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INTRODUCTION
1
Ce texte est particulièrement riche : il présente le cimetière de Saint-Seurin comme un
pôle à part entière, qualifié de « sacro-saint », distinct de l’église et de son trésor de
reliques mais aussi comme un espace consacré aux temps apostoliques 13. Il en fait un
lieu d’inhumation prestigieux, ayant accueilli les dépouilles de grands carolingiens, et se
trouve ainsi placé dans une géographie sacrée, associé aux pèlerinages de la chrétienté
occidentale. Après avoir fait le point sur la topographie médiévale de ce cimetière, nous
formulons quelques hypothèses sur l’émergence de ce pôle sacré en prenant en compte
l’histoire particulière de la communauté canoniale bordelaise.
Sigles et abréviations
Sources
— Cartulaire Saint-Seurin : Cartulaire de l’église collégiale Saint-Seurin de Bordeaux,
éd. J.-A. Brutails, Bordeaux, 1897.
— Chronique saintongeaise : A. de Mandach, Chronique dite saintongeaise. Texte
franco-occitan inédit « Lee ». À la découverte d’une chronique gasconne du XIIIe siècle
et sa poitevinisation, Beihefte Zur Zeitschrift für Romanische Philologie, t. 120,
Tübingen, 1970.
— Gicquel, Légende Compostelle : B. Gicquel, La légende de Compostelle. Le livre de
saint Jacques, Paris, 2003.
— Liber sancti Jacobi : Liber sancti Jacobi, Codex calixtinus, éd. K. Herbers, M.
Santos Noia, Xunta de Galicia, 1998.
— Lopès, Église Saint-André : H. Lopès, L’église métropolitaine et primatiale de Sainct
André de Bourdeaux, où il est traité de la noblesse, droits et honneurs et prééminences
de cette Église, avec l’histoire de ses archevesques et le pouillé des bénéfices du
diocèse, Bordeaux, 1668, rééd. 1882-1884.
— MGH, SRM : Monumenta Germaniae Historica, Scriptores rerum merovingicarum.
Travaux
— Baillet, Mémorial des saints : C. Baillet, « Le mémorial des saints. Les reliques de
l’église Saint-Seurin de Bordeaux (VIe-XVe siècles) », dans Cartron et al., Saint-
Seurin, 87-116.
— Boutoulle, Atlas Bordeaux : F. Boutoulle, « De la cité à la ville. De Grégoire de
Tours à l’enceinte du bourg (fin VIe siècle-vers 1220) », dans S. Lavaud (dir.),
Bordeaux, Atlas historique des villes de France, t. II, Bordeaux, 2009, 41-65.
— Cartron et al., Saint-Seurin : I. Cartron, D. Barraud, P. Henriet, A. Michel, Autour de
Saint-Seurin : lieu, mémoire, pouvoir. Des premiers temps chrétiens à la fin du Moyen
Âge, Bordeaux, 2009.
— Cirot, Origines chrétiennes : J.-P.-A. Cirot de la Ville, Origines chrétiennes de
Bordeaux ou histoire et description de l’église de Saint-Seurin, Bordeaux, 1867.
— Lauwers, Naissance du cimetière : M. Lauwers, Naissance du cimetière. Lieux
sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, 2005.
— Lavaud, Atlas Bordeaux : S. Lavaud (dir.), Bordeaux, Atlas historique des villes de
France, t. III, Bordeaux, 2009.
— Moisan, Sépultures Roncevaux : A. Moisan, « Les sépultures des Français morts à
Roncevaux », dans Cahiers de civilisation médiévale, XXIV, 1981, 129-145.
2
La topographie précise du cimetière au XIIe siècle est délicate à restituer et ne peut faire
que l’objet d’hypothèses. Cet espace funéraire, situé au sud de la collégiale, est resté en
activité jusqu’à sa désaffection en 1771, remplacé alors par une place publique. La
mention du burgus de Saint-Seurin dans un acte de 1170 laisse supposer que la
collégiale se situe dans un environnement qui s’urbanise progressivement (figure 2)14.
Toutefois, on peut penser que la proximité des habitations a aussi contribué à une
relative stabilité de ses limites à partir de la fin du Moyen Age. Un plan levé en 1776
permet d’identifier ce grand cimetière communautaire, intitulé « porge de Saint-Seurin »
et situé au sud de la collégiale, à l’intérieur d’une clôture de plan approximativement
triangulaire, couvrant une surface estimée à 0,76 hectare (figure 3). Les inhumations
n’étaient cependant pas limitées à ce secteur puisque l’intérieur de la basilique, mais
[1] Grégoire de Tours, Liber in gloria confessorum, éd. W. Arndt, B. Krusch, MGH,
SRM, 1, 2, Hanovre, 1885, 775. — [2] Cirot, Origines chrétiennes. Sur l’historiographie
du site, I. Cartron, « À la recherche des origines chrétiennes de Bordeaux : quelques
jalons historiographiques autour de Saint-Seurin », dans Cartron et al., Saint-Seurin, 35-
44. — [3] Les premières fouilles sont effectuées par Paul Courteault en 1909-1910 au
sud de la collégiale. Les résultats sont partiellement publiés par Aliette de Maillé en
1960 (A. de Maillé, Recherches sur les origines chrétiennes de Bordeaux, Paris, 1960).
De nouvelles investigations sont reprises entre 1958 et 1975 par Raymond Duru dans le
prolongement des premières ainsi que dans la crypte de la collégiale (R. Duru, « La
crypte de l’église Saint-Seurin de Bordeaux en hommage à la mémoire de la Marquise
de Maillé », dans Sauvegarde de l’art français, 1982, 2, 57-89). — [4] Voir notamment
l’étude de l’architecture de la collégiale proposée par Jacques Gardelles (J. Gardelles,
Bordeaux, cité médiévale, Bordeaux, 1989) et les travaux de Sandrine Lavaud sur le
temporel des chanoines à la fin du Moyen Âge (S. Lavaud, Saint-Seurin, une grande
seigneurie du bordelais (XIVe-XVe siècle), Thèse de doctorat, Bordeaux, 1993). — [5]
Ce colloque a été publié en 2009, Cartron et al., Saint-Seurin. — [6] Sur les reliques de
la collégiale, voir l’étude précise et approfondie de Christophe Baillet (Baillet,
Mémorial des saints, 87-116). — [7] Nous souhaitons ici remercier chaleureusement
nos collègues Patrick Henriet et Christophe Baillet pour l’aide qu’ils nous ont apportée
lors des nombreuses discussions autour de ce dossier. — [8] Nous utilisons ici l’édition
du manuscrit compostellan Liber sancti Jacobi — [9] Le manuscrit de Ripoll, copiant le
Codex Calixtinus, est daté des années 1170. Par ailleurs, nous ne discutons pas ici de la
genèse du Liber sancti Jacobi, particulièrement complexe et souvent débattue ; nous
renvoyons le lecteur à l’introduction de l’édition de 1998 cité à la note précédente ainsi
que, dans une moindre mesure, à Gicquel, Légende Compostelle. — [10] Les récits
légendaires relatifs à Charlemagne ne cessent de s’enrichir au cours du Moyen Age.
Voir, par exemple, Moisan, Sépultures Roncevaux. — [11] Et erant tunc temporis bina
cimeteria precipua sacrosancta, alterum aput Arelatem in Ailis Campis, alterum
Burdigalem, que Dominus per manus sanctorum VII antistitum, scilicet Maximini
Aquensis, Trophimi Arelatensis, Pauli Narbonensis, Saturnini Tolosanensis, Frontonis
Petragoricensis, Marcialis Lemovicensis, Eutropii Sanctonensis, consecravit, in quibus
maxima pars illorum sepelitur. Et illi qui in acie montis Garzini gladiis intacti obierunt,
in his cimiteriis aromatibus peruncti sepeliuntur (Liber sancti Jacobi, 222). Traduction
Gicquel, Légende Compostelle, chapitre 28, 575. — [12] Liber sancti Jacobi, 222-223.
Traduction de Gicquel, Légende Compostelle, chapitre 29, 576-577 : « Au cimetière de
Saint-Seurin furent ensevelis : Gaifier, roi de Bordeaux, Engelier, duc d’Aquitaine,
3
aussi le cloître, au nord, les abords de l’ancienne église Saint-Étienne, au nord-est, et le
parvis occidental, ont accueilli des tombes et notamment celles de nombreux
chanoines15. Toutefois, le cimetière qui a pu frapper les esprits dès le Moyen Âge
semble bien devoir être identifié avec le grand espace méridional sur lequel s’ouvre le
portail sud de la collégiale. Cette porte, qui existait probablement dès le XIIe siècle, est
ménagée à la hauteur de la deuxième travée de l’église et a fait l’objet d’une
reconstruction monumentale au milieu du XIIIe siècle ce qui constitue un témoignage
supplémentaire du prestige alors acquis par cet espace sacré16. Le thème choisi pour les
représentations sculptées est en adéquation avec l’espace desservi puisque le tympan et
les voussures du portail central sont consacrés au Jugement dernier, le linteau étant
réservé à la Résurrection des morts (figure 4)17. L’épitaphe d’un chanoine, mort en
Lambert, roi de Bourges, Gérin et Gerier, Renaud d’Aubespin, Gautier de Termes,
Guielin, Bègue, et quinze mille autres. » Il est ensuite question des aumônes faites par
Charlemagne pour la célébration de leurs âmes ainsi qu’aux pauvres et du privilège
concédé aux chanoines de Blaye, chargés de prier pour eux. Le passage se termine par
l’évocation du cimetière d’Arles. — [13] Sur les catégories du sacré, voir Lauwers,
Naissance du cimetière, 89-111. — [14] Cartulaire Saint-Seurin, n°9, 107.
L’urbanisation progressive des abords de la collégiale est abordé par Boutoulle, Atlas
Bordeaux, 61-64. — [15] La place située à l’ouest de la basilique était nommée « le
Pradeau » et le sacriste Barbe y plaçait le cimetière des chanoines (D. Barraud, S.
Lavaud, « Cimetière de Saint-Seurin, nécropole paléochrétienne », dans Lavaud, Atlas
Bordeaux, 44-47). Sur la localisation des tombes des chanoines dans le cloître et
l’église, voir D. Boyer-Gardner, I. Cartron, « Chronique d’une mort préparée. Autour de
la sépulture de Raimond Fabri, chanoine de Saint-Seurin », dans Cartron et al., Saint-
Seurin, 289-306. — [16] On notera que le portail occidental avait aussi fait l’objet d’une
reconstruction mais a été détruit en 1828. — [17] Pour une analyse récente de ce
portail : C. Piccinini, « Le portail sud de la collégiale : hypothèses entre iconographie,
datation et style », dans Cartron et al., Saint-Seurin, 331-344. Sur le linteau (figure 3),
on remarque la représentation peu commune d’un couvercle de sarcophage trapézoïdal
s’inspirant probablement de ceux qui étaient alors visibles dans le cimetière. — [18] On
peut supposer que sa tombe se trouvait sur le seuil de la porte. Un porche a été ajouté au
devant du portail au XVIe siècle (C. Piccinini, Ibid.). — [19] Les quelques mentions de
la fin du XIe siècle et du XIIe siècle issues du cartulaire n’évoquent que le cimeterium
de l’église ou de Saint-Seurin (Boutoulle, Atlas Bordeaux, 61-64). — [20] Èpitaphe
mentionnée par le chanoine J.-P.-A. Cirot de la Ville dans la crypte de la collégiale et
comportant la mention : hoc cemeterium porta murisque firmavit (Cirot, Origines
chrétiennes, 208). — [21] À ce sujet, S. Lavaud, « Le temporel de la collégiale Saint-
Seurin de Bordeaux au Moyen Âge : pouvoirs et espaces de pouvoirs », dans Cartron et
al., Saint-Seurin, 269-374. — [22] Acte du 16 avril 1270, Cartulaire Saint-Seurin, 241.
— [23] Vidimus du testament daté de 1263, Cartulaire Saint-Seurin, 298. — [24]
L’église est mentionnée en 1270 dans un acte du cartulaire (Cartulaire Saint-Seurin,
241) ainsi que dans un passage de la chronique saintongeaise du XIIIe siècle (Chronique
saintongeaise, 322-323). — [25] Cirot, Origines chrétiennes, 218. — [26] Description
de l’abbé Nau-Dumontet qui signale également qu’en 1650 on y célébrait encore des
messes pour les morts (Abbé Nau-Dumontet, Continuation des amusements de la Piété
ou histoire abrégée des Reliques et autres Anciens Monuments de Piété, de l’Insigne
Église Collégiale de Saint Seurin-lès-Bordeaux, Bordeaux, 1759). — [27] Sur les
lanternes des morts en Aquitaine, C. Treffort, « Les lanternes des morts : une lumière
4
1267, prend place sur l’une des moulures de la porte trilobée 18. Le mur de clôture du
cimetière n’est pas mentionné avant la fin du Moyen Âge 19. Une autre épitaphe, celle de
Gaillard de Puilly, mort en 1468, mentionne que le sacriste « entoura le cimetière de
murs et y fit faire des portes » mais il pourrait déjà s’agir d’une restauration20.
Juridiquement, la collégiale et le cimetière étaient inclus dans la sauveté de Saint-
Seurin, dont la première mention remonte au début des années 1180, mais dont les
limites ne sont connues qu’à la fin du Moyen Âge21.
5
devenu alors trop exigu pour accueillir les nouvelles sépultures. Le « charnier neuf »
aurait été initié par le doyen du chapitre, Gaillard Lambert, qui l’évoque dans son
testament en 126323. Le recoupement des informations permet de localiser ces ossuaires
à proximité de deux églises secondaires édifiées dans l’enceinte du cimetière, l’église
Saint-Georges et la chapelle du Saint-Esprit. Ces deux lieux de culte ont été détruits au
XVIIIe siècle mais leur emplacement est encore lisible sur les plans du quartier levés à
l’époque moderne (figure 2). Au sud, l’église Saint-Georges pourrait avoir présenté une
orientation nord-sud ; elle est qualifiée à l’époque moderne de « vieille église » et est
mentionnée à partir du XIIIe siècle dans les actes du cartulaire ainsi que dans la
chronique saintongeaise24. Plus à l’ouest, la chapelle du Saint-Esprit devait présenter un
plan centré, hexagonal, en lequel on a voulu voir au XIXe siècle un ancien baptistère ou
spécifique à ce mausolée antique. — [40] Les textes antérieurs mentionnent des tombes
prestigieuses à Blaye et à Belin mais seul l’olifant de Roland est signalé à Saint-Seurin
(notamment dans la Chanson de Roland et dans le guide du pèlerin), voir Moisan,
Sépultures Roncevaux et Baillet, Mémorial des saints, 101. — [41] Une étude plus
approfondie sur les personnages nommés serait à mener. On note qu’il s’agit en majorité
d’aquitains dont Gaifier le roi de Bordeaux et Engelerus le duc d’Aquitaine. À la même
période, les chanoines de Saint-Seurin entretiennent des relations étroites avec les
comtes de Bordeaux, cf. F. Boutoulle, « L’investiture au comté de Bordeaux à Saint-
Seurin : un rite sans précédents locaux », dans Cartron et al., Saint-Seurin, 255-265. —
[42] Les différents passages interpolés enrichissent les descriptions. L’interpolation D :
mentionne le « saint cimetière » et l’inhumation de 3000 chrétiens morts à Pampelune
(Chronique saintongeaise, 301) ; l’interpolation E évoque 150 barons inhumés à Saint-
Seurin après la prise de Montjardin (Chronique saintongeaise, 303) et surtout
l’interpolation H rapporte une distribution des sépultures plus précise (cimetière, église
Saint-Georges à côté de l’autel, église Saint-Vincent, autel Saint-Pierre, devant le pilier
vermeil qui descend au sépulcre, autel de Sainte-Marie près du cloître…) (Chronique
saintongeaise, 322-323). — [43] À l’instar d’autres nécropoles du Poitou, par exemple
celle de Civaux, voir R. Louis, « Cimetières mérovingiens et chansons de geste », dans
Études mérovingiennes. Actes des journées de Poitiers, mai 1952, Paris, 1953, 201-218.
Plus récemment, C. Treffort, « Des sarcophages réels aux légendes épiques : réflexions
autour d’une archéologie littéraire », dans D. James-Raoul, C. Thomasset (dir.), De
l’écrin au cercueil. Essai sur les contenants au Moyen Âge, Paris, 2007, 93-116. — [44]
La stratigraphie est extrêmement complexe et les niveaux du Moyen Âge n’ont pas été
fouillés avec soin. Plus de 160 sarcophages ont été extraits de la fouille de 1909. La
documentation disponible permet de recenser plus de 400 sépultures avec une
proportion de 271 sarcophages, voir D. Barraud, I. Cartron, J.-F. Pichoneau, N.
Sauvaitre, « La nécropole de Saint-Seurin à la fin de l’Antiquité : un complexe
monumental revisité », dans Cartron et al., Saint-Seurin, 45-63. — [45] Dans la région
Aquitaine, les sarcophages en calcaire de l’Antiquité tardive sont rectangulaires et
particulièrement massifs. — [46] Voir notamment G. Rougé, I. Cartron, D. Castex, T.
Grégor, « Les sarcophages en calcaire du site de « La Chapelle » à Jau-Dignac et
Loirac : de la fabrication à l’utilisation », dans I. Cartron, F. Henrion, C. Scuiller (dir.),
Actes des XXXe journées Internationales d’Archéologie Mérovingienne, Bordeaux, à
paraître 2011. — [47] Le premier est attribué à l’année 1081, le second ne comporte pas
de date mais a été attribué par J. A. Brutails entre 1086 et 1091 (Cartulaire Saint-Seurin,
n° 16 et 17, 18 et 20). — [48] Acte mentionné et rapporté dans Lopès, Église Saint-
André, 189. La date exacte de la consécration n’est pas avancée, elle a peut-être eut lieu
6
une lanterne des morts25. Une description sommaire, antérieure à sa destruction, évoque
un escalier étroit, des fondations profondes et la présence d’un ossuaire au rez-de-
chaussée qu’il convient peut-être d’identifier avec le « charnier neuf »26. L’édifice était
peut-être comparable à la chapelle funéraire de Sarlat en Dordogne, attribuée aux
années 1180, qui abritait aussi un charnier et une chapelle de plan centré27.
7
une œuvre visant à défendre ardemment les privilèges et les intérêts de sa
communauté30. Probablement rédigé entre 1160 et 1182, le cartulaire serait donc
légèrement postérieur au texte du Pseudo-Turpin. À défaut de pouvoir déterminer
l’origine de la légende de cette consécration miraculeuse, l’allusion faite dans la notice
du cartulaire atteste que des récits semblables circulaient au milieu du XIIe siècle au
sein de la communauté bordelaise.
Par ailleurs, plusieurs indices laissent à penser que les chanoines ont su en tirer profit
par la suite. Le récit de cette consécration miraculeuse connaît en effet une diffusion
importante dès le XIIIe siècle qu’il faudrait de mieux cerner. Le récit du Pseudo-Turpin,
inclus dans le Codex calixtinus, a fait l’objet de nombreuses copies tout au long du
Moyen Âge31. La consécration est également rapportée dans la Chronique saintongeaise,
œuvre écrite en langue vernaculaire au XIIIe siècle par un auteur très au fait de
l’histoire de la collégiale bordelaise32. Ce texte figurait aussi sur une inscription
lapidaire de la collégiale qui a malheureusement disparu et demeure très mal datée. En
1668, le chanoine Lopès indique dans son ouvrage sur l’Église de Bordeaux « une
inscription ancienne qu’on lit encore sur la muraille de cette église [Saint-Seurin]
marque sa sainteté et son antiquité. Je n’entre pas en discussion si la chose est véritable
ou non »33. L’auteur prend tout de même soin de copier le texte de l’inscription et l’on
constate alors un ajout singulier par rapport au texte du Pseudo-Turpin puisque le Christ
serait apparu en personne sous les traits d’un archevêque34.
Par ailleurs, les chanoines se sont aussi probablement appuyés sur des preuves
matérielles pour asseoir l’ancienneté de leur communauté. Si une partie des sarcophages
en marbre sculptés dits de l’école d’Aquitaine et attribués au Ve siècle a été mise au
jour au XIXe siècle seulement, on peut penser que certains d’entre eux étaient déjà
visibles au Moyen Age35. Au XIIIe siècle, la Chronique saintongeaise rapporte que
Turpin pénètre dans l’église Saint-Seurin et y trouve « un marbre avec des reliques » en
lequel on peut sans doute reconnaître l’un des sarcophages transformé en reliquaire 36.
Un autre sarcophage semble avoir été placé dès la fin du Moyen Âge dans un édicule
gothique situé derrière le maître-autel du chevet de la collégiale 37. À l’époque Moderne,
plusieurs sarcophages sculptés se trouvaient sous des enfeux dans l’ancienne galerie
orientale du cloître38. À ces quelques vestiges lapidaires, il convient d’ajouter que l’un
des mausolées de la nécropole primitive, attribué au IVe siècle, a fort probablement été
enchâssé dans la crypte romane de la collégiale ce qui témoigne du souci de la
communauté à s’inscrire dans la mémoire de l’occupation ancienne du site39.
Le texte du Pseudo-Turpin est également le premier à faire du cimetière de Saint-Seurin
le lieu d’inhumation d’une partie des compagnons de Charlemagne 40. Le chapitre 29
mentionne la sépulture de 9 grands ainsi que de 15 000 autres guerriers 41. Au XIIIe
siècle, la Chronique saintongeaise va considérablement amplifier cette légende en
localisant plus précisément certaines de ces sépultures 42. Là aussi, les chanoines ont
manifestement su tirer profit des vestiges existants alors43. En effet, les fouilles réalisées
à l’emplacement du cimetière de Saint-Seurin par Paul Courteault en 1909 puis par
Raymond Duru dans les années 1960 donnent une idée de l’effet que pouvait produire
cette nécropole (figure 3). Elles ont révélé un spectaculaire amoncellement de
sarcophages, pour la plupart attribuables au haut Moyen Age 44. Ces sarcophages
appartiennent à un type particulier, distinct de celui de la fin de l’Antiquité 45. Il s’agit de
cuves trapézoïdales, comportant le plus souvent un décor de stries sur les parois
extérieures. La révision récente de la datation de ces sarcophages « à stries et à
chevrons » permet de les attribuer à une période plus large, allant du VIe au VIIIe siècle
8
inclus46. Il est donc intéressant de constater qu’à Saint-Seurin les deux grands types de
sarcophages, ceux de l’Antiquité tardive et ceux des VIe-VIIIe siècles, n’ont pas été
rattachés à des légendes similaires : les premiers ont pu servir à asseoir les origines
chrétiennes du lieu alors que les seconds ont davantage témoigné d’une présence
carolingienne.
Comme nous l’avons dit plus haut, le texte du Pseudo-Turpin serait contemporain de
l’élaboration du cartulaire de Saint-Seurin, dû au sacriste Rufat. L’auteur a inséré au
début du recueil deux notices concernant un conflit sur les droits de sépultures entre les
chanoines de Saint-Seurin et ceux de la cathédrale. Si les textes sont datés de la fin du
XIe siècle47, la formulation des notices ne permet pas de douter de l’interventionnisme
de l’auteur du cartulaire. Il est cependant difficile de démêler dans ces textes les
éléments qui relèvent de la première rédaction de ceux qui ont pu être ajoutés par Rufat.
Quelques remarques peuvent toutefois être formulées.
Le premier texte rapporte comment l’archevêque Goscelin (1059-1086) renonce au droit
de sépulture pour sa cathédrale en faveur de Saint-Seurin. L’origine du conflit est
attribuée aux chanoines de Saint-André qui viennent dérober à Saint-Seurin le corps
d’un miles et l’emportent à la cathédrale illégalement pour l’inhumer. Les frères de
Saint-Seurin avancent alors plusieurs arguments en faveur de leur bon droit : le chapitre
est présenté comme « l’institution des saints pères », et « l’authentique autorité des
chanoines » doit prévaloir face à l’audace de la congrégation de Saint-André qui a
décidé de fonder un cimetière « moderne » dans son église (alterum in sua cepit
ecclesia fundare modernum). De plus, le cimetière de Saint-Seurin « consacré dès
l’époque de l’Église primitive » (ad initio primitive ecclesiae consecratum) doit
conserver sa prééminence. La seconde notice est le compte-rendu d’un jugement rendu
quelques années plus tard (entre 1089 et 1091) par l’archevêque et légat Amat d’Oloron,
à la suite d’une médiation de l’abbé de Sainte-Croix, et qui confirme le droit de la
collégiale en matière de droit de sépulture.
De fait, le contexte des dernières décennies du XIe siècle laisse supposer de réelles
tensions entre les deux communautés. Dans une bulle datée du 3 mai 1099, le pape
Urbain II rappelle sa récente consécration d’un nouveau cimetière près de la cathédrale
de Bordeaux48. Cet événement a suscité un conflit d’intérêt avec les chanoines de Saint-
Seurin, mentionné dans le protocole initial de la bulle pontificale qui confirme le droit
de sépulture aux chanoines de la cathédrale. Situé extra-muros, le cimetière de Saint-
Seurin constituait l’un des plus importants de la cité : il n’est pas exclu qu’il ait accueilli
les sépultures de certains évêques comme le rappelle la seconde notice du cartulaire. La
mise en place d’un nouveau cimetière à proximité de la cathédrale, à l’intérieur de la
ville, pouvait donc être perçue comme un affaiblissement du pouvoir de la communauté
canoniale. Elle marque également un changement notable dans la répartition des espaces
réservés aux morts dans la ville, en rupture avec une longue tradition qui interdisait
l’inhumation des défunts intra-muros.
9
L’apposition des deux notices relatives à ces conflits en tête du cartulaire suggère donc
que la polémique n’était pas encore éteinte au milieu du XIIe siècle. L’allusion à une
consécration du cimetière de Saint-Seurin remontant aux temps apostoliques dans la
première notice se comprend mieux face à l’émergence d’un nouveau pôle consacré à
l’intérieur de la ville. Le recours à l’invention d’une consécration miraculeuse du
cimetière se justifierait alors pleinement. Nous ne disposons cependant pas du « texte
manquant » qui permettrait de faire le lien entre ce contexte bordelais et le récit de la
consécration miraculeuse figurant dans le livre du Codex calixtinus.
ÉLÉMENTS DE CONCLUSION
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