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« La Cloche fêlée », Baudelaire

Les Fleurs du mal, section « Spleen et Idéal » (1857)

INTRO : Au XIXème siècle, des courants littéraires majeurs fleurissent, tels que le romantisme
(qui est la mise en avant des sentiments personnels des poètes), le Parnasse (qui veut s’éloigner
des élans lyriques) et le symbolisme (qui s’appuie davantage sur la spiritualité, l’imagination et le
rêve). Nombreux sont les auteurs qui ont marqué cette période ; parmi eux Hugo, Verlaine,
Rimbaud et Baudelaire. Ce dernier peut être qualifié « d’inclassable » puisqu’il puise son
inspiration au sein de ces trois courants littéraires, ce qui rend son écriture très originale. Il écrit
Les Fleurs du Mal dont l’édition définitive paraît en 1861, après de nombreuses critiques et
censures. « La Cloche fêlée » appartient à la première section du recueil des Fleurs du mal,
intitulée « Spleen et Idéal ».

LECTURE EXPRESSIVE
Bien marquer la diérèse vers 7 « reli/gi/eux »

On retrouve dans ce poème l’ambivalence entre l’aspiration à l’Idéal et la tentation du Spleen à


travers l’image de la cloche fêlée, représentant explicitement le poète et son art.

Nous pouvons nous demander alors :


 « Comment en faisant l’éloge d’une cloche vigoureuse le poète parvient-t-il à décrire son
état spleenétique ? »

Nous pouvons observer trois mouvements dans ce texte :

• 1er quatrain : la nostalgie du poète


• 2nd quatrain : le poète envieux de cette cloche pleine de vie
• Les tercets : l’emprise du Spleen sur l’âme du poète

ETUDE LINEAIRE

Dès le titre, « la cloche fêlée » est annoncée la notion d’un objet abîmé, impropre à son usage.

La cloche devrait traditionnellement être l’instrument de l’appel de l’Homme vers Dieu ou vers
l’Idéal, mais ici elle est fêlée : il y a une contradiction et une ambiguïté dès le titre : c’est une
cloche « mais » fêlée… On retrouve bien, réunies et opposées, les « deux postulations
simultanées » de Baudelaire, tendu entre le Spleen et l’Idéal.
• 1 quatrain (= 1 mvt) : la nostalgie du poète
er er

(v.1) Le poème débute par la forme impersonnelle : « Il est... » : elle permet un anonymat
favorable à l’assimilation du lecteur qui peut s’identifier à celui qui ressent l’amertume et la
douceur. L’emploi de verbes au présent dans l’ensemble du poème actualise la description, la
rend palpable, présente à nos yeux pour mieux nous y plonger.
- les adjectifs « amer et doux » annoncent déjà une dualité qui marquera tout le poème : « amer
» car c’est le souvenir de temps révolus, d’un passé lointain (thème sous-entendu de la fuite du
temps, de la nostalgie) mais en même temps c’est « doux » car cela renvoie à un souvenir
agréable : les soirées auprès du feu devant la cheminée quand il fait froid dehors… Les « nuits
d'hiver » évoquent un extérieur hostile.
(v.2) Alors que le « feu qui palpite et qui fume » évoque un intérieur chaleureux.
D’ailleurs dans ce deuxième vers l’harmonie imitative crée par les allitérations en [p] et en [f]
imitent la sonorité du feu (crépitement et sifflement).
Et le verbe « palpiter » (alors que pour un feu on attendrait « crépite ») évoque un cœur qui bat,
ce qui personnifie et donne vie au feu, il devient rassurant.
Le parallélisme des subordonnées relatives donne du rythme à cette description et permet donc
de laisser entendre cette vie du feu, dans une ambiance propice à la rêverie et à l’émergence de
souvenirs.
Le terme "Écouter" du vers 2 est d’ailleurs surprenant pour l'évocation de souvenirs. C'est une
synesthésie. Cela montre que ces souvenirs sont d’abord très vivants, ce qui fait écho au bruit du
feu (2) et des carillons (4).

(v.3) Les souvenirs semblent s'élever, comme emportés par la fumée du vers 2. Les souvenirs
sont donc en train de s'en aller, de s'effacer. Et l’allitération en [l] (« Les souvenirs lointains
lentement s'élever ») donne l'image du balancement des souvenirs qui s'élèvent. L'adjectif
épithète « lointains » montre bien que ces souvenirs remontent à un temps révolu. On a ici une
évocation de la fuite du temps, thème récurrent en poésie, notamment du mouvement du
romantisme.

(v.4) En outre le poète associe les souvenirs à une image positive quand il écrit : « les carillons
qui chantent ». Les carillons sont personnifiés : ils ne sonnent pas, ils « chantent ». L'allitération
en [k] imite le bruit de tintement de ces carillons (« carillons qui »), harmonie imitative débutée
au vers 2 (« écouter »).
Les deux mots à la rime « fume » (2) et « brume » (4) évoquent une notion de fumée, mais «
fume » est associé à la chaleur protectrice du feu, à l'intérieur, alors que « brume » est associé
au froid, à l'extérieur. La dualité baudelairienne se perçoit ici aussi.
Le premier quatrain s'achève donc sur une note de Spleen avec le mot "brume", mais pas encore
très appuyée.
« La Cloche fêlée », Baudelaire – LL de l’OI n°3 – Page 2 sur 3

2ème Mouvement : le poète envieux de cette cloche pleine de vie

Le poète propose dans ce 2 mouvement un quatrain empreint de vitalité, ce qui est


ème

immédiatement notable par la ponctuation forte qui le clôt. Cette énergie est incarnée par la
cloche.
(v.5,6,7) La cloche est personnifiée : « gosier vigoureux », « alerte et bien portante », « jette un
cri » et le champ lexical de la vitalité lui est associé (« vigoureux », « alerte », « bien portante »).
Le verbe jeter (« Jette […] son cri » au vers 7) montre aussi l’énergie de la cloche. L’on devine par
la personnification que la cloche représente un être en bonne santé, évoluant peut-être dans
l’Idéal (et permettra un contraste d’autant plus saisissant avec la cloche fêlée qui sera le poète
dans les tercets).
(v.6) L’utilisation de la préposition « malgré » montre l’admiration du poète pour la cloche : elle
a su, elle, résister à la vieillesse, donc au temps qui passe. L’envie est aussi nettement exprimée
par l’adjectif « Bienheureuse » qui ouvre le quatrain.
(v.7) La cloche, symbole de l’église et de la religion, est justement ici associée au champ lexical
de la religion au vers 7 (« fidèlement », « religieux »). La diérèse au vers 7 sur le mot « religieux »
crée une insistance sur ce mot.
(v.8) La cloche est également associée à la rigueur militaire au vers 8, avec la comparaison au «
vieux soldat ». Ce « vieux soldat qui veille » représente la sécurité et l’expérience. La répétition
du son [v], assez rare, marque l’obstination : il est vieux mais il veille… Le tout est renforcé par la
ponctuation exclamative, qui a l’air de glorifier l’ardeur patriotique du soldat.
On peut penser que cette cloche est pour le poète un modèle pour s’élever vers l’Idéal, et
échapper au Spleen.
Pourtant, quelques éléments négatifs apparaissent déjà : « vieillesse », « vieux » (v.6 et 8). Ils
annoncent un peu la « fêlure » qui suit, dans un 3 mouvement (réunissant les deux tercets),
ème

dans lequel le poète exprime l’emprise du Spleen sur son âme.

• 3 mvt (les tercets) : l’emprise du Spleen sur l’âme du poète


ème

(v.9) La rupture avec les deux quatrains est très nette. Le pronom personnel « Moi » qui débute
le vers 9 marque cette rupture et annonce clairement que c'est maintenant le poète qui parle de
lui. L'allitération en [m] ("Moi, mon âme") redouble la marque de la première personne et
amorce la tonalité élégiaque. Ce vers 9 est le vers-pivot du poème :
C’est là qu’est donnée la clé du symbole (un peu comme le vers 13 de « L’Albatros » : « le poète
est semblable au prince des nuées... »).
Le parallélisme est fait entre l’âme du poète et le son de la cloche. « Moi, mon âme est fêlée »
contient une sorte de jeu de mots sur les sens du mot « âme », car on appelle « âme » d’une
cloche sa partie interne, où tinte le battant. C’est ce qui produit et amplifie le son, comme l’âme
du poète produit et amplifie ses productions poétiques. Si l’âme de la cloche est fêlée, le cri vers
Dieu est cassé, il retombe. De même, si l’âme du poète est fêlée, il ne produit plus de textes
harmonieux qui montent vers « l’Idéal ».
L’apparition de la première personne du singulier sous une forme insistante (« moi », « mon »…)
contraste avec les quatrains, où dominaient les verbes à la troisième personne. Du coup, l’on
comprend que tout le début du poème était fait pour amener et mettre en valeur cette
métaphore filée, du poète assimilé à une cloche fêlée, un instrument abîmé, un talent bafoué,
un génie éteint…
(Et pourtant, au moment où il nous dit que son inspiration est éteinte, il le dit dans un poème
très réussi, comme pour « Spleen »).
On comprend au vers 9 que tout le poème est écrit pour amener le parallélisme entre la cloche
fêlée et le poète en mal d’inspiration.
A partir de là, tout le premier tercet est envahi de sonorités en [i] (assonance) qui, cette fois-ci,
paraissent pénibles, grinçantes, pleureuses : « ennuis », « nuits », « arrive », « affaiblie ».
D’ailleurs il n’était pas obligatoire de faire des rimes en [i] aux vers 9-10-11-12.
Notons que le mot « ennuis » (v.9) a un sens très fort chez Baudelaire : le sens de « tourments ».
Le premier tercet est aussi l’endroit où l’on s’aperçoit des antithèses systématiques entre les
quatrains et les tercets : tout ce qui était positif dans les quatrains est repris mais d’une manière
négative, dans les tercets :
- chaud (« feu qui palpite et qui fume » 2) devient froid (« air froid des nuits » 10)
- bruit (« carillons qui chantent » 4, « cri » 7) devient silence (« voix affaiblie » 11)
- chants agréables (« bruit des carillons qui chantent » 4, « cri religieux » 7) / bruit désagréable,
glauque (« râle épais d'un blessé » 12)
- mouvement (« alerte et bien portante » 6) / immobilité (« sans bouger »14)
- vie (deuxième quatrain « qui veille sous la tente » v.8 - debout) / mort (deuxième tercet « qui
meurt, sans bouger
– allongé v.14).
Ce système d'antithèses montre la différence du poète et son spleen, les antithèses vont dans le
sens d'une dégradation, d'une chute. Les mouvements étaient ascendants dans les quatrains,
vers l’Idéal, idée d’horizontalité, de stagnation dans les tercets.
Si le premier tercet montre un affaiblissement (« voix affaiblie » 11), le deuxième tercet est
associé à la mort avec un champ lexical de la mort très présent (« râle », « blessé », « sang », «
morts », « meurt », « sans bouger »).
L’expression de l’emprise du Spleen se fait donc de manière graduelle :
- tout d'abord, le poète se sent délaissé puisque il se compare à « un blessé qu'on oublie » au
vers 12.
- puis il écrit aux v.13-14 : « Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts / Et qui meurt,
sans bouger, dans d’immenses efforts. »
Cette image finale est absolument horrible, il faut bien s’en rendre compte : un soldat, pris pour
mort, est laissé sur un champ de bataille, sous un monticule de cadavres qu’on reviendra ensuite
enterrer. C’est la pire situation que l’on puisse imaginer. Comme sa voix est « affaiblie », réduite
à un « râle épais », on ne peut pas l’entendre.
Le sang gargouille dans sa gorge (« bl...bl...bl... » - harmonie imitative (=> « affaiblie », « semble
», « blessé », « oublie », « bord »).
Le « lac de sang » (v.13) est une image horizontale, sous forme hyperbolique, cela évoque une
stagnation, donc le pôle du « Spleen » et non-pas le pôle de « l’Idéal ». On imagine le sang mêlé
à la boue, directement par terre : la noblesse de la vie mêlée à l’horreur de la terre.
Le blessé ne peut plus bouger, il est comme paralysé par le poids des cadavres avec lesquels il
est confondu, ce que dit explicitement l’hyperbole « Sous un grand tas de morts » (v.13). Le
contact avec les morts eux-mêmes blessés est quelque chose de dégoûtant. Et il y en a « un
grand tas », ces soldats sont anonymes, indifférenciés.
C’est, comme on disait, de la « chair à canons ».
Enfin, le dernier vers d’un sonnet doit traditionnellement proposer une chute ou une image
forte, et c’est ce que fait Baudelaire sans ambiguïté aucune : - « Et qui meurt, sans bouger, dans
d’immenses efforts » : l’image est terrifiante. Ses « immenses efforts » sont uniquement
internes, ils ne produisent aucun mouvement. Cela correspond à des spasmes intérieurs, à une
espèce de tétanie, une lutte invisible contre la mort, mais sans effet.
Le sentiment d’impuissance est total. C’est l’image d’une fatalité absolue que met tragiquement
en valeur l’hyperbole.
CONCLUSION :

Dans ce poème, l’auteur évoque en premier lieu sa nostalgie, à travers des souvenirs chaleureux
lui laissant un goût à la fois amer et doux puis il fait ensuite l’éloge d’une cloche pleine d’énergie,
il envie la vigueur de cette cloche qui représente l’idéal mais le poète est déjà sous l’emprise du
Spleen qui l’affaibli jusqu’à le tuer.
Nous pouvons ouvrir sur le poème « Spleen », un poème également écrit par Baudelaire dans
lequel il propose une définition complète du Spleen qui finit par triompher sur l’idéal comme
dans ce poème « La Cloche fêlée »

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