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(R. ) ?

Rudoif HIESTAND*

SAINT-RUF D'AVIGNON, RAYMOND DE


SAINT-GILLES ET L'ÉGLISE LATINE DU
COMTÉ DE TRIPOLI

Parmi les grandes congrégations monastiques et canoniales, qui aux XI,


et XIIe siècles se constituent dans l'Eglise d'Occident autour des centres de
réforme en regroupant des dizaines et même des centaines d'églises et de
granges plus ou moins étroitement liées à l'abbaye-mère, deux appartien-
nent au Midi de la France: Saint-Victor de Marseille et Saint-Ruf
d'Avignon 1 . S'étendant très vite au-delà de leur région d'origine vers le
Nord, vers l'Espagne et aussi vers l'Italie, ces deux congrégations de cha-
noines réguliers devenaient ce que l'on appellerait aujourd'hui des organis-
mes internationaux. Dans le cas particulier de Saint-Victor on a même parlé,
d'après une formule heureuse de Schmid t de l'a Etat pontifical
marseillais »2
Dans les dernières années, la structure interne et l'expansion de ces orga-
nisations dans l'Occident 3 ont rencontré un intérêt toujours croissant.
Cependant la question d'une éventuelle expansion vers le bassin oriental de
la Méditerranée à été presqu'entièrement négligée. Et pourtant nous nous
trouvons au temps de la croisade, qui, née dans les mêmes années, fut éga-
lement un mouvement international. Elle donna à la S y rie non seulement
des Etats féodaux latins et les magnifiques châteaux que l'on admire encore,
mais aussi, cc que l'on oublie trop vite, une Eglise latine et des monastères
qui suivaient le rite romain. Paradoxalement, malgré une très riche

Professeur, 1-listorisches Seminar, Universitét Düsseldorf, Universit5tstrasse 1, 4000


Düsseldorf.
I. Voir en général Histoire de l'Eglise, éd. Fliche-Manin, vol. VIII, Paris, 1950, p. 427 ss. Hand.
bach der Kirchengescliichte, éd. H. Jedin, 111, I, Fieiburg-Basel .Wicri, 1966, P. 515 ss.; Ch. DERE1,
art. Chanoines réguliers, Dici, d'histoire et de géographie eccbsiasriqaes, XII, 1953, e. 353 ss.
2. P. ScHMID. Die Entstchung des Marseiller Kirchcnstaates,.4rchiv fur Urkr.mdenforscharig, 10,
1928, p. 176-207 pour Saint-Ruf en particulier voir ci-dessous., note 13.
3. Voir surtout les procès-verbaux du congrès de la Mendola en 1960, La vif u comune del c!ero
ici secoli XI e XII, Milano, 1962, 2 vol. lsrirazioni monastiche e istitaZioni canonicali in Occi-
denie, 1123-1215, Milano. 1980; L. Mius. Et-mites et chanoines réguliers au X11 siècle, dans Cahiers
de civilisation médiévale, 22, 1979, p. 39-80; V. GARCIA-LOBO, La congregaciôn de San Rufu en cl
t-eino de Lc6n, dans Hispania sacra, 30, 1977, p. Iii-142 ; J. CHÀTII.LON, La crise de I'F.giise aux
XII et XII, siècles et les origines (les grandes fédérations canoniales, dans Revu' d'histoire de
la spiritualité, 53, 1977. p.3-45.

.4 wialc, ciii 'Jjj, 7nze 08 N' 1 7Ç . (rij1l . t. Sc'pt'iii!c I)sr Document

D I il il il H 11111 il 111 1111


1
0000005647569
328 RUDOLF HIESTANE) (2)

bibliographie sur les croisades, l'histoire ecclésiastique de l'Orient latin reste


encore mal étudiée4.
Selon quels principes cette Eglise fut-elle constituée ? Qui furent les clercs
à occuper les premiers rangs de sa hiérarchie ? Qui furent les moines à y
mener une vie régulière ? Autant de questions à peine ébauchées. Tandis
que des chevaliers et même des princes partaient en grand nombre pour
l'Orient, poussés les uns pal- des motifs religieux, les autres pour chercher
fortune, le clergé séculier et surtout les ordres monastiques occidentaux
furent beaucoup plus réticents à suivre le mouvement-5 . Bien sûr, en 1096
le pape Urbain H avait formellement interdit aux moines de l'abbaye de Val-
lombrose en Toscane de partir pour la première croisade, qui devait être
selon ses mots une affaire de guerriers et non de moines. Quarante ans plus
tard, l'abbé de Clun y Pierre le Vénérable apprit, presque par hasard, que
l'abbaye du Mont-Thabor en Gaulée suivait les coutumes clunisienne. Même
vers 1170 l'abbaye bourguignonne n'avait encore aucune filiale en
Palestine6. Si nous passons aux Cisterciens, la situation ne différait guère.
Malgré l'intérêt prononcé que Bernard de Clairvaux montrait pour les Tem-
pliers, son ordre ne voulut pas s'engager directement en Orient. Il refusa
une place près de Jérusalem offerte par le roi Baudouin II, et la passa aux
Prémontrés7 .Saint Bernard lui-même alla jusqu'à dissuader du pèlerinage
à Jérusalem ses correspondants en leur proposant d'entrer dans un monas-
tère cistercien où ils trouveraient la vraie Jérusalem, la cité spirituelle 8 . En
ce qui concerne l'Italie du Sud, la situation est presque identique. Bien que
de nombreux Normands aient suivi l'appel d'Urbain II, dans les Etats croi-
sés ni donation ni affiliation en faveur du Mont-Cassin, de Saint-Nicolas de
Bari ou d'un autre monastère ne nous sont connues pour la première moi-
tié du XHe siècle.
Dans ce cadre général quelle part enfin revient aux deux grandes abbayes
du Midi ? Pour rappeler le rôle prééminent de la Provence et (lu Languedoc

4. A consulter surtout le livre très rare de W. HOTZEI.T, KircJrr';rt'scIzicI:te PalcY.strpras rot Zeital.
ter der Kreiizziige, Kôln, 1940 Giorgia FEDALTO. La C/riesa latina in Oriente. 111, Padova, 1973-76,
12 (1981), cl tout récemment B. HAMIL1OFi Tue latin (ItorcIt in tJre Crusader Staies. l'ire Secular

Chu rclr. London, 1980 pour la prosopographic R. RO+IR.lcrrr. Svria sacra, dans ?eit.sclrrift des dents-
(lien Palèstina yereiu,s, 10, 1887, p, 1-48 et Hans Eberhard MAYF.R. Rihho,'raphie -tir Ge.çchichie
der Krerz:iige, Hannover, 1960, n° 3913.4030.
5. Parmi les participants de la première croisade on peut nommer entre autres le chapelain
de Robert de Normandie et Futur patriarche Arnoul de Choques, l'évêque Arnoul de Marturano
en Calabre, qui aspirait au siège de Bcthkem, et le clerc flamand Baudouin, premier archevêque
de Césarée, peut-être aussi son successeur Evrémai'.
6. Petrus Vcnerabilis, Tire Letters, éd. G. Constable, Cambridge, Mas., 1967, 1, 105, n° 31, et
214. n° 80. Voir aussi B. Z. KEOAR.Palmal'ée, abbaye clunisienne du XII , siècle en Galilée, dans
Revue Bénédictine, 93, 1983, et Virrarbeitc,, : wn Oriens ponhi/ir'urs lii (voir note 17), p. 72 s.,267
n° 104 et 274 n° 108.
7. Bernard de Clairvaux, ep. 253, Migne, Pi. 182, c. 454 ss. S. Ber,rardi Ope ra. vol. VIII, Lpis!o.
lai, Il, Roma, 1977, p. 149, n° 253 ; tians E. MAYES. Sankt Samuel auf dent Freudcnher'g und sein
Besitj nach cincm unbekannten Diplom Kg. Balduiris V., dans Qiellr'rr o,,d Forç, htiru,'en ans iraliei-
sclri' p r Archirs"r inrd BiJ,liotheken, 44, 1964, p. 35.71.
8. Ep. 57, 64, 399; voir G. CONSTABLE. Monachisme et pèlerinage au Mo y en Age, dans Revue his-
torique, 258, 1977, p. 3-27, p. 20 s.
?A) )51;)

(3) SAINT-RUF D'AVIGNON 329

dans la première croisade il nous suffira de citer les noms de Raymond de


Saint-Gilles, excelleniissimus miliiiae christianae princeps, d'Adhémar de
Monteil, évêque du Puy et légat du pape, et du chroniqueur Ra y mond d'Agui-
1ers. Dès les premières tentatives de fonder un Etai en Svrie du Nord, le
comte de Toulouse y avait promu aussi l'organisation ecclésiastique 9 . En
automne 1098 déjà, il installa son chapelain Pierre de Narbonne à Albara,
à 30 km environ au sud-est d'Antioche, pour être le premier évêque latin
d'Orient, et lui conféra en même temps le gouvernement civil de la ville.
Quand Ra y mond voulut en faire autant à Maarat-en-Nouman quelques semai-
nes plus tard, l'opposition de la masse populaire, qui y croyait voir une tra-
hison de la croisade, le força à reculer, mais Raymond reprit ses efforts pen-
dant la conquête du futur comté de Tripoli. Il semble qu'il ait pensé à éle-
ver la future capitale au rang de métropole pour faire coîncider l'organisa-
tion politique et ecclésiastique selon les principes de l'Eglise dans l'Empire
romain et repris au XIe siècle10,
A côté de l'organisation diocésaine, il fallait pourvoir les terres conqui-
ses d'un clergé régulier. L'abbaye de Sainte-Marie-Latine de Jérusalem et
le Saint-Sépulcre reçurent de larges privilèges à Tripoli et au Mont-Pèlerin,
la bourgade construite par Raymond en face de la ville de Tripoli, un hôpi-
tal fut fondé 11 . Mais Raymond fut aussi le premier parmi tous les princes
croisés à établir des liens avec les établissements monastiques de l'Occident.
Au fond, il n'y avait rien de plus naturel que de voir Je comte de Toulouse
se tourner vers ses pays d'origine et vers les grandes abbayes qui y avaient
pris essor comme centres de réforme. Avec toutes les deux, Raymond avait
été en contact avant son départ pour la croisade. Ainsi ne s'étonnera-t-on
pas de le voir céder en 1103 la moitié de la ville de Gibelet, l'ancienne Byblos,
à Saint-Victor l2 . Bien scir il ne s'agissait que d'une donation faite in spe, car
Gibelet ne tomba dans les mains des Francs qu'en 1109. La donation de Ray-
mond resta pourtant sans suite, parce que la situation politique générale
avait complètement changé sur ces entrefaites, et nous ne savons rien d'éven-
tuel tes autres donations en faveur de l'abbaye marseillaise.

9. J. RicHARD, Noie sur l'archidiocèse d'Apamée et les conquêtes de Rayniond de Saint-Gilles


en Syrie du Nord, dans Syria, 25, 1946-48, p. 103-08; L. uni.- J. H. Huj.. Ra ymond de Saint-Gilles,
comte de Toulouse, Toulouse, 1969.
10.J. RJCHARJ). Le comté de Tripoli sous la d ynastie toulousaine, 1102-1187, Paris, 1945 ; M.W.
BAWwIN. Ecclesiasticol Developments in the Twelfth Century Crusaders' State of Tripoli, dans
Cath. Ilisi. Rer., 122, 1936, p. 149.71.
Il. J. RICHARD, Le chartrier de Sain te-Ma rie-Lat ine et l'établissement de Raymond de Saint-Gifles
à Mont-Pèlerin, dans Mélanges Louis Haiphen, Paris, 1951, p. 605-12 J. Du.AvILLELE ROULX, Car-
filaire général de l'ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, 1. 1V, Paris, 1894-1906, 1,
40, n° 48.
12. Ed. GURARD. C'arzulaire de Saint . Victor de Marseille, Paris, 1857, II, 151, il , 802; R. Rou.
Rlctrr, Regesta regni Hierosolwnitani, Oeniponti, 1893-1904, n° 38. Voir DLPRAT, L'abbaye de Saint-
Victor et la Palestine aux temps des Croisades, dans congrês français de la Syrie, Marseille-Paris,
1919, p. 98-102.
330 RUDOLF HIESTAND (4)

En ce qui concerne Saint-Ruf d'Avignon 13 , deux brèves notices dans la


Gallia christiana 14 et dans les Familles d'Outre-mer de Ducange-Rey' 5 en
mentionnent une dépendance dans le comté de Tripoli. Comme ils ne don-
nent pas le nom, la récente biographie du comte de Toulouse par les deux
Hill n'y prêta aucune attention. Mais Jean Richard avait formulé en pas-
sant, il y a trente ans déjà, l'hypothèse que ce fut Raymond de Saint-Gilles
qui avait donné à Saint-Ruf d'Avignon une église dans le comté de Tripoli16.
Il renvoya à une bulle de Calixte II qui énumère parmi les églises dépen-
dantes de Saint-Ruf d'Avignon en dernier lieu ecclesiam sancti Jacohi de Tri-
poli. Aussi, sur la base d'analogies avec d'autres donations faites par Ray-
mond, Jean Richard le soupçonna-t-il d'en être le fondateur ou donateur.
La charte originale de Ra ymond est perdue depuis longtemps comme tous
les autres documents d'Outre-mer de Saint-Rut qui auront péri au plus tard
lors de la chute de Tripoli en 1289. De même, parmi les copies faites au XVT[Ie
siècle par M. Eusebi, aucune trace ne s'en trouve aujourd'hui; par consé-
quent à défaut d'autres sources écrites ou archéologiques seule nous reste
pour reconstruire une histoire toujours fragmentaire de cette dépendance
tripolitaine de Saint-Ruf une série de privilèges de la chancellerie pontifi-
cale avec de longues listes de possessions17.
Heureusement nous pouvons remonter une dizaine d'années, par rapport
à la bulle de Calixte II. Car le premier privilège romain pour Saint-Ruf qui
mentionne une église en Syrie est la grande bulle de Pascal II du 10 janvier
1114 18 , En renouvelant celle de son prédécesseur Urbain 11, le pape y ajoute
à l'énumération de quelques 40 églises et granges les mots : con firmamus
etiam —ce qui indique clairement un supplément à la liste antérieure— vobis
possessionern, quam Raymundus nohilis memorie cornes vohis in Tripolilana
regione concessif cum ecclesia sancti Ruffi, quam in eadern possessione cons-
truxit. Ace que Calixte II ne dit pas expressément, comme nous le verrons
tout à l'heure, Pascal II ne laisse plus aucun doute ce fut en fait Raymond

13. Sur Saint-Ruf d'Avignon voir A. Cs.taade BELLEMss. liste des abba yes, chapitres, prieurés,
églises de l'ordre de Saint-Rut de Valence en Dauphiné, Romans, 1933, qui s'appuie sur le fonds
Saint . RuF dans les Archives départementales de la Drôme et sur le ms. de Marcel Eusebi, cha-
noine et archiviste de l'abbaye (ca. 1740), Grenoble, Bibliothèque municipale, ms. 290, et coutu.
mierdu Xls. de l'ordre de Saint-Rut en usage à la cathédrale de Magnelonne. Sherbrooke, 1950.
Je n'ai pu consulter ni les copies du XVlll siècle autrefois chez M Pastoris à Snspel (Alpes-
Maritimes), ni une thèse dactylographiée de Mlle Le Brigaud (os. 1969).
14. Gallia christiana nova, XVI, 359: abh. s. Ruffi, n° 3.
15. DUCANGE . REY. Les familles d'Ouire.mer, Paris, 1879, p. 477, sur la base de la Gallia christiana
nova.
16.J. RIcHAI5D, Le chartrier (voir note Il), p. 604, note 4; C. CASIEN. La Syrie du Nord au temps
des croisades et la principauté franque d'Antioche, Paris, 1940, et B. Hstirxos, The Latin C'hurch
(voir note 4), ne mentionnent pas ces établissements religieux. Ils Sont énumérés incomplètement
dans CzatER de BELLENSE, Liste, p. 1075.
17. Les bulles ont été publiées par U. CHEVALIER, codex diplomaticus ordinis Sancti Ru fi. Col-
lection des cartulaires dauphinois, 1X/1, Valence, 1891. et par C.aaIER de BELLENSE, Liste, pass.;
pour les passages concernant l'Orient latin, voir aussi R. HlEsTD, Vorarbeiten zum Ont-os pan-
tif icius 111. Papsturkuiiden fOr Kirchen des HI. Landes. .4bhandl. d. GôttingerAkademie
no der Wis.
senschaften in G"zfingen, Phil..hist. KI. 3. Folge Ni'. 136, Géutingen, 1985, 18, 24, 71, 144.
18. JL. 6369, éd. CHEVAIJEIS. p. 18, n° 14; Hwsrstso, p. 123, n o 18.
(5) SAINT-RUF D'AVIGNON 331

de Saint-Gilles lui-même le bienfaiteur qui ouvrit à Saint-Ruf d'Avignon le


chemin de l' Orient en le dotant de biens dans son nouveau comté. La dona-
tion doit dater des années de 1103, quand la construction du château au Mont-
Pèlerin et le siège de Tripoli furent commencés, jusqu'à 1105, date de la mort
du vieux comte. Mais il est évident également que Saint-Ruf se trouvait dans
une position infiniment plus avantageuse que d'autres bénéficiaires, car
outre la concession du terrain le comte lui-même avait construit (constrwcit),
ou tout au moins commencé à construire, une église à ses propres frais.
A la différence de la concession faite à Saint-Victor et aussi de celle à
Sainte-Marie-Latine de Jérusalem, qui n'avait obtenu qu'un terrain pour y
bâtir une église' 9, il ne s'agissait pas, pour Saint-Ruf d'Avignon, d'un don
qui entraînait de lourdes dépenses ni, comme c'était le cas pour Saint-Victor
de Marseille, d'une donation in spe, dont la valeur restait en suspens jusqu'au
jour où les chrétiens mettraient les mains sur le lieu en question- Car les
possessions données à Saint-Ruf ne se trouvaient ni à l'intérieur de la ville
de Tripoli elle-même ni dans une autre ville à conquérir, mais in Tripoli-
tana regione. Selon toute probabilité, même le Mont-Pèlerin peut être exclu
comme site de notre église, car il aurait été désigné sans doute par son nom
comme dans d'autres chartes20. En plus on peut déduire que l'église qui fut
affiliée à Saint-Ruf, et en portait aussi le vocable, était par ce fait même
une construction neuve et non un ancien bâtiment grec, ou maronite, ou
syrien, ou arménien converti au culte latin, ou bien une mosquée transfor-
mée ou reconvertie en église, comme ce fut le cas avec la concession pour
le Sain t-Sépulcre21.
En 1105 donc au plus tard, Saint-Ruf d'Avignon possédait une dépendance
dans le comté de Tripoli, ce qui, d'autre part, voulait dire que les chanoines
réguliers réformés avaient déjà pris pied à ce moment-là dans l'Orient latin,
presque dix ans avant la réforme du chapitre du Saint-Sépulcre de Jérusa-
lem. Bien que le dernier historien des chanoines de Saint-Ruf prétende, sans
donner de preuves, que le Saint-Sépulcre de Jérusalem avait adopté vers
1109 lui aussi les coutumes de Saint-Ruf22 , le fait paraît peu vraisembla-
ble, parce qu'encore en avril 1112 le patriarche Gibelin, lui-même un des
plus hauts représentants de l'Eglise du Midi en tant qu'ancien archevêque
d'Arles, exprima sur son lit de mort le voeu que le chapitre de Jérusalem
introduise la mensa com munis sur l'exemple des églises de Lyon et de Reims.
Les efforts entrepris dans ce sens à partir de 1114 par son successeur Arnoul
ne furent couronnés que d'un succès partiel23.

19. Voir RIcFIARD. Le ,./,art rie r. p. 609 s.


20. Ibid., et la charte mentionnée dans la note suivante.
21. ROzlf.Re (voir note 23), p. 180, n° 91 (ROHRICHT. Regesta, n° 48). Voir RICHARD, Le chartrier.
p. 608 s.
22. CAMIER de BEI.LEr'tsE Coutumier, 1)35, mais K. EIM. Fratres et Soi-ores S,-nctissimi Sepul-
cri, dans Friihmitielalterliche Studien, 9, 1975, p. 310. note 167, a déjà émis à juste titre des
objections.
23. RoziÊa,cartulaire de l'église du Saint-Sépulcre de iérnsalem, Paris. 1849, p. 44, n° 25 (RÔH.
PJCHT. Regesta, no 75).
332 RUDOLF HIESTAND (6)

Dix ans aprt.'s Pascal II, le 28 avril 1123, le pape Calixc Il énumère dans
un nouveau privilège, à l'endroit où l'on lisait autrefois la notice sur l'église
Sancti Ruffi, maintenant ecclesiam sancti Jacobi de Tripoli cwn sztffraganeis,
Artuciam et molendina iuxta ipsam ecclesiam sancti Ruffi, apud Surgenterem
et apud C'astrwn novum 24 . La différence est double. Saint-Ruf de Tripoli ou
mieux in Tripolitana regione a disparu et avec elle la mention de Raymond
de Saint-Gilles, et à sa place on trouve une église Saint-Jacques qui probable-
ment se trouvait dans la ville de Tripoli elle-même. Elle ne peut avoir été en
possession de Saint-Ruf avant 1109, quand la ville fut conquise, mais comme
Pascal 11 ne la nomma pas, probablement il faudra même reculer sa conces-
sion vers les années 1114-1122. Comme donateurs sont à prendre en considé-
ration soit le comte de Tripoli, qui était en ce temps-là le petit-fils de Raymond,
Ports, ou bien l'évêque de Tripoli, qui auraient agi, l'un ou l'autre, peut-être
sur l'intervention du légat pontifical Bérenger d'orange, qui vers li 16-1118
intervenait à Tripoli aussi en faveur de l'Hôpital de Saint-Jean 25 . D'autre part,
Saint-Jacques de Tripoli est à coup sûr une vieille église qui existait déjà au
moment de la conquête de la ville par les Francs, sans qu'on puisse détermi-
ner à quelle communauté chrétienne elle avait appartenu, car saint Jacques
ou mieux un saint de ce nom est vénéré dans toutes les Églises orientales. Il
serait pourtant prématuré de croire que la congrégation ait perdu entre temps
sa première possession, Saint-Ruf in Tripolirana regione. La bulle papale n'énu-
mère plus les possessions en détail, mais elle dit clairement ecclesiam sancti
Jacobi coin suffraganeis. Parmi celles-ci pourrait être bien sûr aussi Saint-Ruf
dans la région de Tripoli. Evidemment le centre des possessions s'était trans-
féré, comme on le comprend facilement, à l'église dans la ville, tandis que l'autre
église, située quelque part hors les murs, avait passé au rang d'une dépendance
secondaire. Le fait le plus important est toutefois que le petit-fils de Raymond,
ou un autre personnage du comté, ait suivi l'exemple de Ra y mond, ce qui prouve
que les liens entre les Tripolilains et la Provence ne s'étaient pas relâchés.
Quand en 1896 le R. P. Lammens visita Tripoli à la recherche des monuments
des croisés au cours d'une expédition dans le pa y s des Nosairis, il découvrit
non loin de la grande mosquée, sur les arcs d'un édifice qui lui semblait pro-
venir d'un ancien bain, deux inscriptions latines SCS IACOBVS et ECCE AGN
DE1 26 . Un an plus tôt, Maxvan Berchem les avait vues également et il les
décrit dans son monumental « Voyage en S y rie ,,27, niais vingt ans plus tard

24. JL. 7069 et 7101, éd. CHEVAUER. p. 20, n° 15 et U. Ronr, Bullaire de Calixte I!, vol. U, Pans,
1891, 200, O 402; HWSrAND, p. 131, n5 24.
25. Di..wu.ut. cariulaire 1, 40, n° 48 (RÔnlucn'r. Regesta, n° 78). Sur Bérenger voir aussi (allia chris-
nana iunisvinnu. VI, éd. ALBANtS. Valence, 1916, e. 37 s. Dici. d'hisn. et de geogi; eccL, VIII, 1935, 378
CI HIESTAND. Die papstlicln'n Legane,i ai if dei? Kreuzziigen und in den Kreufa1zrerstaaten, dactylogra-
phié, Kid, 1972.
26. R. P. LA 'Ns. Aux pa ys des Nosairis, dans Revue de t'Oriein chrétien. 4, 1899, p. 572.
27. Max van Beacinai. Compte rendu de ROrnicirr. Gesc/,ichte des Kônigreichs Jen4salcm, dans Jour.
na! asiatique, 91 s., vol. 19, 1902, p. 453 s., et Voyage en .Svrie, Paris, 1914, p, 119. Il croy ait à la ptuve-
nance d'un ancien hospice, mais contrairement à ce que prétend R00icsrr, Re,gesta, n° 1214a, il n'y
est nulle part question d'une confraternité de Saint-Jacques.
'

(7) SAINT-RUF D'AVIGNON 333

quand Camille Enlart préparait son ouvrage sur l'architecture civile des
Francs d'Outre-mer, elles avaient disparu 28 . Il n'est plus à déterminer si
effectivement ces pierres provenaient de notre église Saint-Jacques, car on
ne sait si elles se trouvaient in situ ou avaient été remployées après la fin
de la domination franque, comme tant d'autres, pour orner un édifice musul-
man. De même, on pourrait s'imaginer sans difficulté qu'il y avait à Tripoli,
aux temps des Byzantins et des Arabes comme aux temps des Croisés, plus
d'une seule église qui portait le vocable de Saint-Jacques. D'ailleurs rien ne
prouve, en plus, que l'inscription SCS IACOBUS se rapporte au patron de
l'édifice.
Pourtant, dans la décennie après 1114, non seulement une deuxième église
située à Tripoli au moins s'était ajoutée aux possessions de Saint-Ruf d'Avi-
gnon, mais Calixte H énumère aussi un endroit nommé Artucia. Ce nom dési-
gne sans doute l'ancien siège épiscopal d'Orthosias à quelque 15 km au nord
de Tripoli sur le Nahr el-Badir 29 . N'oubliant pas les ressources économi-
ques indispensables pour la subsistance d'un évêché indépendant, Ortho-
sias ne fut pas reconstitué par les croisés qui le réunirent, comme d'ailleurs
deux autres petites villes sur la côte, Boutron et Archas, avec approbation
pontificale à titre provisoire, au siège de Tripoli 30 . Comme aucun vocable
n'est ajouté au nom de Artucia, ce fut probablement l'église principale qui
passait aux chanoines réguliers de Saint-Ruf, s'il y avait plusieurs églises
dans le bourg. En somme, l'abbaye provençale avait vers 1123 au moins qua-
tre églises dans le comté de Tripoli, Saint-Jacques à Tripoli même, Saint-
Ruf in Tripolitana regione, en plus une troisième église dépendante elle aussi
de Saint-Jacques, car la bulle dit ecclesiam sancri Jacobi cum suffraganeis
au pluriel, et celle d'Artucia/Orthosias.
Il fallait cependant pourvoir au soutien matériel de ces églises. Aussi ne
s'étonnera-t-on pas de voir ajoutés trois moulins comme faisant partie des
possessions de Saint-Ruf. Un premier moulin apud ecclesiam sancti Ruffi
se trouvait par conséquent dans la plaine de Tripoli près de l'église cons-
truite hors les murs par Raymond de Saint-Gilles, dont nous avons de cette
manière au moins indirectement une confirmation pour le temps de Calixte;
le deuxième (apud Surgenterem) ne se laisse pas localiser dans l'état actuel
de nos connaissances sur la topographie du comté 31 le troisième (apud Cas-
trum novun) était situé sans doute près du Mont-Pèlerin, qui fut désigné
quelquefois par ce nom 32 . En ces temps-là un moulin voulait dire des reve-
nus réguliers en argent considérables et surtout de l'eau, dont

28. C. Eaaî. Les monuments des Croisés dans le ro yaume de Jérusalem, Paris, l926-27, 11, 433.
29. R. DissAun, Topographie historique de la Syrie antique et médiévale, Paris, 1927, p. 78-80
E. Rs y, Les colonies franques de Syrie aux Xii' et Xiii' siècles, Paris, 1883, p. 361.
30.Guillelmus Tvrensis. Historia rerum in partibus transurarinis gestarun'r, XIV. 14. éd. Recueil
des Historiens des Croisades. Historiens occidentaux, 1, Paris, 1844, p. 626. Voir Rcuxso, Le comté
de Tripoli, P. 58 $s.. et BALDWtN, Ecclesiastical Developments (voir note 10), p. 156 et note 28.
31. Voir l'index dans Rlmctt'r, Regesta, et dans DUSSÂUD. op. cil., qui ne donnent aucun lieu qui
pourrait être identifié avec Surgenterem.
32. Riciusn, Le charirier, p. 610: casfrurn noviter edificatum.
334 RUDOLF HIESTAND (8)

l'importance dans les conditions climatiques de la Syrie na pas besoin d'être


soulignée33.
Ainsi voit-on Saint-Ruf après 1120 bien insérée dans la structure ecclé-
siastique et économique, peut-être même politique, du comté, comme le fait
supposer la troisième bulle que nous allons étudier maintenant.
Certes, il faut attendre trente ans pour avoir des nouvelles de nos églises.
Ce n'est que le 24 avril 1154 que le pape Anastase IV concéda une autre bulle
solennelle à Saint-Ruf d'Avignon 34 . En décrivant les possessions de la con-
grégation, il énumère à la fin ecclesiam sancri Ruffi et sancli lacobi subius
civitatem Tri politanam sitam et cum ecclesia de Artucia et cuni honore et
possessionibus ad eandem ecclesiam pertinenribus. L'hypothèse énoncée plus
haut sur le site topographique de Saint-Ruf de Tripoli vient d'être confir-
mée. Plus difficile à résoudre s'avère cependant le problème de ce que vou-
lait dire l'expression cuni ecclesia de Artucia et cum honore... ad eandem...
pertinentihus. Est-ce simplement à dire que Saint-Ruf avait obtenu comme
propriété la dignité ecclésiastique d'Orthosias —probablement un doyenné
ou prieuré—, ou faut-il entendre les mots cum honore dans le sens féodal,
de sorte que Saint-Ruf tenait le fief d'Orthosias et avait en conséquence à
rendre les services féodaux, militaires en premier lieu, dus par tous les fiefs ?
Toutefois plus de mention de la troisième (ou quatrième) église ni des
moulins.
Encore trente ans plus tard, en 1186, Saint-Ruf de Tripoli semble déjà en
déclin. Pourvu que le regeste, qui seul est à notre disposition, soit exact,
le 21 mars 1186 Urbain III ne nomme plus Artucia, car on y lit seulement
ecclesiam sancti lacobi, sancti Ruffi sub cit'itate Tripolitana cum ecclesia
de Somma 35 . Faute d'autres indications la localisation de cette dernière
église, ici mentionnée pour la première fois, reste incertaine, comme celle
de Surgenlereni dans la bulle d'Anastase IV. Deux endroits s' y prêtent, tous
les deux dans l'intérieur du pays, soit 'Asouma près de Sir dans la haute
vallée du Nahr el-Badir à 12 ou 15 km d'Artucia, ou bien Sumeisa, situé dans
la seigneurie de Toklé (de Tribus Clavibus), c'est-à-dire dans les environs de
Masyaf36. Si Artucia elle-même et, comme d'ailleurs déjà sous Anastase IV,
les trois moulins n'apparaissent plus dans la bulle d'Urbain Il!, au moins
Saint-Ruf semble avoir acquis encore une autre église, s'il ne s'agit pas ici
de cette église que seul le pluriel cum suffraganeis dans la bulle de Calixte
II laissait entendre.

33. Voir p. ex. les litiges au X1H siècle entre les Hospitaliers et les Templiers à cause des mou-
lins d'Oc et de Ricordaine, DELAVILLE. Cartulaire, lI, 486, n° 2117, III, 35, n° 3032 et III, 58, n0
3045 J. RILEY-SMITH. Tin' Knighis «Si. John in Jerusalem aud Cvprus, L'. 1050-1.311, London, 1967,
p. 446.
34. X. 9874, éd. CHEvAtJa. p. 32, n° 24. sur la base d'un regeste dans Eusebi. et CARRIER de BEl..
LEN5E. p. 124, avec la variante importante ad eaudern ecclesiam (au lieu de ad cosden ecclesias):
HIESrAND.p. 209, n° 71.
35. X. 15568, éd. CHEVALIER. p. 73, n° 62, et CARRIER de BELLENSE. p. 127 }IIELrAND. p320, n° 144.
36. Pour Asouma, voir DussAtin, op. cl!., carte V (après p. 88); pour Sumeisa (non dentifi), ROH.
RICIIT. Reesta, n° 642, et DCSSAUD, op. ci ,.. p. 87.
(9) SAINT-RUF D'AVIGNON 335

Cependant c'est bien la dernière fois que les documents font mention des
possessions tripolitaines de Saint-Ruf d'Avignon. La défaite de l'armée chré-
tienne à Hattin en juillet 1187 et l'écroulement successif des Etats croisés
semblent avoir été fatals à Saint-Ruf. Bien que ni Tripoli, ni Orthosias ne soient
tombés dans les mains de Saladin, en renouvelant le privilège d'Urbain III,
Innocent III se borne k 6 mai 1206 aux seules possessions occidentales37.
Saint-Jacques de Tripoli, Saint-Ruf devant les portes de Tripoli, les églises
d'Artucia et de Somma retombent dans les ténèbres du passé, dont les qua-
tre bulles de Pascal II, Calixte II, Anastase IV et Urbain III les avaient arra-
chées. Seule Saint-Jacques pourrait avoir été mentionnée une fois plus tard,
si toutefois il s'agit de la même église. En avril 1214 l'abbé du Mont-Thabor
en Gaulée, Jean 11, permit à un certain Michel de Porta d'appuyer sa mai-
son à Tripoli contre le mur de l'église Saint-Jacques dépendant de ladite
abbaye, contre le paiement d'un cens annuel de deux besants-38. S'il s'agit
de l'ancienne église Saint-Jacques appartenant à Saint-Ruf d'Avignon, elle
devait être passée entre 1186 et 1214 ou peut-être mieux entre 1186 et 1206,
date de la bulle d'innocent III où elle ne figure plus, à l'abbaye du Mont-
Thabor, et serait passée ensuite en 1255 avec celle-ci aux Hospitaliers de
Saint-Jean39.
Ce n'est donc pas seulement une famille comtale et une structure féodale
que le Midi a fmi mc-.. au comté de Tripoli 4O, mais, à travers la congréga-
tion de SairttRul, une contribution considérable à la Constitution du monde
ecclésiastique. Des rapports étroits entre la Syrie et l'Occident réformateur
se sont maintenus pendant tout le XIP siècle, après que Ra ymond de Saint-
Gilles en personne eut consenti le premier enracinement des chanoines régu-
liers réformés en Syrie. Cependant Saint-Ruf n'a jamais franchi, à ce qu'il
semble, les frontières du comté. C'était la dynastie toulousaine qui lui avait
frayé le chemin et qui est restée son bienfaiteur bien au-delà de la mort de
Raymond de Saint-Cilles. Serait-ce par pure coïncidence que les liens se relâ-
chèrent au moment même où après la mort de Raymond III en 1187 le comté
de Tripoli passa sous la domination de la famille princière d'Antioche, qui
n'était pas toulousaine, mais normando-poitevine ?
Toutefois l'histoire des filiales orientales de l'abbaye provençale ouvre
un horizon plus large. A tort, on a cherché dans le passé presque

37. Pot-m. 2761, CFIF.VAUER. p.


102. n" 94 (sans liste des possessions). L'original est conservé à
la Bibliothèque nationale à Paris (latin 9071, n° 4).
38. ROHR1CHT, regesla, n" 868a. Voir DELAVILLE LF. ROULX, Inventaire des pièces de Terre Sainte
de l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, dans Revue de l'Orient latin. 3, 1895, p. 77, n° 208. Un
regeste plus ancien de 1531 ne donne rien en plus, qui permettrait d'éclaircir davantage les cir-
constances de cette transaction.
39.Notons au moins en passant que Saint-Ruf profitait de la quatrième croisade, car Innocent
III lui accorda le 30 octobre 12101e droit d'instituer des chanoines dans le chapitre de I 'archévé-
ché latin de Patras, Porru. 4119/4120, Migne, PL. 216 c., 336s. Voir surtout D.A. ZkKrruIos,
Epete ris Etaireias Bvzantinon Spoudon, 10, 1933, 401-17.
40. RICHARD, Le comté, pas-Y., et tout récemment Les Saint-Gilles et le comté de Tripoli. dans
Islam et chrétiens du Midi (XlP-XIV s). Cahiers de Fanjeaux. 18, Toulouse, 1983, p- 65-75.
336 R(JDOLF 1-IIESTAND (10)

exclusivement les liens entre les grandes abbayes palestiniennes et l'Occi-


dent à travers leurs possessions en Italie, en France, etc. L'importance qui
revient à celles-ci est incontestable, car elles permettront aux institutions
ecclésiastiques de la Terre Sainte de survivre après les deux catastrophes
de 1187 et de 1291. Mais pour bien comprendre la naissance et le dévelop-
pement de l'Église latine en Syrie aux temps des croisades, il faut aussi cher-
cher à dégager les influences occidentales en Orient ou, selon un terme
moderne, il faut étudier le caractère « colonial de cette Eglise et surtout
les établissements religieux situés en Orient, mais qui dépendaient directe-
ment d'une institution en Occident. Au XIIe siècle, au moins en l'état actuel
de nos connaissances, leur nombre était, nous l'avons vu, bien limité. Au
XIIIc siècle le tableau changera profondément, dès que les ordres mendiants
auront commencé à s'étendre en Orient Frères mineurs, Frères prêcheurs,
Carmes. Tandis que les grands ordres du XIIe siècle ne suivaient qu'avec
beaucoup de prudence, même de réticence, le mouvement des croisades,
Saint-Ruf semble avoir été plus enclin à s'engager pas seulement par pure
forme en Orient. Pour les années 1113 à 1187 on pourrait même parler d'une
« province saint-ruffienne » de Syrie. Cependant son histoire touche à sa fin
au moment où, après la conquête de Chypre par Richard d'Angleterre, l'es-
sor des filiales cisterciennes y commence, suivi de près par les ordres
mendiants.
En conclusion on peut affirmer qu'à juste titre Jean Richard avait vu en
Raymond de Saint-Gilles le vrai auteur de la fortune de Saint-Ruf en Orient.
L'examen des quatre privilèges de Pascal II, Calixte II, Anastase IV et Urbain
III nous a permis de suivre au moins dans ses grandes lignes l'histoire de
cette « province » monastique d'Outre-mer dans le comté de Tripoli, restée
en général inaperçue par les historiens des congrégations ecclésiastiques
et par les historiens des croisades, mais aussi par les historiens du Midi
médiéval.

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