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REGINE PERNOUD

HILDEGARDE DE BINGEN Conscience inspirée du XIIe siècle

ÉDITIONS DU ROCHER

Jean-Paul Bertrand Éditeur

ISBN 2 268 01796 6

INTRODUCTION

Chapitre_1 Le monde en l'an 1098

Chapitre_2 Hildegarde révélée à elle-même et à son entourage

Chapitre_3 Le Scivias

Chapitre_4 La vie dans le monastère de Bingen

Chapitre_5 L'empereur et la moniale

Chapitre_6 L'univers et l'homme dans les visions d'Hildegarde

Chapitre_7 Les subtilités de nature

Chapitre_8 Voyages et prédications

Chapitre_9 Les dernières luttes et la musique sacrée

NOTES

BIBLIOGRAPHIE
INTRODUCTION

En 1982 paraissait Le Livre des œuvres divines, Visions d'Hildegarde de


Bingen, présenté et traduit par Bernard Gorceix (note_1): l'ouvrage le plus
remarquable, le plus pénétrant qui ait paru dans notre langue sur l'abbesse
rhénane. On y trouvait l'un des écrits de la visionnaire, précédé d'un
commentaire très pénétrant sur l'ensemble de son œuvre. L'auteur allait
malheureusement mourir au moment même de cette parution, et c'est une
perte irréparable pour tous ceux qui s'intéressent à une figure de femme
encore peu connue chez nous.

Elle est pourtant essentielle à la connaissance du XIIe siècle, cette moniale


des bords du Rhin qui, en écho à la voix de saint Bernard, fait entendre une
voix féminine, musicale au sens propre – la partie musicale de l'œuvre
d'Hildegarde aujourd'hui la mieux connue – d'une haute portée. Car elle est
intervenue auprès des personnalités les plus marquantes de son temps,
papes et empereurs, et à bien des égards elle représente, comme le disait
Bemard Gorceix, la conscience spirituelle et politique de ce temps.

C'est pourtant, paradoxalement, par ses ouvrages médicaux qu'elle


commence à rencontrer aujourd'hui la faveur du public. Ouvrages singuliers
à leur époque, puisque ce sont les seuls traités de médecine – ou de ce que
nous appelons sciences naturelles composés en Occident au XIIe, siècle : la
médecine est alors plutôt pratiquée par l'école juive de Cordoue, celle de
Maïmonide, reprise en partie par les Arabes. Encore une facette,
surprenante, de cette moniale à la curiosité universelle.

Mais la partie la plus fascinante de son œuvre est bien sa " théologie
cosmique ", vision de l'univers ample et minutieuse à la fois, éblouissant
regard porté sur le monde, que les magnifiques miniatures du manuscrit de
Lucques nous permettent de saisir dans tout son éclat.

Le présent ouvrage, loin de constituer une biographie d'Hildegarde, tente


seulement de mettre en lumière les divers " pôles ", pourrait-on dire, de sa
pensée et de son activité. A travers l'étude de sa correspondance, il s'attache
particulièrement aux sermons qu'elle a prononcés dans plusieurs cathédrales
et non des moindres : Trèves, Cologne, Bamberg, Mayence... Car elle fut à
diverses reprises appelée à prêcher en public - et les clercs qui l'avaient
entendue lui demandaient ensuite qu'elle leur communiquât par écrit les
sermons prononcés. C’est peut-être le trait qui, en notre XXe siècle, nous
surprendra le plus.

Comment une figure aussi étonnante, aussi riche a-t-elle mis si longtemps à
retrouver – en partie – l'attention, l'intérêt qu'elle mérite d'obtenir ? Cela
nous fait toucher du doigt le manque de curiosité intellectuelle dont
témoigne notre culture générale. Aux États-Unis, en Suisse, et
naturellement en Allemagne, Hildegarde de Bingen est aujourd'hui bien
connue – qu'on l'aborde sous un angle ou sous un autre. Nous avons tenté
ici de rappeler quelques traits essentiels de son œuvre et de sa personne, en
souhaitant que d'autres soient attirés par elle comme nous l'avons été nous-
même, et s'attaquent aux travaux d'envergure qu'il faudrait entreprendre
pour nous la rendre plus proche, et qu'un plus large public puisse tirer profit
de tout ce qu'elle a à nous dire.

CHAPITRE PREMIER

LE MONDE EN L'AN 1098

1098. Un vaste frémissement parcourt le monde connu, Occident et Orient


réunis : ce monde s'est mis en marche, littéralement parlant. Non pas sur
l'ordre de César comme aux temps antiques, quand des armées entières
s'ébranlaient pour surveiller les frontières entre romanité et barbarie. Non,
spontanément des foules s'étaient ébranlées à l'appel du pape dans la
cathédrale de Clermont le jour de la Saint-Martin d'hiver, 18 novembre
1095. Urbain Il avait exhorté les chrétiens à secourir leurs frères d'Orient et
à reconquérir Jérusalem, la Ville sainte.

Le siècle écoulé n'avait apporté de ces régions orientales que de fâcheuses


nouvelles. On avait successivement appris que le Lieu saint par excellence,
le tombeau du Christ, donc l'endroit de sa Résurrection, l'Anastasis, avait
été détruit sur ordre du calife Hakim ; destruction entreprise en 1009 – le 18
octobre précisément, les chroniques arabes en avaient soigneusement noté
la date – avec ordre de ne rien laisser subsister de la rotonde jadis élevée sur
cet emplacement par l'empereur Constantin. Les pèlerinages de la chrétienté
n'avaient cependant pas tout à fait cessé vers les Lieux saints, mais ils se
raréfiaient et ceux qui en revenaient racontaient toutes sortes d'horreurs sur
les exactions et persécutions dont chrétiens et juifs étaient victimes. Au fil
des ans la situation n'avait fait qu'empirer ; les Turcs Seldjoukides convertis
à l'islam avaient déferlé sur l'Asie Mineure et balayé les forces byzantines
qui tentaient, à Malazgerd, de briser leur élan. Après quoi, ils s'étaient
abattus sur les populations arméniennes, qu'ils avaient sauvagement
massacrées et dont ils avaient détruit la capitale, Ani. Les Syriens n'avaient
pas été mieux traités et la cité d'Antioche en dépit de ses défenses
imposantes, était tombée aux mains des Turcs en 1084. Les appels au
secours se multipliaient, lancés de l'Orient à l'Europe par-dessus cette
Méditerranée où les chroniqueurs arabes répétaient complaisamment que
les Occidentaux ne pouvaient plus " faire flotter une planche ".

La réponse à l'appel du pape dépassa toutes les prévisions et déclencha à


travers l'Europe un mouvement d'une grande ampleur. On vit non seulement
chevaliers et seigneurs, grands et petits, " prendre la croix ", mais aussi une
masse de paysans et de citadins se précipiter dans une aventure dont ils
mesuraient mal l'étendue, et, à la suite de quelques prêcheurs ambulants,
dont le plus fameux en France se faisait appeler Pierre l'Ermite, partir pour
le pèlerinage en armes. Élan extraordinaire et fatalement désordonné qui ne
pouvait guère aboutir qu'à la déroute, après avoir progressé et survécu par le
pillage. A l'inverse, on est frappé de l'esprit d'organisation dont font montre
les principaux seigneurs désignés par leurs pairs pour prendre la tête du
mouvement : ainsi du choix de trois itinéraires différents pour la traversée
de l'Europe, avec rendez-vous général fixé à Constantinople. Aucun chef
d'État, roi ou empereur, ne prend le départ ; cela seul suffirait à différencier
ce que nous avons appelé les croisades (le terme, rappelons-le, n'apparaît
qu'au XVIIe siècle) des entreprises de conquête que l'on verra par la suite se
succéder en Europe.

Une longue marche : elle dure trois ans. En 1098 les croisés sont arrêtés
devant la ville d'Antioche dont l'enceinte, dit-on, comportait trois cent
soixante tours. Il leur faut une année d'efforts, et d'innombrables épisodes
où se mêlent la ruse et le courage pour s'en rendre maîtres. Or, dès cette
même année 1098, les croisés sur leur route commencent à édifier à Tarse
une cathédrale dédiée à saint Paul, dont c'était la ville d'origine. Nous
touchons là un autre trait caractéristique de ce monde en ébullition : la
passion de bâtir. La ville où s'est tenu le concile Clermont, ne compte pas
moins de cinquante-quatre églises au moment où y séjourne le pape Urbain
II. Celui-ci d'ailleurs accomplit alors un véritable circuit de l'art roman en
train de sortir de terre, puisque à l'occasion de son voyage il procède à la
dédicace de l'église de La Chaise-Dieu, consacre le maître-autel de
l'immense abbatiale de Cluny, qui vient d'être construite et demeurera
jusqu'à la reconstruction de Saint-Pierre de Rome au XVIe siècle le plus
vaste édifice de la chrétienté ; on le verra ensuite consacrer l'église de Saint-
Flour, l'abbatiale Saint-Géraud d'Aurillac, la cathédrale Saint-Étienne de
Limoges et l'abbatiale Saint-Sauveur dans la même ville, puis de nouveaux
autels dans l'abbaye Saint-Sauveur de Charroux et à Saint-Hilaire de
Poitiers, consacrer solennellement la collégiale Saint-Sernin de Toulouse, la
cathédrale de Maguelonne, celle de Nîmes et un autel dans la basilique
toute neuve de Saint-Gilles du Gard – pour ne citer que les principales
étapes de ce voyage où, de nos jours, les amateurs d'architecture romane
peuvent le suivre à la trace. Cette ardeur à bâtir va de pair avec l'expansion
des villes à la même époque ; les cités anciennes s'étendent, les nouvelles se
multiplient, et cela va durer plus de deux cents ans ; le Moyen Âge des
châteaux est aussi celui des villes, sans parler des monastères qui surgissent
partout de terre. La réforme de Cluny a donné dès l'an 910 le départ à un
extraordinaire essor de la vie monastique. Les invasions des deux cents
années précédentes avaient paru anéantir la très belle chrétienté des VI et
VIIe siècles, mais elle renaissait de plus belle sur ses ruines. Après la
réforme de Cluny celle de Robert de Molesme, avec la fondation de
l'abbaye de Cîteaux précisément en cette année 1098, va renouveler en
profondeur l'observation de la règle de saint Benoît et permettre un essor
prodigieux de la vie monastique – avec l'impulsion définitive qui sera
donnée peu de temps après par saint Bemard. Les chartreux fondés par saint
Bruno en 1104, plus tard les prémontrés fondés en 1120, sur l'initiative de
saint Norbert, manifesteront intensément l'ardeur spirituelle qui anime cette
surprenante époque.

C'est dans ce monde en plein essor que se situe, à une date difficile à mieux
préciser, la naissance d'une petite fille dans une famille appartenant à la
noblesse locale du Palatinat. Ses parents, Hildebert et Mathilde (Mechtilde
en allemand) sont probablement originaires de Bermersheim, dans le comte
de Spanheim. Elle est la dixième enfant du ménage, et reçoit au baptême le
prénom d'Hildegarde. Naissance sans éclat, dans une famille dont la
noblesse ne s'est pas traduite par de grandes actions ; naissance pourtant qui
se révélera singulièrement accordée à l'époque riche, effervescente qu'est ce
tournant du siècle. L’année suivante, le 15 juillet 1099, les croisés
s'empareront de Jérusalem.

Une petite fille comme les autres. Pas tout à fait cependant, car dès sa petite
enfance elle étonne parfois son entourage. Une anecdote racontée
tardivement (dans les actes de son procès de canonisation) la montre
s'écriant devant sa nourrice : " Vois donc le joli petit veau qui est dans cette
vache. Il est blanc avec des taches au front, aux pieds et au dos. " Lorsque le
veau naît quelque temps plus tard, on constate qu'il est exactement
conforme à cette description. Hildegarde avait alors cinq ans. Mais même
plus tôt, dit-elle : " Dans la troisième année de mon âge, j'ai vu une telle
lumière que mon âme en a été ébranlée, mais à cause de mon enfance, je
n'ai rien pu en dire. " Elle poursuit : " Dans la huitième année de mon âge,
j'ai été offerte à Dieu en offrande spirituelle et jusqu'à ma quinzième année,
j'ai vu beaucoup de choses et je les disais parfois en toute simplicité, si bien
que ceux qui m'entendaient se demandaient d'où cela venait et ce qu'il en
était. Et moi-même, je m'en étonnais parce que ce que j'ai vu dans mon
âme, j'en avais même la vision extérieure et comme je voyais que cela
n'arrivait à personne d'autre, j'ai caché autant que je l'ai pu la vision que
j'avais dans mon âme. J'ai ignoré beaucoup de choses de la vie extérieure,
car j'ai été souvent malade depuis le temps où ma mère m'allaitait et plus
tard, ce qui nuisit à mon développement et m'empêcha de prendre des
forces. " Ce qu'elle voyait, Hildegarde demanda à sa nourrice si elle le
voyait aussi. Et comme celle-ci répondit par la négative, elle fut prise de
frayeur et n'osa plus communiquer à quiconque ses visions. Cependant
parfois, dans le cours de la conversation, elle parlait d'événements qui
allaient arriver, et quand une vision s'emparait d'elle, elle évoquait des
réalités qui paraissaient étranges à ceux qui l'entendaient. Quand la force de
la vision s'estompait, qui lui avait fait révéler des notions au-dessus de son
âge, elle en avait honte, pleurait souvent, et se taisait autant que possible.
Craignant que ceux qui l'entouraient ne lui demandent d'où lui venait cette
connaissance, elle n'osait plus rien dire.

On peut penser que cette enfant à la santé délicate avait un don de double
vue qui tour à tour étonnait et inquiétait son entourage. Certains
psychologues reconnaissent aujourd'hui aux enfants une possibilité
d'intuition supérieure à celle des adultes. Dans le cas d'Hildegarde, il
semble bien que son entourage familial ait été dès sa petite enfance frappé
par ses capacités exceptionnelles, et qu'elle-même s'en soit trouvée gênée.
En notre temps, la mère de Thérèse Martin, la petite sœur Thérèse de
l'Enfant-Jésus, avait ainsi perçu chez sa fille, très tôt, une certaine
prédestination.

Quand Hildegarde eut huit ans, ses parents la confièrent à une jeune femme
de noble naissance, Jutta, fille du comte de Spanheim, pour faire son
éducation. Jutta menait une vie de recluse dans le monastère du
Disibodenberg, non loin d'Alzey où ils demeuraient. Elle prit en charge la
fillette qui montrait des dispositions si étonnantes. Il était assez habituel à
l'époque de confier un enfant, garçon ou fille, à un monastère pour son
instruction. Celui où Jutta de Spanheim avait embrassé la vie religieuse était
un monastère double fondé trois ou quatre siècles plus tôt par un de ces
moines irlandais qui, à la suite de saint Colomban, avaient quitté leur île
pour ensemencer littéralement l'Europe, y multipliant les fondations.
Certaines, comme celle de Saint-Gall non loin du lac de Constance, ont
subsisté jusqu'à nos jours sous différentes formes. Plus tard, Hildegarde
allait d'ailleurs écrire la vie du saint fondateur Disibod.

Jutta prit donc en mains l'éducation de l'élève peu ordinaire qu'on lui
confiait. Les biographes d'Hildegarde racontent qu'elle lui apprit les
psaumes ainsi qu'à jouer du décacorde, l'instrument dont on s'accompagnait
alors pour les chanter. A l'époque, toute éducation commence par le chant,
et par le chant des psaumes ; " apprendre à lire " se dit alors " apprendre le
psautier ". Il est probable qu'on s'appliquait à retrouver sur les manuscrits
bibliques le texte des psaumes qu'on avait mémorisés : une sorte de
méthode globale puisque les mots eux-mêmes étaient déjà connus et que
lire et écrire consistait à retrouver puis à reproduire sur des tablettes les
vocables que la mémoire avait enregistrés. Hildegarde déclara plus tard que
si elle avait appris le texte du psautier, de l'Evangile et des principaux livres
de l'Ancien et du Nouveau Testament, elle n'avait pas étudié l'interprétation
des mots ni la division des syllabes, ni la connaissance des cas et des temps.
Jutta avait quelque peu négligé l'enseignement de la grammaire, portant son
attention avant tout sur les textes eux-mêmes.

La santé de son élève restait fragile. Plus tard son biographe la décrira dans
le style hagiographique alors en usage: "Parce que les vases d'argile
s'éprouvent dans la fournaise et que le courage se perfectionne dans
l'infirmité, les douleurs de santé ne lui manquèrent pas et se manifestèrent
presque dès la petite enfance, nombreuses et quasi continuelles, de sorte
que, dit-il, elle se tenait rarement sur ses pieds. " Elle s'était ouverte à Jutta
de ses visions secrètes. Celle-ci prit conseil de l'un des moines du monastère
de Saint-Disibod, nommé Volmar, qui n'allait pas tarder à devenir le
conseiller, puis l'assistant et l'ami d'Hildegarde, cela pendant quelque trente
ans. C'est lui aussi qui fit office de secrétaire lorsque, nous le verrons, la
nécessité s'en fit sentir.

Une enfance maladive et cachée, éclairée toutefois par ses visions tenues
secrètes, tel fut pour Hildegarde le début de l'existence, dans le cadre du
monastère double du Disibodenberg, dans la vallée de la Nahe. Lorsqu'elle
eut l'âge requis, elle souhaita prendre le voile, devenir religieuse parmi
celles – elles semblent avoir été assez peu nombreuses – qui vivaient dans
le monastère sous l'égide de Jutta. Elle devait avoir alors quatorze ou quinze
ans. L’âge de la majorité se situait pour les filles à douze ans (un peu plus
tard pour les garçons, quatorze ans). Comme son enfance, l'adolescence
d'Hildegarde est donc cachée : celle de toute moniale suivant la règle
bénédictine.

On sait à peu près comment se passe la vie des moniales bénédictines au


sein des couvents : leur journée est marquée par les heures canoniales – leur
journée et leur nuit puisque, sauf raisons particulières ou problèmes de
santé, la nuit est interrompue par l'office de matines. Celles-ci sont chantées
peu après minuit. Le moment de l'aurore, c'est-à-dire du lever du soleil, est
pour moines et moniales celui du chant des laudes, que suit l'office de prime
(première heure) ; vient ensuite généralement la célébration de l'eucharistie,
la messe, après laquelle dans la plupart des couvents a lieu le petit
déjeuner ; puis vient l'office de tierce, dont le nom désigne la troisième
heure après le lever du soleil (8 à 9 heures selon les saisons), et un temps de
travail jusqu'à l'heure de sexte (11 heures ou midi), que suit le repas. Le
temps est libre ensuite jusqu'à l'heure de none, la neuvième (généralement
14 ou 15 heures), où l'on reprend le travail, manuel ou intellectuel, collectif
ou individuel ; l'heure de vêpres désigne l'office de fin de journée (18 à 19
heures), suivi du repas du soir et d'un temps libre, la récréation,
généralement pris en commun. Souvent a lieu ensuite une réunion en
chapitre, toutes les religieuses rassemblées en présence de l'abbesse ; après
quoi, au soleil couchant, c'est le dernier chant de l'office, celui de complies ;
le silence doit alors régner dans le monastère pour permettre le repos de
toutes.

Au fil de ces diverses heures, l'ensemble du psautier – les cent cinquante


psaumes – aura été chanté dans l'espace de la semaine. Prière, méditation,
travail s'enchaînent au long de la journée, avec des aménagements qui
tiennent au déroulement de l'année liturgique : temps de pénitence comme
le Carême ou l'Avent, fêtes dont les principales sont, on le sait, la Nativité et
Pâques, sans parler de celles des saints, nombreuses, la plus importante
étant la fête de la Vierge le 2 février, jour de la Chandeleur, où s'allument
les cierges pour célébrer la clarté nouvelle du Christ, lumière des nations,
que Sa Mère présente au Temple.

Jutta meurt en 1136, et il semble qu'entre-temps le nombre des religieuses


groupées autour d'elle ait augmenté à l'intérieur du monastère double. Elles
élisent aussitôt Hildegarde comme abbesse. Celle-ci va bientôt atteindre sa
quarantième année, et ne sait pas qu'elle est proche de l'événement décisif
de son existence, celui qui va l'engager dans une voie totalement nouvelle.

CHAPITRE II

HILDEGARDE RÉVÉLÉE À ELLE-MEME ET À SON ENTOURAGE


" Voici que dans la quarante-troisième année de ma course temporelle, alors
que je m'attachais avec beaucoup de crainte à une vision céleste, toute
tremblante d'attention, je vis une très grande splendeur dans laquelle une
voix se fit entendre du ciel, me disant: "O homme fragile, cendre de cendre,
pourriture de pourriture, dis et écris ce que tu vois et entends. Mais parce
que tu es timide pour parler et peu habile pour exposer et peu instruite pour
écrire ces choses, dis et écris non selon la bouche d'homme ni selon
l'intelligence d'une invention humaine, ni selon la volonté de composer
humainement, mais selon ce que tu vois et entends de célestes merveilles
venues de Dieu. Répète-les telles qu'elles te sont dites à la manière de
quelqu'un qui entend les mots de celui qui l'instruit, et expose-les selon la
teneur de la parole telle qu'elle est voulue, qu'elle t'est montrée et telle
qu'elle t'est prescrite. Ainsi donc, toi homme, dis ce que tu vois et entends.
Cela non à ta manière, ni à la manière d'un autre homme, mais selon la
volonté de Celui qui sait, voit et dispose toute chose dans le secret de Ses
mystères." " Il s'agit d'un ordre décisif dans lequel se trouve spécifié le rôle
d'Hildegarde, assimilée aux prophètes de l'Ancien Testament, lesquels sont
" la bouche de Dieu ", ne faisant que transmettre ce qu'ils reçoivent sans se
préoccuper de donner à leurs paroles la forme d'un discours, ni d'ordonner
suivant les règles de la logique ou de la dialectique ce qu'ils doivent
transmettre.

Hildegarde insiste : " Et de nouveau, j'entendis une voix du ciel me disant:


"Dis donc ces merveilles et écris-les telles qu'elles te sont enseignées et
dites." Cela fut fait en 1141 dans la onze cent quarante et unième année de
l'Incarnation de Jésus-Christ, Fils de Dieu, alors que j'avais quarante-deux
ans et sept mois. Une lumière de feu, d'une extrême brillance venant du ciel
ouvert, fondit sur mon cerveau tout entier et tout mon corps, et toute ma
poitrine, comme une flamme qui cependant ne brûlait pas, mais qui par sa
chaleur enflammait de la façon que le soleil chauffe ce sur quoi il darde ses
rayons. " Elle ajoute : " J'avais ressenti la force des mystères, des secrets et
des visions admirables depuis mon jeune âge, c'est-à-dire depuis le temps
où j'avais environ cinq ans jusqu'à présent de façon admirable, en moi-
même comme à présent ; cependant, je ne l'avais manifesté à aucun homme
sauf quelques-uns peu nombreux hommes religieux qui vivaient dans le
même état où j'étais moi-même ; autrement j'avais gardé dans un tranquille
silence tout ce temps jusqu'à ce moment où Dieu voulut me manifester cela
par Sa grâce. " Elle donne ensuite à propos de ses visions des détails sur
lesquels il nous faudra revenir : " Les visions que j'ai vues, ce n'est pas dans
le sommeil ni en dormant, ni en extase, ni par mes yeux corporels ou mes
oreilles humaines extérieures ; je ne les ai pas perçues dans des lieux
cachés, mais c'est en étant éveillée que je les vois de mes yeux et de mes
oreilles humaines intérieurement ; simplement en esprit, et je les ai reçues
dans des endroits découverts selon la volonté de Dieu. "

Ce n'est pas sans hésitations que pareil message peut être reçu. Hildegarde
fait part de son anxiété et insiste sur le caractère très net, impérieux peut-on
dire, de cet ordre qui lui est adressé : " Comment cela se fit-il ? Il est
difficile à l'homme charnel de le savoir mais le fait est que, l'âge de la
jeunesse passé parvenue à cette maturité où s'acquiert une force parfaite, j'ai
entendu une voix du Ciel disant : "Je suis la Lumière vivante qui illumine
ce qui est obscur. lhomme que J'ai voulu et que J'ai introduit
admirablement, selon ce qu'il M'a plu, dans de grandes merveilles, Je l'ai
établi au-delà de ces hommes anciens qui ont pu voir en Moi de nombreux
secrets. Mais Je l'ai étendu à terre pour qu'il ne s'érige pas en quelque
exaltation de son esprit. Le monde n'a eu en lui ni joie, ni délectation, ni
promotion en ces choses qui lui appartiennent en propre, car Je l'ai soustrait
à toute audace et entêtement, demeurant craintif et épouvanté dans ses
souffrances. Car il a souffert dans les moelles et les veines de sa chair, ayant
l'esprit et le sens contractés, et souffrant de grandes passions corporelles de
telles façons qu'aucune sécurité n'a pu demeurer en lui, mais qu'il a pu
s'estimer coupable en tout ce qui le concernait. Car J'ai enclos les ruines de
son cœur de peur que son esprit ne s'élève d'orgueil ou de vaine gloire, mais
qu'il sente en toutes ces choses craintes et douleurs, plutôt que joie et
exultation. Aussi, en Mon amour, il a recherché dans son esprit ce qui lui
ouvrirait le chemin du salut. Et il a trouvé quelqu'un et il l'a aimé,
reconnaissant que c'était un homme fidèle et semblable à lui en cette part de
l'œuvre qui Me regarde ; cela, afin que Mes merveilles cachées soient
révélées. Et ce même homme ne s'est pas refusé en se repliant sur lui mais,
allant à lui dans l'élévation de l'humilité et l'intention de la bonne volonté
qu'il trouva, il s'est incliné avec nombre de soupirs. Toi donc, ô homme qui
reçois non dans l'inquiétude d'une déception mais dans la pureté de l'esprit
simple, ce qui t'est adressé pour la manifestation des choses cachées écris ce
que tu vois et entends." "
" Mais moi, poursuit Hildegarde, bien que j'aie vu et entendu cela,
cependant, parce que je doute et que j'ai mauvaise opinion et à cause de la
diversité des paroles humaines, tout ce temps, non par obstination mais pour
cause d'humilité, j'ai refusé d'écrire jusqu'à ce que j'aie été forcée sur le lit
de douleurs où je suis tombée, atteinte d'un fléau de Dieu de telle façon
qu'enfin j'ai été affligée de multiples infirmités ; j'avais demandé et trouvé,
grâce aux témoignages d'une jeune fille noble et de bonnes mœurs et de cet
homme que j'avais consulté et trouvé en cachette, comme je l'ai dit, j'ai mis
la main à l'écriture. Tandis que je le faisais, sentant la grande profondeur de
l'exposition des livres comme je l'ai dit, je me suis relevée de maladie et j'ai
retrouvé des forces. A peine ai-je pu conduire jusqu'à la fin ce travail en y
consacrant dix années. Aux jours d'Henri, archevêque de Mayence, et de
Conrad, roi des Romains, et de Cunon, abbé de Saint-Disibod, au temps du
pape Eugène, ont été faites ces visions et ces paroles. Et je l'ai dit et écrit,
non selon une recherche de mon cœur ou de quelque autre homme, mais
telles que je les ai vues en vision céleste, tels que j'ai entendu et perçu les
secrets mystères de Dieu. Et de nouveau, j'ai entendu une voix du Ciel me
disant: "Clame donc et écris ainsi." " La manière dont s'exprime la vision
rapportée est pour nous assez surprenante. Et d'abord par l'emploi du terme
homo, " homme " dans le sens de créature humaine, être humain. Ce qui
implique qu'Hildegarde est appelée à être réellement prophète, bouche de
Dieu, répétant les paroles qui lui sont dictées. Cela, elle le soutiendra toute
sa vie, protestant qu'elle ne dit rien d'elle-même, rien qui vienne d'elle,
qu'elle ne fait que répéter et transmettre ce que lui dit " la Lumière vivante
".

Cette préface au premier livre composé par Hildegarde annonce nettement


le cours nouveau que va prendre sa vie. Ce tournant est décrit et daté avec
précision ; elle va mettre dix ans à composer ce premier ouvrage, qu'elle
intitule Scivias, " Connais les voies" (du Seigneur). Le travail va donc
s'étendre des années, 1141 à 1151 ou environ. Mais ce ne sera pas, loin de
là, la seule occupation d'Hildegarde, qui pendant ce laps de temps va
entreprendre nombre d'autres travaux et commencer à déployer l'activité
débordante qui la caractérise.

Un certain nombre des manuscrits d'Hildegarde sont illustrés. Entre autres,


le magnifique volume de son troisième ouvrage conservé à la Biblioteca
governativa de Lucques comporte dix belles illustrations pleine page qui
reproduisent les visions de la moniale. En bas de l'image principale, dans un
petit carré enluminé, Hildegarde elle-même est représentée, le visage levé
vers l'image d'où se déversent sur elle des ruisseaux enflammés. Elle est
assise sur une chaise à haut dossier, devant un pupitre, et tient entre les
mains des tablettes, sans doute sur lesquelles elle note hâtivement l'image
qui lui apparaît pour pouvoir la décrire ensuite. Elle est vêtue d'une robe
noire drapée d'un manteau brun, sous laquelle on devine une cotte blanche
dont les manches entourent les poignets des deux mains, celle qui tient les
tablettes et celle avec laquelle elle écrit. Les tablettes, elles, sont de forme
tout à fait normale, de cire noire, et qu'on devine à deux colonnes chacune.
En face d'Hildegarde se tient un moine, assis comme elle, qui lui fait face. Il
écrit, lui, sur un codex de parchemin, et selon la coutume d'alors il le
maintient de son tirelignes, tout en maniant sa plume d'oie. Ce moine âgé
est très probablement Volmar. Dans quelques illustrations, notamment dans
la première miniature du manuscrit de Lucques, se tient derrière Hildegarde
une religieuse visiblement plus jeune, debout, portant une longue robe
noire, la tête couverte d'une coiffe blanche d'où sort un autre voile, noir lui
aussi, et retombant sur le côté. Il s'agit très probablement de Richardis, cette
religieuse qui faisait partie du couvent de Bingen et dont Hildegarde dit
qu'elle l'aimait " comme Paul a aimé Timothée ".

Telle est l'image que nous aurons désormais d'Hildegarde. L’essentiel de sa


vie se passe à recevoir et à transmettre ce que lui dit " la Lumière vivante ".
Le moine Volmar, son confesseur et probablement par l'intermédiaire de
Iutta, son premier confident sera son secrétaire jusqu'à sa propre mort qui
survient en 1165. C'est par lui, sans doute, que les moines du couvent
double de Disibodenberg sont informés de l'activité nouvelle de l'abbesse et
des visions qu'elle reçoit. Cela ne peut manquer d'inquiéter les autorités
ecclésiastiques, en l'occurrence l'abbé même du monastère, Cunon ; il en
informe l'archevêque de Mayence, Henri, qui a en charge le diocèse dont il
relève. En dépit d'échos certainement favorables quant au contenu de ces
visions, l'un et l'autre en conçoivent une certaine perplexité. Or, on entend
justement dire à la fin de l'année 1147 que le pape Eugène III doit réunir un
concile à Reims, et qu'en préparation de ce concile il tiendra un synode à
Trèves. A cette époque, les écrits d'Hildegarde forment le début de son
premier ouvrage, le Scivias. C'est l'occasion de soumettre aux prélats réunis
et au pape lui-même l' œuvre de la religieuse visionnaire.

Cadre grandiose pour un synode que cette cité de Trèves, dont on se plait à
rappeler de nos jours qu'elle est la plus ancienne d'Allemagne. La Porta
Nigra, universellement connue, l'atteste aujourd'hui encore. Elle fait partie
des remparts élevés par l'empereur Constantin, qui résida dans la ville
jusqu'en 316 avec sa mère Helena, devenue sainte Hélène dans le calendrier
chrétien. Trèves était alors une importante métropole de l'Empire romain ;
nœud de communications actif entre tous, centre des légions qui y
cantonnaient pour contenir l'assaut des barbares aux frontières, et port
fluvial sur la rive droite de la .Moselle, elle devait rester résidence impériale
jusqu'à la fin du IVe siècle. Dans la magnifique construction qu'est la
cathédrale actuelle, on distingue encore le plan massif du Dom érigé par
Constantin, qui constitue comme le noyau de l'édifice. Détruite à deux
reprises, par les Francs au VIIe siècle, par les Normands à la fin du IXe, elle
avait été reconstruite à la date de 1037. La venue du pape allait être
l'occasion de l'agrandir, avec un nouveau choeur à l'est. A cette même
époque l'archevêque Hillin allait racheter ce qu'on appelle toujours l’Aula
palatina, l'ancien palais de Constantin alors tombé en ruine, et dont une
partie au moins fut restaurée pour y recevoir les prélats présents au synode.

Pour apprécier l'importance de ce synode, il faut rappeler les longs


désaccords en terre germanique entre les papes et les empereurs, lesquels ne
se résignaient pas à abandonner leurs prérogatives et les habitudes, prises à
l'époque carolingienne, d'intervenir dans la nomination des évêques et des
abbés des monastères. La réforme entreprise par l'énergique Grégoire VII
n'avait été acceptée qu'une vingtaine d'années auparavant, en 1123, lors de
l'accord auquel on a donné le nom de concordat de Worms. Or le pape qui a
convoqué ce synode, Eugène II, est un cistercien formé à Clairvaux par
saint Bernard lui-même ; c est dire qu'il s'agit d'un pontife pour qui la
sainteté reste le souci premier dans l'exercice de ses fonctions. Le concile
qu'il va réunir à Reims aura pour objet de confirmer une fois de plus l'effort
de réforme de l'Eglise qui se manifestait depuis Grégoire VII.

C'est donc une assemblée importante qui se réunit à Trèves à la fin de cette
année 1147. Le contraste est saisissant entre l'imposante assistance,
évêques, cardinaux, abbés de monastères, présidée par le pape de Rome en
personne – parmi eux Bernard de Clairvaux, dont la personnalité est
incontestée au sein de la chrétienté et dont l'influence a été assez forte pour
apaiser les troubles provoqués par le schisme d'Anaclet quelques années
auparavant – et la mince figure de cette petite abbesse d'un obscur couvent
des bords du Rhin, qui se dit favorisée de visions divines. A la demande de
l'archevêque Henri de Mayence et de l'abbé Cunon de Saint-Disibod, le
pape va désigner deux prélats pour aller sur place rendre personnellement
visite à Hildegarde, enquêter sur sa conduite, ses habitudes de vie et ses
écrits : l'évêque de Verdun, Albéron ou Auberon, et son prévôt nommé
Aldebert.

Tous deux se rendent donc à Saint-Disibod. L'enquête qu'ils mènent sur


place est satisfaisante et ils rapportent à Trèves la partie déjà rédigée du
Scivias. Une scène étonnante va s'ensuivre, qui remplissait d'admiration
quelque trois cents ans plus tard 29 l'abbé de Spanheim Jean Trithème – un
érudit fameux qui avait réuni plus de deux mille manuscrits dans sa
bibliothèque, et qui a raconté la vie d'Hildegarde après avoir consulté toutes
les sources la concernant. " Le pape lut en public, écrit-il, devant beaucoup
d'assistants, les écrits de la vierge ; il faisait lui-même office de lecteur, et
exposa une partie assez importante de l'ouvrage. Tous ceux qui entendaient
les termes de cette lecture, remplis d'admiration, rendaient ensemble grâce
au Dieu tout puissant. " Le pape lisant devant cette immense assemblée
l'œuvre de la petite religieuse jusqu'alors inconnue, sauf de son entourage
proche, c'est en effet un spectacle surprenant, et l'on attribue à saint Bemard
ce qui fut la conclusion de l'assistance tout entière : " Qu'il fallait se garder
d'éteindre une aussi admirable lumière animée de l'inspiration divine. "

C'est à la suite de cette séance qu'Eugène III écrivit lui-même à Hildegarde.


Sa lettre a été classée en tête de la correspondance, qui va désormais
constituer un chapitre important de l'activité de la moniale. Elle est la
première d'une longue liste : l'édition de la Patrologie latine, qui n'est pas
complète, comporte 135 lettres ayant chacune sa réponse, et n'occupe pas
moins de 240 colonnes imprimées très serrées dang cette édition. " Nous
admirons, ma fille, écrit le pape et nous admirons au-delà de ce qu'on peut
croire, que Dieu montre en notre temps de nouveaux miracles, et cela
lorsqu'Il répand sur toi Son Esprit au point que l'on dit que tu vois,
comprends et exposes de nombreux secrets. Nous avons appris cela de
personnes véridiques qui disent t'avoir vue et entendue. Mais que devrons-
nous dire à ce propos, nous qui possédons la clé de la science, de façon à ce
que nous puissions fermer et ouvrir, et qui avons par sottise négligé
prudemment de le faire ? Nous te félicitons donc pour la grâce de Dieu.
Nous te félicitons et nous adressons à ta dilection ceci pour que tu saches
que Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles [Jacques, IV].
Donc, conserve et garde cette grâce qui est en toi de façon à ce que tu
puisses ressentir ce qui t'est apporté en esprit, et que tu le rapportes en toute
prudence chaque fois que tu l'entends. [... ] "Ouvre ta bouche et je
l'emplirai" [psaume 701]. " Pour terminer, il ajoute : " Ce que tu nous as fait
savoir du lieu que tu as prévu en esprit pour toi, cela avec notre permission
et notre bénédiction, et celle de ton évêque, soit, de façon à ce que là, tu
vives régulièrement avec tes sœurs selon la règle de saint Benoît sous la
clôture de ce lieu. "

Ainsi s'exprime Eugène III s'adressant à Hildegarde. Le dernier paragraphe


nécessite une explication. Le pape donne là en quelques mots son
approbation au transfert des dix-huit religieuses groupées autour de
l'abbesse du monastère de Saint-Disibod jusqu'à ce lieu de Bingen qu'elle
rendra fameux. Depuis un certain temps en effet, il devenait évident que la
communauté se trouvait trop à l'étroit dans le couvent. Il fallait envisager
une autre installation. Hildegarde avait fait part à l'abbé et à ses frères du
lieu qui, disait-elle, lui avait été indiqué par l'Esprit saint. Il s'agissait du
Rupertsberg, situé d'ailleurs à peu de distance de Saint-Disibod – vingt-cinq
à trente kilomètres – au confluent du Rhin et de la Nahe, à Bingerbrück,
tout près du petit port de Bingen-sur-le Rhin (occupé et fortifié lors de
l'occupation romaine par Drusus, à la fin du IIe siècle avant Jésus-Christ).

Ce transfert ne se fit pas sans difficultés. Les moines de Saint-Disibod


admettaient mal le départ des religieuses, qui de fait amoindrissait leur
couvent. Hildegarde n'avait jamais vu le Rupertsberg où elle désirait se
rendre, un côteau nommé depuis longtemps du nom de saint Robert, le
confesseur, qui y avait élu domicile par droit patrimonial ; il avait vécu là
avec sa mère, Berthe, et y avait été inhumé. Un long conflit s'ensuivit,
marqué d'incidents où le merveilleux ne tarda pas à se mêler à l'histoire.
Parmi les moines, un certain Arnold surtout s'opposait farouchement au
départ des religieuses, et incitait les autres à y faire obstacle. Or il est un
certain jour affligé d'une tumeur à la langue au point de ne pouvoir fermer
la bouche ni articuler. Il se fait conduire, s'exprimant tant bien que mal par
signes, jusqu'à l'église de Saint-Rupert, où il promet au saint que dorénavant
il ne s'opposerait plus à la création du monastère, mais qu'il y contribuerait
au contraire selon ses moyens. Aussitôt il recouvre la santé, et il se met le
premier à préparer l'édification des bâtiments, à arracher la vigne là où il
faudra construire des maisons pour y recevoir les religieuses.

Cependant de son côté Hildegarde, malade, gardait le lit, devenue insensible


et pesante comme une pierre. On vint le dire à l'abbé qui, incrédule,
s'efforça soit de lui relever la tête, soit de la tourner d'un côté à l'autre, et n'y
parvint pas. Stupéfait de ce que le rédacteur de la Vie d'Hildegarde appelle
un " miracle insolite ", il comprit que la volonté de Dieu s'exprimait par là,
si bien que cet abbé Cunon finit par consentir au départ, que devaient
encore approuver les chanoines de l'église de Mayence – ce qu'ils firent.
Ainsi " la vierge du Seigneur obtint de venir habiter avec ses sœurs dans cet
oratoire de Saint-Rupert " et dans les demeures alentour, où fut créé le
nouveau monastère. Il dépendait du comte Bernard de Hildesheim, qui
donna son accord à son implantation. On a vu par ailleurs que le projet avait
reçu l'approbation du pape lui-même.

L’installation des moniales se fit au milieu de l'affluence populaire : ceux de


Bingen, la cité voisine, accouraient en grande liesse et se répandaient en
louanges à leur arrivée, tandis qu'Hildegarde et les dix-huit religieuses qui
l'accompagnaient manifestaient leur joie et rendaient grâce au Seigneur. On
avait dû hisser l'abbesse sur un cheval et la soutenir des deux côtés tout au
long du trajet jusqu'au Rupertsberg. Arrivée sur place, elle ne tarda pas à
retrouver ses forces ainsi qu'à conclure un accord satisfaisant avec les frères
de Saint-Disibod.

Ce couvent de Rupertsberg, victime des invasions suédoises au XVIIe


siècle, est aujourd'hui complètement en ruine Des fondations de l'abbesse
ne demeure que la deuxième, le couvent d'Eibingen, situé celui-là sur la rive
droite du Rhin, à Rüdesheim. Lui seul a survécu aux destructions suédoises,
et aussi françaises, dont la région a été victime. Plusieurs fois reconstruit,
on peut y voir aujourd'hui la tombe d'Hildegarde, ainsi que des mosaïques
modernes qui s'inspirent des visions de la moniale.

Attardons-nous un instant sur ces lieux prédestinés. Il s'agit d'une région


exceptionnellement belle, qui a toujours inspiré les poètes, notamment au
XIXe siècle le mouvement romantique allemand. Les deux rives du fleuve
de Boppard à Wiesbaden résonnent de noms evocateurs où se croisent
toutes sortes de légendes et de souvenirs historiques. Légendes souvent
tardives comme celle du Maüseturm, la "tour aux souris" qui se dresse sur
une île rocheuse en face du Rupertsberg. On raconte comment Hatto,
évêque de Mayence, y avait entassé des réserves de céréales en un temps de
disette, et, exaspéré des réclamations et des plaintes des pauvres gens qui
l'assaillaient, les fit enfermer dans une grange à laquelle il mit le feu.

" Entendez-vous siffler mes souris ? " disait-il en écoutant leurs cris. La nuit
même des foules de souris envahirent son palais ; il se jeta dans le Rhin
pour leur échapper, mais elles le poursuivirent et le dévorèrent vivant. C'est
une variante de la légende fameuse du joueur de flûte qui entraînait les rats
derrière lui grâce aux airs magiques qu'il jouait ; après qu'il eut ainsi
débarrassé une ville de ses rongeurs, on refusa de lui verser le prix convenu
pour cette tâche ; il revint et du chant de sa flûte attira à sa suite les enfants
de la cité qui se noyèrent dans le fleuve.

Sur la rive droite, à peu de distance, se dresse à Sankt-Goarshausen le


rocher de la Lorelei, que le poème de Heine a rendu si célèbre. La Lorelei
est inséparable de la poésie allemande du début du XIXe siècle. Non loin
d'elle se trouve l'autre rocher dans lequel la légende toujours, voit les sept
jeunes filles que le dieu du fleuve avait ensorcelées.

À côté de ces histoires aimables ou tragiques, le vignoble du Rhin, partout


présent, a fait la renommée aussi bien de la vieille ville de Lorseh que de
Rüdesheim, ou aujourd'hui encore abondent tavernes et guinguettes, et qui
abrite un musée du vin dans un château fort du Xe siècle (Niederbuch).
L’abbaye bénédictine d'Eberbach, fondée au XIIe siècle, un peu plus loin, à
quelque distance de Wiesbaden, était très tôt devenue le principal centre
vinicole d'Allemagne grace aux techniques des cisterciens, qui furent au
Moyen Âge de remarquables experts dans tous les domaines de
l'agriculture. Les vins de l'endroit sont toujours réputés alors que l'église, le
cloître, le dortoir, seuls vestiges de l'abbaye, n'attirent plus que les touristes.

Signalons encore au passage, toujours près de Rüdesheim, les vins rouges


d'Assmannshausen, une singularité de la région. Celle-ci, en dépit des
destructions, reste hérissée de tours et de châteaux. Parfois une seule tour de
l'horloge, comme à Burg Rheinfels, où elle rappelle le souvenir de l'une des
plus puissantes forteresses qui surplombaient la vallée du Rhin ; parfois une
autre tour fortifiée, comme à Bacharach, qui a inspiré Guillaume
Apollinaire. Souvent des reconstructions modemes de tours anciennes,
comme à Burg Sooneck ou encore, sur la rive droite, à Burg Lahneck mais
aussi, miracle ! à quelques kilomètres de cette dernière, la Marksburg qui
nous vient du XIIIe siècle et qui est la seule demeurée intacte. Et aussi des
châteaux, des églises, comme Braubach du XIIIe siècle ou Oestrich du
XIIe, (avec il est vrai une forte restauration à la Renaissance). Ainsi sur une
centaine de kilomètres, d'une rive à l'autre, les souvenirs du passé tissent,
dans une atmosphère à la fois médiévale et romantique, pour toute l'histoire
de sainte Hildegarde et de ses compagnes un cadre exceptionnel d'art et de
charme. On ne peut séparer cet environnement des œuvres de la visionnaire
: il était accordé à la grandeur de ce que lui révélait la Lumière vivante dont
elle était habitée.

L’installation au Rupertsberg d'Hildegarde et des religieuses dont elle est


l'abbesse se situe aux alentours de 1148-1150. Elle écrira la biographie des
deux saints qui président aux lieux successifs d'implantation de sa
communauté. Saint Disibod, l'Irlandais qui au sixième siècle s'était établi
sur les bords du Rhin avec, dit-on, trois compagnons dont il était devenu
l'abbé tout en demeurant ermite, vivant à l'écart et ne rejoignant ses moines
que pour lire l'office, jusqu'à sa mort aux environs de l'an 700. Il a donc
participé à cette sorte d'immense croisade ou migration des Irlandais qui, au
cours du Moyen Âge quittaient leur île bien-aimée, par esprit de sacrifice
pour aller s'implanter de préférence dans des lieux déserts et y vivre une vie
contemplative : non loin de là, saint Gall fondait, à peu près à la même
époque, le couvent qui a subsisté jusqu'à nos jours, proche du lac de
Constance. Quant à saint Rupert ou Robert c'est un Franc, apparenté
d'ailleurs à la grande famille des rois mérovingiens. En 696, il est évêque de
Worms ; expulsé par les païens encore nombreux dans la région, il trouve
refuge à Regensburg (Ratisbonne), puis fonde une communauté autour de
laquelle s'élèvera bientôt toute une cité, qui n'est autre que l'actuelle
Salzbourg. Enfin il reviendra mourir dans son diocèse de Worms, l'an 718,
et sera inhumé, on l'a dit, au Rupertsberg.

Ces deux biographies ne constituent qu'une activité accessoire dans la vie


d'Hildegarde, si remplie par ailleurs ; elles rappellent néanmoins
l'implantation des deux monastères successifs qui furent le lieu de sa vie, de
sa prière et de ses visions avant qu'elle ne fondât le troisième, celui
d'Eibingen près de Rüdesheim, cette fois sur la rive droite du Rhin. Cette
dernière fondation date vraisemblablement de l'année 1165.

Il faut imaginer une vie au Rupertsberg se déroulant dans le cadre d'un


monastère encore en construction ou du moins en cours d'aménagement
parmi les vignobles des bords du Rhin, puisque Hildegarde et ses
compagnes s'installent dans des bâtiments provisoires, qui seront terminés
ou complétés dans les années à venir. C'est à quoi sans doute fait allusion un
passage de sa Vie (chapitre III) où elle raconte qu'après une période de
maladie elle prit conscience qu'il lui fallait, " mon esprit s'étant conforté,
prendre soin de mes filles tant dans leurs nécessités corporelles que dans
celles de leurs âmes, selon ce qui m'était assigné par mes maîtres " – ce mot
désigne sans doute soit son confesseur, soit tout simplement la règle
bénédictine. Certaines des moniales manifestaient en effet lassitude et
découragement. " Je voyais dans ma vision véritable, avec beaucoup
d'inquiétude, comment des esprits d'airain [esprits mauvais] combattaient
contre nous. J'ai vu que ces mêmes esprits s'attaquaient à certaines de mes
nobles filles à travers diverses vanités et les retenaient enfermées comme
dans un filet. Alors, instruite par Dieu, je les ai instruites et les ai réunies et
munies des mots de la Sainte Écriture et de la discipline de la règle en bons
entretiens. Mais quelques-unes d'entre elles, me regardant sous de faux
jours, m'attaquaient en cachette de leurs paroles, disant qu'elles ne
pouvaient supporter le dur règlement de la discipline de la règle à laquelle
je voulais les contraindre. Mais Dieu m'apporta consolation en d'autres
bonnes et sages sœurs qui m'avaient assistée en toutes mes souffrances, de
même qu'il fut fait pour Suzanne [le personnage biblique] que Dieu libéra
des faux témoins. " Et Hildegarde d'ajouter: " Malgré toute la fatigue des
tribulations de ce genre qui m'affaiblirent, cependant j'ai pu mener à bien,
par la grâce de Dieu, le Livre des mérites de vie qui m'était divinement
révélé. " Aux prises avec des difficultés aussi bien d'ordre matériel que dues
à la conduite même des religieuses dont elle était l'abbesse, Hildegarde n'en
poursuit pas moins au Rupertsberg la tâche qui est la sienne : la rédaction
du second de ses ouvrages, ce Livre des mérites de vie.

Ce n'est d'ailleurs pas son unique activité, puisqu'il est probable que ses
compositions musicales l'ont occupée tout au long de son existence. Quant à
ses deux ouvrages qui relèvent de la médecine et des sciences naturelles,
rien n'indique dans les récits biographiques le moment où elle les composa.
On ne peut non plus évoquer la vie des moniales et d'Hildegarde elle-même
sans tenir compte des visiteurs qui désormais se pressent autour de Bingen.
La population de l'endroit l'a accueillie " avec grande exultation et divines
louanges ", mais ce n'est pas de la seule région alentour qu'affluent les
visiteurs. Comme l'écrit Bernard Gorceix, citant la biographie d'Hildegarde
: " On aurait dit, après le synode de Trèves, que le monde catholique se
mettait en mouvement... même de régions éloignées les pèlerins arrivaient à
cheval et à pied. " L’un de ces visiteurs a particulièrement attiré l'attention
des auteurs de la biographie de la sainte encore qu'ils ne citent pas son nom
(livre II, chap. III) : " Non seulement le Seigneur l'assista [l'abbesse] dans la
peine des maladies ou l'attaque des démons, mais aussi lorsqu'elle eut à
subir les attaques des hommes et Dieu tourna en mieux les cœurs de ses
adversaires comme elle l'a raconté elle-même à propos de la conversion
d'un philosophe, qui au départ était hostile non seulement à elle, mais aussi
à Dieu même, et en qui par la suite s'opéra le changement dirigé par la main
du Très-Haut... " Ce philosophe dont on ne donne pas le nom pouvait être
un savant, en tout cas non croyant et sceptique à l'endroit de cette moniale
dont on vantait les lumières. " Ce philosophe, comblé de richesses, après
avoir douté longtemps de ce que j'avais vu, vint enfin vers nous et orna
notre séjour d'édifices, d'aménagements et d'autres choses fort nécessaires ;
ce dont notre âme fut réjouie, car Dieu ne les avait pas laissées en oubli.
Après un examen minutieux mais sage, il demanda quels étaient et où
étaient les écrits de cette vision, et finit par croire pleinement à l'inspiration
divine. Lui qui d'abord nous avait exprimé son mépris par des paroles
pleines de malignité, Dieu ayant beaucoup fait pour la justice en son cœur,
il se tourna vers nous avec les plus grandes bénédictions: de même que
Dieu noya Pharaon dans la mer Rouge, lui qui voulait prendre les fils
d'Israël. Dans l'admiration de ce changement beaucoup crurent davantage et
Dieu, par cet homme sage, fit descendre sur nous Sa bénédiction... aussi
bien nous l'avons tous nommé notre père. Et lui, qui s'était d'abord désigné
comme prince par son nom demanda à être enseveli chez nous, et c'est ainsi
qu'il en fut fait. " Contrairement à cet incrédule finalement convaincu
beaucoup de gens venaient chercher auprès de l'abbesse inspirée la paix du
cœur ou la guérison du corps. Les biographes d'Hildegarde énumèrent les
nombreux faits qui paraissaient alors miraculeux aux yeux de tous, et qui
sont sans doute moins convaincants pour le lecteur d'aujourd'hui que
l'énorme correspondance à travers laquelle elle dispense ses conseils, voire
ses admonestations, à toutes sortes d'autorités, aussi bien spirituelles que
temporelles. Mais sans doute, pour comprendre la raison et la portée de
cette influence d'une petite religieuse des bords du Rhin sur le monde
tumultueux qui l'entoure, est-il bon de faire comme le philosophe dont elle
parle et de se reporter au premier ouvrage qu'elie a rédigé ouvrage qui a
reçu l'approbation pontificale ainsi que celle de saint Bernard, le Scivias.

CHAPITRE III
LE SCIVIAS

Il est évidemment impossible de savoir quel passage du Scivias a été lu par


le pape devant le synode de Trèves. Du moins savons-nous qu'il s'agit des
premiers chapitres de l'ouvrage, ceux qui étaient déjà composés en 1147,
tandis que l'ouvrage entier n'a été terminé qu'en 1151. Le Scivias comporte
trois livres : le premier décrit six visions d'Hildegarde, suivies du
commentaire qu'elle en fait, le deuxième sept visions et le troisième treize.
La dernière des visions de ce troisième livre se termine sur une sorte de
pièce de théâtre ou plutôt d'opéra dans lequel les vertus sont personnifiées
et subissent les assauts du démon, ce que plus tard Hildegarde reprendra
dans une œuvre musicale à part entière, appelée l'Ordo virtutum. Faute
d'une précision qui nous manquera toujours quant au passage lu par le pape,
nous pouvons choisir dans le premier livre du Scivias la troisième vision
très caractéristique du ton que l'auteur va garder par la suite, donc de
l'ensemble de son œuvre.

" Je vis une immense sphère ronde et pleine d'ombre, ayant une forme
ovale, moins large au sommet, plus ample au milieu, rétrécie à la base,
ayant à sa partie extérieure un cercle de lumière étincelante et au-dessous
une enveloppe ténébreuse. Et dans ce cercle de flammes était un globe
embrasé, si grand que toute la sphère en était illuminée. Il y avait au-dessus
de lui, rangées avec ordre, trois étoiles qui retenaient le même globe dans
son activité ignée, de peur qu'elle ne tombât peu à peu. Et ce globe s'éleva
parfois plus haut et donna plus de lumière, de telle sorte qu'il put lancer ses
rayons de flammes plus loin. Et puis parfois, il descendit plus bas et le froid
fut plus intense parce qu'il avait retiré sa flamme.

" Mais de ce réseau de flammes qui entourait la sphère, le vent sortait avec
ses tourbillons, et de l'enveloppe ténébreuse qui environnait le réseau de
flammes, un autre vent avec ses tourbillons grondait et se répandait en tous
sens sur la sphère. Dans cette même enveloppe était un feu ténébreux qui
inspirait une si grande horreur que je ne pouvais le regarder et qui, plein de
troubles, de tempêtes, rempli de pierres aiguës, petites et grandes, agitait
cette enveloppe de toute sa puissance. Tandis qu'il faisait entendre son
crépitement, le cercle lumineux et les vents et l'air étaient agités, de telle
sorte que les éclairs prévinrent le grondement lui-même, parce que ce feu
ressentait d'abord en lui la commotion qui produisait le tumulte, mais sur la
même enveloppe le ciel était très pur et n'avait aucun nuage au-dessus.

" Et dans ce ciel aussi, je distinguais un globe de feu ardent, d'une certaine
grandeur, et au-dessus de lui, deux étoiles placées ostensiblement qui
retenaient le globe lui-même pour qu'il n'excédât pas le but de sa course. Et
dans le même ciel, beaucoup d'autres sphères lumineuses étaient placées de
toutes parts parmi lesquelles le même globe, se déversant un peu envoyait
par instants sa lumière ; et recourant au premier feu de globe embrasé pour
restaurer sa flamme l'envoyait de nouveau vers les mêmes sphères.

" Mais de ce ciel lui-même sortait avec impétuosité un souffle de vent avec
ses tourbillons qui se répandaient sur toute la sphère céleste. Sous ce ciel
même, je voyais l'air humide qui avait au-dessous un nuage qui, se
répandant de tous côtés, étendit cette humidité sur toute la sphère. Et cette
humidité s'étant amoncelée, une pluie soudaine tomba avec beaucoup de
bruit. Et lorsqu'elle se fut épanchée doucement, une pluie fine tomba avec
un très léger bruissement. Alors un souffle avec ses tourbillons sortit pour
se répandre sur toute la sphère. Et au milieu de tous ces éléments était un
globe sablonneux d'une immense étendue, que les mêmes éléments
environnaient de telle sorte qu'il ne pouvait disparaître, ni dans un sens ni
dans l'autre. Et tandis que les mêmes éléments avec les divers souffles
luttaient ensemble, ils contraignaient le même globe sablonneux à se
mouvoir un peu par sa force. Et je vis entre l'Aquilon et l'Orient (le Nord et
l'Est) comme une grande montagne qui retenait vers l'Aquilon de
nombreuses ténèbres, et vers l'Orient beaucoup de lumière.

" Et j'entendis de nouveau une voix du ciel qui me disait : "Dieu, qui a fait
toutes choses par Sa volonté les a créées pour la connaissance et l'honneur
de Son nom. Non seulement pour montrer en elles des choses visibles et
temporelles, mais pour manifester en elles les choses invisibles et
éternelles. Ce qui est démontré par la vision que tu contemples." "
Hildegarde explique ensuite cette vision. Pour elle l'objet décrit au début –
la sphère ronde et ombreuse – est signe de Dieu. Et de commenter : "
Primitivement, les hommes étaient rudes et simples dans leurs mœurs ;
ensuite, dans l'Ancienne et la Nouvelle Loi devenus plus instruits, ils se
molestèrent et s'affligèrent mutuellement. Mais sur la fin des siècles, ajoute-
t-elle, ils auront à souffrir beaucoup de traverses dans leur endurcissement.
[... ] " Elle indique que l'enveloppe d'ombre qui environne la flamme
désigne ceux qui sont hors de la foi.

" Dans cette flamme, le globe d'un feu étincelant d'une grandeur telle qu'il
éclaire toute la sphère montre par la splendeur de sa clarté ce qu'est dans
Dieu le Père Son fils unique ineffable, le soleil de justice embrasé de
l'ardente charité et possédant une gloire si grande que toute créature est
illuminée par la clarté de sa lumière. Et le globe de feu s'incline parfois plus
bas pour signifier que le même Fils unique de Dieu, né d'une Vierge et
abaissé ainsi miséricordieusement vers la pauvreté des hommes supporta
toutes les infirmités corporelles et quitta le monde pour retourner vers Son
Père. [... ] Ce qui veut dire : les enfants de l'Église ayant reçu le Fils de Dieu
dans la science intérieure de leur cœur, la sainteté de Son corps s'éleva par
la puissance de Sa divinité et, dans un miracle mystique, la nuit du secret
mystère Le ravit pour Le cacher aux yeux mortels car les éléments étaient à
Son service. " Elle explique ensuite que l'un des souffles de vent est signe
de Dieu qui remplit l'univers de Sa toute-puissance, et que l'autre souffle
impétueux qui fait rage avec ses tourbillons vient de la colère de Satan d'où
" sort la mauvaise renommée [... ] qui se répand en tous sens sur la sphère,
car dans le siècle des rumeurs utiles ou inutiles se mêlent de diverses
manières parmi les peuples ". Elle signifie que l'homicide se mêle à
l'avarice, à l'ivresse, aux plus cruelles méchancetés.

" Mais, ajoute-t-elle, sur cette enveloppe, le ciel est très pur et sans voile
parce que sous les embûches de l'antique trompeur, la foi lumineuse
resplendit [... ] Elle ne vient pas d'elle-même, mais elle est fondée sur le
Christ. Et dans ce ciel, tu vois un globe de feu brûlant, d'une grande
étendue, qui désigne véritablement l'Église, unie dans la foi, comme le
démontre cette blancheur d'innocente clarté, qui lui forme une auréole de
gloire ; et au-dessus d'elle, deux étoiles placées distinctement [...] montrent
que deux Testaments, celui de l'ancienne et de la nouvelle autorité,
conduisent l'Eglise.

" Sous le même ciel, tu vois l'air humide et au-dessous un nuage blanc qui,
s'étendant en tous sens, propage l'humidité sur toute la sphère. " C'est
l'image du baptême " découvrant à l'univers entier la source du salut pour
les croyants. [...] Et de lui aussi, un souffle avec ses tourbillons sortait et se
répandait par toute la sphère parce que, dès la diffusion du baptême qui
apportait le salut aux croyants, la renommée véritable se propageant avec
les paroles de doctes discours pénétra le monde entier [... ] chez les peuples
qui délaissaient l'infidélité pour embrasser la foi catholique ".

Enfin, le globe sablonneux désigne l'homme et le monde créé à son usage.


Ici le commentaire d'Hildegarde se fait prière " O Dieu, qui avez fait
admirablement toutes choses, Vous avez couronné l'homme de la couronne
d'or de l'intelligence ; et vous l'avez revêtu du vêtement superbe de la
beauté visible ; en le plaçant ainsi, comme un prince, au-dessus de Vos
ouvrages parfaits, que Vous avez disposés avec justice et bonté parmi Vos
créatures. Car Vous avez octroyé à l'homme des dignités plus grandes et
plus admirables qu'aux autres créatures. " Moment de contemplation,
pendant lequel Hildegarde exprime un sentiment qu'on retrouve ailleurs
dans son œuvre : l'émerveillement devant la beauté de la création, sentiment
familier à l'époque où elle vit, le même qui est admirablement ressenti et
exprimé dans l' œuvre d'un Hugues de Saint-Victor: " Dieu, dit-il, n'a pas
voulu seulement que le monde soit, mais qu'il soit beau et magnifique. " Un
autre aspect intervient ensuite, lorsque la visionnaire explique ce que
signifie la grande montagne qui est dressée entre l'Aquilon, lieu de ténèbres
et l'Orient, lieu de lumière. Ici est évoquée la chute de l'homme " par
l'affreux mensonge de l'esprit malin qui cause aux réprouvés les multiples
misères de la damnation. " Elle évoque " ces sortes d'hommes qui Me
tentent opiniâtrement par leur art pervers en scrutant la créature faite pour
leur service et lui demandant de leur montrer selon leur volonté ce qu'ils
veulent savoir : peuvent-ils par les recherches de leur art prolonger ou
abréger le temps de la vie qui a été fixé par le Créateur ? Certes, ils ne le
peuvent ni pour un jour ni pour une heure. Ou bien peuvent-ils détourner la
prédestination de Dieu ? Nullement, mais Je permets que parfois les
créatures vous démontrent vos passions et leurs signes distinctifs, parce
qu'elles Me craignent comme leur Dieu. O insensés quand vous Me vouez à
l'oubli, sans vouloir vous retourner vers Moi ni M'adorer, et que vous
regardez vers la créature pour savoir ce qu'elle vous présage ou ce qu'elle
vous indique, alors vous renoncez à Moi obstinément et vous honorez la
créature infirme, de préférence à votre Créateur ". C'est s'en prendre à tous
les essais de divination. Et de poursuivre : " Mais parfois les étoiles, par Ma
permission, se manifestent aux hommes avec des signes comme le montre
Mon Fils dans l'Évangile lorsqu'Il dit : "Il y aura des signes dans le soleil,
dans la lune et les étoiles." Ce qui veut dire : par la clarté de ces étoiles les
hommes seront illuminés ; et les temps des temps seront démontrés par leur
évolution. Aussi, dans les derniers temps, des périodes lamentables et
périlleuses se manifesteront en elles par Ma permission de telle sorte que
les rayons du soleil, la splendeur de la lune et la clarté des étoiles
disparaîtront parfois afin d'émouvoir le cœur des hommes. " La visionnaire
prend ensuite pour exemple l'étoile qui guida les Mages pour montrer que,
s'il est faux que l'homme ait une " étoile particulière " pour disposer sa vie,
comme le peuple imbécile et qui s'abuse s'efforce de le faire croire,
cependant cette étoile a resplendi " parce que Mon Fils unique naquit par
l'enfantement d'une vierge sans péché. Mais cette étoile n'apporta aucune
aide à Mon Fils que d'annoncer fidèlement au peuple Son incarnation, parce
que toutes les étoiles et les créatures qui Le craignent accomplissent
seulement Ma volonté. Elles n'ont nulle autre signification d'aucune sorte
dans quelque créature que ce soit ". Ainsi combat-elle l'astrologie et toute
espèce de divination, tout ce qui dévie la piété de l'homme et son sens du
mystère divin: " Je ne veux pas que tu scrutes les étoiles, ou le feu, ou les
volatiles, ou toute autre créature que ce soit, sur les causes futures. " Et,
poursuivant sur les erreurs et les maléfices sataniques, la visionnaire laisse à
nouveau Dieu s'adresser à l'homme: " Ô homme, Je t'ai acquis par le sang
de Mon Fils, non avec malice et iniquité, mais avec la plus grande justice.
Et cependant, tu M'abandonnes, Moi le vrai Dieu, et tu suis celui qui est le
mensonge. Je suis la justice et la vérité, c'est pourquoi Je t'avertis dans la
foi, Je t'exhorte dans l'amour et Je te ramène dans la pénitence, afin que,
même ensanglanté par les blessures du péché, tu te relèves cependant de la
profondeur de ta chute. "

Poursuivant le commentaire de la vision, elle ajoute cette exhortation qui lui


est dictée par la splendeur qu'elle a entrevue : " Ô hommes insensés,
pourquoi interrogez-vous la créature sur le temps de votre vie ? Nul de vous
en effet ne peut connaître le temps de sa vie, éviter ou dépasser celui qui a
été déterminé par Moi. Parce que, ô homme, lorsque ton salut, soit dans les
choses temporelles, soit dans les spirituelles sera accompli, tu changeras le
présent siècle pour passer à celui qui n'a pas de fin. Car lorsque l'homme
possède une si grande puissance qu'il M'aime plus ardemment que les autres
créatures Je ne sépare pas son esprit de son corps avant qu'il ait pu mener à
leur maturité ses fruits savoureux qui sont d'une odeur suave. Mais celui
que Je considère comme si débile qu'il ne peut supporter mon joug parmi
les tentations du malin séducteur, et dans le pesant esclavage de son corps,
Je le retire de ce siècle avant qu'il commence à se dessécher dans le temps
de la flétrissure de son âme ; car Je sais tout. Je veux donner au genre
humain toute justice pour sa sauvegarde, de manière que nul ne puisse
trouver une excuse lorsque J'avertis et exhorte les hommes à accomplir les
œuvres de justice, quand Je leur inculque la peur du Jugement de la mort,
comme s'ils devaient bientôt mourir, bien qu'ils aient encore longtemps à
vivre... " Dans la vision suivante, la quatrième du Scivias cette interrogation
sur le destin de l'homme se poursuit, toujours de manière imagée et en
suivant les étapes du développement de la vie humaine. " Je vis une
splendeur immense et sereine, rayonnant comme de plusieurs yeux, ayant
ses quatre angles tournés vers les quatre parties du monde, qui, désignant le
secret du Créateur suprême, me fut manifestée dans un grand mystère ; et
dans cette splendeur sereine une autre splendeur pareille à l'aurore, ayant en
soi une clarté d'une lueur empourprée, apparut [... ] Et je vis comme une
forme de femme ayant dans son sein comme une forme parfaite d'homme,
et voici que par une secrète disposition du Créateur suprême, cette même
forme manifesta le mouvement de vie et une sphère embrasée n'ayant aucun
trait de corps humain posséda le cœur de cette forme, toucha son cerveau et
se transfusa dans tous les membres ; et ensuite cette forme d'homme,
vivifiée de la sorte, sortant du sein de la femme, eut les mouvements
conformes à ceux des hommes sur cette sphère et changea sa couleur
suivant leurs couleurs. " Viendra ensuite le temps des tribulations pour cette
forme humaine que la chute a exposée à tous les dangers : " Moi, étrangère,
où suis-je ? Dans l'ombre de la mort ? Quel est le chemin que je suis, la voie
de l'erreur, et quelle consolation puis-je goûter, celle des pèlerins ; moi en
effet j'aurais dû avoir un tabernacle de pierre, plus resplendissant que le
soleil et les étoiles, puisque le soleil couchant et les étoiles mourantes ne
devaient pas luire en lui mais il devait être rempli de la gloire angélique
parce que la topaze devait lui servir de fondement et toutes les gemmes
devaient former sa structure ; ses degrés devaient être de pur cristal et ses
parvis tendus d'or, car moi, je devais être la compagne des anges, parce que
je suis le souffle vivant que Dieu infusa dans la matière aride ; c'est
pourquoi je devais connaître Dieu et L'aimer. Mais lorsque mon tabernacle
[le corps de l'homme, tabernacle de l'Esprit saint] comprit qu'il pouvait de
ses yeux regarder en tous sens [signe de la liberté accordée à l'homme, de sa
possibilité de choix, de son désir de choisir par lui-même ce qui est son bien
ou son mal], il se tourna vers l'Aquilon [Aquilon, le lieu du froid et de la
détresse]. "

Alors s'ensuivent tous les malheurs de la créature " Certains entreprirent de


me couvrir d'opprobre, me firent partager la pâture des pourceaux et,
m'envoyant ainsi dans un lieu désert, me donnèrent aussi à manger des
herbes amères, trempées de miel. Ensuite, m'étendant sur un pressoir, ils
m'affligèrent de nombreux tourments, et, me dépouillant de mes vêtements
pour me faire de nombreuses blessures, ils me laissèrent en proie aux bêtes ;
les serpents et les scorpions venimeux, les aspics et leurs semblables firent
ma capture et me criblèrent de leur venin. " En proie à tous les supplices,
elle s'écrie : " "Où es-tu Sion, ô ma Mère. Malheur à moi parce que j'ai fui
hélas, loin de toi ! [... ] Mais quand je répandrais en toi, ô ma Mère, mes
larmes avec mes gémissements, l'infortunée Babylone fait retentir à tel
point le mugissement de ses eaux que tu ne peux être attentive à ma voix.
C'est pourquoi je chercherai les chemins étroits dans lesquels je pourrai fuir
mes affreux compagnons et ma détestable captivité." Et après avoir ainsi
parlé, j'ai fui dans un étroit sentier où, pleurant amèrement, je me suis
cachée dans une petite caverne, du côté du septentrion, parce que j'avais
perdu ma Mère. Et voici qu'une odeur suave, comme provenant de la douce
haleine de ma Mère, m'enivra de son parfum. [... Et je fus si transportée de
joie que l'antre de la montagne où je m'étais réfugiée retentit de mes cris
d'allégresse. [... Je désirais monter sur une hauteur où mes ennemis ne
pussent me découvrir, mais eux m'opposèrent une mer si agitée qu'il m'était
impossible de la traverser. Il y avait là un pont si petit et si étroit que je ne
pouvais non plus passer dessus. Mais sur les confins de cette mer se
dressaient des montagnes dont les sommets étaient si hauts que je sentis
l'impossibilité de les atteindre. "

Retombée dans son épouvante, la créature invoque de nouveau la puissance


d'En-haut. " Alors j'entendis la voix de ma Mère qui me disait : Ô fille,
cours car des ailes t'ont été données afin que tu voles, par le puissant
donateur auquel nul ne peut résister ; vole donc au-dessus de toutes ces
contrariétés, de toute la rapidité de tes ailes." De nouveau j'arrivai devant un
tabernacle bâti sur des bases indestructibles et, y pénétrant, j'accomplis les
œuvres de lumière après avoir exercé les œuvres des ténèbres. Et dans ce
tabernacle, au nord, je plaçai une colonne de fer non polie sur laquelle je
suspendis, çà et là, des ailes diverses qui s'agitaient comme des éventails, et,
trouvant de la manne, je la mangeai. Mais à l'orient je construisis un fort de
pierres carrées et, y allumant du feu, je bus du vin doux mêlé avec la
myrrhe. Au midi, je construisis de même une tour dans laquelle je suspendis
des boucliers de couleur rouge, et aux fenêtres je plaçai des trompettes
d'ivoire. Au milieu de cette tour je versai du miel, duquel je fis un parfum
précieux avec d'autres aromates, de telle sorte que son odeur puissante se
répandait en toute l'enceinte du tabernacle. À l'occident, je n'édifiai aucune
œuvre, parce que cette partie était tournée vers le siècle. " À nouveau
exposée à toutes les agressions de la haine et de la tromperie, la créature
implore l'aide de Dieu : " Et j'entendis une voix de nouveau qui me disait :
"La bienheureuse et ineffable Trinité s'est manifestée au monde lorsque le
Père a envoyé dans le monde son Fils unique conçu du Saint-Esprit et né de
la Vierge, afin que les hommes nés dans beaucoup de conditions différentes
et pris par les liens du péché soient conduits par le Christ dans la voie de la
Vérité." " Et peu à peu sont donnés les éclaircissements nécessaires, pour
que l'homme soit sauvé.

La suite comporte une élucidation de la vision d'abord énoncée: " Cette


forme féminine que tu vois portant dans son sein une forme humaine
parfaite signifie qu'après que la femme a reçu la semence humaine, l'enfant
se forme avec l'intégrité de ses membres dans la cellule cachée du sein de sa
mère. Et voici que par une secrète disposition du divin Créateur, la même
forme témoigne du mouvement de la vie parce que, dès qu'en vertu d'un
ordre et de la volonté mystérieuse de Dieu, l'enfant a reçu l'esprit dans le
sein maternel, au moment établi et voulu par Dieu, il montre par les
mouvements de son corps qu'il vit comme la terre s'entrouvre et laisse
épanouir les fleurs de son fruit lorsque la rosée est descendue sur elle. De
telle sorte que c'est comme une sphère de flammes n'ayant aucun trait du
corps humain, qui possède le cœur de cette forme parce que l'âme brûlant
dans le foyer de la souveraine science distingue diverses choses dans le
cercle de sa compréhension. Et cette sphère n'a aucun trait du corps humain
parce qu'elle n'est ni corporelle ni éphémère comme l'est le corps de
l'homme, et qu'elle lui donne la force et la vie. Et qu'étant comme le
fondement du corps, elle le régit tout entier. Ensuite, cette forme humaine
ainsi vivifiée dans le sein de la mère possède lorsqu'elle en sort les
mouvements que lui imprime la sphère de flammes qui est en elle. Et,
suivant ses mouvements elle change aussi sa couleur parce que, après que
l'homme a reçu dans le sein de la mère le souffle de vie, qu'il est né, et qu'il
a manifesté les mouvements de ses actes, selon les œuvres que l'âme
accomplit avec le corps, les mérites lui viennent de ces mêmes œuvres, car
il revêt la splendeur des bonnes œuvres et se couvre des ténèbres des
mauvaises.

" Cette même sphère de flammes montre sa vigueur, suivant les énergies
corporelles, de telle sorte que dans l'enfance de l'homme, elle fait preuve de
simplicité, dans la jeunesse de force, et dans la plénitude de l'âge [... ] elle
manifeste la puissance de ses vertus par sa sagesse. [... ] Mais l'homme a en
lui trois sentiers [trois voies ou manières d'être]. Qu'est-ce que cela ? l’âme,
le corps et le sens, et c'est par eux que la vie s'exerce. Comment ? l’âme
vivifie le corps et entretient la pensée, le corps attire l'âme et manifeste la
pensée, mais les sens touchent l'âme et flattent le corps. Car l'âme donne la
vie au corps comme le feu fait pénétrer la lumière dans les ténèbres, au
moyen de deux forces principales qu'elle possède : l'intelligence et la
volonté, qui sont comme ses deux bras. " Comme elle rejette les
interprétations simplistes, Hildegarde s'empresse d'ajouter: " Non que l'âme
ait deux bras pour se mouvoir, mais parce qu'elle se manifeste par ces deux
forces comme le soleil par sa splendeur. " Intelligence et volonté sont les
deux moyens qu'a l'homme de se manifester.

Plus loin, après avoir décrit les possibilités de l'être humain, Hildegarde
exprime une fois de plus à travers sa vision les tendances de l'homme : "
l’âme dans le corps est comme la sève dans l'arbre, et ses facultés sont
comme les rameaux de l'arbre. Comment cela ? lintelligence est dans l'âme
comme la verdeur des rameaux et des feuilles, la volonté comme les fleurs,
l'esprit comme le premier fruit qui sort de lui, la raison comme le fruit
parfait qui vient à sa maturité les sens comme l'extension de sa grandeur. Et
c'est de cette manière que le corps de l'homme est fortifié et soutenu par
l'âme. C'est pourquoi, ô homme, comprends ce que tu es par ton âme, toi
qui renonces à ton intelligence, et qui veux être comparé aux animaux. "
Après les étapes de la destinée humaine, ce sont les moments de la
Révélation que développe la cinquième vision, avec l'image de l'Église
succédant à celle de la Synagogue. " Je vis comme une image de femme,
blanche de la tête jusqu'à l'ombilic, noire de l'ombilic jusqu'aux pieds, et les
pieds couleur de sang. Elle avait autour des pieds une nuée resplendissante
et pure. Elle était privée d'yeux et, ayant ses mains sous les aisselles, se
tenait près de l'autel qui est devant les yeux de Dieu ; mais elle ne le
touchait pas. Et dans son cœur était Abraham ; et dans sa poitrine, Moïse ;
et dans son ventre les autres prophètes montrant chacun son signe et
admirant la beauté de la nouvelle épouse. Celle-ci apparut grande comme la
tour immense de quelque cité, ayant sur sa tête comme une auréole
semblable à l'aurore. Et j'entendis de nouveau une voix du ciel qui me disait
: "Dieu imposa à l'ancien peuple l'austérité de la Loi en ordonnant à
Abraham la circoncision, Il la changea ensuite en une grâce de suavité, en
donnant Son Fils à ceux qui croyaient à la vérité de l'Évangile. Et Il adoucit
par l'huile de la miséricorde ceux qui étaient blessés par le joug de la Loi.
C'est pourquoi tu vois comme une image de femme, blanche de la tête à
l'ombilic: c'est la Synagogue, mère de l'incarnation du Fils de Dieu et qui
dès le commencement de la naissance de ses fils, jusqu'à la plénitude de
leurs forces, prévoit dans l'ombre les secrets de Dieu, mais ne les découvre
pas pleinement. Car elle n'est pas la resplendissante aurore qui manifeste
ouvertement mais celle qui regarde de loin dans l'étonnement et
l'admiration. La Synagogue admire la nouvelle épouse, l'Église, qui ne se
voit pas ornée des mêmes vertus qu'elle, mais environnée d'escortes
angéliques, afin que le démon ne puisse ni la ruiner, ni la renverser; tandis
que la Synagogue abandonnée par Dieu Ifit dans le vice. [... ] Elle a les
pieds tout sanglants et autour de ses pieds brille une nuée resplendissante
parce que, à sa consommation, elle mit à mort le Christ, le Prophète des
prophètes, et elle-même, déchue, s'écroula. Mais, dans cette consommation,
la lumière de la foi resplendissante et pure surgit dans l'esprit des croyants
parce que, au moment de la chute de la Synagogue, l'Église se leva, lorsque
la doctrine apostolique, après la mort du Fils de Dieu, se répandit par toute
la terre." " Par contraste avec la Synagogue, l'Église " apparaît si
majestueuse qu'elle est comparable à la haute tour d'une cité, parce que,
recevant la beauté des préceptes divins, elle munit et fortifia la noble cité
des élus. Elle a sur la tête comme une auréole semblable à l'aurore, parce
que l'Église dans sa naissance manifesta le miracle de l'incarnation du Fils
de Dieu, ainsi que les vertus éclatantes et les mystères qui en découlent. [...
] Or, de même que l'homme, par la mort du Fils unique de Dieu, dans une
ère nouvelle, fut arraché à la perdition de la mort, ainsi la Synagogue avant
le Dernier Jour, attirée par la divine clémence abandonnera l'incrédulité et
parviendra véritablement à la connaissance de Dieu. [ ... ] Ainsi, la
Synagogue précède dans l'ombre de la figure, et l'Église suit dans la lumière
de la vérité ". Cette grandiose image, l'opposition entre la Synagogue aux
yeux voilés et l'Église contemplant le mystère divin, est familière à l'époque
d'Hildegarde. Il suffit de rappeler le magnifique portail sud de la cathédrale
de Strasbourg, où cette double vision se trouve évoquée dans la pierre ou
encore, un peu plus tardive, cette même double image sur le portail de la
cathédrale de Bamberg, Église et Synagogue resplendissant d'une semblable
beauté.

Ces extraits du premier livre du Scivias donnent une idée de ce que sera
l'ensemble de l' œuvre d'Hildegarde. Ce sont des visions d'une puissante
originalité, à la fois riches et précises, qui sous ses yeux évoluent dans un
grand luxe de détails et de couleurs très typiques d'une époque de grande
créativité. Visions violentes où il semble que toutes les descriptions soient
poussées à l'excès. Si les thèmes sont bien connus, ceux de l'Incarnation, de
la Rédemption de la Création elle-même, ils sont ici développés avec une
force qui les renouvelle, hors des formulations conventionnelles, exempts
de toute faiblesse ou toute fadeur; des pages enflammées, des flots d'images
que viennent scander les interrogations " Comment cela ? " " Qu'est-ce que
cela ? "... et que prolongent les interprétations données par la voyante pour
en détailler le sens et la portée.

D'amples visions parfois recèlent des comparaisons somptueuses, où


gemmes et topazes, colonnes de fer et trompettes d'ivoire composent une
sorte de féerie parfois sont empreintes d'une simplicité toute proche de la
nature : " l'âme dans le corps comme la sève dans l'arbre et ses facultés
comme des rameaux ". Même des images traditionnelles et familières à
l'époque comme celle de la Synagogue et de l'Église y trouvent une
somptuosité nouvelle : " blanche de la tête jusqu'à l'ombilic, noire jusqu'aux
pieds et les pieds couleur de sang ". Il ne fallait pas moins qu'une assistance
pénétrée d'images bibliques, et à laquelle étaient familiers les accents. des
prophètes, pour être sensible à cette expression enflammée de vérités
fondamentales pour le chrétien. On comprend que saint Bernard y ait
reconnu " une rayonnante lumière ". Hildegarde renouvelle pour son temps,
avec une violence inattendue, l'expression des Mystères que la Bible
enseigne et que l'Église transmet. Et toute son œuvre jette ainsi un regard
nouveau, ardent et enchanteur dans sa simplicité, sur le contenu de la foi.

CHAPITRE IV

LA VIE DANS LE MONASTÈRE DE BINGEN

Au moment où Hildegarde termine le Scivias tout en installant sa fondation


de Bingen, qui restera associée à son nom, un incident survient, apportant
une note humaine – on serait tenté de dire sentimentale – dans le
déroulement de cette existence hors du commun.

Nous avons mentionné la présence, sur les quelques miniatures qui


représentent la visionnaire, d'une jeune religieuse qui se tient derrière elle,
et qu'on identifie en général comme étant Richardis, sa secrétaire ; comme
Volmar, le moine, elle est inséparable de la rédaction du Scivias. Richardis
est la fille de la marquise de Stade, qui a beaucoup aidé Hildegarde dans la
fondation de son monastère de Bingen. Son frère, Hartwig est archevêque
de Brème. Il est probable que Richardis remplissait auprès de l'abbesse le
rôle de secrétaire, et qu'elle l'assistait dans les divers offices du couvent.
C'est à ce titre qu'elle a dû prendre une part, encore que secondaire, dans la
rédaction du Scivias.

Or, en 1151, Richardis est elle-même élue abbesse d'un monastère de Saxe,
Bassum, dans le diocèse de Brème. En l'apprenant, Hildegarde s'empresse
d'écrire à sa mère : " N'allez pas distraire mon âme et faire couler de mes
yeux des larmes amères et remplir mon cœur de blessures cruelles, à propos
de mes très chères filles, Richardis et Adélaïde [sœur de Richardis]. " Il
semble bien qu'elle ait usé de tout son pouvoir pour empêcher ces deux
jeunes religieuses de s'éloigner. Mais visiblement l'archevêque de Brème
tenait à ce changement, et en l'occurrence il avait l'appui et l'approbation de
cet autre prélat qui jusque-là avait beaucoup aidé Hildegarde, lors de son
établissement à Bingen, l'archevêque de Mayence Henri. L’abbesse voit
donc Richardis s'éloigner d'elle, et cet éloignement lui est très pénible. Elle
tente de s'adresser à son frère Hartwig pour la faire revenir au Rupertsberg,
se heurte à un refus, et va jusqu'à écrire au pape, Eugène III. On ne possède
ni sa lettre ni la réponse du pontife, mais celui-ci ne pouvait que s'en
remettre aux autorités locales. Une lettre d'Hildegarde à Richardis nous a
été conservée en revanche : " J'aimais la noblesse de votre comportement, la
sagesse et la pureté de votre âme et de tout votre être. " Semblable affinité
ne pouvait en effet que rendre déchirante la séparation.

Or dès l'année suivante, à la fin de 1152, l'archevêque Hartwig de Brème


écrit à Hildegarde pour lui annoncer la mort soudaine de sa sœur. Il lui dit
aussi que Richardis avait versé maintes larmes sur son premier cloître et
formé le projet de rendre visite à Hildegarde quand la mort la prévint : " Je
t'informe que notre sœur, la mienne mais plus encore la tienne, mienne par
la chair, tienne par l'âme, est entrée dans la voie de toute chair et [... ] s'étant
pieusement et saintement confessée, et ointe de l'huile sainte après sa
confession, se comportant pleinement en chrétienne, elle qui avait pleuré
ton cloître avec beaucoup de larmes de tout son cœur, se remettant au
Seigneur avec sa Mère et saint Jean, et signée du signe de la croix,
confessant la Trinité et l'unité en parfaite foi de Dieu, en espérance et en
charité, nous en sommes certain, est morte le quatrième jour des calendes
de novembre [28 octobre]. Je te prie donc, si j'en suis digne, autant que je le
peux, que tu lui gardes ton amour autant qu'elle t'a aimée, et s'il te semble
qu'elle ait commis faute en quelque chose, de ne pas la lui imputer, mais à
moi, tenant compte de ses larmes qu'elle a versées après avoir quitté ton
cloître comme beaucoup de témoins peuvent l'attester. Et si la mort ne l'en
avait empêchée, dès qu'elle en aurait obtenu la permission, elle serait venue
à toi. Et sache que puisqu'elle en est empêchée par la mort moi je viendrai
te rendre visite s'il plaît à Dieu. [... ]

Dans sa réponse, Hildegarde rend d'abord hommage au frère de Richardis,


souhaitant que Dieu conserve les yeux fixés sur lui et le dirige vers
l'accomplissement de Sa volonté sainte. Elle poursuit : " Pour moi, pauvre
petite figure que je suis, j'ai vu en toi une lumière de salut. Remplis à
présent les préceptes de Dieu qui te donne Sa grâce et ce qu'enseigne
l'Esprit saint. Puisse ton œil voir Dieu, ton sens comprendre Sa justice, et
que ton cœur brûle de l'amour de Dieu pour que ton âme ne faiblisse pas,
mais mette un zèle extrême à édifier la tour de la Jérusalem céleste, et que
Dieu te donne une aide, à savoir la douce Mère miséricorde. Sois une étoile
lumineuse, luisant dans les ténèbres des nuits des hommes dépravés, et sois
un cerf rapide courant à la fontaine d'eau vive. " Après avoir
vigoureusement rappelé les besoins de l'Église de son temps, Hildegarde
poursuit en phrases émouvantes : " À présent, écoute : ainsi il a été fait de
ma fille Richardis, que j'appelle ma fille, car en mon âme il y eut pleine
charité envers elle, puisque la Lumière vivante, en une très forte vision, m'a
appris à l'aimer comme moi-même. Écoute: Dieu la tint dans un zèle tel que
l'attrait du siècle n'a pu la retenir mais il l'a assaillie bien qu'elle-même
apparût dans la symphonie de ce siècle comme une fleur en sa beauté et sa
splendeur. Mais au temps où elle vivait toujours en son corps, j'ai entendu
dire d'elle en vision véritable : "Ô virginité, tiens-toi dans la chambre
royale." Elle, en effet, a été dans l'ordre très saint des vierges et a eu
compagnie avec elles, dont se réjouissent les filles de Sion. [... C'est
pourquoi Dieu n'a pas voulu donner son amie à l'amateur ennemi, c'est-à-
dire au monde. À présent, toi, ô très cher, assis à la place du Christ,
accomplis la volonté même de ta sœur comme l'exige la nécessité de
l'obéissance, et de même qu elle fut toujours préoccupée de toi, ainsi
maintenant sois-le pour son âme et fais de bonnes œuvres selon le zèle qui
fut le sien. " (Lettre X et sa réponse.)

On est frappé de la sérénité qui se dégage de cette missive – alors que la


lettre d'Hartwig est surtout empreinte d'émotion : visiblement l'abbesse a
désormais dominé son propre chagrin et consommé en elle-même le
sacrifice demandé.

Cet épisode douloureux se place très probablement vers 1151, alors


qu'Hildegarde a terminé le Scivias. Le rédacteur de sa Vie donne, avec
beaucoup moins de détails que nous n'en souhaiterions, quelques lumières
sur les années qui suivent dans le couvent de Bingen. Il s'étonne de voir que
jaillissait d'elle le flot des bonnes œuvres, comme si elle avait été arrosée du
fleuve du paradis, et que " non seulement de tout le voisinage, mais aussi de
toute la Gaule tripartite et de la Germanie affluaient vers l'abbesse, de
partout, des gens des deux sexes avides de venir chercher conseils et
exhortations. Beaucoup aussi venaient la voir pour se faire guérir
d'affections corporelles. Et quelques-uns, grâce à sa bénédiction, étaient
soulagés de leurs souffrances. Elle connaissait, dans un esprit prophétique,
les pensées et les intentions des hommes et repoussait ceux qui
s'approchaient d'elle dans un esprit pervers ou frivole, comme pour
l'éprouver. Ceux-ci, comme ils ne pouvaient résister à l'esprit qui parlait,
étaient obligés, repris et purifiés, de se désister de leurs projets retors. Et
quant aux juifs qui venaient la voir pour l'interroger, convaincus de leur loi,
elle les exhortait à la foi du Christ en paroles de pieuses admonitions. À
tous, selon le conseil de l'Apôtre, elle parlait doucement et affectueusement
comme il lui semblait qu'il convenait à chacun. "

La Vie d'Hildegarde fait état de quelques-uns des miracles qui lui sont
attribués. Ce sont surtout des guérisons, de maladies qui ne sont parfois que
vaguement décrites. Ainsi débarrasse-t-elle l'une de ses parentes d'une
fièvre que l'on n'arrivait pas à soigner. Ou encore, dans un monastère qui
n'est pas nommément désigné, une servante appelée Berthe avait une
tumeur dans le cou qui l'empêchait d'avaler aucune nourriture ni boisson, ni
même sa salive ; un signe de croix tracé sur l'enflure douloureuse suffit à
l'en délivrer. Parfois Hildegarde se contente d'envoyer de l'eau bénite à ceux
qui ont imploré ses secours, et leurs douleurs s'apaisent. Ainsi d'une mère
venue solliciter la guérison de sa fille ; et l'eau bénite envoyée par l'abbesse
soigne encore un jeune homme plongé dans un état d'extrême faiblesse.
Certaines des guérisons opérées montrent combien la renommée
d'Hildegarde s'est étendue. Ainsi, une nommée Sybille écrit depuis la cité
de Lausanne au-delà des Alpes pour être libérée d'un " flux de sang " – ce
qui se produit en effet après la réponse d'Hildegarde. Ou encore, un jeune
homme d'Andemach, ayant supplié le Seigneur en invoquant l'intercession
d'Hildegarde voit celle-ci lui apparaître, lui imposer la main sur la tête et lui
dire : " Que cette infirmité s'éloigne de toi et sois guéri. " Aussitôt la vision
disparaît, le malade se lève de son lit.

Un autre miracle enfin se produit dans des circonstances émouvantes, lors


d'un voyage que fait Hildegarde sur le Rhin pour se rendre dans l'une des
villes où elle a été appelée à prêcher. Sur le bateau, une femme lui présente
son petit enfant qui est aveugle. " Hildegarde, se souvenant, dit le texte, de
Celui qui a dit : "Va à la piscine de Siloé et lave-toi", prend de l'eau du
fleuve dans sa main gauche et bénit l'enfant de sa main droite en lui versant
l'eau sur les yeux. Aussitôt, la grâce divine le permettant, il recouvre la
vue. " Une précieuse indication nous est donnée au passage sur les voyages
d'Hildegarde, dont la plupart ont ainsi dû être accomplis, nous le verrons,
par voie fluviale; au reste, c'était le mode de transport le plus courant à
l'époque.

C'est à Bingen, sans doute entre 1158 et 1163, que l'abbesse compose son
second ouvrage, intitulé Le Livre des mérites de vie. Il comporte six visions,
groupées en un seul livre, alors que le Scivias comportait trois livres et
autant de thèmes. Le premier ouvrage avait pour sujet le Créateur et la
créature, comme l'analyse Bernard Gorceix dans son admirable introduction
à l' œuvre d'Hildegarde, " le second le Messie et l'Église, le troisième
l'histoire du salut ". " Dans le second texte, continue-t-il, Le Livre des
mérites de vie, la structure est monolithique : au cours de six visions
successives, une figure humaine regarde en direction de l'est, de l'ouest, du
nord puis du sud, l'univers tout entier dans un cinquième moment. En six
seulement, la figure humaine se met en mouvement avec les quatre zones de
la Terre. Cette figure humaine n'est autre que Dieu. " En bref, ce Livre des
mérites dresse l'histoire du salut, avec l'affrontement des vertus et des vices
et le triomphe de la divinité. Enfin c'est en 1163 qu'Hildegarde entreprend
son troisième ouvrage, Le Livre des œuvres divines mieux connu, qu'a
traduit Bemard Gorceix et qui a été édité en français en 1982.

En 1165, Hildegarde fonde un nouveau monastère. Sans doute le nombre


des religieuses commençait-il à excéder les capacités d'accueil du couvent
de Bingen. Sans changer de région, de l'autre côté du Rhin, au-dessus de
Rüdesheim, s'ouvrira ce troisième établissement, celui d'Eibingen. Il
conservera dans son nom même celui de sainte Hildegarde, et il représente
aujourd'hui la seule fondation subsistante ayant accueilli l'abbesse, les deux
autres ayant été complètement détruites par l'invasion suédoise au XVIIe
siècle. C'est là, nous l'avons dit, que se trouve la tombe d'Hildegarde, tandis
que des mosaïques, dans la collégiale reconstruite au XVIIe siècle et
transformée de nos jours, reproduisent quelques-unes de ses visions.

Certains épisodes de la vie d'Hildegarde nous sont connus à travers sa


correspondance, qui nous en donne un écho plus personnel que le récit
biographique. Ainsi en est-il de la guérison de Sigewise, une jeune femme
de Cologne qui semble avoir présenté un cas de possession démoniaque.
Des lettres ont été échangées à ce propos entre Hildegarde et les moines de
l'abbaye de Brauweiler, lesquels avaient tenté sans succès de libérer cette
femme. Leur correspondance atteste la confiance qu'ils éprouvaient envers
la moniale.

L’abbé de Brauweiler s'adresse à elle en des termes qui témoignent de sa


réputation : " Bien que, dame très aimée, votre visage nous soit inconnu, la
renommée de vos vertus vous rend très célèbre et, bien qu'absent de corps,
en esprit cependant nous sommes assidûment présent auprès de vous. [... ]
On a entendu parler en effet de notre côté de ce qui est fait de vous par le
Seigneur, qui a accompli pour vous de grandes choses, Lui qui est puissant
et dont le nom est saint. " C'est donc sur ce renom d'Hildegarde qu'il
s'adresse à elle implorant un conseil à propos d'un cas qu'il ne peut résoudre
: " En effet, une certaine femme noble, obsédée d'un esprit malin depuis
plusieurs années, nous a été conduite par des mains amies pour qu'elle soit
délivrée de cet ennemi qui la menace, par le secours de saint Nicolas sous le
patronage duquel nous sommes placés. Mais l'astuce et la méchanceté de ce
très rusé et très détestable ennemi ont conduit tant de gens par milliers dans
l'erreur et le doute que nous craignons beaucoup qu'il advienne un grand
danger pour l'Église sainte. En effet, nous tous avec beaucoup d'autres gens
nous sommes employés à libérer cette femme de diverses façons depuis
déjà trois mois, et, nous ne pouvons le dire sans chagrin, à cause de nos
péchés nous ne sommes parvenus à rien ; donc tout notre espoir est en vous
après Dieu. En effet ce démon, conjuré certain jour, finit par nous
manifester que cette femme obsédée ne pourrait être libérée que par le
pouvoir de votre contemplation et la grandeur de la divine révélation. [...]
Nous vous demandons donc que votre sainteté veuille indiquer par lettre ce
que Dieu aura pu vous inspirer ou vous révéler par visions à ce sujet. "

La réponse d'Hildegarde contient d'abord des conseils, une ligne de


conduite à tenir : " Étant affligée par une longue et grave maladie par la
permission de Dieu, c'est tout juste si je puis répondre un peu à votre
demande ; cela, je ne le dis pas de moi, mais de Celui qui est : il y a divers
genres d'esprits malins. Le démon dont vous parlez a des artifices qui sont
assimilés aux vices dans les mœurs des hommes. Aussi demeure-t-il
volontiers avec les hommes, et même il se rit et se soucie peu de la croix de
Dieu, des saints etc. ; tout ce qui appartient au service de Dieu, il ne le
craint pas beaucoup. Il ne l'aime pas mais fait mine de le fuir, comme un
homme sot et négligent méprise les paroles et les menaces qui lui sont faites
par des sages : aussi s'en débarrasse-t-on plus difficilement que d'un autre
démon. Il ne pourra être expulsé sans jeûnes, mortifications, oraisons,
aumônes et par l'ordre même de Dieu. Écoutez donc, non pas une réponse
d'homme, mais celle de Celui qui vit. Choisissez sept bons témoins que
recommandent les mérites de leur vie, qui soient prêtres, au nom et dans
l'ordre d'Abel, Noé, Abraham, Melchisédech, Jacob et Aaron, qui offriront
un sacrifice au Dieu vivant, et le septième au nom du Christ qui s'est offert
sur la croix à Dieu le Père. Et par des jeûnes, des flagellations, des prières,
des aumônes et des célébrations de messes en humble intention et en habit
sacerdotal qu'ils viennent revêtus de leurs étoles vers la patiente et qu'ils
l'entourent, chacun d'entre eux tenant en main un bâton, en figure du bâton
dont Moïse a frappé en Égypte la mer Rouge et la pierre selon le précepte
de Dieu, afin que, de même que Dieu a là montré des miracles par le bâton,
ainsi cet ennemi très mauvais étant rejeté par les bâtons, Dieu en soit
glorifié. [... ] Ces prêtres seront sept, en figure des sept dons du Saint-
Esprit, afin que l'Esprit de Dieu qui à l'origine était porté au-dessus des eaux
et qui inspira le souffle de vie dans le visage de l'homme détourne l'esprit
immonde de l'homme fatigué. "

Quelque temps plus tard les moines de l'abbaye de Brauweiler reviennent à


la charge.L’esprit, conjuré selon les indications d'Hildegarde, avait bien
laissé d'abord en paix la personne en question, mais à nouveau voilà qu'il en
a repris possession. Ils demandent donc à l'abbesse la permission de lui
amener cette femme victime du mauvais esprit, persuadés qu'elle ne sera
guérie qu'en sa présence. Hildegarde est alors gravement malade, mais la
jeune femme noble – c'est toujours ainsi qu'on la désigne – obsédée du
démon est néanmoins amenée au monastère. Elle est pleine de mépris pour
la vieille abbesse, dont elle se moque en l'appelant Scrumpilgarde, jeu de
mots dérisoire sur son nom.

Finalement, sur les instances des moines de Brauweiler, qui depuis


plusieurs années tentent sans succès de conjurer le démon assaillant cette
femme, Hildegarde se décide à la recevoir. " Nous avons été effrayée, dit-
elle, de l'arrivée de cette femme, comment nous pourrions la voir et
l'écouter, elle par qui beaucoup de gens étaient tourmentés depuis
longtemps, mais Dieu voulut bien envoyer sur nous la rosée de Sa douceur
et nous avons pu la faire entrer et la loger dans la maison des sœurs sans
l'aide des hommes. Et par la suite nous n'avons cessé de nous occuper d'elle,
en dépit de l'horreur ou de la confusion que le démon n'intervienne à cause
de nos péchés, ni malgré les mots honteux et dérisoires par lesquels elle
voulait nous nommer, ni pour son très détestable comportement. Et j'ai vu
qu'il y avait trois moments de souffrance chez cette femme : d'abord quand
elle était conduite de sa chambre à l'emplacement des "saints" [dans le
sanctuaire], ensuite quand le commun peuple donnait pour elle des
aumônes, et troisièmement quand par les prières de l'Esprit saint elle était
obligée de s'éloigner [l'esprit mauvais s'éloigne] par la grâce de Dieu. " Tout
le couvent est en prières, se répandant en jeûnes, en oraisons et en aumônes
depuis le jour de la Purification de Notre-Dame (2 février) jusqu'au samedi
de Pâques. " Beaucoup en devinrent plus courageux dans la foi, beaucoup
en furent amenés à être plus fervents, à se confesser de leurs péchés. [... ]
Le Samedi saint, au moment où était consacrée l'eau baptismale, sous le
souffle du prêtre, qu'il envoyait sur la fontaine avec les mots que l'Esprit
saint a enseignés aux docteurs de l'Église et à la raison de l'homme [... ] la
femme qui était là présente, prise d'une grande terreur, se mit à trembler tant
que de ses pieds elle frappait la terre et elle émit plusieurs souffles de
l'horrible esprit qui l'avait oppressée. Bientôt, en vraie vision j'ai vu et
entendu que la force du Très-Haut, qui avait recouvert les fonts baptismaux
et les recouvrait encore, dit à la troupe diabolique dont cette femme était
obsédée : " Va-t-en, Satan, du tabernacle du corps de cette femme, et laisse
place en elle à l'Esprit saint. " Alors l'esprit immonde sortit de cette femme
comme en horribles vomissements, et elle fut libérée et désormais demeura
saine dans ses sens, d'esprit et de corps, comme elle vit encore dans le siècle
présent. Lorsque cela fut connu dans le peuple, tous avec des cantiques de
louanges et beaucoup avec toutes sorteç de prières disaient : "Gloire à toi,
Seigneur", rappelant l'exemple de Job sur lequel Satan ne put avoir un
pouvoir complet. [...] Cette femme, qui était livrée à l'esprit malin, Dieu ne
permit pas que son âme fût atteinte dans sa bonne foi, et l'ennemi fut
confondu en elle, car il ne put la détourner de la justice de Dieu. " Ainsi
s'exprime le texte de la Vie d'Hildegarde, ajoutant que celle-ci racontait
l'histoire " doucement, suavement, en toute humilité, ne s'attribuant rien à
elle ".

Parallèlement à cette histoire d'exorcisme, qui peut paraître à certains peu


vraisemblable, la correspondance d'Hildegarde offre des cas très nombreux
où la visionnaire en appelle à des remèdes de simple bon sens et met en
garde ses correspondants contre toute exagération, mortification excessive
etc. Ainsi en est-il à propos d'Hazzecha, dont les troubles relevaient d'une
simple instabilité de caractère, même si Hildegarde fut priée à plusieurs
reprises d'y porter remède. Cette Hazzecha est elle-même abbesse d'un
monastère important, celui de Krauftal. Hildegarde, nous le verrons, s'y
arrête au cours de son second voyage, celui qu'elle accomplit vers l'année
1160 en direction de Cologne. C'est après son passage dans le monastère
qu'Hazzecha s'adresse à elle. Elle est visiblement angoissée, elle fait part à
la visionnaire de l'inquiétude dans laquelle elle se trouve, et tient à avoir
d'elle une lumière qui lui manque.

" Après que j'ai obtenu, écrit-elle, avec le secours de Dieu, d'être aidée par
votre présence si désirée et votre amabilité, je me suis trouvée relevée de la
crainte de mon esprit et de la première épreuve subie. Et parce que votre
parole, je n'en doute pas, procède non d'un esprit humain, mais de cette
lumière véritable qui vous a illuminée plus que les autres hommes, j'ai
différé par votre conseil de faire jusqu'à présent ce que je me proposais. Je
veux savoir, dame et sœur très chère, vous que j'ai tant désiré voir une
première fois – je ne le désire pas moins à présent, et puisque je ne le peux
corporellement, je m'attache toujours à vous par le cœur – et puisqu'il est
certain que la charité est en vous, et vous dans la charité, je vous supplie par
cette charité que vous ne tardiez pas à m'écrire ce que la Lumière vivante
vous aura manifesté en esprit à mon sujet, et qui soit digne d'être corrigé ou
adopté. "

La réponse d'Hildegarde est courte et sans ambiguïté : " Celui qui voit tout
dit : "Tu as des yeux pour voir et pour regarder tout autour. Là où tu vois la
malpropreté, lave-le et fais verdoyer ce qui est aride mais aussi rends
savoureux les aromates que tu possèdes. Car si tu n'avais pas d'yeux tu
pourrais être excusée, mais tu as des yeux et pourquoi ne regardes-tu pas
autour de toi grâce à eux ? Mais tu as le discours facile en ta rationalité. En
effet, bien des fois tu juges les autres en des choses pour lesquelles tu ne
désires pas toi-même être jugée, et cependant parfois tu dis sagement ce que
tu exprimes. Prends donc bien garde de porter ton fardeau et rassemble
toute bonne œuvre dans la bourse de ton cœur de peur que tu n'en manques,
car dans la vie solitaire que tu recherches selon tes dires, tu ne pourrais
trouver le repos, au milieu de conditions nouvelles, difficiles, inconnues de
toi, donc bien pires que celles d'avant, et même plus lourdes, comme il en
est du jet d'une pierre. Imite donc la tourterelle en chasteté, mais procure-toi
diligemment une vigne choisie pour que tu puisses voir Dieu d'un visage
droit et pur." "

Autrement dit, Hazzecha est tentée de délaisser le monastère pour une vie
solitaire, et Hildegarde lui conseille de veiller à son état présent plutôt que
de s'exposer aux difficultés nouvelles qui pour elle surgiraient dans la
solitude, amenant un état pire encore que celui dont elle souffre. Sans doute
Hazzecha témoigne-t-elle d'une certaine instabilité, tout au moins intérieure,
contre laquelle Hildegarde la prévient. Il semble bien qu'une autre lettre
(non publiée dans la Patrologie mais reproduite par Peter Dronke)
provienne de la même Hazzecha, qui se propose soit de mener une vie de
solitaire, soit encore de faire un pèlerinage à Rome. Hildegarde à nouveau
la met en garde contre cette instabilité qui ne peut que lui être néfaste. Elle
l'adjure de demander à Dieu la sainte discrétion : " Ô fille de Dieu, vous qui
appelez cette pauvre petite femme à être mère dans l'amour de Dieu,
apprenez à avoir discrétion, qui au ciel et sur terre est la mère de toutes
choses, puisque grâce à elle l'âme est réglée et le corps nourri dans une
saine austérité. "

À plusieurs reprises dans d'autres correspondances Hildegarde revient sur


cette discrétion à laquelle il faut recourir en toutes choses, et notamment
pour éviter les excès de pénitence et de mortification qui sont en réalité des
erreurs, des " erreurs diaboliques ". Elle sait trouver des accents imagés
pour convaincre et apaiser ses correspondantes : " Oh ! imite la colombe en
sa piété, écrit-elle à l'abbesse de Sainte-Marie de Ratisbonne ; quand ton
esprit avec inquiétude cherche à comprendre beaucoup de choses, à quoi tu
ne peux arriver, alors tiens-toi en repos et apprends la modération, car la
colombe aussi est modérée et stable. Quand une colère véhémente te
fatigue, regarde la pure source de patience, et bientôt cette colère s'apaisera
et la tempête cessera et aussi l'onde d'ardeur impétueuse, car la colombe est
patience. [... ] Vis selon l'exemple de la colombe et tu vivras pour l'éternité.
" Et à une autre dont elle devine qu'elle pratique des privations excessives,
elle recommande : " Prends garde à ce que tu tiennes ta terre dans la
solitude et que tu ne la détruises pas de telle sorte que la viridité [vigueur,
verdeur] des herbes et les aromates des vertus ne puissent germer, fatigués
qu'ils sont par la charrue qui les travaille. Je vois souvent, ajoute-t-elle
quand quelqu'un afflige son corps par un excès d'abstinence, que le dégoût
surgit en lui, et par le dégoût les vices se multiplient beaucoup plus que s'ils
avaient été contenus avec justesse. " Semblables conseils de modération
reviennent maintes fois dans ses lettres.

CHAPITRE V

L'EMPEREUR ET LA MONIALE

Lorsqu'on étudie la correspondance d'Hildegarde telle que nous la transmet


l'édition de la Patrologie on se trouve devant un classement hiérarchique des
lettres reçues ou envoyées : d'abord les papes et les évêques : ensuite – ce
qui est plus surprenant pour une moniale – les autorités politiques, à
commencer par les empereurs d'Allemagne. Suivront les hauts personnages
de la vie séculière comme le comte de Flandre, puis les abbés de
monastères, les prévôts, les prêtres, les simples moines, etc., et aussi un
certain nombre de correspondants non titrés, de simples gens qui sollicitent
ses conseils ou lui demandent des prières.

La première de ces lettres émanant d'une autorité temporelle lui est adressée
par l'empereur Conrad III de Hohenstaufen. Tout absorbé qu'il est par sa
haute charge et par divers soucis et sollicitation.,, qui l'accablent, il a tenu à
lui écrire car il a appris quelle était la sainteté de sa vie et comment elle se
trouvait visitée par l'Esprit saint. Il l'assure de sa bienveillance pour elle-
même et pour ses sœurs ; dans toute la mesure du possible, il leur portera
secours en toute circonstance ; et il recommande instamment à ses prières
lui-même et son fils dont il espère, dit-il, qu'il lui survivra. En fait ce fils,
Henri, ne lui survivra pas et c'est à son neveu Frédéric que Conrad III laisse
l'empire lorsqu'il meurt le 15 février 1152. Sa succession n'est d'ailleurs pas
réglée à cette date, et il ne peut que recommander aux princes-électeurs ce
neveu promis à un règne glorieux et mouvementé.

C'est par une lettre de Frédéric, le nouvel empereur lui-même, que l'on
apprendra bientôt qu'Hildegarde a été invitée par lui à venir le voir en son
palais d'Ingelheim. " Nous faisons savoir à ta sainteté, écrit-il que ce que tu
nous as prédit lorsque nous, demeurant à Ingelheim, t'avons demandé de
venir en notre présence, nous le tenons à présent en mains. " Semblable
entrevue eût mérité de passer dans l'Histoire. l'empereur Frédéric n'est autre
que celui que nous connaissons sous le nom de Frédéric Barberousse. Élu le
4 mars 1152 à Francfort, il a été couronné le 9 du même mois à Aix-la-
Chapelle, et il est probable que cette visite aura eu lieu dès les débuts de son
accession à la tête de l'empire, peut-être dès cette même année 1152.
L’édition de la Patrologie n'a retenu qu'un seul échange de lettres, celle de
l'empereur Frédéric en partie citée, et la réponse d'Hildegarde, mais les
rédacteurs de sa Vie ne parlent pas d'un épisode qui aurait pourtant mérité
de retenir leur attention.

Difficile en effet d'imaginer un contraste plus total qu’entre celle qui se


décrit elle-même comme une paupercula femina, une pauvre et misérable
femme une paupercula forma, une pauvre et misérable figure, une petite
plume soutenue par le vent qui la transporte à son gré – c'est son image
favorite pour se désigner eIle-même – et le magnifique empereur destiné à
entrer dans la légende aussi bien que dans l'histoire qui l'a convoquée. Il a
environ trente ans, solidement taillé, robuste, avec des cheveux et une barbe
d'un blond ardent qui lui ont valu son surnom de Barberousse ; courageux,
avide de gloire autant que de justice, et déjà fameux par les exploits qu'il
vient d'accomplir en Orient. Il s'est en effet joint à l'expédition, quelque six
ans auparavant, destinée à secourir Jérusalem à l'appel de la reine
Mélisande – expédition qui n'a pas eu les résultats escomptés, mais au cours
de laquelle les exploits de Frédéric l'ont désigné à l'attention des autres
croisés.

L'entrevue entre le jeune et magnifique empereur et la petite religieuse,


accablée par les précoces infirmités qui ne cessent de menacer son
existence, a eu lieu dans le superbe cadre du palais d'Ingelheim, près de
Mayence, l'un des rares palais impériaux dont les fouilles modernes ont
permis de retrouver quelques vestiges. Il avait été décrit jadis par un poète
du IXe siècle, Ermold le Noir, dans un poème dédié à l'empereur Louis le
Pieux, le fils de Charlemagne : il en parlait comme d'un palais immense,
appuyé sur cent colonnes, abondant en détours et en constructions de toutes
sortes, portes, réduits, demeures innombrables. Il était décoré au surplus de
peintures, qui dans la chapelle évoquaient " les actes illustres de Dieu "
autrement dit des scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament, et dans la
salle royale " les hauts faits des hommes ", les exploits des souverains de
l'Antiquité et ceux de Charlemagne lui-même ; sans doute s'agissait-il de
mosaïques à fonds d'or, comme celles qu'ont conservées jusqu'à nos jours
certaines églises italiennes, à Venise par exemple, ou encore en France
l'église de Germigny-des-Prés.

Décor somptueux donc, celui qui a servi de cadre à la rencontre entre


l'empereur à la barbe rousse et la petite religieuse fragile et inspirée. Sans
doute a-t-elle prévenu son impérial hôte de certains dangers qui le
menaçaient, et contre lesquels elle l'a invité à se tenir sur ses gardes,
puisque dans sa lettre il s'empresse de l'informer à ce sujet ; " Nous ne
cessons pour autant, ajoute-t-il, de travailler de tout notre effort pour
l'honneur du royaume. " Il l'assure ensuite qu'en ce qui concerne les affaires
temporelles dont elle l'a entretenu, il se propose d'en juger avec la plus
totale équité, " ne se laissant conduire ni par l'amitié ni par la haine de qui
que ce soit, mais par le seul respect de la justice ".

La réponse d'Hildegarde ne la montre pas autrement intimidée par la stature


de son correspondant. " La petite plume que le vent soutient " lui transmet
les mots qu'elle a entendus, dit-elle, du Juge suprême. Elle fait d'abord
remarquer qu'il est fort étonnant que " toi qui es roi, tu tiennes cette
personne comme nécessaire ". Et elle poursuit, procédé qui lui est familier
dans sa correspondance comme dans ses ouvrages en développant une
image : " Écoute : un roi se tenait sur un mont élevé et regardait dans toutes
les vallées pour voir ce que chacun faisait dans celles-ci, surveillant pour
que verdisse ce qui était aride, s'éveille ce qui était endormi. [...] Comme
cet homme cessait d'ouvrir l'œil, voilà que survient un nuage noir qui
recouvre ces vallées. Aussitôt des corbeaux et d'autres oiseaux se sont
précipités. [...] À présent, ô roi, surveille avec soin car toutes tes régions
sont assombries par la foule fallacieuse de ceux qui détruisent la justice
dans la noirceur de leurs fautes. [...] O toi qui es roi régis de ton sceptre de
miséricorde les paresseux, les errants, ceux qui ont des mœurs cruelles. Tu
as en effet un nom glorieux puisque tu es roi en Israël ; très glorieux est ton
nom. Vois donc que le Roi suprême te regarde, pour n'être pas accusé de
n'avoir pas exercé droitement ton office, et que tu n'aies pas à en rougir. Ce
qu'à Dieu ne plaise ! " Elle l'exhorte à surveiller les mœurs des prélats qui
glissent dans le laisser-aller et l'abjection. " Fuis cela, ô roi, sois le soldat, le
chevalier armé, combattant courageusement le démon, pour que tu ne te
disperses pas et que ton royaume terrestre n'ait pas à en souffrir. [...] Rejette
l'avarice, choisis l'abstinence, ce que le Roi des rois aime vraiment. Car il
est très nécessaire que tu sois prudent en toutes occasions. Je te vois en
effet, en vision mystique, vivant en toutes sortes de troubles et contrariétés
aux yeux de tes contemporains ; mais pourtant tu auras, pour le temps de
ton règne, ce qu'il convient pour les affaires terrestres. Prends donc garde
que le Souverain Roi ne te renverse à terre par suite de l'aveuglement de tes
yeux qui ne voient pas droitement comment tu tiens dans ta main le sceptre
de ton règne. Sois donc tel que la grâce de Dieu ne te manque pas. "
Semblable lettre laisse prévoir et la longueur du règne de Barberousse et les
troubles auxquels il sera exposé, pour lesquels droiture et prudence lui
seront nécessaires.

Le ton d'une telle correspondance ne pouvait que changer par la suite, la


lutte reprenant entre l'Église et l'empire, avec des moments violents, comme
lorsque Frédéric dépose l'archevêque de Mayence demeuré fidèle à Rome,
ou que ses troupes rasent la ville de Milan. Il n'y eut pas moins de quatre
antipapes nommés par l'empereur pendant le pontificat d'Alexandre III.

Hildegarde ne verra pas la fin inopinée de Barberousse, qui se noya en


Arménie, dans les eaux du Selef, au début de la nouvelle croisade qu'il avait
entreprise pour tenter de libérer Jérusalem, retombée aux mains de Saladin.
Cette fin abrupte du grand empereur se situe en 1190, alors que l'abbesse est
morte depuis onze ans déjà.

Hildegarde a aussi été consultée par un autre puissant personnage au sujet


de la croisade. Il s'agit de Philippe d'Alsace, comte de Flandre. Sa lettre ne
peut malheureusement être datée, sinon par ce titre même de Philippe de
Flandre : il ne succède à son père Thierry qu'en 1168, mais il a été, comme
cela se faisait souvent, associé au gouvernement du comté dès 1157. Il écrit
nécessairement avant septembre 1177, date à laquelle il se rend
effectivement en Terre sainte, et débarque à Acre avec une brillante suite de
chevaliers. On sait qu'il a longtemps hésité avant d'entreprendre le voyage
de Jérusalem – et c'est évidemment pendant cette période d'hésitation qu'il
écrit à Hildegarde. Il est significatif de voir comment ce puissant prince
s'adresse à l'abbesse des bords du Rhin: " Philippe, comte de Flandre et de
Vermandois, à demoiselle Hildegarde, servante du Christ, salut et grande
dilection. " Votre sainteté aura su que je suis prêt à faire tout ce que je saurai
être susceptible de vous plaire, car votre sainte conversation et votre vie des
plus droites ont très souvent résonné à mes oreilles en très suave renommée.
Bien que je sois pécheur et indigne cependant j'aime de tout cœur les
serviteurs et amis du Christ et je les honore volontiers de toute vénération,
me souvenant de ce que dit l'Écriture : "La prière pressante du juste a
grande valeur." C'est pourquoi j'envoie à la grâce de votre piété le porteur
des présentes lettres, un serviteur très fidèle qui va parler avec vous pour
moi, misérable pécheur; j'aurais cependant aimé bien davantage venir à
vous et parler avec vous comme je l'ai désiré, mais mes préoccupations sont
si nombreuses et si grandes, surgissant chaque jour, que je ne pouvais pas
les faire cesser pour cela. En effet, vient pour moi le temps où je dois
prendre le chemin de Jérusalem ; c'est pourquoi il me faut grand travail de
préparation à propos duquel daignez me donner votre conseil par vos
lettres. Je crois en effet que la renommée de mon nom est souvent parvenue
jusqu'à vous ainsi que celle de mes actes, et j'ai besoin, pour beaucoup
d'entre eux, de la miséricorde de Dieu. C'est pourquoi je vous prie et vous
supplie, en une instance très grande de prière, pour que vous veuilliez
intercéder auprès du Seigneur pour le très malheureux et très indigne que je
suis. Je vous demande donc humblement que, selon ce que vous a accordé
la miséricorde divine, vous demandiez à Dieu ce qu'il me faut faire, et que
par le porteur des présentes lettres vous veuilliez bien me dire votre conseil
; que dois-je faire et comment, pour que le nom de la chrétienté soit exalté
en mon temps, et soit repoussée la dure férocité des Sarrasins, et s'il doit
être utile pour moi que je demeure dans cette terre ou que j'en revienne. Sur
cela, peut-être saurez-vous, en ce qui me concerne, et connaîtrez-vous par
divine révélation ou pourrez-vous le connaître. Bienvenue dans le Christ,
sœur aimée, et sachez que je désire beaucoup entendre votre conseil et que
j'ai la plus grande confiance dans vos prières. "

La réponse d'Hildegarde adopte un ton solennel :" Ô fils de Dieu – car Lui-
même t'a façonné dans le premier homme – écoute les paroles que j'ai vues
et entendues en mon âme et esprit, et le corps vigilant quand pour répondre
à ta demande j'ai regardé vers la vraie lumière. " Et en quelques mots elle
lui rappelle le juste jugement par lequel Adam fut expulsé du Paradis,
comment ceux qui avaient oublié Dieu furent ensevelis par le déluge et
comment l'Agneau très doux, Fils de Dieu, pendu en croix, sauve l'homme
en effaçant tous ses crimes et ses péchés. Considérations générales propres
à faire réfléchir le comte Philippe qui avait la réputation d'un homme
emporté, cruel dans ses vengeances. Puis elle passe à des conseils plus
directs. " À présent écoute, ô fils de Dieu, pour que tu puisses regarder vers
Dieu de l'œil pur de la justice comme l'aigle regarde le soleil, afin que tes
jugements soient justes et dépouillés de ta volonté propre, de peur qu'il ne te
soit dit par le Juste suprême qui a donné son précepte à l'homme, qui
appelle à Lui par la pénitence en sa miséricorde, qu'Il n'aille te dire :
"Pourquoi as-tu tué ton prochain sans que Ma justice intervienne ?" "
Phrase assez saisissante quand on sait que Philippe avait fait périr sous le
fouet un homme, nommé Gautier de Fontaines qu'il avait trouvé en
conversation avec son épouse. Hildegarde poursuit en lui disant, un peu
plus loin : " Toi donc, prends toutes tes négligences et tes fautes et tes
injustes jugements, réfugie-toi avec la marque de la croix vers le Dieu
vivant qui est la Voie et la Vérité et qui dit : "Je ne veux pas la mort du
pécheur mais qu'il se convertisse et qu'il vive." Et si le moment vient où les
infidèles se consacrent à détruire la fontaine de foi, alors résiste-leur autant
que tu le pourras avec l'aide de la grâce de Dieu. Pour moi, je vois en mon
âme que l'inquiétude que tu as dans les angoisses de ton âme est semblable
à l'aurore qui se lève au matin. Donc, que l'Esprit saint opère en toi par pure
et véritable pénitence et en fasse un soleil ardent pour que tu Le recherches,
que tu Le serves Lui seul et que tu vives dans l'Éternité en complète
béatitude. " La suite de l'histoire prouvera que les réserves d'Hildegarde
étaient justifiées. Le comte Philippe allait en effet décevoir grandement
ceux qui, en Terre sainte, espéraient son arrivée.
En 1177, on ne savait certes pas que la fin du royaume de Jérusalem était si
proche – il devait tomber dix ans plus tard entre les mains de Saladin – mais
on sentait fortement combien ce royaume était précaire. Le roi de Jérusalem
était alors le jeune Baudouin IV, encore adolescent mais chez qui les
progrès de la lèpre devenaient évidents, ne lui laissant guère d'espoir de
survie et moins encore de descendance. Deux années auparavant il avait fait
épouser à sa sœur Sybille, à qui était destiné le royaume, le prince
piémontais Guillaume Longue-Epée, fils du marquis de Montferrat,
espérant ainsi assurer la succession dynastique. Or Guillaume, emporté par
une maladie épidémique, était mort en juin 1177. L'arrivée du comte de
Flandre à la tête d'une brillante armée représentait donc pour les barons de
Terre sainte un grand espoir. Aussitôt, le roi Baudouin lui offrit la " baylie ",
la garde du royaume, mais – on le sent à lire la question posée par Philippe
à Hildegarde – la résolution de celui-ci était loin d'être prise. Il refusa. Il
avait aussi refusé de prendre part à une expédition prévue contre l'Égypte
conjointement avec les forces byzantines ; une telle expédition eût
probablement stoppé l'étoile montante de Saladin, en qui on pressentait un
ennemi qui ne tarderait pas à triompher mais Philippe de Flandre ne voulut
pas en être. Finalement, la flotte byzantine réunie dans la rade d'Acre se
lassa des atermoiements incessants qu'on lui opposait et reprit la mer sans
avoir combattu.

Philippe de Flandre, son pèlerinage accompli, finit par se livrer à quelques


coups de main en Syrie, dans la vallée de l'Oronte, avant de regagner
l'Occident en laissant derrière lui une situation des plus inquiétantes. Seule
la hardiesse du jeune roi lépreux qui, attaqué par Saladin avec des forces
dix fois supérieures en nombre, remporta contre toute espérance la victoire
fameuse de Montgisard, devait assurer pour dix ans ou presque la survie du
royaume. Quant à Philippe, pris de tardifs remords, il retourna en Terre
sainte quatorze ans plus tard et mourut devant Saint-Jean-d'Acre le premier
juin 1191 ; le soleil entrevu en lui par Hildegarde avait été lent à se lever.

On se doute que celle-ci emploie un tout autre ton quand elle s'adresse à
saint Bernard – car Bernard de Clairvaux en personne a écrit à l'abbesse de
Bingen et il s'excuse même de sa trop courte lettre. " Je me suis hâté d'écrire
à la douceur de ta pieuse charité bien que ce soit plus brièvement certes que
je ne le voudrais, comme m'y oblige la multitude de mes affaires. " Il
poursuit : " Nous remercions la grâce de Dieu qui est en toi et de ce que tu
la tiens comme une grâce, et nous t'avertissons de t'efforcer à y répondre de
tout l'effort de ton humilité et de ta dévotion. " Et d'ajouter un peu plus loin
: " C'est pourquoi nous prions encore et nous demandons de façon
suppliante que tu fasses mémoire de nous devant Dieu et de tous ceux qui
se sont joints à nous en compagnie spirituelle. [... ] Nous en effet prions
assidûment pour toi pour que tu sois confortée dans le bien, instruite dans
les choses intérieures, et que tu te diriges vers celles qui demeurent. "

À cette lettre, Hildegarde répond par une très belle missive, dans laquelle
elle se laisse quelque peu aller à ce qu'on peut appeler, de sa part, des
confidences. " Moi, malheureuse et plus que malheureuse, en mon nom de
femme depuis mon enfance, j'ai vu de grandes merveilles que ma langue ne
peut proférer, si ce n'est autant que l'enseigne l'Esprit de Dieu pour la façon
dont je puis les dire. Ô Père très sûr et très doux, écoute-moi, ton indigne
servante, en ta bonté moi qui jamais depuis mon enfance n'ai vécu en
sécurité. Dans ta piété et ta sagesse, comprends en ton âme selon ce que tu
auras reçu de l'Esprit saint puisque les choses qui t'ont été dites de moi sont
de cette nature : je sais en effet dans leur texte l'intelligence intérieure de ce
que nous exposent les psaumes, l'Évangile et autres volumes qui me sont
montrés dans cette vision qui touche mon cœur et brûle mon âme comme
une flamme, m'instruisant de ce qu'il y a de profond en ces ouvrages.
Cependant, cela ne m'apprend pas les lettres de la langue allemande que je
ne connais pas. Simplement je sais lire dans la simplicité, non dans la
précision du texte, car je suis ignorante, n'ayant eu aucune instruction de
façon extérieure, mais c'est à l'intérieur, dans mon âme, que je suis instruite.
Aussi je te parle, parce que je ne doute pas de toi, mais je me sens consolée
de ta sagesse et de ta piété en cela qu'il y a beaucoup d'erreurs chez les
hommes, à ce que j'entends dire d'eux. " Et elle raconte comment elle a
d'abord ouvert ses " secrets " comme elle le dit, à un moine qui l'a
encouragée et rassurée.

Elle poursuit : " Je veux, Père, que pour l'amour de Dieu tu aies souvenir de
moi dans tes prières. Il y a deux ans, moi, je t'ai vu dans cette vision comme
un homme qui regarde le soleil, et cela sans crainte, mais avec beaucoup
d'audace, et j'ai pleuré de ce que moi je suis timide et sans audace. Bon et
très doux Père, place-moi en ton âme, prie pour moi, car j'ai de grandes
souffrances en cette vision, afin que je dise ce que je vois et ce que
j'entends. " Puis, rappelant les infirmités dont elle est souvent accablée, elle
s'adresse de nouveau à saint Bernard en lui disant: " Pour toi, tu es l'aigle
qui regarde le soleil. " Elle lui demande d'avoir égard à ses paroles et
termine: "Je te demande de les mettre en ton cœur de façon que tu ne cesses
[...] de regarder Dieu pour moi, car Lui-même te veut à Dieu en ton âme, et
sois fort dans les combats en Dieu. Amen. "

Après avoir vu Hildegarde invitée par l'empereur et recevant une lettre de


saint Bernard, qui fut certainement la plus haute autorité spirituelle en son
temps, il n'est guère surprenant de la trouver en correspondance avec les
papes de l'époque, ceux qui ont succédé à Eugène III, dont elle avait reçu
une si éclatante confirmation de ses visions et de ses écrits. Son successeur
Anastase IV s'adresse à elle dans les termes les plus admiratifs : " Nous
nous réjouissons dans le Seigneur et nous nous félicitons de ce que le nom
du Christ de jour en jour soit glorifié en toi. [...] Nous avons entendu en
effet et vu beaucoup de choses de toi. " Et de rappeler qu'il sait en quelle
affection la tenait son prédécesseur sur le siège de saint Pierre : " Suivant
ses traces, nous avons tenu à t'écrire et nous désirons recevoir de toi une
réponse, car nous recherchons ce que Dieu a fait en toi, bien que nous
n'allions qu'en boitant vers les biens auxquels nous soupirons, autant par
lassitude de corps que d'esprit... "

Sans doute ne s'attendait-il pas à la réponse que lui fait l'abbesse de Bingen:
" O personnage qui es armure éminente et sommet d'autorité de la cité très
ornée qui est instituée en Épouse du Christ, écoute celle qui n'a pas
commencé à vivre, mais ne se laisse pas abattre par ce qui lui manque. Ô
homme qui en regard de ta science t'es lassé de réprimer la jactance de
l'orgueil chez les hommes qui sont placés sous ta protection, pourquoi ne
fais-tu pas revivre les naufragés qui ne peuvent émerger de leurs difficultés
s'ils ne reçoivent pas d'aide ? Et pourquoi ne tranches-tu pas la racine du
mal qui étouffe les herbes bonnes et utiles, celle qui ont goût de douceur et
suave odeur ? Tu négliges la fille du roi, c'est-à-dire la justice, qui est aimée
des puissances supérieures et qui t'avait été confiée. Tu permets que cette
fille de roi soit jetée à terre, que le diadème et l'ornement de sa tunique
soient ravagés par la grossièreté des mœurs étranges de ces hommes qui
aboient à la manière des chiens et à la manière des coqs qui tentent de
chanter parfois dans la nuit, émettent l'inepte appel de leur voix. Ceux-là
sont des simulateurs qui parlent de paix de façon feinte, mais entre eux
grincent des dents dans leur cœur, comme le chien qui salue en remuant la
queue les compagnons qu'il connaît, mais mord à belles dents l'honnête
soldat qui est utile dans la maison du roi. [...] " La lettre poursuit sur ce ton
propre à laisser interdit son destinataire. Elle ne craint même pas les
menaces qui laissent prévoir des lendemains terribles : " Écoute à présent
Celui qui vit et qui ne verra pas de fin : "Le monde est à présent dans la
lâcheté puis il sera dans la tristesse, ensuite dans la terreur au point que les
hommes ne redouteront pas d'être tués. En tout cela il y a tantôt le moment
de l'impudence, tantôt le moment de la contrition et tantôt le moment des
éclairs et du tonnerre d'iniquités diverses. [... ]." " Et Hildegarde termine sur
de vives exhortations : " Toi donc, ô homme, puisque tu sembles avoir été
constitué pasteur, lève-toi et cours plus vite vers la justice de façon que
devant le Médecin supreme tu ne sois pas accusé pour n'avoir pas purifié ta
bergerie de sa malpropreté et ne l'avoir pas ointe d'huile. [...] Toi donc,
homme, tiens-toi sur le droit chemin et tu te sauveras de façon qu'Il te
ramène dans la voie de la bénédiction et de l'élection et que tu vives pour
l'éternité. "

Anastase IV n'a eu qu'un pontificat très court, du mois de juillet 1153 au


mois de décembre 1154. Il semble à la lecture de la lettre d'Hildegarde que
la chrétienté n'ait pas eu à se plaindre de cette brièveté. Adrien IV qui lui
succéda a été le seul pape d'origine anglaise dans les annales de l'Église.
Habile et énergique, il était l'ami de Jean de Salisbury, l'érudit fameux qui
fut évêque de Chartres. Comme l'avait fait son prédécesseur, il s'adresse à
Hildegarde dans les termes les plus élogieux : " Nous nous réjouissons ma
fille, et nous exultons dans le Seigneur de ce que le renom de ta vertu se soit
répandu si loin et si largement que tu es pour beaucoup comme un parfum
de vie pour la vie et que la foule des peuples fidèles clame envers toi sa
louange. " Et il l'incite à persévérer : " Pense donc, ma fille, que ce serpent
qui a fait perdre à l'homme le Paradis souhaite prendre ceux qui sont
importants comme Job. Et puisque tu sais que beaucoup sont appelés et peu
élus, sois dans le petit nombre de ces élus, de façon à persévérer jusqu'à la
fin en cet entretien, et instruis tes sœurs confiées à ta sagesse dans les
œuvres de salut pour que, avec elles, tu puisses dans la joie parvenir, le
Seigneur aidant, à Celui que l'œil n'a pas vu, que l'oreille n'a pas entendu, et
qui n'est pas monté au cœur de l'homme. Nous désirons recevoir de toi en
réponse quelques mots de recommandation, car on dit que tu es imbue de
l'esprit des miracles de Dieu de quoi nous nous réjouissons grandement et te
donnons la gloire de la divine grace. "

La réponse d'Hildegarde est d'un tout autre ton que celle envoyée à
Anastase IV. Elle s'adresse à quelqu'un qui a de durs combats à soutenir.
Elle le prévient qu'il aura affaire à des hommes qui ont des mœurs d'ours et
de léopards : " Mais le glaive de Dieu les tuera de façon que parmi eux se
lève un bon chef. À présent, je te recommande d'imposer un frein à ceux qui
te sont soumis, et de ne pas leur permettre de mal parler contre toi. [... ]
Veille donc avec zèle à ce qu'exige l'état des mœurs du peuple en ce temps.
Ô Père très doux, souviens-toi que tu es homme sur terre et ne crains pas
que Dieu te délaisse, puisque tu verras Sa lumière. "

Quant au pape Alexandre III, son pontificat qui débute en 1159 s'annonce
aussi comme difficile, le trône de saint Pierre étant disputé entre deux
prétendants – certains veulent même recourir à l'arbitrage de l'empereur
Frédéric Barberousse ! Quatre antipapes vont se succéder, dont l'un
canonise Charlemagne – manière sans détours de faire sa cour à l'empereur
régnant. Celui-ci ne se réconciliera avec le pape qu'en 1177. Hildegarde
quant à elle, traversant une période difficile, écrit au pontife pour implorer
son aide. Alexandre III s'adresse au prévôt de Saint-André de Cologne pour
régler le différend et apporter à l'abbesse l'apaisement souhaité.

C'est assez dire que tous les puissants, tout ce qui a compté dans le monde
temporel et spirituel, se retrouvent dans la correspondance d'Hildegarde.
Nous reviendrons sur le nombre et la variété de ses correspondants à propos
de ses prédications. Pour clore ce chapitre, il n'est pas sans intérêt de
mentionner les lettres qu'elle échange avec une autre mystique, allemande
elle aussi, Elizabeth de Schönau. Celle-ci semble posséder le don de
prophétie, mais elle se trouve en butte aux moqueries de certains clercs, qui
déforment ses paroles. " J'avoue avoir conçu quelques nuages de
perturbation dans l'âme récemment, écrit-elle à Hildegarde, à cause de
propos ineptes de gens qui disent beaucoup de choses à mon sujet,
lesquelles ne sont pas vraies. Mais je supporterais facilement les propos de
la foule si ceux-là aussi qui se promènent en habits religieux ne
contristaient plus gravement encore mon esprit. Car parmi Ceux agités de je
ne sais quel zèle, il y en a qui tournent en dérision la grâce de Dieu qui est
en moi et qui ne craignent pas de juger témérairement de choses qu'ils
ignorent. J'entends dire que quelques-uns présentent ici et là, des lettres
écrites selon leur esprit sous mon propre nom. Ils me diffament, disant que
j'ai prophétisé au sujet du jour du Jugement, ce que certes je n'aurais jamais
eu la présomption de faire, puisque cette arrivée défie la connaissance de
tous les mortels. " Elle ajoute que pour éviter toute arrogance, et autant
qu'elle le peut, elle tient caché tout ce qui lui est enseigné par révélation.
Mais elle s'est entendu reprocher violemment par un ange de cacher la
parole de Dieu qui lui a été dite " non pour qu'elle soit cachée, mais pour
qu'elle soit manifestée à la louange et à la gloire de Notre-Seigneur et pour
le salut des âmes de son entourage ".

Suit une sorte d'historique de cette révélation concernant le Jugement


imminent, qui lui a été faite à des moments bien précis. Le jour de la Sainte-
Barbe pendant l'avent, elle en a fait part à l'abbé d'un monastère, qui lui-
même en a parlé aux prélats de l'Église et à divers gens de religion " dont
quelques uns ont reçu seulement avec respect, quelques autres cependant
tout autrement, et en ont parlé de façon désagréable. Il s'est trouvé que
beaucoup parmi ceux qui ont entendu parler de cette parole ont fait
pénitence pendant tout le temps du Carême, en grande crainte, et se sont
employés à des aumônes et à des prières. À la quatrième férié avant le jour
de Pâques, après de grandes souffrances corporelles, je fus prise d'extase et
l'ange du Seigneur m'apparut et je lui dis : "Seigneur, qu'en est-il de la
Parole que tu m'as adressée ?" Il répondit : " Ne t'afflige pas, ne te trouble
pas, si les choses que je t'ai prédites ne sont pas arrivées au jour que je
t'avais indiqué, car le Seigneur a été apaisé par les satisfactions que
beaucoup lui ont offertes." Après cela, à la sixième férié vers l'heure de
tierce, je tombai en grande souffrance en sortant de moi-même et de
nouveau il se tint devant moi disant : "Le Seigneur a vu l'affliction de Son
peuple et Il a détourné d'eux la colère de Son indignation." Je répondis :
"Quoi donc, Seigneur, ne vais-je pas être tenue en dérision par beaucoup de
ceux auprès desquels cette parole a été répandue ?" Il dit : "Tout ce qui à
cette occasion t'est arrivé, supporte-le patiemment et avec bienveillance ;
prends bien garde que le Créateur de l'univers entier a supporté les
moqueries des hommes. À présent, Dieu éprouve ta patience." " Et pour
terminer, Elizabeth de Schönau ajoute : " Voici : je vous ai exposé, Dame,
toute la chose en ordre, de façon que vous connaissiez mon innocence et
celle de l'abbé qui s'occupe de moi et que vous puissiez la manifester aux
autres. Je vous supplie de me faire participer à vos prières et, selon ce que
l'esprit du Seigneur vous aura suggéré, de m'envoyer quelques consolations.
La grâce du Christ soit avec vous. "

La réponse d'Hildegarde est à la hauteur de cette confiance que lui témoigne


Elizabeth. Elle commence par préciser, comme elle le fait souvent, que rien
ne vient d'elle, mais de la " lumière sereine ", elle-même n'étant qu'un "
misérable vase d'argile ". Et, selon la méthode qui lui est propre, elle
commence par replacer toute chose dans l'ordre de la création : " Herbes
plantes et arbres apparurent ; le soleil aussi, la lune et les étoiles
s'avancèrent selon leur ordre et les poissons dans l'eau et les volatiles
apparurent. [...] Mais alors que Dieu préparait grande science pour l'homme,
l'homme se dressa en son esprit propre et se détourna de Dieu. Ô malheur,
alors tous les éléments furent embrouillés dans les difficultés de la lumière
et des ténèbres, de même que l'homme vint en transgression des préceptes
de Dieu. [... ] Cela jusqu'au moment où vint le temps où le Verbe de Dieu
apparut, alors le soleil de justice s'avança et illumina les hommes de Ses
bonnes œuvres en foi et en œuvres, de même que l'aurore paraît d'abord et
que les autres heures du jour se suivent jusqu'à ce que s'approche la nuit ; et
voici, ô ma fille Elizabeth comment le monde se trouve changé. " Et les
hommes subissent la séduction de l'antique serpent. " Lorsque ce même
serpent voit une gemme de valeur, bientôt il rugit, disant : "Qu'est-ce que
cela ?" Et il fait subir toutes sortes de misères à son esprit désireux de voler
au-dessus des nuages. Écoute donc à présent : ceux qui désirent accomplir
les œuvres de Dieu doivent toujours comprendre qu'ils sont vases d'argile.
[...] Celui qui est du ciel alors que les autres en sont éloignés ne connaît pas
les choses célestes, mais chante les secrets de Dieu ; de même que la
trompette qui ne produit que les sons ne joue pas d'elle-même, mais quand
un autre souffle dedans elle produit du son. Qu'ils revêtent donc la cuirasse
de la foi, les doux, les miséricordieux, les pauvres et ceux qui sont
malheureux, comme le fut cet Agneau qui émit lui-même le son de la
trompette. " Et elle termine en exhortant Elizabeth à la patience et à la joie :
" Ô ma fille, Dieu fasse de toi un miroir de vie. Quant à moi, qui demeure
dans les frayeurs de la crainte, parfois seulement en sonnant un peu comme
un petit son de trompette sous l'action de la Lumière vivante, que Dieu
m'aide pour que je demeure à Son service. " L'une et l'autre pouvaient se
comprendre, conscientes qu'elles étaient de tout recevoir de Dieu dans la
pauvreté de leur être personnel.

CHAPITRE VI

L'UNIVERS ET L'HOMME DANS LES VISIONS D'HILDEGARDE

Dans le manuscrit que conserve à Lucques la Biblioteca governativa, deux


miniatures en pleine page attirent l'attention : elles représentent un homme,
debout, bras étendus, se détachant sur le cercle qui symbolise le monde.
Assez curieusement cette image est devenue familière ; elle a même été
quelque peu galvaudée, ayant servi pour la publicité d'une entreprise
(Manpower) – du moins sous une forme beaucoup plus récente, due à
Léonard de Vinci.
Plus de trois siècles avant la naissance de celui-ci cette vision de l'homme,
bras étendus sur le globe de la terre, était présente dans l'œuvre de la petite
religieuse des bords du Rhin. Mais autant Léonard de Vinci a été étudié,
exploré, prôné et répandu aux temps classiques et modernes, autant l' œuvre
d'Hildegarde, et son époque en général, ont été oubliées et méconnues.
Reste que cette image qui met l'homme au centre de l'univers était familière
dès le XIIe siècle et résume ce qu'Hildegarde nous révèle touchant le
COSMOS.

Sans doute l'essentiel de son œuvre, en tout cas ce qu'elle a de plus frappant,
est-il là, dans cette saisie du monde à travers ses visions. Elle s'exprime à ce
propos surtout dans son troisième ouvrage, celui qu'on peut considérer
comme le plus achevé, le plus complet, le plus étonnant aussi, Le Livre des
œuvres divines. Il est heureusement à notre portée aujourd'hui, grâce au
magnifique travail de Bernard Gorceix. Nous ne ferons que rappeler ici les
principales de ces visions cosmiques, qui nous révèlent un univers somme
toute acceptable au regard des découvertes de notre temps – surtout si l'on
songe à la conception d'un univers clos et limité, qui a régné depuis le XVe
siècle, et encore jusqu'au XIXe. Nous ne tenterons d'ailleurs pas d'éclaircir
les implications scientifiques que peuvent posséder ces visions ; elles
s'expriment dans un tout autre registre que celui de la science pure ; leur
originalité, leur puissance poétique les rendent par elles-mêmes captivantes
et suffisent, croyons-nous, à susciter l'intérêt.

Le Livre des œuvres divines s'ouvre sur une image somptueuse qui a été
récemment reproduite à plusieurs reprises, celle d'un personnage debout,
possédant trois têtes et quatre ailes peintes dans des teintes d'écarlate. Cette
image s'accompagne d'un commentaire qu'il est essentiel de citer pour
introduire l'œuvre et aussi pénétrer l'ensemble des visions qu'elle développe.
" Je contemplai alors dans le secret de Dieu, au cœur des espaces aériens du
Midi, une merveilleuse figure. Elle avait apparence humaine. La beauté, la
clarté de son visage étaient telles que regarder le soleil eût été plus facile
que regarder ce visage. Un large cercle d'or ceignait la tête. Dans ce cercle
un deuxième visage, celui d'un vieillard, dominait le premier ; son menton,
sa barbe frôlaient le sommet du crâne. De chaque côté du cou de la
première figure se détachait une aile. Ces ailes s'élevaient et se rejoignaient
au-dessus du cercle d'or. La partie extrême de la courbure de l'aile droite
portait une tête d'aigle ; de ses yeux de feu rayonnait comme en un miroir la
splendeur angélique. La partie correspondante de l'aile gauche portait une
tête d'homme qui brillait comme étincellent les étoiles. Les deux visages
étaient tournés en direction de l'est. De chaque épaule de la figure, une aile
descendait jusqu'aux genoux. Un vêtement qui avait l'éclat du soleil la
recouvrait. Dans les mains elle portait un agneau qui brillait comme une
journée débordante de lumière. Du pied, elle terrassait un monstre à l'aspect
effroyable, vineux et noir, et un serpent. Le serpent serrait dans sa mâchoire
l'oreille droite du monstre. Son corps s'enroulait autour de la tête du
monstre, et sa queue allait jusqu'à ses pieds, du côté gauche de la figure.

" La figure parla en ces termes : "C'est moi l'énergie suprême, l'énergie
ignée. C'est moi qui ai enflammé chaque étincelle de vie. Rien de mortel en
moi ne fuse. De toute réalité je décide. Mes ailes supérieures enrobent le
cercle terrestre ; dans la sagesse, je suis l'ordonnatrice universelle. Vie ignée
de l'essentialité : puisque Dieu est intelligence, comment pouvait-il ne pas
œuvrer ? Par l'homme, il assure l'épanouissement de toutes ses œuvres.
L'homme, en effet, Il le créa à Son image et à Sa ressemblance ; en lui Il
inscrivit avec fermeté et mesure, la totalité des créatures. De toute éternité,
la création de cette œuvre – la création de l'homme – était prévue en son
conseil. Une fois la dite œuvre achevée, il remit donc entre les mains de
l'homme l'intégralité de la création, afin que l'homme pût agir avec elle de
la même manière que Dieu avait façonné Son œuvre, l'homme. Ainsi donc,
je suis serviteur et soutien. Par moi en effet toute vie s'enflamme. Sans
origine, sans terme, je suis cette vie qui identique persiste, éternelle. Cette
vie, c'est Dieu. Elle est perpétuel mouvement, perpétuelle opération, et son
unité se montre en une triple énergie. L'éternité, c'est le Père ; le Verbe, c'est
le Fils ; le souffle qui relie les deux, c'est l'Esprit saint. Dieu l'a représenté
dans l'homme : l'homme en effet a un corps, une âme et une intelligence.
Mes flammes dominent la beauté des campagnes : la terre est la matière
grâce à laquelle Dieu façonna l'homme. Si je pénètre les eaux de ma
lumière c'est que l'âme pénètre le corps tout entier, comme l'eau par son
flux pénètre la terre entière. Si je dis que je suis ardeur dans le soleil et dans
la lune, c'est une allusion à l'intelligence : les étoiles ne sont-elles pas les
innombrables paroles de l'intelligence ? Et si mon souffle, invisible vie,
protecteur universel, éveille l'univers à la vie, il s'agit d'un symbole : l'air et
le vent en effet maintiennent tout ce qui pousse et tout ce qui mûrit, et rien
ne s'écarte des données de sa nature. "

" J'entendis alors la même voix. Du ciel, elle s'adressait à moi en ces termes
: "Dieu, le créateur de l'univers, façonna l'homme à Son image et à Sa
ressemblance. En lui, Il figura toute créature, supérieure et inférieure. Il
l'aima d'un tel amour qu'Il lui réserva la place dont avait été expulsé l'ange
déchu. Il lui attribua toute la gloire, tout l'honneur que ledit ange avait
perdus en même temps que son salut. Voilà ce que te montre le visage que
tu contemples. La magnifique figure que tu aperçois au midi des espaces
aériens et dans le secret de Dieu, et dont l'apparence est humaine, symbolise
en effet cet amour du Père des cieux. Elle est l'amour: au sein de l'énergie
de la déité pérenne, dans le mystère de ses dons, elle est une merveille d'une
insigne beauté. Si elle a l'apparence humaine, c'est que le Fils de Dieu s'est
revêtu de chair, pour arracher l'homme à la perdition dans le service de
l'amour. Voilà pourquoi ce visage est d'une telle beauté, d'une telle clarté.
Voilà pourquoi il te serait plus facile de contempler le soleil que de
contempler ce visage. La profusion de l'amour en effet rayonne, étincelle
d'une brillance si sublime, si fulgurante, qu'elle dépasse d'une manière
inconcevable pour nos sens tout acte de compréhension humaine qui assure
d'habitude dans l'âme la connaissance des sujets les plus divers. Nous le
montrons ici par un symbole, qui permet de reconnaître dans la foi ce que
les yeux extérieurs ne peuvent réellement contempler." "

Hildegarde ouvre donc ses visions par la Trinité sainte ; l'Éternité, le Verbe,
le Souffle sont ici figurés signifiant que Dieu est Vie et qu'il est Amour.
L'énergie suprême, l'énergie ignée, a suscité la création de l'homme, lequel
naît corps, âme, esprit. Tout procède de cette vie libérant une triple énergie
d'amour dont l'homme est reflet. L'ensemble est exprimé avec une vivacité,
avec le sens d'une beauté dont la visionnaire souligne qu'elle se trouve à la
limite de ce que l'homme peut contempler. Elle-même, dans le cadre qui la
représente sous l'image pleine page, ouvre sur cette vision des yeux
extasiés.

Une seconde évocation développe la première. Elle est à la fois plus


complexe et plus détaillée. Reprenant l'image trinitaire et la " vision en
forme d'Œuf " qu'elle avait développée dans son premier ouvrage, le
Scivias, Hildegarde décrit l'homme au centre du monde. Cela avec une
précision rigoureuse : l'homme est situé au centre d'une série de cercles, l'un
de feu noir, le second clair, deux fois plus large que le premier ; à l'intérieur,
un cercle d'humidité, sous lequel apparaît un autre, blanc et dense ; six
cercles forment ainsi une sorte de roue géante autour de l'homme.

" Au milieu de la poitrine de la figure que j'avais contemplée au sein des


espaces aériens du midi, voici qu'apparut une roue d'une merveilleuse
apparence. Elle contenait des signes qui la rapprochaient de cette vision en
forme d'œuf que j'avais eue voici vingt-huit années, et que j'avais décrite
dans la troisième vision de mon livre Scivias. Sous la courbe de la coquille
et dans la partie supérieure, apparaissait un cercle de feu clair qui dominait
un autre de feu noir. Ces deux cercles étaient unis comme s'ils n'en
formaient qu'un. Sous le noir en apparaissait un qui ressemblait à du pur
éther, aussi épais que les deux premiers réunis. Venait ensuite un cercle qui
était comme de l'air chargé d'humidité, aussi épais que celui de feu
lumineux. Sous ce cercle d'air humide en apparaissait un d'air blanc, dense,
dont la dureté évoquait celle d'un tendon humain ; il avait l'épaisseur de
celui de feu noir. Ces deux cercles étaient également liés entre eux comme
s'ils n'en formaient qu'un. Enfin, sous cet air blanc et ferme, se montrait une
seconde couche aérienne, ténue, elle, qui semblait s'étaler sur tout le cercle,
paraissant soulever des nuages tantôt clairs tantôt bas et sombres. Ces six
cercles étaient liés entre eux sans espace intermédiaire. Le cercle supérieur
inondait de sa lumière les autres sphères, cependant que celui de l'air
aqueux imprégnait tous les autres de son humidité.

" La figure de l'homme occupait le centre de cette roue géante. Le crâne


était en haut et les pieds touchaient la sphère de l'air dense, blanc et
lumineux. Les doigts des deux mains, droite et gauche, étaient tendus en
forme de croix, en direction de la circonférence, les bras de même. " Toute
cette vision va être secouée de souffles qui émanent de quatre groupes de
têtes d'animaux : le léopard, le loup, le lion, l'ours ; puis un crabe, un cerf
un serpent, un agneau.

"Au dessus du chef de ladite figure se faisaient face les sept planètes : trois
dans le cercle du feu de lumière, une dans la sphère du feu noir, trois dans le
cercle de pur éther. Toutes les planètes rayonnaient en direction des têtes
d'animaux et de la figure de l'homme. Le cercle du feu lumineux englobait
seize étoiles principales, quatre entre les têtes du léopard et du lion, quatre
entre celles du loup et du lion, quatre entre celles du loup et de l'ours, quatre
entre celles de l'ours et du léopard. Huit d'entre elles occupaient une
position intermédiaire, et elles s'assistaient l'une l'autre : elles étaient situées
entre les têtes et elles s'envoyaient l'une l'autre leurs rayons qui frappaient la
couche d'air mince. Les huit autres à côté des autres têtes d'animaux,
frappaient de leurs rayons les nuages qui s'étendaient en face d'eux. Dans la
partie droite de l'image, deux langues, distinctes l'une de l'autre, formaient
comme deux ruisseaux qui se déversaient sur la roue et la figure humaine. Il
en allait de même sur la gauche : c'était comme un bouillonnement de rus. "

Comme on le voit, l'univers évoqué n'est nullement statique ; actions et


interactions s'opposent, voire s'équilibrent, de même que l'énergie ignée est
tempérée par le cercle humide. Surtout, des vents le parcourent ; la tête du
lion est symbole du vent du sud, le principal, accompagné de deux vents
annexes aux têtes de serpent et d'agneau. Ces vents " maintiennent l'énergie
de l'univers tout entier et de l'homme, qui recèlent la totalité de la créature.
Ils les protègent de la destruction ; les vents annexes quant à eux soufflent
constamment, bien que doucement, tels des zéphyrs. Les énergies
terriblement puissantes des vents principaux ne sont pas sollicitées. Elles ne
le seront que lors du Jugement de Dieu, à la fin du monde, pour que s'exerce
le dernier châtiment. [...] Le vent du sud apporte la canicule et provoque les
grandes inondations, le vent du nord apporte l'éclair et le tonnerre, la grêle
et le froid ". Dans la suite du texte, les passions qui agitent l'homme se
trouvent elles-mêmes comparées aux vents. Lorsqu'un vent se met à
souffler, soit naturellement, soit en vertu d'une disposition divine il pénètre
le corps de l'homme sans que rien ne l'arrête, et l'âme, le recueillant, le
guide naturellement vers l'intérieur jusqu'aux membres du corps, quels
qu'ils soient, qui correspondent à sa nature. Ainsi son souffle tantôt
conforte, tantôt frustre l'homme.

Après avoir énuméré tout ce qui dans la nature influence ainsi ce dernier, le
soleil, la lune, les planètes, Hildegarde a une réflexion pour l'homme lui-
même. " Quant à toi, homme qui vois ce spectacle comprends que ces
phénomènes concernent également l'intérieur de l'âme. " Ces interactions
des éléments naturels et des tendances de l'homme se retrouvent dans les
autres ouvrages d'Hildegarde d'ordre résolument médical. Elle pousse ici
très loin ses comparaisons. " Aux quatre vents principaux correspondent
quatre énergies au sein de l'homme : la pensée, la parole, l'intention et la vie
affective. De même que chaque vent peut envoyer son souffle vers la droite
ou vers la gauche, de même l'âme escortée de ces quatre énergies peut, par
la science naturelle atteindre la partie qu'elle désire en choisissant tantôt le
bien, tantôt le mal. " Et de comparer au vent du midi, celui qui apporte la
chaleur, " les pensées bonnes et saintes qu'attise, grâce au feu de l'Esprit
saint, le zèle d'une pieuse intention ". Au contraire le vent d'ouest, qui est
froid, " désigne les pensées malhonnêtes et inutiles que ne réchauffe pas le
feu de l'Esprit saint, les œuvres froides et malhonnêtes ". Seul le vent du
nord " est inutile pour toute créature. Il a lui aussi deux ailes, dirigées l'une
vers l'orient l'autre vers l'occident. Elles désignent dans l'homme cette
science du Bien et cette science du Mal grâce auxquelles il considère en son
âme, comme en un miroir, ce qui est utile et ce qui est inutile. De même que
le firmament, supérieur et inférieur, régit la terre ".

L'ensemble des visions met ainsi l'accent sur une sorte d'unité cosmique qui
régit ou qui influence à la fois l'homme et le monde dans lequel il vit. C'est
ainsi que l'aquilon, le vent du nord, " est un vent dangereux, il est nocif pour
tout ce qu'il touche, son froid et sa rudesse touchent également le souffle
chaud qui descend doucement du soleil en déposant la rosée et qui produit
sur terre toute la viridité des fruits champêtres ". Nous abordons ici l'une
des notions favorites d'Hildegarde, la viridité, du latin viridis, vert,
vigoureux ; elle s'applique également à la nature et à l'homme, désignant
cette énergie interne qui fait pousser les plantes et par laquelle l'homme se
développe.

" Tous ces phénomènes, souligne Hildegarde, sont en rapport avec l'âme.
L'âme en effet est présente dans le corps comme un vent dont on ne voit ni
n'entend le souffle. Aérienne, elle déploie son souffle, à la manière du vent,
ses soupirs et ses pensées ; son humidité, véhicule de ses bonnes intentions
envers Dieu, l'assimile à la rosée. Comme l'éclat du soleil qui illumine le
monde entier et qui ne faiblit jamais, l'âme est tout entière présente dans la
petite forme de l'homme. Ses pensées lui permettent de s'envoler dans
toutes les directions : les œuvres saintes l'élèvent vers les étoiles par la
louange de Dieu, les œuvres mauvaises des péchés la précipitent dans les
ténèbres. " Et de poursuivre en détaillant la quatrième vision. " L'âme
raisonnable profère de multiples paroles qui résonnent comme l'arbre
multiplie ses rameaux, et, de la même façon que les rameaux proviennent
de l'arbre les énergies de l'homme jaillissent de l'âme. Ses œuvres, quelles
qu'elles soient, réalisées de concert avec l'homme, ressemblent aux fruits
d'un arbre. L'âme a quatre ailes en effet : les sens, la science, la volonté et
l'intelligence. "

Les considérations d'Hildegarde touchant à l'homme au sein de la nature


l'amènent à rappeler le temps de la Création. " Quand Dieu considéra
l'homme, il Lui plut beaucoup: ne l'avait-Il pas créé à Sa ressemblance et
selon la texture de Son image ? À l'homme de proclamer par l'instrument de
sa voix de raison la totalité des merveilles divines ! C'est que l'homme est la
totalité de l' œuvre divine, et Dieu est connu par l'homme, puisque Dieu a
créé par lui toutes les créatures et puisqu'Il lui a accordé dans le baiser du
véritable Amour et par la raison de Le célébrer et de Le louer; mais il
manquait alors une aide qui lui ressemblât. Dieu lui donna cette aide dans le
miroir qu'est la femme. Celle-ci recela ainsi tout le genre humain qui devait
se développer dans l'énergie de la force divine : en cette énergie, Il avait
produit le premier homme. Aussi homme et femme se joignent-ils pour
accomplir mutuellement leur œuvre, car l'homme sans la femme ne serait
pas reconnu comme tel, et réciproquement. La femme est l'œuvre de
l'homme, l'homme l'instrument de la consolation féminine, et les deux ne
peuvent vivre séparés. L'homme désigne la divinité, la femme l'humanité du
Fils de Dieu. "

Ainsi toutes ces visions rassemblent-elles en une unité profonde Dieu et son
œuvre, qu'il s'agisse de l'homme ou du cosmos. Cela leur donne leur
caractère grandiose. " L'âme, tant qu'elle est dans le corps sent Dieu parce
qu'elle vient de Dieu, mais tant qu'elle accomplit sa tâche dans les créatures,
elle ne voit pas Dieu. Lorsqu'elle aura quitté l'atelier de son corps et
lorsqu'elle sera confrontée à Dieu, elle connaîtra sa nature et ses anciennes
dépendances corporelles. [... ] Elle attend donc avec avidité ce dernier jour
du monde, car elle a perdu ce vêtement qu'elle aime et qui est son propre
corps. Quand elle l'aura recouvré, elle verra avec les anges la face glorieuse
de Dieu. [... ] "L'homme est le vêtement que revêt mon Fils en sa royale
puissance afin d'apparaître Dieu de toute création et vie de la vie." [... ]
Dans la forme de l'homme, c'est la totalité de Son œuvre que Dieu a
consignée. " (Quatrième vision.) Au sein de cet univers, une large place est
faite aux anges. La sixième vision, qui se présente sous une forme
sensiblement différente des précédentes, leur est à peu près totalement
consacrée. La visionnaire aperçoit cette fois " comme une grande cité en
forme de carré, ceinte d'un mur, à la fois de splendeurs et de ténèbres, une
cité qu'ornaient aussi des collines et des figures. Sur le côté est de la cité, se
dressait une grande et haute montagne, d'une pierre blanche et dure qui
ressemblait à un volcan. À son sommet resplendissait un miroir dont la
clarté et la pureté paraissaient même dépasser celles du soleil. Une colombe
apparut dans ce miroir, les ailes écartées, prête à prendre son vol. Ledit
miroir, qui était le lieu des merveilles cachées, projetait un éclat qui s'élevait
et qui s'étendait et au sein duquel se manifestaient de nombreux mystères et
plusieurs formes et figures. En cette splendeur et en direction du midi
apparaissait un nuage blanc en sa partie supérieure, noir en sa partie
inférieure. Au-dessus de ce nuage resplendissait toute une cohorte
angélique. Les uns rayonnaient comme le feu, les autres étaient toute clarté,
les troisièmes scintillaient comme des étoiles ".

Cette cité apparaît désormais dans chacune des visions. Elle comporte entre
ses quatre murs divers édifices : églises, palais, colonnes, maisons
ordinaires dans un ordre qui varie d'une image à l'autre. La sixième vision
s'étend surtout, on l'a dit, sur le rôle des anges. " La multitude des anges aux
côtés de Dieu est, dans le ciel, un arcane que la lumière de la divinité
pénètre totalement. Arcane obscur pour la créature qu'est l'homme, à moins
que des signes lumineux n’aient une raison d'être qui est liée à Dieu plus
qu'à l'homme. Elle n'apparaît aux hommes que rarement. Certains anges,
cependant, qui sont au service des hommes, se révèlent par des signes
quand il plaît à Dieu : c'est que Dieu leur a confié des fonctions diverses et
les a placés au service des créatures. " Parmi ces anges, il y a celui " qui
voulait n'exister que par lui-même ", Satan, et ceux qu'il a entraînés dans sa
chute ; mais il y a surtout " la grande cohorte angélique, les uns tels un feu,
les autres toute clarté les troisièmes tels des étoiles. Les anges de feu
recèlent les énergies les plus vives, rien ne peut les ébranler. Dieu a désiré
en effet qu'ils contemplassent sans cesse Son visage. Les anges qui sont
toute clarté sont eux, ébranlés par le service des œuvres humaines qui sont
aussi œuvres de Dieu ; ces œuvres de dévotion sont présentées aux anges à
la face de Dieu. Les anges ne cessent de les considérer, ils offrent à Dieu
leur suave parfum en choisissant ce qui est utile et en rejetant ce qui est
inutile. Quant aux anges qui ressemblent à des étoiles, ils souffrent avec la
nature humaine, ils la présentent à Dieu comme un livre, ils sont
compagnons des hommes, ils leur adressent des paroles de raison selon la
volonté de Dieu, les actions bonnes leur permettant de célébrer Dieu, et ils
se détournent des actions mauvaises. " Dans une autre vision, la septième,
Hildegarde revient sur " ces deux ordres, ceux des anges et ceux des
hommes ", indiquant que " Dieu éprouve une véritable joie dans la
célébration des anges autant que dans les saintes œuvres des hommes.
Certes, l'ange est constant à la face de Dieu, cependant que l'homme est
instable : aussi l'œuvre de l'homme, parallèlement, est-elle souvent
déficiente ; la célébration angélique, elle, ne l'est jamais ".

L’une des visions, la cinquième, rejoint l'Apocalypse, qu'elle cite


expressément. La description de l'image principale est dans cette cinquième
vision assez différente de ce qu'elle est dans les autres.

" J'aperçus le cercle terrestre partagé en cinq secteurs l'un à l'est, l'autre à
l'ouest, le troisième et le quatrième au sud et au nord, le cinquième au
centre. " Chacun de ces secteurs a l'aspect d'un arc tendu. L'un d'entre eux,
le secteur est, resplendit de clarté, alors que l'ouest est recouvert
partiellement de ténèbres ; le secteur sud, lui, se divise en trois zones, deux
qui montrent " des châtiments et, au milieu, pas de châtiments mais des
monstres horribles qui lui conféraient un aspect effroyable. En direction de
l'est, j'aperçus, au-dessus de la courbure terrestre et à une certaine altitude,
une boule rouge entourée d'un cercle de la couleur d'un saphir. Deux ailes
sortaient de la droite et de la gauche de ces boules, elles s'élevaient des deux
côtés puis elles se recourbaient, elles se faisaient face, elles se prolongeaient
jusqu'à la moitié de la circonférence terrestre qu'elles encerclaient. [... ] De
cette boule partait jusqu'au milieu des ailes une route au-dessus de laquelle
scintillait une étoile lumineuse ". Dans les explications qui suivent, on
comprend qu'il s'agit du globe terrestre, lequel se trouve réparti en cinq
zones ; l'ensemble d'ailleurs est une figure de l'homme. " La terre représente
l'homme. [... L'homme est conduit au salut de son âme par les cinq sens qui
lui permettent de satisfaire tous ses besoins. "
Hildegarde se fonde ensuite sur les citations de l'Apocalypse pour évoquer
les divers temps, celui d'Adam, celui du Déluge, celui de l'attente du Christ
; enfin, avec le cheval noir, apparaît le temps qui a suivi la Passion du
Christ. Puis vient le cheval verdâtre, " celui qui désigne le temps, durant
lequel tout ce qui est conforme à la loi et à la plénitude de la justice de Dieu
sera, dans une sorte de lividité excessive, tenu pour rien. [...] En ce temps, il
y aura sur terre, partout, des combats à l'épée. Les fruits de la terre
disparaîtront, les hommes mourront de mort subite, les animaux leur
causeront des morsures mortelles. L'antique serpent se réjouit de tous ces
châtiments qui s'abattent sur l'âme et le corps de l'homme ; il a lui-même
perdu la gloire des cieux, il aimerait que l'homme ne l'atteignît pas lui non
plus. [... ] Le serpent se réjouit et il cria: "Honte à celui qui façonna
l'homme: l'homme renonce à sa propre forme, il rejette l'amour naturel,
l'amour des femmes." Aussi la séduction diabolique engendre-t-elle les
criminels et les séducteurs, la haine et le crime du diable, les brigands et les
voleurs ; mais c'est dans l'homosexualité que le péché est des plus impurs,
racine de tous les vices. Quand ces péchés se seront accumulés dans les
nations la constitution de la loi de Dieu se scindera, l'Église telle une veuve,
sera frappée. Les princes, les nobles, les riches seront exilés par leurs sujets,
ils fuiront de ville en ville, la noblesse sera annihilée et les riches
deviendront pauvres. [... ] Certes, l'antique serpent et les autres esprits de
rien ont perdu la beauté de leur forme, mais ils n'ont pas abandonné
l'exaltation de leur raison. " Hildegarde termine d'ailleurs cette série
d'évocations par un autre rappel de l'Apocalypse. " Lorsque vint le temps de
l'aurore rougeoyante, c'est-à-dire le temps de la pleine justice grâce à mon
Fils, l'antique serpent atterré, stupéfié, dit qu'il avait été totalement trompé
par une femme, par la Vierge. Aussi sa fureur s'enflamma-t-elle contre elle.
Mais avec l'aide de la terre, la femme se libéra, car mon Fils reçut d'elle
l'habit d'homme, mon Fils qui endura une multitude d'opprobres et de
souffrances afin de contraindre le serpent. "

Pour terminer. évoquons l'une des visions les plus étonnantes, la neuvième.
" Je vis tournée vers l'est une figure dont le visage et les pieds rayonnaient
d'un tel éclat que mes yeux en étaient éblouis. Sur sa robe de soie blanche,
elle portait un manteau vert richement orné des gemmes les plus diverses. À
ses oreilles un pendentif, un collier sur la poitrine, aux bras des anneaux,
des bijoux d'or fin sertis de gemmes. Mais au centre de la région du
Septentrion j'aperçus une seconde figure. Étrange apparition, dressée. À la
place de la tête, une splendeur qui m'éblouissait, au centre de son ventre, on
voyait la tête d'un homme aux cheveux gris, barbu, ses pieds ressemblaient
à des griffes de lion. Elle portait six ailes : deux partaient des épaules,
remontaient, partaient vers l’arrière pour se rejoindre, et elles recouvraient
pour ainsi dire cette splendeur que nous avons évoquée. Deux autres ailes
fixées également à l'épaule retombaient sur la nuque. Les deux dernières
descendaient de la hanche jusqu'aux talons. Ses ailes se levaient parfois
comme si elles voulaient se déployer pour permettre le vol. Tout le corps de
la figure était recouvert non pas de plumes mais d'écailles, comme un
poisson. Quant aux ailes de la nuque, elles portaient cinq miroirs. Le miroir
supérieur sur l'aile droite portait l'inscription : "Voie et vérité." Le second
miroir du milieu : "Je suis la porte de tous les arcanes de Dieu." Le miroir
du bout de l'aile droite : "Je suis la manifestation du Bien tout entier." Le
miroir supérieur de l'aile gauche : "Je suis le miroir qui reflète les bonnes
intentions des élus." Au bout de l'aile, au-dessus du cinquième miroir: "Dis-
nous si c'est bien toi le peuple d'Israël." La figure tournait le dos à l'aquilon.
" Vision étrange dans laquelle se mêlent des figures inattendues comme
celle du personnage recouvert d'écailles de poisson, et des images très
habituelles comme celle du miroir. On sait que c'est là une métaphore
fréquente dans les écrits du temps. Les miroirs de verre, invention du haut
Moyen Âge, sont devenus au temps d'Hildegarde d'un usage courant. Ils
supposent la lumière et permettent de refléter sagesse, sainteté, le visage et
les traits de ceux qu'on admire, d'où l'usage qu'on en fait dans les lettres. Un
médiéviste allemand a compté plus de deux cent cinquante ouvrages qui
s'intitulent Miroirs.

L'explication de cette neuvième vision est donnée après la description elle-


même. La figure rayonnante " c'est la sagesse de la vraie béatitude [...] sa
robe de soie blanche, c'est le Fils de Dieu qui s'incarne dans la virginale
beauté et qui étreint l'homme de la blancheur et de la suavité de son
amour ". En ce qui concerne le manteau vert qui drape la figure de la
sagesse, l'explication vaut d'être mentionnée. " Si le manteau est vert, orné
de pierres précieuses, c'est que la sagesse ne rejette pas ces créatures
extérieures [les animaux] dont l'esprit meurt avec la chair, créatures
terrestres, aériennes, qui rampent ou qui nagent ; elle les fait croître, elle les
préserve, car elles protègent l'homme de l'esclavage en assurant sa
nourriture. Elles portent aussi les ornements de la sagesse : c'est qu'elles
n'outrepassent pas leur nature, à la différence de l'homme qui transgresse
souvent le droit chemin qui lui est réservé. " Vient ensuite l'explication
relative à l'autre figure si étonnante. " Au sommet de la figure, à l'endroit de
la tête, si la clarté est foudroyante en son rayonnement au point de t'éblouir,
c'est qu'aucun vivant, tant que l'alourdit le corps mortel, ne peut voir
l'excellence de la divinité que tout illumine. C'est que Dieu est cette clarté
qui n'a ni commencement ni fin. La tête de l'homme que tu aperçois sur le
ventre de la figure rappelle la présence dans la perfection des œuvres
divines de l'antique projet du salut de l'homme. Si la figure a six ailes, c'est
que nous œuvrons pendant six jours, c'est que pendant six jours l'homme
invoque et célèbre Dieu tout en se plaçant sous sa protection. Les deux ailes
qui se rejoignent pour protéger la clarté dont nous avons parlé désignent
l'amour de Dieu et l'amour du prochain. [...] Quant aux ailes inférieures
elles désignent le présent et le futur. Actuellement, les générations se
succèdent. Dans le futur, ce sera l'avènement d'une vie constante et sans
faille ; vers la fin du monde, cela s'annoncera par une légion d'angoisses et
de prodiges qui annonceront cette fin comme un vol d'oiseaux. [... ] Si le
corps est couvert d'écailles comme un poisson et non de plumes comme un
oiseau, en voici la raison: de même que nous ignorons comment naissent les
poissons et comment ils se développent, comment ils sont entraînés par les
eaux courantes, de même le Fils de Dieu est né dans sa sainteté parfaite en
une nature étrange, distincte de celle des autres hommes. En sa justice
parfaite, il ramena l'homme au ciel sur les ailes déployées de toutes ses
œuvres bonnes [... ]. " Et voici enfin l'explication des miroirs. Ils rappellent
" les luminaires des différentes époques. Ils sont au nombre de cinq: Abel,
Noé, Abraham, Moïse, puis le Fils de Dieu. Tous les cinq éclairent tout ce
qui sert l'homme sur le chemin de la vérité. Mais c'est le Fils de Dieu dont
la Passion a ouvert la clôture des joies célestes ". La même précision se
retrouve en d'autres endroits de l'œuvre d'Hildegarde, notamment dans sa
correspondance. Les temps sont marqués pour elle par ces cinq
personnages, évoquant les étapes de l'humanité jusqu'à l'avènement du
Christ.

Elle termine cette vision par le mot qui résume sa conception de l'humanité
: " Ainsi, l'homme est la clôture des merveilles de Dieu. " Une main
inconnue peut-être au XIIIe siècle, a recopié cette phrase, qui résonne
comme une clé de l'œuvre d'Hildegarde, à la fin de la neuvième vision dans
le manuscrit de Lucques: Homo est clausura mirabilium Dei.

CHAPITRE VII

LES SUBTILITÉS DE NATURE

L' œuvre d'Hildegarde de Bingen est immense et diverse. Nous en avons


évoqué la partie la plus importante : ses visions de l'univers, l'homme au
centre de l'univers créé, l'expression musicale et poétique de ses soixante-
dix symphonies (et même davantage), la richesse de sa correspondance, qui
témoigne de la confiance que lui accordaient les autorités religieuses ainsi
que les puissances séculières de son temps. Il faudrait y ajouter des activités
plus marginales, comme cette curieuse élaboration d'une lingua ignota, une
langue et même un alphabet nouveaux qu'elle semble avoir voulu forger,
peut-être avec la contribution des religieuses qui l'entouraient et qui aboutit
à des élucubrations assez bizarres. Cette occupation témoigne d'un esprit
d'invention qui peut paraître hors norme, gratuit, voire un peu futile, mais
aussi d'un goût de la recherche qui est bien de son temps – ce temps où en
France Abélard parle de ses études comme d'une " inquisition permanente ".
(Le terme signifie alors " recherche " et n'est pas encore entaché de la
connotation qu'il prendra au milieu du XIIIe siècle.) Dans cette vie si
féconde, il faut aussi faire la part d'une activité qui déborde nettement le
cadre habituel des études et des préoccupations d'une vie vouée à la prière.
On ne connaît que deux ouvrages médicaux composés en Occident au XIIe
siècle : ils sont tous les deux l'œuvre d'Hildegarde. Elle a composé une
véritable encyclopédie des connaissances du temps en Allemagne, en
matière de sciences naturelles d'une part, de médecine d'autre part. L’une et
l'autre aussi inattendues, reconnaissons-le, dans l'œuvre d'une visionnaire et
d'une mystique qu'on imagine facilement perdue dans la contemplation de
l'au-delà.

On ne trouve guère à lui comparer que l'ouvrage d'une autre abbesse, celle
de Sainte-Odile au Mont-Sion en Alsace, Herrade de Landsberg.
Contemporaine d'Hildegarde, elle compose vers 1175-1185 une
encyclopédie – la première de notre littérature qu'elle nomme Jardin de
délices (Hortus deliciarum). C'est un recueil d'histoires, de chroniques,
d'extraits divers tirés aussi bien de la Bible et des Pères de l'Église que des
travaux d'Honorius d'Autun ou de l'étude de la vie quotidienne, qui est
destiné aux religieuses du mont Sainte-Odile. On y trouve par exemple un
chapitre sur la Trinité, que suit l'histoire de la Création, et à cette occasion
des propos allant de l'astronomie à l'agriculture, de l'arpentage à la voirie
etc. C'est de cet ouvrage que les historiens des techniques médiévales ont
tiré la plus grande partie de leur savoir; l'énorme manuscrit de 324 feuillets
ne comporte pas moins de 336 miniatures (note_2). Le propos d'Hildegarde,
lui, dépasse néanmoins la simple description. Elle établit des rapports entre
les productions de la nature et les êtres humains, recherche les
connaissances relatives à l'homme, à son équilibre, à sa santé.

Paradoxalement, à notre époque d'immenses progrès médicaux, de


découvertes d'une extrême richesse qui, à ce niveau de connaissance,
entraînent des acquis semblant irréversibles, c'est sans doute cet aspect du
legs d'Hildegarde qui contribue le plus à la faire connaître. Dans le monde
actuel, la médecine hildegardienne a depuis longtemps attiré l'attention du
public et suscité de nombreux ouvrages. En France même, ceux de Daniel
Maurin sont les plus connus (note_3). En Allemagne, en Suisse, ont paru
plusieurs livres. Une maison de santé a même été créée qui utilise les
méthodes préconisées par Hildegarde. Il serait question d'en ouvrir
également une en Bretagne. Plus généralement, des associations d'Amis
d'Hildegarde se sont fondées un peu partout : en Suisse, en Autriche, en
Allemagne, en Amérique (sous l'impulsion de Bruce Hozeski à Ball State
University, Indiana, actuellement présidée par le professeur Pozzi Escot).

Ce qui étonne d'abord le lecteur, c'est l'extraordinaire échantillonnage, la


diversité des connaissances que révèlent les deux ouvrages d'Hildegarde.
On trouvera la liste de l'ensemble dans l'ouvrage qui s'intitule Manuel de la
médecine de sainte Hildegarde par les docteurs Gottfried Hertzka et
Wighard Strehlow (note_4). L'un, sous le titre de Physica, comporte neuf
livres, dont quatre ont été publiés sous ce même titre par le docteur
Elisabeth Klein (note_5). Quatre autres livres (I, II, IV et IX) ont été publiés
– pour ne parler que des éditions françaises – par Pierre Monat, sous le titre
Le Livre des subtilités des créatures divines, qui nous paraît d'ailleurs mieux
convenir à l'ouvrage (note_6). On lui donne aussi le nom de Livre de
médecine simple. Le second ouvrage est désigné sous le titre de Livre de
médecine composée, ou encore Causae et Curae.

L'ensemble nous étonne par la connaissance de la nature que de tels


ouvrages impliquent. Où, comment Hildegarde a-t-elle pu acquérir une telle
connaissance, elle qui a principalement vécu à l'intérieur de son couvent ?
La réponse s'impose dans certains cas. Ainsi décrit-elle les principaux
fleuves de la région où elle habite : il y a là très certainement, et très
simplement, une observation personnelle. Dans le livre consacré aux
éléments, elle évoque le Rhin, la Meuse la Moselle, la Nahe, le Glan, le
Danube: autant de fleuves qu'elle connaît, sur lesquels elle a voyagé,
notamment lorsqu'elle a été appelée à prêcher dans diverses villes de
l'Empire. Elle observe que la Nahe a un cours tout à fait irrégulier : " Tantôt
il (le fleuve) coule avec impétuosité, tantôt il s'écoule dans la torpeur. Et
parce que parfois il s'écoule rapidement, il se trouve vite bloqué et s'arrête
vite, et ainsi il creuse peu profondément son lit et ses berges. " Il est bien
évident qu'elle l'a regardé. Elle juge des qualités de leurs eaux respectives,
mettant en garde contre celle du Rhin, alors que l'eau de la Meuse " prise
dans la nourriture et la boisson, et mise en contact avec la chair de l'homme
dans un bain, ou utilisée pour la toilette du visage, rend la peau et la chair
de l'homme claires et légères ". De même indique-t-elle qu'on peut utiliser
cette eau pour la cuisson des viandes, au contraire de celle du Danube qui
n'est " bonne ni dans les aliments ni en boisson, car elle blesse les viscères
de l'homme par son âpreté ". En revanche l'eau du Glan est " saine et bonne
pour préparer les aliments, boire, se baigner et se laver le visage ". On a
bien le sentiment ici d'une observation personnelle qui était à sa portée.
Mais les notations ainsi explicables sont peu nombreuses, surtout au regard
du nombre et de la qualité des connaissances accumulées dans les ouvrages
d'Hildegarde.

Et nous en revenons au titre Subtilités de nature qui convient si bien à la


qualité du savoir proposé. On peut en effet dire que du point de vue médical
alimentaire, environnemental, Hildegarde nous fait apprécier les vertus
ignorées de ce qui nous entoure, plantes, animaux, herbes, bois. Sa lecture
nous dévoile des possibilités insoupçonnées, des pouvoirs secrets, lesquels
sont devenus fort étrangers à notre monde où tout est d'avance conditionné,
emballé, choisi, trié. C'est un monde pourvu d'une vie mystérieuse dont elle
invite à scruter les arcanes. Certes, les chimistes le font eux aussi, mais en
ne nous livrant de leurs recherches que le point final, le résultat. Hildegarde
nous invite, elle, à renouveler notre vision. Les écologistes devraient
s'intéresser à son œuvre. Elle semble nous prendre par la main à travers les
immenses réserves de la nature pour nous apprendre à y discerner ce qui
échappe d'abord à nos sens. D'ailleurs la valeur subtile, aux yeux
d'Hildegarde c'est la valeur curative, bienfaisante, que les plantes, les fruits,
les animaux, les poissons, etc., peuvent avoir pour l'homme. Chaque
élément de la nature possède ainsi sa valeur, salutaire ou nuisible, que les
ouvrages de l'abbesse nous apprennent à discerner.

Le lecteur d'aujourd'hui doit certes s'attendre à quelques surprises en


abordant les divers chapitres de la Physica ou de la Médecine composée. Il
devra d'abord s'habituer à certains termes, ceux par exemple, pour nous
déconcertants, qui permettent une sorte de classement sommaire dans le
tempérament de la plante aussi bien que dans le tempérament humain. Il y a
la qualité – chaude ou froide, sèche ou humide – de chaque élément,
première classification qui remonte du reste aux données aristotéliciennes.
Hildegarde y ajoute une notion de son cru que nous avons déjà eu l'occasion
d'entrevoir : la " viridité ", cette puissance de vie que manifeste la sève
montante et qu'elle évoque souvent à propos des plantes, bien sûr, mais
aussi à propos de toutes les créatures vivantes.

De même le lecteur moderne est-il continuellement heurté par l'absence


d'évaluations chiffrées. Nous avons l'habitude de compter et de mesurer par
quantités précises ; s'entendre conseiller : " Faire cuire vigoureusement du
dictame dans de l'eau ; pendant la cuisson ajouter deux fois autant de
joubarbe et ajouter de l'ortie, deux fois autant que de joubarbe, et mélanger
le tout " a quelque chose de déconcertant... Ou bien les évaluations nous
sont quelque peu étrangères, ainsi dans cette recette : " Réduire en poudre
une part de gingembre, une demi-part de réglisse et une troisième part faite
de zédoaire et d'autant de gingembre ; peser la poudre obtenue, prendre le
même poids de sucre. Tout cela devra peser à peu près le poids de trente
pièces. " Ou encore : " Prendre une mesure de gingembre et un peu plus de
cinnamome, réduire en poudre. Prendre de la sauge, un peu moins que de
gingembre, et du fenouil, un peu plus que de sauge, ainsi que de la tanaisie,
un peu plus que de sauge ; piler dans un mortier, etc. " Parfois la quantité
indiquée consiste à prendre " sur la pointe d'un couteau " ; ou encore,
suivant une habitude très répandue à l'époque, la mesure est une demi-
coquille d'œuf. Dans tous les cas nous sommes très loin des précisions de
notre temps. C'est un point sur lequel on ne peut être exigeant : le Moyen
Âge est un temps où les chiffres sont peu familiers, en total contraste donc
avec le nôtre pour lequel l'usage du micron ou du centième de seconde est
devenu courant.

Sur bien des points en revanche le lecteur moderne se trouve en affinité


avec les remarques d'Hildegarde. Aujourd'hui commence à se répandre un
certain sens de la médecine douce ; face à la multitude de spécialités
qu'entraîne une science médicale très poussée – et certes efficace –, certains
aspirent à un regard d'ensemble. Or on sera frappé par le désir d'équilibre
qui imprègne toute l'œuvre d'Hildegarde. Elle est aussi attentive à l'homme,
à ses états d'âme qu'à ses malaises corporels ; elle ne les sépare guère les
uns des autres.

On voit souvent revenir dans ses ouvrages, ceux par exemple qui traitent
des plantes, le souci de guérir la " mélancolie " ; celle-ci est d'autant plus
redoutable qu'elle sape la " viridité ". Foncièrement, elle provient de la bile
noire mal éliminée ; elle engendre les humeurs mauvaises d'où viennent les
troubles du métabolisme et qui conduisent à la dépression. Elle est
responsable aussi bien des accès de goutte ou des attaques de rhumatismes
que des bouffées de colère redoutables. Aussi y a-t-il toute une série de
prescriptions pour éliminer cette bile noire si funeste : de bons repas bien
préparés y aident, car la santé humaine se maintient essentiellement par un
sage régime alimentaire ; certains remèdes peuvent agir immédiatement,
ainsi la rose dans le cas de la colère. " Prendre de la rose et à peine moins de
sauge, réduire en poudre et au moment où la colère jaillit en soi, présenter
cette poudre devant la narine. En effet la sauge apaise et la rose réjouit. "
Toute une série de remèdes, et surtout un régime alimentaire approprié,
permettront ainsi d'éliminer la bile noire. Et cette remarque de détail permet
de saisir ce qui fait l'essentiel de la démarche d'Hildegarde, sa méthode
pourrait-on dire. Elle n'ignore pas les méfaits de la bile noire dans
l'organisme, ce qui signifie qu'elle a des vues absolument justes sur le rôle
du foie et les conséquences de ses dérèglements éventuels ; la colère
immodérée est l'une de ces conséquences. Or on peut la calmer par le
spectacle d'une chose belle, qui de plus diffuse une odeur douce – d'où la
rose, qui agira d'autant mieux si l'on y ajoute de la sauge aux vertus
apaisantes.

Tout cela peut paraître un peu élémentaire, voire simpliste. On trouve là


cependant le souci de soigner le malade plutôt que la maladie, l'attention
apportée aux comportements comme effets d'un dérèglement intérieur, la
beauté, l'harmonie comme nécessaires à l'épanouissement humain – tous
principes qui sont essentiels à la pensée d'Hildegarde. Pour elle, l'état
naturel de l'homme est la santé, que seule est venue détruire la faute.
Retrouver, maintenir, protéger la santé naturelle à l'homme, assurer le plein
exercice de ses capacités, c'est affaire de vigilance quotidienne tenant à la
fois de l'esprit et du corps. La nature est une réserve inépuisable d'éléments
entre lesquels il faut savoir discerner, être attentif aux " subtilités " qu'elle
recèle – par conséquent au régime alimentaire qui permet de préserver
l'équilibre ou de le retrouver s'il a été perdu. Ce régime inclut le jeûne – un
jeûne qui n'est pas absolu, puisqu'il autorise bouillons de légumes, jus de
fruits et tisanes diverses – qui détend l'organisme, lui permet d'éliminer
périodiquement les excès, donc de retrouver le calme.

Quant à l'alimentation elle-même, elle doit être rapportée à l'âge et à l'état


général, modulée selon l'individu et la saison. Hildegarde recommande
particulièrement trois produits qu'elle déclare entièrement bénéfiques et
propres à développer chez tous cette " viridité " qui est pour l'homme ce que
la sève est pour la plante. Son choix n'est pas sans nous étonner quelque
peu. Il y a d'abord l'épeautre, une céréale assez peu courante, qui est,
assure-t-elle, la meilleure. Le froment, lui, est utile pour le pain ; surtout
sous forme de " pain complet ", " il procure une bonne chair et un bon sang
" ; aux gens bien portants, elle recommande aussi l'avoine, mais en
indiquant qu'elle nuit aux malades. Enfin, le seigle rend " fort et vigoureux
". Mais rien ne vaut l'épeautre – dont l'analyse prouve de nos jours qu'elle
contient toutes les vitamines nécessaires à une alimentation équilibrée. La
châtaigne est présentée comme " un fruit utile contre toute faiblesse qui est
dans l'homme ". Il est recommandé d'en manger souvent, soit durant la
saison soit sous forme de farine. Un légume a lui aussi des effets des plus
positifs : c'est le fenouil, qui " rend l'homme jovial, lui assure une belle
couleur de visage, une bonne odeur corporelle et une bonne digestion ".
Quant aux fruits, le meilleur est pour Hildegarde la pomme, surtout
lorsqu'elle est " devenue vieille et que la pelure se ride en hiver ". Elle est
alors aussi bonne pour les malades que pour les bien portants ; tous auront
également profit à en manger cuites ou grillées.

Ce sont là des produits entièrement positifs, propres à maintenir en parfaite


santé et en bonne humeur ; car Hildegarde est très attentive à " tout ce qui
réjouit le cœur de l'homme ". Il est nécessaire pour elle que les aliments
plaisent, qu'ils soient disposés de façon agréable ; elle insiste toujours sur
l'accord entre ce que la nature fournit d'harmonieux et le bienfait qui en
résulte pour l'homme. " Le parfum de la première poussée des lys et le
parfum de leurs fleurs réjouissent le cœur de l'homme et suscitent en lui de
justes pensées ", écrit-elle. Et de même conseille-t-elle la lavande, qui
contribue à donner " une connaissance pure et un esprit pur ". Elle
recommande ainsi de boire de la lavande en décoction dans du vin ou, si ce
n'est pas possible, dans de l'eau avec du miel : une telle boisson, tiède, "
apaise les douleurs du foie et du poumon ".

La plupart des plantes à utiliser comme remèdes se préparent en décoction,


généralement dans du vin – " du bon vin de préférence ". Hildegarde
conseille aussi les cataplasmes, les applications de plantes chaudes prises
dans un linge et que l'on pose sur la partie malade, voire sur la tête, car elle
est très attentive à la fatigue du cerveau. Ou encore, elle recommande de
confectionner de petites galettes contenant le remède indiqué ; " Quand on a
le cerveau fatigué et pour ainsi dire vide, réduire du serpolet en poudre,
mêler cette poudre à de la fleur de farine, dans de l'eau, en faire de petites
galettes, en manger souvent et le cerveau se portera mieux ", assure-t-elle.
Elle propose un remède semblable à base de noix de muscade : " Prendre
une noix de muscade à poids égal de cannelle et un peu de giroflier ; réduire
en poudre, avec cette poudre, de la fleur de farine et un peu d'eau, faire des
petites galettes et en manger souvent ; cette préparation adoucit l'amertume
du corps et de l'esprit, ouvre le cœur, aiguise les sens émoussés, rend l'âme
joyeuse, purifie les sens, diminue les humeurs nocives, apporte du bon
sucre au sang et fortifie. "
Hildegarde ne s'en tient d'ailleurs pas aux difficultés mineures ou de vie
quotidienne ; le même fenouil auquel elle ne trouve que des vertus positives
est cité par elle pour les femmes souffrant au cours de l'accouchement. " Si
une femme souffre beaucoup au cours de l'accouchement, faire cuire dans
de l'eau lentement et avec précaution, des herbes parfumées comme le
fenouil et l'asaret ; rejeter l'eau et mettre les herbes encore chaudes autour
de ses cuisses et sur son dos ; les entourer d'un linge avec précaution pour
que la douleur disparaisse et que son ventre s'ouvre plus facilement et de
façon moins douloureuse. " Elle recommande la joubarbe contre la stérilité
masculine et aussi, sans ambages, la scarole comme calmant " le désir
amoureux de l'homme ". " Si un homme a les reins trop vigoureux, qu'il
fasse cuire la scarole dans de l'eau et que dans son bain il place les feuilles
ainsi cuites et chaudes autour de ses hanches ; qu'il recommence souvent, il
éteindra ainsi le désir en lui sans nuire à sa santé. " Aux femmes qui ont
leurs règles, elle recommande de boire de l'infusion de camomille.

Elle conseille aux sourds l'usage du marrube. " Faire cuire du marrube dans
de l'eau, le retirer de l'eau et laisser pénétrer la vapeur dans les oreilles et
placer le marrube chaud sur les oreilles et la tête, ainsi l'ouie est améliorée.
" Pour la vue, elle conseille de manger du pissenlit, ou encore " en été
lorsqu'elles sont vertes, placer souvent des feuilles de fougères sur les yeux
pour dormir, elles purifient les yeux et dissipent le brouillard de la vue ". La
reste possède toutes sortes de vertus qu'elle ne manque pas d'énumérer. En
ce qui concerne les yeux la médecine la plus avancée de notre temps ne
démentira pas les lignes qui suivent : " Si l'eau et le sang diminuent dans les
yeux d'un être humain, par suite de l'âge avancé ou de quelque maladie, il
doit aller se promener, écrit-elle, dans des prés de gazon vert, et considérer
celui-ci longtemps jusqu'à ce que ses yeux s'humidifient, comme s'ils
versaient des larmes, parce que la verdure du gazon élimine ce qui est
trouble dans les yeux et rend ceux-ci purs et clairs. " On sait aujourd'hui que
l'œil accommode à trente mètres, que cette distance ne se trouve pas
facilement dans la vie de tous les jours en ville, et qu'un séjour à la
campagne devant un pré vert aidera l'œil à se reposer et à se fortifier. De
même conseille-t-elle l'eau très pure " qui n'a pas servi ", et aussi, vieux
remède d'expérience, " les gouttes qui tombent des ceps de vigne au
printemps du matin jusqu'à midi [...] ; il faut les recueillir dans la matinée
en un petit récipient ". La sève des jeunes feuilles de pommier lui paraît
aussi propre à raffermir les yeux. " Il faut s'en oindre modérément les
paupières comme la rosée tombe sur l'herbe. Ou encore " les mettre sur les
yeux sur un linge en compresse ".

Parcourir les ouvrages d'Hildegarde, qu'il s'agisse de la Médecine simple ou


de la Médecine composée offre ainsi une immense variété de leçons de vie
de toutes sortes, sans parler de la redécouverte d'une dimension poétique de
la nature, ne serait-ce qu'à travers les noms eux-mêmes (Guillaume
Apollinaire évoquait ainsi " l'anémone et l'ancolie ") : on passe de la
véronique cressonnée à la piloselle ou à l'aristoloche ; les noms s'égrènent
comme les mille-fleurs des tapisseries du XVe siècle, origan, potentille ou
aigremoine. On s'aperçoit à lire ses livres que la nature serait probablement
de nos jours à redécouvrir et nos modernes écologistes eux-mêmes auraient
peut-être à y parfaire leurs connaissances. Il est charmant d'apprendre que si
l'aneth rend l'homme triste, la violette en revanche l'aide à lutter contre la
mélancolie. Que la bétoine stimule l'esprit de connaissance et que la vue
s'améliore à regarder longuement une touffe de thym. Que la fougère est
remplie de vertus bénéfiques qui aident à lutter contre les maléfices de
toutes sortes. Que la myrrhe écarte les fantasmes et que la garance guérit les
accès de fièvre.

Mais il n'est pas sans intérêt non plus de constater, à travers la variété de
cette botanique, que bien des productions ont disparu, faute sans doute d'un
rendement suffisant, en un temps où ne prévaut que le critère économique.
Nos cultures se sont notablement appauvries depuis le XIIe siècle.
Hildegarde insiste par exemple sur les bienfaits des fèves ; en son temps qui
ne connaît pas la pomme de terre, elles sont avec les pois les féculents
habituels. " La fève est chaude, bonne à manger pour les gens en bonne
santé et en pleine force, elle est meilleure que le pois. [... ] La farine de fève
est bonne et utile pour le bien portant comme pour le malade, car elle est
légère et se digère facilement. " Au contraire, le pois, dit-elle, s'il est " bon à
manger pour celui qui est de nature chaude cependant, comme il est de
nature froide, il ne vaut rien pour les malades, car lors de la digestion il
provoque en eux beaucoup d'écoulements d'humeurs ". Or le pois est resté
commun dans notre alimentation alors que la fève y est devenue rare.
On peut de même regretter la disparition du safran qui fut cultivé jusqu'en
Angleterre et qui ne se trouve plus qu'en de rares régions d'Espagne. La
culture du chanvre a été abandonnée un peu partout – à l'exception hélas du
Cannabis indica d'où l'on tire le haschich. Or aujourd'hui, où les forêts
disparaissent pour fournir les énormes quantités de papier consommées
dans le monde, le Cannabis sativa, le chanvre de nos campagnes, fournirait
du papier d'excellente qualité, et serait propre à meubler ces terres qu'on
oblige à laisser en friche.

À lire les ouvrages médicaux d'Hildegarde, on redécouvre ainsi une part


insoupçonnée de notre environnement, et ce n'est pas une mince surprise
qu'elle nous soit restituée par une mystique qui aurait pu se contenter de
s'émerveiller devant la découverte de l'univers.

CHAPITRE VIII

VOYAGES ET PRÉDICATIONS

La personnalité si surprenante d'Hildegarde de Bingen se manifeste aussi à


travers son existence. Il est rare, il est même exceptionnel qu'une moniale,
une religieuse ayant fait choix de la vie contemplative, quitte son couvent,
sans abandonner pour autant sa vocation. Celle-ci implique la stabilité, qui
fait partie des engagements pris par la moniale lorsqu'elle fait profession.
Certaines religieuses, notamment des abbesses, ont eu à faire des fondations
nouvelles, ce qui les a amenées à quitter leur couvent primitif ; ce sera le
cas d'une sainte Thérèse d'Avila par exemple. Et d'ailleurs Hildegarde elle-
même a ainsi quitté nous l'avons vu, la communauté double du
Disibodenberg pour fonder en 1150 le couvent dédié à saint Rupert, tout
près de Bingen. Puis de nouveau en 1165 elle a fondé le couvent
d'Eibingen, de l'autre côté du Rhin – ce dernier couvent qui portera son
nom, Sainte-Hildegarde, jusqu'à nos jours.

Mais bien plus étonnants sont les voyages entrepris par elle dans un but de
prédication. La clôture des religieuses est certes beaucoup moins sévère et
stricte en son temps qu'elle ne l'est devenue par la suite lorsque la
constitution Periculoso du pape Boniface VIII à la fin du XIIIe siècle, en
1298 exactement, les contraint à une existence uniquement confinée.
Sévérité encore accentuée par la suite : aux XVIe et XVIIe siècles, on ne
permettra plus aux femmes que la fondation d'ordres totalement cloîtrés.
C'est dans un contexte tout différent que se déroule la vie d'une religieuse
au XIIe siècle.

Il reste que pour nous, à distance, c'est un étrange spectacle que celui de
cette abbesse qui à quatre reprises prend la route pour ses prédications. On a
même cru qu'elle s'était rendue à Paris et à Tours comme l'indique le
rédacteur d'une des Vies, mais c'est probablement par erreur. L'un de ceux
qui ont consigné ses révélations, Guibert de Gembloux, accomplit le voyage
après la mort d'Hildegarde et montre ses œuvres à des maîtres des écoles
parisiennes et tourangelles (on sait qu'à l'époque l'université de Paris
n'existe pas encore) ; c'est sans doute pourquoi les écrits de la visionnaire
sont très tôt connus en France. Jean de Salisbury, le fameux évêque de
Chartres, parle d'elle dans une lettre datée de 1167, et fait allusion à la
grande confiance que lui a témoignée le pape Eugène III. Au XIIe siècle,
Vincent de Beauvais ne pouvait manquer de la connaître et il la nomme
dans son Speculum historiale. " En ce même moment, écrit-il, il y avait en
Allemagne une vierge admirable à qui la force divine avait apporté de telles
grâces que bien qu'elle fût laïque et illettrée [le terme "laïque" est à prendre
ici par opposition à "clerc", désignant celui qui a fréquenté les écoles],
cependant de façon merveilleuse elle avait appris étant souvent transportée
en songe, non seulement à s'exprimer, mais aussi à dicter en latin, de telle
façon qu'en dictant elle a composé des livres sur la foi catholique. " Or il
semble que l'on puisse, par une étude attentive de la correspondance
d'Hildegarde – qui a été recueillie avec soin et éditée dans la Patrologie
latine au siècle dernier – tenter de reconstituer les sermons qu'elle a
prononcés en certains lieux, ou en tout cas retrouver le sujet de ces sermons.

En dehors du voyage qu'elle a accompli jusqu'à Ingelheim, il semble bien


que le premier déplacement de la moniale, pour sa première prédication,
l'ait menée à Trèves, l'an 1160, probablement à l'époque de la Pentecôte.
Peu après son passage, les prélats de la ville lui écrivent, en la priant de bien
vouloir leur transmettre par écrit ce qu'elle leur avait exposé de vive voix.
La demande lui est adressée par le prévôt de l'église Saint-Pierre, c'est-à-
dire la cathédrale, entouré, dit-il, de tout le clergé de Trèves. Il formule cette
demande en des termes pleins de respect, voire d'affection.

" Puisque par permission divine vous sont révélées les pensées de
nombreux cœurs, écrit-il, citant saint Luc, de par la volonté divine, nous
vous aimons de toute l'impulsion de notre corps, de toute la dévotion de
notre esprit. Nous savons en effet que l'Esprit saint demeure en vous et que
par Lui vous sont manifestées bien des choses inconnues aux autres
hommes. Car depuis que vous êtes partie de chez nous, après que vous y
êtes venue, il y a peu, au jour de Pentecôte, par une disposition supérieure
où vous nous avez prédit qu'une menace de Dieu était imminente pour nous,
nous avons vu et éprouvé autour de nous et chez nous beaucoup de
difficultés des Églises et beaucoup de périls de la part des hommes, car nous
avions négligé, comme nous l'a révélé votre jugement éclairé, d'apaiser la
colère de Dieu, et si Sa vengeance ne s'était retirée grâce à la miséricorde de
Dieu, peut-être aurions-nous succombé de désespoir sous le poids de ces
mêmes dangers. Et parce que Dieu est en vous, et que Ses paroles mêmes
sortent de votre bouche, nous implorons votre dilection profondément
maternelle pour que vous nous exposiez ce que vous nous avez dit de vive
voix. [...] Que la protection de Dieu demeure toujours sur vous et que ce
qu'Il a commencé en vous, Il le mène en vous à bonne fin. "

On peut légitimement se poser la question des moyens matériels, techniques


dirions-nous, qu'Hildegarde a employés pour se rendre de Bingen à Trèves.
Il ne semble pas impossible qu'elle ait utilisé en partie la voie fluviale,
remontant le cours de la Nahe peut-être jusqu'à la région où le fleuve est
étroitement encaissé entre deux hautes parois – au confluent de l'Idar, à la
hauteur d'Oberstein – pour emprunter ensuite la route qui se dirige vers
l'ouest et gagner la vieille cité romaine. Quelles que soient les commodités
du transport fluvial, le cours de la Moselle est en effet extrêmement sinueux
et compliqué sur cette dernière partie, entre le Rhin et Trèves ; en revanche
Hildegarde semble bien connaître la Nahe, qu'elle décrit, nous l'avons dit,
dans son ouvrage consacré à la Physica.

La cité de Trèves a tenu une place évidente dans la vie de la visionnaire.


C'est là qu'a eu lieu le fameux synode de 1147-1148 qui lui a donné en
quelque sorte le droit d'être, ou de devenir, ce qu'elle était. Le passé
extraordinairement riche de la ville l'a d'ailleurs inspirée. Nous avons déjà
rappelé comment Trèves avait été, aux portes des " royaumes barbares ", le
campement romain par excellence, le lieu où s'approvisionnaient les armées
appelées à surveiller les limites du vaste Empire. La Porta nigra atteste
aujourd'hui encore cette présence romaine. C'était lors de sa construction, à
la fin du IIe siècle, la porte nord des fortifications qui entouraient la ville
sur une longueur de plus de six kilomètres. Au XIe siècle un ermite
originaire de Syracuse, saint Siméon, s'était installé dans la porte, ou plutôt
dans ses ruines, et après sa mort l'évêque de Trèves Poppon de Babenberg
lui avait consacré l'église qu'il installa dans la tour ouest. Un cloître
aménagé dans le voisinage était à la disposition des moines groupés dans
les bâtiments de cette même tour – qui constituait peut-être, pense-t-on, le
couvent le plus ancien d'Allemagne.

Hildegarde a probablement vu ce cloître Saint-Siméon, mais elle s'est


surtout intéressée, à en croire sa production poétique, à l'abbatiale de Saint-
Maximin. Cette très ancienne abbaye bénédictine d'époque carolingienne
était la plus grande et la plus riche de l'archevêché de Trèves. Elle a été
entièrement détruite par les troupes françaises sur ordre de Louis XIV en
1674, et ce n'est qu'en 1987 que les fouilles ont dégagé une grande église du
Ve siècle s'élevant au milieu des tombes (au sud de l'actuelle église Saint-
Paulin).

C'est l'occasion d'évoquer le sens musical tout à fait surprenant dont est
dotée Hildegarde, qui s'est traduit par plus de soixante-dix compositions
aujourd'hui retrouvées et accessibles grâce aux travaux du docteur
Christopher Page. La séquence sur saint Maximin a même fait l'objet d'une
cassette éditée sous sa direction (note_7). Il a parfaitement dégagé la valeur
des réalisations musicales d'Hildegarde, lesquelles sont bien dans la ligne
du plain-chant, musique méditative qui garde un tranquille contrôle au sein
même de l'extase et amène celui qui la chante à un développement de vie
intérieure beaucoup plus qu'à des effets musicaux nouveaux, surprenants ou
occasionnels. C'est ce dont témoigne la séquence qui commence par
" Columba aspexit " (La colombe a vu à travers les volets de la fenêtre)...
On y retrouve les images familières à Hildegarde, celles qui viennent
volontiers sous sa plume tant lors de ses visions que dans sa correspondance
: " Cette tour élevée, faite de bois du Liban et de cyprès, est ornée de
jacinthes et de diamants, ville qui domine les arts de tous autres artisans. "
Et elle poursuit en évoquant par images ceux qui dans l'abbaye
accomplissent la sainte liturgie : " O vous qui préparez le baume, vous qui
êtes en la très suave viridité des jardins du roi, vous montez vers la hauteur
quand vous accomplissez le Saint Sacrifice au milieu des béliers. " La
strophe ne peut se comprendre que si l'on sait comment, dans l'Apocalypse,
le baume, les parfums en général symbolisent les prières des saints, et que
les béliers alentour évoquent ceux de l'Exode quand ils sont sacrifiés au
cours de l'ordination des fils d'Aaron. Sans doute Hildegarde désigne-t-elle
sous cette image les prêtres, voire les jeunes moines qui entourent le
célébrant à l'autel de Saint-Maximin. La musique est ici indispensable pour
apprécier la beauté de cette séquence, mais les images qui la composent
reflètent parfaitement le langage d'Hildegarde. On ne sait évidemment pas à
quelle date cette superbe séquence dédiée à saint Maximin a été composée
par la visionnaire, mais elle atteste en tout cas la profondeur de l'impression
reçue à Trèves dans l'abbaye dédiée au saint.

L'abbaye Saint-Mathias subsiste encore en notre temps. Elle est même, avec
la cathédrale, le seul témoin de l'art roman que possède encore Trèves, et
elle se trouve intimement liée à l'histoire de la ville puisqu'elle fut consacrée
par le pape Eugène III lorsqu'il vint tenir le fameux synode de 1147. Elle
était primitivement dédiée à saint Eucher, premier évêque de la cité, et c'est
précisément au cours de sa construction que fut découvert l'autel antique
contenant les reliques de saint Mathias – l'apôtre qui avait été élu pour
remplacer Judas après sa trahison. Cette découverte fit de l'abbatiale un lieu
de pèlerinage très fréquenté dès l'époque d'Hildegarde.

Mais c'est sans aucun doute dans la cathédrale que la moniale a prêché : le
magnifique Dom, l'église la plus ancienne d'Allemagne, qu'heureusement
les horreurs de nos guerres du XXe siècle ont épargnée. Elle avait été
construite par Constantin lui-même, et conserve du reste aujourd'hui encore
un certain nombre de souvenirs, dans son trésor, que la tradition rapporte à
sainte Hélène, la mère de l'empereur. Saccagée une première fois par les
Francs au Ve siècle elle le fut à nouveau par les Normands en 882. Elle fut
relevée au début du XIe siècle par l'évêque Poppon de Babenberg, et les
siècles suivants ajoutèrent notamment les voûtes d'ogive qui couvrent
aujourd'hui la nef, tandis qu'y étaient rassemblées des reliques précieuses :
entre autres la Sainte Tunique exposée de nos jours dans une chapelle
spéciale, les manuscrits sortant du fameux scriptorium, et divers trésors
(dont certains sont désormais au musée diocésain ou au musée municipal),
comme la Croix du marché élevée lors de la restauration de la cité après les
destructions dues aux Normands. Tout cet ensemble fait de Trèves un joyau
exceptionnel d'histoire et d'art – et c'est là qu'ont été prises en 1908 les
premières mesures édictées pour la conservation et la restauration des
monuments historiques – mesures heureusement imitées dans la plupart des
pays d'Occident depuis lors.

La ville offre ainsi l'exemple de la plus ancienne de ces magnifiques


cathédrales allemandes à double abside, l'une côté chœur, l'autre côté ouest ;
d'une imposante beauté, quelle que soit l'importance des restaurations et des
ajouts faits au cours des temps notamment après un incendie comme celui
de 1137. (Il avait consumé la nouvelle église entreprise par le fameux
évêque Willigis après qu'un premier incendie eut brûlé ces bâtiments le jour
même de leur consécration, le 30 août 1009.) Ces deux absides d'où les
chœurs se répondaient, emplissant le vaste édifice, symbolisent à la fois les
splendeurs architecturales et le prodigieux sens musical de l'époque, dont
Hildegarde elle-même est un vivant témoignage.

C'est donc dans un décor extraordinairement riche de souvenirs historiques,


et digne somme toute d'une personnalité comme la sienne, que l'abbesse a
prononcé vraisemblablement son premier prêche en public. Elle a d'abord
en quelques mots tracé son autoportrait. " Je suis une pauvre petite forme
qui n'ai en moi ni santé, ni force, ni courage, ni savoir. " Mais voici ce
qu'elle dit avoir entendu de la " lumière mystique d'une vision véritable " ;
et la suite a quelque chose de solennel : " Les docteurs et les maîtres
refusent de sonner de la trompette de justice, c'est pourquoi l'Orient des
bonnes œuvres est éteint en eux, qui illumine le monde entier et qui est
comme le miroir de la lumière. L'Orient en effet devrait luire en eux avec le
savoir et en régir les divers préceptes comme est diverse la sphère du soleil.
L'Austral (le Sud) des vertus, avec sa chaleur, est chez eux froid comme
l'hiver, car ils n'ont pas en eux-mêmes les bonnes œuvres brûlantes du feu
de l'Esprit saint parce qu'ils sont arides et sans viridité. L'Occident aussi de
la miséricorde est tourné en noirceur de cendres, car ils ne s'appliquent pas
et ils ne méditent pas la Passion du Christ en vivant comme il faut – lui qui
par humilité est descendu dans notre humanité et y a enfoui sa divinité,
comme il arrive que le soleil se cache de temps à autre. Mais le Nord, avec
le vent d'aquilon, souffle en eux puisque chacun d'eux transforme l'étendue
[de sa volonté propre] pour le châtiment des hommes, un peu comme le
cilice enserre le corps de l'homme.

" Donc eux, à travers les bonnes œuvres, ne se manifestent pas à l'Orient et
ne brillent pas de l'ardeur du soleil et ne s'écartent pas du mal à l'Occident,
mais avec l'aquilon du Nord, ils se dissimulent dans la volonté propre de
leur cœur. À cause de cela, le diable envoie trois vents noirs de l'aquilon
avec un sifflement joyeux. Le premier avec orgueil et haine contre l'Orient
qui est éteint. Le second contre le Sud, par oubli de Dieu. Le troisième
contre l'Occident par infidélité. " Suit un exposé de l'Ancien Testament à
travers ses principales figures présentées comme Hildegarde aime le faire.
C'est dire que l'on reconnaît entièrement sa manière propre, aussi bien dans
ce préambule qui fait appel aux forces de l'univers : les points cardinaux, les
vents, toutes les énergies cosmiques, dont l'évocation tient une si grande
place dans son œuvre, que dans la suite, l'exposé de la Rédemption, qui aura
probablement constitué la trame de ce sermon prononcé à Trèves, et dont le
clergé voulait avoir une trace écrite.

Le thème général en est l'infatigable bonté de Dieu, qui constamment


rappelle à l'homme sa présence, combat son inertie, ranime son zèle
toujours défaillant. " Adam en effet, pour avoir enfreint les préceptes de
Dieu, perdit la vision des choses célestes et son vêtement de lumière, et fut
envoyé au lieu de la misère. Le zèle du Seigneur ensuite chassa Caïn, pour
avoir répandu le sang de son frère qu'il tua. Nombreux furent les peuples
qui se manifestèrent parmi les fils d'Adam, qui avaient l'oubli de Dieu, au
point qu'ils ne voulaient pas se connaître comme hommes, mais, péchant de
façon honteuse, vivaient selon les mœurs du bétail. À l'exception des fils de
Dieu qui de ces hommes et de leurs amours se séparaient, et parmi lesquels
naquit Noé. Alors se manifesta le zèle de Dieu, et l'Esprit du Seigneur était
porté sur les eaux et fendit les nuages, et il en sortit les eaux en déluge.
Ainsi la terre fut lavée des fautes criminelles et du sang d'Abel qu'elle avait
bu. C'est Dieu qui fit cela. "
Une seconde phase survient avec la figure d'Abraham : " La Sainte Trinité
montra en Abraham une grande œuvre, le désignant d'avance et lui
montrant l'obéissance pour qu'il quitte sa patrie et [... ] en l'obéissance
d'Abraham, Dieu changea la faute d'Adam, et dans sa circoncision il
signifia la mort, et fit voir à l'avance dans la fécondité d'une femme stérile
qu'une autre femme engendrerait un autre fils puisque le Fils de Dieu
accomplit tout ce qui avait été signifié d'avance en sa Nativité. " Viennent
ensuite Moïse le législateur et, de temps à autre, ceux qui réveillent l'esprit
de pénitence au milieu des mauvaises actions des hommes, comme Jonas.
Et Hildegarde poursuit : " Après que Dieu eut préfiguré ce qu'Il voulait
faire, Il se souvint de ce qu'Il avait dit, qu'Il écraserait la tête du serpent. Et
Il fit une femme, la Vierge, en obéissance et chasteté, et Il l'emplit de tout
bien, de sorte que l'orgueil qui avait été en Ève fut consommé en elle. Et
cette Vierge conçut le Fils de Dieu de l'Esprit saint. [... ] Dieu alors acheva
cette œuvre qu'Il avait ainsi préparée charnellement, et Il donna à ce Fils qui
était sien toutes les choses charnelles pour les rendre spirituelles, car Celui-
là est chair de sainteté qui procède d'une autre nature, que jamais ne viola le
conseil du serpent. D'où il se fait que le même Fils de Dieu renouvela la
vieille Loi dans l'eau du baptême ; par foi et obéissance, et par abstinence
des désirs charnels, il montra la voie de sainteté. " Et de conclure ce tableau
du passage de l'ancienne à la nouvelle Alliance : " Alors l'Orient resplendit
de sa force et le Midi brûla de sa chaleur et l'Occident n'était plus funeste ni
le Septentrion battu de l'aquilon, car par la Passion du Christ ils furent
tempérés, jusqu'à la venue d'un tyran à partir duquel tout mal, toute injustice
et prévarications se sont manifestés. "

Hildegarde poursuit en constatant que la Loi est de son temps négligée


parmi le peuple des spirituels, les clercs qui oublient de faire et d'enseigner
le bien. " Les maîtres et les prélats dorment sans plus s'inquiéter de justice.
" Elle avertit que les puissances temporelles ne tarderont pas à venir
détruire cités et cloîtres et que ceux qui se laissent aller à " des faiblesses de
femme " en seront bientôt punis. Elle exhorte ceux qui demeurent loin du
mal, comme le firent en leur temps Élie, Noé et Lot, à se révéler et à se
purifier. Grâce à eux et à d'autres sages séculiers les hommes redeviendront
bons et vivront saintement et alors " les forces, le courage et la santé
reviendront au peuple ". Elle termine en disant qu'elle a vu Trèves animée
d'un feu nouveau, celui qui était apparu au-dessus des disciples en langues
de feu, et ainsi toute ornée, si bien que ses places étaient illuminées de
miracles en une foi dorée " alors que pour le moment elle est entourée
d'errements, de mœurs mauvaises et affligée de toutes sortes de maux [... ]
dont on ne pourra venir à bout s'ils ne sont effacés par la pénitence, comme
ce fut le cas au temps de Jonas ". (Lettre XiIX.)

Il semble bien qu'à la suite de ce séjour à Trèves Hildegarde soit allée à


Metz, qui est expressément mentionnée dans sa Vie comme ayant été visitée
par elle. Il est donc probable que là aussi elle a prononcé une prédication
dans la cathédrale ; non pas l'éblouissante cathédrale gothique que l'on peut
voir aujourd'hui, entièrement rebâtie au siècle suivant mais celle dont
subsiste la crypte romane ; cette crypte, elle en a probablement foulé le sol.
Depuis Trèves, la cité était facile à atteindre en suivant le cours de la
Moselle, et Metz était à l'époque une cité importante, commercialement et
culturellement. Son scriptorium était fameux et nous a laissé des trésors
considérables, comme le Sacramentaire de Drogon exécuté probablement
vers 842. Hildegarde a certainement vu l'église Saint-Pierre de la Citadelle,
qui existe encore aujourd'hui, et admiré dans le trésor de la cathédrale
certaines pièces depuis dispersées comme le fameux cristal taillé, datant de
l'époque de Charles le Chauve, où se trouve représentée l'histoire biblique
de Suzanne (aujourd'hui au British Museum). Cependant, nous ne
possédons aucun renseignement quant à sa prédication ; aucune lettre de sa
correspondance n'y fait allusion.

Nous retrouvons Hildegarde sur la route, ou plutôt le long des fleuves,


probablement vers l'année 1163. L'époque où elle commence son dernier
ouvrage, Le Livre des œuvres divines, est aussi pour elle un temps de grands
voyages et de prédications importantes dont le contenu nous frappe
aujourd'hui encore. Il semble que pour ce second voyage, le Rhin ait été la
voie tout indiquée. Hildegarde s'est en effet dirigée vers Cologne ;
probablement s'est-elle arrêtée, non loin de Bingen, à Boppard ; peut-être a-
t-elle fait ensuite étape à Andernach, toujours sur le Rhin. C'est en ce lieu,
rappelons-le, qu'un chevalier gisant sur son lit, très malade, a cru avoir une
vision dans laquelle la moniale lui apparaissait, disant : " Au nom de Celui
qui a dit : "Vous imposerez vos mains aux malades et ils s'en trouveront
mieux", que cette infirmité s'éloigne de toi, et sois guéri. " Le jeune
chevalier se lève alors de son lit et, à l'admiration de tous, il se trouve guéri.
L'invitation faite à Hildegarde provient de Philippe, qui se dit doyen de la "
Grande Église ", c'est-à-dire de la cathédrale de Cologne, en son nom et en
celui de tout le clergé de la ville. Les recherches de Sabina Flanagan
permettent de dater cette lettre, car le même Philippe devient prévôt en
1165, et il sera plus tard archevêque du diocèse de Cologne. Comme
précédemment le clergé de Trèves, il rappelle à Hildegarde qu'elle a bien
voulu s'arrêter chez eux, et lui demande de leur transmettre par écrit ce
qu'elle leur a dit de vive voix. " Parce que nous aimons votre piété
maternelle nous vous faisons savoir que, après que vous vous êtes retirée de
chez nous, puisque par ordre divin vous étiez venue jusqu'à nous où vous
nous avez ouvert des paroles de vie, selon ce que Dieu vous a inspiré, nous
avons été amenés à la plus grande admiration pour ce que Dieu a opéré en
un si fragile réceptacle et en un si fragile sexe de l'humanité, pour tant de
merveilles de Ses secrets qu'Il a inspirées. Mais l'Esprit souffle où il veut,
ajoute-t-il, citant saint Jean, car à de multiples indices il est manifeste qu'Il a
élu une place qui Lui est plaisante en vous, dans les profondeurs de votre
cœur. " Et il poursuit, après avoir recommandé ceux qui l'entourent aux
prières d'Hildegarde : " Nous vous demandons donc que, ce que vous nous
avez dit précédemment de vive voix, vous le confiiez à des lettres et nous
les transmettiez, car, adonnés que nous sommes aux désirs charnels, nous
laissons facilement en oubli par négligence les choses spirituelles que nous
ne voyons ni n'entendons. "

En réponse, Hildegarde commence par dresser une vision à elle familière :


un prodigieux tableau de l'univers, dans lequel vont être insérées les
principales figures de la Bible, une fois de plus. " Celui qui était et qui est et
qui vient, commence-t-elle, citant l'Apocalypse, dit aux pasteurs de l'Église
: Celui qui était devait être fait créature de façon qu'Il ait en Lui-même le
témoignage des témoignages, Lui qui fait toutes choses comme Il l'a voulu.
Celui qui doit venir purifiera toutes choses et les renouvellera à travers
d'autres difficultés et essuiera toutes les rugosités des temps et des temps, et
fera toute chose nouvelle à la fois, et après purification montrera les choses
ignorées.

" Un vent souffla de Lui, disant : J'ai placé le firmament avec tout ce qui
l'orne, aucune force ne lui manquant. Il a en effet des yeux comme pour
voir, des oreilles pour entendre, des narines pour sentir, une bouche pour
goûter. En effet, le soleil est comme la lumière de ses yeux, le vent comme
l'entendement de ses oreilles, l'air son odeur, la rosée son goût, faisant
émaner la viridité comme émise de la bouche. La lune aussi donne les
temps des temps (les saisons et leur déroulement) et ainsi en développe la
science aux hommes. Les étoiles, comme si elles étaient douées de raison,
le sont en effet, car elles parcourent un cercle, et ainsi leur rationalité
comprend beaucoup de choses. Et j'ai assigné quatre angles au globe, de
feu, de nuage et d'eau, et ainsi j'ai joint, comme par des veines, toutes les
extrémités de la terre. J'ai rempli les pierres de feu et d'eau comme des os,
et j'ai inséré en la terre humidité et viridité comme la moelle. J'ai étendu les
abîmes comme ceux qui soutiennent les corps en les fixant, autour desquels
sont les eaux qui jaillissent pour les maintenir. Ainsi toutes choses sont
constituées de façon à ce qu'elles ne s'évanouissent pas. Si les nuages
n'avaient ni eau ni feu, ils seraient comme cendres. Mais si les autres
luminaires ne recevaient pas leur lumière du feu du soleil, ils ne brilleraient
pas à travers les eaux, mais seraient aveugles. "

Après cette évocation de l'interdépendance de tous les éléments de l'univers,


" instruments de l'édification de l'homme qu'il comprend en touchant,
baisant et embrassant ", Hildegarde s'adresse aux pasteurs comme toujours
au nom de la Lumière divine : " Je vous ai constitués comme le soleil et les
autres luminaires pour que vous luisiez pour les hommes, par le feu de la
doctrine, brillants de bonne renommée, et prépariez des cœurs ardents.
Ainsi ai-je fait cela au premier âge du monde. J'ai choisi Abel, j'ai aimé
Noé, je me suis montré à Abraham, j'ai choisi Moïse pour l'institution de la
Loi et j'ai constitué les prophètes comme mes amis bien-aimés. " Et de
comparer Abel à la lune, Noé au soleil, Abraham aux planètes Moïse aux
étoiles et les prophètes aux quatre points cardinaux, qui soutiennent les
limites de la terre.

Mais elle reproche à ses auditeurs leur inertie. " Vos langues sont muettes
dans la voix qui résonne de la trompette de Dieu, vous qui n'aimez pas la
sainte rationalité qui tient comme les étoiles le cercle de la révolution
circulaire. La trompette de Dieu, c'est la justice de Dieu, que vous devriez
ruminer avec grand soin, en la répétant dans la règle instituée et dans
l'obéissance, avec une sainte discrétion, en la présentant aux peuples aux
temps convenables, et non en la leur intimant avec excès. Mais, à cause de
l'obstination de votre volonté propre, vous ne le faites pas. D'où manquent à
vos langues les luminaires au firmament de la justice de Dieu, comme
quand les étoiles ne brillent pas. " Et de leur reprocher de se tenir comme "
des couleuvres nues dans leurs cavernes " ou de " s'attarder dans les
fantaisies de l'enfance ".

Finalement, elle s'exclame comme pour elle-même: " Oh! que de malignité
et d'inimitié en cela que l'homme ne veut être tourné vers le bien ni pour
Dieu ni pour l'homme, mais qu'il cherche l'honneur sans travail et les
récompenses éternelles sans abstinence ! [... ] Vous n'avez pas d'yeux
puisque vos œuvres ne brillent pas devant les hommes du feu de l'Esprit
saint, et que vous ne leur rappelez pas les bons exemples ; d'où le firmament
de la justice de Dieu manque en vous de la lumière du soleil, et l'air manque
de suaves odeurs à l'édifice des vertus. " Suit une longue série de reproches,
en premier lieu de mollesse, de manque de zèle, de fragilité coupable : "
Vous devriez être des colonnes de feu " ; et de développer: " Si, grâce à la
capacité de raison que Dieu vous a donnée, vous réprimandiez en toute
vérité ceux qui vous sont soumis, ils n'oseraient pas résister à la vérité. Mais
autant qu'ils le pourraient, ils diraient que votre parole est vraie. [... ] D'où
toute Sagesse que vous avez cherchée partout dans les Écritures et dans
l'étude se trouve dévorée dans le puits de votre volonté propre. Comme si ce
que vous saviez, pour l'avoir touché et éprouvé, vous l'ensevelissiez à
combler vos désirs et à engraisser votre chair comme le petit enfant qui, en
son enfance, ne sait ce qu'il fait. " Et de reprendre en exemple l'obéissance
des figures bibliques, leur désir de recueillir et de mettre en pratique la
parole que Dieu leur adressait, pour ramasser fortement l'ensemble en une
phrase : " Vous devriez être jour, mais vous êtes nuit ; car vous serez ou nuit
ou jour ; choisissez donc de quel côté vous voulez vous tenir. " Elle
développe ensuite les exemples à travers l'Écriture, jusqu'au moment où elle
en arrive au baptême, dans lequel " Le serpent fut suffoqué de confusion et
la mort fut détruite et blessée, d'où l'Église engendra une nouvelle
génération par une autre voie, car Ève fut d'une vie stérile et Marie apporta
une grâce plus grande que la nuisance d'Ève ".

Paroles vigoureuses, véhémentes même, qui on l'imagine devaient faire


passer quelques frissons dans la foule – celle non seulement du peuple, mais
surtout des clercs. Occasion pour nous de constater que nous sommes loin
de la fonction ecclésiastique, celle qui régnera à l'époque classique entre
autres, où Hildegarde eût été condamnée sans recours, pour manque de
respect envers les prélats et la hiérarchie. On se trouve ici devant une
mentalité très différente et la vivacité du langage est reçue comme un appel
à la conversion, adressé à tous, mais principalement à ceux-là qui ont été
choisis pour faire entendre et transmettre la parole de Dieu. " J'ai entendu à
nouveau, de la vivante lumière, une voix disant : "Ô fille de Sion, la
couronne d'honneur s'inclinera de la tête de tes fils, et le manteau de
l'ampleur de tes richesses sera menacé, car ils n'auront pas connu ce temps
que je leur ai donné pour voir et pour enseigner ceux qui leur sont soumis.
Des seins leur ont été donnés pour nourrir leurs petits enfants, qu'ils ne leur
présentent pas comme il faut et en temps voulu, si bien que comme des
errants, beaucoup de mes fils meurent de faim, car leurs forces ne sont pas
restaurées de la saine doctrine. Ils ont une voix et ne crient pas. Mes œuvres
même leur sont offertes et elles n'opèrent pas. Ils veulent avoir la gloire
sans mérite et le mérite sans œuvre. Ce qui permet à l'Ennemi de leur offrir
ses propres biens, remplissant les yeux, les oreilles et le ventre de vices." "

Cette violence dans l'expression est motivée par la lutte qu'Hildegarde veut
entreprendre. Elle dénonce des erreurs pires encore que celles du peuple qui
erre, " des mœurs de scorpion, des œuvres de serpent " ; et de lancer,
montrant comment ces erreurs ont pu entrer dans un corps auparavant sain
de terribles condamnations contre les cathares, dont elle fait une description
pleine de finesse. " Un peuple viendra, séduit et envoyé par le diable, avec
un pâle visage et se composant une attitude toute de sainteté, et il se joindra
aux principaux chefs séculiers pour leur dire de vous : "Pourquoi gardez-
vous ceux-ci auprès de vous, et pourquoi les souffrez-vous dans votre
entourage, eux qui empoisonnent toute la terre de leurs iniquités souillées ?
Ce sont gens ivrognes et luxurieux, et si vous ne les rejetez pas d'auprès de
vous, toute l'Église sera détruite." " Le peuple qui dira cela de vous [elle
s'adresse rappelons-le, aux prélats et au clergé] se vêt de viles capes de
couleurs passées et il s'avancera, strictement tondu, et se montrera à tous les
hommes comme ayant des mœurs tranquilles et sereines. Il n'aime pas
l'avarice, n'a pas d'argent et pratique en privé une telle abstinence qu'il serait
difficile de lui faire quelque reproche. Or le diable est avec ces hommes
cachant son éclat, il se montre à eux comme il en fut lors de la création du
monde avant la chute, et se rend parfois semblable aux prophètes et dit :
"Le peuple parle en plaisantant, disant que je me montre à lui comme des
animaux enragés et immondes, et comme des mouches. Mais à présent, je
veux voler sur les ailes des vents dans un éclair fulgurant et les envahir de
telle façon qu'ils accomplissent toute ma volonté. C'est pourquoi parmi ces
hommes je rendrai mon extérieur semblable au Dieu tout-puissant." Car
c'est le diable qui opère cela à travers des esprits invisibles qui, à cause des
œuvres mauvaises des hommes, courent parmi eux dans toutes les
directions, au souffle des vents et de l'air, innombrables comme des
mouches et des moustiques qui infestent les hommes de leur multitude dans
l'ardeur de la chaleur. Lui-même en effet est entré en ces hommes de telle
façon qu'il ne leur enlève pas la chasteté. Et qu'il permet qu'eux soient
chastes puisqu'ils ont souhaité garder la chasteté.

" Et il continue, disant en lui-même : "Dieu aime chasteté et continence, ce


que moi aussi j'imiterai en ceux-là." Et ainsi l'antique Ennemi pénètre ces
hommes par des démons dans l'air, de telle façon qu'ils s'abstiennent des
péchés impudiques. Aussi, ils n'aiment pas les femmes mais ils les fuient.
Ils se montrent alors comme en toute sainteté aux hommes et en paroles
trompeuses leur disent : "Ces autres hommes qui, avant nous, voulaient
avoir chasteté, se consumaient comme poisson étuvé. Pour nous, aucun
trouble de la chair et de la concupiscence n'ose nous toucher, car nous
sommes saints et nous sommes remplis de l'Esprit saint !" Las ! Aussi les
autres hommes qui sont là ne savent que faire ; ils sont comme ceux qui
nous ont précédés dans les premiers temps. Car les autres, ceux qui errent
dans la foi catholique, respecteront ces gens et les serviront avec tout
dévouement, et autant qu'ils le pourront ils les imiteront. Et le peuple se
réjouira de leurs conversations, car ils lui paraîtront être des justes. "

Ainsi, dans son sermon prononcé à Cologne autour des années 1163 ou
1164, Hildegarde dénonce une nouvelle forme d'hérésie en laquelle il n'est
pas malaisé de reconnaître les cathares. Au vrai il s'agissait moins d'une
hérésie proprement dite que d'une sorte de religion nouvelle, semblable aux
sectes que nous connaissons en notre XXe siècle, et qui, se plaçant en
dehors de la Révélation, supposait un dualisme initial : deux dieux à
l'origine de la création, l'un créateur du monde visible, matériel, corporel, et
c'était un dieu mauvais, l'autre créateur des âmes, de l'esprit, un dieu bon
auquel seul l'homme devait s'attacher. Une douzaine d'années auparavant,
cette " hérésie " s'était manifestée dans le Languedoc ; on nommait ses
adeptes les " henriciens ", car c'était un certain moine Henri qui aurait été à
l'origine de leur errance. Celle-ci avait été assez répandue, notamment aux
environs du comté de Toulouse, pour amener saint Bernard lui-même à y
faire une tournée de prédication, peu de temps avant sa mort. Revenu à
Clairvaux, il avait écrit aux habitants de la ville pour les inciter à persévérer
dans la droite doctrine après sa mission, qui avait été un succès.
" Notre séjour près de vous, disait-il, a été de courte durée, mais il n'a pas
été sans fruits. La vérité qui par nous s'est manifestée, non seulement par
des paroles, mais encore par des actes [il faisait allusion à ses miracles] a
démasqué ces loups qui, venant à vous sous des peaux de brebis, dévoraient
votre peuple comme un morceau de pain. Elle a démasqué ces renards qui
ravageaient votre vigne, très précieuse vigne du Seigneur ; mais, s'ils ont été
démasqués, ils n'ont pas été pris. " Et de recommander la méfiance envers
ces prédicateurs d'un nouveau genre " qui, revêtant l'apparence de la piété,
et rejetant entièrement la vertu, mêlent aux paroles célestes de profanes
nouveautés de sens ou d'expression, comme on mêle du poison au miel.
Défiez-vous d'eux comme d'empoisonneurs et reconnaissez, sous leurs
vêtements de brebis, des loups rapaces ".

Tel est aussi l'avertissement d'Hildegarde ; la description qu'elle fait de ces


gens vêtus de vieilles loques usées et déteintes, aux visages pâles, aux
crânes tondus, qui ont toutes les apparences de la continence et de la
chasteté et " qui n'aiment pas les femmes, mais les fuient ", les rend tout à
fait reconnaissables.

De fait, les cathares n'allaient pas tarder à pulluler dans la région rhénane,
région très commerçante, en pleine prospérité à l'époque où prêche
Hildegarde ; et il semble bien que ce développement du commerce et d'une
vie urbaine où le profit devient une préoccupation dominante ait été un
terrain propice pour une doctrine teintée de spiritualité, mais étrangère à
l'Évangile et puisant sa source dans les antiques affirmations manichéennes.
Une sorte de dualisme somme toute simpliste, qui assimile le mal au corps
lui-même et par conséquent redoute la femme, celle par qui se transmet la
vie et qui en procréant accomplit l'œuvre du " dieu mauvais ". Logique sans
nuance, qui réduit corps et matière à être instruments de péché, ce qui ne va
pas sans faciliter l'éternelle et toujours troublante distinction entre le bien et
le mal, l'objet même de la tentation d'Adam : décider soi-même de ce qui
est son bien et de ce qui est son mal.

La moniale déploie, pour décrire l'avenir proche des dons surprenants de


prophétie. Cela d'abord en dénonçant les manœuvres manichéennes elles-
mêmes: " Lorsque ces êtres auront confirmé le développement de leur
erreur de cette façon [dont elle a parlé], des docteurs et des sages qui
persistent fidèlement dans la foi catholique les poursuivront [les
manichéens], les persécutant de partout ; mais non pas tous, car quelques-
uns d'entre eux sont de très courageux soldats en la justice de Dieu. De
même, ils ne pourront émouvoir certaines congrégations de saints dont la
conversation est sainte. C'est pourquoi ils donnent conseil aux princes et
aux riches pour qu'ils obligent les maîtres de l'Église et autres hommes
spirituels qui sont leurs sujets, à coups de bâtons et de verges, jusqu'à ce
qu'ils deviennent justes. Cela sera accompli pour certains, d'où les autres,
terrifiés auront peur. Mais cependant, selon ce que dit Élie "la multitude des
justes sera sauvée, qui ne doivent pas être confondus dans ces erreurs ni être
détruits en leurs fondements". "

" Cependant ces séducteurs [les cathares], au début de la séduction de leur


erreur, disent aux femmes : "Il ne vous est pas permis d'être avec nous, mais
puisque vous n'avez pas de docteurs éclairés, obéissez-nous, tout ce que
nous vous indiquerons et ordonnerons faites-le, et vous serez sauvées." Et
de cette façon, ils attirent à eux les femmes et les amènent à partager leur
erreur. Après quoi, l'esprit tout gonflé d'orgueil ils diront : "Nous les avons
tous dominés." Cependant par la suite ils s'uniront à ces mêmes femmes
pour commettre secrètement la luxure, et ainsi leur iniquité et celle de leur
secte sera découverte. "

Dans la suite de son sermon, la moniale semble de plus en plus inspirée.


Elle prédit une fin redoutable aux tenants de la secte : " Mais Dieu a préparé
pour vos œuvres mauvaises qui sont sans lumière une vengeance dans
laquelle Il vous laissera sans secours, car Il ne réclamera pas pour vous
l'équité, mais vous déclarera iniques. [... ] Vous êtes un exemple mauvais
dans l'esprit des hommes, puisqu'un ruisseau de bonne renommée ne
découle pas de vous. Si bien que vous n'aurez ni nourriture pour vous
nourrir, ni vêtement pour vous couvrir dans une droite considération de
l'âme, mais des œuvres injustes sans le bien de la connaissance. C'est
pourquoi votre honneur périra et la couronne tombera de votre tête. Car il
faut qu'à travers tribulations et contritions, les œuvres perverses des
hommes soient liquidées. Mais pourtant, beaucoup d'épreuves seront
accumulées sur ceux-ci qui entraînent des malheurs pour les autres dans
leur impiété. En effet, ces hommes infidèles et séduits par le diable seront
autant de balais pour vous châtier, car vous n'honorez pas Dieu purement, et
ils vont vous supplicier jusqu'à ce que vos iniquités aient été expulsées. " Et
de prévoir, contre ces séducteurs pervers, des châtiments redoutables : " Les
princes et les autres grands personnages vont se ruer contre eux et les
tueront comme des loups enragés partout où ils les auront trouvés. "

Elle poursuit cependant, et sa prophétie prend dès lors un tour étonnant pour
nous, en prédisant une aurore de justice qui " surgira alors dans le peuple
spirituel et qui, tout d'abord, commencera par un petit nombre, et eux ne
voudront pas avoir beaucoup de pouvoir ni beaucoup de richesses, de celles
qui tuent l'âme, mais diront : "Pitié pour nous, car nous avons péché."
Ceux-là, en effet, seront réconfortés et viendront à la justice hors de la
douleur et de la crainte passées, de même que les anges ont été confortés
dans l'amour de Dieu lors de la chute du diable. Et ainsi par la suite, ils
vivront en humilité et ne désireront pas se rebeller contre Dieu en
accomplissant des œuvres mauvaises. Mais, débarrassés de toutes sortes
d'erreurs, dorénavant ils persisteront avec une force très courageuse de
droiture. Si bien que beaucoup d'hommes s'étonneront qu'une tempête aussi
violente ait été l'avant-coureur de cette douceur. Les hommes, en effet, qui
auront été avant ces temps-là auront soutenu beaucoup de violents combats
contre leur volonté propre, au péril de leurs corps dont ils n'auront pu se
dégager. Mais, en vos temps, vous aurez beaucoup de troubles et de
combats contre vos volontés propres et vos mœurs mai contenues, dans
lesquels vous aurez à souffrir toutes sortes de tribulations. "

On peut se demander si la moniale n'annonce pas ici, après la dureté des


châtiments auxquels se sont exposés les cathares, l'éclosion de douceur que
représenteront au début du XIIIe siècle les ordres nouveaux de frères
mineurs à l'appel de saint François, frères prêcheurs à l'appel de saint
Dominique, qui auront pour marques distinctives la douceur, l'humilité, la
pénitence, instaurant une nouvelle page de l'Évangile, une nouvelle
floraison du règne de l'amour de Dieu. Autrement dit, il semble qu'on puisse
interpréter ce passage de la prédication d'Hildegarde comme une prescience
de cette régénération imprévue que vont apporter les ordres mendiants – et
d'abord précisément dans les régions languedociennes où l'hérésie a sévi
avec le plus de violence, aussi bien dans ses manifestations que dans sa
répression.
À rappeler brièvement les événements, il faut constater qu'une des raisons
du succès des cathares était la pauvreté qu'ils affichaient – tout au moins les
" parfaits ", ceux qui avaient reçu le consolamentum et s'astreignaient à
toutes les austérités de règle, puisqu'il s'agissait d'une religion à deux
niveaux et que les simples adeptes ne recevaient ce consolamentum qu'au
moment de leur mort. Il est certain que le clergé de ce temps, surtout dans
les riches régions rhénanes, comme dans la région toulousaine, a quelque
mal à dominer sa richesse ; tentation toujours présente, en tout cas toujours
renaissante, surtout en période de prospérité. Hildegarde n'est pas la
dernière à reprocher aux clercs leur laxisme, leurs tendances à la facilité.
Même les ordres rigoureux comme les cisterciens ne tarderont pas à y
succomber. L'abbé de Cîteaux, au XIIIe siècle utilisera dans ses
déplacements un équipage dont le luxe eût attiré les foudres de saint
Bernard.

La diffusion des sectes a partout coïncidé avec l'augmentation des richesses


et le développement de la vie urbaine : aussi bien le catharisme se répand-il
d'abord dans la vallée du Rhin, avant de se manifester surtout dans la région
toulousaine. Le comte de Toulouse Raymond V attira l'attention des
évêques sur l'expansion de la secte, alors que son fils Raymond VI favorisa
celle-ci, jusqu'au moment où il fut accusé d'avoir fait assassiner le légat du
pape Pierre de Castelnau, venu lui faire des remontrances en 1208. Ce
meurtre déclencha dans le Midi toulousain ce que par la suite on devait
appeler la guerre des Albigeois, avec les excès et les horreurs que l'on sait ;
le tout allait amener l'instauration des tribunaux d'Inquisition en 1231.

Entre-temps cependant un Dominique de Guzman traversant la région


toulousaine et y constatant les progrès des sectes cathares, avait réagi par un
appel à la pauvreté évangélique, en même temps qu'à une meilleure
connaissance de la droite doctrine, excluant tout dualisme. De façon très
significative, il crée d'abord en 1206 un monastère de femmes, réunissant
des converties du catharisme, puis il suscite le premier ordre mendiant,
celui des frères prêcheurs. Bientôt un François d'Assise, de son côté, crée
une double branche, masculine et féminine, de mendiants – franciscains et
clarisses. Celles-ci, sainte Claire à leur tête, obtiennent de l'autorité
pontificale le " privilège de pauvreté ", par lequel elles s'interdisent de
recevoir aucun " bénéfice ", terre ou domaine, autre que le territoire sur
lequel elles vivent. Une nouvelle forme de vie contemplative naît ainsi, au
début du XIIIe siècle, destinée à s'étendre dans tout l'Occident et à porter
jusqu'en Orient, proche et lointain, l'appel de l'Évangile.

La suite du sermon d'Hildegarde prononcé à Cologne s'attaque à l'erreur


dualiste. " Dieu en effet a vu d'avance Son œuvre en Adam, dont Il a fait de
boue la chair et les os, lorsqu'Il lui a insufflé le souffle de vie. Et lorsque
l'Esprit se retire de l'homme, chair et os tombent en cendres, mais ils seront
renouvelés au dernier jour. Que Dieu ait fait l'homme de limon préfigure
l'Ancienne Loi qu'il donnerait à l'homme. Mais que ce même homme se soit
dressé sur la terre, en chair et en os, montre la Loi spirituelle que le Fils de
Dieu par Lui-même a apportée. [... ] Là véritablement il se trouve
renouvelé. [... ] Toi, Dieu qui as créé toute chose, tu enverras ton Esprit au
son de la dernière trompette, et les hommes surgiront dans l'immortalité. De
telle façon qu'alors ils n'auront ni à croître ni à se dessécher, et ne seront
plus convertis en poussière. Et, ainsi, Tu renouvelleras la face de la Terre,
sachant bien que le corps et l'âme seront en une seule connaissance et une
seule perfection. C'est ce que Dieu fera, Lui en qui il n'est ni
commencement ni fin. Car Dieu n'a rien à regarder en arrière, puisque Lui-
même est tout. Et Lui-même a créé l'homme dans lequel Il a mis Son œuvre
et Ses miracles et à qui Il a confié tout édifice de vertu par lequel ils tendent
vers Lui, vers ce que Dieu Lui-même aime, Lui qui est Charité. "

Le sermon se termine sur une adjuration pressante. " À présent, ô fils de


Dieu, écoutez et comprenez ce que l'Esprit de Dieu vous dit, de peur qu'en
la meilleure partie vous ne périssiez. L'Esprit de Dieu vous dit : "Regardez
dans votre cité et votre région et rejetez loin de vous ces hommes néfastes
qui sont pires que les juifs et semblables aux sadducéens. Car aussi
longtemps qu'ils demeureront auprès de vous vous ne pourrez pas être en
sécurité. L'Église pleure et déplore l'iniquité de ces gens, car ils
contaminent ses fils de leur iniquité. C'est pourquoi, rejetez-les loin de vous
de peur que votre réunion et votre cité ne périssent, puisque, à Cologne, a
été préparé le festin des noces royales dont vos places publiques
retentissent. Pour moi, timide et pauvre vieille femme, je me suis fatiguée
beaucoup ces deux années pour exposer tout cela devant les maîtres et les
docteurs et les autres sages, en tous lieux où ils demeurent, d'une voix
vivante ; mais, parce que l'Église était divisée j'ai dû faire taire entre-temps
cette voix. "

Hildegarde aura l'occasion de revenir sur ce sujet dont visiblement elle a


saisi l'importance, et de répéter avec énergie ses mises en garde, dans la
lettre qu'elle adresse aux prélats de Mayence, donc dans un sermon
prononcé au cours de son troisième voyage. Elle y exprime de façon plus
explicite encore en quoi consiste l'erreur des manichéens, et face à leur
doctrine réhabilite le corps de l'homme tout en démontrant l'union étroite de
ce corps et de l'esprit. " Heureux en effet l'homme que Dieu a conçu comme
tabernacle de la sagesse avec la sensualité de ses cinq sens. Jusqu'à la fin de
sa vie, grâce aux saints désirs des bonnes œuvres et avec sa faim de justice
et des plus douces vertus dont il ne peut jamais être rassasié, il monte
toujours de nouveauté en nouveauté, par la grâce de Dieu. Et ainsi parvient-
il à la gloire de la vie immuable qui demeure sans qu'on s'en lasse, et
toujours sans fin. Ainsi Dieu, jusqu'aux derniers jours, fait toutes choses
nouvelles, toutes choses qui sont dans Sa seule connaissance et que
jusqu'aux derniers jours, Il a voulu faire avec puissance et selon Son
pouvoir. [...] L'âme et le corps sont un avec leurs forces particulières et leur
nom de même que la chair et le sang ; et par eux trois c'est-à-dire par le
corps et l'âme et par la rationalité l'homme se trouve accompli et produit des
œuvres. " De cette double nature qui est l'homme, à la fois corps et esprit,
elle passe à la naissance du Verbe incarné lui aussi : " Le Verbe qui au
commencement était en Dieu s'est incarné de la Vierge Marie, source vive
qui refait d'eaux vives ceux qui croient en Lui, de même qu'Il a dit : "Celui
qui croit en moi, de son sein couleront des fleuves d'eaux vives" ", dit-elle
en citant saint Jean. Et elle poursuit en montrant comment " Le Fils même
de l'homme mange et boit comme Il a consenti à l'homme de faire, de façon
à ce que sa chair et son sang puissent croître et être nourris, de peur qu'ils ne
manquent à accomplir leur office, en se desséchant. Mais le serpent
empoisonna cette nourriture quand les premiers hommes furent expulsés du
Paradis, d'où, et par la suggestion du diable, ils engendraient dans la douleur
leurs fils qu'ils avaient conçus dans le péché. Mais le Fils de Dieu fit
disparaître cette conception mortifère de l'homme, lorsqu'Il fut conçu et né
par l'Esprit saint de la Vierge Marie, sans aucun péché de la nature virile. Le
Fils donc de Dieu a donné son corps et son sang sous forme du pain et du
vin à ses disciples ; car ce sont là les deux choses qui conviennent et
peuvent être préparées pour Lui. Car comme le grain est caché en terre, et,
sans aucun autre mélange que par la chaleur du soleil et la moiteur de l'eau,
naît par la grâce de Dieu, de façon cachée, dans sa viridité, de même la
grappe de raisin, non par un mélange mais par la grâce mystique de Dieu,
pousse et croît. Ainsi le Fils de Dieu, sans aucun mélange, devient homme
véritable dans Sa divinité cachée. " De l'Incarnation, Hildegarde passe donc
à l'Eucharistie. " Car Dieu, Lui-même, qui signifie à la fois feu et eau, est à
ce point caché en haute profondeur que cela excède en tout le pouvoir
d'intellect de l'esprit humain ; d'où en effet Il a écarté dans la Vierge Marie
tout désir charnel, de façon que son Fils revête d'elle l'humanité sans aucun
feu de péché. L'Esprit saint en effet, qui est source vive, s'est répandu sur
elle comme une humeur très suave, descendant comme la rosée sur le grain.

" Cette même force du Très-Haut qui survint en Marie, réalisant en elle la
chair et le sang du Fils de Dieu, descend sur l'offrande du pain et du vin, des
blessures ouvertes de Jésus-Christ, de telle façon que cette même offrande
de pain et de vin, de manière cachée, en présence de Dieu et des saints
anges, se trouve transformée en chair et en sang – de même en effet que le
blé et le vin, par leur viridité cachée, que l'homme ne peut voir, se mettent à
pousser. Mais parce que l'homme, après avoir été lavé de ses fautes par
l'effusion du baptême, tombe très souvent dans le péché, les blessures du
même Fils de Dieu restent ouvertes, aussi longtemps que l'homme plein de
raison péchera, de façon que par la pénitence et la confession il soit en ses
blessures lavé et soit reçu.

" Mais ces hommes que l'on appelle hérétiques et sadducéens nient la très
sainte humanité du Fils de Dieu et la sainteté de son corps et de son sang
qui est présentée dans l'offrande du pain et du vin. C'est pourquoi le diable,
qui tira son origine de Celui qui n'a ni commencement ni fin, et qui au début
de son élévation a contredit à l'unité de l'Éternelle Divinité parsème toute la
terre d'une poussière de mort par l'entremise de ces hommes. Lui-même est
en effet menteur puisqu'il infuse dans les yeux de ces hommes
l'aveuglement de l'infidélité, les aveuglant à ce point qu'ils ne peuvent ni
espérer ni croire en Dieu véritable. Ainsi, à la manière de la vipère, il mord
toute Sainteté et Honneur de Dieu à travers ces hommes qui le suivent par
sa suggestion et qui, en toutes choses méprisent le Dieu vivant à travers leur
infidélité. En effet ils ne tiennent pas selon la vraie foi le Dieu véritable, qui
est invisible, et de même l'âme, donc l'esprit de l'homme. Car toute leur
affection se porte sur les choses qui sont charnelles, et c'est pourquoi ils
foulent aux pieds toutes les choses qui viennent de Dieu, comme celui-là
qui les a séduits, car, méprisant les mots de la Vérité, ils se glorifient dans le
mensonge et dans sa fausse doctrine.

" L'ange déchu en effet sait par son intelligence que l'homme intelligent a la
possibilité de faire ce qu'il veut. Et il avait reconnu cela dans le premier
homme qui avait accepté l'ordre de Dieu. Et ainsi, de même qu'il avait
trompé la femme, il s'efforce de détruire en ces hommes ce que Dieu avait
ordonné, à savoir qu'ils croissent et se multiplient, en leur suggérant qu'ils
vivent non pas selon le précepte de la Loi, mais selon ce qu'ils décident
pour eux-mêmes par la suggestion du diable. " De là leur acharnement à se
mortifier le corps, à jeûner, tout en refusant les préceptes de Dieu et l'ordre
normal de la procréation.

Et Hildegarde d'exhorter les maîtres de la cité à chasser ces gens : " Ainsi
vous, rois, ducs et princes et autres hommes chrétiens qui craignez Dieu,
écoutez bien cela et faites fuir ce peuple de l'Église en le privant de ses
libertés, en le chassant et non en le tuant. Car ils sont images de Dieu.
Puisse en effet l'esprit de feu qui est source vivante par Sa Grâce vous
pénétrer pour que vous le fassiez avant le jour de la colère de Dieu, de
façon que vous ne manquiez ni d'honneur ni de la béatitude du corps et de
l'âme. " " En le chassant, non en le tuant. " Les autorités religieuses aussi
bien que civiles auraient eu intérêt à se souvenir du conseil d'Hildegarde !
La moniale rattache au péché des origines la défaillance du corps qui meurt
et le fait que l'homme soit privé de la vision de la vraie lumière. Et c'est aux
maîtres que le Christ nous a donnés qu'il revient de " prendre garde que les
hommes, avant leur mort, puissent se purifier de toutes fautes ; eux-mêmes
pour cela doivent avoir le cœur pur de façon à demeurer vigilants et à ne
juger jamais que selon le jugement du Dieu tout-puissant ". Et elle lance un
avertissement quant au respect de la pauvreté et du pauvre lui-même pour
l'amour du Christ : " Bien que Dieu permette que le riche possède des
richesses et puisse en soutenir le pauvre, cependant c'est l'image du pauvre
qui est Son image à Lui, et qu'Il aime. " Hildegarde semble décidément
avoir pressenti ces religieux qui allaient, dans la foulée de frère François et
de saint Dominique, donner une place de choix à Dame Pauvreté,
s'appliquer à réformer les mœurs et à renouveler la vie monastique pour
combattre l'hérésie ou plutôt la secte manichéenne.

CHAPITRE IX

LES DERNIERES LUTTES ET LA MUSIQUE SACRÉE

Après le séjour à Cologne, Hildegarde accomplira encore deux voyages de


prédication, l'un à Mayence, l'autre dans la province de Souabe, sans doute
durant l'année 1170. On ne sait quelles furent au juste les étapes de ce
dernier voyage, entrepris alors qu'elle avait dépassé l'âge de soixante-dix
ans ; tout au moins, dans cette région hautement pittoresque, hérissée de
tours et de châteaux, creusée de grottes souterraines, s'est-elle arrêtée à
Kircheim unter Teck, qui conserve une église du XIIe siècle dédiée à saint
Martin. Le clergé de cette ville, en la personne de Wemer, abbé ou prévôt de
la communauté des paroisses locales, lui écrit pour lui demander de façon
pressante le texte du sermon qu'elle a prononcé chez eux (lettre III de la
Patrologie).

Il l'appelle " mère et épouse de l'Agneau ", et le ton de la requête indique


bien l'état d'esprit dans lequel on s'adresse à la visionnaire : " Parce que le
parfum de vos vertus a pénétré de vastes espaces de la terre, puisque non
seulement votre cœur a embelli le monde en oeuvrant pour le bien, mais
aussi en prophétisant le futur et en permettant par la grâce de l'Esprit saint
de contempler les choses célestes, nous trouvons que c'est digne chose, bien
que nous en soyons indignes, de nous recommander à votre sainteté en tant
que fraternité. " C'est pourquoi ils se permettent de lui faire la demande
" que dans votre maternelle piété vous ne négligiez pas d'écrire et
transmettre pour nous les mots que, l'Esprit saint vous instruisant en
présence de nous-mêmes et d'autres très nombreux à Kircheim, vous nous
avez adressés au sujet de la négligence qu'ont les prêtres en célébrant le
divin sacrifice, de façon que ces mots ne s'effacent pas de notre mémoire,
mais que nous les ayons, sollicitant davantage notre attention, sous nos
yeux ".
Sabina Flanagan, dans l'excellente étude qu'elle a faite de la correspondance
d'Hildegarde, paraît surprise de la réaction de cette fraternité de prêtres, que
la moniale a durement rappelés à une piété plus zélée et qui, loin de lui en
vouloir, tiennent à garder le souvenir de ses exhortations. Mais c'est
méconnaître l'état d'esprit d'une communauté qui a pu passer par des phases
de tiédeur sans pour autant perdre de vue son élan premier, et qui, touchée
par les exhortations d'Hildegarde, s'est sentie régénérée par elle. L'image
que leur avait proposée Hildegarde était en elle-même exaltante ; elle
l'évoque dans sa lettre de réponse, qui présente la particularité d'être datée –
de l'an 1170. " J'ai vu, éveillée de corps et d'âme, une image très belle, ayant
la forme d'une femme qui était d'une suavité des plus choisies et si aimable
par sa délicieuse beauté que l'esprit humain ne serait pas capable de la
concevoir ; sa stature tenait à la terre et allait jusqu'au ciel. Son visage aussi
était d'une extrême clarté et ses yeux regardaient au ciel. Elle était vêtue
d'une robe très blanche de soie claire et portait un manteau orné de pierres
extrêmement précieuses, émeraudes, saphirs, diamants et perles, et avait
aux pieds des chaussures d'onyx. Mais son visage était couvert de poussière
et son vêtement du côté droit avait été déchiré et son manteau avait perdu
son élégante beauté, ses chaussures aussi avaient été souillées, et elle-même
criait vers les hauteurs du ciel d'une voix forte et sinistre, disant : "Écoute,
ciel, car mon visage a été sali, et pleure, ô terre, car mon vêtement a été
déchiré. Et vous, abîmes, gémissez, car mes chaussures sont noircies. Les
renards ont leurs tanières, et les oiseaux du ciel ont leurs nids, mais moi je
n'ai ni aide ni consolateur ni bâton sur lequel m'appuyer et qui puisse me
soutenir." " Elle disait encore : "Moi j'ai vécu dans le cœur du Père jusqu'à
ce que le Fils de l'homme qui a été conçu et est né d'une Vierge eût répandu
son sang, Lui qui m'épousa et me dota de ce même sang de façon à être
régénérée, par la régénération pure et simple de l'Esprit et de l'eau, de ce
qu'avait contaminé et desséché la haine du serpent. Ceux qui veillent sur
moi, à savoir les prêtres qui devraient rendre ma face rutilante comme
l'aurore et grâce à qui mon vêtement devrait briller comme l'éclair et mon
manteau étinceler de pierres précieuses, et mes chaussures rayonner la
blancheur, ils ont aspergé de poussière mon visage, ont déchiré mon
vêtement, ont rendu sombre mon manteau et noirci mes chaussures. Ceux
qui auraient dû de toute part m'orner m'ont en toute chose ravagée." " Et la
vision de poursuivre en énumérant les outrages qui lui sont faits par ceux-là
mêmes qui devraient contribuer à sa beauté. " Les prêtres du Christ qui
auraient dû me rendre pure et me servir dans la pureté ne font qu'aggraver
ces blessures dans leur excès d'avarice en parcourant les églises de l'une à
l'autre. "

Hildegarde dénonce ensuite les effets de cette criminelle avarice : " De faux
prêtres, certes, se trompent eux-mêmes, qui veulent avoir l'honneur de
l'office sacerdotal sans en exercer la charge. Ce qui ne peut être, car à
personne ne sera donnée récompense sans que le travail correspondant ait
été accompli. Dès que la grâce de Dieu touche l'homme, en effet, elle
l'amène à œuvrer pour qu'il en reçoive récompense. " L'époque d'Hildegarde
n'est pas encore celle où les bénéfices ecclésiastiques seront distribués en
abondance à des titulaires qui ne se soucient pas d'en exercer les charges ;
ce sera le cas aux XIVe et XVe siècles ou encore à l'époque classique, quand
le monarque se sera vu attribuer par le concordat de 1516 la nomination des
évêques et des abbés des monastères. Mais percevoir les revenus de ces
bénéfices destinés à rémunérer une charge ecclésiastique sans trop se
soucier de la charge elle-même représente une tendance humaine – trop
humaine ! – qui, elle, a toujours existé.

Hildegarde semble avoir eu conscience de ce que l'avidité des princes


temporels, et aussi la colère du peuple, ne pourraient manquer de s'exercer
quelque jour à l'encontre de ces prêtres qui ont tendance à monnayer leur
charge : " Les princes et le peuple, téméraires, vont se ruer contre vous, ô
prêtres qui jusqu'ici m'avez négligée, poursuit la vision. Ils vous chasseront
et vous mettront en fuite, et emporteront vos richesses parce que vous
n'avez pas été attentifs à votre office sacerdotal en son temps. Et ils diront
de vous : "Rejetons l'Église avec ses adultères, ses ravisseurs, ses gens
remplis de mal." Et en faisant cela ils voudront rendre service à Dieu, car ils
disent que l'Église est par vous polluée [... ], par la permission de Dieu,
beaucoup de gens commenceront à s'irriter contre vous dans leur jugement,
et de nombreux peuples nourriront des pensées erronées à votre endroit en
voyant que vous comptez pour rien votre office sacerdotal et votre
consécration. Ils aideront les rois de la terre à vous chasser et convoiteront
vos biens terrestres ; et les chefs qui vous domineront se réuniront pour
décider de vous expulser hors de leurs frontières, parce que vous avez
chassé de chez vous l'Agneau innocent par vos œuvres très mauvaises. " Et
Hildegarde affirme qu'elle a entendu dans sa vision une voix venue du ciel :
" Cette image est celle de l'Église. "

Et la vision se poursuit : " À nouveau moi, pauvre femme, j'ai vu cette


forme féminine tenant un glaive sorti du fourreau, suspendu en l'air, dont un
côté de la lame était vers le ciel et l'autre vers la terre. Et ce glaive était
étendu sur le peuple spirituel qu'autrefois le prophète avait prévu lorsque
avec admiration il disait : "Quels sont ceux-ci qui volent comme des nuages
et comme des colombes sur les fenêtres ?" Ceux-là en effet, élevés de terre
et séparés du commun des hommes, devront vivre saintement dans la
simplicité de la colombe quant aux mœurs et aux œuvres. Alors qu'à
présent, dans les mœurs et les œuvres ils sont dépravés. " Pourtant la vision
s'achève sur une note rassurante, car elle en a vu aussi beaucoup qui
vivaient en prêtres empreints de pureté et de simplicité, et que Dieu
regardait comme au temps où il répondait au prophète Élie " qu'il restait en
Israël sept mille hommes dont les genoux ne s'étaient pas pliés devant le
Baal ". " À présent, que le feu inextinguible de l'Esprit saint vous remplisse
de façon que vous vous convertissiez en cette voie la meilleure. " Le
sermon prononcé à Kircheim semble donc avoir été nourri de cette
puissante image, d'une grande précision, que décrit la lettre écrite en
réponse à la requête des prêtres de l'endroit. Avertissement sévère certes,
appuyé sur une évocation grandiose, qui semble avoir porté ses fruits
puisque les destinataires ont tenu à en garder le texte sous les yeux.

On peut supposer que lors de son séjour en Souabe Hildegarde s'est aussi
rendue à l'abbaye de Hirsau non loin de Freudenstadt, qui fut en son temps
l'une des plus célèbres abbayes bénédictines. Fondée au XIe siècle, elle
adopta la réforme de Cluny, et plus de cent monastères lui étaient affiliés. Il
n'en reste rien aujourd'hui, sinon l'Eulenturm, une belle tour carrée du début
du XIIe siècle, qui se dressait dans le cloître face à l'église ; son premier
étage, autrefois bibliothèque de l'abbaye, abrite les rares vestiges qui
subsistent de l'ensemble de l'édifice. À cette bibliothèque est lié le souvenir
de Conrad de Hirsau, à peu près contemporain d'Hildegarde, qui diffuse
alors et enseigne l'admiration pour les auteurs classiques de l'Antiquité,
Cicéron, Horace, Ovide et autres, toutes sources de culture que, selon lui,
les moines se doivent d'étudier pour développer en eux le goût du beau, la
finesse d'expression, le sens littéraire.
Mais il nous faut revenir sur le voyage précédent d'Hildegarde, celui qu'elle
a accompli en direction de Mayence, car il est lié à des difficultés qui ont
assombri les dernières années de son existence, et qui ont aussi suscité de sa
part des pages admirables notamment sur la musique.

Sa lettre aux prélats de la ville reprend toute l'histoire : "En vision [... ] je
me suis trouvée obligée d'écrire à propos de ce qui nous a été enjoint par
nos maîtres [Hildegarde et son couvent dépendaient de l'archevêché de
Mayence] au sujet d'un mort qui a été enseveli chez nous sous la direction
d'un prêtre, sans que cela ait soulevé de difficultés. Quelques jours après
qu'il a été enseveli, nos maîtres nous ont ordonné de le retirer de notre
cimetière. Aussi, atteinte d'une terreur qu'on devine, j'ai regardé comme
d'habitude vers la vraie lumière et j'ai vu cela dans mon âme, les yeux
ouverts : que si, selon leur ordre on retirait le corps de ce mort, ce rejet
faisait planer sur nous un grand péril, sous la forme d'une vaste noirceur sur
le lieu où nous sommes, se trouvant nous entourer à la façon d'un nuage
noir, de ceux qui ont coutume d'apparaître avant la tempête et le tonnerre.
Aussi, en ce qui concerne le corps du défunt, qui avait été confessé, oint,
avait reçu la communion et avait été enterré sans contradiction, nous
n'avons pas voulu le retirer et nous ne nous sommes pas pliées aux
injonctions de ceux qui voulaient nous en persuader ou nous l'ordonner; non
que nous méprisions en aucun cas le conseil des hommes justes ou de nos
prélats, mais de peur que nous ne paraissions faire injure par une sorte de
cruauté féminine, à celui qui, quand il était encore vivant, avait reçu les
sacrements du Christ. Cependant, pour ne pas nous tenir entièrement dans la
désobéissance, nous avons cessé les cantiques de louange divine, selon
l'interdit qui nous en était fait, et nous nous sommes abstenues de recevoir
le Corps du Seigneur ; alors que chaque mois environ d'habitude, nous Le
recevions, nous nous en sommes abstenues (note_8). Sur ce, alors que nous
en concevions une profonde amertume, tant mes sœurs que moi, et que nous
demeurions en grande tristesse, affligées d'un grand poids, j'ai entendu ces
mots en vision : "Ce n'est pas pour des paroles humaines qu'il vous convient
de vous abstenir du sacrement qu'a revêtu Mon Verbe et qui est votre salut
et qui est né de façon virginale de la Vierge Marie, mais sur cela il vous faut
demander la permission à vos prélats qui vous ont lancé cet interdit." [...] Et
aussi, j'ai entendu au cours de la même vision que j'étais coupable de n'être
pas venue en présence de mes maîtres en toute humilité et dévotion pour
leur demander la permission de communier, surtout étant donné qu'il ne
pouvait nous être imputé comme une faute d'avoir reçu ce mort, qui a été
enseveli après avoir été muni par son prêtre de tout ce qui convient au
chrétien, et a été accompagné de la procession habituelle à Bingen sans que
personne y ait trouvé rien à redire. "

Pour apprécier ce passage, il faut se souvenir qu'un excommunié, celui qui


est " retranché de la communion des fidèles " n'a évidemment pas droit à la
sépulture religieuse mais sur ce point les prélats de Mayence semblent avoir
été mal renseignés, puisque, Hildegarde l'affirme, ce défunt avait
précisément été réconcilié avec l'Église avant de mourir. Néanmoins, soit
malentendu soit entêtement de la part des prélats, le monastère où l'on
refusait d'obéir avait été mis en interdit, c'est-à-dire qu'on n'y pouvait plus
célébrer l'Eucharistie, et que les psaumes et hymnes de la journée
monastique devaient être non plus chantés, mais seulement murmurés. On
se doute que cette clause devait désoler Hildegarde pour qui la musique
était un élément vital, surtout dans la vie d'une communauté et dans
l'expression de sa piété. Aussi va-t-elle développer dans sa lettre au clergé
de Mayence un magnifique éloge de la musique.

" Rappelons, écrit-elle, comment l'homme a souhaité retrouver la voix du


Vivant Esprit qu'Adam avait perdue par désobéissance, lui qui, avant sa
faute, étant encore innocent, avait une voix semblable a celle que possèdent
les anges de par leur nature spirituelle. [... ] Cette ressemblance avec la voix
angélique, qu'il avait au Paradis, Adam l'a perdue et, dans cet art dont il
était doué avant le péché, il fut à ce point endormi que, s'éveillant comme
d'un sommeil de ce qu'il avait vu en songe, il fut rendu ignorant et incertain
après avoir été trompé par la suggestion du diable. Et, s'opposant à la
volonté de son Créateur, il se trouva enveloppé dans les ténèbres de
l'ignorance intérieure du fait de son iniquité. Mais Dieu, qui préserve pour
la béatitude première les âmes des élus à la lumière de la Vérité, en vint à
décider de Lui-même que chaque fois qu'Il toucherait le cœur de certains
hommes, en déversant sur eux l'Esprit prophétique, Il leur rendrait, en
même temps que l'illumination intérieure, quelque chose de ce qu'Adam
avait possédé avant le châtiment de sa désobéissance.
" Donc, pour que l'homme puisse jouir de cette douceur et de la louange
divine dont le même Adam jouissait avant sa chute, et dont il ne pouvait
plus se souvenir dans son exil, pour l'inciter à les rechercher les prophètes,
instruits par ce même Esprit qu'ils avaient reçu, inventèrent non seulement
des psaumes et des cantiques, qui étaient chantés pour augmenter la
dévotion de ceux qui les entendaient, mais aussi divers instruments de
musique, grâce auxquels ils émettaient de multiples sons afin que, tant des
formes et des qualités de ces mêmes instruments que du sens des mots qu'ils
entendaient et qui leur étaient répétés éveillés et exercés par ces moyens, ils
puissent être instruits intérieurement. C'est pourquoi des sages et des êtres
studieux, imitant les saints prophètes, trouvèrent eux aussi certains genres
d'instruments, grâce à leur art, pour pouvoir chanter selon la délectation de
l'âme. Et ce qu'ils chantaient, grâce aux jointures de leurs doigts et aux
flexions qu'ils pratiquaient, ils l'adaptèrent, rappelant Adam formé du doigt
de Dieu c'est-à-dire de l'Esprit saint, dans la voix de qui tout son d'harmonie
et tout l'art de la musique, avant qu'il eût péché, était suavité ; s'il était
demeuré dans l'état dans lequel il avait été formé, l'infirmité de l'homme
mortel n'aurait pu aucunement supporter la force et la sonorité de sa voix.

" Donc, quand le diable trompeur entendit que l'homme, sous l'inspiration
de Dieu, avait commencé à chanter, et par cela était invité à rappeler la
suavité des cantiques de la patrie céleste, voyant que les machinations de sa
ruse se trouvaient réduites à néant il fut terrifié, se tourmenta, et il
commença à réfléchir et à chercher, selon les ressources multiples de sa
méchanceté, de quelle façon il pourrait désormais non seulement multiplier
au cœur de l'homme mauvaises suggestions et immondes pensées ou
distractions diverses, mais même au cœur de l'Eglise, partout où ce serait
possible, à travers dissensions et scandales ou par des ordres injustes,
perturber ou empêcher la célébration et la beauté de la divine louange et des
hymnes spirituels.

" C'est pourquoi, ajoute Hildegarde, il vous faut y réfléchir, vous et tous les
prélats, avec une extrême vigilance et, avant,de clore par sentence la bouche
de quiconque dans l'Église chante les louanges de Dieu lorsque vous le
suspendez, lui interdisant de recevoir les sacrements, tout cela, avant de le
faire, il vous faut examiner avec soin les causes pour lesquelles vous le
faites, en en ayant d'abord discuté avec la plus grande attention. "
L'évocation de la voix d'Adam, semblable à celle des anges, perdue avec le
Paradis et difficilement retrouvée à travers chants et musiques, grâce à
l'inspiration des prophètes, constitue une page fascinante de la
correspondance d'Hildegarde. Elle poursuit avec cette formule qu'on
retrouve ailleurs sous sa plume : " L'âme est une symphonie. " Sur le même
thème, elle va commenter les heures monastiques, ces temps de prières
chantées qui reviennent sept fois dans la durée du jour pour la louange de
Dieu. Et de même qu'elle a déjà montré comment les heures canoniales
rappellent les interventions de Dieu aux époques bibliques, elle va établir
une relation entre ces rythmes du jour et les moments même de la création :
" Réfléchissez que puisque le corps de Jésus-Christ est né de l'Esprit saint
dans l'intégrité de la Vierge Marie, ainsi de même le cantique de louange est
enraciné dans l'Église selon l'harmonie céleste par l'Esprit saint : le corps en
effet est vêtement de l'âme qui a une voix vivante, et c'est pourquoi il
convient que le corps avec l'âme chante par sa voix les louanges de Dieu.
D'où vient que l'esprit prophétique ordonne expressément que Dieu soit
loué par la joie des cymbales et par d'autres instruments de musique que
sages et savants ont inventés puisque tous les arts utiles et nécessaires aux
hommes proviennent de ce souffle d'esprit que Dieu a envoyé dans le corps
de l'homme ; et c'est pourquoi il est juste qu'en tous temps ils louent Dieu.
Et puisque à entendre certains chants l'homme parfois soupire et souvent
gémit, se rappelant la nature de l'harmonie céleste en son âme, le prophète,
considérant et sachant la nature de l'esprit – puisque l'âme est de nature
symphonique – nous exhorte dans le psaume que nous chantions à Dieu sur
la cithare et que nous psalmodiions sur le décacorde. [... ] Ainsi est appelé
le commencement du jour laudes, quand l'aurore surgit avant le soleil, et
aussitôt, vraie sagesse et vraie charité, Tu as inspiré en lui un souffle de vie.
En effet, de même que le soleil après l'aurore envoie aussitôt ses rayons
avec fulgurance, l'âme, souffle de vie qui est feu, dont la flamme est
rationalité, se fait reconnaître par sa science du Bien et du Mal – de même
que le soleil est reconnu par sa splendeur.

" Le temps ensuite durant lequel Dieu mit Adam en Paradis et lui montra le
plaisir glorieux de ce Paradis, lui octroyant tout fruit excepté le bois de la
science du Bien et du Mal, ce fut comme de prime jusqu'à tierce.
" Le temps au cours duquel Adam appela par leurs noms tout ce qui respire
et tous les volatiles du ciel qu'il vit et connut dans la vision de sa science, et
durant lequel il entendit Dieu lui parler dans la clarté de Sa divinité, ce fut
l'espace de l'heure de tierce jusqu'à sexte; Dieu lui apparut alors du côté de
l'orient, cependant qu'il ne voyait pas Son Visage mais la clarté de Son
Visage. Dieu ensuite, l'ayant réjoui par cette connaissance, envoya sur lui le
sommeil et ainsi, l'âme joyeuse dans le désir de sommeil il s'endormit
comme un fils devant son père. Dans ce sommeil, Dieu maintint son esprit à
une même hauteur que le corps où il l'avait envoyé avec science du Bien et
du Mal, et tout ce qui était à venir. Il le lui montra, à savoir sa progéniture
destinée à remplir la Jérusalem céleste. Et, en ce même sommeil, il lui ôta
une côte et en fit la femme qui, quand elle lui fut amenée et qu'il l'eut vue,
réjouit grandement Adam. Lui-même et son épouse considéraient ce qu'ils
allaient manger et faire, elle-même, se tenant près de l'arbre de la science du
Bien et du Mal, attendait son époux. Ce que voyant l'antique serpent qui la
regardait comme les anges regardent le Seigneur s'approcha pour la
tromper. L'espace de temps durant lequel cela fut accompli, ce fut comme
l'espace depuis sexte jusqu'à none.

" La femme que Dieu avait faite en Paradis d'une côte de l'homme vivifiée,
ayant alors en sa prescience et prévoyant la vie par laquelle toute vie
demeure lorsqu'elle descend en la femme par laquelle l'homme est destiné à
entrer dans la gloire du Paradis céleste séduite par le serpent, tendit à son
époux une nourriture de mort. Alors qu'ils se trouvaient dénudés dans leur
propre clarté, la clarté de Dieu qui avait d'abord apparu à Adam leur apparut
comme une flamme du côté austral [vers le midi] et dit : "Adam, où es-tu ?"
Cet espace de temps fut comme le délai entre l'heure de none et celle de
vêpres. Après quoi, étant expulsés du Paradis, ils vinrent dans le monde et
trouvèrent déjà la nuit sur terre. " Ce commentaire des heures canoniales, et
la magnifique évocation de l'art musical qui le précède rappellent le passage
de la septième vision, dans le Livre des œuvres divines, où Hildegarde
évoque " la flûte de la sainteté, la cithare de la louange, l'orgue de l'humilité
qui est la reine des vertus ".

Ainsi, pour elle, les instruments sont par nature voués à " la louange de
Dieu " comme les heures égrenées au fil de la journée dans la prière et le
chant des psaumes. Elle met au jour un accord profond entre les rythmes du
temps et de la liturgie, qui ne pouvait être pleinement compris qu'à son
époque où l'on cherche moins à raisonner par démonstration que par
analogie : c'est en fait tout un jeu de symboles que traduit ainsi pour elle la
vie monastique.

Moyennant quoi, elle admoneste violemment " ceux qui imposent le silence
dans les cantiques de la louange de Dieu sans que ce soit motivé par une
raison certaine ". " Ceux-là, dit-elle, ne jouiront pas dans le ciel de la
compagnie des louanges angéliques, eux qui ont injustement privé Dieu sur
terre de la beauté de Sa louange ; à moins qu'ils ne s'en corrigent par une
vraie pénitence et en une humble satisfaction. " Ils ne devaient pas être
insensibles à de pareils reproches, les prélats de Mayence qui pouvaient se
prévaloir d'une magnifique tradition dans le domaine du chant liturgique :
c'est à l'un de leurs archevêques, Raban Maur qu'est dû l'hymne fameux
Veni Creator Spiritus. Et le Dom Saint-Martin, la cathédrale de Mayence –
la plus ancienne des grandes églises romanes d'Allemagne avec celle de
Spire – évoque, avec son double chœur ces splendeurs du chant liturgique
qui à l'époque d'Hildegarde permettaient aux deux chœurs placés chacun
dans une abside de se répondre, emplissant de la voix tout le vaste édifice.
On en a fêté le millénaire en 1975, après que les offenses du temps eurent
été réparées ; l'ensemble reste digne de l'importance historique d'une
cathédrale dont l'archevêque avait été prince électeur et archichancelier du
Saint-Empire.

Le plaidoyer d'Hildegarde était convaincant. Le différend avec les prélats de


Mayence n'allait pourtant pas être comblé de sitôt ; ils semblent avoir
opposé de nombreuses réticences à son appel. Elle fut pourtant aidée par
l'archevêque de Cologne, Philippe. Celui-ci se rendit personnellement à
Mayence, amenant avec lui un chevalier qui déclara avoir été absous de
l'excommunication qu'il avait encourue en même temps que l'homme
enseveli au Rupertsberg. Le prêtre même qui les avait relevés l'un et l'autre
semble avoir été présent. L'interdit allait donc être levé, pour le plus grand
soulagement des religieuses groupées autour d'Hildegarde.

C'est alors qu'un malentendu se produit : l'archevêque de Mayence,


Christian, alors absent parce que demeurant à Rome, envoie une lettre qui
confirme l'interdit dont les moniales de Bingen sont victimes. Hildegarde
lui écrit (lettre VIII), récapitulant toute l'affaire et le suppliant de prendre
connaissance des conditions dans lesquelles l'excommunié, dont la
sépulture causait tant de désarroi, avait été un an avant sa mort réconcilié
avec l'Église. Elle insiste si bien " implorant avec larmes et supplications sa
miséricorde ", en appelant au témoignage de l'évêque de Cologne, que
finalement elle provoque une seconde lettre de Christian, l'archevêque de
Mayence. Celui-ci, mieux éclairé, se dit d'autant plus enclin à la
compassion que l'innocence des moniales lui apparaît maintenant plus
évidente. Il termine en invoquant l'ignorance dans laquelle il était des
conditions exactes de la sépulture incriminée, et en demandant " pardon et
miséricorde ". Ainsi se termine ce malentendu, que les circonstances
avaient prolongé plus que de raison.

La lettre aux prélats de Mayence contient aussi, en dehors de passages


consacrés aux cathares, un vaste développement sur le sacrement de
l'Eucharistie et le ministère sacerdotal. Elle recèle en fait, cette lettre, toutes
sortes de richesses, les mêmes que l'on trouve exposées dans les visions
d'Hildegarde, mais ici dans une formulation plus accessible. Citons ainsi
cette pensée qui lui est familière sur l'âme, " viridité du corps " : " L'âme
opère en effet par le corps et le corps par l'âme, et l'âme est la viridité du
corps, et ainsi l'homme se révèle pleinement, dans lequel feu, eau et air
aqueux – ou air humide – se trouvent, cet air humide par lequel lui-même
aspire et respire le souffle humide. De même en effet que le soleil, depuis le
lieu où se trouve la roue du cercle qu'il accomplit avec le vent agité, répand
la chaleur de ses rayons et suscite toutes ses forces et ses vertus, de même
l'âme raisonnable dans le corps répand son souffle humide, et cela se
produit dans la créature qu'elle connaît grâce à sa raison. En effet, l'âme et
le corps avec leurs forces et leurs ressources particulières, de même que la
chair et le sang, ne sont qu'un, et par les trois, à savoir le corps, l'âme et la
raison, l'homme se trouve complet et peut œuvrer. "

Un peu plus haut, avant ce passage d'explication sur l'homme, elle a


exprimé ce sentiment de la beauté humaine qui est si familier à son temps :
" Il est bienheureux, en effet, l'homme que Dieu a fait comme le tabernacle
de Sa sagesse, grâce à la sensualité de ses cinq sens qui jusqu'à la fin de sa
vie par les sains désirs de bonnes œuvres, la faim de justice et des vertus les
plus douces dont il ne pourra jamais être rassasié, monte continuellement de
nouveauté en nouveauté par la grâce de Dieu, et ainsi il parviendra
heureusement à la gloire de la vie qui ne change pas, qui est sans dégoût et
demeure toujours sans fin. De même en effet que Dieu fait toutes choses
nouvelles jusqu'au tout dernier jour, et ce qu'Il veut faire après ce dernier
jour, grâce à Sa puissance et Ses possibilités infinies, cela demeure connu
de Lui seul. Tandis que les hommes bienheureux qui vivaient en cette
nouveauté auront, grâce aux cithares et aux symphonies et dans le son de
toute louange, une joie de toutes les joies sans fin en présence de Dieu. "

Dans la même lettre, on trouve un très beau passage sur le pauvre, dans
lequel elle dit s'inspirer de l'épître de saint Jacques. " Le riche veut être
honoré à cause de sa grande fortune ; il est reçu, il est honoré, surtout à
cause de l'aide qu'il apporte contre l'adversité et la crainte de sa puissance.
Le pauvre doit être reçu pour l'amour du Christ et parce qu'il est frère de
l'homme. L'un et l'autre ne peuvent être considérés comme semblables, car
ce serait sans discernement. Celui qui fait asseoir le riche et le pauvre sur un
même siège, le riche dédaignerait de le faire et le pauvre en serait effrayé.
Mais le pauvre doit être reçu et considéré pour l'amour de Dieu, car il est
frère de l'homme ; et bien que Dieu permette que le riche possède des
richesses et qu'il en fasse part aux pauvres, cependant Il aime la figure du
pauvre qui est Son image. Le riche en effet, à cause de l'orgueil de ses
richesses, commande aux hommes auxquels il peut nuire, et il les traite
comme s'ils n'étaient pas des hommes dans la même forme que lui, et en
cela est blasphémé le nom d'homme lui qui est par lui-même image et
ressemblance de Dieu. "

Enfin, cette longue lettre se termine sur une prière où Hildegarde invoque
particulièrement " sainte Marie, étoile de la mer ". Elle montre le Fils de
Dieu " tel un bon et sage jardinier, cueillant les herbes bonnes et parfaites
pour l'utilité de chacun, c'est-à-dire des hommes bons et parfaits qui ont été
comme la bonne herbe dans la bonne terre, car ils l'ont écouté et, en
écoutant Ses paroles, eux-mêmes ont obéi volontiers à Ses préceptes en foi
et en charité. "

Hildegarde, tout conflit apaisé, passe sa dernière année dans le monastère


d'Eibingen, où elle est assistée par le moine Guibert de Gembloux qui a pris
la succession de Volmar. Il ne nous a malheureusement pas laissé le récit de
la mort de l'abbesse, pour lequel on ne peut recourir qu'au texte de la Vie.
Ses rédacteurs s'en remettent aux récits des religieuses qui entouraient
Hildegarde. " La bienheureuse Mère, écrivent-elles, avait combattu
pieusement pour le Seigneur en de nombreux combats et travaux. Prise de
dégoût de la vie présente, elle désirait chaque jour s'en évader et être avec le
Christ. Dieu, exauçant son désir, lui révéla sa fin ainsi qu'elle-même
auparavant l'avait souhaité en esprit de prophétie, et elle la prédit quelque
temps à l'avance à ses sœurs. Enfin, souffrant dans son infirmité, elle passa
heureusement de ce siècle vers l'Époux céleste en la quatre-vingt-deuxième
année de son âge, le 15 des calendes d'octobre (le 17 septembre) de l'année
1179. Ses filles, dont elle était toute la joie et la consolation, assistaient,
pleurant très amèrement aux funérailles de leur mère bien-aimée, car bien
qu'elles n'aient pas douté des récompenses et de l'aide qu'elle-même allait
leur apporter, cependant, à cause du départ de celle par laquelle elles étaient
toujours consolées, elles éprouvaient dans leur cœur un immense chagrin. "
Et de décrire le prodige qui s'ensuivit : " Au-dessus de la maison dans
laquelle la vierge sainte rendit son âme heureuse à Dieu, au début de la nuit
du dimanche deux arcs très brillants et de diverses couleurs apparurent au
ciel, qui allèrent se dilatant jusqu'à la largeur d'un grand plateau s'étendant
sur quatre parties de la terre, de l'aquilon à l'austral [du nord au midi],
l'autre de l'orient à l'occident. Au sommet, les deux arcs se rejoignaient :
une claire lumière émergeait, telle que celle du cercle lunaire, qui,
s'étendant au loin, semblait repousser de sa maison les ténèbres de la nuit.
Dans cette lumière, on vit une croix rutilante, petite d'abord puis, croissant
peu à peu, devenue immense autour de laquelle d'innombrables cercles de
couleurs variées, dans lesquels on voyait de petites croix brillantes dans
leurs cercles, se manifestaient – des croix plus petites cependant que la
première. Et comme celle-ci s'étendait dans le firmament, elle se
développait surtout vers l'orient, et éclairait la terre auprès de la demeure
dans laquelle la vierge sainte était passée de la terre au ciel, et semblait
ensuite décliner. On peut croire que par ce signe Dieu montra de quelles
clartés Il avait inondé celle qu'Il aimait dans les demeures célestes. " La Vie
mentionne ensuite quelques miracles survenus sur le tombeau : des
guérisons et aussi " une suave odeur qui sortait de sa tombe ".

Hildegarde meurt en un temps de plein épanouissement. L'art roman atteste


toujours sa vitalité, la voûte gothique s'insère avec aisance, laissant prévoir
des nefs toujours plus larges, toujours plus claires. Et une multitude de
flèches vont pointer vers le ciel, toujours plus haut, comme autant de
poèmes, au lyrisme audacieux. Partout s'amplifie l'activité ; ce n'est plus
l'élan collectif au sein duquel prenait place la naissance de la moniale, mais
le pèlerinage de Terre sainte, avec tout ce qu'il entraîne, s'est amplifié.

Un coup terrible sera porté cependant à la chrétienté avec la perte de


Jérusalem, reprise par Saladin huit ans seulement après la mort
d'Hildegarde. La Ville sainte est perdue, mais non la Terre sainte ; autour de
Saint-Jean-d'Acre, durement reconquise, se regrouperont combattants,
résidents, et les ordres religieux, templiers et hospitaliers. Autour d'eux, la
foule change quelque peu: les marchands se sont toujours et partout trouvés
dans les pas des pèlerins, mais leur présence va devenir obsédante, leur
action décisive. Venise ne va pas tarder à s'affirmer dans ce Proche-Orient
où les splendeurs de Byzance déclinent, avant d'être indûment pillées et
partagées entre ces mêmes armées qui avaient voulu venir au secours de la
chrétienté, et se retrouvent utilisées comme auxiliaires par le grand
commerce méditerranéen. Tandis que dans le Languedoc s'accomplissent
les prédictions de la visionnaire, guerres et soubresauts se succèdent
jusqu'au moment où la tentation manichéenne sera vaincue par la douceur et
la sûre doctrine. Mais une menace d'une autre espèce ne tardera pas à se
faire jour avec la naissance de l'Inquisition, et toutes les déviations
contenues en puissance par cet appel du pouvoir spirituel au pouvoir
temporel, lequel ne tardera pas à se retourner contre ceux mêmes qui
l'avaient invoqué.

Les temps qui viennent ne manquent pas de mystiques ni de visionnaires,


stimulant ce continuel besoin de réformes et de conversion qui fait la vie de
l'Église comme celle de toute personne vivante. On peut néanmoins
constater qu'il s'en trouvera peu de la qualité d'Hildegarde, à la fois très
insérée dans son siècle et d'une totale fidélité à l'Évangile. Si nous
comparons ses visions et ses prédications à celles de Joachim de Fiore, son
presque contemporain (il meurt un quart de siècle après elle, en 1204), on
trouve chez ce dernier une force apocalyptique renouvelée, l'accent mis sur
le prophétisme, beaucoup plus que ne l'avait fait la visionnaire des bords du
Rhin – mais aussi de redoutables éléments de divagation. Le moine
calabrais n'ira-t-il pas jusqu'à prédire l'avènement d'une ère nouvelle, le
règne de l'Esprit – déjà une sorte de " Nouvel Âge " ! – et ses prédictions
vont entraîner nombre de ceux que la ferveur franciscaine aurait dû
préserver de semblables erreurs. Il connaîtra certes une longue " postérité
spirituelle ", sur laquelle le cardinal de Lubac a attiré notre réflexion : tous
ceux qui ont prédit " un troisième état à venir dans le temps et sur cette
terre, qui serait l'âge de l'Esprit ". Ajoutant que " cette postérité s'est
constamment métamorphosée, et non seulement à l'intérieur ou en marge
des Églises mais jusque dans la pensée laïcisée des temps modernes " ; en
fait, ses visions étaient liées à tous les millénarismes à venir. Joachim avait
pris quelque peu le relais de Merlin et des sibylles. Or c'est une erreur dans
laquelle Hildegarde n'était jamais tombée.

Par ailleurs, dans un tout autre registre, l'enthousiasme devait aller croissant
dans le monde intellectuel pour un aristotélisme qui, à l'université de Paris –
celle-ci, on le sait, se forme au début du XIIIe siècle - allait devenir
dominateur et obsédant, de définitions en syllogismes. Aristote a été pour le
monde étudiant d'alors ce qu'aura été Hegel aux XIXe et XXe siècles. Or
l'Université prétendait détenir " la clé de la chrétienté ". Elle ne le montra
que trop lorsque les papes vinrent se placer sous la protection et l'influence
des rois de France pendant l'exil d'Avignon au XIVe siècle. Entre-temps,
certes, avait été élaborée une admirable synthèse entre raisonnement
aristotélicien et foi chrétienne grâce à saint Thomas d'Aquin, d'où une
philosophie qui s'imposera avec le temps, mais qui n'ouvre plus comme
jadis, sur un univers en création continue. On ne tardera pas à en arriver à la
notion d'un univers clos dont toutes les parties peuvent être déchiffrées par
l'analyse rationnelle – celui dont on ne doutait aucunement à l'époque de
Berthelot.

L'écart s'est creusé entre-temps ; vie mystique et vie sociale suivent des
voies parallèles. Loin de toute foule, derrière de hautes murailles, les
chemins de perfection sont suivis à l'abri de clôtures de plus en plus strictes,
dans les ordres réformés comme ceux du Carmel. Dans le clergé, la
hiérarchie – elle est nommée depuis le concordat de Bologne en 1516 par le
pouvoir temporel en France – tend à une sorte d'autonomie austère. On avait
pu noter dès la fin du XIe siècle, dans l'architecture même de l'Église
l'image d'un isolement entre clergé et peuple, jusque dans la célébration du
mystère eucharistique : le tour du chœur, grille ou tapisserie, en la
cathédrale d'Albi devient un mur de pierre. Il est significatif que la partie la
plus richement sculptée et peinte soit à l'intérieur tandis que, à l'usage du
peuple, se dresse le jubé et bientôt la chaire des prédications solennelles. Il
est vrai que s'esquisse, dès la fin du XVIIIe siècle, un mouvement inverse
qui s'affirmera peu à peu.

Ainsi, des phases diverses se suivent et s'entrecoupent au cours de la vie de


l'Église. Notre époque semble éprouver une sorte de faim spirituelle qui ne
croit pas trouver son aliment dans la vie des paroisses. Un personnage
comme Hildegarde, une sorte de prophète, " bouche de Dieu ", qui clame ce
que lui inspire la Lumière vivante, est parfaitement intégrée dans son temps
: correspondant avec l'empereur comme avec le pape, influente sur le plan
politique comme sur le plan spirituel, tournant ses regards vers les plus
humbles plantes comme vers les espaces infinis, elle pourrait sans doute
aider à cette réconciliation des divers ordres de pensée, des divers aspects
de la vie, à laquelle aujourd'hui on semble aspirer.

NOTES

1. Albin Michel éd.

2. Une remarque s'impose ici : le manuscrit d'Herrade a été détruit dans


l'incendie de la bibliothèque de Strasbourg lors de la guerre de 1870 ; celui
d'Hildegarde, qui portait le numéro 1 de la bibliothèque de Wiesbaden, a
disparu lors de la guerre de 1940. Les progrès réalisés en matière
d'armement aux XIXe et XXe siècles auront été payés par de lourdes pertes
en matière scientifique.

3. Sainte Hildegarde, une médecine tombée du ciel, tome I, la prévention ;


tome II, les remèdes. (Éditions Saint-Paul, Paris, Fribourg, 1991 et 1992.)

4. Éd. Résiac.

5. Éd. Société bâloise Hildegarde, 1988.

6. Éd. Jérôme Millon, Grenoble, 1988.


7. Hypérion, KA 66 039.

8. Rappelons qu'à l'époque la messe est quotidienne, même pour beaucoup


de laïcs, mais la communion, elle, relativement rare ; elle est toujours
donnée sous les deux espèces du pain et du vin, cela jusqu'au milieu du
XIIIe siècle.

BIBLIOGRAPHIE

Un ouvrage, en français, est essentiel pour la connaissance d'Hildegarde :


Hildegarde de Bingen. Le Livre des œuvres divines (Visions), présenté et
traduit par Bernard Gorceix, Albin Michel, Paris, 1982. Il donne pp. XCIX-
CL une bibliographie complète, citant notamment la référence essentielle
que constitue, en France, le tome 197 de la Patrologie latine de Migne,
Paris, 1882, laquelle contient les principales œuvres de la moniale, y
compris sa correspondance.

La principale et l'une des plus récentes études en allemand est celle de


Heinrich Schipperges, Hildegard von Bingen, Olten & Freiburg im
Breisgau, 1985.

Citons aussi Margot Schmidt, Die fragende Schau der heilige. Hildegard,
Leutesdorf am Rhein, 1992.

Sabina Flanagan, Hildegard of Bingen, 1098-1179. A Visionary Life,


London and New York, 1990. Pp. 225-227, liste des œuvres d'Hildegarde,
manuscrits et publications. À la liste de ses manuscrits ajoutons celui qui
nous a été signalé par Jean Gimpel à la Bibliothèque bodléienne d'Oxford,
Merton College, Coxe n°1 CLX. Du XIIe siècle, il semble ne contenir que
les trois premiers livres du Scivias. Cf., E. M. Powicke, The Medieval books
of Merton College, Oxford, 193 1, pp. 65-66 et p. 236.

Dans le chapitre " Les subtilités de nature ", nous donnons une rapide
bibliographie des ouvrages récemment parus sur les textes médicaux
d'Hildegarde, et sur les associations qui étudient son œuvre.
SOCIÉTÉ NOUVELLE FIRMIN-DIDOT Mesnil-sur-l'Estrée pour le
compte des Éditions du Rocher en août 1994

Éditions du Rocher 28, rue Comte-Félix-Gastaldi Monaco

Imprimé en France

Dépôt légal : août 1994

CNE section commerce et industrie Monaco : 19023 –

N* d'impression : 27485

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