant sa moustache poivre et

sel. On apporta la toile . Soigneusement il


l'examina, la présenta de mille façons au jour,

inspecta , la loupe à l'eil, les détails du mo

nogramme ; enfin , se décida : « J'en donne

trente mille ... ni plus , ni moins... Nous ne som

mës pas des marchands. C'est oui ou c'est non ! »

Il regarda mes yeux , et y lut nettement ma

pensée, car il ajouta :

« Vous êtes très content de mon chiffre ...

La toile est minuscule . Vous ignorez , sans

doute, qu'il existe une réplique du même sujet

à la Picanothèque de Dresde... Mais elle existe.

Laquelle, d'ailleurs, est l'original ? Celle de

Dresde ? Celle - ci ? Bien fin qui l'assurera ...

Ça ne vaut pas moins de trente mille . Ça ne


84 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

vaut pas plus ... Les autres amateurs se sont

tenus entre sept et dix mille , n'est -ce pas ? ...


Concluez ... Oui ? ... Parfait ! »

Une table énorme, et d'un curieux travail

italien , nous séparait. Il cueillit , dans la ser

viette de cuir rouge, un reçu tout imprimé .

Il marqua la somme, l'indication de l'objet

vendu , puis me passa la plume, avec la feuille .

A cette minute, les caractères typographiques

composant le nom de GRONTAUD me pa

rurent identiques à ceux qui, jadis, m'avaient


appris, dans une gazette, la condamnation

d'un de mes compagnons d'études, pour es

croquerie, faux ou banqueroute. L'image im

médiate s'apposait exactement sur l'image

mnémonique ressuscitée . Je fus tellement sur

pris par cette révélation que j'omis trois mots

de la phrase acceptant le contrat. La surcharge


fut maladroitement tracée . Je dus faire une

rature. Mon acheteur reprit nerveusement le

papier, le déchira en vingt morceaux et tira

de la serviette un second imprimé... Il com


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 85

mença d'écrire à nouveau . Je cherchais sur

sa figure les traces de sa physionomie en

fantine. Soudain il jeta la plume, et ricana

de la façon la plus déplaisante. Son nez blême,

ses oreilles rouges, ses lèvres tordues signi


fiaient la colère ... Il me cria tout à coup ,
face à face :

« Je suis le Grontaud en question ... par

faitement ... Vous ne vous trompez pas !

Mais ! protestai-je ... Inutile de simuler

l'oubli ... Je vois très clair au fond de votre cer

velle. Vous m'avez reconnu ! D'ailleurs, il

n'entre pas dans mes intentions de dissimu

ler ! ... Je ne vais pas vous avouer que c'est

un autre, un frère, un cousin , de qui la res

semblance étrange, etc ... Je ne vous dirai pas

davantage que la honte me tue au souvenir

d'une faute de jeunesse ... Je ne vous assu

rerai pas que, depuis vingt ans, je sème les


bienfaits autour de moi pour racheter mon

crime ... Point du tout ... Point du tout ... J'ia

volé, parce que, de tous les actes capables


86 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

de me préparer le bonheur durant une longue

vie , le vol m'a paru le seul moyen d'assurer

la richesse , qui me semblait être la meilleure

chance de félicité... Rasseyez-vous... Déposez

votre chapeau ... Personne ne vous regarde...

Vous en seriez pour vos frais d'indignation ...

Je ne vous demande ni votre estime , ni votre

indulgence, ni même votre silence ... J'ai le

courage de ne pas me démentir, et de ne rien

renier ... Si je laisse dans l'erreur ceux qui ne

me reconnaissent pas , je me suis toujours

expliqué franchement avec ceux qui me re


connaissaient ... Même, je tiens à ce que

ces rares personnes entendent mon expli

cation . J'y tiens ! »

A ces mots, il jeta vers ses panoplies un re

gard qu'il reporta sur moi, de manière à m'in

diquer sa menace. Bien à tort, je crus qu'un

pareil drôle n'hésiterait pas devant un meur


tre. D'autre part , mon active curiosité s'ex

cita . Je me rassis en balbutiant que je ne le

craignais point, qu'il me semblait un mons


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 87

tre assez intéressant, et qu'il y avait dans cette


ménagerie un fauteuil suffisamment moelleux

pour ouïr de longues explications documen

taires, pour absurdes qu'elles pussent être.


« Fort bien ... Vous allez me soutenir, com

me tous les nigauds, que la fortune ne fait pas

le bonheur et qu'il n'est pas besoin de crime

pour l'acquérir... Hypocrisie ! Hypocrisie !...

Qu'est-ce qui donne le bonheur, sinon l'assou


vissement de nos instincts ? D'abord , l'homme

aime triompher ... Or, le riche triomphe. Les

piétons doivent fuir devant le trot de son équi

page ou l'élan de son automobile, comme des

vaincus devant la chevalerie qui les charge.

Au théâtre , il trône dans la meilleure loge,

royalement décorée . Au restaurant, les ya


lets se précipitent afin de le servir. Chez lui ,
la série des mendiants se vautre, s'humilie,

l'encense . Il peut acheter des électeurs et se

faire acclamer. Il peut fonder des hôpitaux et

mériter la louange des bons cours, installer

des usines et commander un peuple de tra


---
88 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

vailleurs. Donc , la richesse procure le triomphe,

souhaité par l'instinct primordial. Elle pro

cure aussi la volupté. En échange d'un peu


d'argent , les plus belles filles de l'univers

deviennent des virtuoses complaisantes qui

s'évertuent à faire frissonner et sangloter la

joie de notre chair. Enfin , l'argent nous vaut


l'amour , la reconnaissance et le dévouement

sincères, je dis « sincères » , de ceux que nous sau

vons de la ruine, voire du suicide . Triomphe,

volupté, sentiments affectifs constituent les


termes essentiels du bonheur. Seule, l'opu

lence les assemble sûrement et promptement.

Il faut être stupide , il faut couper dans tous

les ponts de la morale, et se mentir à soi-même,


pour nier cela .
f

« Mon pauvre père végétait dans la médio

crité d'un emploi comptable. Il m'instruisit

de cette vérité pendant toute mon enfance

qui l'entendit geindre, qui le vit en proie aux


créanciers et aux huissiers. Ma mère mourut

à la peine, quand j'avais quinze ans . Je l'ai


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 89

mais fort . Sa fin m'épouvanta. Je résolus de

conquérir ce qui manquait à mes parents,

ce que nous souhaitions tous, dans la cour du

lycée. Une fois bachelier ès sciences, j'appris


les éléments des méthodes financières comme

saute -ruisseau chez un agent de change. En


suite , je fondai cette fameuse banque, où les

gogos touchaient dix - huit pour cent de leurs

dépôts. Vous savez que je servis ce dividende

en puisant au capital. Je pus tenir dix mois,

grâce à quelques tours d'adresse. Quand les

concierges, les petits rentiers, les gouvernantes,


alléchés par le réel apparent de mes promesses ,

eurent confié le million à ma caisse, je simulai

quelques dépenses folles. Je meublai l'hôtel

d'une actrice en vogue. Je parus acheter une

écurie de courses, toute cela de manière à

laisser croire aux juges prochains que le mil

lion se dissipait. Huit cent cinquante mille

francs furent, au contraire, mis en lieu sûr,

et j'attendis qu'on m'arrêtât...

» L'extraordinaire, c'est que j'aurais pu


90 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

continuer encore longtemps ma parade. Les

titres des gogos affluaient toujours à mes

guichets. Il fallut presque me dénoncer moi

même. Au vrai, mon caissier, homme probe et

pitoyable, avertit quelques clients . Les plaintes

arrivèrent au Parquet. Les journaux vous ren

seignèrent sur la comédie au tribunal. Dix

ans de prison me furent alloués...

» Mon calcul était simple. J'avais vingt

deux ans . Selon la loi , une peine purgée en

cellule est réduite de moitié . A vingt -sept ans,

je sortirais libre et propriétaire de huit cent

cinquante mille francs . Mon existence s'écou

lerait ensuite, heureuse, même honorable . Il

n'en fut pas autrement. Je partis de la mai

son centrale pour voyager. Au Chili, j'épousai


une très belle fille 'de seize ans dont la fa

mille était à quia . J'assurai de petites rentes au

père et à la mère : cent cinquante francs par


mois . Ils bénissent ma munificence . J'aurais

pu demeurer là-bas . Chacun m'honorait, van

tait mon désintéressement, et mon génie qui


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 91

tripla mon capital . Mais je ne veux pas avoir


l'air de me cacher . Je considère mon action

comme juste, dans une société qui n'octroie le

bonheur et la considération qu'à la richesse.

L'apôtre social est calomnié, aux applaudis


sements des foules . Le savant est méconnu ,

bousculé ridiculisé par la caricature, le vau

deville et le roman . Le militaire est accusé ,

le prêtre vilipendé, le fonctionnaire bafoué,

l'honnête femme délaissée, l'artiste méprisé .

Seul, le riche obtient la déférence du monde.

Or , ma vie doit être une protestation contre

cette bassesse des meurs ... Comprenez-moi .

J'oblige à saluer un véritable bandit que la


richesse met au nombre des princes ... »

Je haussai les épaules. Il sourit . Au fond

du fauteuil, les jambes noblement croisées

et les mains jointes dans sa moustache poivre

et sel , il parlait posément, à voix nette , de

manière distinguée .

« Monsieur, je suis quitte avec la société . J'ai

troqué cinq ans de réclusion contre huit cent


92 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

cinquante mille francs, la fortune et la félicité .

Vous objecterez ceci, que je n'ai pas la considéra

tion des braves gens. Je m'en moque , monsieur !

Et, d'abord, qui vous assure que je ne l'aie ?

En tous cas, je ne suis point sans amis irrépro

chables, et qui m'excusent ... « Faute de jeu

nesse ! Entraînement des passions ! etc ... » Il

faut vous dire que, durant mes voyages, j'ai

su multiplier le bien mal acquis . Furetant de

ci, de-là, j'ai découvert un abominable Ra

phaël de la mauvaise manière, vous savez : ces


images qui ressemblent à une chromo de

quinze sous. Une Vierge à figure ronde et niaise,

avec un Jésus quasi -chauve sur les bras, un

petit saint Jean qui lui tire les pieds et un ar

bre dans le fond, le tout peint comme par une

pensionnaire enlumineuse de gravures, le tout


effacé sous un bitume verdâtre. Cette horreur

m'a coûté cent florins dans une église de vil

lage, en Autriche. Je l'ai revendue cent soixante


mille francs à un monsieur de Baltimore, qui

n'achète que les authentiques des grands mal


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 93

tres . Et d'un . Chez un ancien adjudant, per

cepteur en Auvergne, je décrochai du mur une

machine de Meissonier, de ces petits soldats


qui semblent découpés dans une image

d'Epinal à trois sous et collés sur un paysage

sans air ni lumière . Timide essai de jeunesse,

que l'auteur avait donné à un capitaine de ses


amis , lequel s'en était débarrassé entre les

mains de son ordonnance . Cela me coûta vingt

cinq louis, fut revendu soixante -dix mille

marks à un musée d'Allemagne. Et de deux .

Ainsi, je dénichai dans les masures toutes les

croûtes que fabriquèrent les Titien , les Rem

brandt , les Fragonard et les Millet , quand ,

forcés par l'indigence , ils bâclaient des co

chonneries , Ce commerce , en dix ans, me rap

porta gros. Je pus revenir à Paris et restituer

les huit cent cinquante mille francs au Syn

dicat de mes victimes . Cela, pour donner

raison à ceux qui m'excusent en invoquant

les folies de la jeunesse. Je ne tardai pas à me

savoir des amis. Quelques marchands et ama


94 CLARISSÉ ET L'HOMME HEUREUX

teurs prirent coutume de visiter la collection

que je m'étais réservée, entre les toiles bonnes

pour le négoce . Ma femme, très jolie, très 'af

fable , reçut d'abord leurs maîtresses . La deu

xième année , les amis de ces femmes les accom

pagnèrent à nos dîners . La troisième année,

Mme Grontaud passa l'hiver dans le Midi pour

cause de santé, et je reçus ces messieurs seuls .

Je leur prêtai de petites sommes . La qua

trième année, nous les invitâmes avec leurs

femmes, les maîtresses ayant été, une à une,

parfaitement vexées par nos impolitesses . En

gratitude pour mes obligeances pécuniaires,

ils amenèrent leurs épouses. J'avais un salon

artistique.

» Vers ce temps , une aventure me fut désa

gréable . On commençait à se servir d'auto

mobiles . Je descendis , un jour, de ce véhicule

devant chez Paillard , à l'heure d'y déjeuner. La

nouveauté de l'instrument attira quelques ba

dauds, non moins que l'empressement des


chasseurs et des grooms envers un client ha
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 95

bituel, non moins que la toilette opulente et

la beauté singulière de Mme Grontaud. J'avisai

dans le groupe un petit homme chafoin , en

jaquette démodée, et qui me dévisageait à

travers son binocle, sous un chapeau sordide.

Je reconnus Vinclair, vous savez , qui gardait

toujours la première place , et qui remporta

le prix d'honneur au concours général . Il me


reconnaissait aussi . Je le vis tâter son gros

porte-monnaie de cuir pour s'assurer des louis

nécessaires à un bon repas commandé dans ce

milieu d'élégancés. Il entra , s'assit à une ta

ble proche de la mienne, et continua de m'exa


miner curieusement.

» Je suis connu , chez Paillard . Les gour

mets se disent : « C'est Grontaud , l'amateur,

l'homme qui a les plus beaux Van Dyck du

monde . » On me saluait de chaque coin . Il

y avait là de braves garçons qui me devaient

chacun cinquante ou cent louis, d'aimables

filles que j'avais largement rémunérées de

leurs complaisances, d'honorables vieillards à


96 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

qui j'avais charitablement cédé pour deux

mille francs de toiles qu'ils avaient revendues

quinze mille , le lendemain . Des fidèles, quoi.

Vinclair les regardait tous , stupéfait, abasourdi.

A un moment, le chef des tziganes s'étant avancé,


proposa discrètement à Mme Grontaud de

jouer son air favori, Laientulo ! Laientula !

En veine de galanterie , plusieurs de nos amis


réclamèrent à haute voix ce divin Laientulo !

Laientula ! Alors, Vinclair éclata de rire,

mais d'un rire tel que toute l'assistance se

tourna vers cet avorton de professeur, chétif


et crasseux , qui rajustait le binocle de laiton

sur son nez rempli de tannes. On attendait

une explication . Je me sentais bouillir. « Mon

sieur, criai-je, votre rire m'agace ; et je vais


vous mettre le pied où il faut. Ah ! bah !

mon garçon, réplique Vinclair , on vous a donc

appris à jouer des chaussons de lisière, après

vous avoir appris à les tresser ? Malepeste !

quelle éducation complète l'on vous donne à

la maison centrale ! » Là -dessus, je bondis et


97
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

giflai deux fois mon insulteur... Il réclama

des sergents de ville... Mais je partis, après

lui avoir jeté ma carte à la figure, et laissé

quelques louis sur ma table . L'automobile


m'emmena très vite .

» Quarante -huit heures , j'attendis vaine

ment les témoins de Vinclair . Alors , j'envoyai


les miens : le comte de Gravenar et le colonel

Dravomirski, mes débiteurs, mes amis. Vin

clair refusa toute réparation. Mais Gravenar

qui a grande allure, et que j'avais, pour l'oc

casion , fait rhabiller complètement chez mon


tailleur de Londres, vint attendre, tous les

jours, Vinclair à la sortie des classes, devant

le lycée. Au moment où les élèves sortent en

foule tumultueuse , il s'avançait sur Vinclair ,

l'effleurait de son gant au visage, en disant :


« Monsieur Vinclair, vous êtes un lâche ! »

Cela suffit pour que les rhétoriciens vitupé

rassent leur professeur : « Calotte ! calotte ! »

murmuraient -ils en sourdine, quand il mon

tait en chaire : « As-tu vu ma calotte, sa ca


7
98 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

« lotte ? » Bref, Vinclair fut quotidiennement

conspué par ces jeunes éphèbes pointilleux et

qui n'entendent point la plaisanterie sur les

affaires d'honneur. Ennuyé de ces désordres ,

le proviseur manda Vinclair et lui représenta

que la situation était fausse . Il importait qu'il

sortît de cette impasse , ou qu'il démissionnât .

Mon cuistre avait déposé une plainte. Le com

missaire de police était venu chez moi . Je lui

avais montré mes tableaux . Il avait à peine


fait allusion à la bagarre en me conseillant

la prudence. Là -dessus, Vinclair demanda que

sa plainte fut admise au Parquet, Par chance ,

je pus faire parvenir à la maîtresse d'un dé

puté tel petit Watteau , dont un marchand

lui offrit dix mille francs, le soir même, sur

mon avis . Le député fit classer l'affaire . Alors ,

le pauvre pion exigea la constitution d'un jury


d'honneur. Je l'attendais -là .

in Tout - Paris sait que je touche aisément

les maîtres d'armes, et que je mets cinq balles

dans une pièce de cent sous à vingt - cinq


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 99

pas . Cet art est indispensable dans la carrière

que je suis . Le jury d'honneur se déclara dono

incompétent; car jamais on ne vit jury d'hon

neur avoir le courage de tarer une canaille,

un peu dangereuse. Vinclair dut se risquer


sur le terrain . Il avait choisi le pistolet . Je lui

logeai ma balle dans le ventre. Voilà deux ans

de cela . Il languit encore dans une maison de

santé . Dieu récompense toujours la vertu .

» On pardonne bien des choses à un homme

qui sait tuer . Vinclair fut accusé par l'opinion


d'avoir rouvert méchamment une blessure à

peine close, d'avoir insulté l’Enfant prodigue

et repentant, celui qui contraindrait à chérir

le crime s'il devait toujours être l'occasion


de tant de bienfaits consécutifs, de tant d'in

telligence et de tant de bravoure . Aujourd'hui,

quand mon auto s'approche du pesage , les

jours de courses, il m'arrive de ne pouvoir

matériellement répondre à tous les saluts .

» Mon Dieu , oui , je suis satisfait , De la façon

la plus évidente je prouve que , dans notre so


100 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

ciété contemporaine, le crime enrichi l'emporte

sur la vertu pauvre. Je suis un exemple qui


se pavane et qui ricane , franchement, loin

de toute hypocrisie. J'ai ma loge aux pre

mières , ma place marquée dans les restaurants

de la gentry... Si je voulais davantage ... mon

Dieu ... Vous considérez ces petites toiles ? ...

Eh, oui : j'ai un talent d'amateur . Avec

trente mille francs de publicité adroitement

répandus dans les caisses des petits journaux

qui vivent de cela, je me créerais en deux ans

une sourde réputation de grand peintre.


Faisant un cadeau à celle- ci , remettant

quelques billets de mille à celui-là qui se dé

cave au cercle, un médaillon d'Ingres à la

femme du collectionneur influent, je trans


formerais en art génial mon art médiocre .

La critique n'y verrait goutte . Je m'éveil

lerais quelque jour glorieux aussi bien que

tel ou tel qui s'arrangea de la sorte . On me

craint . Ma femme est jolie ; elle flirte gracieu

sement ; elle reçoit bien Mon cuisinier ne


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 101

craint pas de rivaux . Je pourrais aussi verser

de l'argent à la Confédération générale du Tra

vail ... Mais je dédaigne la gloire et la considé


ration ... C'est trop facile à se payer. »

Grontaud bâilla plus que de raison en exa

minant ses mains d'aristocrate ... Tout à coup ,


il poussa vers moi trois liasses, en disant :

« Voilà les trente mille francs de Me N ... Voulez

vous que je les lui envoie ? ... C'est entendu ...

Bonjour. Ne me remerciez pas ! Je ne vous de

mande même pas de me serrer la main : je

n'y tiens pas ! »


1
VII

Aux confins du quartier de l'Europe et des


d'Autriche que
Batignolles existe la rue
l'Homme Heureux fit constuire sur les terrains

appartenant à son trust . ' Il aime observer la

vie qui se développe dans ces immeubles à

sept étages et « pourvus de tout le confort mo

derne . » Il étudie la formation des romans chez

les portières, outre la biographie des familles


installées dans ses maisons . La morale des

ménages le distrait . Les escapades des fil

lettes l'intéressent . Il se réjouit des fian


çailles ironiquement . Il se console des deuils.

Mais rien ne se passe dans cette rue qui ne l'oc

cupe et ne l'aguiche.
Deux centres de pensée, deux cerveaux y
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 103

vivent. A la brasserie Spüller , conversent les

hommes . A l'épicerie Candor, jasent les femmes.

La mentalité du premier centre agit le soir ,

après les affaires et les labeurs administratifs.

La mentalité du second agit le matin, entre

dix heures et midi, pendant les opérations

ménagères du råvitaillement . Quelques truismes

politiques, commentés par l'architecte Vermo

rin , les magnificences des sports que cultive le


beau commis Bourdot, les plaisanteries ga

lantes raffinées par le vieux clerc Minorat


exercent, à l'ordinaire, la verve masculine.

Le prix du poisson et de la volaille noté par

Mme Pingon, mercière opulente, les principes


d'économie domestique dus à Mme veuve Bon

signe, le souci des modes nouvelles que sa

fille Alice propage, et maints jugements sé


vères sur autrui, nourrissent, d'habitude, les

propos féminins. Des faïences à paysages et à


nymphes symboliques, illustrent la brasserie.

Des tables en chêne , la meublent. Des vi

traux décoratifs la parent. Vermorin , blond


104 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

comme un Gambrinus y pérore, le chapeau sur

l'oreille , plus triomphalement que Rambure. Ce

courtier en matières photographiques guette,

moqueur et philosophe , les inepties du pro

chain pour les faire valoir , à la joie d'Alfred Bour

dot . Triste répétiteur méditatif que souvent

la misère harcèle, M. Lantaire se plaint à M. Mi

norat, au pianiste Sachsenfrag. Au milieu de

l'épicerie, vers l'étal des conserves anglaises

et des huiles provençales, la grosse Mme Pin

gon disserte avec maîtrise sur les choses du

quartier pour l'impatience de Mlle Alice Bon

signe qui, bavarde et jolie, aspire à la domina


tion . Mme Doutesse, la pauvre veuve obligeante

qu'accompagne un écolier taciturne, courtise

beaucoup la petite, mais riche Mme Cossade,

que suit toujours une cuisinière monumentale

pesamment chargée de victuailles.

En ces deux établissements, l'opinion de la

rue naît, se forme, se débat, se confirme, se

répand. L'architecte la colporte chez les entre

preneurs et les propriétaires que son art se


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 105

conde . Mme Pingon la répartit entre ses clien

tes , qu'elle pourvoit de corsets , bas , lainages,

jarretelles, etc. Le courtier Rambure la proclame

chez les chimistes et les amateurs de photogra

phie. Mlle Alice Bonsigne l'insinue dans quel

ques salons où la chaperonne sa mère qui garde

les flatteuses relations de jadis, lorsque le lieute

nant- colonel Bonsigne brillait au 62e de ligne.

D'autre part , le bel Alfred persuade à ses

maîtresses d'adopter les avis de l'architecte

que le vieux clerc Minorat enseigne aussi dans

l'étude du notaire Sartelles. Il suffit que Mme

Pingon ait défendu ces opinions à l'Epicerie

Candor pour que Mme Cossade les contredise

aux thés de ses amies, épouses de boursiers,

spéculateurs et commissionnaires d'exporta

tion . Pour cette dame, le bon genre consiste à

soutenir les convictions directement opposées

à celles des « personnes en boutique. »

Or, le doux Sachsenfrag loge chez la mercière .


Elle lui loue sa chambre du sixième sur la recom

mandation d'une de ses anciennes vendeuses


106 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

mariée en Suisse, et cousine par alliance du

musicien . Assez encline à goûter les charmes

des mélodies , Mme Pingon achète volontiers

deux heures de ce plaisir moyennant un dîner :

une assiette de potage, un hareng frais, deux

tranches de gigot à l'ail , une platée de salsifis,

une portion de quatre mendiants, un quart de

gruyère , une bouteille de bière et une tasse de

café . Ce léger surcroît de dépenses lúi permet

d'offrir une soirée musicale hebdomadaire

à quelques clientes . Ses demoiselles de magasin,

et des courtières en passementeries s'y régalent

de thé comme de gâteaux secs.'Mme Doutesse,

la pauvre veuve obligeante, s'empresse d'as

sister à ces galas. Une fois même , Mlle Bonsi

gne et sa mère, ayant demandé l'ajournement

de leur facture , n'osèrent pas dérober leur

morgue habituelle à l'invitaton survenue lo

lendemain . Ce soir -là , l'infortunée jeune fille

perdit sa réputation jusqu'alors intangible,

car elle y connut le benêt Sachsenfrag.


Non , qu'elle eût, un instant, le désir d'oublier
CLARISSÉ ET L'HOMME HEUREUX 107 +

ses devoirs dans les bras de ce Suisse maigre

et grisonnant à qui la pauvreté professorale


në permettait pas une vêture élégante ; mais

l'ayant, au vernissage, rencontré devant le ta

bleau le plus en vogue du Salon, elle lui rendit

un peu raidement son salut . A quelques jours


de là , pour obtenir toute bienveillance de sa

créancière, Mlle Alice lui notifia ce salut échangé

avec un ami maintenant commun . Ce qui,

dans la suite , autorisa Mme Pingon à dire

tout haut dans l'épicerie Candor : « Mon ami ,

M. Sachsenfrag et Mlle Bonsigne se sont ren

contrés au vernissage , devant cette toile qui

représente le Banquet des Maires , et qu'il

estime digne de consacrer une si majestueuse

conception de la fraternité patriotique ...

Elle continua de divulguer les opinions de l'ar

chitecte Vermorin , d'après la version Sachsen

fraġ , afin de convertir le vendeur de semoule,

le peseur de sucre , l'empaqueteur de salades,

le trieur de sardines en boîtes, et la souriante

caissière pênsite dans sa cage de cristal.


108 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

Mme Doutesse , qui réclamait pour deux sous

d'olives dans un cornet , après un bondon de


vingt centimes, entendit cette déclaration .

Son dévouement s'accrut de plus de respect

encore à l'égard d'une bienfaitrice capable de

lier un pitoyable tapoteur suisse avec la fille d'un

colonel. A mesurer l'importance des relations

pour l'avenir de son fils, l'écolier taciturne,

elle se promit de multiplier les marques de dé

férence autour de la mercière, et de lui prêter

toute aide possible . Cela se passait un mardi.

Le mercredi, la riche et brève Mme Cossade

choisit des melons, puis une langouste à l'étal


extérieur où s'amoncelaient en foule les mons

tres nacrés de la mer, les bêtes chatoyantes des


basses-cours , et les fruits rubiconds des Terres

Promises . Or, la pauvre veuve obligeante jugea

l'instant propice à chanter les influences de

Mme Pingon devant l'ennemie . Dès que

Mme Cossade vint régler à la caisse, la veuve

poussa de même ses trente centimes vers la

calculatrice mélancolique, et dit : « Au ver


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 109

nissage, M. Sachsenfrag et Mlle Bonsigne ont,

ensemble, admiré les principaux chefs -d'ouvre

que leur avait recommandés Mme Pingon . »

Le minuscule visage pâlot de Mme Cossade

ne parut pas entendre. Elle releva son nez pointu


dans la direction d'une affiche rouge vantant

les mérites de telles croquignoles aux eufs,

paya, sortit par -devant sa monumentale cui

sinière qui transpirait et bougonnait.

Le jeudi, au cours des propos de cinq heures,

chez Mme Lepont , propriétaire du 133 ave

nue Lassalle, et chez qui fréquentent les Bon

signe, de loin en loin, Mme Cossade ne se priva

nullement de faire entendre : « Il paraît qu'Alice

rencontre son musicien au Salon de peinture ...


Vraiment, vous l'ignorez ? ... Mais tout le monde

le raconte... Je n'en sais pas davantage ... Et

je déteste les potins ... »

Vendredi, M. Lepont alla prier l'architecte

Vermorin de vérifier, dans l'immeuble, le

fonctionnement de l'ascenseur . Donc, aimable

ment , il l'emmena dans son coupé jusqu'au


110 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

133 de l'avenue Lassalle. Brunette piquante,

la fille de la concierge les éclaira pendant la

descente aux caves . Cela fit qu'au retour, les

deux hommes parlèrent des plaisirs amoureux :

« Hé ! hé ! votre ami Sachsenfrag , pour qui

vous m'avez placé un coupon de concert ...


Eh bien ! ... il a fait la conquête d'une jolie per

sonne, mais oui , la petite Alice Bonsigne, la


fille d'un colonel ... Ils se voient au Salon ... >>

Avant dîner, l'architecte vint, à la Brasse

rie Spüller, se refraîchir et jeter un coup d'oeil

financier sur les journaux dų soir , M. Minorat

battait son absinthe, après avoir ôté ses lu

nettes et allumé sa pipe d’écume fauve . Sur

la marge d'une gazette , il regardait encore


un petit calcul au crayon , preuve de sa

compétence en matière d'hypothèques. Ver

morin lui confia le secret, puis s'en fut endosser

l'habit pour un repas de corps au Continental.

En ce moment , le beau commis Bourdot accro

chait à la patère de bronze son huit -reflets,


« Il y a du nouveau, ... sourit le vieux Minorat
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 111

en mêlant les dominos ... Sachsenfrag ! Ah !

Ah ! On l'a pincé en plein rendez-vous avec

cette jeune fille, Alice Bonsigne , qu'il a

charmée par sa musique, en soirée ... Parfaite

ment , on les a pincés dans un coin désert du

Salon, à la sculpture, sans doute , peut -être


derrière le socle de la Défense de Belfort ! ... Et

une jeune fille du monde ! Ça vaut mieux que

vos cocottes de la rue Pigalle ! ... Ça vous la


coupe, mon garçon ! ... hein ? »

Froissé, fielleux, Bourdot ricana d'abord ,

Ensuite il inspecta, dans la glace voisine , son col ,

sa cravate, sa moustache claire et rabattue ,

son teint de femme , ses cheveux noirs, divisés

sur le front, plaqués derrière les oreilles . Il

ne comprit pas , une seconde, comment ce

singe de Sachsenfrag avait pu séduire la fille

d'un colonel avec de la « stupide musique alle

mande, bonne pour faire bâiller les mélomanes

cacochymes . » Tout l'orgueil d’Apollon fré

missait de rage . Il perdit la belle des trois par

ties. Tandis que le vieux Minorat se frottait


112 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

les mains avec affectation , Bourdot câlina ses

bagues, dons généreux d'amantes diverses, et


supputa que payer les consommations l'em

pêcherait de prendre un fiacre, à onze heures,


pour gagner l'appartement, le lit chaud de

la Castillane, lorsque le protecteur serait parti .

Donc , il arriverait boueux , la pluie commençant

à tomber ... Le courtier Rambure survint ...

Aux instigations de Minorat , il assaillit de mots


vifs le perdant, qui, désireux de modifier la
conversation , s'écria : « -Alice est la maîtresse de

Sachsenfrag ... Alice ! ... Cette Alice Bonsigne

pour laquelle il pianote chez Mme Pingon !

Je dis Alice ..., parce que c'est Alice, quoi ! »

Rambure haussa les épaules, mais l'encoura

gea : « Vous allez la lui souffler ... » puis se leva .

Ses partenaires habituels l'appelaient au bil

lard . Quant, accompagné du morne répétiteur

Lautaire, Sachsenfrag prit possession de sa table

et demanda son jacquet avec son quinquina,


l'un des caramboleurs railla sourdement leurs

mines pitoyables , leurs barbes incultes , leurs


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 113

têtes rases, la mollesse de leurs redingotes ver

dies. « Ne blaguez pas, ... défendit Rambure ,

en clignant de l'oeil, celui-là, le blondasse, il est

l'amant d'une fille du monde , il est l'amant


d'Alice ! ... »

Dès lors , à la brasserie Spüller, ce même sobri

quet désigna le pianiste . Afin d'amadouer son

patron , Minorat lui précisait l'histoire émous

tillante. Bientôt, dans une maison tierce , où

Sachsenfrag accompagnait le chant de plusieurs


dames mûres, le notaire Sartelles narra promp

tement l'aventure à M. Lepont, debout comme

lui, parmi vingt autres messieurs en frac et

ennuyés sous le linteau d'une porte . Celui-ci,

répéta tout devant sa femme . Elle transmit

des commentaires à Mme Cossade de qui la cui

sinière jasa près de la pauvre veuve obligeante.

Mme Doutesse dévoila cette médisance à

Mme Pingon . La mercière vint déblatérer contre

les mauvaises langues, à l'épicerie Candor,

tout en surveillant la mise en balance de son


beurre breton .
8
114 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

Quelques acheteuses approuvèrent la semonce

« Il n'y a pas de fumée sans feu ! ... » conclut

cependant la caissière mélancolique. Ainsi la

réputation de Mlle Bonsigne fut définitive


ment flétrie .

Le mois suivant, elle eut à s'étonner de l'in

solence des collégiens dans la rue d'Autriche.

Ils la dévisageaient. Ils lui soufflaient à la figure

la fumée de leurs cigarettes. Certains, de leur

gousset gras, tiraient le monocle insolent qu'ils


ajustaient mal au coin du sourcil. « Alice ! ...

oh, oh , Alice ! » murmuraient d'un peu loin les

plus audacieux. Mme Bonsigne pleura toute

une nuit, après avoir vainement interrogé sa


fille qu'elle accusait d'inconduite.

A la brasserie Spüller, le courtier Ram

bure opinait sans cesse, en se grattant la


barbe brune :

Alice a une dot ... Le pianiste est - il


homme à lui faire un enfant ? ... Pour épouser,

il faut qu'il lui fasse un enfant ! Un pauvre

diable comme lui ... Soixante mille , c'est un


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 115

chiffre ... Attendons qu'il lui mette un poli


chinelle dans le tiroir .

A quoi l'architecte Vermorin objectait :


L'Allemand est un sentimental . Sachsen

frag est un Suisse allemand . Il comprendra

peut-être insuffisamment le côté pratique de


sa liaison ... Ce n'est pas comme l'Angleterre

au Siam ...

Félinement, le beau commis Bourdot insi

nuait :

N'avez - vous pas entendu dire, M. Mino

ret , que le colonel Bonsigne avait inventé

une poudre qui ne donnait ni flamme, ni

détonation , et qu'il était sur le point de la faire

agréer par le ministre lorsqu'il mourut ? Qui

nous assure que ce Prussien de la Suisse n'ob

tiendra pas de la fille les secrets du père ?


Le sinistre Lautaire défendit courageuse

ment son ami par des phrases caverneuses .

Néanmoins, comme elle refusait de repren

dre une livre de tomates indûment gâtées et

vendues à la servante de Mme Bonsigne , la


116 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

fruitière traita Mlle Alice de « sale fille vendue

à la Prusse » , sans vouloir s'expliquer autre

ment ce jour-là. « C'est une paillasse pour


espions allemands ! » renchérit - elle ensuite ,

devant la bonne naïve et ahurie qui rapporta

le propos à sa maîtresse, avant la fin de la

semaine, en discutant l'opportunité de fourbir

les bougeoirs en cuivre.

Par la servante , Mme Bonsigne connut enfin

le crime, car elle ne put admettre les dénéga


tions de l'intéressée . « Tu me caches la vérité !

Il serait impossible que toute la rue déversât

d'aussi stupides calomnies, si tu avais pris

garde à ne pas te compromettre... Pourquoi

ai- je fait l'économie d'une institutrice an

glaise ? »
Rogue et fière, Alice opposa le dédain du

silence à la diatribe. Toutefois, il leur fallut

bien reconnaître, au thé de Mme Lepont,

qu’un silence pincé et des chuchotements per


fides les accueillaient. Mme Cossade affecta

de sortir dès leur entrée . Les messieurs s'em


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 117

pressèrent, trop narquois, vers leurs chaises. Ils

risquaient des louanges infiniment audacieuses .

Mme Lepont vint rendre visite, rue d'Au


triche :

- Il faut marier votre fille .., conseilla-t-elle à

son amie ... Un fiancé ? . Mais ce M. Sach

senfrag, cet artiste allemand qu'on dit si


bien doué, une manière de Schumann ...

Allons, chère madame, ne contrariez pas de


belles amours... L'art et la beauté furent
créés par Dieu
pour s'unir sur terre comme au
ciel ... Ce sont les deux moitiés d'un ange ...

Ne niez pas ... Faites des heureux ...; et nous ap

plaudirons... Il est pauvre ? Mais le génie


est riche d'avenir ... Il est un peu timide ?

Alice lui passera de sa distinction ... Je donne

un concert le 17 ... Je vous invite et l'invite ...

Nous annoncerons les fiançailles ... C'est dit ? ...

C'est dit ... Autrement, je me fâche... Et j'aime


rais moins à vous voir...

C'était l'ultimatum , en dépit du sourire ai

mable, du doigt menaçant avec une appa


118 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

rente gaieté . Mme Bonsigne, d'ailleurs, pen

Bait tenir le secret de sa fille. Elle adopta les


vues de sa vieille camarade.

Aussitôt, M. Lepont manda Sachsenfrag


dans son cabinet sévère et luisant :

Une jeune fille du monde vous aime...

heureux jeune homme ... pour votre talent...


La mère consent ...

Le pauvre Suisse, éperdu , tremblait, accep


tait .

Si tu ne l'épouses , je te quitte. Je vais

mourir seule dans notre petite ferme du Gé

vaudan ... Je te déshérite ! ... je te maudis ! ...

jurait Mme Bonsigne à sa fille ... Et ne mens pas ,

infâme ! ... Ne mens plus ! ... Tu vois bien que les

mensonges ne servent à rien !

Alice dut céder à l'obstination du sort .

Dans la soirée du 17 , elle donna sa main

au pianiste que, du reste, M. Lepont avait

travesti noblement, avec l'aide du tailleur,

du chemisier, du bottier, du coiffeur snobs.

Est - ce vrai, mademoiselle ? Vous m'ai


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 119

mez ? ... Je puis croire à ce rêve de féerie ? ...

balbutiait le malheureux Sachsenfrag, sur le

coin du divan où il s'était assis , près de la jeune


fille, devant les regards admiratifs des cent

princesses scintillantes qui remplissaient le


hall de Mme Lepont.

Mlle Bonsigne estima plus ridicule encore

de nier. Elle ébaucha vaguement un petit signe

affirmatif que le fiancé put croire timide, pu

dique et certain .

Elle aura son enfant dans sept mois ! »

proclama le bel Alfred à la brasserie Spüller,


quand Vermorin eut achevé son récit de la
soirée mémorable .

Aujourd'hui, l'Allemagne est une nation

pratique comme l'Angleterre ! » conclut senten


cieusement l'architecte, pourvu d'idées générales.

Tel fut le roman auquel l'Homme Heu

reux se félicita d'assister, se gaussant de la cer

titude humaine et de son esprit critique.


VIII

L'Homme Heureux possède un filleul, Emile.

Après huit ans de tentatives inutiles pour

faire glorifier ses statues, ce jeune homme, jeté

à la porte de son atelier par les recors et le

concierge, estima que mieux valait ne pas

mourir de misère lentement . A son père, il

manda qu'il se désintéressait des arts , qu'il

acceptait les conseils de la sagesse bourgeoise,

qu'il accomplirait enfin les désirs de sa fa

mille, soit tenir boutique de tailleur, selon les


coutumes traditionnelles de leurs ancêtres

drapiers. Une lettre d'éloges et de joies, char

gée d'un chèque appréciable le remercia , l’ap

pela dans Roubaix la ville natale. De plantu


reuses agapes flamandes fêtèrent le retour du
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 121

rapin prodigue. « Hein ? ai- je eu raison de

te couper les vivres, mon gaillard ! » criait le

père en trinquant, au milieu de la salle tapis

sée de faux -cuir, garnie de vaisselle en ruolz

sur les dressoirs d'acajou.

Il y eut six semaines de bonne entente .

Ensuite, M. Vanders avertit son fils qu'il

le renvoyait à Paris. Il fallait à la fabrique un

débouché dans la capitale où s'écouleraient

les tissus passés de mode que refusaient d'ac


quérir des courtiers. Emile Vanders n'aurait

qu'à surveiller le coupeur engagé à Londres,


trois ouvriers de Paris, et à réunir par ses

bonnes grâces une clientèle de commis élé

gants. A son filleul qui déplorait cette fin ,


l'Homme Heureux dit : « Au lieu d'habiller

de bronze tes poupées de glaise, tu vêtiras de

cheviotte tes poupées de chair. Au fond , tu

n'auras par changé d'art. Ennoblis les corps


humains comme tu voulais ennoblir tes for

mes de plâtre. Et nous gagnerons ta fortune.

Va, mon enfant. »


122 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

Dans cette rue d'Autriche habitée par des

ménages bureaucrates , Emile loua son maga

sin, le fit aménager, décorer . Ce fut le premier

contact entre la foule et l'art . Orgueilleux de

sa marquise soutenue par quelques ferrures

complexes, et des lettres d'or couronnant ses

linteaux, Candor, l'épicier, attendit sans crainte

le nouvel aspect de la boutique voisine. La

crémière, ses trois nièces aux manches de co

ton blanc serrées par des caoutchoucs bleus ,

admiraient trop leurs vitres limpides révélant


des corbeilles d'œufs et des fromages en boîte,

la vache peinte et paissant la prairie de l'en

seigne, pour s'émouvoir d'une prochaine de

vanture. Camuchot , le boucher, ricana quand


il sut que le tailleur avait étudié la coupe et la

couture à l'Ecole des Beaux - Arts. Envelop

pant l’aloyau dans le papier jaune , et le re

mettant aux mains gantées de Mme Pingon ,

de Mme Bonsigne, il contait la chose avec un

gras rire sain . Très estimée pour les fonc

tions de son mari, rédacteur au ministère de la


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 123

marine, Mme Barlut dépeignit l'encombrement


des carrières libérales et blâma l'ambition des

jouvenceaux mal doués qui se ruent en mul


titude vers les quelques places propres à de

très rares mérites, ceux , sous entendus, de


son mari , des ministres, des membres de

l’Institut. Camuchot l'approuvait et soule

vait sa casquette d'automobile devant l'in


telligence si clairvoyante de cette jeune me

en costume à carreaux . Il s'expliquait mal

pourquoi elle lui en imposait , alors qu'il la

jugeait pauvrement vêtue, tandis que les ca

saques agrémentées de pèlerines courtes, de

manches à tumeurs , de boutons -grelots lui

semblaient autrement riches sur les épaules

de la svelte Mme Cordy, femme du teinturier,

de la petite Mme Rousseau moitié de l'her

boriste, de la grosse Mme Spüller qui gérait la

Brasserie Lorraine, pendant que Spüller pla

çait de la maroquinerie dans les bazars de

province. Camuchot ne comprenait pas cette

contradiction tenace en son esprit. Mais le


124 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

problème ne l'intriguait pas tant qu'il s'y


attardât, son garçon Charles ayant besoin de

surveillance à cause d'une certaine adresse

pour dérober les déchets et les revendre

clandestinement.

Quand le magasin d'Emile Vanders s'ou

vrit, nul d'abord ne l'aima . Simple architecture

rectiligne de chêne clair encadrant des sur

faces en cristal derrière quoi, pliées en épaisses

quadratures, les étoffes pendaient sur des

tringles de cuivre étincelant : cela parut sans


luxe .

Dans la vitrine de droite, pourtant, se dres

saient deux statues d'Hercule, l'une nue ,

l'autre en pardessus à taille et en pantalon

étroit . Dans la vitrine de gauche, s'élançaient

deux statues de Diane, l'une nue, l'autre gon

flant une jaquette et une courte jupe de pro

meneuse . Ainsi le tailleur démontrait aux con

temporains que les beautés de l'Olympe elles


mêmes s'accommodent bien de nos habille

ments . A tout prendre, Hercule ne perd rien


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 125

en échangeant sa peau de lion contre un pa

letot cintré, ni Diane en substituant à son crois

sant de lune le sobre habit d'une mondaine

en course .

Ces quatre effigies attirèrent les badauds .

Leurs légumes à la main , les femmes se plu

rent à deviner quelles bienheureuses secousses

eussent imprimé à leurs corps les muscles du


demi-dieu . Leurs paniers sur l'épaule ou leurs

registres sous le bras, les hommes soupçon

nèrent quelles tièdes et brûlantes douceurs

avaient dû connaître les Endymions étreints

par ces membres de chasseresse. L'épicier

Candor qui n'exhibait en son magasin que

l'image du planteur présidant aux destins d'un


rhum célèbre , dénigra fort ces quatre visages,

de plâtre légèrement teintés. Camuchot, ap

pelé par lui, s'esclaffa . Les trois nièces rousses


de la crémière se tordaient tant que leurs

flacons à lait s'entrechoquèrent et se félèrent.

Mme Rousseau cependant condamnait l'in

décence d'Hercule. Mme Cordy grognait contre


126 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

l'impudeur de Diane, et Mme Spüller les


contredit chez la boulangère au moyen de

joviales polissonneries. Elle les interrogeait sans

discrétion sur les talents voluptueux du tein

turier , de l'herboriste, et vantait les retours

de Spüller au bercail entre deux tournées de


commerce .

La première émotion passée, la rue re

conquit son calme ordinaire. Sous le ciel né

buleux pareil de couleur au zinc des toitures et

aux girouettes des cheminées, le tramway

continua régulièrement de colporter ses voya

geurs aux chapeaux melon , ses garçons de


recette à bicorne, ses militaires rouges et bleus ,

ses dames polychromes. La Brasserie Lor


raine s'encombra vers midi, vers six heures ,

bâilla, déserte , aux autres moments, pour le

loisir des garçons contemplateurs des jour

naux illustrés, pour celui de Mme Spüller, lec


trice de romans « vécus » .

Emile Vanders reçut un jour la visite de

l'horloger Poyron , candidat révolutionnaire


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 127

du quartier. Il vint avertir le patron que le

Syndicat des coupeurs réclamait un avantage

pour ses membres. Comme la chose parut lé

gitime, elle fut concédée . Le socialiste parla


congrument du sculpteur ; et quelques jeunes

employés obtinrent, sur sa recommandation


d'être vêtus de neuf en payant par mensualités.

Moulés dans des jaquettes strictes, dans des

pantalons linéaires que l'artiste rectifiait se


lon les règles de l'harmonie, ils parurent,

certain dimanche de printemps, à la Brasserie

Lorraine, tels que de très aristocratiques

gentlemen . Et, pour la première fois , Camu

chot , assis devant son apéritif dominical,

s'aperçut qu'il était honteux d'avoir des cu


lottes boursouflées, un veston trop long,

un gilet de guingois, et une cravate à système.

Quand on est un notable commerçant dont la

signature vaut de l'or en barres, la dignité de


la tenue devient utile . D'ailleurs, il ne se trou

vait pas plus carré que l'Hercule ; et puis il

dépassait à peine trente -cinq ans . Or, la camé


128 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

riste de Mme Cossade refusait, jolie blonde,

l'amour en accusant Camuchot de laideur, bien

qu'il lui donnât une côtelette gratis chaque


matin . Réhabilité par le costume, peut-être

triompherait - il de cette vertu . Il se rendit chez


le tailleur d'Hercule. Candor, en apercevant

le boucher cossu dans une redingote à revers

de soie, et des guêtres aux pieds, sentit son

infériorité à la mairie, le jour de la noce qu'ils

suivirent ensemble pour honorer la fille de

Mme Bonsigne, cliente commune . Afin de pallier

à cette déchéance subite, l'épicier crut néces

saire de payer les consommations au sortir

de la sacristie. Il se trouva que des éphèbes au

dacieux avaient pris des chartreuses à soixante

quinze centimes et des londrès. Il dut compter

douze francs. Ça le contraria fort . L'ennui

était la conséquence de sa toilette négligée .


Sa femme au reste l'accusa de salir ses vête

ments. Il alla chez Vanders commander une

jaquette pareille à celle qui recouvrait les

épaules d'Hercule, après le paletot cintré.


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 129

Bientôt, les vendeurs de la boucherie, ceux

de l'épicerie comprirent que l'élégance nou


velle du patron mettait de la distance entre

eux et lui . Ce qui les vexa . Vraiment, ils osaient

moins riposter à un tel homme qui les gour

mandait , sous la tenue du clubman . Désireux

de reconquérir l'égalité perdue, ils la deman

dèrent au tailleur magicien .

Mais, monsieur Camuchot , dit Mme Barlut,

vous êtes maintenant le monsieur le plus

select du quartier. Vous ressemblez au roi

Edouard VII, ma foi , tel qu'il était lorsque

j'eus l'honneur, à la réception de l'Elysée , de

lui être présentée par le Ministre de la marine .


En vérité ... En vérité ... Et , savez -vous, mon

mari s'intéresse beaucoup au comité progres

siste de notre arrondissement, car le beau

frère de notre ministre se présente, le com

mandant Dunel, celui qui vient de donner

sa démission à cause des affaires du Congo ...

Vous devriez faire partie du comité. Le com

merce, c'est la vie même du pays . Sans le


9
130 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

commerce , point de richesse nationale ; et ,

sans richesse, point d'armée en état. Vous êtes

le sauveur de la patrie, monsieur Camuchot.


Allons, c'est dit. Nous allons inscrire votre nom

sur les affiches du Comité républicain libéral.

M. Camuchot ne se tint pas de joie . Lâ

chant le pré-salé qu'il mettait sur la balance ,

il courut avertir sa femme. Trois jours plus

tard , la camériste de Mme Cossade succombait

dans les bras vainqueurs de l'homme poli

tique.
| Candor imitait Camuchot. Il s'inscrivit

au Comité socialiste de l'horloger, lequel se

composait de comptables et de typographes


habillés par Vanders, et superbes comme la

statue d'Hercule . Car, de porter les costu

mes habituels aux sportsmen émérites, ces

humbles employés prirent coutume d'adopter

les allures, les gestes et les attitudes de ces


fashionables. Ils les étudiaient en les guettant,

vers le crépuscule, dans les quartiers de l'Etoile,

de Monceau , de Passy, quand les visiteurs


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 131

sortent des maisons où l'on offre le thé de cinq

heures. Des journaux illustrés les commis ap

prirent les règles du bon ton . Mme Spüller vit

diminuer la vente de l'absinthe et des amers

dans son établissement, augmenter celle du

porto, du thé même. Socialistes, ces jeunes

hommes se pensèrent obligés de lire les phi

losophies justifiant leurs convoitises politi

ques. Ils se cotisèrent pour s'abonner à des


revues économistes. Et leur cerveau , jus

qu'alors .occupé par les combinaisons du jeu

de cartes ou du jeu d'amour, s'ouvrit aux

spéculations élevées. Parce qu'ils s'étaient en

noblis par le costume, ils s'ennoblirent pro


gressivement par les manières et par l'intel

ligence. L'habit fit le moine, ou , du'moins, le

penseur. Ils devinrent une aristocratie spiri

tuelle, ne pouvant être une aristocratie de

blason ni une aristocratie d'argent. M. Candor

acheta même une automobile à deux cylin

dres dont il apprit la dynamique, et cela pour

défendre l'industrie française, nourricière du


132 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

travailleur, contre la concurrence allemande.

Camuchot disserta sur les questions colo

niales que lui serinait le commandant Dunel.

Il démontrait à tous l'urgence de planter le

coton au Soudan, de favoriser le développement

du Sénégal en mangeant, au lieu de beurre,


la margarine fabriquée avec l'huile extraite

des arachides , plante africaine. Il traçait sur


les tables de la Brasserie Lorraine, le schéma

comparatif des flottes, par tonnages et bou


E
ches à feu . Il adopta les idées de M. Duquet

sur la faillite du cuirassé et la puissance du


sous -marin . D'une boîte à conserve il bâtit

un modèle de torpilleur pour aider ses expli

cations . Enfin , il lut le texte d'une conférence

dans le préau de l'école communale, devant

trois centaines de personnes intéressées, puis

toutes vibrantes lors de sa péroraison patrio

tique.

Mme Camuchot n'en revenait pas . Jalouse

de la supériorité soudaine de son mari, jus

qu'alors docile , farceur et bête, elle se pro


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 133

mit de regagner son autorité conjugale de na

guère. Pour commencer , et bien qu'elle adorât

les robes de soie à guipures enrubannées ,

avec les chapeaux extrêmement fleuris, elle

fut chez Vanders se soumettre à la mesure

d'un costume de drap. Mme Barlut, qu'elle

rencontra sur le seuil du magasin, le jour de

l'essayage, daigna l'accompagner dehors, et,

une semaine plus tard, accepter un thé dans

la pâtisserie , quand la jaquette et la jupe amé

ricaines eurent définitivement sanglé les for


mes de la bouchère. Les jeunes personnes

de la crèmerie assistèrent à ce triomphe de

leur égale . L'attribuant au sculpteur, elles

obtinrent de leur tante qu'il les parât . On les

vit, désormais , le dimanche, sortir , la raquette

de tennis au poing, et revenir, graves, droites,

de la prairie consacrée par leur club à cet

exercice de ladies . Cependant, elles crurent

bon de supprimer" la vache peinte de l'ensei

gne, comme un emblème trop vulgaire. Bien

tôt, Candor fit déboulonner sa marquise art


134 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

nouveau , anéantit son étalage extérieur et

substitua ces mots : Comptoir d'alimentation , à

ceux d'Epicerie Candor.

Aussi, le quartier se transfigura, tous co

piant les nouvelles manies des principaux

négociants. Le député radical, le père Gédéon ,

comme on l'appelait, ne reconnaissait plus ses

électeurs que dégoûtèrent sa redingote fri

pée, sa tignasse grise et ses bottines à élasti

ques. Autour de sa table, à la Lorraine, des

zélateurs manquèrent, le samedi soir. Il s'in

quiéta. Lors d'une réunion publique où il ren

dait compte de son mandat, il vit la salle rem

plie de personnages froids, distingués, silen

cieux. Plus de bons zigs débraillés, d'ivro

gnes enthousiastes acclamant les sonorités

de ses phrases.
L'Homme Heureux m'avait conduit là . Sou

dain il escalada la tribune et poussa des col

les sur la production du fer en Amérique, en


Allemagne et en France . Il cita des chiffres

relatifs à la capacité du travail des machines


CLARISSE ET D'HOMME HEUREUX 135

outils et des forgerons anglais. En vain, le

pauvre orateur essaya -t- il de masquer son

ignorance en vitupérant contre le péril clé

rical et les complots de la réaction . Sa rhéto

rique ne convainquait plus . L'horloger, son

vieil adversaire, le ridiculisa, et le commandant

Dunel le mit à rien, par leurs critiques savantes ,

applaudies.

Ce désastre prouva donc au sculpteur Emile

Vanders que son art avait, en adoptant les

moyens du tailleur, engendré plus de beauté

réelle dans la ville, plus de beauté spiri

tuelle et plastique, qu'en pratiquant les moyens

de l'esthète. Et, près d'être riche, il remercia

la sagacité de son parrain .


IX

L'Homme Heureux fut content de cette

gratitude. A l'intention de son filleul il sut

découvrir une fiancée charmante autant que

bien dotée . Les ayant unis, il le regrette main

tenant pour ces raisons qu'il m'énumère.

Le matin, Emile saute du lit et se précipite

vers la psyché . De la tête aux pieds, il regarde


l'ensemble des lignes , avant d'approcher le

miroir. Il déplore la maigreur de ses jambes

qu'il se plaît cependant à reconnaître lisses

et sveltes ; et celle de ses bras, gracieuse

ment nerveux , toutefois. Dans le peignoir brun


qu'il enfila, par-dessus la chemise de soie bleue

et le caleçon mauve , il peut se comparer,

d'ailleurs, à quelque noble citoyen de ville


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 137

antique , sur les bords phéniciens de la Méditer

rannée, Tyr, Carthage, même l’Alexandrie

des néo-platoniciens . Non sans élégance, il

eut traîné ses savates de maroquin vert le

long du môle, en riant, le poing sur la hanche ,


aux petites courtisanes coiffées de fleurs fraî

ches . Ce costume lui sied bien mieux que la

redingote modèle, le pantalon et le tube noirs .

Au moins ce met en valeur la grâce du corps .

Cela compenserait les fâcheuses teintes d'une

figure quasi hâve, de joues près d’être mûres,


d'une patte d'oie ironique au coin des yeux

sévères, de bandeaux châtains trop amincis

en haut du front craquelé. Emile soupire,

avançant contre la glace pour inspecter le

travail de l'âge sur sa face . Il constate que cinq

ou six veinules rougissent davantage au pli

de la narine. Et c'est un immense chagrin qui

lui serre l'estomac .

Car, s'étant retourné, il contemple dans

le lit de fleurs sculptées, son épouse jolie.

Elle sommeille encore de tout son coeur, avec


138 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

un visage d'enfant rose, paisible, sain, blotti

contre le bras potelé que submergent les

ondes fauves et brunes de l'énorme cheve

lure éparse au milieu des guipures candides,


dos broderies blanches ornant les draps et les
oreillers.

« Quelle sottise ai-je accomplie, murmure

t - il, le jour où je demandai la main de cette déli

cieuse enfant. Pourquoi m'aimerait -elle , moi ?

Doit - il l'ennuyer de voir mon visage las, mes

nouvelles rides et mon teint blême ? Je la plains


si elle ne me trompe pas. Mais certainement elle

adore quelque joli garçon, le grand Sachscufrag


dont j'admire moi-même la beauté mâle et la

distinction ; ou bien le petit Bourdot brun


passionné, aux allures de toreador. Que leurs

embrassements doivent être merveilleux ! Et

moi, que fais - je ici, dans la vie de cette petite

âme claire, joueuse , ambitieuse, éprise de gran


deurs romanesques et légendaires ? Sûrement

elle trouve le moyen , entre deux visites, d'ae

courir chez l'un ou chez l'autre, de se ruer dans


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 139

des bras fous , de frémir, de sangloter de bon


heur. Comment douterais - je que cela se passe ?

Parce que je ne l'ai point surprise ? Superbe


raison ! Denise est adroite . Les romans et les

comédies lui enseignèrent les six mille et un

moyens de trahir la foi conjugale, sans qu'il y


paraisse. Jamais la finaude ne se laissera dé

couvrir ... »

Emile, en soupirant, sourit. Son indulgence

lui agrée. Il s'estime de n'être point furieux

à de tels pensers ; de ne point, comme un goujat,

songer à l'espionnage, à la poursuite dans le

dédale des rues , aux stations devant les rez

de- chaussée ; à l'altercation, au scandale, au

meurtre stupide et bestial, au duel inutile,

à la grotesque apparition du commissaire

devant un jeune homme en caleçon et une Eve

arrogante. Là -dessus, voici l'épouse qui s'ém

veille. Elle tend les bras. Elle appelle Emile,

le couvre de caresses délicates et bonnes, lui

rit et lui pleure, le console et le désire en fris


sonnant.
140 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

« M'aimerait -elle donc, objecte-t-il ? Se peut

il qu'elle me chérisse ? Et pour quels motifs ?

L'agréable vie que mes efforts lui font : ce

petit luxe , cette situation, dans le commerce

parisien , ce renom de sculpteur adroit et de

négociant malin ; mon titre de capitaine de


réserve ? Elle semble tellement sincère. Nos

voluptés se goûtent mutuellement. Elle en

donne des marques évidentes. Peut- être m’aime

t - elle assez pour ne pas me trahir ? ... Après

tout elle me consacre sa vie. C'est incontestable,

Elle contrarie très peu de mes caprices . Co

que je lui propose l'enchante toujours. Elle

déteste ce que je lui déconseille . Et voilà

des années que cela dure . Nulle querelle grave.

Je ne lui sais pas d'amitié qui l'absorbe, qui

la sépare de moi . Les soucis de son intérieur

accaparent presque tout son temps de jeune

femme élégante, soucieuse d'atteindre l'apogée

de l'harmonie pour le décor que lui fait l'art

nouveau dans notre logis clair . Serait - il pos

sible ? ... Allons, tu t'en fais accroire, mon vieux


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 141

Trève d'illusions niaises! Iln'est point de femme

accorte pour se contenter d'un mari tout seul.

Voir les littératures et les annales. Sois con

1
tent de posséder une amie , une véritable amie,

une brave petite personne dévouée de tout son

cour, qui t'évite les peines inutiles, qui mène ton

ménage au mieux , qui reçoit brillamment tes invi

tés, et rend ta maison noblement joyeuse, qui te

livre, à chaque minute où tu le désires, le

spectacle de sa beauté fraîche et les gentillesses

de son humeur égale. Toutes ces qualités supé

rieures et rares, tu les éprouvas dans les con

jonctures les plus difficiles. De cela , tu ne

saurais , au moins , douter. Qu'importe, si,

par hasard, au sortir de chez la modiste, De

nise emploie la demi-heure de surplus à jouer

amoureusement avec un adolescent savoureux,

avec les vices d'un faune ? Qu'importe , en

vérité... Qu'importe ! Ses qualités compen

sent extrêmement sur ce défaut naturel . Va,

ne la tracasse point avec tes soupçons. Laisse

là ta perspicacité morose . Ris donc . Voilà


142 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

le petit chien qui jappe et mordille la robe .

Amuse -toi. Combien adorable est l'enfant qui

lutte à quatre pattes sur la fourrure contre la

bestiole hargneuse et grognante . Qu'importe

ce que tu peux ignorer ?

« Qu'importe ? Mais oui qu'importe ? Le

jour de nos fiançailles, je me suis promis de

n'être point jaloux, d'accepter ce que la diffé

rence de nos âges, en somme, excuse. Je me

disais : « L'essentiel, c'est que l'agrément dure

deux ou trois années. Mes maîtresses ne m'oc

cupèrent point au delà. Après, j'aurai fini de

désirer ma femme. J'aurai, cela est fort pro

bable, envie d'autres chairs . Nous vivrons en

camarades, elle et moi. Je ne lui demanderai

pas d'être absolument fidèle. J'exigerai seu


lement qu'elle ne m'oblige pas à m'apercevoir

de ses liaisons. Eh bien ! ce contrat est parfai

tement observé. Je ne suis pas contraint de

m'apercevoir. Cela dépend peut-être de facultés

peu sagaces. Mais je ne suis pas contraint de

m'apercevoir . Alors ? Pourquoi me torturer


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 143

?
l'esprit à vouloir deviner ce qui se passe

Pourquoi faut - il souffrir, pourquoi ? ... Au lieu

de m'en remettre à des apparences heureuses ? »

Ainsi l'imagination d'Emile discute. Tandis

qu'il s'habille, va, vient, descend à son bureau

de tailleur , compulse les registres, signe la

correspondance, dépouille le courrier, visite

l'entrepôt, gourmande les hommes dans l'ate

lier de coupage , bouscule les comptables,

remet l'argent au caissier, reçoit les clients

et les voyageurs .

C'est un homme sec, fort + bien mis, la mous

tache en crocs et la barbe en pointe . Il se tour


mente en raisonnant. La dévotion intransigeante

d'une mère très catholique, la sévérité d'un

père Breton, capitaine de frégate, sot et têtu ,

garantissaient l'excellence des principes par


le moyen desquels fut élevé Denise , d'abord

chez ses parents, puis chez des religieuses an

glaises. Elle fut ravie de quitter ces tristes

milieux, pour s'épanouir dans la vie parisienne,


dès seize ans, aux côtés d'un homme actif ,
144 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

assez heureux en affaires, et qui lui fit l'exis

cence plus joyeuse.

A mon sens , elle demeure très fidèle à son

mari, par gratitude, et aussi par amour, bien


qu'Emile en veuille exagérément à son propre

physique . Il garde ses façons d'artiste, très

souvent gaies. Ces manières - là ont toujours

séduit les belles. Je n'ai pas ouï -dire que celle -ci

ait , en aucune heure, prêté à la médisance,

sauf auprès de ceux qui vilainement aiment


raconter des abominations sur chacune ,

à tout hasard. Lucrèce n'échapperait pas à

ceux-là , ni Denise . Il se peut, certes , qu'elle

ait, parfois , échangé des brocards un peu vifs ,

entre les danses, avec les valseurs qui la cour

tisent. C'est là tout. Mon avis reste partagé

par nos amis communs. Je connais Emile . Sa

manie de soupçon le gêne beaucoup . Elle l'ob

sède. Souvent elle l'empêche de travailler .

Il ne s'en peut défaire, quoique sa raison le


blâme et le raille .

L'autre matin , j'étais assis dans son bureau ,


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 145

dont les fenêtres encadrent la rue. En toilette

sobre, Denise entra, toute prête à sortir .

« Il faut, dit -elle, que tu me fasses établir

le téléphone en haut . Je m'éviterais ainsi mille

courses inutiles chez les fournisseurs, et je

pourrais enfin m'appliquer à la musique. Je

la néglige trop. Je perds mes doigts . A courir

comme ça dans le quartier, je ne fais plus rien

d'intelligent . Je ne puis pas descendre pour

téléphoner chez toi . Cela te dérange. Tu as tou

jours du monde . Permets -moi de comman

der un appareil. — Ainsi tu pourras Lui parler

de chez toi, plus commodément, et ça évite le

danger des lettres surprises, » rispostait aussitôt

Emile , en riant, comme s'il plaisantait. Je

saisis que sa parole moqueuse masquait mal le

réel du sentiment . Sa femme haussa les épaules

et me dit : « Vous croyez qu'il joue ? Nulle


ment. Au fond c'est bien cela qu'il pense.

Allons, je renonce à mon téléphone. Je patau

gerai dans la boue donc , cet hiver, tous les

matins. » Et, charmante, elle embrassa longue


10
146 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

ment son jaloux . Je perçus nettement ce désir

de le consoler, de le réconforter, de lui inculquer


un peu de confiance par ce baiser chaleureux.

Il parut assez vite se distraire de sa mauvaise

supposition. Denise reprit : « Je n'ai pas vu


maman depuis une grande semaine . Je devrais

lui faire visite après midi . Ma pauvre vieille

finira par se fâcher ; et elle aura raison . Ça ne


t'ennuie pas que je sorte à trois heures ?

Du tout, du tout ... , ma chérie . Sors à ton aise .

Va chez ta mère ... N'est-ce pas ton prétexte

habituel ? ... » Et il ricana douloureusement ..

« Tu ne peux pas venir avec moi ? s'empressa


t - elle d'offrir . Tu devines que non. J'attends

cet Anglais de Shanghaï pour l'affaire des soies .

Je suis cloué, moi, je suis cloué ;... telle une


ramure de cerf à la muraille ! » Et il rit encore .

« Voyons, mon grand sot, ne dis pas de bêtises.

A quelle heure es-tu libre ? Nous irons la voir

ensemble, maman . Tu n'ignores plus combien

tu lui feras plaisir en m'accompagnant.

Tu serais, répliquạ -t-il aussitôt, bien confuse,


HEUREUX
CLARISSE

L'HOMME

147
ET
$

si je te prenais au mot . Mais je ne veux pas

qu'Il t'attende vainement toute la journée,

puisque c'est une partie promise . Et le plus drôle

ajouta -t- il, en se tournant vers moi, serait que


ce fût vrai ! Va chez ... ta mère ... à trois heu

res . Emile, tu t'amuses trop de tes facéties,

je t'assure. Je vais envoyer un bleu à maman .

Nous dînerons tous les deux à sa table . Elle a

reçu une lettre de papa , L'Aréthuse estmouillée

à Saïgon . La bonne dame aime tant nous lire

à haute voix les descriptions de son marin .


Elle sera enchantée si nous lui demandons

à partager sa rouelle de veau . - Je ne puis pas .


Je retiendrai sans doute à dîner ici l'ingénieur

des Clafayel qui veulent monter à Saint- Denis

une fabrique de draps anglais. Il faut que je


sois de l'affaire ... Va faire ta visite à trois heures,

puisque c'est convenu ... »

Ainsi, leur conversation dura, tragique et

comique à la fois , Je regardais Emile rire et

souffrir, Denise rire et souffrir, l'un de ses

soupçons, l'autre de l'humiliante opinion qu'elle


148 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

suscitait au coeur de son mari. Enfin elle nous

quitta , certainement à regret, quand le gar

çon de bureau eut annoncé la présence d'un as

sureur . J'allais prendre congé à mon tour, lors .


qu'il me dit : « Ne vous levez pas maintenant.

Je pourrais croire que vous avez hâte , de la re

joindre. Oui, mon cher ... C'est ainsi. Je deviens

absurde . Impossible de me rendre sage. Tenez ,

tout à l'heure, pendant que nous causions

de la lutte commerciale qui s'accentue entre

les gens de Liverpool et ceux de Hambourg,

du dialogue aigre -doux entre Chamberlain et

Bülow , et des chances de guerre économique

entre ces deux marchands, Sachsenfrag sortait

de la maison d'en face . Il y habite . Il est natu

rel qu'il en sorte parfois et même le matin

pour ses courses. N'empêche . Si ma femme a be

soin de se rendre jusqu'à la boutique de Mme Pin


gon , dans la même heure , je suis sûr tout le

jour qu'elle a retrouvé ce voisin . Qu'il revienne,

comme tout le monde, le soir, vers sept heures,


et que Denise, ayant achevé ses visites, rentre
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 149

dans le même temps, ma conviction de


leur adultère se précise . Je suis malade

la nuit entière. Qui : c'est idiot ... Mais

certainement il est impossible que Denise

calcule chacun de ses actes de telle sorte que

rien d'analogue ne se produise. Et je n'entends

point la condamner à des précautions insuppor

tables. J'ai déjà passé les limites permises


de l'autorité maritale. Néanmoins, avouez

que nous avons lu mille et un contes relatant

des péripéties de trahison aux aspects identi


ques. Je ne puis donc me résoudre à la croire

coupable, ni à la croire vertueuse. Et ce doute

perpétuel tue mon énergie. Je ne vivrai guère


vieux ...

« Me rendre compte ? La suivre ? La placer


sous une surveillance occulte, afin de me per

suader par là qu'elle se garde chaste ? Ce ne

servirait de rien , si le rapport est favorable .


J'arriverais tout de suite à me démontrer que

je n'ai pas su la pincer, ou qu'elle a soudoyé

mes espions, secrètement. Et puis, je me trouve


150 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

assez ridicule , sans , par là-dessus, me préci


piter dehors, à toute minute , utiliser les ruses

des Sioux , guetter à l'ombre du parapluie

ruisselant , en face d'une porte cochère. Dans

le cas où je commencerais ce jeu, il s'éterni.

serait . Adieu le travail, donc le pain quotidien ,

et les quatre choses qui permettent à la vie

de n'être pas complètement odieuse ... Des

remèdes ? Oui : m'acoquiner avec une mai

tresse, comme je me l'étais jadis proposé, vers

le temps de mes fiançailles. Ah, ouiche !

Voici ce que je n'avais pas prévu : que Denise


soit véritablement honnête, qu'elle apprenne

mes frasques ? Alors, elle se désespèrera,

elle subira tous les chagrins atroces. De ma part,

il serait injuste et déloyal de la navrer. Par

esprit de revanche , ne me tromperait -elle

pas ouvertement, let n'aurais-je pas ainsi décidé

la catastrophe que ma vésanie redoute ? Donc :

faux calcul. Je ne puis rien savoir, rien faire. »

Emile croisait les bras pour me dévisager

triomphalement, heureux de me prouver quelle


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 151

victoire sa folie tenait, et combien il demeurait

l'esclave de la mauvaise obsession . A plusieurs

reprises, le garçon de bureau lui présenta des

cartes. Il n'y jeta point un coup d'ail . « Priez


d'attendre ! », ordonnaient les saccades de sa

voix . Se complaire dans la dérision de sa souf

france lui était un bizarre, un douloureux plaisir .

Je cherchai des paroles calmantes et logiques .

Il riposta par des arguments rapides, préparés,

irréfutables. J'invoquai l'excellente éducation

de la jeune femme , ses nombreuses qualités,


son orgueil, le choix sain de ses relations,

Il citait les titres de romans et de drames do

cumentaires qui consacrent la parfaite fra


ternité, dans la même âme féminine, des meil

leures vertus et de la faiblesse sentimentale

ou sexuelle . « Et puis, qu'importe ? lui lan

çai-je , si, moyennant des défaillances possibles ,

elle vous donne , à part cela , l'essentiel de sa

bonté , de sa jeunesse et de son dévouement ?

Eh oui, qu'importe ! »

Il ricana très amèrement,


152 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

Je le laissai. Depuis lors, je songe à l'affreuse

vie morale de ce couple infortuné. Ils possèdent,

hors cette peine, tous les éléments du bonheur.

Mais il n'est au monde que moi qui se puisse

affirmer l'Homme Heureux >>


X

D'ailleurs, l'amour conjugal, me dit-il, est

décevant parfois et aux époux les mieux


assortis .

J'ai marié, voici quatre ans, ma nièce

Hélène à mon ami Julien T... Elle est fort

plaisante . Les bronzes et les cuivres de sa cheve

lure chargent copieusement son visage de

nymphe saine, où les yeux gais caracolent.

Sa taille est digne de la statuaire . Sa démarche

de jeune Cérès provoque le désir des passants

qu'assagit tout de suite la sévérité de ses cos

tumes et la mine loyale de sa pudeur. J'ai


bien envié mon ancien secrétaire au moment

des fiançailles. Je crois même avoir difficile


ment contenu mon émotion lors de la cérémonie
154 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 7

nuptiale . , Depuis le couvent, Hélène avait

vécu plusieurs saisons auprès de ma soeur .

Je m'étais doucement accoutumé à ce que mes

regards fussent réjouis par le spectacle de cette

ferme beauté, de cette noble camarade, de

ses indignations honnêtes devant les saloperies

quotidiennes du monde . De son départ, je me


consolais , pensant à ce bonheur d'amoureux

véridiques . Elle adore son mari , qui n'est

pas moins intelligent que laborieux . La chance

a voulu qu'il se distinguât par ses travaux

d'ingénieur. Il prospère, jetant des ponts sur


les fleuves, installant des turbines motrices

sous les cascades, calant des dynamos dans les

maçonneries des usines, édifiant des phares

au bout des jetées . Il améliore par son savoir,

l'aise humaine en simplifiant les besognes ou

vrières, grâce à mille petites inventions pra


tiques capables de diminuer l'effort nécessaire et

pénible .

Hélène admire que son mari consacre l'exis

tence à cette tâche , Au reste , il est adroit pour


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 155

faire valoir ses mérites . Sous les apparences

d'un homme froid, positif, pourvu d'une élégance


sombre et correcte, il dissimule de l'exubérance

native. Ses petits succès l'enivrent au point de

le faire sauter seul dans sa chambre, le soir . Le

souvenir d'un mets savoureux l'enchante plu

sieurs semaines . Il cultive les arts du sybarite,

chérit le confort . Son imagination s'exerce aux


désirs sensuels continûment.

Comme je soupçonne Hélène d'être asservie

à de chauds instincts , j'ai prévu qu'il lui fallait

un époux capable de la ravir par mille procé

dés ingénieux et rares . Les maîtresses de Julien ,

quand elles le trompaient avec moi , les miennes ,

après m'avoir trompé avec lui , lors de son

célibat, m'avaient toujours avoué ou laissé

comprendre quelles sagacités non pareilles ren

daient inoubliables ses jeux intimes et ses em

brassements . J'estimais donc avoir remis ma

chère Hélène en des mains valeureuses. De

fait, elle se dit sincèrement contente jusque

lundi dernier. Rentrant chez moi, après avoir


156 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

été voir un parent très malade, je la trouvai

quasi-démente près de ma femme. Ses sanglots,

ses fureurs m'apprirent que son mari la trahis

sait pour des filles de luxe , et qu'elle en possé

dait la preuve. Afin de sauver son père en mal

d'appendicite, Julien avait dû payer une dé

pense considérable et subite, les frais d'une

opération chirurgicale. Il avait signé tout à coup

un chèque détaché de certain carnet que sa

femme n'avait jamais vu . Machinalement, elle


examina les talons, devina très vite que

c'étaient là des fonds secrets . Il lui fallut peu

d'astuce pour se renseigner le lendemain au

Comptoir d’Escompte . Son mari possède là

sept mille francs touchés à la muette , et qu'il

utilise apparemment à l'avantage de vices


mystérieux.

Le désespoir d'Hélène me navra . Comme n'im

porte quelle catin de bas étage, elle parlait de

rendre la pareille. Elle prononçait des mots


de vengeance . Cette déchéance dans un être de

droiture et de santé morale me désolait . Je


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 157

crus indispensable d'avertir aussitôt Julien

et de le ramener avec son repentir aux pieds


d'Hélène .

« Ça t'étonne ? répondit -il à mes premiers

blâmes . Ça t'étonne ? Eh bien ! ça ne devrait

pas t'étonner : voilà tout ... Oui ... oui : tu vas

me répéter qu'Hélène possède un corps su

perbe, que son temperament se doit prêter

à mes goûts , qu'elle est appétissante autant que


femme du monde. Je ne le nierai pas . C'est

entendu . Eh bien , mon cher, de tout cela , je ne

puis savourer que des bribes, de menues bri

bes, des miettes fragmentées en mille petits

atomes insipides. Certes, pendant mon voyage

de noces , et parfois , à la campagne, l'été , elle

me donne de belles heures. Mais à Paris, dans

cet appartement, depuis trois ans et huit mois ,

je n'ai pu me rassasier, une fois , ... tu entends :

une seule fois ... de la beauté d'Hélène ... C'est

ainsi, mon cher. C'est ainsi... Tu n'ignores pas

que je suis un voluptueux, tel Krupp à Caprée.


Donc, je la désire avec ardeur. Comment,
158 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

dès lors, veux - tu que je me contente avec les

miettes seules, du repas exigé par mon solide

appétit ? ... Hein ? ... Comment veux -tu ? ... Ah !


cette pauvre Hélène ! ... Enfin !

« Je vais t'expliquer puisque tu fais l'im


bécile . Assieds-toi là ... Tu me reproches assez

souvent de mener la vie mondaine pour te douter

que, six jours sur sept, nous rentrons après le

souper qui suit les réceptions ou le théâtre .

Sur les images, dans les livres, on voit qu'au

retour de ces plaisirs, les amants so ruent

aux délires de l'amour en saccageant leurs toi

lettes de bal. Dans la réalité, on rentre chez

soi vanné, stupéfié par la digestion pénible

du champagne et des liqueurs mêlés aux poids

du foie gras, des volailles en gelée et du ho


mard à l'américaine. Le carcan du col vous

étrangle. Le vernis des bottines vous pince les

orteils . La ceinture du pantalon vous scie

les entrailles . Le corset vous meurtrit les han

ches. Quelques besoins naturels, longtemps

retenus, sollicitent impérieusement. Voilà le vсai.


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 159

On ne pense , l'un et l'autre, qu’à courir au cabi

net de toilette , afin de soulager sa vessie,

se rincer la bouche avec des menthols pimentés,

libérer sa taille du corset et du pantalon,

rafraîchir à grande eau ses oreilles congestion

nées , revêtir du linge frais , et marcher à pieds

enfin nus sur le tapis . Ouf. Alors , les époux

se considèrent avec plus d'indulgence et nous

ne gagnons pas le lit sans l'espoir d'éprouver

bientôt nos vigueurs amoureuses . Oui mais ...

Va te faire fiche. Hélène, à peine couchée ,

s'endort comme ces bébés de bazars qui fer

ment les yeux dès qu'on les place dans la posi

tion horizontale. La pauvre enfant n'en peut

plus. Si , par hasard, je m'oblige, par bienséance,

à retarder son sommeil, nous pressons l'un et

l'autre notre petite épilepsie, satisfaction

moindre évidemment que celle de ronfler .

Donc, le soir, rien à faire pour Eros ...

« Le matin serait une heure favorable aux

ébats . On aimerait, en paressant, sous le rayon

de la fenêtre entr'ouverte , se marquer par dif


160 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

férentes gymnastiques une affection réciproque.


Tu crois cela ? Pas du tout : la cuisinière entre ,

et elle exige des indications pour son marché.

Aloyau, filet ou escalope ? Mes velléités sont

ensevelies sous une telle prose . Le dilemme

entre les poireaux et les échalotes, entre les

épinards et les endives , réduit à rien ma strophe

priapique. Si j'attends que le cordon -bleu soit

parti , la femme de chambre heurte bientôt

à l’huis , car le receveur du gaz réclame le paye


ment de la facture mensuelle. Il faut se redres

ser , fouiller la bourse, découvrir la monnaie

toujours insuffisante, un billet de banque à

changer. Fatalement, cette dépense suggère

des réflexions indispensables sur l'économie

du ménage. Nos embarras financiers nous dis

trayent de notre passion . Et je songe que, pour

remédier au déficit, il n'est que le travail .


Donc , à bas du lit. Je me hâte de rejoindre mes

épures et mes calculs, mes bouquins de méca

nique. D'ailleurs, le valet de chambre annonce


que l'homme du Louvre attend les « rendus »
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 161

et que le menuisier demande où poser les plan


ches dans l'office .

« Si nous avons pu nous aimer , parmi ces

intermèdes, Hélène et moi , ce fut rapidement,

grossièrement, l'oreille tendue et le coeur

anxieux d'être surpris par les domestiques.

Nous n'avons pas eu le temps de préparer

ni de prolonger le plaisir, en telle sorte qu'il

pût devenir de la volupté. Nous pourrions laisser

le verrou . Mais elle a honte d'entendre nos gens

venir à la porte, cogner, attendre. Sa chasteté

d'honnête femme soupçonne ce qu'ils ima

ginent, ce qu'ils épient, et les railleries dont

ils s'amuseront à l'office . Cette idée- là lui est

insupportable. Elle croit sa dignité compromise


devant les inférieurs s'ils la pensent capable

de fonctions sexuelles . Il faut à ses amours la

pudeur du secret absolu . Sinon , elle souffre.

Plusieurs fois, j'ai voulu la contraindre à ne

pas répondre quand la camériste et son pla

teau parvenaient intempestivement sur le seuil

de notre chambre . Hélène ne prenait vraiment


11
162 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

aucune joie à nos baisers . La vergogne abolis

sait le plaisir . Je tenais dans mes bras un corps

effarouché, une âme absente de notre émoi, uni

quement énervée par les curiosités en attente


derrière les battants de chêne. Et nos emprises

furent toujours médiocres, pour cette cause, à

de tels instants .

« L'après-midi, les devoirs de ma charge

m'entraînent, à l'ordinaire, loin de chez moi .

Je ne rentre que vers six heures du soir. Sou

vent avide de tendresses, Hélène achève un

peu plus tard ses visites et ses courses. Vers '

sept heures , nous serions libres de nous enfer

mer, de nous chérir, si les membres nombreux

de nos familles, sûrs de nous trouver à cette

heure - là , ne s'avisaient quotidiennement de

sonner. Mère, belle-mère, tante , beaux - frères,

belles-soeurs, oncles et cousines ne permettent

point que nous jouissions de ce loisir. En passant,

ils montent, pleins de sollicitude, forcent la

consigne du valet, pénètrent notre domicile

en nous appelant par nos petits noms . Chacun


OLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 163

sait quelque nouvelle grave à nous apprendre.

Soit que l'oncle Bertrand ait échappé à la

sciatique, soit que la petite Gabrielle ait eu

ses jetons au cours d'anglais, soit que Charles

ait été privé de sortie au collège pour son igno

rance de la mécanique et des logarithmes,

soit que le cousin Edouard ait écrit comment il

s'arrangeait des marches militaires pendant ses

vingt-huit jours, etc..., etc ... Bref, l'appré

hension où nous sommes de recevoir nous défend

de nous débrailler , les rares jours ou personne ne


survient ... Tu ris ... Mais c'est atroce , mais

c'est infernal !

« Ensuite ? C'est l'heure du dîner. Il faut

passer l'habit, la toilette décolletée, se jeter,

en retard , dans la voiture, ou bien se planter


au milieu du salon , espérant le coup de son

nette de nos invités. Quand ils nous quittent,

après le bridge, il est trois heures du matin .

Nous nous couchons , harassés par les mille


petites angoisses qui lancinent les maîtres

de maison . N'a - t - il pas fallu s'apercevoir


164 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

que le maître d'hôtel avait oublié de passer

le champagne. Et la vieille dame qu'on a dû


distraire dans le coin où elle bâillait . Et le flirt

trop indécent à gêner pour que la maison garde

son renom honnête ! Et les adversaires à

maintenir dans des groupes différents, afin

qu'ils évitent d'échanger en sourdine leurs véri

tés ! Et le monsieur positif à débarrasser du


raseur enthousiaste ! Et la femme honnête à

sauver du séducteur ! Et l'amant à séparer de

sa maîtresse , pour que le mari ne soit pas


chagriné par leurs chuchotements ! Et l'in

venteur besogneux à écarter du millionnaire

dyspeptique ! Et ... Et le reste ! ... Ne ris donc

pas . Es-tu bête ... Toutes ces tactiques nous ont

exténués. Hélène est fourbue, littéralement

fourbue. Moi -même... je flanche, A trois heures

du matin , je flanche ... Ma pauvre Hélène !


Il lui a fallu se débattre entre quatre ou cinq

soupirants, trembler pour le faisan qui n'était

pas cuit à point, et pour la mousse de foie gras


dont il n'y avait pas suffisance . Ces petits
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 165

malheurs l'obsèdent encore durant notre bonsoir ,

Et souvent il arrive que , trop las , nous renon

cons à le dire autrement que par le mot banal ...

Ecoute , mon cher , tu m'agaces à rire tout le

temps. Ce n'est pas si drôle ...

« Ainsi, tu le vois , je suis entièrement sevré

par la vie conjugale des voluptés légitimes .


Malgré son temperament, Hélène demeure inca

pable de m'en fournir . Je me suis lassé d'es

poirs trop vains . Le sort et la vie me sèvrent

des joies que ma femme me dispenserait ...


Je sors à jeun , ou presque . De belles filles me

tentent, au dehors , en me promettant leur


réalisation . Il advint qu'après de longs scru

pules, une fois, je cédai. Ah, le merveilleux

après -midi de luxure , dans un petit entresol

japonais, rue de Moscou , sous les feuilles du

palmier inaltérable . Stylée, la petite bonne ne

vint pas heurter à la porte, ni l'employé, ni


l'homme du Louvre, ni la cuisinière, ni le me

nuisier, ni les parents, ni les intimes. Il n'y

eut personne pour s'opposer à nos jeux de


166 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

faune et de nymphe . C'était la première fois,

depuis trois ans . Ah mon vieux ! Je regoûtai


les paroxysmes de mes anciens délires . Tu

parles ! Si troublante fut l'émotion, si parfaite

la satiété langoureuse, que ma mémoire garda


tout entière la convoitise de les renouveler .

Tu me connais, hein ?

« Je n'aime pas moins Hélène. Je crois même

que je la chéris davantage, si je mesure le cha

grin que j'éprouve en la trahissant . Aussi je

l'épargne, je ménage sa délicatesse. Je ne veux

pas qu'elle puisse redouter une rivale . Je ne le

veux pas . Je m'impose de ne jamais boire deux

fois les mêmes lèvres de courtisane. Je change

de servante à chaque caprice de mon instinct.

A cela, je m'engage formellement. Hélène n'a

point de rivale. Parole d'honneur ! Elle n'a

pas de rivale. Lui convient-il d'être jalouse

de ces petites masseuses qu’un peu d'or satis

fait. Je te jure que j'aime Hélène comme avant ...

Plus qu'avant... puisque c'est elle qui m'inspire

des désirs insatiables... D'ailleurs, ce n'est


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 167

pas elle que je trompe, mais l'obsession des

nécessités ménagères ... C'est elle que j'aime ,


les appa
en vérité , passionnément sous

rences des petites cocottes qui m'accueil


lent.

Tu ne l'aimes pas assez , fis -je, pour lui

éviter la douleur de te savoir infidèle. Pas

assez pour faire à sa vertu le sacrifice de tes

appétits. Pauvre et minable amour que le tien .


Car, enfin , Hélène souffre des mêmes inconvé

nients qui te harcèlent. Et si elle prenait aussi


les libertés que tu t'accordes ? Tolèrerais -tu

qu'elle s'attardât des après-midi dans les cham

bres des garçons de café quand bien même , elle

changerait, chaque fois, de partenaire ?

Ce n'est pas la même chose ! Non , ce

n'est pas la même chose . Hélène peut devenir

enceinte des ouvres d'un passant et , introduire

dans ma race un être de sang vil ou de caractère

médiocre . Je n'encours pas le même risque.

Tout est là . Mes plaisirs ne peuvent corrompre

l'avenir moral de ma descendance. Les siens


168 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

peuvent le corrompre. A cause de cette diffé

rence physique, il ne peut y avoir d'égalité

entre nos droits respectifs ...

Julien caressait en parlant, sa jolie barbe

blonde, retroussait les crocs de ses moustaches,

découvrait la pourpre de sa bouche épaisse.


Il était un peu pâle, mais résolu à maintenir

ses privilèges naturels.

Cependant, je réconciliai le ménage, ayant

invité l'un et l'autre dans une petite villa

déserte, au milieu de la forêt . Plusieurs jours,

sans être dérangés, ils demeurèrent loin des

gens. Instruite par moi , Hélène sut apparemment

démontrer à son mari qu'elle n'avait pas besoin


de suppléantes. Pour le reste , elle a modifié

les règlements domestiques de son inté

rieur .
XI

-Oui ... confirmait Clarisse, après que nous

lui eûmes dit cette peine des deux ménages ;

le lendemain à souper ; ... oui, il y a les faibles

et les forts, il y a ceux que l'on séduit et que

l'on entraîne, parce qu'ils sont curieux de nous ,

parce que l'insuffisance de leurs facultés ne

leur permet pas de rassasier en quelques jours


toute leur envie de nous savoir . Ce sont des

esprits lents : ils ne connaissent totalement

leurs maîtresses qu'après des années de liai


son . Ils les veulent pourtant connaître sans

rien ignorer de leurs vices, de leur intelligence,

de leurs bêtises, de leur foi, de leurs trahi

sons. Ceux -là sont nos esclaves. Ils pâtissent

volontiers sous le fouet de nos caprices . Rien


170 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

ne les déçoit : ni les imperfections secrètes

de notre corps trop quotidien, ni les sincérités

atrabílaires de notre âme vraie, ni les inad

vertances de notre langue qui s'émancipe .

Languides et douloureux, ils se plaisent à

souffrir de nos défauts, interminablement. Ce

sont les faibles , les maris, les amants fidèles, les

gens d'habitude et qui redoutent l'inconnu des

changements.

Mais les forts nous apprennent en peu de

jours, en peu d'heures même. Leur sagacité

découvre promptement la trame de nos carac


tères. Tout de suite, ils mesurent les ampli

tudes d'oscillation entre le bien et le mal , qui

constituent le thème de nos pensées . Nous ayant

fouillées en tous nos replis de sensualisme,

de cupidité, de tendresse, de dissimulation,

ils sourient, bâillent, s'étirent et sortent contents

d'un nouveau souvenir .

Bien entendu, je ne veux nullement parler, ici,

des simples brutes qui nous conquièrent pour


la vanité ridicule de çrier leur victoire, ou pour
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 171

le besoin d'assouvir un appétit vif . Au contraire,

je désire vous éclairer sur des êtres extrême

ment perspicaces et d'une mentalité puissante .

Ce sont ceux qui, douze heures après avoir dé

barqué dans un pays lointain , disent, sur cette

terre, ses moeurs et ses énergies, les choses

essentielles que n'ont point devinées des voya

geurs consciencieux , depuis bien des saisons.

Ayant vu de loin une escarmouche, ayant connu


la guerre par les gazettes, ils en récitent tous

les menus détails et en expliquent les stra


tégies et les hasards complexes, plus aisément

que ne le sait faire un général vieilli sous l'uni

forme. Ils obtiennent des lumières étranges

et rapides sur toutes choses . Etre connue sans

erreur par un de ces hommes, fût-ce dans le

baiser bref d'une rencontre sans lendemain ,

c'est, pour les voluptueuses, un extrême plaisir


d'admiration . On a tant vu d'amants que pipent

nos plus vulgaires facéties. On a tant berné de

ces faibles qui , loin de s'aveugler cependant sur

notre compte, ne trouvent pas le courage de


172 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

nous abandonner, qui, lâchement, s'enlizent


dans la boue de leur habitude jusqu'à ce que

l'insolence des rivaux les chasse de notre vie .

Et voici , par chance, un qui me tente, puis se dé

livre de mes caresses, en révélant avec clarté

les ambages de mon âme les moins avouées à

ma conscience ! Quel héros, quel magicien ,

il m'apparaît. Je l'adore ainsi que la beauté

soudaine d'une ville, d'un pays subtilement


illuminés par le jeu des nuages...

... Et Clarisse parut voir une merveille

dans l'air du parc que colorait en rose , en blanc

légers les branches des arbres à fruits chargés

de leurs fleurs. Elle marcha quelques minutes

en silence. Le court fourreau de velours vert

collait aux jambes hardies , et à la gorge divisée

de la promeneuse. La fraîcheur du vent ani

mait l'éclat des joues et bousculait la cheve

lure sous l'étoffe du chapeau rouge . Clarisse

rattrapait les mèches folles, machinalement.

Elle se complaisait, nous le devinâmes, à

quelque souvenir . Ses pieds alertes en bottines


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 173

grises l'emmenaient vers les plaisirs de sa

mémoire plutôt que vers la surface ridée de son

lac . Nous la priâmes de penser tout haut en

notre faveur et de nous faire ainsi la grâce

d'entendre tinter sa voix . Cela manquait à

l'orchestre que faisaient les appels des passe


reaux et le bruit frissonnant des ramilles ba

lancées par la brise .

Je revois, dit -elle, dans la loge du Cercle ,

la figure d'un jeune homme attentif, durant que

je joue Bérénice sur la scène d'une ville provin

ciale. Il doit comprendre étonnamment tout


ce que mon art personnel ajoute à la tradition

du rôle classique. Bien plus , il semble prévoir,


à partir du second acte, tout ce que je vais prêter

de moi au personnage. Pour affirmer sa mine

brutale, tout concourt : le menton volontaire ,

la courbe du nez fort, la largeur du front à demi


masquée de cheveux fins, l'audace railleuse

de petits yeux tantôt gris, tantôt bleuâtres

et sertis profondément sous les sourcils noirs,

Sa façon de me désirer m'intéresse . Il aime la


174 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

passion que je feins, et, plus encore , le goût

que je mets à la feindre. C'est là qu'il me juge .

Il accorde que je comprends l'amour puisque je

sais trahir les sagesses de mes paroles nobles

en livrant, par mes intonations, la sensualité

latente de mon être. Bérénice est entière.

Son sang crie aussi fort que sa voix . Et mon

spectateur s'exalte. Comme pour bondir sur


moi, il se ramasse dans son fauteuil . Il se

contracte . Il s'engonce. Ses


Ses yeux bleuâtres

raillent, quand je sens mon essai vulgaire.

Ses yeux gris scintillent quand je réalise la per


fection de mes tentatives . Oh , il ne se trompe

pas . Il appréhende, en fronçant les sourcils,

l'hémistiche que je prononcerai de manière pres

que banale ; car je ne pus jamais le dire mieux,

sans perdre l'approbation de l'assistance inapte

à concevoir un raffinement supérieur de l'esprit.

Lui, méprise mes concessions au public , et

me les pardonne aussitôt. Son intelligence souf

fre avant. Son indulgence sourit ensuite .


Et il s'acharne à me désirer par de brèves
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 175

évidences ; mais non en affectant cette insis

tance d'hypnotiseur propre aux imbéciles , et

à quelques autres .

Déjà, le spectateur diligent sait tout mon

art , grande partie de moi , et presque toute ma

volupté que mes accents lui dénoncèrent.

Son regard m'a dit quel moment de l'extase

imminente, j'avais pensé avant de préparer le


son de tel vers douloureux . Son esprit, par là ,

se prouve capable de susciter, en moi , cette

seconde de rare luxure. Et me voilà prête à véri

fier mon espoir...

Aussi, dans ma loge, dès que je reçois un

mot de lui griffonné sur sa , carte et dans lequel

il se désigne, en me priant de le recevoir,

je fais répondre affirmativement par l'ouvreuse .

Après la représentation, il se montre : « Je vous

plains, dit -il, vous souffrez d'un ongle mal ro

gné. » De fait, en m'habillant, je m'étais

écorné l'ongle. Je n'avais pas eu le temps de le

limer, avant d'accourir en scène . Il m'assure

que cela se voyait à mes gestes du bras ;


176 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

que je semblais craindre l'effleurement d'un

tissu dont j'eusse accroché un fil ; que je tenais

mon doigt assez loin de mes vêtements pour

éviter cette sensation désagréable. Jamais


je n'aurais pu me douter que cela eût été per

ceptible. Devant l'éclat de la rampe, j'avais vite


oublié ce minime accident. Seul mon bras

avait pu se souvenir, par cette faculté de l'in

conscient qui veille, dirait - on , sur nos gestes

accessoires , tandis que notre esprit s'occupe

de choses meilleures. Comment, de sa loge,

mon spectateur avait - il pu deviner cette gêne


omise par moi-même ?

Vous voyez , reprit- il, rien ne m'échappe.

Je prétends vous imaginer exactement .


Là - dessus, il décrivit mon caractère, recons

titua mon passé , prévit mon avenir, non par le

menu, mais selon leurs grandes lignes, et de

façon surprenante. Il ajoutait, de-ci, de-là,


quelques détails très véritables.

Quand il s'agit de démontrer, sur la couche

amoureuse , qu'il ne se trompait guère en émou


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 177

vant avec adresse les cordes sensibles de ma

volupté, il ne commit guère de fautes . Nos yeux

se communiquaient nos désirs spéciaux , sans


que le langage ou les signes devinssent néces

saires. Nous eûmes lieu d'être satisfaits parfai


tement l'un de l'autre. Brun et solide, un peu

vulgaire de formes, sauf aux extrémités qu'il

avait élégantes et fines, son corps me fut brutal

et succulent. Nos gymnastiques s'éduquèrent.

Nous nous enseignâmes des jeux subtils et

frénétiques.

Le lendemain , il manqua le rendez-vous ,

puis, le surlendemain . Alors, j'eus la faiblesse

de lui rendre visite . Sa demeure était vieille,

sise au milieu d'un jardin triste et décoloré.

Avec crainte la servante m'introduisit dans la

majesté d'un salon bizarre. Un cuir doré, mat,

s'appliquait aux murs. De larges bandes en


velours noir l'encadraient. Noir était aussi

le drap des divans, des fauteuils commodes .

Noir était le marbre de la grande cheminée,

celui du socle supportant le bronze d'un Jupiter


12
178 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

Stator, celui de la table ovale soutenue par une

sirène de bois doré. L'éclat métallique des murs

se prolongeait dans le miroir du parquet lui

sant et nu . Les stores de soie jaune unifiaient

la lumière du dehors et l'atmosphère de la

pièce.

Ah ça, ... soupirai- je , ... faut-il dono que

je vienne vous relancer, Marcelin , au mépris

de ma dignité féminine et artistique. Et vous

n'avez pas l'air content de me revoir. Suis - je

importune ?

Il ne me répondit pas d'abord , mais il me

fit asseoir . Il ouvrit un meuble d'ébène, en tira

des flacons guillochés ; puis, mélangea quelques

liqueurs en deux verres de Hollande à longues

tiges frêles . Nous mêlâmes leur goût précieux

à celui de nos baisers suggestifs et profonds.

Il était vêtu d'une ample robe fauve qui seyait,

comme un froc, à sa tête d'inquisiteur barbu .


Venez voir ma vie, maintenant, proposa

t - il.

Nous montâmes dans un grenier blanchi à la


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 179

chaux , et garni de bibliothèques pleines. Par


delà les lucarnes, des corbeaux tournaient

autour des clochers et des pignons entassés

sur le troupeau des petites maisons aux toits

de tuiles moussues . D'un piano à queue, les

doigts agiles de mon amant obtinrent une

mélodie singulière, telle qu’une onomatopée

de voix humaine : la mienne. Je reconnus mes

inflexions verbales ; les cascades de mon rire

gai ; les angoisses de mes râles voluptueux ;

le sautillement de mes pas , et le bruit de mes

jupes en marche . Il découvrit un tréteau sur

lequel gisait une ébauche en glaise : 'ma nudité

palpitante et tordue de chatouilleuse . Il me lut

une page. Elle contenait l'expresse et secrète

vérité de mes états d'âme , depuis l'instant

de notre rencontre au théâtre jusqu'à la minute


de cette visite .

Que ne sais - je de vous ? ... demanda - t -il en


riant.

Sans doute, il ignorait encore de moi bien

des choses, mais rien de celles qui sont l’es


180 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

sence de ma nature, ou fixent l'apparence

de mes chatoiements. Je sentis qu'il était abon


damment rassasié de mes mystères ; et que je

serais, pour lui , désormais, une redite ennuyeuse .

Mais oui. Ne vous récriez pas si fort ! Toutes mes

caresses et tous mes arts eussent rabâché en le

choyant.

Je me rappelle que je restai debout dans cette

pièce mal charpentée, les larmes aux cils . De

vais -je me flatter d'avoir inspiré l'ébauche


de glaise, cette musique originale, cette prose

de psychologie pénétrante ? Devais -je me dé

piter d'avoir, en si peu de plaisirs, assouvi

toute une passion ardente ? Je ne savais. Ce

me consola d'admirer un peu le couplet, la

statue, le chapitre. Cruel , Marcelin me condui

sit dans une autre partie du grenier. Ainsi que,

sur les dalles de la Morgue, gisent des cada

vres tordus, cent femmes de plâtre s'étalaient

là, dans des postures significatrices de leurs

âmes. Pour inachevées et barbares que fussent

ces maquettes, elles n'indiquaient pas un talent


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 181

médiocre . Je m'étonnai que mon séducteur

ne cherchất point à faire connaître ses oeuvres,

après les avoir parfaites. En quelques phrases,

il dédaigna la gloire trop injustement répartie,


à son gré, entre les imbéciles et les hommes

de génie, les premiers étant mis au pinacle par


la stupidité publique ou la canaillerie des in

trigues, les seconds étant laissés au second,

même au dernier plan du temple de la Re

nommée par la jalousie des émules, l'ignorance


1
de la foule, et les lâchetés de la critique. J'écou

tai mon jeune homme et je pus sourire de ses

opinions adolescentes. D'ailleurs, il se résigna

tout aussitôt plus intelligemment au jeu des

Forces sociales. Afin de me congédier, il ne

m'invitait plus à m'asseoir.

Je pensai donc à laisser, au milieu de ses plâm


tres, de ses bouquins, de ses paperasses, cet

amateur de moments . Egoïste et fort, il ne cé

dait à nulle de mes tentations. Assez imperti

nemment, il feuilletait déjà un volume d'es

tampes et me conviait à les voir plutôt qu'à


182 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

discourir sur nos chances d'appartenir encore

aux délices de la volupté .


-J'aimerais vous revoir dans trois ou quatre

ans, finit - il par dire. J'aime aussi relire mes

livres, et parcourir à nouveau mes plus chers

musées d'Europe , tous les trois ou quatre ans .

Il faut cette période pour qu'ils aient pu recon

quérir, grâce aux défaillances de ma mémoire,

quelque peu d'inattendu . Et encore , chère amie,

trop vive fut l'impression que vous m'avez


donnée . Peut-être , dans quatre ans, mon sou

venir de vous sera - t -il aussi frais qu'à cette


heure ! ....

Je vous le souhaite ! fis-je en adorant

son impertinence.
Et je m'en fus .

| Je ne sais pourquoi , je songe toujours avec

admiration et mélancolie à ce singulier jeune

homme de province qui me fut insolent. C'était

un fort . C'était un sage, affirma notre Cla


risse .

Nous le crûmes puisqu'elle l'assurait.


XII

Les crépuscules du printemps sont, entre tous,


délicieux. Dans les intervalles des feuilles

courtes et neuves glisse leur or léger qui s'ar

gente avant de rougir. Au soir, quand on a clos

les livres, repoussé la paperasse et passé la

main sur le front las du labeur quotidien, il

est exquis de courir le bois et d'assister à la

pompe discrète du couchant. L'émail des fleurs

obscurcies prend l'apparence de réfléchir mys


térieusement aux beautés du monde. Cygnes
blancs et canards multicolores nagent avec

majesté sur les transparences du lac vert.

La voiture roule mollement par le gravier uni

qui cause. En frappant la terre, les sabots du

cheval évoquent la puissance des centaures.


184 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

Aux branches des arbres à demi nus encore,

des folioles de pourpre se tendent comme des

bouches puériles chercheuses de baisers . Au


fond , les futaies bleuissent, les pelouses se

masquent d'ombres, et , doucement, le soir s'in

cline sur le repos des êtres, ainsi qu'un visage


de mère attentive.

A cette heure, on quitte le Bois de Bou

logne. Les lueurs des derniers équipages


fuient vers les tables somptueuses des palais .

Paris dîne là - bas. Du silence et de la paix se

courent l'âme . Les senteurs fraîches des gazons

montent, enivrent, apaisent. Le souvenir des

belles heures amoureuses, des voyages héroï

ques, des triomphes moraux afflue dans la

mémoire solitaire. On se consolerait aisément

de mourir avec le jour dans le décor qui s'at


ténue.

J'aime infiniment savourer ce loisir, où, lui

même , l'instinct de vivre renonce à sa vigueur

brutale, et sourit d’agoniser. Naguère je me

plaisais à cette analyse de ma renonciation .


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 185

Au tournant du chemin qui borde le joli lac

d'Auteuil, ma voiture fut croisée par le trot

de deux bêtes fougueuses et le sombre éclair

d'une victoria . Derrière la silhouette immuable

du cocher, un couple s'embrassait éperdument.

L'indicible image que ce fut . Lui, vigoureux ,

sanglé de gris ; et son chignon noir creusé

par une rayure profonde retombait sur l'éclat

du haut col ; et son profil de bronze clair

pénétrait le sourire du visage lilial qu'elle était


dans les volutes en or vif de sa lourde coiffure.

Une main enfantine et blanche retenait l'auréole

écarlate du grand chapeau fleuri. De sa jambe

nerveuse en bas mauve émergé des dentelles

et des soies pâles, l'amante enserrait le genou

du mâle, se crispait sur lui, l'attirait au fond

de l'ample conque que forment les courbes d'une

victoria . Immobiles pour mieux goûter la sa

veur du désir , ils passèrent, disparurent,

nymphe et dieu .

J'admirais , leurs voluptés capables de se

vouloir étreindre ainsi parmi le silence du


186 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

bois crépusculaire, au grand trot de coursiers


fendant la brise vive qui caressait plus fort les

frissons des chairs émues. A leur plaisir propre,

ils ajoutaient celui d'être enveloppés par le

vent lascif et ses parfums floraux .

A quatre reprises nos voitures se croisèrent

en longeant le dessin des rives . Je crus re

connaître dans cet amant le fils d'un fonction

naire aux Travaux Publics que l'Homme Heu

reux charge de ses négociations avec les direc

teurs des services techniques. Le faste de cet


équipage, l'élégance des costumes sobres, la

beauté de l'hétaïre, m'étonnèrent. « Hé ! hé !

pensai-je, le père Palgrave aurait - il recueilli

un héritage imprévu ? Quel sort juste a

comblé cet homme honnête, intelligent et

pauvre ? Hasard voilà de tes coups, mais des

plus rares, hélas ! Tu répands volontiers ces


dons de la fortune dans les mains habiles.

Tu les détournes des mains scrupuleuses. Cette

fois aurais -tu forfait à tà règle ? Tant mieux ! »

Je contai ma supposition à l'Homme Heureux,


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 187

Elle l'étonna . Curieux, nous allâmes rue d'Au

triche où gîte la famille Palgrave. Je m'atten

dais à ce que le concierge de l'immeuble nous

annonçât qu'elle avait choisi , dans certain quar

tier riche, un autre appartement. Il n'en fut rien .

Nous gravîmes les cinq étages habituels par

l'escalier propre et simple, entre les murs de

stuc . A notre coup de sonnette, ce fut le même

pas empressé de Mlle Marceline qui se dénonça

derrière la porte de faux acajou. Sa petite voix

aigrelette nous salua des mêmes cris de sur

prise. Elle nous introduisit dans l'étroit salon

encombré de vieux poufs en velours cramoisi,

d'un piano de palissandre, de bibliothèques

en poirier, et d'une table de faux ébène qu'agré


mentent maintes cuivrures hideuses. Dans

la salle à manger , M. Palgrave nous appela

dès qu'il eut appris notre présence , car on était

à la fin du déjeuner, et il voulut que j'accep

tasse un petit verre de calvados avec un « ci

gare de député. » Je saluai Mme Palgrave

qui cachait les couteaux salis dans le tiroir du


188 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

buffet en chêne de Hollande . A la dixième

chaise, le cintre du dossier, manquant depuis

ma dernière visite, n'avait pas été recollé .

Sur la couronne de la suspension, l'abat- jour


en porcelaine bleue conservait sa fêlure obli .

que. Aux angles de la table, la nappe en toile


cirée laissait voir son canevas . M. Palgrave

avait jeté dans un coin la casquette de soie qui


couvre, aux heures d'intimité familiale, son

chef grisonnant. Il repoussait sa cravate de

popeline dans son gilet noir et ramenait les

pans de sa vieille redingote sur ses genoux

pointus . Compliments et nouvelles sanitaires

furent échangés. Alors, l'Homme Heureux

s'enquit d’Edgard, le bel amant à la presti


gieuse victoria

Ah ! ah ! vous l'avez entrevu ... le gail


lard ... Bonne rencontre ma foi ! Je vous féli

cite ... A parler franchement, nous sommes brouil


lés , ou presque... Il tourne très mal... Oui, oui ,

ce garçon -là tourne mal . N'est -ce pas , ma pauvre

Angeline ? ... Vous savez qu'aux Contributions


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 189

Indirectes on l'avait admis en qualité de surnu

méraire. Six cents francs par an . Ce n'était


pas le million . Pourtant, avec du travail et de

la conduite on se tire toujours d'affaires . Il

trouvait ici la soupe et le beuf . Nous avions

loué une chambre au sixième. Vue superbe...

Bon air ... Les livres de ma bibliothèque étaient

à sa disposition . Il usait même d'une bicyclette

que sa soeur et moi avions achetée à tempéra


ment, le jour de sa réception au baccalauréat.

Avec un peu de philosophie et de dignité, il


eut mené une vie décente, honorable . Ah ,

bien oui : Non licet omnibus adire Corinthum . Il

n'est pas permis à tous d'être un brave homme .

Que voulez- vous, son physique l'a perdu .

C'était une petite cocotte du quartier Latin

qui l'adorait ... Elle l'a mis en rapport avec tou


tes sortes de rastaquouères et de garçons vé

reux qui péroraient dans les brasseries. Bref...

un de ces garnements, lors de la guerre de

Mandchourie apprit à mon imbécile d'Edgard

que trois de leurs camarades partaient là-bas


190 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

pour acheter aux pillards européens et indi

gènes (car ceux - ci, paraît -il, aidaient ceux - là )

des bijoux et des bibelots , moyennant deux

ou trois louis la pièce, et venir revendre ces


objets précieux selon leur valeur réelle dans

les comptoirs de Londres. Mon fils avait , en

héritage, reçu , de mon frère aîné, trois mille

francs, de son vieux cousin Bernier, cinq mille,

de sa grand mère maternelle , six mille environ.

Cela se montait, avec d'autres petites choses,

à une quinzaine de mille francs. Sans rien dire,

il retira cet argent du Crédit Lyonnais et puis,


en compagnie de ces vilains maraudeurs, il fila .

Une lettre de Marseille nous avertit quand le

paquebot avait déjà levé l'ancre. Là - bas mon

gaillard a trafiqué. Le voilà de retour avec

cent mille francs s'il vous plaît ! ... Los soldats

donnaient pour cinquante francs, dès qu'ils

avaient les poches vides, tels et tels joyaux

de cinquante louis .

« Moi, j'ai trouvé ça malhonnête. Quand


on a reçu les enseignements d'une famille
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 191

probe, et les leçons des auteurs latins, on ne


va pas suivre les armées pour faire le détrousseur

de morts comme le personnage infâme de Vic

tor Hugo . Nous ne sommes pas riches, par

bleu. Ma foi , tant pis ! On s'arrange. On ne

change de faux -col que tous les deux jours ;

on porte des chaussures rapiécées et on use

au logis ses vieilles redingotes. Ce n'est pas la


mort d'un homme. Omnia mecum porto, répon

dait le philosophe antique aux femmes éton

nées de le voir quitter les mains vides la cité

que l'ennemi allait envahir : « Je porte tout


avec moi , » Un coeur honnête, un cerveau rem

pli, le mépris de ses passions, voilà ce qui


constitue la meilleure fortune, celle qu'on ne

vous arrache pas ... M. Edgard exigeait des

bottines jaunes l'été, des souliers vernis pour

les réceptions de l'hiver. Il fallait à monsieur

des cols blancs tous les matins et quelquefois

il changeait encore le soir ! ... Propreté anglaise !


Comme s'il était né dans le château d'un lord .

Je lui en aurais fichu, moi, de la propreté an


192 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

glaise ! Je porte des chemises de flanelle que

je change le dimanche, et que je dissimule

sous une cravate - plastron. Est-ce que ça me


donne la fièvre ? ... Monsieur faisait le dégoûté.

Il n'y avait pas de mouchoir assez fin pour

moucher son nez ... Maintenant il fréquente


des bookmakers dans les bars américains !

Ils ne sentent pas le fumier, ceux-là ? Il lui

fallait des courtisanes, des chevaux, des voi

tures, absolument comme à un financier qui

va faire banqueroute... Il a une raie par der


rière maintenant. Avez-vous vu sa raie par

derrière ? Et son chignon ? C'est à mourir de

rire , puisqu'on ne meurt plus de honte .

M. Palgrave était devenu tout rouge . Son

poil gris et blanc se hérissait autour de sa bou

che soufflante . Il haussait les épaules ; il tirait


de sa pipe en terre des bouffées considérables.

Prévoyant une colère, sa femme, sa fille, per


sonnes sèches, osseuses et muettes, quasi pa

reilles, malgré la différence d'âge, également


vêtues de tristes étoffes flasques, avaient disparu
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 193

sans bruit . Il s'adossa contre le poêle et plongea

ses mains dans les poches lâches .

Ce qui me révolte, c'est que, loin de lui

nuire, sa faute lui attire des sympathies. Tenez :

le directeur du contentieux , qui ne m'a jamais

rendu mes visites, est venu l'autre jour, ici

même, m'engager à l'indulgence. Son fils s'est

constitué l'ami du mien . Parfaitement. Moi

j'ai peiné comme un malheureux , sans une

défaillance, depuis vingt -huit ans à mon bureau

du contrôle financier. On n'a jamais relevé

une erreur dans mes comptes . J'ai fait rentrer

dans les caisses de l'Etat plus d'un million qui,


sans mon exactitude, eût été perdu, personne

n'ayant remarqué certains gaspillages. Eh

bien, vous croyez que le directeur du conten

tieux serait alors venu me remercier, en haut de

mes cinq étages ? ... Nullement, mon cher, nul

lement . On m'a nommé commis principal à

trente ans , sous -chef de bureau à trente -huit,

chef à quarante- deux, et chef de division à

quarante -neuf : mon tour de bête ! Je touche


13
194 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

huit mille francs, dont il me faut mettre quatre

mille de côté pour la dot de ma fille, si elle

veut épouser quelque jour, la pauvre petite,

un capitaine d'habillement... Jamais on n'était

venu s'essuyer les pieds sur mon paillasson . Il

à suffi que mon fils commît une vilaine action

lucrative , voilà le directeur du contentieux

qui grimpe ici , malgré son asthme, qui m'im

plore trois heures durant. Mon gaillard le con

duit en automobile, pensez donc ! Je n'ai , d'ail

leurs, pas cédé. Là -dessus, je ne transige pas.

Je ne mettrai pas les pieds chez ce garçon - là .


Je ne mangerai pas de son pain volé. Je ne le re

cevrai plus . Je préférerais mourir de faim sous

les ponts. A son retour, et malgré mes lettres


de rupture , il eut l'audace de louer une maison

de campagne à Draveil, pour sa mère, sa scur

et moi ; et il a feint la surprise quand nous

lui avons répondu en le priant, d'y demeurer

seul... Oui , Messieurs, il a feint la surprise ! ...

M. Palgrave boutonnait rageusement, contre


sa taille maigre, la redingote usée . L'Homme
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 195

Heureux voulut le distraire de cette pensée :


- Et votre cadet Léon ?

Ah ! celui-là, c'est un caractère ! ... Il re

vient des compagnies de discipline. Oui, j'ai


des enfants modèles ! Léon a donné un coup de

poing à un sergent qui lui parlait sans déférence.

J'eus tout le mal du monde à lui faire esquiver

le conseil de guerre. A sa libération, je le case

dans les bureaux de la Compagnie du Nord.

Le huitième jour, il insulte l'ingénieur en chef


et refuse d'obéir ; on le remercie. Même aven

ture à la Compagnie du Gaz. Léon ne veut pas

supporter qu'on lui donne un ordre. Il se pro

clame l'égal de chacun , Léon ! Il n'admet pas

de hiérarchie . Il récite du Kropotkine à bouche

que -veux -tu . Tout est contraire à sa dignité

d'homme libre. Et såvez - vous ce qu'il a trouvé

pour résoudre le problème ? Il a loué un han

gar. Là -dedans, il a mis un tour . Il fabrique des

viroles en corne, des ronds de serviette des

billes de billard , d'autres menus objets . Comme

il n'entend pas discuter avec les patrons ache


196 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

teurs, il envoie une vieille femme proposer la

marchandise. Quand elle a rapporté dix francs ,

il ne travaille plus . En complet de velours à

côtes , il visite les musées, les jours de mauvais

temps ; et il erre dans la campagne, les jours


de soleil . Le soir, il braille dans les réunions

publiques ... Si je proteste, il me dit : « Tu n'es

qu'un bourgeois ! Tu n'as pas le sens de la li

berté ! » Et ce brigand -là, Messieurs , a décroché

le prix d'excellence en rhétorique ! Souvent ,

je le sermonne : « Mais tu ne souffres donc pas


d'être vêtu comme un manoeuvre ! Tu manques

de dignité ? Tu n'as donc pas besoin de la consi

dération publique ? » Il n'en a pas besoin .

Il ricane et il me tourne le dos. Parfois, il ri

poste : « Ah ! ça, mon pauvre papa, qu'est -ce que

ça peut te faire, l'opinion des bourgeois qui

te font trimer sur leurs paperasses depuis

le collège . Une fois dix francs gagnés, en huit

ou neuf heures de travail, j'ai trois jours de

liberté. Je m'appartiens. Au contraire, tu


es un pauvre outil entre les mains d'ambitieux
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 197

et d'imbéciles . Et tu ne peux même pas te

promener le dimanche, parce que tu as l'échine

esquintée par tes courbatures de la semaine ...

Mais je m'en f ... d'avoir une redingote, un cha

peau de soie rougie et des gants troués ! Je

n'y tiens pas , à ton uniforme de bureaucrate .

Je ne veux pas être un bourgeois ! »

Il ne veut pas être un bourgeois ! L'autre

non plus , le pirate de la Chine, ne voulait pas


vivre comme « les petites gens » . Sans cesse , il

me répétait : « Toi , tu passes le temps à regarder

vivre les autres ; moi , je veux vivre moi-même ! »

Et, pour celui-là, vivre, c'est aller vêtu d'ha

bits neufs, à la mode, dîner dans un restaurant

aux prix excessifs ; c'est paraître, dans un atte

lage d'ambassadeur, au Bois , près d'une cabo

tine à panaches ; c'est courir, en automobile

du dernier modèle, sur les grandes routes .

« Il ne veut pas vivre en bourgeois ! » Peu lui

importe que, derrière son dos, on murmure ,

on le traite d'escroc et de crapule. Ni estime


ni considération ne lui importent. Au reste ,
1
198 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

se trompe-t-il vraiment, puisque les fils des

hauts fonctionnaires frayent avec lui.

« Ah ! mes amis, combien nos enfants dif

fèrent de nous. Je n'aurais pas accepté leur

destin , moi. Le principal de mon existence,


c'était de recueillir l'estime, celle de mes voi

sins , celle de mes collègues ,celle de mes chefs. Et

je me suis cru payé de mes douleurs, parce que

ma concierge et mon directeur répétaient :

« Ce M. Palgrave, voilà le type de l'honnête


homme ! » Certes, mon intérieur demeura

toujours mesquin . Mes meubles ne brillent

guère. Je me sers d'une vaisselle ébréchée.

La femme de ménage nous quitte de trop

bonne heure. Mon salon peut contenir à peine


cinq personnes. Je me contente de fausses

manchettes souillées, sauf le dimanche et

le jeudi. Mme Palgrave ressemble plus à la

Mort qu'à Vénus ; et sa fille se laisse pousser

trop de boutons sur la figure. Cependant, je ne

me jugeais pas malheureux . L'hiver, près de

mon poêle au feu maigre, je lisais joyeusement


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 199

et lentement les ouvrages de nos historiens,

J'ai, tome à tome, confronté l'Europe et la

Révolution française, en étudiant les livres


admirables d'Albert Sorel. J'ai recommencé

l'effort gigantesque de Richelieu en analysant


les leçons précises de M. Gabriel Hanotaux ,

M. Albert Vandal me fit connaître toutes les

émotions de Bonaparte, préparant l'épopée

de la France moderne, et j'eus pour famille celle

des Napoléonides, que M. Frédéric Masson res


suscita . Je me sentais un des éléments actifs

de ma patrie, survécue à tant d'héroïsmes

et de convulsions. Je m'enorgueillissais de

conquérir une petite science de la force natio

nale, qui me semblait mienne. Au bureau ,

il m'amusa d'étonner mes supérieurs par cette

modeste érudition. Je bénis encore mon emploi ,


‫ܙܕܢܗ‬

qui me permet le loisir de fouiller les cases des

bouquinistes, sous mon parapluie, à l'aller

comme au retour. J'ai pu, dans les journaux

d'opinions adversaires, comprendre les plai

doyers contradictoires des partis et m'assi


200 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

miler une doctrine sceptique dont je me pare

l'intelligence, non sans coquetterie. Mes col


lègues et moi pensions former l'élite du

peuple, celle en qui l'âme de nos races s'accroît

et persévère. Nous étions la sagesse , et nous


étions aussi l'honneur. Les tromperies du

commerce ne souillaient pas nos esprits.' Les

compromissions de la politique ne se mêlaient

pas à nos actes . Et , cependant, nous élaborions,

entre nos cartons verts, les statistiques, les

rapports et les projets de loi qui faisaient, à

la tribune, la gloire des ministères successifs.

Les gouvernements tombaient ... Nous demeu

rions . Nous étions ce qui persiste. Nos sciences

commandaient. Les parlementaires n'étaient


que nos gestes et nos voix . Nous demeurions

les Citoyens, les vrais, ceux conscients de leur

devoir et de leur force . Notre probité vérifiait .

Notre loisir s'instruisait. Notre savoir s'éternisait.

Nos frères étaient capitaines, nos oncles pro

fesseurs, nos cousins percepteurs, et nos neveux

consuls . Nos familles, qui n'eussent point


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 201

dérogé jusqu'à la mésalliance avec des négo

ciants millionnaires, étalaient sur le monde

les couleurs du pays . Et cela faisait notre or

gueil qui méprisait la richesse ou l'indépen


dance. Nous nous posions en exemples. Nous

indiquions au monde comment une honnête


famille de bacheliers et de médicores pianistes

peut vivre avec gloire pour trois cents francs

par mois . Le peuple révérait nos chapeaux


de soie minables.

Aujourd'hui , la foule , par la faconde de


ses candidats, nous insulte sur toutes les affi

ches électorales. On demande qu'on nous chasse .

Autant chasser les os d'un corps. Nos fils eux

mêmes ne croient plus en nos principes . Nous

sommes les bourgeois ridicules, et qui pensent


bassement... >>

M. Palgrave regardait les lézardes poussié

reuses de son petit plafond carré . Ainsi dissi

mulait - il une larme qui allait certainement

déborder ses cils rares . Une odeur de gruyère

et de gros tabac chargeait l'air de la pièce .


202 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

-
Allons, fit - il en soupirant, il faut que je

me rende au ministère. M'accompagnez - vous ?

Il changea de redingote, coiffa son chapeau

terne, et fourra sous son aisselle un portefeuille


de maroquin écorché. Nous le suivîmes dans la

rue . Afin de nous distraire, il récita le deuxième


livre de l'Enéide en latin .

Adieu, dit - il au pont des Arts, vous saluez

l'un des derniers citoyens. Civis latinus sum .

Et , s'étant recouvert , il laissa retomber

une main lasse.


XIII

Dans le casino de cristal, où il sied , les soirs

brûlants, de vivre une heure, au milieu des

feuilles vertes, de parterres en couleurs frap

ches, tandis que les serveurs apportent sur la


nappe, parmi les lumières électriques mêlées

aux guirlandes fraîches, tout ce que la pla

nète enfante d’exquis, de savoureux et de pi


menté, l'Homme Heureux qui ne l'est plus, Cla

risse l'ayant soudain quitté, l'Homme Malheureux

prend place avec la nouvelle amie et moi.


Il fronce le sourcil. Il cale le monocle dans son

cil pour examiner les statues vivantes qui


sont les dîneuses au cou roide sous l'échafau

dage de chapeaux historiques virevoltant avec

le labyrinthe de la chevelure teinte, les co


204 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

ques de satin et les jets de plumes jusqu'aux


lustres. Il déblatère contre cette disproportion

des têtes et des corps . Il s'avise que la vase

line coule aux coins des plus beaux yeux, en

traînant la poudre et le fard . D’être lui-même

ventru dans le smoking, comme un dieu de

Chine, il se désole, selon l'avis des murs à

miroirs . Et que la glace en fondant, mouille

le vin dans le verre, c'est une cause d'irrita

tion contre la sottise des inventeurs trop

ignares pour mettre en vente , l'été , des go

belets à mélange réfrigérant en lesquels le

liquide se frapperait de manière saine.

Le grognon se persuade que, sur l'occiput,


sa mèche rebelle s'est redressée quand il en

leva son chapeau . Il n'ose se pencher comme

il faut pour que le miroir le renseigne, car sa

préoccupation ainsi paraîtrait évidente. Et il


ne redoute rien tant que la raillerie , même
3

dissimulée, des spectateurs. Sourdement il


invective contre son amie qui l'interroge, in

tempestive, sur les scandales derniers, et ne


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 205

devine pas combien il enrage. Ce manque de

psychologie lui rend détestable la jaseuse .


Mais le maître d'hôtel incline vers lui le

plat aux hors-d'oeuvre, non sans laisser voir

le deuil d'ongles épais, les rides noircies des


doigts . Brusque , afin d'oublier ce fâcheux dé

tail , le mécontent lève les yeux au plafond

parsemé de déesses olympiennes et légère

ment peintes comme à la gouache sur un ciel

imprécis. Alors le contraste entre les svel

tesses de ces voluptueuses immortelles et sa

propre lourdeur navre sa délicatesse . Il pleu

rerait, si les concombres n'étaient pas à point

ainsi que leur sauce . Elle attaquera pourtant

les organes de l'estomac sujets à la dyspepsie.

S'il veut de cette friandise , l'Homme Malheu

reux doit se résigner à souffrir éperdument

quinze minutes , vers minuit . Et il s'indigne

contre la nature si prompte à châtier la satisfac

tion des appétits qu'elle créa .

Cependant l'amie laisse glisser sa serviette.

Il convient, par politesse, de se congestionner


206 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

pour feindre de vouloir repêcher, sous la

table , le linge verni. Quand le galant se re

dresse, les garçons ayant accompli la beso

gne, deux convives ſicanent un peu , non

loin . Importe - t-il de les provoquer ? N'est

ce point lâcheté que de ne pas s'apercevoir.

Quel plaisir de leur appliquer la gifle reten

tissante et honteuse qui pique les doigts de

justicier, puis de pourfendre, l'épée au poin

ce petit maigre arrogant, pustuleux et blême,


3
sûr de lui . L'Homme Malheureux hésite. Il cal

cule les ennuis du scandale , le comique des bra

vades , le dérisoire des balles échangées sans ré

sultat ou de l'égratigure sur le métacarpe, la pri


vation d'un costume neuf consécutive aux

dépenses du duel . Mieux vaut demeurer coi, le

cœur furieux, les nerfs rageurs et trépidants.

Or, l'amie qui jusqu'alors ne voulut boire,


de peur d'engraisser, soudain a soif. Elle re

fuse le vin parce que cela fait rougir la face ,

l'eau minérale, parce que cela pique , l'eau

filtrée, parce que les microbes passent à trà


CLARISSÉ ET L'HOMME HEUREUX 207

vers le charbon . Elle exige du thé froid qui

manque . Et la voilà penaude. Attendre dix

minutes que le breuvage soit fabriqué à chaud,

puis glacé, quel contre-temps pour cette jeune


personne capricieuse, étreinte dans son cor

set, et que l'on suppose à la torture . De com

prendre toute cette gêne proche, d'y participer,


le convive souffre. Il ne pardonne point que

la coquetterie de la compagne lui procure ce


malaise . En catimini , il la hait . Et comme

elle agace à parler sans cesse pour les voi

sins, soit qu'afin d'être jugée réactionnaire,


elle loue le tsar de dissoudre la Douma, soit

qu'elle déplore la perte des tapisseries ecclé

siastiques brûlées à l’Exposition de Milan ,


afin d'être jugée esthète ; soit qu'elle rap

porte les confidences à elle faites par le prince

Dolnikorsky sur les intentions de Guillaume II


relativement à l'annexion de la Hollande.

A l'entendre, les cours ni les ambassades

n'ont aucun secret pour son minois d'agréable


modiste embarrassée par quatre étages de
208 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

chignons roux , de cercles en paille, de dentelles

et de panaches . Là voilà qui s'exalte en l'hon


neur de l'automobile, de six cylindres,

de Renault , de Brasier, de la carrosserie à

entrées latérales , du radiateur à nid d'abeilles ,

des jantes amovibles . Elle narre d'improba

ble aventures et des exploits fabuleux durant

qu'elle s'évente . Elle cite les ducs et les mar

quis qui furent les wattmen de ses excursions .

Tout cela pour ébaubir de son faste , à droite,


une famille de bourgeois cossus aux vieilles

dames riches en perles, en brillants, et, à

gauche , deux cocottes laides, double étal de

saphirs pour trois adolescents délicieux , naïfs ,


enchantés .

Par chance, les tziganes qui grattent leurs

violons avec frénésie, couvrent, de leurs

bruits, la voix impérieuse de la camarade.

Le grognon respire. Il espère que cette

brave famille bourgeoise ne le prendra point

tout à fait pour un rastaquouère ébahi


devant la suffisance d'une hétaïre somptueuse
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 209

et vulgaire . Mais celle-ci , brusquement, es

time utile d'être gaie. Sur la réflexion la plus

simple, la coquine simule toute la liesse . Et

de rire aux éclats , en crispant son petit nez mi

nuscule, en cachant sous l'éventail une con


vulsion factice . Puis elle susurre l'air de la

matchich que les musiciens attaquent. Elle


balance le monument tout empenné de sa

tête indéfinie , et tapote même, du soulier, le

tapis poussiéreux. Elle a chaud . Obséquieux ,


le garçon s'empresse de faire lever la vitre . Le

grognon respire enfin et goûte mieux la suc


culence des filets de canard aux cerises en

gelée. Incontinent, l'amie frissonne et grelotte.

Elle lance des regards de haine au maître d'hô

tel qui ordonne de fermer. Et les tempes de


tous redeviennent moites .

En sueur, lui calcule le prix du repas. Six

louis qui filent. Les Consolidés anglais, sa fortune,

particulière depuis dix ans , baissèrent de vingt

sept points . Cette gentille créature qu'on lui

envie coûte cinquante mille francs par an de


14
210 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

location. Il est vrai qu'elle va rendre l'Homme

Malheureux célèbre, respecté, qu'elle saura mettre

en valeur son esprit de financier, de bibliophile


aux éditions illustres, d'amateur aux médailles

rares , de trusteur pour les pétroles roumains.

Toutefois , élevé par une famille de province,


fière d'ancêtres notaires, généraux et magis

trats, il ne peut s'habituer aux désinvoltures

de cette Parisienne.

Maintenant, debout, elle tend les épaules

au serveur qui lui pose la mante de soie rose

et de broderies pourpres. Elle , si contente de

soi , lui si fâché de sa lourde stature mesurée

par tant d'yeux malins. Il sait trop que le

tailleur a laissé un affreux pli dans le dos du

smoking. Et puis , il n'a point de monnaie pour

le chasseur qui ouvre déjà la portière de l'au


tomobile . Il faudra donc lui donner cent sous ;

car il est honteux de s'arrêter pour le change,

lorsque, derrière, d'autres couples attendent

impatiemment ce départ afin de s'introduire à

leur tour dans quelque véhicule . Cent sous, donc .


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 211

Absurde prodigalité ! Et ses dents grincent.

En voiture, la jeune femme remue, s'agite ,

engaine les bras dans ses gants étroits . Elle

offusque de ses gestes le protecteur nerveux .

Du parfum qu'elle affecte, l'odeur fondamen

tale de pommade liquide demeure surtout, veuve,

à présent, des effluves introduits par l'art impar


fait du chimiste . Et cela lentement écoure le

grognon qui cache sa peine, de crainte de dis

pute. D'ailleurs la salade aux truffes qu'il


mangea tenaille, de ses assaisonnements, les

viscères . Il pense que sa barbe dérangée lui

fait une tête de voleur, que cela l'avilit devant

la sémillante bavarde incapable de silence dans

cette nuit forestière tout empreinte de la


puanteur que lâchent les automobiles concur

rentes, leurs pétarades de vapeur bleue .

Stupide, ronde , la lune éclaire un ménage


pauvre qui regarde fuir le char de feu et la

félicité incluse , jalousement.

Lui se penche à mon oreille et murmure :

Ce n'est plus Clarisse , ni le bonheur .


XIV

Cet état de mon ami le meilleur ne fut pas

sans m'inquiéter, d'autant plus que la saison

d'été nous sépara. Les deux lettres étaient

chagrines que je reçus en Norvège où je voya

geais. Ma surprise fut grande lorsque je le re- ,

trouvai à Trouville, rayonnant et fleuri. Tout


de suite il m'informa.

« A la fin de son deuil, la veuve Alexandrit

se trouva dans les pires difficultés. Elle m'en fit

part, comme à l'ami le plus sûr de feu Robert

Alexandrit, que j'avais cependant assez mal con

nu , jadis, pendant une période électorale. De son

état, il était publiciste, courtier d'imprimerie et


même quelque peu folliculaire à l'occasion .

J'avais utilisé, quinze jours ses curieux


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 213

services, pour surveiller, aux murailles, le

collage de mes affiches de la dernière heure, la

distribution de certaines images d'Epinal désa

gréables à mon concurrent ; enfin , pour susciter

des ovations à la sortie des réunions publiques.

Lorsque, mes discours prononcés, je repassais

le seuil, au milieu de mes fidèles en délire,

j'apercevais dehors le chapeau melon d'Alexan

drit au bout de son bras vigoureux s'agiter fré

nétiquement parmi de braves gens trop timides,

je veux croire, pour m'acclamer à son exemple,


selon leurs sentiments . Il lui fallait fournir

l'ovation à lui tout seul . De fait, il réussissait

passablement ce jeu, surgissait comme par

magie, en moins d'une minute, aux centres de

tous les groupes, et vociférait avec ardeur,

comme s'il exprimait réellement leur opinion ,


d'ailleurs silencieuse.

« Depuis, cette époque fabuleuse, j'ai ren


contré Alexandrit de loin en loin , sur le boule

vard . Nos courts entretiens se terminaient

à l'ordinaire par un petit emprunt que lui refu


214 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

sait mon ingratitude. A vrai dire, il accom

plissait quelques travaux suffisamment rému


nérateurs chez trois bookmakers. Je lui assurais

le logement dans la rue d'Autriche, et ne le

pressais guère de payer les termes échus .

Alexandrit avait là un atelier de photographe,

où , les dimanches, posaient quelques jeunes ser

vantes au bras d'un artilleur permissionnaire,

quelques cortèges nuptiaux , quelques premiers

communiants frisés, quelques Sociétés philhar

moniques et athlétiques. Alexandrit m'avait

aussi visé de son objectif, un jour que, pour me

donner une bonne opinion de sa famille, il m'a

vait conduit à son domicile, en fiacre, sous

prétexte d'un thé . A travers le service de por

celaine, disposé sur la table Henri II, j'avais pu

deviser avec sa femme, personne mince, blanche

et parfois inquiète, hagarde, avec trois filles déjà

grandes à minois de trottins malicieux, avec

ses deux nièces orphelines, demoiselles grasses


et blondes, nées d'une mère bavaroise et de Clo

taire Alexandrit, voyageur en modes .


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 215

« C'était le souvenir de ce lunch unique, mais

plantureux, que la veuve invoquait durant nos

entrevues. Elle feignait de croire que j'avais pris,


chez elle, le thé toutes les semaines, et que si

j'en doutais , cela marquait seulement une cer

taine débilité de ma mémoire. La stricte poli

tesse m'eût empêché d'y contredire autrement


que par des allusions timides et sans effet.

D'autre part, je le savais : jadis, à cause de


certaine folie dont avait été tourmentée l'ado

lescence de cette personne, Robert Alexandrit

l'avait aisément obtenue, elle et sa dot , celle - ci

dissipée bientôt dans des entreprises extrava


gantes et sans bonheur. Par crainte de heurter

mes objections à cette ancienne folie peut-être


dangereuse, je me tins coi .

« Mme Alexandrit multiplia ses visites. A

chacune, elle amenait tantôt ses deux nièces ,

tantôt ses trois filles, tantôt une nièce et une

fille. Au cours des propos, elle vantait exagé

rément leurs grâces, leurs qualités intimes .

Colette était certainement mignonne et spi


216 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

rituelle , Louise espiègle, sans doute , vicieuse,

Armande, brune, silencieuse, fatale , déjà

passionnée, Riza, grande comme une femme ,

à la poitrine gonflée, et de peau très blanche ,

Augusta lourde , bonasse, passive et rose . Co

lette comptait quinze ans, Augusta vingt

deux . Les autres s'échelonnaient entre ces deux


âges sur le chemin de la maturité. Je n'aime

guère le commerce des jolies filles ou des jolies

femmes que je ne puis posséder . Le désir insa

tisfait me gêne, me hante , m'agace . Aussi mes


relations avec Mme Alexandrit et son pension

nat ne m'apportèrent point d'agrément, tout

d'abord . A l'égard de ces demoiselles en deuil

j'affectais de la froideur respectueuse . Elles

demeuraient sur leurs sièges , timides et sour

noises , tentant des sourires . Mais je me déro

bais toujours à leurs familiarités . Je laissais

leurs questions sans réponses, ou bien répli

quais à Mme Alexandrit par-dessus leurs têtes .

» De ma prudence, la bonne dame parvint à

tirer péniblement quelques cadeaux. Oh , peu


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 217

de chose . Car, je n'entendis pas l'autoriser à se

prévaloir de sa gratitude pour m'importuner ?

Cependant, je lui fis présent d'objets hors d'u

sage, d'estampes et de livres, qu'elle allait sûre

ment vendre chez les bouquinistes pour acquérir

les provisions du dîner . Un jour, elle chanta

misère plus que de coutume . Feu son père n'avait

rien légué, une servante -maîtresse l'ayant au


préalable dépouillé. La veuve s'estimait sans

ressources . Sa rente de quinze cents francs

assurait tout juste l'éducation de ses nièces ;

et, selon les clauses d’un legs, il fallait que


la somme fût employée à cet usage exclusif ...

Comment se vêtir , se nourrir, etc. ? ... Ma

bonté, mon grand cour de philosophe ... Suivait

toute la rengaine, qui me coûta cinquante


francs.

Remercie ton bienfaiteur, Colette ! »

s'écria dramatiquement Mme Alexandrit, en

jetant sa fille dans mes bras . Je m'aperçus

alors que la mince étoffe noire de la robe sans

doublure, recouvrait uniquement, par -dessus


218 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

la chemise très fine, les formes chaudes et

souples de la fillette qui me baisait la barbe,

les mains, qui s'appliquait contre mon corps .

Tout rouge, je me levai, congédiai ce monde et

querellai le domestique pour n'avoir pas inter

dit ma porte à la séquelle. Malgré ses efforts,

à ce qu'il dit , la veuve s'était précipitée direc

tement dans ma bibliothèque, suivie de ses

trois demoiselles. Il promit de leur barrer le


passage, désormais.
» Quoi qu'il imaginât, Mme Alexandrit

parvint à me joindre encore , et à plusieurs

reprises. Bientôt, ses jeunes filles arrivèrent

fardées. Leurs parfums enodoraient trop . J'eus

de la peine à les éconduire. En vain, écrivis -je

des lettres sévères à la veuve de l'agent élec

toral. Chacune de mes missives eut pour résul

tat immédiat de la faire se ruer chez moi,


tout en larmes , et vomissant des flots d'ex

cuses , de lamentations. Evidemment, sa folie

ne l'avait pas abandonnée complètement .

J'eus pitié d'elle et ne voulus pas la faire se


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 219

moncer par la police, ainsi que l'on me le

conseilla .

« Mal m'en prit . La solliciteuse s'obstina.


La brune Armande et la haute Riza l'accom

pagnaient, le jour où elle entreprit de gémir sur

la légèreté de ses filles, de ses nièces. Augusta

flirtait trop vivement avec un rapin . Collette

avait été surprise cachée dans une armoire

avec un collégien de leurs parents, et dans un

tel état que le doute était difficile. Louise avait

de mauvaises habitudes. Armande avait été

renvoyée du pensionnat à la suite de camara

deries louches. Riza, le dimanche précédent ,

s'était arrangée pour manquer l'omnibus après

une promenade en famille au bois de Clamart .

Un cycliste l'avait ramenée en fiacre passé


minuit.

« Leur mère et tante me supplia de les gron

der, et , à cette fin , de les garder auprès de moi,

pendant qu'elle allait faire une course dans le

voisinage. Insoucieuse d'écouter mes protes

lations , elle s'esquivait déjà, me remerciant


220 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

d'une obligeance que je n'entendais pas le moins

du monde lui témoigner.


» Ma fureur demeura seule devant les deux

pécores parfumées et maquillées. Riza, ba

varde, m'expliquait impudiquement les entre

prises du cycliste contre sa vertu , tandis

qu'Armande, m'avouant ses vices, usait d'une

franchise téméraire, près de devenir affrio


lante .

» Mes soupçons se confirmerent. Réduite aux

dernières extrémités , Mme Alexandrit essayait

de me faire séduire par sa nièce et sa fille qui ,

maintenant, débout, au miroir, appliquaient à

leurs corps la mince étoffe noire de leurs jupes


et de leurs corsages . Ainsi les rondeurs vivan

tes de leurs poitrines, de leurs hanches se


révélèrent illustrant les confessions scabreuses

que soulignaient leurs clins d'oeil avant leurs

gestes.

» Cependant, elles ne gagnèrent point la

partie de me faire jouer avec leurs appas,

quelle que fût mon envie . Elles durent s'en


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 221

aller, pures comme devant, lorsque la dame

nous eut envoyé, par commissionnaire, un billet


les autorisant à rentrer seules, vers l'heure où

je me sentirais las de leur compagnie.


» Des semaines se succédèrent. Je n'entendis

plus parler de ces hardies postulantes . Mais

un matin , je dégageai de ma correspondance

une carte d'invitation . Elle me conviait à me

rendre, le mercredi suivant, vers cinq heures,

chez Mme Alexandrit, pour écouter de la mu

sique ancienne et prendre le thé . Au crayon ,

dans la marge , était griffonnée la promesse

de s'acquitter envers moi . L'espoir vague de

palper les filles et nièces fut assez impérieux


pour me conduire, à l'heure dite, rue d'Au

triche. Une vieille servante bossue m'ouvrit,


me débarrassa de mon pardessus , m’in

troduisit dans l'atelier de photographie. Ondu

leuse et noble, couverte de jais cliquetant,

la chevelure poudrée, Mme Alexandrit me

reçut. Sur-le-champ , elle me présenta plu

sieurs messieurs : le docteur Crotonat, le député


222 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

Pierron, le capitaine Desnoix, et le peintre d'his


toire Maxence Tribot. Les comptant, aussitôt

je m'aperçus que notre nombre de spectateurs


égalait celui des filles et des nièces. Ces

messieurs, du reste , appartenaient à cette

sorte trapue, légèrement bedonnante, courte

de jambes , et pourvue de têtes faunesques ,


qui est encline aux appétits luxurieux . Notre

hôtesse avait su choisir . Comme je m'asseyais ,

le rideau d'une petite scène construite au

fond de la salle se partagea, découvrit les cinq


jeunes personnes semblablement nues sous des

chemises collantes de soie rouge, et des jupons

de satin noir . Elles tirèrent de leurs violons

des accords inhabiles , préludes imparfaits de

meilleurs exercices lorsque, après la musique ,

elles se furent mêlées à nous sur les divans

de peluche brune qui garnissaient à présent le


lieu .

» Colette, par espièglerie, s'installa sur mes


genoux pour jouer au cheval. Riza se van

tait de vaincre à la lutte le capitaine Desnoix ,


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 223

malgré qu'il fît saillir ses biceps . Pour cela,

elle le saisit à bras-le-corps, l'arracha de son

siège, et ils nous donnèrent, pendant que leurs

visages s'empourpraient, le spectacle de leur

athlétisme. Ils s'essoufflèrent en s'étreignant,

en glissant sur le tapis jusqu'à ce que Riza

fût terrassée . Cependant , la petite Louise ,

sous prétexte de trouver un canif dans les po

ches du docteur, les explorait en le chatouil


lant . Pour le peintre, Augusta souriante,

muette et passive, obéit , se dénuda la gorge ,


afin qu'il croquât la belle carnation sur un cale

pin . Armande , pour le député Pierron, faisait la

culbute sur le divan , tout à fait insoucieuse


de montrer ses dessous nombreux et multi

colores, ses jambes en bas mauves , quelque

peu de ses cuisses pâles.

« Comme nous nous animions à ces jeux agréa

bles, Mme Alexandrit les toléra, par les indul

gences de son rire . Mais le thé entra, flanqué


de pâtisseries, de confitures , de crèmes diverses

et de fruits massifs. Plusieurs bouteilles de


224 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

vins d'Espagne paradaient au centre du pla

teau . La généreuse hôtesse nous fit asseoir

autour du guéridon . Quand les verres furent

remplis et les filles tout échauffées par nos

caresses, leur mère parla :

» Il semble, mes amis, que vous ne vous

déplaisez pas dans mon home ... Et vous savez ,

» je ne suis pas sévère . Amusez -vous donc avec

» les petites... D'ailleurs, elles n'ont plus grand

» chose à perdre. Ces diablesses ont trompé

» ma surveillance l’une après l'autre . Je ne crois

» pas que les scrupules soient de rigueur.

» Ne trouveriez -vous pas gentil de venir

» ici, prendre le thé quand le cour vous en

» dira, même chaque jour, si vous le voulez ...

» Mes filles aiment la compagnie . Sauf un, vous

» êtes mariés. Il est certaines libertés qu'on ne

» saurait prendre aisément lorsqu'une épouse

» vous guette . Ici, vous dérouterez les soup

» çons ... A toute question insidieuse, il vous

» siéra de répondre que vous vous intéressez

» à une veuve laissée dans la gêne par notre


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 225

» pauvre Alexandrit. Je suis sûre que vous

» ressentez de la pitié à l'égard de mes enfants


» et que votre munificence subviendra sans doute

» à notre nécessaire jusqu'à ce que j'aie fait

» mon héritage, jusqu'à ce que soit mort mon

» oncle de Chine. Il est fort malade et passe la

» soixantaine. Alors je vous rembourserai les

» sommes que vous m'aurez avancées chacun

» par mensualités de dix louis . Vous êtes les

» cinq amis qui me sont vraiment chers parce

» qu'Alexandrit vous adorait tous les cinq.


» Cela me ferait mille francs par mois . C'est
» ce qu'il faut pour la nourriture, les robes et

» les omnibus. Vous accomplirez une bonne

» action, non sans y découvrir de l'agrément,

» puisque vous aimez jouer avec les petites

» filles . Allons, c'est dit, n'est-ce pas ? Vous


» serez notre conseil de famille. »

» Mme Alexandrit se tut . Nous échangions

des sourires ...


> Soyez gentil, mon gros oncle, je vous
aimerai tant ... murmurait à mon oreille Co
15
226 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

lette qui l'effleurait de ses lèvres brûlantes ...

» Et les autres enfants suppliaient avec beau

coup de grâces les commensaux . Nous nous

décidâmes . Il fut entendu que le conseil de

famille assurerait à ces demoiselles Alexandrit

et à leur respectable mère une mensualité

de mille francs, à la condition que ces jeunes

personnes garderaient une conduite exemplaire,

et ne flirteraient plus au bénéfice de jeunes étran


gers. A tour de rôle , chacun des tuteurs sur

veillerait les gamines. Elles promirent d'être

sages en nous embrassant de toutes les vigueurs.


» Voilà pourquoi je suis devenu le familier

du docteur Crotonat, du député Pierron ,


du capitaine Desnoix , et du peintre d'histoire
Maxence Tribot. Protecteurs de la famille

Alexandrit, nous nous sommes attachés à cette

euvre de bienfaisance agréable. Plusieurs fois

par semaine, lorsque mes affaires le permettent,


je vais rue d'Autriche, jouer avec l'une ou l'autre

de mes pupilles. Tous les dimanches, nous


avons une petite fête de famille, pour laquelle
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 227

il nous amuse de nous déguiser en faunes , avec

des couronnes de pampre . Le député Pierron ,


qui est le plus adipeux , assume le rôle de Silène.

» Ne croyez pas que de ces agapes la pure

intelligence soit bannie . Ces demoiselles Alexan

drit ont toutes leur brevet. Nous faisons suc

céder aux acrobaties de la luxure quelques

belles dissertations sur la philosophie , la morale

et la science. Le corps et l'esprit s'amusent

parallèlement.

» Et j'ai dû, ma foi, venir reposer sur cette


plage mes os rompus et mes nerfs fléchissants ,

à la suite d'extases trop nombreuses. »

Nous nous plûmes à rire en dînant.


XV

A de vieilles chaussures jaunes dont la cire

avait bruni le cuir en respectant toutefois

la teinte plus claire de l'empeigne, un artiste

méticuleux avait soigneusement adapté des

pièces minces. Le pantalon blanc, amolli par

milles lessives , s'affaissait autour des jambes


avec la consistance d'une serviette . Jadis en

usage d’hiver, la jaquette noire, sans une tache,

brillait aux coudes, sous le soleil d'août ;

elle bâillait contre une chemise de flanelle

à raies écossaises et déteintes, que surmontait

un faux col de papier luisant comme porce

laine . Lâche et fantaisiste, pendillait une cra

vate empruntée certainement aux apanages

d'une coiffure féminine, ainsi que l'indiquait


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 229

une modeste frange . Le chapeau était de toile

bleue et cabossé selon la mode. Il ombrageait

une figure grasse encadrée d'une barbe grise

dont la pointe s'inclinait souvent à gauche


pour caresser le ruban violâtre décorant la

boutonnière. Compagnon du monsieur, un


lycéen -portait, outre son habit d'uniforme

à boutons d’or, un béret de laine écarlate .

Solitaires, souriants , tous deux arpentaient


la plage à l'endroit le plus éloigné du Casino, des

cocottes et des familles fashionnables, de leurs

tentes , de leur morgue, de leurs potins calom

nieux , de leurs enfants terribles et de leurs

nourrices accroupies qui encombrent les pers


pectives de la terre , de la mer ,

Je préfère également flâner à l'écart . Aussi,

nous nous rencontrâmes plusieurs fois dans la

matinée autour d'un petit cap dont je me plai

sais à prendre quelques silhouettes photogra

phiques . Mon lévrier servit de point central


à ces images. Il arriva que cet animal courtois

fut saluer, du flair, le jeune garçon . Sévèrement,


230 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

le père s'impatienta, puis enjoignit à son fils

de laisser le chien , comme si j'eusse pu me fâcher

de cette familiarité , ou comme si je lui paraissais


indigne d'échanger des paroles relatives à

cette rencontre . Il semblait craindre mon

approche et mon intrusion dans sa vie . Au

contraire, mon lévrier jugea cette entrevue

riche en attraits . Je m'aperçus alors que le ly

céen tenait, au bout d'une courte ficelle, un

paquet dont la graisse intérieure polluait le

journal qui l'enveloppait . Aussitôt , je rappelai

mon chien , qui ne m'obéit pas . Force me fut,

après des ordres sans effet, de joindre les pro

meneurs et d'éloigner par le geste et par la voix

le quadrupède indocile. Cela me rendit assez

ridicule . Je n'imaginai qu'un moyen de cou

per court : saluer en balbutiant de stupides


excuses .

- Monsieur,.. objecta le père en s'arrêtant net , ..

quand on possède un animal aussi vorace ,


on ne le laisse pas vaguer . D'ailleurs, vous devez

contrevenir à un arrêté municipal, Au mois


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 231

d'août , la propagation de la rage est à craindre ;

et le maire de ce pays a certainement pris

les mesures ordinaires en pareille saison .

Sur ce , m'ayant toisé , il toucha le bord de

son chapeau bleu, et fit mine de s'éloigner.

Mais , monsieur, .. répliquai-je , piqué au

vif, .. ne vous est-il point arrivé de violer parfois

un arrêté municipal ?

Jamais, monsieur, jamais ! .. répondit-il


brutalement.

Sa lèvre blanchit et trembla de colère .

Rouge jusqu'aux oreilles, le petit collégien

s'effara . Je haussai les épaules , en ricanant .


Mon homme alors de s'écrier :

Vous avez prononcé là, monsieur, une

parole bien légère. Quoi donc vous autorise à


penser que j'aie pu violer la loi , fût-elle, dans

l'espèce, interprétée par le simple arrêté muni

cipal d'un maire champêtre ? Il n'appartient


à personne de violer la loi , sachez-le ! Vous de

vriez avoir honte d'accuser ainsi un passant

dont les allures , je pense, ne vous permettent


232 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

en rien de soupçonner la morale . Ai-je l'air

d'un de ces gens pommadés, étranglés par

leurs faux cols, et vêtus à la dernière mode de

costumes qu'ils n'ont sans doute pas encore

payés au tailleur ? ... Je n'admets pas ce ton

de scepticisme et d'indulgence avec lequel


vous avez prétendu vous innocenter d'un délit

en l'imputant à tout le monde. Apprenez,

monsieur, si vous l'ignorez, que, Dieu merci,

beaucoup d'honnêtes gens respectent, en France,

les dispositions législatives qui garantissent

le développement de la société . Quand on a

l'honneur de porter à la boutonnière l'insigne

qui vous distingue (il montrait mon ruban rouge ),


on devrait réfléchir avant de proclamer urbi

et orbi son mépris des institutions publiques

votées par le suffrage de tous les citoyens ...

Et, ma foi , puisque vous êtes dans la posture

de m'entendre, je ne suis pas fâché de vous

offrir ce que j'ai sur le cour, depuis longtemps.

Vous me semblez être un de ces gaillards... ( il

tendit vers mon nez un doigt pâle et propre,


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 233

dont les ongles étaient coupés au ras de la

chair ), un de ces gaillards à qui tout réussit ,

parce qu'ils sont moins lestés de scrupules que


d'audace. Sans doute,vous habitez l'une de ces

villas flanquées de tourelles à créneaux et

qui singent les châteaux forts de la noblesse.

Quel vermicelle frelaté avez - vous donc acca

paré puis vendu au centuple de sa valeur pour

vous prélasser ainsi en souliers de daim blanc ,


?

dites -moi donc, je vous prie ? Ai-je des sou

liers de daim blanc, moi ? Ai-je une villa genre

château fort, moi ? Ai-je un levrier d'armoi

ries, moi ? .. Non , n'est-ce pas ? Et pourquoi

donc ? Parce que je suis un honnête homme,

comprenez -vous ? Parce que mes parents

étaient honnêtes, et mes aïeux aussi, et mes

bisaïeux ... Il n'y en a pas un qui ait vendu le

vermicelle au centuple de sa valeur ! Vous com

prenez ?
» Moi, je suis venu en troisième classe, par

le train de plaisir, pour faire respirer l'air salin

à mon fils. Car, moi, je me reconnais des de


234 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

voirs, avant d'aspirer à des licences ? Je ne

m'achèterai pas de pardessus cet hiver, moi ,

quoique le mien soit fort râpé ; mais j'aurai


conduit , presque tous les dimanches d'août ,

mon fils au bord de la mer, afin qu'il devienne

plus tard, un citoyen solide, en état de servir

la patrie , soit dans l'armée, soit dans l'admi

nistration . Et c'est ainsi que mes parents agis

saient ... Je vous souhaite de faire de même.

Ecoutez encore ceci . Mon père, qui était aux


contributions directes, apprit à ressemeler

les bottines, pour économiser cette dépense

et pouvoir payer l'externat du lycée à mes frères,


à moi-même . Il était bachelier ès lettres et és

sciences , mon père. Eh bien , le dimanche matin,


il raccommodait les chaussures de toute la mai

son , tandis que ma mère taillait et cousait nos

pantalons . Voilà quel homme c'était, monsieur .

Et il nous a laissé tout de même dix -sept mille

francs à chacun des trois . Oui , monsieur : ce

héros, en quarante ans, sut économiser cin

quante et un mille francs pour ses trois fils,


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 235

et cela sur un traitement de cinq mille cinq !

Comme il n'était point intrigant, ni pied-plat ,

ni lécheur de bottes , ni gommeux , il est resté

toute sa vie à cinq mille cinq ! ... Ça vous fait


sourire, monsieur ... Cinq mille cinq pour faire

marcher le ménage, nourrir six bouches , vêtir


six corps, offrir le thé aux femmes des fonction

naires, le deuxième jeudi du mois , et tenir son

rang officiel dans le chef - lieu ? Je vous assure

qu'il n'a jamais contrevenu aux lois , lui !

Et il n'en parlait pas avec le sourire insolent

que vous affectez sans vergogne...

» Il n'a même jamais touché à la dot de

notre mère, vingt-cinq mille francs, qui sont

devenus quarante mille , en trente ans , et qui

ont permis de marier ma soeur au capitaine

Philippe, du 7e tirailleurs algériens , décoré ,


pour faits de guerre, lui . Parfaitement.....

Nous sommes une famille d'honnêtes gens, je

vous le répète .

» Mais j'espère bien que vous n'en doutez

pas ... Oh , vous pouvez regarder les pièces


236 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

de mes bottines. Je les ai cirées moi-même,

hier soir... Mon fils aussi a ciré les siennes,

comme chaque soir, avant de nous coucher, pour


que tout soit prêt le matin , au moment du dé

part. Et pendant que nous cirions, je l'interro

geais sur les dates de l'Histoire. Le livre était

à côté de nous, au milieu du buffet de la cuisine.

Notre petite bonne rinçait les assiettes. Ma


femme préparait les sandwichs au veau qui

sont dans ce paquet . En même temps, elle jetait

des regards obliques sur le manuel pour souf

fler le marmot quand il se trompait. J'ai mis le


holà . Car il faut absolument que ce garçon

là saute une classe et qu'à la fin des vacances


il sache sans broncher son cours de troisième

pour s'asseoir sur les bancs de la seconde. Ce

sera dur . Mais nous réussirons, n'est- ce pas,

Charles ? Il veut être aussi dans les contribu

tions directes, bachelier ès lettres et és sciences,

comme son père et comme son grand -père ;


hein ?

Oui, papa, fit l'enfant timide et terrifié.


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 237

Je les considérai tous deux . Ils se ressem

blaient autant qu'il est possible à deux êtres


différents. D'une mère sans doute blonde,

l'enfant avait les cheveux fauves et ternes,

les yeux bleus et candides, une bouche délicate.

Mais le front têtu appartenait au père, ainsi


que le menton carré, la mâchoire inférieure en

saillie .

- Vous vous moquez , monsieur,... reprit le

fonctionnaire ... Vous avez grand tort . Vous nous

prenez peut- être pour des jobards , pour des

naïfs qui « croient que c'est arrivé ! » Oui ,

monsieur, nous croyons que cela est arrivé,

parce qu'il faut que cela arrive, entendez

vous. Il est temps que cela arrive .

» Il est temps que l'honnêteté l'emporte

enfin sur le vice, et les braves gens modestes

sur les crapules brillantes. Oui, je mange dans

la salle à manger de faux acajou léguée par


mon père. Oui, je sommeille, le soir, dans le

fauteuil Voltaire où mourut ma bisaïeule ;

même l'on n'a pu remplacer encore la roulette


238 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

qui manque à l'un des pieds. Oui, je reçois

mes amis dans le salon, et je leur offre comme

sièges des pouffs capitonnés, devant la pendule

de marbre noir qu'ornent des chaînettes de

cuivre dédoré et une coupe de simili-bronze .

Oui, je dors dans un lit de noyer à trois faces ,

sous un édredon d'andrinople. Oui , j'ai tous

les ridicules du bourgeois économe , fidèle aux


siens , dévot aux antiquités grecques et latines,

à Corneille et à Racine, à toutes les littératures

exaltant le triomphe du devoir sur la passion .

Oui , je trace le même sillon entamé par mes

pères , avec une opiniâtreté maniaque, incons

ciente parce qu'elle est atavique et que le vou


loir dont elle dépend est celui des ancêtres ,

fondateurs de la République, non le mien

seul . Car nous sommes l'armature de la patrie,


par quoi elle subsiste , malgré les vices des élites,

les crimes des plèbes , l'égoïsme des rustres,

les intérêts de la finance, et les trahisons des

partis politiques. Nous sommes Les Bureaux,

les rouages essentiels, inusables et exacts de l'im


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 239

mense machine à civiliser les âmes : la France !

» Nous croyons à la Loi, comme y croyaient

les légionnaires romains qui, pour la supré


matie de cette idée , s'en allaient mourir, sur

un cap brumeux de l'Ecosse , ou dans une crique

de la Méditerranée après avoir fondé là des

camps qui devinrent les cités du moyen âge , les


communes fières de résister à la barbarie

des Germains féodaux . Nous avons la religion

de la Loi, c'est - à -dire du contrat social passé

entre les citoyens pour se garantir mutuelle

ment la paix intérieure et la sincérité des

échanges. Et nous estimons que ni le goût

des arts ni la force des passions ne sont des

excuses capables de légitimer la moindre in

fraction à cette loi . Et , si dure que soit notre

vie , nous la préférons au luxe des spéculateurs,

des courtisanes, des commerçants, à la bohème

des ouvriers, à la fainéantise des petits ren

tiers, aux injustices triomphantes des politi


ciens. Car nous sommes les prêtres fanatiques

d'un culte : celui de la probité.


240 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

Parfaitement ... Jamais, dans ma fa

mille, on n'eût consenti à acheter pour deux

sous, si l'on n'avait quatre sous en poche,

de peur que le décime unique fût de mauvais


aloi . Jamais on n'a dit au fournisseur : « Je

vous paierai ça demain . » Jamais on n'a signé un

billet à ordre . Il nous est arrivé de vivre quel

ques jours avec des pommes de terre et du

lait . Le terme fut toujours payé, le quinze,


avant midi. Monsieur, nous sommes enragés

pour l'exercice de la probité, comme vous l'êtes

sans doute pour multiplier la vitesse de votre

automobile ; car vous avez une tête d'automo

biliste . C'est notre sport, notre foi, notre reli

gion. Et, un jour, la probité , la loyauté régne

ront sur la France . Et vous-même, le sceptique ,

vous finirez par croire que ça est arrivé, parce


que cela sera arrivé, en effet ...

» Nous aussi, nous saurons nous réunir en

syndicats, en trusts . Mais oui. Tout le monde

se syndique aujourd'hui : les manoeuvres , les


débardeurs, les tondeurs de chiens, les goujats,
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 241

les milliardaires, les cabaretiers, les Apaches,

les escrocs , les tenanciers de lupanar, et même

les armateurs. Attendez un peu . Les honnêtes

gens se syndiqueront à leur tour; et ils im

poseront à tous la Probité, monsieur, l'inexo

rable Probité, entendez - vous ! ... Oui , nous nous

sacrifions depuis deux siècles ; oui , nous nous


sommes privés de toutes les joies faciles ;

oui, nous avons laissé grimper sur notre échine

les lanceurs de poudre aux yeux , les lécheurs


de bottes et les amis des femmes. Pourtant ne

pensez pas que ce fut par bêtise . Vous vous

tromperiez étrangement. A mesure que nous


contraignions nos instincts, nous savions mul

tiplier ainsi notre force sourde . Nos pères se


sont immolés en faveur de nos fils. S'ils renon

cèrent à ce que vous nommez le bonheur, ce


fut pour que leur idéal vainquît demain . Et

il vaincra . Nous ne sommes pas comme vos

ennemis, les ouvriers, affaiblis par la faim et


l'alcoolisme . Nous ne sommes pas, comme les

laboureurs et les commerçants, hypnotisés


16
242 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

par l'espoir du gain immédiat ; nous ne sommes

pas, comme les artistes, domptés par les es

;
thétiques de nos instincts ; nous ne sommes pas ,

comme les parlementaires, asservis par les


électeurs aux vues courtes .

» Prenez garde. Professeurs, médecins, offi

ciers, magistrats, employés d'Etat et employés

de commerce , nous grondons déjà. Nous sen

tons remuer en nous nos vigueurs, bientôt

venues à maturité . Ce que les ouvriers ratent

par sottise et défaut d'entente, il se pourrait

bien que nous le réalisions au profit de la Loyau


té et de la Probité françaises, au profit de

l'Equité dont le visage se nomme la Loi .. ,


Vous entendez, l'homme au chien ! »

Mon interlocuteur délirait ; tandis que le

gamin se tenait coi . Il me parut convenable

de leur tourner le dos . Je partis en sifflant mon

animal. Distrait par un vol d'hirondelles ma

rines, il les poursuivait au loin .

Lorsque j'eus fait cent pas , je voulus revoir

le type. Maintenant, assis dans le sable,


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 243

il développait le journal graisseux. Il offrit une

tartine à son rejeton qui goulûment la dévora


sans boire.

Dégoûté, plaignant cette amertume har

gneuse, je courus rejoindre mon cher ami ,

l'Homme Heureux .
XVI

« Des bas gris... des bas gris ! ... Des bas

gris sous un jupon de soie mauve et des jarre


telles de satin couleur saumon , à grandes co

ques... C'était ainsi ... Entre le tussor de ma

chemise et ma gorge, des feuilles de roses


rouges, macérées dans l'essence de rose, celle

d'Alep. Voilà qui sut l'étonner lorsqu'il me


déshabilla ... Je m'effeuillai, ma chère, abon

damment; je m'effeuillai véritablement... comme


une corolle humaine ... Des pétales écar

lates des pétales pourpres, des pétales cra

moisies ... Il en tombait sur le divan à foison ,

pendant que je riais à sa perruque en fils

de soie roux et argentés. Cela se mariait à sa

belle barbe réelle, autour de son hâle où


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 245

brillaient ses petits yeux clairs d'un bleu de

faïence anglaise. Piernegie, pour le reste, res


semblait à Silène, un Silène railleur et plai

sant. Il en avait la lourde poitrine, blanche

comme celle d'une femme, le ventre de magot

en ivoire . Il cachait ses jambes courtes et

torses dans un pantalon turc , bouffant jusqu'aux


babouches ... Cette nuit - là, nous avions laissé

les autres masques dans la galerie du bal..

Et voilà comment je gagnai mon hôtel de la

rue Pergolèse, avec l'automobile et le coffre .

fort. Dedans : un seul bout de papier plié en

'
quatre. Une seconde, j'ai cru au mot spirituel
et rosse griffonné là - dessus ... Et mon Silène

était reparti pour Baltimore , Gare au lapin !

Je me reprochais déjà d'avoir été voluptueuse

jusqu'à lui tout donner de ma science érotique

et de mes forces obstinées pour l'étourdir de dé

lices monstrueuses . Je me reprochais les

crimes de débauche que nous avions commis

ensemble, cette petite Delary qui en reste


idiote dans son cabanon de Bicêtre , et le
246 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

nègre qui est mort chez moi , sous ce tas de


femmes ivres . Tout, enfin . Et puis , j'ouvre

le poulet ... J'ai fait : « Ah ! » Tu penses ! Le

demi-million . Ça y était . »

Au hasard du vent qui tournait, ces paroles

nous arrivèrent du jardin , par la fenêtre ou

verte, durant le silence soudain de nos ora


teurs. Mme Rambert s'entretenait avec son

amie de cette façon, à cause du kummel

glacé dont elles avaient trop pris , après avoir

savouré la chair juteuse de pêches admirables,

grosses comme des oranges, et qui remplis


saient encore à demi la cuvette de vermeil,

déformant, à la courbe de ses reflets, nos fi

gures graves, nos attitudes guindées, dans


le salon de sa villa . Nous avions entendu Ma

riette Vuillaume demander simplement quelles


couleurs séduisaient le mieux les jeunes gens.

Mme Rambert avait répondu de la sorte .

Bien que nous fussions là quelques viveurs in

trépides, la présence de M. Rambert nous gêna

fort, à ce moment. Il fumait, le sourire aux


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 247

lèvres. Impassible d'apparence, sous la cire

de son teint jaune, il parut seulement approuver,

d'un clin d'oeil malin , l'outrecuidance de sa

femme . Quelqu'un d'entre nous toussa . L'Homme

Heureux , crut devoir dire par politesse.

Ah , monsieur quelle imagination pré

cieuse . Ah, le bel impromptu que vous nous

offrez là ... C'est tout à fait joli, parfait, éton

nant ... J'avais toujours rêvé qu'au lieu des


rôles mal récités sur les scènes des théâtres,

nos amis, au salon, à table, nos amies surtout

assumassent le soin de se révéler brusquement

dans un caractère étranger à leur nature. De


même , n'est- ce pas , on organise les dîners de

têtes , où chacun se présente la coiffure ar

rangée et le visage grimé. Combien plus dé


licat serait -il de se traverstir l'âme seule, et ,

par la parole , de nous accorder ce divertis

sement inattendu . Nous rendons grâce à

Mme Rambert d'y avoir songé.

Nos murmures applaudirent. L'Homme Heu

reux sauvait la situation , Et nous le pen


248 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

sâmes alors : par suite d'une entente préalable,

il nous avertissait d'un jeu convenu . Chacun

de nous se gourmanda pour sa naïveté, feignit

d'avoir compris tout d'abord le rare et l'inouï


de l'intermède. Quant à moi, le sujet du mo

nologue me choquait cependant. Nous nous


trouvions là réunis en séance d'affaires pour

établir le syndicat financier qui se propose de


mettre en actions l'industrie nouvelle de

M. Rambert . On sait déjà que cet ngénieur a

découvert le moyen d'utiliser le mouvement

perpétuel de la mer . Au large de Brest , son

usine flottante, bâtie sur quatre quilles de

paquebots, fut visitée récemment par une com


mission officielle Un illustre savant rédi

gea le rapport très favorable . Par le moyen


de cascades artificielles, combinées à l'inté

rieur des cales, et par le moyen de pompes

énergiques aspirant l'eau lorsqu'elle atteint

le fond, après avoir accéléré la marche des

turbines, l'inventeur produit quantité de force

électrique. L'accumulateur liquide dont il


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 249

garde le secret emmagasine sur chaque molé

cule de sa mixture chimique une somme pro

digieuse de fluide. Aussi peut-il expédier à


toutes les fabriques de l'univers ses cruchons

d'électricité prête à se transformer soit en


lumière soit en vigueur motrice, selon le né- /

cessaire de l'acheteur . Egalement pourvu de

sciences mécaniques, physiques et chimiques,

le génie de M. Rambert vient d'ouvrir à l'in

dustrie du vingtième siècle une ère d'activité

aux résultats incalculables . Aussi le président

du trust des métaux , M. Clarendon-Ship , de

qui l'affaire emploie cent cinquante mille

ouvriers, trois milliards de francs, deux réseaux

entiers de voies ferrées, et cinq cents navires

à vapeur, assistait - il à notre assemblée, dans

une redingote cossue, avec son air morne ha

bituel qu'éveillent parfois la grimace de ses


lèvres violettes et le froncement brusque de

ses sourcils touffus. A côté de lui siégeait le

prince Ouvarine, qui vient d'associer, au Cau

case, les propriétaires de puits à pétrole, et


250 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

qui les représente noblement par sa large

poitrine, ses épaules de Titan, sa barbe flu

viale , son front chauve et lumineux . Le dé

légué du Stock -Exchange était là , menu ,

triste et propret dans le carreaux de sa jaquette


Quant à moi , j'y figurais au nom des agences de

publicité par la presse , l'affiche, le roman , le thé

âtre, le tableau de maître et les guerres colo

niales , genre Transvaal-Chamberlain . D'autres

personnages non moins importants avaient

accepté de s'entretenir avec M. Rambert, dans

sa villa de Saint-Germain , à l'heure du thé, ce


jour- là . L'intervention joviale de notre déli

cieuse hôtesse me semblait donc pour le moins

inopportune .

Les dames ne savent pas causer affaires,

grogna sourdement le délégué du Stock - Ex

change. A Londres, nous envoyons les femmes


plus loin , et nous restons avec la bouteille de

porto . Les usages de la vieille Angleterre valent

mieux que ceux des autres pays, décidément .

Soucieux d'étouffer le bruit de cette re


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 251

marque, M. Clarendon - Ship remua ses lèvres

violettes qui dirent :


Je raconterai l'histoire à mon ami Par

negie, de Baltimore . Il sera très amusé , très

amusé... Et je conseillerai cette manière de


récitation à nos Américaines. Cela sera

bien à nos dîners du Central-Railway, quand

on roule, huit grands jours , de New - York à

San - Francisco. Oh votre surprise était pa

risienne et charmante ... tout à fait, monsieur .

D'ailleurs , ce qui nous séduit surtout

au théâtre, expliqua Rambert, c'est la sur

prise produite par une parole , un acte inat


tendus dont la vérité nous semble évidente

tout à coup. Souvent, le spectateur à pré

vu cette scène à l'avance ; mais, si l'auteur est

un adroit saltimbanque, il eût soin d'offrir à

notre divination le choix entre plusieurs évé

nements possibles. Le petit impromptu que vous

venez d'entendre vous plaît , monsieur Cla

rendon - Ship, parce qu'aux premiers moments

de notre entrevue, votre sagacité put aussitôt


252 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

pressentir les qualités ou les faiblesses de vos

hôtes. « Cette agréable Mme Rambert est- elle

vertueuse ? Est-elle adultère ? » vous deman

diez-vous ? ..... Mais oui . Soyons francs . On

se pose toujours cette question dès la première

rencontre avec une jolie femme. Mme Ram

bert est une marchande de voluptés. La sur

prise fut piquante, et d'autant plus que la


vérité demeure entière . Voici comment. Pour

disposer des premiers capitaux nécessaires à

mes expériences , je dus épouser une courtisane


enrichie par les libéralités de ceux qu'elle ren

dit contents . L'ingénieur Rambert, sorti troi

sième de l'Ecole polytechnique, signataire de

nombreux ouvrages appréciés dans le corps

savant et couronnés par les académies, inventeur

d'explosifs connus et des chaudières à triple

retour de vapeur, cet homme n'eût pas ob

tenu dix centimes pour construire son usine


flottante, si la délicieuse personne qui se pro

mène là-bas sous la charmille ne lui fût venue

en aide... Sans la fortune de la courtisane, ce


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 253

que vous qualifiez tous comme la plus fruc

tueuse invention du vingtième siècle resterait


décrit dans un livre obscur. Nul n'aurait

pris la peine de contrôler expérimentalement


les théories ... Nous devons aux honoraires

d'une prostituée, de ma femme légitime, la


découverte et la fortune dont notre Compagnie

saura bientôt centupler les résultats, mes

sieurs, j'en suis sûr .

Poliment, mais froidement, nous nous in

clinâmes vers ce mari qui souriait dans sa

barbe pointue, en tournant ses bagues autour


de ses doigts.

J'aurais pu feindre, ajouta -t -il. J'aurais

pu passer sous silence les aventures prélimi

naires de ma femme et m'indigner contre les


infâme calomniateurs, au cas d'une indis

crétion . « Les chiens aboient, la caravane pas

sée », ripostait Mme Thérèse Humbert à ceux

qui l'accusaient . J'aime les faits positifs, les


chiffres exacts et les situations nettes . Au

jourd'hui, messieurs, vous mettez en moi votre


3
254 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

confiance et celle de vos mandants , Je vous

devais cette franchise . En une heure tragique

de ma vie s'est posé le problème moral que

j'ai résolu par ce qu'on nomme l’Infamie,

M'était -il permis de laisser perdre la force in


tellectuelle et sociale dont j'étais le déposi

taire, grâce à laquelle demain dix mille, cent

mille, un million peut-être d'ouvriers trouveront


un travail facile , recevront des salaires meilleurs,

produiront à bas prix des choses bonnes pour

l'existence humaine ? Six mois je me suis de

mandé quel était mon devoir : garder mon

honneur et supprimer cette chance de secourir

les vies misérables, de réduire les peines atroces

du labeur industriel, les risques de maladie

et de mort qu'encourent les pauvres ? Ou bien ,


sacrifier mon honneur à cette amélioration

partielle ? Vous objecterez qu'il est d'autres

moyens d'obtenir des capitaux . Non , mes

sieurs , il n'en est pas pour nous . L'inventeur

est la risée du propriétaire , du rentier, de


l'agent de change. J'ai demandé la main de
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 255

cent trois filles honnêtes et dotées en déclarant

mes intentions sur l'emploi de leur bien . Les


cent trois familles m'ont inexorablement écon

duit . On n'entendait pas jeter l'argent des

demoiselles à la mer, me fut-il répondu .

Une commandite ? Quel bailleur de fonds

m'eût avancé, sans expériences préalables et

justificatrices, le quart de million indispen

sable pour éprouver dans le laboratoire mes

hypothèses. Vous savez qu'un tel amant de


la science industrielle ne se rencontre que par

miracle . J'ai cherché le miracle, je ne l'ai

point déniché, faute d'être dieu .

Invoquer mes maîtres et professeurs en


témoignage, et , par leur entremise, convaincre

les banquiers ? Cela semble tout simple . Er

reur. Ma conception de l'accumulateur li

quide, si j'en révélais les principes , anéan

tirait le prestige de plusieurs théories floris


santes que de respectables vieillards en

seignent au Collège de France. Ces messieurs

ont accueilli par des haussements d'épaules


256 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

et des sourires malins les premières indica

tions que je leur confiai. « Croyez -moi, mon


garçon , vous faites fausse route », m'ont -ils

affirmé chacun et de bonne foi . J'étais dépourvu

du moyen pécuniaire qui , par l'évidente ex

périence, les eût persuadés ainsi que je vous

persuade aujourd'hui. Je les comprends. Je


les excuse . Quand on estime tenir la vérité

conquise par quarante ou cinquante années

de dur travail, on ne peut guère admettre un

système tout neuf qui la vient anéantir. Qui

peut demander à l'homme , je ne dis pas un

semblable désintéressement, mais une pareille

faculté de jugement synthétique ? Restaient

les savants de ma génération, mes camarades

d'Ecole et d'Université, mes amis . Ensemble ,ils

eussent pu faire naître l'opinion favorable à

ma découverte , la propager, la soutenir, lut


ter contre l'ancienne école et , créant ma ré

putation , attirer vers moi la confiance des ban

ques . Les instincts de la combativité humaine

s'opposaient également à ce résultat. Tant


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 257
indica
que je demeurai leur égal au laboratoire,
en chaire, et dans les académies ou les secré
L'ont taires lisent nos communications, mes amis

pour m'ont vanté. Ils proclamèrent que j'étais un


ite es de leurs flambeaux, un intéressant, un remar

TOG quable vulgarisateur de nos idées . Malheureu


ds sement pour moi , la vie extérieure me séduit

теп peu . La curiosité scientifique prend toutes mes


nná heures . Tandis que les autres s'occupaient un

peu de leurs passions, se désespéraient pour

une maîtresse, intriguaient pour accroître l'état

SLE de leur vanité, ou perdre un ennemi, tandis

meil qu'ils se mariaient, se disputaient avec leurs


jeni épouses et leurs beaux - parents, tandis qu'ils

ade fréquentaient des salons, s'inquiétaient de

eil: littérature , de jeu , de théâtre, de politique et

de courses, en un mot tandis qu'ils bavar

ut daient, moi je travaillais. Ils en restèrent à

ré publier de maigres notices, des contributions

à des doctrines acquises. Mes quatre gros

ne volumes sur les propriétés réceptrices des or


ganismes liquides parurent. Alors, mes anciens
17
258 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

louangeurs commencèrent à trouver ma ché

tive personne gênante pour leurs légitimes am

bitions. Et dans les revues spéciales, dans les

parlottes de laboratoires, ils exagérèrent les

défauts de mes ouvrages , en oubliant les qua

lités , qualités bien plus valables que les tares ;

j'ose le prétendre. Mes émules directs me fi

rent attaquer par les débutants dont la ving

tième année s'estime toujours géniale, et dé

sire, non la situation des vieillards qu'on ne peut

plus évincer , mais celle de ces gens au milieu

de la vie que les hasards de la lutte peuvent

encore jeter bas . Enfin , je sentis le moment où

ma réputation succomberait sous l'assaut de

jalousies d'ailleurs inconscientes, naturelles et

inattaquables . J'avais des rivaux puissants,


riches. Ils entretenaient des fidèles nombreux .

On m'accusa de composer hâtivement mes


ouvrages, de bâcler mes déductions. La sévé

rité de chacun s'attarda dans le but de mettre

en valeur les petites omissions et les minimes

erreurs qui se glissent dans les oeuvres les plus


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 259

scrupuleuses, sans amoindrir leur portée gé

nérale ou leurs conséquences logiques . Même


quelques vieux professeurs, outrés de me voir

prêt à prendre position sur leur rang, s'unirent

à mes adversaires. Je compris que, si je ne

provoquais pas immédiatement l'expérience


démonstrative de ma thèse, celle - ci ne par

viendrait point à la réalisation .

Je vous le demande, messieurs , quel était mon

devoir de savant et de philanthrope ? Laisser


s'anéantir l'idée de ma découverte utile au genre

humain , ou la sauver par un moyen facile , fût


il infâme ? ... Messieurs, j'ai sacrifié ce qu'on

nomme : l'honneur. Une courtisane illustre ,

à la veille de la quarantaine, était en peine

d'obtenir la considération que vaut un mari

connu dans le monde respectable des profes

seurs . Elle possédait une grosse fortune . Je


l'épousai . Je ne le cache pas . Elle ne cèle à per
sonne les avatars véritables de son passé. Je

ne réclame pas votre sympathie. Je tiens uni


quement à vous faire un aveu , pour qu'entre
260 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

nous il n'y ait que la franchise indispensable


au succès des affaires.

Rambert se tut, et tourna ses bagues. Nous

gardâmes le silence quelques instants. Sou

dain , M. Clarendon -Ship se leva, lui tendit la

main , en disant :

Monsieur Rambert, vous êtes un homme !

Nous profitâmes de leurs effusions pour

filer à l'anglaise, assez mécontents de tout cet

inutile et plat cynisme.


XVII

Puisqu'il avait connu le génie de Clarisse,

puisqu'il s'était instruit , à ses pieds, de toute

énergie, l'Homme Heureux ne s'étonnait plus de


voir, chaque année , une usine neuve s'édifier

dans les environs de ses aciéries, quelques fabri

ques s'adjoindre à l'ensemble des bâtisses en ligne

sur le plateau de Barsecamp, les parallèles de fer

se quadrupler aux abords de la gare. Que les

principaux estaminets de l'ancien bourg se


fussent transformés en concerts , et la baraque

foraine en théâtre d'opérette ; que le Club des

ingénieurs, que le Cercle des Négociants se


fussent substitués au café Travot et au Bar

Louis; que les rues de briques à portes de chêne

clair et à perrons de grès eussent enclavé l'an


262 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

cienne avenue de maisonnettes blanches à toits

rouges et à potagers verdoyants ; que les cités

ouvrières eussent recouvert les champs de

seigle ; qu'une mairie neuve s'étalât sur la place

pavée, avec le groupe d'écoles palatiales à


droite, et la clinique à gauche ;. qu'une caserne

de chasseurs alpins remplaçât la ferme où

logeait autrefois le détachement de gendar

merie ; toutes ces métamorphoses ne donnaient


pas trop d'orgueil à l'industriel, créateur de

forces. L'Homme Heureux restait modeste .

Pour retrouver une force semblable à celle de

Clarisse, il se maria . Son expérience lui fit

détester la péronnelle hargneuse et vaniteuse

qui avait joint ses millions à la fortune. Ils


se séparèrent au bout de six mois . L'Homme

Heureux reconquit sa belle humeur.

Sa femme, embarrassée d'amants coûteux

et divers, paradait en un somptueux appar

tement de l'Etoile, à Paris . Lui n'y fréquen

tait guère, n'ayant point de goût pour les ba


livernes, que débitaient au salon et à table
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 263

les parasites de l'art , de la noblesse et de la

diplomatie, chéris par le snobisme de l'épouse.

Il dînait chez elle le jour de l'an, à Pâques,

et, dans leur château de Touraine, le soir de la


Saint- Hubert. Hors de ces dates , il habitait par

fois, au pays de ses usines, l'ample cottage


construit, ciré, verni entouré d'un jardin aux

courbes incomparables par l'architecte américain

Harry Barren, et par le jardinier - paysagiste


Louis Piot . Ces deux hommes de génie logeaient

dans leur chef-d'ouvre que sans cesse ils perfec

tionnaient, qu'ils étendaient vers la pointe de


l'éperon terminant le plateau de Barsecamp d'où

l'on contemple le roc grandiose des Alpes.


A l'ordinaire, l'Homme Heureux se blot

tissait dans une chaumière minuscule blanchie

à la chaux dehors et dedans, munie pour luxe

unique de portes , de volets et de plinthes en

laque écarlate . Quelques guéridons d'épais

cristal sur pieds de bois cru , des fauteuils à

bascule, un divan de peluche grise, trois lon

gues tables en -sapin huilé et poncé, d'innom


264 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

brables volumes alignés dans des biblio

thèques de verre et de cuivre, plusieurs pho


tographies de mers furibondes et de belles

filles nues garnissaient cette retraite. Au pre

mier étage, il y avait , dans la chambre, un lit

de cuivre posé sur des fourrures de chinchilla ; et,

dans la pièce adjacente, une baignoire de


faïence brune . Par les fenêtres, le reclus voyait

choir la cascade dont la force captée, trente

mètres plus bas dans les tubes de tôle, mouvait

les turbines mères de l'électricité magique.

C'était la source de toute fortune, cette ondine,

roucoulante, gazouillante et dégringolante.

Elle engendre une chaleur de deux mille

degrés dans le four où l'acier se liquéfie,


s'épure et se raffine pour se refroidir dans les

moules , se contracter et constituer une matière

infrangible au service de l'intelligence humaine.

Alors elle emprisonne l'acide carbonique. Elle

soutient, en forme de rails, l'élan vertigineux des


grande express internationaux. Elle se méta

morphose en organes de machines capables


L'HOMME HEUREUX
265
taux incandescents, de les
de les modeler comme une

tte foudre captive éclaire aussi

et bourgs, assure la course de

s automobiles, transporte la
kilomètres dans les moteurs des

ssent, à domicile , la laine des trou

issés sur les pâturages de la mon

ne l'influence de Clarisse avait créé !

leur plaisir de l'Homme Heureux

à s'éprendre de cette cuvre , à s'i

tel pays asiatique de plantes aiguës,


1 s violettes , de sable rouge où, ma
ar des contremaîtres allemands, des

iciens chinois et des manoeuvres nègres,

achine sortie de ses ateliers entamait le

d'un mont neigeux pour trouer un tunnel,

yer la voie aux locomotives civilisatrices


désert étendu par delà , désert mystérieux

dormi sur ses mines de houille, de nickel et


nanganèse.

Dociles , l'une adolescente et fine, l'autre


266 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

mûre et mamelue , les deux servantes-maî

tresses de l'ermite ne le dérangeaient pas dans

sa contemplation. D'être enrichies par des gages

énormes, elles se contentaient . Elles se gardaient


de lui vouloir le moindre ennui, la moindre gêne .

Marceline ne se montrait égrillarde et sémil-.

lante qu'au sourire du maître. Louise ne se


permettait de paraître coquine et luxurieuse

qu'au signe attendu . Elles l'aimaient bien

d'ailleurs comme un vieux paillard drôle et

généreux, sévère quand il fallait . Les ceufs

dignes d'être cuits à la coque , les légumes de

ses purées, la crème de ses entremets , les

fruits de ses compotes , l'eau pure de la bois

son étaient apportés par les marmitons du

cottage avec la vaisselle trois fois le jour, dans

une charrette d'acajou que traînait une ponette

blanche . Louise mettait le couvert dans la plus


petite des quatre pièces formant le rez -de

chaussée. Elle allumait les réchauds du dres

soir, y installait les plats qui mijotaient sous


leurs cloches d'argent . Marceline disposait ,
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 267

aux bouts de la table , la compote et l'entremets,

puis surveillait l'eau bouillonnant autour des


cufs dans la casserole étincelante qu'élevait,

au -dessus de l'alcool en flamme , un trépied

de nickel.

Pendant ces préparatifs, il n'était point

rare qu'elles se disputassent. Bien que leur

besogne de volupté les obligeât souvent à des

collaborations spéciales, leurs humeurs s'ac


cordaient mal. Plantureuse, joviale, et ca

pable, Louise entendait régir toutes choses ,

y compris celles de Marceline qui n'admettait

guère cette intrusion dans ses idées hautaines,

ses gestes lents et délicats . Elle ne soumettait pas


aux trente - trois ans de Louise sa frêle et roide

personne de quinze sanglée dans un long corset,

cravatée de soie jaune, ornée d'un tablier de


batiste à bretelles, à bavette et à volants pres

tigieux. Ayant étudié pour devenir insti


tutrice elle conservait une certaine morgue.

Devant les glaces, elle se jugeait une jeune

fille pleine de distinction . Le chignon en co


268 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

que , lissé, bien massé contre sa nuque , le


rouleau blond qui couronnait ses tempes et

son front, son visage pâlot l'enorguellissaient.

Secrètement elle espérait devenir la favorite

du maître, puis se faire offrir un palais dans


Paris, amasser une fortune. Et pour le séduire

de cette façon, elle ne voulait pas sembler la

camarade affectueuse de cette grosse femme

commune , joyeuse et prompte dont la superbe

poitrine roulait au moindre mouvement sous


le linon du corsage gonflé .

Dans son fauteuil, l'ermite s'amusait de

leur manège et de leurs fâcheries . L'astuce

de Marceline l'intéressait. Il aimait qu'elle

le frôlât en le servant, qu'elle feignît de ne

pouvoir l'approcher sans désir, qu'elle cam

brât son corps de sylphide en marchant pour


exciter l'admiration . Lui cependant dégustait

le blanc de ses oeufs cuits à point. Il savourait

une onctueuse purée de pommes de terre, puis


des laitues bouillies dans un jus de chapon, et

tout imprégnées de ce suc inestimable. Dyspep


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 269

tique, il se privait de viandes et ne les goûtait

plus que dans les sauces exprimées des rôtis

à l'intention de ses légumes, cardons , endives ,

fonds d'artichauts, pois verts et céleris . Mais,

en exerçant les aptitudes sagaces de sa bou


che, il évoquait complètement le souvenir des

volailles appréciées autrefois tout entières ,


des fricandeaux, des entrecôtes et des filets

jadis triturés sans peur.

Or, Marceline était jalouse de cette affec

tion savante pour les mets . Son maître re

marquait l'impatience de l'enfant, la moue

dédaigneuse et la colère des yeux s'il l'épiait

au miroir quand elle se croyait invisible pour

lui derrière le fauteuil où il se régalait. Elle

laissait alors le mépris détendre sa face . Elle

gonflait ses narines fragiles. Un sourire de


méchante ironie retroussait les commissures

des lèvres .

C'était même fureur contenue lorsque l'in

dustriel prolongeait ses lectures . Or, il n'ai


mait rien tant qu'imaginer soit les péri
270 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

péties de l'histoire, soit celles des romans

à idées, soit celles des projets ingénieux en

feuilletant les livres qui les contiennent, sous

l'ombre du figuier, avec, devant soi, le décor

majestueux du parc tracé par Louis Piot et

dont les perspectives aboutissaient au cottage

rose et vert de Harry Barren . Les paons ba

layaient les pelouses de leurs traînes irisées ,

chatoyantes. Les plus jolies filles de l'orphelinat

voisin engagées à cause de leurs formes ratis

saient un peu les sentes , arrosaient les couleurs

éclatantes des parterres , ou bien jouaient

avec la meute de lévriers blancs, au loin .

En robes rouges , leurs mouvements le long


des massifs illuminaient l'air. L'Homme Heu

reux jouissait alors du souvenir de Clarisse .

Agacée, Marceline trouvait maint et maint

prétexte afin de troubler ce bonheur dont

elle n'était pas la cause . Elle demandait des

ordres . Elle apportait une lettre insignifiante.


Elle simulait un vice irrésistible . Elle offrait

un breuvage inopinément. En vain Louise la


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 271

suppliait de coudre auprès d'elle sagement .


Une minute l'adolescente s'asseyait. Elle pre

nait sa broderie. Mais ses yeux bruns erraient

avec inquiétude. Ils se fixaient de nouveau

sur le maître étendu dans sa longue chaise

de joncs et qui souriait de sa barbe gri

sonnante aux phrases du volume parcouru .


Marceline souffrait .

Elle souffrait physiquement. La migraine

couronnait de douleur son front arrondi. Les os

de ses côtes pénétraient, eût-elle dit, dans son

cour gros. Tout à coup le souffle lui manquait,

en dépit de ses grands soupirs. Elle voyait

le parc vaciller, sautiller étrangement. Elle

croyait défaillir . Un mois elle craignit d'être

enceinte . Louise prétendait que ces sortes


de malaise indiquaient une grossesse . Alors

l'enfant fut contente . La naissance du môme

attacherait sans doute mieux le père à celle


qui porterait dans son flanc le fruit de leurs

plaisirs. Malheureusement cet espoi. s'éva


nouit . Et Marceline fut surprise en sanglots
272 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

sur son lit par Louise étonnée de n'avoir pas

vu descendre son aide, ce matin -là .

Tu l'aimes donc, notre bonhomme ? ...

Mais tu l'aimes d'amour, ma petite ! Ça c'est

drôle ! Tu l'aimes d'amour. Tu l'aimes d'a

mour ! Ah ! là là !

Louise se tenait les côtes . Sa gorge rou

lait follement dans la dentelle du corsage ;

elle tortillait les hanches en s'esclaffant.

Puis elle courut révéler la chose à son

maître .

Lui n'ajouta nulle foi. Le médecin mandé

confirma, pourtant, les pronostics de Louise .

Très nerveuse , l'adolescente ne pouvait, sans

troubles physiques graves, supporter les tor

tures de la jalousie. L'Homme Heureux se


moqua du médecin . Marceline aussi. Elle se

consultait. Evidemment elle n'aimait pas le

financier, bien qu'elle lui fût complaisante de

sa chair et qu'elle s'émut souvent au cours de

leurs ébats. Elle eût préféré les caresses de


l'architecte Harry Barren , long et fin , avec une
CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 273

figure toute rasée et des cheveux d'or. Elle eût

souhaité vivre avec le petit marmiton qui sa

vait si bien marcher sur les mains, se déguiser

en cuisinière , imiter l'Anglais arrivant à l'hô

tel. Plus que l'amour, néanmoins, l'ambition


accaparait l'âme de Marceline . Elle se voulait

somptueuse un jour. Même elle rêvait du di

vorce qui pouvait rendre libre son maître, et

la faire ensuite l'épouse . Et ce songe était si

constant qu'elle ne s'en délivrait pas . Il l'ob


sédait . Il hantait sa veille et son sommeil.

Cette idée fixe épuisait les forces tendues de


son cerveau . Et cela seul commandait son

âme quand elle endurait les affres du dépit

le plus vif au moment où L'Homme Heureux

lisait, au moment où il mangeait, au moment

où il s'affairait pour accroître, sur le plateau

de Barsecamp, la cité d'usines ardentes et


fumeuses .

Lui s'amusait à comprendre les tracas de

cette ambition naïve. A son âge très mûr, il

recevait de cette gracieuse adolescente le


18
1
274 CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX

témoignage d'une passion effrénée . Toutes les

marques de l'amour, tous ses transports, tous

ses sentiments, il en était l'objet sans conteste.

Autant que la jeunesse et la beauté , voilà que

la richesse et la puissance et surtout son

bonheur, lui valaient une amante sincère,

toujours craintive d'être délaissée, toujours

en proie aux douleurs d'une atroce et réelle

jalousie Et ce gain d'une âme l'enchantait

plus que le plaisir de voir , chaque année, une

1
manufacture neuve s'édifier aux environs de

ses aciéries, les parallèles des rails se décupler

aux abords de la gare, le théâtre retentir au

son des orchestres, un Automobile - Club s'ad

joindre à celui des Ingénieurs et au Cercle des

Métallurgistes, les maisons à six étages s'ériger

contre la lisière du bois , un quartier de cava


lerie se construire près la caserne des chasseurs

alpins. Car ces métamorphoses du lieu don

naient au créateur de forces moins d'orgueil

que la transformation d'une petite fille en

amante jalouse du Bonheur.


CLARISSE ET L'HOMME HEUREUX 275

Ce bonheur existait puisque Marceline le


détestait .

L'Homme Heureux était sûr enfin de l'être.

FIN

Fontenay -aux -Roses (Seine) . - Imp. L. BellenAND


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