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Lecture linéaire 2: « 

L’Ennemi »
https://youtu.be/H8c1s8jGMec

Introduction
Poète, critique d’art et traducteur, Baudelaire est un artiste moderne, novateur. En effet, il remet au
goût du jour la forme oubliée du sonnet, popularise le poème en prose dans le recueil Spleen de
Paris, paru en 1869 et introduit en poésie des thèmes jusqu’alors interdits de cité dans ce genre
littéraire. Mais, poète maudit, poète tourmenté, Baudelaire mène une vie difficile et frustrée dont
l’angoisse se retrouve dans son concept central du spleen. Spleen dont son œuvre majeure Les Fleurs
du mal, publiée en 1857, témoigne de façon poignante. Ce recueil va d’ailleurs lui valoir un dur
procès pour atteinte à la morale. (accroche avec informations sur l’auteur).
Le poème « L’Ennemi» que je vous présente aujourd’hui ( ici regardez votre examinateur et
souriez) est le 10ème poème de la première section «  Spleen et Idéal ». Il s’agit donc, comme son
titre l’indique, d’un poème du spleen, de la mélancolie, du Temps dévastateur qui menace les
capacités et à vivre et à écrire. « L’ennemi » traduit ainsi cette hostilité, cette double difficulté qui
semble ronger Baudelaire à savoir : la difficulté de vivre et celle d’écrire, de créer. Le
poème L'ennemi souligne ainsi que le temps est doublement redoutable sur le plan humain et sur le
plan poétique.
( Pause : respirez). « L’Ennemi » est un sonnet en alexandrins. Mais les rimes (ABAB-CDCD-EEF-
GFG) font de ce poème un sonnet irrégulier (les rimes des quatrains du poème sont alternées et
différentes, au lieu d'être identiques et embrassées, comme le veulent les règles du sonnet traditionnel
marotique1) (Présentation générale du texte).
Nous allons ainsi nous demander en quoi ce texte qui , de prime abord , la défaite de
l’homme face au temps, peut être lu comme une métaphore de la création poétique ?
Problématique

Lecture du texte : https://youtu.be/H8c1s8jGMec

X - L'ennemi
Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,
Traversé çà et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j'ai touché l'automne des idées,


Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve


Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?

- Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,


Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !

Le sonnet est construit sur une métaphore filée  et peut être divisé en 4 mouvements distincts.
Le premier quatrain où La jeunesse est comparée à un été bouleversé par les vicissitudes du temps.
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Le deuxième quatrain où il s’agira pour Baudelaire de faire le bilan négatif de la maturité, qui est
comparée à l'automne. On note l'annonce de la mort.
 Le premier tercet : laisse entrevoir l’Espoir d'un renouveau qui s'apparente au printemps.
 Et enfin le deuxième tercet : constat d’échec et défaite de l’homme devant la force destructrice du
Temps ( mouvements du texte)

Le premier quatrain se compose de deux parties complémentaires délimitées par la


ponctuation (vers 1-2 et vers 3-4). A l'évocation de la jeunesse fait suite un bilan
décourageant.
Le poète révèle son spleen dès le premier vers : « Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage »,
Par la négation restrictive « ne …que » Baudelaire réduit sa jeunesse à une noirceur constante
où le poids du spleen domine. Notons que « ténébreux orage » est un singulier qui s’opposera
au pluriel dans le vers suivant. En effet, Baudelaire rectifie le pessimisme totalisant du
premier vers en écrivant au deuxième « traversée ça et là par de brillants soleils». Si l’adjectif
« brillants » apporte lumière et gaieté, le groupes nominal « brillants soleils » et l’expression
de temps «ça et là » rappellent le caractère fugace, éphémère et rare de ces moments de
bonheur. La jeunesse est présentée comme ponctuée par une alternance d'ombre et de lumière
(« çà et là », « ténébreux », « brillant »). Cette alternance est métaphoriquement celle de
l'espoir et du désespoir, des élans vers l'Idéal et du poids du Spleen.
Ce constat décourageant est poursuivi aux vers 3 et 4 par l’utilisation du lexique de la
destruction que nous relevons dans le substantif «  ravage » au vers 3. Baudelaire, après les
termes « orage » vers 1, soleils vers 2, continue dans ce troisième vers d’emprunter au
vocabulaire météorologique pour désigner sa jeunesse. Ainsi Au vers 3, les substantifs
« tonnerre »et « pluie » par leur sens péjoratif filent la métaphore du désastre que fut la
jeunesse du poète. L’utilisation du passé composé « ont fait » indique une action accomplie et
totalement consommée dans le passé. Nous sommes ainsi face au constat sans appel du non-
retour du temps. La conséquence en est « il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils ».
Conséquence introduite par la proposition de conséquence «  tel …Que » vers 3 et 4. C'est le
résultat d'une jeunesse orageuse. La métaphore se poursuit dans l'image du jardin terme qui
représente ici la vie, l’esprit du poète. Notons au passage la dimension lyrique grâce à
l’emploi du déterminant adjectif possessif « mon » associé à l’évocation de la nature par
l’intermédiaire du substantif « jardin ». Mais ce « jardin » est dévasté et presque entièrement
dépouillé de ses productions comme en automne. En effet, au fil du quatrain, 3 expressions
se renforcent mutuellement : « ne fut que », tournure restrictive vers1, « tel ravage »
vers 2 , et « bien  peu » vers4. Mais le lecteur s’interroge déjà sur le sens à donner à
« fruits vermeils ». Que représentent les fruits vermeils ? les idées ou les jours à vivre ?
Quelques beaux souvenirs ? l'optimisme ? l'espoir ? En tout cas vermeils = rouge vif
donc métaphore du sang , de la vigueur 

Bilan du quatrain : Ainsi, ce premier quatrain dresse un tableau pathétique du je, Nous
assistons impuissants à la victoire des ténèbres, du Temps représenté sous la forme
allégorique des intempéries qui ravagent le jardin, autrement dit la vie ou encore l’inspiration
poétique.

Le deuxième quatrain est inauguré par le présentatif « voilà que » Il s'ouvre ainsi sur une
constatation résignée (« Voilà que », vers 5) qui apparaît comme la conséquence sur le plan de
la pensée de la première strophe. C'est un résultat donné en deux étapes successives (« voilà
que »vers 5 ... « et que », vers 6).
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Baudelaire reprend dans ce 2ème quatrain le symbolisme des âges de la vie avec la métaphore
des saisons. Mais au vers 5 si « l'automne des idées » est une métaphore pour désigner la
sensation de vieillesse, on peut également y voir la vieillesse des idées, une « panne »
d’inspiration, la difficulté à créer… la vie et l'inspiration sont ravagées par le temps.

L'image du jardin est ainsi prolongée mais aggravée. Et devant l’ampleur des dégâts, il
devient impératif de réparer. En effet, le poète choisit au vers 6 la tournure impérative
impersonnelle « il faut » pour appeler à l’action : Pour cela, il mobilise (« pelle », et
« râteaux ») : outils du jardinier qui en automne débarrasse, par la force du travail, la terre des
feuilles mortes et la prépare pour accueillir le printemps où elle retrouve toute sa beauté.
Mais, l’usage de la tournure impersonnelle n’est- il pas déjà, peut-être, un aveu d’échec, un
constat d’impuissance ? Qui va « employer la pelle et les râteaux »  qui le fera ?? On
remarque la disparition du « je ».. Le système énonciatif utilisé pour cette action ne désigne
pas clairement le sujet. Quoi qu’il en le but poursuivi reste clair : « Pour rassembler à neuf les
terres inondées » vers 7. Il s’agira en somme de transformer la boue en or. Mais la tâche à
accomplir par le poète- jardinier est immense et son travail titanesque, afin de « rassembler à
neuf les terres inondées ». En effet, « pelle et râteaux » restent dérisoires devant l’immensité
et la difficulté de la tâche. Le décalage est insurmontable entre le matériel utilisé et la tâche
gigantesque à réaliser à savoir « rassembler à neuf les terres inondées ».L’ Eau est ainsi
conçue comme une force de destruction, de mort. C’est exactement cette image que le vers 8
va conforter.
On y trouve effectivement une personnification de l’eau, qui comme un fossoyeur, « creuse
des trous grands comme des tombeaux ». Image macabre du trou et du gouffre que l’adjectif
« grands » vient amplifier. L’eau n’est plus l’élément qui apporte la vie mais la mort. Le verbe
«  creuse » au présent de l’indicatif, confère à cette action une valeur de vérité générale.
Bilan du deuxième quatrain : Ce deuxième quatrain, par l'accumulation des images offre une
illustration visuelle du désastre du temps sur la vie et l’inspiration et préfigure la mort comme
le suggère la comparaison du vers 8 (« comme des tombeaux »).
Nous arrivons maintenant au premier tercet, qui est, en fait, le tercet de l’espoir.
En effet, Baudelaire commence sa strophe avec une hypothèse « ET qui sait » qui sonne
comme un élan d’espoir (re)naissant. Cet élan prend appui sur les images de la strophe
précédente dans le cycle des saisons, l'automne, puis l'hiver associé à la mort, font espérer le
renouveau du printemps (« fleurs nouvelles », vers 9).
L'enchaînement des images conduit à une interprétation qui se situe sur le plan de la nature
(« automne », « eau », « sol lavé », « fleurs nouvelles »).
L'enchaînement des symboles (saisons = représentation symbolique des étapes de la vie)
conduit à considérer les « fleurs nouvelles » comme le printemps des idées, c'est à dire un
renouvellement de l'inspiration après une purification qui s'apparente à un rite. Le « mystique
aliment » prend alors une valeur religieuse, « les fleurs » évoquant le titre du recueil (Les
Fleurs du Mal). L’utilisation du présent ( sait, rêve) vers 9, du futur simple «  trouveront »
vers 10 marque ce nouveau départ qui se fait sous le signe d’un élan suprême contre les forces
e la mort. D’autant plus que les substantifs « aliment » et « vigueur » au vers 11 désignent ces
forces retrouvées pour une quête spirituelle vitale qui requiert une dimension religieuse ( cf
l’adj mystique vers 11) , rédemptrice, alchimique. Les souffrances pourraient nourrir la
création poétique.
Mais cet espoir n’est qu’apparent. En effet, il porte en lui les stigmates de sa propre fragilité
et de ses multiples incertitudes. La ponctuation de cette strophe est très révélatrice à ce
propos. La tournure interrogative désigne dans le vers 9 «  Qui sait »l’hypothèse, l’éventualité

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et s’oppose ainsi aux phrases déclaratives des deux premières strophes, et comme nous allons
le voir à la dernière aussi.

Par ailleurs, Le mot « rêve » au vers 9 nous coupe de la réalité en nous plongeant dans
l’univers de l’imagination. Cette incertitude est aussi marquée par le passage, la dégradation
du futur dan « trouveront » au vers 11 au conditionnel de « ferait » au vers 12

Bilan du premier tercet : Ainsi, ce premier tercet du poème l’Ennemi semble annoncer
un espoir nouveau, peut-être la naissance de « fleurs nouvelles » mais l’espoir s’évanouit
vite laissant la place à la douleur.
 

En effet, le dernier tercet donne à la question posée une réponse négative. Il apporte à l’espoir
émis précédemment un démenti catégorique, qui s'exprime en deux temps :
- Le premier hémistiche du vers 12 répète une lamentation (« Ô douleur ! ô douleur !»), ou
une invocation suppliante, soulignant la désolation et le désespoir du poète.
- Puis le reste de la strophe, avec un présent qui est désormais le présent de généralité (et non
plus d'expérience immédiate), qui souligne un constat qui ne touche pas seulement celui qui
parle mais tous les humains, dénonce, en des termes très bruts, l'action dévorante et
irrémédiable du temps, qui, s'il était implicitement omniprésent dans la métaphore des
saisons, est enfin nommé, doté de la majuscule qui en fait une allégorie. Ainsi personnifié, il
est (Baudelaire usant d'images réalistes) assimilé à un monstre dévorateur, carnassier et très
vorace : il «mange la vie», il «ronge le cœur» («ronger» soulignant le caractère insidieux du
temps qui mine progressivement ; «cœur» ayant ici le sens classique de «courage», et rimant
significativement avec «vigueur»).
Le temps est ensuite désigné par une périphrase («l'obscur Ennemi», vers 13), qui justifie le
titre ; qui insiste sur son hostilité et sur le fait que son action s’exerce insensiblement. Et elle
s’exerce sur toute I'humanité (d’où l’emploi de «nous») qui subit la fatalité de l'accablement
du temps qui passe et qui détruit les vies. Le temps est alors véritablement présenté comme un
vampire qui, pour assurer son , se nourrit, horreur qui n’est révélée qu’après un enjambement
dramatique, puis l’inversion des mots «Du sang que nous perdons», le sang étant symbole des
forces vives de l'être humain. De ce fait, au fur et à mesure que nous nous usons aux épreuves
de la vie, que «nous perdons» cette énergie vitale qui s'entame, qui perd de sa «vigueur», le
temps «croît et se fortifie», vers 14). Si le poète ne peut renaître comme la nature le fait, c'est
que le temps l'a conduit à sa perte.
Ainsi, le sonnet, s’il ne respecte pas la disposition classique des rimes, aboutit bien à une
chute saisissante.
Conclusion :    

 L'ennemi est révélateur du spleen Baudelairien, En effet, de ce poème au lyrisme élégiaque,


pathétique et désespéré, dont le thème appartient à une longue tradition, se dégage le constat
pessimiste de l’impossibilité pour l’auteur vieillissant de retrouver toute sa vigueur créatrice,
victime qu’il est, comme tous les êtres humains, de la toute-puissance du temps, qui les
dégrade peu à peu et finalement les détruit, le temps étant la grande limitation de l’être

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humain, sa fuite inéluctable étant une des grandes causes du spleen, de l'angoisse qui
étreignaient Baudelaire.

Alors qu’il prétendit à son insuffisance de créateur, il prouva le contraire en produisant ce


sonnet, en se soumettant à cette difficile contrainte formelle qu’il affectionnait. Ce fut avec
talent qu’il utilisa une métaphore filée sur les saisons représentant les âges de la vie, image
courante mais traitée ici avec originalité, son développement subtil permettant de nombreuses
analogies.
Ainsi, il apparaît qu’on peut lutter contre le temps par l'art, qui est une façon de l'exorciser,
d'opposer la résistance de l'intelligence et la sensibilité créatrice à la force corrosive de la
nature, du Temps.
Ouverture : Nous pouvons bien entendu rapprocher ce poème de L’Horloge, poème du même
recueil et de la cette même première section 1 : Spleen et idéal :

« Souviens-toi que le Temps est un joueur avide


Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi.
Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide. »

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