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Mortel Azur.

Sens et néant chez S. Mallarmé.


À propos d'un ouvrage récent 1

Ouvrier d'une éclaircie impensée du mot, le poème mallarméen a suscité,


exhaussé de l'agonique expérience parnassienne, la palingénésie du verbe, sous
laquelle aurore devait s'animer le siècle où brûle encore l'incendie du trope en
tropisme.
Évoquer, dans une ombre exprès, l'objet tu, par des mots allusifs, jamais directs, se
réduisant à du silence égal [ ... ]2

La loi qu'énonce Mallarmé, à l'encontre du formalisme régnant, découvre le


ressort comprimé de la puissance analogique du mot, sa muette oraison sous le
péan de l'us et du quotidien. Le poète rassemble le verbe, distrait des origines,
dans cette concentration de l'amour qu'habitent les cœurs profonds: le ciel des
mots, l'azur, qui « du métal vivant sort en bleus angélus » :
Je suis hanté. L'Azur! l'Azur! l'Azur! l'Azur J3

1 cr. P. CAMPlON, Mallarmé. Poésie et philosophie. Paris, Presses universitaires de France, 1994. PHILOSOl'HlES.
2 S. M.YLLARMÉ, Magie, dans Œuvres complètes. Paris, Gallimard, 1992, p. 400. BIBLIOTHÈQUE DE LA PLÉIADE.
3 S. MALL\R,IÉ, L'Azur, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 38 :
[ ... ]l'Azur triomphe, et je l'entends qui chante
Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus
Nous faire peur avec sa voix méchante,
Et du métal vivant sort en bleus angélus.
Il roule par la brume, ancien et traverse
Ta native agonie ainsi qu'un glaive sûr;
Où fuir dans la révolte inutile et perverse ?
Je suis hanté. L'Azur! l'Azur 1 l'Azur 1 l'Azur!
76 E. TOURPE

Mais précisément, suggéré au néant, tendu vers le rien de la promesse mal-


larméenne, le désir d'azur se lève paradoxalement en mort anticipée.
P. Campion a su voir, et démontrer, cette conjonction chez Mallarmé du
sens et du néant. On se souvient de l'alternative sur laquelle le débat de Derrida
avec J.-P. Richard avait laissé les lecteurs des années soixante. Le philosophe
lisait dans l'œuvre de Mallarmé les initiales de la dissémination indécidable,4 là
où Richard constatait, en greimasien averti, une totalité (téléologique) de vérité
sous l'itération des motifs.5 P. Campion, sans se référer à ce fameux débat (l'ou-
bli de Richard dans la bibliographie finale est d'ailleurs navrant), le tranche tou-
tefois avec une intelligence et une compétence que l'idéologie derridienne ou le
présupposé structuraliste de Richard n'ont pu toujours suggérer: le vers de Mal-
larmé recouvre à la fois dispersion sémantique, parce qu'achevé en la solution
négative du néant où plonge la mort, et homogénéité dans la recherche, par-delà
le« Ciel [ ... ] mort» le« triomphe »6 de l'Azur, la cohérence d'un sens. L'au-
teur n'a pas tort, sans doute, d'évoquer in fine le rapprochement avec Nietzsche
et le Grand Midi égayé du nihilisme solaire.
Mais souligne-t-il assez l'aporie du chemin mallarméen, ce paralogisme de
la «folie [ ... ] nécessaire »,7 en même temps exactement que son kaïros déçu ?
Et comment donc ne pas lire la poétique mallarméenne comme le palimpseste
fascinant d'une tout autre symbolique, ontologique, positive - comme celle
peut-être dont Claudel, sachant« ce que chaque chose veut dire» (Cinq Gran-
des Odes), a vu le chiffre et compris le mystère? ...

1. La mort de l'Azur : Esthétique de la négations

Maurice Blanchot, dans l'ouvrage qu'on lui doit sur l'espace littéraire de la
création,9 livrait d'une formule le mysterium de la poétique mallarméenne:
[ ... ] ayant ce pouvoir de faire se<< lever>> les choses au sein de leur absence, maîtres de
cette absence, les mots ont aussi pouvoir d'y disparaître eux-mêmes, de se rendre mer-
veilleusement absents au sein du tout qu'ils réalisent, qu'ils proclament en s'y annulant,
qu'ils accomplissent éternellement en s'y détruisant sans fin, acte d'autodestruction, en
tout semblable à l'événement si étrange du suicide, lequel précisément donne toute sa
vérité à l'instant suprême d' Igitur.IO

4 Cf. J. DERRIDA,« La Double Séance», dans La Dissémination, Paris, Éditions du Seuil, 1972, pp. 199-318.
TEL QuEL.
5 Cf. J.-P. RICHARD, L'Univers imaginaire de Mallarmé. Paris, Éditions du Seuil, 1961.
6 S. MALLARMÉ, L'Azur, op. cit.
7 S. MALLARMÉ , lgitur, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 442.
8 P. C\MPION, op. cit., pp. 10-42.
9 M. BLANCHOT, L'Espace littéraire. Paris, Gallimard, 1988. Fouo EssArs.
10 Ibid., pp. 44-45. Sur l'interprétation spécifique d'lgitur, cf. pp. 135-150. Nous ne questionnerons pas ici la
thèse de Blanchot, à tant d'égards problématique, pour laquelle l'espace du génie littéraire s'émeut identique-
ment dans la béance mortelle de l'absence (du« désœuvrement>>). Nous indiquons seulement, par manière de
MORTEL AZUR. SENS ET NÉANT CHEZ S. MALLARMÉ 77

Tel est le «point central», «auquel toujours Mallarmé revient comme à l'inti-
mité du risque où nous expose l'expérience littéraire»'':« il a vu le rien à l'œu-
vre ».12 Sous le signe d' lgitur, «le rêve pur d'un Minuit »,13 s'expose donc
toute la profondeur de l'exinanition du monde, du sommeil de l'amour, que
l'écriture mallarméenne donne en partage de pureté dans «la clarté unique de ce
qui s'éteint ».14 Terrible témoignage du poète lui-même, dans une lettre où s'an-
nonce le diamant nocturne qu'il découvre dans les forages intérieurs provoqués
par le verbe :
[ ... ]en creusant le vers à ce point, j'ai rencontré deux abîmes qui me désespèrent. L'un
est le Néant[ ... ] L'autre vide que j'ai trouvé est celui de ma poitrine15

Les dés sont donc jetés dans l'absence adamantine du minuit étale de la
pensée. C'est sous ce signe lustral de la mort que doit s'entendre l'œuvre mallar-
méenne. L'étude, dans la forme d'un long - et talentueux - commentaire
composé, que nous offre P. Campion, prolonge d'une certaine manière la vision
de Blanchot, découvrant, avec une grande précision, la modalité concrète de
cette négativité fondamentale, dont on voit bien qu'elle motive la poétique de
Mallarmé dans son entièreté : comment la « néantité » (la nullité mortelle de
l'Idée, dont Campion rappelle dès l'abord qu'elle surgit d'entre les blancs des
mots et la fragilité de leurs rapports poétisés)l6 détermine-t-elle l'exercice posi-
tif du vers ? Il s'agit de clarifier la « petite mort » du monde en tropes, par où
justement, chez Mallarmé, se lève et s'accomplit le rien.
Cet effort nécessite avant toutes choses l'anamnèse de l'idéalité du néant,
la caractérisation préliminaire de son travail transcendant. La dureté du néces-
saire surgit donc idéellement du mobile affolement poétique du langage :

suggestion. l'insistant skandalon de l'art chrétien (dont Blanchot demeure incurieux) qui, des versets johanni-
ques aux vers de Claudel, détient la mesure de gloire et d'amour où se révulse le sub contrario de 1' abîme cru-
cial du rien, de la kénose mortelle, en vie surabondante et plénière. La« négligence>> (Ibid., p. 134) mortelle qui
serait la condition de l' œu\Te ne doit-elle pas être entendue comme indijerentia de pur abandon aux formes
malléables de l'être o En ce cas, comme nous le dirons in fine, il n'est pas tant question de l'être néant que de
l'être kénotique, pure donation référente, médiation convoquant forcément le symbole : l'interprétation de l' œu-
\Te se modifie alors entièrement.
Il Ibid., p. 46.
12 Ibid., p. !37.
13 S. MALLARMÉ, Jgitur, op. cil., p. 435 : « C'est le rêve pur d'un Minuit, en soi disparu, et dont la Clarté recon-
nue, qui seule demeure au sein de son accomplissement plongé dans l'ombre, résume sa stérilité sur la pâleur
d'nn livre ouvert que présente la table ; page ct décor ordinaires de la Nuit, sinon que subsiste encore le silence
d'une antique parole proférée par lui, en lequel, revenu, ce minuit évoque son ombre finie et nulle par ces mots :
J'étais l'heure qui doit mc rendre pur>>.
]4 M. BLANCHOT, op. cil., p. 48.
15 Lettre à Cazalis, avril1866 (dans Correspondance. Paris, Gallimard, 1959, torne 1, pp. 207-208). Cf. M.
BLANCHOT, op. cit., p. 138 (à propos d'Jgitur): «C'est dans l'irréalité même gue le poète se heurte à une sourde
présence, c'est d'elle qu'il ne peut se défaire, c'est en elle gue, dessaisi des êtres, il rencontre le mystère de ce
mot même: "c'est", non pas parce que dans l'irréel subsisterait quelque chose, parce gue la récusation aurait été
insuffisante et le trayail de la négation arrêté trop tôt, mais parce que, quand il n'y a rien, c'est le rien gui ne peul
pins être nié, gui affirme, affirme encore, dit le néant comme être, le désœuvrement de l'être>>.
16 Cf. P. CAMPION, op. cit., pp. Il et suiY.
78 E. TOURPE

l'unité du vers et du poème renvoie à un principe purement intrinsèque, non transcen-


dant, informulé et informulable : le vers, comme le poème, ne veut rien dire mais ce
rien (par quoi les éléments se touchent et entretiennent leur contingence, au sens étymo-
logique) revêt une telle nécessité (bien que présentée comme contingence, au sens d'une
relation de hasard) que celle-ci lui tient lieu de consistance.17

L'effort du labeur poétique ( « en creusant le vers à ce point [ ... ] ») produit du


sens dans l'évanescence du vers, où s'enfuient les images en abolissements, en
hypogées d'elles-mêmes.18 Il y a ainsi une« énergétique» du Néant, de telle
manière que son absence constitutive« soit prégnante et tension d'organisation
au sein du poème ».19 Écrire devient donc l'art de la fugacité, celui, laborieux,
de« peindre non la chose mais l'effet qu'elle produit »20: l'art sacral d'invoquer
le néant sur l'autel de la mort de Dieu.
Il s'agit alors de préciser la règle intérieure de cette peine aratoire à mois-
sonner le vent sur les espaces logiques, le grand art poétique de la transfigura-
tion active du monde en oubli. Campion circonscrit avec précision ce canon
mallarméen de la métamorphose : si « le propre de l'Esprit consiste à abolir la
réalité des choses au sein des objets de sa propre fabrication »,21 la versification
opère, rédemptrice du «défaut des langues » multiples,22 la symbolisation des
choses en lettres. Sous cette frappe unique la langue, rémunérée, trouve « elle-
même matériellement la vérité »23 - entendue comme règne du vide. Toute la
conscience « philosophique » de Mallarmé s'exerce à partir de cet admirabile
commercium des choses et de la « substance du néant »24 par la médiation du
vers, langage« complètement supérieur »,25 éduqué à l'évanouissement de son
recueil « en coloris et en allure »26 de la nature.
Campion dégage, en quatre séquences convaincantes, les significations
philosophiques majeures de la poétique mallarméenne. La poétique de Mallarmé
est philosophique, parce que d'abord elle est philosophale,27 conversion du

17 Ibid., p.13.
18 P.C.'"tPION 1i\Te une fine analyse de l'évidement des vers eux-mêmes dans, et entre les poèmes mallarméens
(op. cit., pp. 22-26). Ce<< creusement>> interne des v·ers structure négativement l'abolissement des choses elles-
mêmes dans Je vers.
19 Ibid., p. 16.
20 S. MALLARMÉ, lettre à Cazalis, octobre 1864 (dans Correspondance, op. cit., p. 137). Citée dans P. C.\MPION,
op. cit., p. 16.
21 P. C."tPION, op. cit., p. 13.
22 S. MALLARMÉ, Crise de vers, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 364.
23 Ibid. Cf. P. CAMPION, op. cit., p. 64: <<Cette incapacité des langues naturelles à J'univocité, qui est une inca-
pacité à la vérité, Mallarmé l'assume pleinement: puisque la poésie ne peut supprimer cette faute (heureuse
faute encore 1), ne vaut-il pas mieux la<< rémunérer>>? C'est-à-dire en gouverner sciemment les mécanismes et
les effets, en vue de la vérité [... ] ».
24 S. MALLAintÉ, Igitur, op. cil., p. 439.
25 S. MALLAR~IÉ, Crise de vers, op. cil., p. 364.
26 Ibid.
27 P. C.AMPION, op. cit., pp. 21-22.
MORTEL AZUR. SENS ET NÉANT CHEZ S. MALLARMÉ 79

monde (en reflets, tournures et fragances frappées d'abandon aussitôt que sug-
gérées). Mais l'or des mots prétend bien pourtant exprimer28 le réel transformé
par la magie du vers. L'expression, ensuite, se fait selon le mode (aristotélicien)
de la mimésis, de l'expression attentive à la représentation. Mais expression,
imitation et transposition s'entretiennent par le seul abolis seme nt qui les motive
dans la philosophie mallarméenne :
La découverte fondamentale de Mallarmé, dès l'époque d'Hérodiade, est très simple,
mais déterminante: l'expression littéraire, en tant que mode de l'imitation du réel, ne
peut se concevoir que comme sa négation.29

Il ne s'agit donc pas, comme chez Rilke, d'une introversion des choses en
regard, en monde propre, mais, comme nous en prévenait d'emblée Blanchot,
d'un analogue du suicide, d'une mort de ce qui est en ce qui fut effet:
Je dis: une fleur! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que
quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave,
l'absente de tous les bouquets30

Nous voici donc en présence d'une véritable dialectique du néant, achevée


en « poétisme », si l'on peut dire: en fixation systématique et volontaire de
l'absolu, sur la fuite verbale du sens qu'accomplit le vers. Celui-ci, expressif et
imitatif, est cependant l'agent mortel et exclusif de la transposition, du rien
ontologique dans le presque rien de la vibration verbale. Le poète n'est évidem-
ment pas indemne de cet épuisement du monde. Il est frappé de « disparition
élocutoire »31 :
il faut que le poète meure à lui-même dans cette expérience poétique.32

Proche de l'ascèse bouddhique, l'exigence mallarméenne tend à laisser croître


l'absence dans le creux impersonnel de la vie poétique quasi attonita. L'initia-
tive est aux mots « par le heurt de leur inégalité mobilisés » qui s'allument
de ret1ets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplaçant
la respiration perceptible en l'ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthou-
siaste de la phrase.33

28 Ibid., pp. 22-26. L'auteur y montre Je radical réel de l'abstraction poétique propre au poème Le Sonneur.
29 Ibid., p. 26.
30 S. MALLARMÉ, Crise de vers, op. cit., p. 368.
31 Ibid., p. 366.
32 P. CAMPION, op. cit., p. 35.
33 S. MALLAR~IÉ, Crise de vers, op. cit., p. 366.
80 E. TOURPE

2. L'Azur de la mort : La Poétique de la suggestion34

L'univers idéal que met en œuvre la dialectique poétique ne rayonne plus


rien de la térébrante luminosité où s'épanche le Bien platonicien. Abîmée dans
sa vacuité, l'Idée néante, ou la « folle » « nécessité » mallarméenne, n'en de-
meure pas moins réellement agissante, initiatrice de grâces verbales. L'« Azur»
suscite effectivement le poématique, et engendre le processus négatif de la sug-
gestion, du symbole, de la métaphore vive (quoique mortelle). Il y a donc effet
de sens (conçu comme acte créatif), élévation dans la négation: symbolisation.
Au lieu de nommer, Mallarmé s'attache ainsi à suggérer:
évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d'âme, ou, inversement, choisir un
objet et en dégager un état d'âme, par une série de déchiffrements.35

Tout le coup de force est là, qui déscellait pour l'univers à venir des symbolistes
(Verhaeren, Rodenbach, Vielé-Griffin, Saint-Pol-Roux, Moréas ... ) la pierre
d'angle classique de l'imitation spéculaire, d'une seule et insistante intuition:
relancer le sens par l'allusion, désengager le réel de sa vulgaire promiscuité
ustensile, détendre la toile du mystère, sacraliser. N'était l' abolissement dialec-
tique, rappelant Hegel (mais ici donc le néant a une substance), on semblerait ici
se mouvoir dans l'univers kantien de l'« universalité sans concept» du beau.
Dans la seconde partie de son étude, Campion questionne donc avec jus-
tesse le procès de ce « sortilège» poétique, «tentative proche de créer» qui
symbolise sensément le monde :
Comment la poésie, ou plutôt la littérature, suggère-t-elle, dans le vers notamment, et
quelles sont la fonction et la signification de la suggestion dans la problématique mal-
larméenne du sens ?36

La suggestion est d'abord intimation37: ordre au mot d'ouvrir le sens par


abolissement, mais aussi signification au lecteur de son devoir symbolique. Le
poème a un lecteur, responsable, dans l'arc inachevable qui va de la négation
subjective du poète à la « résistance » objectale, d'accepter, au lieu du hasard,
l'extase inaboutie du sens.38 Il y a donc bien stratégie39 de suggestion, économie
des événements qui, dans la triade herméneutique du monde, du poète et du
lecteur, précipitent, non sans risques raisonnables, l'Avent du sens au sein du
poème. Toutefois la suggestion, même si elle représente un certain calcullogi-

34 P. CAMPION, op. cit., pp. 43-78.


35 S. MALLARMÉ, réponse à J. Huret; cité par P. CA~IPION, op. cit., pp. 43-44.
36 P. CAMPION, op. cil., p. 45.
37 Ibid.
38 Comme P. CM!PION (op. cil., pp. 50-56) le montre admirablement dans sa démonstration de la dévolution
sémantique à l'œuvre dans un sonnet de Mallarmé,« le lecteur se sent et se pense comme l'inventeur du mou-
vement du poème, des événements qui le jalonnent et du sens que forment ces péripéties" (p. 56).
39 Ibid., p. 48.
MORTEL AZUR. SENS ET NÉANT CHEZ S. MALLARMÉ 81

que, s'innerve surtout dans l'espace sacral d'un «rituel magique »,40 d'une
invocation liturgique à la surlogique d'une langue libre d'évoquer, une langue
devenue sacerdotale: la disparition du poète s'explique donc par son enrôlement
hiératique pour la mission qui lui incombe, la tâche incantatoire d'initier le lec-
teur à l'oraison des choses, l'oralité du sens.4I
Le poème mallarméen nous apparaît donc comme le drame, qui engage le
lecteur, d'un sens activement symbolisé(« il n'y a pas symbole, mais symboli-
sation» ).42
La symbolisation est le processus actif de l'abolition, en ce sens que chacune des signi-
fications passe dans l'autre, en y développant son propre modèle, que les plus immé-
diates ou les plus matérielles fondent et vivifient les plus élevées et les plus abstraites en
passant en elles et, enfin, en ce sens que ce mouvement est à mettre en œuvre par le lec-
teur, ou plutôt qu'il détermine, tout implicite qu'il soit, le lecteur à le mettre lui-même
en œuvre.43

Ce drame lui-même semble pouvoir être analysé comme la détermination


téméraire « des effets imaginaires du texte »,44 le façonnage des possibles qu'as-
sume et concrée le lecteur. Il y a une « volonté de sens », contraire à l'arbitraire
babélien des langues, une fixation sémantique du monde dans l'imaginaire, dans
l'« ouvert » de la fluence absolu tisée du mot. Lire, comme écrire d'ailleurs,
devient alors « pratique désespérée », tant et si bien que, le monde transi, l' exis-
tence toute entière passe aussi dans le poème.
Toute l'âme résumée
Lentement nous expirons45

3. Azur et Gloire

Écoute pratique de l'obscure loi des choses, le poème, lettre du non-être,


s'obscurcit nécessairement dans l'opacité du sens naissant.46 La surprise des
mots entrechoqués par l'alchimiste-poète suspend l'éloge antique de la présence,
et, dans la divagation littéraire de l'esprit, prononce l'égarement de l'être défi-
nitivement relancé hors de soi. Il y a là une « vision philosophique » du monde47
qui abouche négativement la transcendance spirituelle du verbe à l'immanence

40 Ibid., p. 49.
41 Ibid., p. 50:" La Parole poétique est cette puissance qui détermine, dans l'esprit d'un lecteur, des émotions
et des événements qui déterminent à leur tour sa pensée, ou mieux, qui sont sa pensée».
42 Ibid., p. 61.
43 Ibid.
44 Ibid., p. 64.
45 S. MALLARMÉ, poème de 1895 (sans titre), dans P. CAMPION, op. cit., p. 33.
46 Cf. P. CAMPION, op. cit., pp. 79 et suiv.
47 Ibid., p. 95.
82 E. TOURPE

réale, un« rapatriement du divin dans la Terre même ».48 Adornée d'ombres, la
parole celée distend la clarté superficielle de l'étant en fibrures mystérieuses, en
articulations de ténèbres.49 On peut citer, parce qu'ils déploient ici toute leur
pertinence, les derniers mots que notre auteur a consacrés à la « métaphysique
de Mallarmé » :
[ ... ]la tâche critique de la raison mallarméenne n'est jamais achevée, parce que l'idée
de l'au-delà, comme la prose, ne demande qu'à renaître, à revenir et à nuire. La leçon
est la même que celle du Tombeau d'Edgar Poe (puisse l'éternité n'être que ce qui Le
change en lui-même) et que celle des derniers vers du Toast funèbre en tant que ceux-ci
évoquent, sous la forme aussi d'un vœu à remplir, un tombeau d'où le poète mort est
absent et où l'on aura enfermé la mort à sa place ou, plus exactement, ce qu'il croit
qu'elle est :
51 [ ... ]Afin que le matin de son repos altier
Quand la mort ancienne est comme pour Gautier
De n'ouvrir pas les yeux sacrés et de se taire,
Surgisse, de l'allée ornement tributaire,
Le sépulcre solide où gît tout ce qui nuit,
Et l'avare silence et la massive nuit
Ce Tombeau de Verlaine, qui est sans doute [ ... ]l'avant-dernier poème de Mallarmé,
continue donc jusqu'au bout la tâche philosophique du poète: tout le sens est dans le
texte, ce texte est dans la langue, et tout cela forme la seule garantie qu'il n'y a rien au-
delà de notre séjour. 50

On voit bien, à lire P. Campion, comment et combien l'Azur qui, chez Mal-
larmé, a détrôné le ciel, regimbe au concept logique. Tènement de l'Absence, le
trope déborde toute présentation rationnelle. Le néant n'est pas ici une hypostase
transcendante, mais l'acte même de déhiscence poétique des mots, vers le sens
seulement verbal où s'abolit le monde. Le sens lui-même, l'« idée nécessaire»
azurée se supprime dans son propre exercice. Par un paradoxe dont Campion
n'est pas responsable, ses analyses, probantes, quoique succinctes, sur la théorie
littéraire de Mallarmé témoignent de la grande pauvreté spéculative du poète. À
tout prendre, la logique de la démonstration n'aurait-elle pas dû conclure en
l'échec, précisément, d'une tentative à montrer la« philosophie» de Mallarmé?

48 Ibid., p. 97.
49 P. CA~IPION s'est également appliqué à préciser la pensée de Mallarmé sur le travail, l'histoire, l'économie et
la politique, la crise enfin (Ibid., pp. 103 et suiv.), pour y déceler le travail de la totalité sémantique (d'un<< mon-
de >>) à l'œuvre.
50 Ibid., p. 102. P. CAMPJON a pressenti, sans la questionner jusqu'au point où il aurait fallu la mener,
l'impossibilité ontologique de la conjonction mallarméenne du sens et du néant : " Quant à l'événement
fondamental, dont Mallarmé nous promet l'explication, ne serait-ce pas cette mort de Dieu [ ... ]?Il y a là une
difficulté certaine : voilà une poésie qui poursuit, depuis le début, pour et par des raisons poétiques, une critique
opiniâtre de la transcendance et qui, en même temps, fonde cette critique sur l'idée d'une cohérence organique
de l'expression littéraire, telle que celle-ci commande à son tour la cohérence organique de l'univers, de la
société, de la pensée. Pourquoi le travail de totalisation que Mallarmé avait porté à sa quasi-perfection dans le
vers n'a-t-il pas empêché celui-ci de se rompre? Finalement. la transcendance n'était-elle pas le seul fondement
de la totalité " Comment donc recréer et garantir une unité organique de tout ce qui existe après la mort de
Dieu ? » (Ibid., p. 116 ). Il y avait donc bien, chez Mallarmé, de quoi justifier à la fois 1' analyse de Richard,
pariant sur la totalité du sens, et celle de Derrida, qui veut la dissémination : Campion dévoile la collusion de
deux possibilités irréconciliées.
MORTEL AZUR. SENS ET NÉANT CHEZ S. MALLARMÉ 83

P. Campion dévoile l'intrinsécité du rien mortel, dont nous partions avec Blan-
chot, à l'exercice poétique lui-même, l'indifférence du but et de l'action ! Les
conditions de l'abolissement sont à ce point celles du néant que Campion n'a
jamais pu véritablement distinguer l'« esthétique de la négation » de la « poéti-
que de la suggestion », le « creusement» de la« symbolique», le néant du sens.
Que découvrir en effet sous l'effort mallarméen sinon un esthétisme (l'art
pour l'art), dont Proust aura raison de stigmatiser le naufrage ésotérique et caba-
listique ?51 Il y a, chez Mallarmé, concourante à l'intuition salutaire de la sug-
gestion, une profonde perversion du symbole en cette distraction négative du
sens que recouvre l'idéalité. Combien donc les premiers vers du «Cantique de
saint Jean», par lequel il achève son Hérodiade, s'appliquent à sa propre réso-
nance sur le destin historiai de la pensée :
Le soleil que sa halte
Surnaturelle exalte
Aussitôt redescend
Incandescent. 52

Au lieu d'illuminer, la symbolique mallarméenne captive les rais transcenden-


taux de l'être, recourbant sur son propre effort, l'ignorant, la donation infiniment
fragile du divin dans le cosmos désormais désorganisé, aboli. Le beau se satis-
fait de lui-même dans cette figure forclose d'un esthétisme que consacreront
bientôt Derrida et De Man, oublieux, très gravement, de la nature même de la
beauté en dépit des ultimes avertissements de Hegel.

Toute la traditio convenait d'une même et profonde désignation du beau


comme équilibre de la forme (absolutisée dans le formalisme esthétique que
rejettent, très puissamment, le symbolisme poétique et le xxc siècle artistique) et
de ce « surcroît» d'une lumière intérieure à la forme.53 « Splendeur» et « for-
me » concourent à la définition de la « figure » (cf. la Gestalt goethienne et les
analyses de Ehrenfels) de beauté: contre, fortement, l'analytique kantienne de la
faculté de juger, prolégomène à l'absence contemporaine de jugement esthéti-
que, le kalon classique et le pulchrum scolastique fournissaient la règle latente
d'un déploiement symbolique de l'art. En effet, cette polarité de la proportion et
de la lumière intérieure offre la possibilité d'ouvrir le domaine du beau à la
donation fon tale de l'être. Convectrice de l'éros transcendental pour le thé ion, la
beauté témoignait pour la « merveille » de l'être. La mimésis artistique représen-
tait l'épiphanie moirée de l'originaire supramondain dans la nature, pieusement
recueillie, méditée et exprimée. Là même donc s'ouvrait une possibilité, aperçue
et manquée par Mallarmé, pour l' abolissement du beau « seulement » inframon-

51 Ibid., pp. 83-94.


52 S. MALLARMÉ, Hérodiade, dans Œuvres complètes, op. cit.. p. 49.
53 Cf. la magistrale démonstration de H. U. VoN BALTHASAR dans les trois volumes de La Gloire et la Croix.
Paris, Aubier, 1981-1983. LE DOMAINE DE LA MÉTAPHYSIQUE, IV/1-3.
84 E. TOURPE

dain, de la proportion formelle, au profit du « purement transcendental » : ce


qu'atteste, en définitive, l'apparition glorieuse de la Seigneurie dans l'esthétique
johannique de la Croix. Cette disparition ultime et extrême suppose une « mobi-
lité » de la forme, une disponibilité intense au don de l'être, le rejet de la beauté
mesurable et calculable, purement formelle. Le mot, à parler de poésie, arrache
au monde sa part de merveille. Il renvoie à l'être de J'étant, parce que l'être lui-
même apparaît comme médiation, ressemblance de Dieu auquel il réfère sym-
boliquement, et qu'il cache dans son don. Le mot doit suggérer, symbolisant le
monde, parce qu'il est ivre par nature du pouvoir de transmuer les choses, de
l'art précieux d'ouvrir le réel à l'idéalité fondatrice de l'être- où se renverse la
distribution hégélienne de la raison et du mythe: le trope renvoie l'étant qu'il
symbolise au « divin » (Schelling) de son origine, l'être éclairant et obscurcis-
sant Dieu, l'être médiateur54 tout en donation et en transcendance, Gleichnis
Gottes.ss L'entreprise mallarméenne correspond à l'éclatement de la forme que
prépare l'esthétique jusqu'à Hegel: elle manque toutefois au sens destinai de ce
dont elle était l'éclaircie, cette disponibilité transcendentale, inclusive d'un cer-
tain « abolissement » du monde, qui détermine le symbolisme ontologique. Ce
qui advient concerne le concept et la raison, mais l'excède aussitôt,56 échappé
dès qu'enssaisi dans les rets infirmes du jugement. L'art n'est-il pas le Thabor
du monde, le découvrement, débordé de lumière, de l'originaire - la stase finie
de l'infini (Schelling !) ?
Le Journal de P. Klee suggère assez cette lente montée de l'être malgré la
rigueur formelle, l'assouplissement de la forme et de la couleur aux exigences
d'un sens parfaitement transcendant. Il faudrait aussi donner à la poétique toute
sa dimension « pascale » : comme l'a vu Claudel, assurément issu de la langue
de Mallarmé, et conscient du dévers de celle-ci en obscurcissement du monde.
Le véritable symbolisme commence avec l'auteur de l'Annonce et du Soulier de
Satin : là encore, l'univers se métaphorise, ici également, l'espace et les noms
s'abolissent mais ils sont ici attentifs et disponibles, dans l'énergie de l'amour
absolu dont la mort dessine, omniprésente, l'esquisse par contraste et violence.57

54 Concernant Heidegger. puisqu'il faut bien le nommer à l'entour de Mallarmé, nous serions enclin à nous
rallier au jugement plutôt averti de BALTHASAR: «Heidegger[ ... ] après le christianisme, annule de nouveau la
distinction acquise par la pensée chrétienne entre l'être limité non subsistant et l'être illimité subsistant>> (La
Gloire et la Croix, op. cil., tome 3, p. 191). ADORNO ne signifiait-il pas la même chose, lui gui sommait dans sa
Dialectique négative le penseur de la Forêt Noire de rendre compte, devant la différence elle-même, de la
substancia1isation gui détermine ultimement dans sa pensée l'être comme Ereignis ?
55 L'œuvre toute entière de Gustav Siewerth découvre et systématise avec génie ce mysterium, thomiste, de
l'être comme ressemblance de Dieu(<< ipsum esse est similitudo divinae bonitatis >>,De Veritate, 22.2 ad 2),
dans un débat heureux avec Hegel et Heidegger surtout. Cf. G. SJEWERTH, Gesammelte I'Verke (édité sous la
direction de W. BEHLER & A. STOCKHAUSEN. Düsseldorf, Patmos Verlag, 4 vol., 1975-1987) et Das Sein ais
Gleichnis Cottes (Heidelberg, Kerle Verlag, 1958).
56 lei s'applique la<< duplicité» heureuse des discours conceptuel et métaphorique au sens de Ricœur. Cf. P.
RICŒUR, La Métaphore vive. Paris, Éditions du Seuil, 1975. L'ORDRE PHILOSOPHIQUE.
57 Rappelons que Claudel fut très attentif au puissant, quoique sommaire, orient ontologique de la Somme théo-
logique de l' Aquinate. Longuement appropriée, la métaphysique thomiste contribua essentiellement à transfor-
MORTEL AZUR. SENS ET NÉANT CHEZ S. MALLARMÉ 85

Il y a là Partage de midi, aveuglante luminescence de l'Absolu, qui s'arroge le


droit mérité de forger les formes à son injonction, jusqu'à l'absolue déréliction
si nécessaire :
On ne peut entrer que nu dans les conseils de l'amour58

Le sens ici ne renvoie pas à lui-même, néant impossible avant que d'exister,
mais, épiphore de soi, exhale tout ce qu'il a recueilli du monde par-delà lui-
même. Loin de se disséminer, l'azur assume, toujours plus grand, tout ce qui du
monde lui vient en mots, symboles ajointés à l'être spéculaire. Le vers circons-
tanciel de Claudel au maître déjà si vieux prend ici valeur vaticinatoire, haleine
de prophétie chargée du reproche et de l'espoir de l'esprit au décevant prodige :
[ ... ]La feuille à ta tempe honore, Mallarmé, amère le triomphe, et verte, le mystère .. _59

Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve Emmanuel TouRPE.

mer la motivation de l'écriture claudélienne. Elle éleva sa modernité symbolique, éduquée à l'occasion des
«mardis>> mallarméens de la rue de Rome, à la hauteur d'un <<néo-classicisme» où le cosmos est réinvesti du
positif de l'être. à partir. et comme monstration duquel cette fois s'exerce la métaphore.
58 P. CLAUDEL, La Messe /à-bas (introït).
59 P. CLAUDEL,« sonnet d'hommage à Mallarmé>>, reproduit dans S. MALLARMÉ, Œuvres complètes, op. cil.,
p. 1636.

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