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Revue El-Bahith Mystère et mystique dans Cette aveuglante absence de lumière de T.

BENJELLOUN

Mystère et mystique dans Cette aveuglante absence de lumière


de T. BENJELLOUN

Madame BENTELIDJAN Sihem


Maître assistant (A)
L’Ecole Normale de Bouzaréah

‫ الرواية هذه العتمة المعمية‬,‫مستوحاة من شهادات ألسير في سجن تزممارت بالمغرب‬


‫ لكن اللغة‬,‫لألديب طاهر بن جلون تحكي قصة سجن و يراد بها تدوين قصة سجناء دفنوا أحياء‬
‫ ما يناقض منطق‬,‫الواردة في النص تبدو معتمة كظالم السجن الذي شغلته شخصيات الرواية‬
.‫الشهادة‬
‫يعود الغموض في هذا النص إلى غموض السياسة المنتهجة أي غموض السجن كأداة‬
‫ يقابل هذا‬.‫ كما يرجع إلى الغموض الكامن في الكلمات و اللغة أصال‬,‫للتصحيح االجتماعي‬
‫الغموض لجوء السجين إلى الدعاء و الصالة ليحقق شعو ار باألنس و الشوق المستمد من علماء‬
. ‫ النور هو السر و المعنى الدفين لهذه الرواية‬.‫الصوفية الذين يتساوى لديهم الحجر و الذهب‬

Les mots clés :assimilation, renaissance, mystère, engloutissement,


langue littéraire

.Inspiré d’un témoignage d’un de deux sources contradictoires,


ancien détenu du bagne de Tazma- d’une part, obéissant à une logique
mart, Cette aveuglante absence de de témoignage qui crie sa volonté
lumière de T. Benjelloun peut être de vivre, cette parole décrit, raconte
présenté comme un droit à la parole, et construit une représentation d’un
comme un témoignage moins occu- monde plus ou moins cohérente, tan-
pé par la rancune que par la quête dis que dans certains passages, les
de soi par le biais des mots. Le par- phrases du texte revêtissent une opa-
cours narratif du personnage prison- cité empruntée à la métaphore, au
nier est constitué graduellement des paradoxe, mais aussi d’une certaine
petits faits de la vie quotidienne aux dimension du secret puisée de l’ex-
réflexions existentielles. périence soufie chez le personnage.
Ainsi, prend corps dans ce texte Cette expérience spirituelle se pré-
une langue qui tire sa sève à la fois sente comme une étape de résilience

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chez le personnage témoin, autre- n’y trouve pas les espaces étranges la réduction de l’espace, l’efface- aléas de la parole rapporté4. Le pro-
ment dit, une étape de renaissance, de de la science-fiction par exemple, ment du temps cyclique et les corps cessus de devient une représentation
réappropriation d’un espace et d’un mais il est métaphorisé, le rapport du amoindris, réduits au froid, à la faim présente d’une représentation pré-
temps qui sont devenus par la claus- texte à la représentation de l’espace et à une cécité forcée. sente/absente d’une chose absente, la
tration de Tazmamart un espace- interroge ce même espace comme Le langage compact utilisé au mémoire de ce texte est empruntée,
temps négatif se définissant par le l’affirme B. Westphal : début ne garde pas de sa ténacité, il son mérite était d’allier, par un lien
manque. L’absence des éléments de « La question du lien au référent, est dilué à mesure que l’on progresse ténu, l’intelligibilité du témoignage
la nature avait privé les bagnards de car tout texte qui reproduit un espace dans la narration de l’aventure mor- au mystère de la poésie.
l’espace et du temps. humain et qui donc transpose un pan bide des personnages, pour laisser au Ainsi, dès l’incipit, les enjeux
du réel, se positionne à l’égard de ce récit de mémoire la possibilité de se de l’enfermement à Tazmamart sont
Mystères du langage : même référent »2. déployer et de raconter la mort des condensés et présentés au lecteur à
La lecture de la première sé- C’est un espace de deshumanisa- confrères un à un dans le bagne, le travers une métaphore spatiale et
quence du texte de Cette aveuglante tion, un ghetto ou les conflits du pou- récit du témoignage devient intelli- filée de l’obscurité « puits, pierre,
absence de lumière met le lecteur de voir et du savoir, de suprématie et de gible. Ce qui renforce le paradoxe, noire, un tunnel », avant d’aborder
plain pied dans une opacité linguis- domination sont mis en exergue, sa c’est que le texte adopte plutôt qu’un les ténèbres par la description et
tique : poétisation introduit de nouvelles di- registre pathétique, un registre de les mots, les ténèbres étaient dans
« J’ai longtemps cherché la pierre mensions au devoir du témoignage. l’étonnement traduit, dans le passage les mots, ils doivent introduire leur
noire qui purifie l’âme de la mort. La notion du temps est secouée cité par le souffle haletant, s’arrêtant propre obscurité. Il est une exigence
Quand je dis longtemps, je pense à par l’expression « une longue et à plusieurs reprises : « Quand je dis qui ne peut sacrifier ni la mémoire ni
un puits sans fond, à un tunnel creu- éternelle minute ». Si les mots sont longtemps, je pense à un puits sans la poétique du texte. La métaphore
sé avec mes doigts, avec mes dents, créés pour renvoyer à un certain réel, fond, à un tunnel creusé avec mes spatiale suggère une symbolique de
dans l’espoir têtu d’apercevoir, ne ici ils sont acteurs, ils font semblant doigts, avec mes dents,…secret ». manque d’espace, les personnages
serait-ce qu’une minute, une longue de renvoyer au réel mais ils quittent Ponctué avec des virgules, ce pas- n’avaient droit à aucune sortie de
et éternelle minute, un rayon de lu- le lieu commun de leur significa- sage, pourtant long, transmet un leur cellule exigüe très chaude pen-
mière, une étincelle qui s’imprime- tion ordinaire pour contribuer à pro- souffle fatigué, un souffle qui donne dant l’été, très froide en hiver sauf
rait au fond de mon œil, que mes en- duire un discours purement littéraire, du poids aux pauses autant qu’il en pour enterrer un camarade. L’obs-
trailles garderaient, protégée comme c’est-à-dire un discours ou le fait de donne aux mots. Le silence contribue curité y était totale, c’est pourquoi
un secret».1 ne pas dire est aussi parole, c’est un à l’architecture sémantique au même le narrateur commence sa parole par
Le commencement du texte est discours qui peut être construit sur degré que la parole. La longueur du une recherche obstinée de la lumière,
une métaphore de l’obscurité, le des contradictions. Cependant, le passage contraste avec le rythme « apercevoir un rayon de lumière ».
roman s’ouvre donc sur un mystère, projet de Cette aveuglante absence haletant donné aux syntagmes teint Les repères temporels ne sont pas
le rapport aux mots manifeste dans de lumière est de traduire en mots ce discours d’une lourdeur, il y a un brouillés mais secoués d’où l’ex-
ce passage situe le texte dans une l’enfermement à Tazmamart d’un long parcours à narrer, le parcours pression « une longue et éternelle
zone de déterritorialité linguistique. groupe d’académiciens militaires, du prisonnier ponctué de beaucoup minute », comment une minute peut-
Il s’avère difficile de trouver un an- la nécessité du savoir exige un autre d’interrogations et de haltes. elle être prompte et éternelle ? Le
crage dans l’esprit du lecteur de « la rapport aux mots. Aziz Binebine est Sur le plan énonciatif, Cette jour ne suit pas la nuit à Tazmamart,
pierre noire qui purifie l’âme de la le détenu qui a confié l’histoire de aveuglante absence de lumière est les personnages sont condamnés à
mort ». Le rapport de ce texte au ré- sa détention à Benjelloun, les déte- une mémoire sur la mémoire, un l’obscurité, à la nuit éternelle à la-
férent extra-littéraire oscille entre la nus étaient condamnés à la réclusion témoignage bâti sur un autre témoi- quelle fait écho une minute éternelle,
mimesis et la déréalisation postmo- souterraine qui va conjointement gnage. La 3mémoire est une représen- la lenteur est leur compagnon, même
derne, le réel n’est pas déformé, on avec l’absence entière de lumière, tation présente d’une chose absente, si les détenus arrivaient à compter le
le devoir de mémoire est soumis aux temps à l’aide du camarade Karim
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qu’ils ont nommé l’horloge parlante, là ou nous avons été enterrés, je veux détenu, privé du temps « nous étions mamart. L’identité narrative s’avère
une rhétorique de l’attente et du dire mis sous terre » (p.9). Enter- la nuit » « le temps n’a plus de sens » alors comme un palliatif aux pro-
désespoir ne manque pas de surgir. rer permet d’afficher le pouvoir du (p.100) et de l’espace « dans le noir, blématiques identitaires, un inter-
L’espace, le temps et le corps anima- monarque d’agir sur le corps du pri- j’arrive non pas à voir mais à deviner médiaire entre passé et avenir. C’est
lisé sont les armes utilisés par le pou- sonnier, de là commence la quête de les choses » (p.65), sera-t-il orienté à l’échelle d’une vie entière (la vie
voir monarchique pour produire de Salim qui tâche, ayant tout perdu, à à vivre dans le passé d’avant juillet d’un individu ou d’une nation) que le
l’obéissance, ils sont ici les pierres sauvegarder sa dignité. 1971, date du coup d’Etat et dans ce soi cherche son identité.
de touche de la thématique textuelle. « Je me disais : cas être acculé à la fixité, la mêmeté ? L’état dans lequel se trouvent ces
L’opacité du style provient en consé- « La foi n’est pas la peur. Le sui- Ou choisira-t-il l’ipséité ou la perte personnages est donc très tentionnel,
quence de l’opacité du réel dont elle cide n’est pas une solution. L’épreuve de soi, mais comment le faire dans la ghettoïsation et l’assimilation for-
est la fille. est un défi. La résistance est un de- l’absence des êtres et des choses à cée avait la mainmise sur leurs corps,
Cette aveuglante absence de lu- voir, pas une obligation. Garder sa Tazmamart ? l’esprit doit être protégé par un ac-
mière tisse une langue étrangère au dignité est un impératif absolu. C’est La mêmeté et l’ipséité sont des cès à la parole qui garantirait la lutte
sein de la langue, les mots quittent ça : la dignité, c’est ce qui me reste, concepts établis par P. Ricœur dans contre l’assimilation, celle-ci se dé-
leur territoire de départ pour sup- ce qui nous reste »7 Soi-même comme un autre10, la dif- finissant par le fait de ne pas prendre
porter de nouveau poids parce qu’au L’assimilation, nous ne l’envi- férence entre « je » et « soi » est que la parole, c’est ainsi que Salim s’est
départ ils ne sont pas susceptibles de sageons pas dans le sens que lui le je est la première personne alors produit deux échappatoires, la prière
dire le monde : applique F.Fanon mais comme une que « soi » est le pronom réfléchi de et la narration.
« On saisit mieux en quoi les volonté d’engloutir l’autre, de le toutes les personnes « je, tu, il.. », Le témoignage constitue un be-
mystères de la langue sont aussi ceux déposséder de la parole8. Les pri- mais toute existence oblige de pas- soin existentiel et vital au même
de l’existence et pourquoi la poésie sons, les ghettos ont pour ultime but ser par autrui, on se définit à travers titre que la respiration ou la nour-
est, comme Mallarmé l’écrira à Léo d’interdire l’échange, de proscrire le l’autre. « soi » devant un infinitif riture. C’est le témoignage comme
d’Orfer « expression, par le langage récit de l’autre : comme dans « se nommer » permet construction de l’identité narrative,
humain ramené à son rythme essen- « Ils (les ghettos) réduisent l’ac- au sujet de s’auto-positionner, le but solution médiane articulant l’iden-
tiel, du sens mystérieux des aspects cueil de l’arrivant à la concession est de se voir soi-même dans une tité-ipse et l’identité-idem qui rend
de l’existence » - une expression d’un territoire restreint, clôturé, un position de centralité. Tandis que le l’engloutissement de Tazmamart
qui « doue d’authenticité notre sé- territoire auquel nul n’a accès, sinon « je » se pose dans l’immédiateté, le moins destructeur c’est-à-dire s’il al-
jour »5 »6 pourvu d’autorisations diverses. Or « soi » se pense dans la temporalité tère le corps, il n’aura pas d’emprise
ce que cette clôture et ces autorisa- donc dans l’historicité. De là Ricœur sur l’âme du prisonnier. Le narrateur
Mystère et secret : tions rendent délibérément impos- distingue l’identité idem de l’iden- affirme :
Comme un Robinson Crusoe ou sible, c’est précisément le don de la tité ipse, ainsi rester à la seule iden- « Le froid montait du ciment,
un Ulysse, Salim, le narrateur-per- parole. Le ghetto, c’est un lieu ou, tité idem, c’est être condamné à la cela prenait des heures avant d’at-
sonnage principal appelé à incarner sauf à être accrédité, il n’est pas pos- fixité, être dans l’identité ipse, c’est teindre un état d’insensibilité. Je ne
la figure de Aziz Binebine fait face sible de rentrer pour recueillir le récit être condamné à la mouvance. En se sentais plus ma peau. Je partais, je
à un danger de perte, il refait donc de l’arrivant ».9 racontant, le sujet individuel ou col- voyageais. Ma pensée devenait lim-
l’apprentissage de la vie, il va re- L’engloutissement des contes lectif relie l’identité fixe à l’identité pide, simple, directe. Je la laissais
naître au monde pour échapper au pose la problématique de l’origine, idem, il s’affirme et se définit par le m’emmener sans bouger, sans réagir.
péril de l’assimilation, la prison est le personnage englouti sortira-t-il récit, c’est pourquoi le témoignage Je me concentrais jusqu’à devenir
un espace engloutissant comme le indemne du ventre du loup ou de dans les expériences limites comme cette pensée même »11.
ventre du loup ou de l’ogre dans les l’ogre ? ce motif central dans les la faim, l’emprisonnement, la tor- Les phrases teintées d’opacité
contes, « mais que faire de la raison, contes est une interrogation sous- ture prend l’aspect d’une urgence et de mystère dans Cette aveuglante
jacente sur l’identité humaine. Le vitale, le cas des prisonniers de Taz- absence de lumière concourt avec la
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thématique de la claustration qui do- loppe protectrice de son âme. Le parcours du narrateur person- naître un sentiment d’insatisfaction
mine le texte. La prison est la forme nage principal Salim met la prière de ne pouvoir parvenir à un état de
même où le pouvoir bâti sur le se- Mystère et « mystique » : au centre de sa quête, elle constitue connaissance extrême du Créateur,
cret apparait comme tel, c’est un lieu La longue tradition laïque et le levier lui permettant de rebondir c’est le sentiment du Chawq.
d’assimilation et d’engloutissement athée en Occident avait habitué la à Tazmamart, il choisit de ne pas C’est un sentiment qui produit
qui menace jusque l’origine de l’être critique à occulter toute la dimen- périr dans ce lieu, il irradie donc le dans le cœur une appréciation de la
humain. La prison est née d’une fina- sion religieuse des œuvres littéraires souvenir, la rancune et tout ce qui parole suave de celui qu’on aime.
lité d’emprise sur le corps, une sorte tandis que la religion est l’expres- déconstruit la paix spirituelle qu’il El Ouns est un état de solitude et de
de payement, punir en corps ce qui sion de l’infini comme l’est la litté- bâtissait. Il dit après la perte de Kif- paix, un plaisir d’être en communion
ne peut être payé en argent, à travers rature, et les civilisations « naissent Kif, le chien emprisonné avec eux avec l’Etre Supérieur.16
elle, la société cache ses failles et ses à l’ombre des temples, affirme M. dans le bagne : L’espace fermé favorise le regard
faiblesses. Elle servait, en Occident, Bennabi, comme celui de Salomon « Après cet épisode, plus gro- vers les tréfonds de l’âme. Comme
à effacer de la société tous ceux qui ou celui de la Kaaba. C’est de là tesque que comique, je me remis à les exégètes soufis, le narrateur ana-
étaient considérés comme indési- qu’elles rayonnent pour illuminer le prier et à méditer dans le silence de lyse son espace intérieur et le recons-
rables, les pauvres, les errants et les monde »14. la nuit. J’invoquais Dieu par ses mul- truit, l’ê^tre humain étant très mysté-
délinquants conçus comme des me- Le substantif « mystique » est tiples noms. Je quittais doucement rieux en lui-même, certains bagnards
naces à l’ordre publique12. Le secret employé à partir du dix-septième la cellule et ne sentis plus le sol. Je avec Salim n’ont pas accédé à cette
politique entraine une perte chez les siècle, l’adjectif « mystique » émane m’éloignais de tout jusqu’à ne voir recherche ontologique et ont fini
détenus condamnés à la mort lente de mystère. Est mystique tout ce qui de mon corps que l’enveloppe trans- de mourir à Tazmamart. La prière
exprimée par le monologue intérieure se penche sur les données incom- lucide. J’étais nu, rien à cacher. Rien constitue au personnage principal de
de Salim, par la suite d’interroga- prises par toute personne, les rites à montrer. De ces ténèbres la vérité Cette aveuglante absence de lumière
tions qu’il se pose à lui-même, mais cachés à ceux qui n’y sont pas ini- m’apparut dans sa lumière écla- ce que constitue la terre d’accueil à
le texte était aussi parsemé d’expres- tiés, ainsi, un sens mystique est le tante »15 Ulysse ou Robinson Crusoe, démuni
sions comme « c’est un secret d’état sens caché et latent de l’écriture, le C’est cela l’état de « Ouns » de toute arme et de tout outil, on fait
major », «obscurité insondable », mystère dans Cette aveuglante ab- décrit par les exégètes soufis. Le l’apprentissage de la vie réduite à ses
« tout le système était basé sur le sence de lumière est d’abord mystère voyage spirituel s’accompagne dans objectifs essentiels : rester en vie,
noir »….le Kmandar, le responsable du mot, l’écrivain emploie à certains cet extrait d’un voyage corporel, vir- se connaître et connaître les autres.
de l’opération et chargé de surveiller moments des mots qui ne peuvent tuel il est vrai, mais la construction Ceci contredit ce que l’auteur-narra-
les prisonnier n’apparait jamais, le être compris que par lui-même (le de l’espace intérieur est si élabo- teur avance dans le début du texte :
roi ne se meut ni ne se présente qu’à premier exemple cité). Le mystère rée que la prison avec ses murailles « La nuit ne tombait pas comme
travers une scénographie soigneuse- dans le soufisme musulman n’est n’empêchent pas la libération. Il ne on dit, elle était là, tout le temps,
ment codée pour inspirer crainte et pas dans la pratique de rites secrets s’agit d’un moment d’euphorie pro- reine de nos souffrances, elle les
suprématie. parce que la prière est connue par curé par un espoir trompeur mais exposait à notre sensibilité, au cas
« Mais tout le système était basé tous les musulmans mais dans le fait d’une recherche ardue et appliquée où on réussit à ne plus rien ressen-
sur le principe du noir, de cette obs- d’accéder à cette communion avec de soi car le plus mystérieux des tir, comme faisaient certains tortu-
curité insondable, des ténèbres qui Allah qu’on tâche de dissimuler, ne créatures au monde, c’est l’homme. rés, en se dégageant de leur corps par
alimentaient la peur de l’invisible, la pas s’en vanter, un amour qui mérite L’état de Ouns chez EL un effort de concentration très puis-
peur de l’inconnu (…). Nous étions à de demeurer secret appelé en arabe GHAZALI dans Le Renouveau des sant, ce qui leur permettait de ne plus
la merci de l’invisible »13. « el kitman ». C’est pourquoi nous sciences de religion (1111) résulte souffrir. Ils abandonnaient leur corps
Le narrateur avait choisi la parole préférons le mot « soufisme » à celui d’un amour d’Allah qui annule la aux tortionnaires et partaient oublier
mystique comme libération de la ty- de « mystique » sensation de douleur, un état de re- tout cela dans une prière ou un repli
rannie de l’espace et comme enve- cherche de beauté extrême qui fait intérieur »17
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L’expression « allaient oublier » Notes : tion en 1947.


montre la résiliation des détenus
15 . Op.cit. P.81.
comme une construction de l’oubli, 1 . BENJELLOUN (T). Cette aveu-
ce qui contredit l’état de lutte menée glante absence de lumière. Seuil 2001. P. 9 16 . Voir, El Ghazali, Le Renouveau des
par le narrateur et décrit au long du sciences de la religion. Dar elkitab alarabi,
2 . WESTPHAL (B). « Les spectres Beyrouth, 2005.
texte. Il ne s’agit pas d’oublier la tor- d’Ulysse et les aléas du référent » in Auraix-
ture mais le dualisme entre corps et jonchière Pascale et Alain MANTANDON (et 17 . Op.cit. P.10
âme, pourtant peu admis en Islam car all). Poétique des lieux. CRLMC. Presse uni-
versitaire Blaise Pascal. 2004 ? P.33
le corps n’est pas un simple support
Références bibliographiques :
de l’âme, devait se produire, mais il 3
n’y a pas lieu de sauver son corps, 1. Corpus :
il appartient aux tortionnaires, le re- 4 4. L’énonciation dans ce texte fait BENJELLOUN Tahar. Cette aveuglante
appel aux problèmes de responsabilité, de l’en- absence de lumière. Seuil 2001.
tour à la vie est possible : les person- gagement de l’écrivain qu’on ne peut détailler
nages récitaient le Coran, priaient, dans ce travail car il se présente comme une
planifiaient des cours d’anglais, se transmission d’un témoignage, contrairement
à Laabi, par exemple, qui a raconté lui-même 2. Ouvrages théoriques :
racontaient des contes et des films.
son expérience de prison.
Trouver d’autres occupations à son
esprit pour non oublier mais dépas- Auraix-jonchière Pascale et Alain MAN-
ser le froid, la faim, les scorpions je- 5 . Mallarmé(S). Correspondance, Gal- TANDON (et all). Poétique des lieux. CRLMC.
limard, 1995, p.572 cité par Crépon (M). Les Presse universitaire Blaise Pascal. 2004
tés dans les cellules, le souvenir des
promesses du langage. J. Vrin 2001. P.17. BENNABI Malek. Le Phénomène cora-
mères qui attendent dans le désespoir nique. El Borhane, 2008 première édition
inquiet le retour de leurs fils, tel est 1947.
l’enjeu de ce témoignage. 6 . Crépon (M). Les promesses du lan- CREPON Marc. Les promesses du lan-
gage, J.Vrin. 2001. P.17. gage. j. Vrin, 2001.
Cette intervention puise sa force DERRIDA Jacques. Points de suspension,
de la contradiction qui existe entre 7 . op.cit. P.34 entretien, Galilée. 1992.
le besoin de révéler que demande le DESSONS Gérard et MESCHONNIC
témoignage et le besoin de mystère 8 . Voir Derrida, « il faut bien manger » Henri. Traité du rythme. Dunod.1998.
dans Points de suspension. Entretien. Gali- EL GHAZALI. LeRenouveau des sciences
que procure la littérature, le texte de lée.1992. de la religion.
Benjelloun inspiré de celui de Aziz FOUCAULT Michel. La société punitive.
Binebine allie harmonieusement, 9 . op.cit. P.211. Cours prononcés au Collège de France 1972-
dans un ton et un rythme particu- 1973, ed. EHESS, Gallimard/ Seuil. 2013.
10 . cf. RICOEUR (P). Soi-même comme RICOEUR Paul. Soi-même comme un
liers, ces deux rapports de l’homme un autre, Seuil 1990. autre. Seuil. 1990.
au langage. RICOEUR Paul. Parcours de la reconnais-
11 . op.cit p. 65. sance. Seuil 2004.
RICOEUR Paul. La Mémoire, l’Histoire,
12 . Voir FOUCAULT (M). La socié- l’Oubli. Seuil 2000.
té punitive, cours prononcés au Collège de
France 1972- 1973, ed. EHESS Gallimard/
Seuil. 2013

13 . OP.cit. P.57.

14 . BENNABI (M). Le phénomène co-


ranique. El Borhane, 2008 p. 73. Première édi-
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