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G IRARD (Marie-Hélène), « Théophile Gautier et l’éternité de l’art », in

LAVAUD (Martine), TORTONESE (Paolo) (dir.), Théophile Gautier et la religion


de l’art, p. 107-128

DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06076-5.p.0107

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GIRARD (Marie-Hélène), « Théophile Gautier et l ’éternité de l ’art »

R ÉSUMÉ – La conviction que la Beauté confère l ’éternité aux œuvres d’art est l ’un des
dogmes de la religion de l ’art de Gautier, qui l ’étaya sur l ’Apothéose d’Homère d’Ingres, et
sur la lecture du Second Faust de Goethe, dont il retint l ’idée que la création n’est jamais
qu’un retour rétrospectif aux archétypes de l ’antique beauté hérités des Grecs. Il en
conçut une conception vivante et opératoire de la tradition, propre à garantir
l ’immortalité des œuvres par leur faculté d’abstraire l ’homme des contingences de
l ’histoire.
THÉOPHILE GAUTIER
ET L­ ’ÉTERNITÉ DE ­L’ART

Tout passe – ­L’art robuste


Seul a l­ ’éternité1

Ce ne sont sans doute pas les meilleurs vers de Gautier, mais leur
formulation tout à la fois péremptoire et optimiste leur a assuré une si
large diffusion ­qu’ils sont devenus ­l’un des axiomes de sa religion de ­l’art
– au risque de faire de cette notion d­ ’éternité ­l’un des plus poussiéreux
parmi les objets du ­culte qui nous réunit. Elle rencontre pourtant dans
­l’œuvre de Gautier un écho suffisamment large pour ­n’être pas réduite
à un vœu pieux et mériter q­ u’on s­ ’y arrête. ­C’est donc à son dépoussié-
rage que je voudrais m ­ ’essayer, en interrogeant l­ ’idée essentiellement à
partir des textes de Gautier et en tentant de mesurer son emprise sur
la représentation ­qu’il a de la création artistique.
Ce ­n’est pas ici le lieu de revenir sur ­l’histoire de cette idée, héri-
tée de l­’Antiquité gréco-latine, passée au filtre néo-platonicien de la
Renaissance et devenue ­l’un des dogmes les plus fermes de ­l’idéalisme.
Le néoclassicisme de Winckelmann ­l’avait réaffirmée avec ­d’autant plus
de vigueur que l­ ’invention du musée, à la fin du xviiie siècle, semblait
devoir effectivement garantir la pérennité des chefs-­d’œuvre. Loin de la
remettre en question, le Romantisme avait adhéré avec ferveur à ­l’idée
que l­ ’art participait du monde divin et à ce titre transcendait le temps.
Victor Cousin, qui ­s’était chargé ­d’acclimater en France les leçons de
­l’Atheneum, avait aisément relayé le message et, de Balzac à Baudelaire, la
­conviction que ­l’artiste parle la voix des dieux et que son œuvre ­contient
un élément ­d’éternité qui la fait échapper aux ­contingences du temps,
1 T. Gautier, « ­L’Art », paru dans ­L’Artiste du 13 septembre 1857, sous le titre « À M. Théodore
de Banville, Réponse à son odelette », fut inséré à la fin de la 3e édition ­d’Émaux et Camées
en 1858 (T. Gautier, Poésies ­complètes, éd. R. Jasinski, Paris, Nizet, 1970, t. III, p. 128-130).
Voir C. de Spoelberch de Lovenjoul, Histoire des œuvres de T. Gautier, Paris, Charpentier,
1887, t. II, p. 137-139.

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est une des bases de la doxa romantique. C ­ ’est dans ce climat que se
formèrent les idées de Gautier sur ­l’art, sans ­qu’on puisse inventorier
précisément les textes qui ont nourri ses années de formation. Mais de
ce q­ u’il parle avec dédain des « froides dissertations ­d’esthétique2 », on
ne saurait déduire ­qu’il se soit abstenu de s­’informer de ces questions.
En tout cas l­’éclectisme bien tempéré de Cousin, ­qu’il déclarait préfé-
rer à « ­l’idéalisme effréné3 » de Kant, fut l­’une des sources principales
auxquelles il puisa, dans les années 1830, les bases de sa critique et de
son esthétique. Convaincu que « le beau dans son essence absolue ­c’est
Dieu4 », il retint d­ ’autant plus volontiers le dogme de l­ ’éternité de l­ ’art
­qu’il était de nature à ­conjurer à la fois la hantise de la fuite du temps
et les ­compromis de l­’artiste avec les servitudes du monde matériel.
Et ­c’est précisément sur la ­conjonction de la finitude de ­l’objet et de
­l’infinité divine du Beau que capitalise ­l’art poétique ­d’Émaux et Camées,
en promettant l­’éternité au sculpteur en même temps q­ u’au poète.
Que ce credo fût exposé à de multiples démentis, Gautier en était le
premier ­conscient et ce fut la base de sa croisade ­contre le vandalisme5.
Les occurrences ne sont que trop nombreuses où « ­l’Éternité manque à
la forme divine6. » La plus voyante est sans doute le c­ omplet naufrage
de la peinture grecque, dont la déploration revient si souvent sous la
plume du critique :
Il ne nous reste rien ­d’Apelles, de Parrhasius, de Timanthe, de Polygnote,
de Zeuxis. Le temps impitoyable a fait tomber, ­comme la poussière de ­l’aile
­d’un papillon, ces œuvres sublimes dont la renommée seule est arrivée
­jusqu’à nous7.

Ce tempus edax n­ ’a pas été plus miséricordieux pour les fresques de


Giorgione ou la Cène de Léonard de Vinci, ­comme Gautier le vérifia en
18508. Mais le fléau le plus redoutable, ­c’est « la violence humaine qui
2 T. Gautier, « Du Beau dans l­’art : Réflexions et menus propos d­ ’un peintre genevois,
ouvrage posthume de M. Töpffer », Revue des deux mondes, t. XIX, 1er septembre 1847,
p. 905, puis ­L’Art moderne, Paris, M. Lévy, 1856, p. 165.
3 Ibid., p. 149.
4 Ibid., p. 159.
5 Voir notre « Théophile Gautier et le patrimoine », dans Victor Hugo et le débat patrimonial,
dir. Roland Recht, Paris, Somogy, 2003, p. 65-89.
6 T. Gautier, « À Claudius Popelin. Sonnet i », Poésies ­complètes, éd. citée, t. III, p. 202.
7 T. Gautier, ­L’Art moderne, éd. citée, p. 144.
8 T. Gautier, Italia [1852], éd. M.-H. Girard, Paris, La Boîte à documents, 1997, p. 71 et 134.

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Théophile Gautier et ­l’éternité de ­l’art 109

détruit ». L­ orsqu’en 1852 le voyageur c­ ontemple sur l­ ’Acropole les frag-


ments rassemblés dans l­’ancienne Pinacothèque, il « se sent pris d­ ’une
sourde colère en pensant à la stupidité des barbares qui ont anéanti tant de
chefs-­d’œuvre pour le plaisir idiot de la destruction », ­d’autant que sans
leur « sauvage bestialité […], presque tous les monuments de ­l’antiquité
nous seraient parvenus. » Cet « amer chagrin que cause ­l’irréparable »9
allait être ravivé en 1870-1871, par ­l’incendie de la bibliothèque de
Strasbourg, le pillage du château de Saint-Cloud et la destruction de
la Cour des Comptes, où la peinture de Chassériau « évanouie dans un
tourbillon de flamme et de fumée se dissipe c­ omme une âme impossible à
reconstituer10. » Aussi Gautier tempère-t-il volontiers de quelques nuances
sa foi dans ­l’éternité de ­l’art, ­lorsqu’il n­ ’a pas à graver la formule dans
­l’airain de la poésie. Ainsi quand il doit vanter l­ ’exceptionnelle résistance
de la peinture sur lave, il la déclare « éternelle, si un pareil mot a le droit
de ­s’appliquer à un produit humain11. » ­Lorsqu’il retrouve en 1855 un
Portrait de femme exposé par Henri Lehmann en 184812 et devenu pos-
thume dans ­l’intervalle, il tempère de même : « – Heureuses, du moins,
celles […] qui ont assuré à leur beauté cette frêle éternité dont ­l’artiste
dispose13. » Il promet tout aussi prudemment à l­ ’Apothéose de Napoléon Ier
« ­l’éternité relative dont ­l’homme dispose14 ». Et ­lorsqu’à Munich en
1854, son plan de visite balance entre les deux Pinacothèques, il donne
priorité à la Nouvelle, au motif que « ­l’art vivant [est] beaucoup moins
sûr de ­l’éternité » que « ­l’art immortel » de ­l’ancien musée, qui « a le
temps ­d’attendre15 » – prophéties que ­l’histoire dans l­ ’un et l­ ’autre cas
allait cruellement vérifier. Même si ces précautions de langage ne sont
pas dépourvues d­ ’intentions propitiatoires, Gautier, on le voit, n­ ’était
donc pas dupe ­d’une rhétorique naïve ou lénifiante l­orsqu’il répondait
9 T. Gautier, « Excursion en Grèce », Le Moniteur universel, 27 octobre 1852, repris dans
­L’Orient, Paris, Charpentier, 1877, t. I, p. 142.
10 T. Gautier, Tableaux de siège, Paris, Charpentier, 1872, respectivement p. 5, 227-228 et
332.
11 T. Gautier, « La vente Jollivet », Souvenirs de théâtre, d­ ’art et de critique, Paris, Charpentier,
1883, p. 284.
12 Salon de 1848, no 2847 – Portrait de Mme Arsène H. ; non localisé.
13 T. Gautier, Le Moniteur universel, 20 septembre 1855, puis Les Beaux-Arts en Europe, Paris,
M. Lévy, 1855-1856. Nous renvoyons à T. Gautier, Œuvres ­complètes, Section VII, Critique
­d’art. Tome IV, Les Beaux-arts en Europe, 1855, éd. M.-H. Girard, Paris, Champion, 2011,
p. 452.
14 T. Gautier, ­L’Art moderne, éd. citée, p. 303.
15 Ibid., p. 261.

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à Banville en réaffirmant ­l’éternité de ­l’art. Mais ­c’est précisément la


­contradiction entre l­’absolu de la théorie et la nécessaire relativité de
­l’expérience, qui rend intéressant ce ­concept ­d’éternité de ­l’art.
Le premier trait ­qu’il faut souligner dans ­l’usage ­qu’en fait Gautier,
­c’est son association quasi invariable avec une image. Parle-t-il de
Shakespeare ? il l­’assied « sur ce trône d ­ ’or à l­’escabeau ­d’ivoire où
siègent dans une auréole éternelle les Dieux de la pensée16 » ; et le même
« escabeau ­d’ivoire et ­d’or semble attendre le pied impérial17 » dans
­l’Apothéose de Napoléon Ier à l­ ’Hôtel de Ville. Parle-t-il du succès posthume
­d’Ary Scheffer ? il le loge dans « cette sphère de la beauté éternelle où
rayonnent les maîtres souverains18 ». S­ ’agit-il de c­ onsacrer le triomphe
­d’Ingres en 1855 ? « Il est impossible de ne pas ­l’asseoir au sommet
de l­’art, sur ce trône d­ ’or à marchepied d­ ’ivoire où siègent couronnées
de lauriers les gloires accomplies et mûres pour l­’immortalité19. » Et
­l’image revient encore dans l­ ’introduction au recueil des Dieux et demi-
Dieux de la peinture :
On a voulu seulement dresser un trône ­d’or aux douze grands dieux, aux
olympiens de la peinture et sur les marches d­ ’ivoire de ces trônes, poser à un
degré plus ou moins élevé les demi-dieux qui méritent ­d’être admis dans ce
ciel ­d’un azur lumineux20.

On pourrait multiplier les citations, le motif appartenant d­ ’évidence


au répertoire journalistique de Gautier et particulièrement aux tropes
de l­’éloge, q
­ u’il soit ou non posthume. Dans l­’« Élysée des poëtes21 »
­comme dans le « monde radieux, surhumain où nous voyons apparaître
le Beau » et dont les peintres nous font entendre « la divine musique »22,
­l’éternité se donne à voir sous la forme ­d’une royauté hiératique, sur
fond ­d’azur et d­ ’or qui rappelle vaguement les grands retables italiens,
­comme le Couronnement de la Vierge de l­’Angelico entré au Louvre dès
1812, mais dont ­l’or et ­l’ivoire évoquent plutôt la profusion des palais
16 T. Gautier, Le Moniteur universel, 21 mai 1855.
17 T. Gautier, Le Moniteur universel, 25 mars 1854. Œuvre détruite ; l­’esquisse seule est
­conservée au musée Carnavalet.
18 T. Gautier, Le Moniteur universel, 5 juin 1859.
19 T. Gautier, Le Moniteur universel, 14 juillet 1855, Les Beaux-Arts en Europe, éd. citée, p. 269.
20 T. Gautier, A. Houssaye, P. de Saint-Victor, Les Dieux et les demi-Dieux de la peinture,
Paris, Morizot, 1863, p. i.
21 T. Gautier, « Inauguration du buste d­ ’A. de Musset », Le Moniteur universel, mai 1868.
22 T. Gautier, « Léonard de Vinci », Les Dieux et les demi-Dieux de la peinture, op. cit., p. 25.

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Théophile Gautier et ­l’éternité de ­l’art 111

des rois achéens ou phéaciens. De fait il nous semble pouvoir identifier


la source de cette métaphore de ­l’éternité dans une œuvre dont Gautier
aimait à dire ­qu’il ­l’avait regardée et étudiée ­jusqu’à ­s’en donner des
« torticolis23 » et qui est l­’Apothéose ­d’Homère24.
Cette grande toile, c­ ommandée à Ingres pour décorer l­ ’un des plafonds
du musée Charles X, avait été inaugurée lors du Salon de 1827. Elle
devait ensuite être déposée pour les besoins de ­l’Exposition universelle
des Beaux-Arts de 1855, puis accrochée sur les cimaises du musée du
Luxembourg, où Gautier allait c­ ontinuer à l­ ’admirer plus c­ onfortablement.
Le titre d­ ’origine, Homère déifié, est a­ ujourd’hui réservé à la version dessi-
née du même sujet25, à laquelle le peintre ­continua de travailler ­jusqu’en
1865, tant il attachait de valeur à cette Apothéose ­qu’il regardait c­ omme
« ­l’œuvre de ­­[­s]­ ­a vie ­d’artiste, la plus belle et la plus capitale26 ». Elle ne
fut pas moins emblématique pour l­ ’admirateur inconditionnel d­ ’Ingres
­qu’était Gautier. Son enthousiasme transparaît déjà dans le Salon de
183327 et il ne cessera, au fil des feuilletons, ­d’invoquer le peintre du
« plafond ­d’Homère28 ». C ­ ’est sur cette Apothéose, présentée c­ omme le
chef-­d’œuvre absolu ­d’Ingres, q­ u’il ouvre en 1855 sa revue des peintres
français et le panégyrique du maître29, qui devait du reste récompenser
la c­ onstance de cette admiration par une étude préparatoire30. Le poète
­l’en remercia par un sonnet qui c­ ommence ainsi :
Du plafond où les pieds sur le blanc escabeau
Trône Homère, au milieu de l­ ’immortelle foule
Dont le chœur dans ­l’azur ­s’étage et se déroule,
­ ’en faire présent, tu coupas un lambeau31.
Pour m

23 T. Gautier, La France littéraire, mars 1833, p. 154 et Les Beaux-Arts en Europe, éd. citée,
p. 273.
24 Musée du Louvre.
25 Ibid., Département des Arts graphiques.
26 T. Gautier à Pauline Gilibert, 26 février 1856, lettre citée par A.-J. Boyer ­d’Agen, Ingres
­d’après une correspondance inédite, Paris, H. Daragon, 1909, p. 431.
27 T. Gautier, La France littéraire, mars 1833, p. 154.
28 Voir entre autres T. Gautier, La Presse, 15 mars 1837, 2 septembre 1850, ­L’Artiste, 5 avril
1857 et Le Moniteur universel, 10 avril 1862 et 14 décembre 1864.
29 T. Gautier, Les Beaux-Arts en Europe, éd. citée, p. 272-275.
30 Catalogue des tableaux […] ­composant la collection de Théophile Gautier [vente, Paris,
Hôtel Drouot, 14-16 janvier 1873], Paris, Claye, 1873, no 44 – Les trois grands poètes tra-
giques grecs ; Angers, musée des Beaux-Arts (sous le titre Eschyle, Sophocle et Euripide).
31 T. Gautier, « À Ingres. Au reçu d ­ ’un fragment de l­’Apothéose ­d’Homère », Le Moniteur
universel du soir, 24 décembre 1866, Poésies ­complètes, éd. citée, t. III, p. 200.

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112 MARIE-HÉLÈNE GIRARD

Le radieux fragment, qui fait du « logis » du poète « un temple »,


­confirme le prix que Gautier attachait à l­ ’Apothéose ­d’Homère et la place
­qu’elle occupait dans son imaginaire.
Le titre initialement choisi dans le livret du Salon de 1827, Homère
couronné c­ omme Jupiter par la victoire, reçoit sur le seuil de son temple l­ ’hommage
des grands hommes reconnaissants, annonçait un peu plus explicitement
la lecture révisionniste de la vie d­ ’Homère que proposait Ingres et sur
laquelle S. Siegfried a insisté32. À rebours de la tradition qui le disait
chassé et méconnu dans ses vieux jours, le tableau nous le montre
en majesté, élevé au rang d­ ’un dieu, devant le temple que Ptolémée
Philopator lui avait dédié à Alexandrie, c­ omme le c­ onfirment inscriptions
et offrandes. ­S’il porte les marques de la cécité, il apparaît bien vivant
et recueille les témoignages de gratitude que lui offre un panthéon
­d’artistes et de poètes. D ­ ’Eschyle à Lebrun, ils appartiennent tous à la
postérité ­d’Homère et ­l’arc de temps est large, qui va de ­l’Antiquité
au Classicisme en passant par la Renaissance et qui dans le dessin ira
­jusqu’à inclure Ingres lui-même. La logique de ­l’apothéose transcende
le temps et retourne le sablier – selon un schéma qui préfigure celui de
la Rezeptionsästhetik ­– pour nous donner à ­contempler non pas la marche
des siècles mais une assemblée ­d’artistes qui, bien ­qu’appartenant
à des époques éloignées, gardent eux aussi tous les signes de la vie.
Ils déroulent ainsi le cours de ­l’art occidental dans une vision aussi
harmonieuse ­qu’intemporelle. La vie et la postérité ­d’Homère ne font
­qu’un dans cet alignement frontal des gloires c­ onsacrées, qui nous est
donné c­ omme un équivalent visuel de l­’idée d ­ ’immortalité. C ­ ’est à
la fois la valeur universelle et éternelle des épopées d­ ’Homère qui est
célébrée, et la vitalité de la tradition classique qui en est issue, qui
défie le temps dans cette ­compénétration des siècles à laquelle préside
le génie. Ingres avait intitulé le tout premier projet de ce plafond :
Triomphe de l­’Antiquité et c­ ’est ce q ­ u’y a clairement vu et admiré
Gautier dès le début des années 1830, en dépit du Romantisme dont
il se réclamait alors.
La description de 1855, où résonnent des échos d­ ’Émaux et Camées,
témoigne des puissantes affinités que le poète autant que le critique,
entretient avec l­’œuvre :

32 Susan L. Siegfried, « ­L’auto-institution de l­’artiste, ­L’Apothéose ­d’Homère » dans Ingres,


1780-1867, catalogue de l­ ’exposition, Paris, musée du Louvre, 2006, p. 55-67.

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Théophile Gautier et ­l’éternité de ­l’art 113

Homère déifié est assis avec le calme et la majesté d­ ’un Jupiter aveugle. […]
Un cercle ­d’or ceint ses larges tempes, pleines de pensées ; son corps, modelé
par robustes méplats, ­n’a rien des misères de la caducité ; il est antique et non
vieux : l­ ’âge n­ ’a plus de prise sur lui, et sa chair s­ ’est durcie pour l­ ’éternité dans
le marbre éthéré de l­ ’apothéose. D ­ ’un ciel d­ ’azur que découpe le fronton du
temple, et que dorent c­ omme des rayons de gloire quelques zones de lumière
orangée, descend dans le nuage ­d’une draperie rose une belle vierge tenant
la palme et la couronne. Aux pieds d­ ’Homère, sur les marches du temple,
sont campées dans des attitudes héroïques et superbes ses deux immortelles
filles, ­l’Iliade et l­ ’Odyssée […]. Il règne dans la portion supérieure du tableau
une sérénité lumineuse, une atmosphère élyséenne argentée et bleue, d­ ’une
douceur infinie […]. Ce ­n’est pas le soleil des vivants qui éclaire les objets
dans cette région sublime, mais ­l’aurore de ­l’immortalité, les premiers
plans, plus rapprochés de notre époque, sont ­d’une couleur plus robuste et
plus chaude. Si Alexandre, avec son casque, sa cuirasse et ses cnémides d­ ’or,
semble l­ ’ombre ­d’une statue de Lysippe, Molière est vrai c­ omme un portrait
­d’Hyacinthe Rigaud33.

La solennité du ton ­n’a pas seulement pour objet de ­communiquer


­l’admiration, elle transpose, au sens précis que Gautier donnait à ce
terme, une expérience de la pérennité de ­l’art c­ ommune au peintre et
au poète. ­C’est, par-delà la valeur exemplaire ­qu’il prêtait à ­l’œuvre et
à la vie du peintre, ce qui fait de l­’Apothéose ­d’Homère la manifestation
la plus parfaite du génie d­ ’Ingres et la résurrection la plus c­ onvaincante
de ­l’idéal antique :
Nous ne croyons pas, après avoir visité toutes les galeries du monde, que
­l’Apothéose ­d’Homère redoute la c­ omparaison avec un tableau quel q­ u’il soit. Si
quelque chose peut donner ­l’idée de la peinture des Apelles, des Eup5 (t)-6.7 (r6-3.4 (a1-6.5 (n
114 MARIE-HÉLÈNE GIRARD

l­’antique par-delà les enthousiasmes romantiques des années 1830. Le


Plafond ­d’Homère, dont nous ne percevons plus a­ ujourd’hui que le clas-
sicisme emblématique, ouvrait de fait au poète et au critique en quête
­d’un modèle indéfectible de la création, un horizon nouveau. ­Qu’il ait
pu ainsi formater ­l’idée que Gautier se donna et de ­l’Antiquité et de
­l’éternité de ­l’art, apparaît ­d’autant plus plausible, que sa familiarité
avec ­l’œuvre est attestée par la récurrence des allusions qui jalonnent
ses feuilletons de critique. Il ­n’est pas j­usqu’à Delacroix qui ne s­’en
aille « à son tour retrouver les grands artistes qui se pressent aux pieds
­d’Homère35 ». ­L’idée ­d’éternité participera donc toujours peu ou prou
de cette « sérénité lumineuse et douce des apothéoses » à ­l’antique, à
laquelle ­s’associe « ­l’idée de la paix, du repos et du bonheur36 » et qui en
vient même à caractériser par anticipation la carrière d­ ’Ingres dès le
milieu des années 1820 :
Il ­conquit dès lors dans une région sereine, au-dessus des disputes ­d’école, une
place à part q­ u’il a gardée depuis et que personne n­ ’est tenté de lui disputer.
Il ­s’y maintient avec une tranquillité majestueuse – pacem summa tenent –
­n’entendant du monde lointain q­ u’un vague murmure, c­ ultivant le beau sans
distraction ; étranger à son temps et vivant avec Phidias et Raphaël cette vie
éternelle de ­l’art, qui est la vraie, puisque de toute civilisation disparue il ne
reste souvent, q­ u’un poëme, une statue ou un tableau37.

­ ’exceptionnelle densité des allusions et transpositions atteste la


L
place acquise par l­ ’Apothésoe ­d’Homère parmi ces « images tracées dans la
chambre noire du cerveau », dont la « réalité puissante et mystérieuse38 »
finit par aimanter tout un champ de la représentation. La vision d­ ’un
au-delà intemporel où la tradition se perpétuerait par une manière de
­communion des artistes (au sens où le dogme chrétien parle de ­communion
des saints), apparaît bien ­comme ­l’une de ces images séminales, autour
desquelles cristallisèrent les ­convictions esthétiques de Gautier.
Mais pour ­qu’elle acquît toute son efficace, il fallait ­qu’elle entrât
en résonnance avec une autre source également fondamentale dans les
années de formation de l­ ’écrivain, qui est la traduction c­ ommentée que
35 T. Gautier, Gazette de Paris, 25 avril 1872.
36 T. Gautier, Les Beaux-Arts en Europe, éd. citée, p. 352. La formule ­s’applique au Siècle
­d’Auguste, de Gérôme (Amiens, musée de Picardie).
37 T. Gautier, ­L’Artiste, 5 avril 1857.
38 T. Gautier, Italia, éd. citée, p. 78.

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Théophile Gautier et ­l’éternité de ­l’art 115

son ami Nerval donna du Second Faust de Goethe en 1840. Georges


Poulet39 a révélé ­l’impact de ce texte sur le fantastique de Gautier et
sur sa ­conception de la réversibilité du temps, mais sans évoquer les
­conséquences tout aussi décisives ­qu’il eut sur sa ­conception de ­l’art. On
voit en effet, à partir des années 1840, les idées du Second Faust diffuser
aussi dans les Salons et déterminer de plus en plus nettement ­l’idée ­qu’il
se fait des relations de ­l’art et du temps. Tout se passe ­comme si Gautier
avait puisé dans la leçon goethéenne de quoi donner corps à ­l’idéalisme
un peu abstrait du manifeste ingriste. Il se montrait certes c­ onvaincu
dès 1837 que « la peinture ­n’est autre chose que la poésie et la glorifi-
cation de la forme ; la forme est éternelle ; le sujet, ­l’action ne sont que
des accidents40 » ; mais l­’impératif demeurait essentiellement formel.
­C’est le « magnifique acte d­ ’Hélène41 » et l­ ’exploration du royaume des
Mères décryptés par le ­commentaire de Nerval, qui allaient lui offrir
une vision plus large de l­’antique et une représentation interactive de
la marche des siècles. Le voyage rétrospectif, qui entraîne Faust « hors
du fini et […] même hors du temps42 », suggérait en effet ­l’existence
­d’un extra monde propre à modifier la ­conception c­ ommune du temps :
Il serait c­ onsolant, en effet, de penser que rien ne meurt de ce qui a frappé
­l’intelligence, […] ­l’éternité ­conserve dans son sein une sorte ­d’histoire universelle,
visible par les yeux de l­ ’âme, synchronisme divin, qui nous ferait participer un
jour à la science de Celui qui voit ­d’un seul coup ­d’œil tout ­l’avenir et le passé43.

Cette c­ ompénétration des temps soulignée par Nerval apparaît très


proche de celle que supposait l­’iconographie ingriste :
Va-t-il vers les figures du passé ou vers celles de l­’avenir ? Elles coexistent
toutes, ­comme les personnages divers ­d’un drame qui ne ­s’est pas encore
dénoué, et qui pourtant est accompli déjà dans la pensée de son auteur44.

39 Georges Poulet, « Théophile Gautier et le Second Faust », Revue de Littérature c­omparée,


1948, vol. 22, p. 67-83, repris et développé dans Études sur le temps humain, Paris, Plon,
1949, t. I, p. 278-307.
40 T. Gautier, La Presse, 10 mars 1837.
41 G. de Nerval, « Avertissement sur le Second Faust et sur la légende », Faust et le Second
Faust […] traduits par Gérard de Nerval, [1re édition : Paris, Gosselin, 1840], Paris,
C. Lévy, 1883, 3e édition, p. 184.
42 Ibid., p. 15.
43 G. de Nerval « Préface de la troisième édition », Faust et le Second Faust, éd. citée, p. 11.
44 Ibid., p. 15.

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116 MARIE-HÉLÈNE GIRARD

Hélène, que Faust finit par découvrir auprès de Pâris « dans le spectre
immense que leur siècle a laissé dans l­’espace », apparaît quant à elle,
­comme ­l’emblème de « ­l’antique beauté », elle représente « un type
éternel, toujours admirable et toujours reconnu de tous »45. Car dans le
monde spectral où elle évolue, « les âmes ­conservent une forme percep-
tible aux regards des autres âmes », mais aussi à « celles […] qui ne se
dégagent des liens terrestres que pour un instant »46. Or ces ombres ne
sont « protégées c­ ontre le néant » que « par la puissance du souvenir »
et par le désir de ceux qui cherchent à les « attirer hors du cercle de
leur existence ». La vision de Faust ne lui révèle donc pas seulement
un ­conservatoire de « formes abstraites et uniques » qui préserve « le
type le plus pur de ­l’antique beauté »47, elle ­l’invite à les ranimer. Et
cette quête rétrospective visant au « retour dans le temps ­d’un être éter-
nel48 » peut se lire aussi bien c­ omme une allégorie de l­’art, puisque le
­commentaire donne pour mission à Faust de « faire partager aux spec-
tateurs son intuition merveilleuse » en « ­appel­[­ant­]­dans le rayon de ces
âmes quelques éléments de matière qui les rende perceptibles ». Nerval
va même ­jusqu’à suggérer « de ­condenser dans leur moule immatériel et
insaisissable quelques éléments purs de la matière, qui lui fasse reprendre
une existence visible »49 – ­comme ­s’il ­s’adressait à un sculpteur.
Cette interprétation du classicisme goethéen qui fondait la quête de
la beauté sur un pèlerinage aux sources de l­’Antiquité grecque et qui
associait le progrès des siècles aux réincarnations successives de types
immémoriaux, offrait ainsi une c­ onception de la création artistique en
parfaite c­ onsonance avec le message de ­l’Apothéose ­d’Homère. De quoi
­confirmer les intuitions que Gautier avait pu retirer de l­’expérience
ingriste, validées par ­l’autorité et ­l’aura du patriarche de Weimar, et
sans doute ­n’a-t-on pas assez mesuré les implications de ­l’ambition
­d’être le Goethe français que Bergerat prête à Gautier50. Par-delà la
­consécration du modèle antique, cette adaptation du Second Faust assurait
à la ­communauté symbolique des adorateurs d­ ’Homère une légitimité
45 Ibid., p. 19.
46 Ibid., p. 15.
47 Ibid., p. 210.
48 G. Poulet, op. cit., p. 280.
49 G. de Nerval, Faust et le Second Faust, éd. citée, p. 16-17.
50 E. Bergerat, Théophile Gautier, Entretiens, souvenirs et correspondance, Paris, Charpentier,
1879, p. 57-59.

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Théophile Gautier et ­l’éternité de ­l’art 117

c­ onceptuelle. Cette ­convergence du texte goethéen et de ­l’image ingriste


donnait du même coup au ­concept ­d’éternité une évidence nouvelle,
propre à affermir les ­convictions esthétiques du jeune critique avide de
certitudes q­ u’était encore Gautier au début des années 1840. En tout cas
on relève très vite l­ ’impact du Second Faust dans les feuilletons. Le Salon
de 1844 en propose même le modèle aux artistes, en leur suggérant de
« refaire tout ­l’Olympe » selon la vision de Goethe :
Le second Faust de Goëthe fait voir les anciens dieux sous un jour tout à
fait inattendu. Pourquoi quelque hardi jeune peintre n­ ’a-t-il pas essayé de
représenter les mères et les énigmatiques figures assises sur le trépied dans
les profondeurs insondées de ­l’Hadès51 ?

De même les motifs du cercle et de la sphère, qui organisent la


représentation de l­’espace décrit par Nerval, deviennent sous la plume
de Gautier la métaphore visuelle de l­’éternité, ­comme si là encore la
médiation de ­l’image ­s’avérait essentielle à ­l’appréhension de l­ ’idée. Les
exemples vont de « La montre » où « ­L’éternité poursuit son cercle »52
autour du cadran, à ­l’image de Musset « entré dans cette sphère sereine de
­l’art, où les créations des poètes n­ ’ont plus d­ ’âge que leur beauté53 », en
passant par le tondo de l­’Apothéose de Napoléon Ier, qui semble « enfermer
dans un cercle ­d’éternité ­l’apothéose ­qu’elle représente54 », ou le pro-
gramme du Panthéon où Chenavard déploie des « cercles excentriques qui
vont agrandissant leurs orbes dans l­ ’éternité55 ». Ces figures s­ ’appliquent
aussi bien à traduire ­l’ambiguïté de la Joconde dont « il semble ­qu’un
être ­d’une autre sphère ait pris ce masque pour être visible56 ». De fait,
­qu’il ­s’agisse de Mona Lisa ou de la Cène milanaise, Léonard de Vinci
est probablement ­l’artiste dont les œuvres illustrent le mieux le double
processus faustien de la rétrospection et de la réincarnation :
Les figures du Vinci semblent venir des sphères supérieures se mirer dans une
glace ou plutôt dans un miroir ­d’acier bruni où leur reflet reste éternellement
fixé par un secret pareil à celui du daguerréotype. On les a déjà vues, mais

51 T. Gautier, La Presse, 26 mars 1844.


52 T. Gautier, Émaux et Camées, Poésies ­complètes, éd. citée, t. III, p. 83-84. Nous soulignons.
53 T. Gautier, Le Moniteur universel, 20 août 1866.
54 T. Gautier, Le Moniteur universel, 4 février 1854.
55 T. Gautier, ­L’Art moderne, éd. citée, p. 70.
56 T. Gautier, Le Moniteur universel, 21 juin 1866.

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118 MARIE-HÉLÈNE GIRARD

ce ­n’est pas sur cette terre, dans quelque existence antérieure peut-être dont
elles vous font souvenir vaguement57.

Pour autant le sfumato de Léonard n­ ’est pas le seul truchement qui


ouvre ­l’accès à ce royaume de l­ ’au-delà, à la fois mystérieux et familier,
qui défie la loi du temps en réactualisant la présence des ombres. L­ ’Antiope
du Corrège est elle aussi décrite ­comme « un de ces chefs-­d’œuvre qui
semblent un rêve de poésie figé dans un miroir magique, une fugitive
postulation de ­l’âme rendue éternelle par le génie58. » Et ­c’est devant
ce type ­d’œuvres que Gautier s­ ’arrête le plus volontiers, c­ omme si elles
répondaient mieux que ­d’autres à ­l’idée que Faust lui a inculquée de
­l’art et de la création.
On voit aussi par là ­comment ­l’idée de ­l’éternité de ­l’art est devenue,
à la lumière de la leçon goethéenne, indissociable du modèle grec et de
son absolue suprématie. Le mythe de la source hellénique, ­d’où rayonnent
à jamais « le chœur étincelant des légitimes Olympiens » et « les rêves
­d’immortelles beautés cristallisées dans le Paros ou le Pentélique de
Phidias ou de Praxitèle », allait devenir dès la fin des années 1840 le
point focal de l­’esthétique de Gautier, qui rappelle les artistes à cette
vérité première au seuil du Salon de 1847, en les invitant à renier les
« excès de faroucherie »59 du Romantisme. Et quelques mois plus tard,
dans un article qui est sans doute la formulation la plus élaborée de
son esthétique, il devait de même opposer au relativisme de Töpffer
le « caractère général, éternel, immuable, qui donne la c­ onsécration
aux chefs-­d’œuvre60 » et dont la Vénus de Praxitèle ou les statues de
Phidias lui apparaissent ­comme les formes les plus accomplies. ­C’est la
capacité des artistes à s­ ’approprier cet héritage qui garantit le caractère
pérenne de leur œuvre. Inversement « ce qui a été exécuté en dehors
des éternelles lois du beau ne saurait avoir de valeur dans ­l’avenir61 » et
­c’est ce qui aux yeux de Gautier c­ ondamne le réalisme de Courbet, cet
art sans transcendance, inapte à réverbérer l­ ’idéalisme originel de l­ ’âge
­d’or grec. Le programme ­d’Émaux et Camées, ­contemporain de ce retour à
­l’antique et régi par ­l’exegi monumentum horatien, illustre précisément la
57 T. Gautier, Les Dieux et les demi-Dieux de la peinture, op. cit., p. 24.
58 Ibid., p. 80.
59 T. Gautier, La Presse, 3 avril 1847.
60 T. Gautier, « Du Beau dans ­l’art », éd. citée, p. 153.
61 Ibid., p. 152.

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Théophile Gautier et ­l’éternité de ­l’art 119

c­ onviction de Gautier en rattachant par des « affinités secrètes62 » aussi


bien les transpositions d­ ’art que l­’hédonisme panthéiste au « fronton
­d’un temple antique ». Les valeurs intemporelles du classicisme grec
forment ainsi la base sur laquelle ­s’actualise une idée de ­l’éternité de
­l’art calquée sur la pérennité prêtée à la sculpture et beaucoup moins
perméable à la c­ ontingence que celle de Baudelaire.
Paradoxalement elle est moins un pari sur le futur q­ u’un tropisme
rétrospectif qui gage la stabilité du présent sur son rapport aux valeurs
immuables du passé. Il est essentiel q­ u’aucun mouvement n­ ’en dérange
la ligne ; Gautier ne peut c­ oncevoir le progrès des arts q­ u’à la manière
du Proemio vasarien, ­comme un lent rattrapage et un retour progressif
à la source antique après les accidents de l­’histoire qui l­’ont occultée.
Le canon idéaliste trouvait ainsi, à la lumière du classicisme goethéen,
une légitimation définitive, de même que le recours aux modèles du
passé se trouvait validé par le jeu indéfini de miroirs qui permettait de
réfracter à ­l’infini le modèle originel. Il est certes facile de montrer les
limites ­d’un tel canon qui est, à peu de noms près, celui de ­l’Apothéose
­d’Homère. Mais l­ ’intérêt de l­ ’œuvre d­ ’Ingres c­ omme du texte de Goethe
tient à ­qu’ils offraient, à ­l’opposé de ­l’académisme sclérosé des Davidiens,
une ­conception vivante et opératoire de la tradition, fondée sur une
réactualisation de la forme antique. Car ­c’est aux grands mythes grecs
légués par la sculpture que Gautier, à la différence de Baudelaire, prête
le pouvoir de libérer l­ ’imagination de l­ ’artiste. Au lieu donc d­ ’orienter
le temps artistique sur le vecteur aléatoire de l­’avant-garde, il pariait
sur les ressources éprouvées ­d’un passé perçu ­comme une source indé-
finiment renouvelable. S­ ’il est vrai que « jamais un artiste, si grand
­qu’il fût, n­ ’a imaginé une forme63 », le peintre c­ omme le sculpteur
ne peut ­qu’emprunter un « modèle intérieur64 » à cet héritage de la
tradition, qui est le principe fédérateur de la ­communauté idéale des
véritables adorateurs du Beau. Le « présent » n ­ ’est dans cette logique
que « la matrice où le passé procrée l­ ’avenir »65, et la pérennité de l­ ’art
62 ­C’est le titre de la première pièce ­d’Émaux et Camées, Poésies ­complètes, éd. citée, t. III,
p. 4.
63 T. Gautier, ­L’Art moderne, éd. citée, p. 156.
64 Ibid., p. 148.
65 Ibid., p. 70. Les trois premières pièces ­d’Émaux et Camées avaient paru dans la Revue des
deux-mondes sous la rubrique « Variations nouvelles sur de vieux thèmes » le 15 janvier
1849, soit quelques mois seulement après les cinq articles (La Presse, 5-11 septembre 1848)

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120 MARIE-HÉLÈNE GIRARD

équivaut à la somme des « variations66 » – terme qui ne vaut pas seule-


ment pour les pièces d­ ’Émaux et Camées – modulées au fil du temps par
les artistes, dans ce renouvellement indéfini des possibles accordés aux
sensibilités singulières. ­L’exemple le plus éloquent est là encore celui
­d’Ingres, qui dessine un alignement parfait de Phidias à Raphaël et à
­l’Âge ­d’or de Dampierre ; et Gautier ne cessera, ­jusqu’à la mort du peintre
en 1867, de vérifier ces reviviscences, manifestes déjà dans Œdipe et le
sphinx67 qui lui semblait « avoir été peint par un artiste grec de ­l’école
de Sicyone, tellement un pur sentiment ­d’antiquité y respire : ce ­n’est
pas de l­’archaïsme, c­ ’est de la résurrection68. » Sa capacité à s­’abstraire
du présent est précisément ce qui garantit au peintre un accès anticipé
à ­l’éternité, c­ omme le c­ onfirme la réponse de Gautier aux critiques
qui lui reprochaient ­d’ignorer son époque : « Non, il ­n’est pas de son
temps, mais il est éternel69 » – ­c’est-à-dire libéré de la tyrannie du temps.
Car c­ ’est bien là l­ ’enjeu essentiel. En s­ ’inscrivant dans le cercle rassurant
des retours et des palingénésies – dont le Panthéon de Chenavard offrait
un équivalent visuel70 – la temporalité de ­l’art se trouvait soustraite
à ­l’implacable parcours des Heures « sans repos71 ». La préoccupation
de ­l’éternité doit une grande part de sa résilience à la même hantise
de la fuite du temps dont les récits fantastiques de Gautier disent
­l’inquiétante obsession. Le tropisme rétrospectif qui habite les héros
­d’Arria Marcella ou du Pied de momie trouve dans le domaine artistique
un champ ­d’application au moins aussi large que dans le fantastique,
témoignant une fois de plus de la cohérence profonde entre ­l’œuvre du
journaliste et celle de ­l’écrivain ou du poète. Comme beaucoup de ses
­concepts critiques, et en dépit ­d’un apparent ­conformisme, celui de
­l’éternité promise à l­’art s­’enracine dans une expérience personnelle
du temps, qui participe bien plus du romantisme que de l­ ’académisme
parnassien et que ne cesse de réactualiser la ­contemplation des œuvres,
c­ onsacrés au décor du Panthéon, auquel Gautier appliqua en grande partie la grille de
lecture du Second Faust.
66 Ibid., p. 133.
67 1827 ; musée du Louvre.
68 T. Gautier, Les Beaux-Arts en Europe, éd. citée, p. 278.
69 Ibid., p. 270.
70 Sur cette série d­ ’articles, voir M.-C. Chaudonneret dans Paul Chenavard, 1807-1895 :
le peintre et le prophète, catalogue de ­l’exposition, Lyon, musée des Beaux-Arts, 2000,
p. 67-106.
71 T. Gautier, « ­L’Horloge », España, Poésies ­complètes, éd. citée, t. II, p. 257.

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Théophile Gautier et ­l’éternité de ­l’art 121

c­ omme en témoignent les textes. À ­commencer par ­l’éblouissement de


­l’escale grecque en 1852. Le voyageur enthousiaste qui découvre au lever
du jour l­ ’Acropole « où tout amant du beau doit venir en pèlerinage du
fond de sa terre barbare72 », se sent aussitôt ­l’âme élevée « ­jusqu’aux plus
hautes régions de ­l’art73 » ; et la ­contemplation des « restes sacrés » du
Parthénon, « ­l’indestructible beauté » du temple de la Victoire Aptère
ou la rêverie suggérée par ­l’Athéna Nikè dont le « marbre mat et trans-
parent, à la fois, frais et tendre ­comme de la chair, […] paraît fait exprès
pour donner un corps aux rêves de beauté immortelle »74 ­confirment les
­convictions du lecteur de Faust. Le pouvoir que ­conservent les vestiges
de ­l’Acropole de « ­révél­[­er­]­ » la splendeur inaugurale de l­’art grec, en
dépit des dégradations, administre la preuve pour ainsi dire tangible
que le Beau est d­ ’« ordre spirituel75 » et que l­’art est immortel. Cette
expérience fondatrice de l­ ’art grec trouvera d­ ’ailleurs un écho direct dans
le « merveilleux tableau » final de Spirite qui révèle au « romantique »
Malivert « la parfaite proportion de ­l’ensemble, la parfaite pureté des
lignes, la suavité incomparable de la couleur faite de blancheur et de
lumière76 ». Gautier retrouvera la même certitude au Louvre en 1867,
devant la « population de marbre » du Musée des Antiques et la Vénus de
Milo « animée ­d’une vie supérieure et ­d’une plénitude ­d’immortalité ».
Il est significatif que cet « éblouissement devant la beauté suprême »
se dise alors dans les mêmes termes qui célébraient en 1855 l­’Apothéose
­d’Homère, avec un pas de plus qui fait désormais entrer le visiteur dans
la sphère « de sérénité lumineuse et de bonheur tranquille » qui est le
privilège de ces figures éternelles. Conjurant « la laideur et l­’agitation
modernes77 », le nouveau Faust parvient à son tour à la ­contemplation
de la perfection originelle. Car le musée est pour Gautier la meilleure
approximation que les temps modernes aient trouvée de ­l’empyrée
goethéen où se ­conservent les formes immortelles de la beauté. Le
Salon Carré du Louvre ou la Tribune des Offices sont en quelque sorte
72 T. Gautier, « Excursion en Grèce », Le Moniteur universel, 21 octobre 1852, puis ­L’Orient,
Paris, Charpentier, 1877, t. I, p. 119-120.
73 T. Gautier, ­L’Orient, éd. citée, p. 135.
74 Ibid., p. 147.
75 T. Gautier, ­L’Art moderne, éd. citée, p. 160.
76 T. Gautier, Spirite [1865], dans ­L’œuvre fantastique, éd. M. Crouzet, Paris, Garnier, 1992,
t. II, p. 315.
77 T. Gautier, Le Musée du Louvre [1867], éd. M.-H. Girard, Paris, Citadelles et Mazenod,
2011, p. 297.

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122 MARIE-HÉLÈNE GIRARD

la projection terrestre de la ­communauté idéale assemblée par Ingres en


1827 sur laquelle est gagée ­l’idée de ­l’éternité de ­l’art. ­C’est pourquoi
Gautier fut un fervent défenseur de l­ ’institution muséale, q­ u’il regardait
­comme ­l’« une des plus saintes et des plus vénérables églises, dans le
temple du génie humain78 », à la fois parce ­qu’elle préserve ­l’héritage
du passé et parce q­ u’elle réalise à travers « les manifestations les plus
diverses du Beau79 » le rêve ­d’un musée imaginaire qui rende visible
et pour ainsi dire palpable ce caractère éternel de ­l’art. Le Louvre ­qu’il
décrit en 1867 est sacré au même titre que ­l’Acropole, ­comme le lieu
où l­ ’adepte de la religion de l­ ’art fait l­ ’expérience de la transcendance :
« ce n­ ’est q­ u’avec un sentiment de respectueuse appréhension que nous
approchons de ce sanctuaire où, siècle par siècle, ­s’est déposé ­l’idéal de
tous les peuples80. »
Ces temps forts ne sont pas les seules expériences qui valident
­l’intuition de l­ ’éternité de l­ ’art. Les Salons et les feuilletons artistiques
en témoignent aussi à leur façon par l­’attention q ­ u’ils accordent à
toutes les bizarreries de la temporalité, c­ omme si le critique était tou-
jours aux aguets ­d’un possible déjantement de la roue du temps, pour
reprendre la métaphore shakespearienne. ­L’idée de la réversibilité,
postulée par le ­commentaire de Nerval à la suite de Goethe, reparaît
ainsi sous de multiples formes. À ­commencer par ­l’importance accordée
à ­l’anachronisme. Le ­concept était entré dans le répertoire des théori-
ciens de ­l’art avec Véronèse et les libertés que prenaient notamment
ses Festins avec la vérité historique ; il était devenu au xixe siècle ­l’un
des poncifs de la critique académique invariablement attachée à la
vraisemblance historique, ce dont Gautier prend ­l’exact ­contrepied en
faisant un mérite au maître vénitien ­d’avoir, au gré de sa « fantaisie »,
aboli le temps historique dans la « fête éternelle de ses tableaux »81.
Et ses Salons témoignent de la même tolérance à ­l’endroit des artistes
­contemporains dont les variations sur les sujets historiques bousculent
la cohérence chronologique. Il témoigne de même ­d’une singulière
attention à la subtile transgression du temps ­qu’induit la récurrence
­d’un modèle ­contemporain dans les tableaux ­d’un artiste, ­qu’il ­s’agisse
78 T. Gautier, « Le Musée ancien », Tableaux à la plume, Paris, Charpentier, 1880, p. 6. La
formule s­ ’applique au Salon carré du Louvre.
79 T. Gautier, Le Musée du Louvre, éd. citée, p. 25.
80 Ibid.
81 T. Gautier, Souvenirs de théâtre, d­ ’art et de critique, Paris, Charpentier, 1883, p. 212.

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Théophile Gautier et ­l’éternité de ­l’art 123

de ­l’insistante présence de la belle Lucrezia dans les toiles religieuses


­d’Andrea del Sarto82, ou des « variations sur ce vieux thème éternel-
lement jeune83 » des filles d­ ’Alvito de son ami Hébert. Mais ce qui le
fascine le plus fortement, ce sont les parentés stylistiques et thématiques
entre des artistes distants de plusieurs siècles. C ­ ’est le cas par exemple
du Belge Henri Leys, présenté c­ omme « un élève de Wolgemuth ou
­d’Albert Dürer qui ne ­s’est produit que de nos jours, par une de ces
­combinaisons mystérieuses qui ne sont pas si rares q ­ u’on le pense,
et dont on pourrait citer maints exemples84. » Ce que la plupart de
ses ­confrères décrivaient plus ou moins dédaigneusement en termes
­d’influence, de pastiche ou ­d’archaïsme, devient sous la plume de Gautier
une autre forme de transgression du temps, q­ u’il décline selon de mul-
tiples nuances, de l­ ’imitation à la « transsubstantiation85 », en passant
par la « fidélité rétrospective86 », la « possession87 », la réincarnation –
­c’est le cas par exemple de ­l’Autoportrait88 de Bracquemond, qui ­s’est
« incarné […] dans ­l’originalité » de Holbein – ou même la similitude
toute baroque de Théodule Ribot si proche de Ribera que « ­l’imitateur
semble avoir écorché son modèle c­ omme un saint Barthélémy et en a­ ­[­voir­]­
revêtu la peau89. » Ces anomalies apparaissent à Gautier c­ omme autant
de signes d­ ’une possible réversibilité du temps ou d­ ’une « transposition
­d’époque90 », pour reprendre le terme q­ u’il utilise à propos de Célestin
Nanteuil, modèle d­ ’Élias Wilmanstadius, « ­l’homme moyen-âge » des
Jeunes-France. Il parle ailleurs, à propos de James Tissot qui traite les
sujets modernes « ­comme le ferait un artiste du xve siècle ramené à
la vie au moyen de quelque prodige résurrectionniste91 », de « retours
inexpliqués92 ». Il relève de même l­’« originalité rétrospective » de
Gustave Moreau, qui a la particularité ­d’être volontaire :
82 T. Gautier, Le Musée du Louvre, éd. citée, p. 87.
83 T. Gautier, Le Moniteur universel, 18 juin 1865.
84 T. Gautier, Les Beaux-Arts en Europe, éd. citée, p. 712.
85 T. Gautier, La Presse, 1er mai 1838. La formule ­s’applique aux rapports de P. Delaroche
et de C. Jacquand.
86 T. Gautier, Les Beaux-Arts en Europe, éd. citée, p. 343.
87 T. Gautier, Le Moniteur universel, 5 juin 1859. Le terme ­s’applique à la relation entre
Goethe et Ary Scheffer.
88 T. Gautier, Les Beaux-Arts en Europe, éd. citée, p. 630.
89 T. Gautier, Le Moniteur universel, 24 juin 1865.
90 T. Gautier, Histoire du Romantisme, Paris, Charpentier, 1872, p. 53.
91 T. Gautier, Le Moniteur universel, 26 mai 1868.
92 T. Gautier, Histoire du Romantisme, éd. citée, p. 53.

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124 MARIE-HÉLÈNE GIRARD

Il lui a plu, par un caprice moins rare q­ u’on ne pense aux époques de critique
et de recherche, de sortir de son temps, de déplacer son âme et de ­s’incarner
dans la peau d ­ ’un artiste du xve siècle. Cette faculté d­ ’avatar M. Gustave
Moreau la possède au plus haut degré93.

Le critique là encore rejoint l­ ’auteur ­d’Avatar, mais surtout il apporte


à la question alors amplement débattue de ­l’archaïsme, une réponse
beaucoup moins réductrice que la plupart de ses ­confrères. Le ­constat de
ces avatars met en effet en évidence la porosité du temps artistique et les
multiples voies q­ u’elle ouvre aux aventures de la rétrospection. Ils sont
même si nombreux ces « disciples retardataires94 » à qui « ­l’ange chargé
du départ des âmes n­ ’ouvre pas assez vite la porte » que Gautier n­ ’hésite
pas à échafauder une véritable théorie, selon laquelle « les âmes n­ ’ont
pas toujours ­l’âge de leur apparition dans le monde », ce qui implique
que « les maîtres n ­ ’ont pas eu tous leurs élèves à leur école pendant
­qu’ils vivaient ». Il va même ­jusqu’à esquisser une typologie virtuelle
des talents, qui renouvelle et élargit la notion traditionnelle d­ ’école :
Il semblerait q ­ u’il ait été formé au ­commencement du monde un nombre
déterminé de talents, qui se c­ ontinuent sous plusieurs noms et qui sont, au
fond, toujours les mêmes. – Ce serait un travail curieux que de faire la généa-
logie d­ ’une individualité et de la poursuivre sous ses diverses apparitions, en
remontant du temps actuel au jour dont elle est sortie des mains du Créateur95.

Même si cette taxinomie artistique devait rester à l­’état de projet, le


parallèle q­ u’elle esquisse avec le schème de la c­ onservation des formes
que supposait le Second Faust, est révélateur de l­’emprise de ce texte sur
les ­convictions esthétiques de Gautier et particulièrement sur l­ ’idée q­ u’il
se fait ­d’un temps qui se déploie et se parcourt à ­l’intérieur ­d’un cadre
immuable. Cette ­conception très personnelle de la chronologie de ­l’art
détermina en partie ses préférences de critique et notamment sa reconnais-
sance précoce du talent ­d’Ernest Meissonier, qui à partir de 1840 multiplia
les variations sur un xviiie siècle proche ­d’Omphale ou de la Cafetière. La
même fascination du retour dans le passé explique l­’attention que les
Salons accordent aux peintres de genre historique, souvent proches du
pastiche, ­comme Hesse, Comte, Heilbuth ou encore Gérôme à ses débuts.
93 T. Gautier, Le Moniteur universel, 15 mai 1866.
94 Ibid. La formule s­ ’applique à Henri Leys.
95 T. Gautier, La Presse, 7 mai 1848.

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Théophile Gautier et ­l’éternité de ­l’art 125

Mais les artistes qui exemplifient le mieux la singularité de cette


temporalité artistique sont ceux dont elle régit la biographie et qui sont
capables, ­comme Ingres, de ­s’arracher à la c­ ontingence présente pour
­s’absorber dans la c­ ontemplation de la beauté. Leur degré d­ ’éloignement
du monde ne plaide pas seulement en faveur de ­l’authenticité de leur
vocation, il devient pour Gautier le garant de leur valeur artistique. À
ceux, toujours un peu suspects, qui se répandent dans le siècle c­ omme
Winterhalter ou Vernet, les Salons opposent régulièrement la réserve de
Delacroix ou ­l’ascèse laborieuse de la phalange ingriste :
­ ’est une chose vraiment merveilleuse que cet isolement où vivent certains
C
artistes au milieu de leur époque. Vous les rencontrez dans la rue, vous
dînez avec eux, ils parlent des choses du jour et regardent les voitures qui
remontent les Champs-Élysées pour aller faire le tour du lac. Ils semblent vos
­contemporains, et cependant ils ­n’ont rien de ­commun avec vous96.

Le critique perçoit ce dédoublement, c­ omparable sur bien des points


à celui de Spirite, ­comme le signe de leur c­ ommerce avec l­ ’extra monde
goethéen. Puvis de Chavannes, q ­ u’il remarque dès 1859, est une de
« ces âmes-là » et son œuvre paraît répondre si exactement au pro-
gramme du Second Faust que Gautier croit reconnaître au premier plan
de sa Fantaisie « peut-être ­l’Euphorion, fils de Faust et ­d’Hélène97. »
Comme ceux d­ ’Ingres, ses tableaux « hors du temps […] ­n’ont de date
que ­l’âge ­d’or98 » :
Son talent habite la même région élevée, lointaine et tranquille où ne par-
viennent que les idées des choses ; espèce ­d’Élysée de ­l’art, ­n’admettant la
réalité que dépouillée de son corps matériel, à l­ ’état d­ ’ombre lumineuse. […]
Les attitudes et les poses […] ont une grandeur simple, tranquille et naïve,
qui rappelle naturellement ­l’âge ­d’or, ­l’époque où la jeune âme du monde
souriait dans des corps d­ ’une grâce robuste99.

Le souvenir du c­ ommentaire de Nerval q­ u’on devine entre les lignes


se ­combine ici encore avec la vision ingriste ­d’une antiquité mythique
pour attester la possibilité ­d’accéder à l­’intemporel.
96 Journal officiel, 17 juin 1870.
97 T. Gautier, Le Moniteur universel, 12 juin 1866. La Fantaisie, Salon de 1866, no 1601 ;
Ohara Museum of Art, Kurashiki, Okayama.
98 T. Gautier, Le Moniteur universel, 13 juin 1865.
99 T. Gautier, Le Moniteur universel, 23 mai 1863.

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126 MARIE-HÉLÈNE GIRARD

Si l­ ’art est promis à ­l’éternité, ­c’est parce ­qu’il est le lieu où se révèle
la perméabilité du temps humain à la révélation de ­l’absolu, à la faveur
aussi de hasards auxquels ­l’attention de Gautier donne sens. ­L’impression
de déjà vu, dont Georges Poulet a montré le lien avec la rétrospection,
est de ce nombre. ­Qu’il ­s’agisse de la Vierge aux arbrisseaux de Bellini100,
de la Fille du Greco101, de la Dame romaine102 ­d’Ingres ou des jeunes filles du
Retour de la colombe de Millais103, le spectateur est tout à coup saisi par
le même sentiment étrange de retrouver « de vagues souvenirs », dont
il ­s’explique à propos des Italiennes d­ ’E. Hébert :
Les têtes de M. Hébert ont pour nous un charme indéfinissable et qui tient
de la fascination. Que de temps avons-nous passé devant ces brunes filles
aux prunelles noires, qui semblent vous regarder du fond ­d’un rêve avec une
expression exotique et bizarre ! On dirait ­qu’on les a ­connues dans des exis-
tences antérieures et q­ u’elles sont les évocations de types autrefois aimés104.

Ces coïncidences, qui elles aussi sont autant d­ ’anomalies dans la trame
du temps et qui ne sont sans doute pas étrangères à la superstition si
souvent prêtée à Gautier, peuvent encore surgir sous ­d’autres formes,
­comme le montrent notamment les Tableaux de siège, en projetant la lecture
des Sept c­ontre Thèbes sur la réalité de Paris assiégé : « Chose étonnante,
cette tragédie sublime est en même temps vivante, familière, actuelle
[…] ; ce siège de Thèbes nous ramenait au siège de Paris, que nous aurions
voulu oublier un instant105 ». ­C’est encore le cas, quelques chapitres plus
loin, quand Gautier feuillette avec Regnault un exemplaire des Désastres
de la guerre prêté par Burty106. Le recouvrement entre la temporalité de
­l’art et la menace de l­ ’actualité ­n’est pas seulement une façon d­ ’échapper
à ­l’emprise du temps, ­c’est aussi la preuve que ­l’Art, « immortel ­comme
la Nature », garde en toute circonstance la faculté ­d’abstraire ­l’homme
des c­ ontingences de l­’histoire, pour peu q­ u’il se montre attentif à en
repérer et à en c­ onnecter les signes, selon la même logique que celle

100 T. Gautier, Italia, éd. citée, p. 210.


101 T. Gautier, Voyage en Espagne, éd. J.-C. Berchet, Paris, GF, p. 97 et Les Beaux-Arts en
Europe, éd. citée, p. 294. Anon., Dame à ­l’hermine, Glasgow, coll. Sterling Maxwell.
102 Ibid. ; il s­ ’agit du Portrait de Madame Duvauçay ; Chantilly, musée Condé.
103 Ibid., p. 144 ; Oxford, Ashmolean Museum.
104 T. Gautier, Le Moniteur universel, 18 juin 1865.
105 T. Gautier, Tableaux de siège, Paris, Charpentier, 1872, p. 128.
106 Ibid., p. 178.

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Théophile Gautier et ­l’éternité de ­l’art 127

des récits fantastiques. Et ­c’est bien à quoi répond ­l’œuvre de Gautier


toute entière dominée par cette tension vers la reviviscence du passé par
le biais de ­l’art. ­C’est probablement la caractéristique majeure de son
esthétique en ce q­ u’elle gouverne non seulement le système de valeurs
de sa critique, mais aussi sa hiérarchie des arts, depuis ceux de la scène
voués à « mourir tout entiers », ­jusqu’à la sculpture et la poésie créditées
des meilleures chances de survie, c­ omme ­l’illustre au cœur d­ ’Émaux et
Camées la persistance du « rêve blanc » de Paros.
Gautier aura finalement donné au dogme de ­l’éternité de ­l’art,
­communément accepté par la doxa du xixe siècle, à la fois un c­ ontenu
personnel et une pertinence critique inattendue. De même que sa religion
de ­l’art s­ ’efforçait de faire pièce à la médiocrité du réel, en lui opposant
­l’assurance d­ ’un monde susceptible de ­combler les désirs profonds de
­l’homme, de même sa foi dans ­l’éternité de ­l’art apparaît à ­l’horizon
de son microcosme ­comme la seule antidote efficace à ­l’angoisse de
la fuite du temps. La réverbération croisée de l­’Apothéose ­d’Homère et
de la vision du Second Faust, aura ainsi projeté sur la critique ­d’art de
Gautier ­l’épure d­ ’un temps de l­ ’art à la fois ductile et réversible, propre
à ­conforter l­’utopie de l­’éternité de l­’œuvre, aussi bien q­ u’à revitaliser
­l’héritage ­d’une Grèce mythique perçue c­ omme la source originelle.
Elle a du même coup déterminé une grande part de son programme
esthétique fondé sur la pérennité d ­ ’une tradition où les avatars de la
transmission sont autant de preuve de pérennité. Le ­concept ­d’éternité,
où se rencontrent la postulation du poète hanté par le temps et la
­conviction du critique dévoué à la cause de l­ ’art, est moins un pari sur
« ­l’estime et l­ ’admiration isolée des intelligences d­ ’élite, qui de siècle en
siècle finissent par former aussi un public107 », ­qu’un acte de foi dans le
désir rétrospectif de ­l’artiste et dans sa capacité à prendre sa revanche
sur ­l’impermanence du temps humain et les aléas de l­ ’histoire, ­comme
le c­ onfirme l­’exorde du « Salon de 1848 » :
L­ ’art est éternel parce q­ u’il est humain […] Que de révolutions, que d­ ’empires,
que de peuples ont fait leur bruit et se sont éteints dans l­ ’oubli depuis que les
cavalcades de Phidias caracolent dans le marbre des frises du Parthénon ! […]
La fumée du ­combat remplit ­d’abord les places et dérobe les perspectives ;
mais bientôt la brise se lève, dissipe ­l’odeur de la poudre, balaie les nuages
opaques, et le temple de l­’Art reparaît dans sa blanche sérénité, sur l­’azur

107 T. Gautier, La Presse, 18 mars 1837.

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128 MARIE-HÉLÈNE GIRARD

inaltérable. […] ­Qu’importent les tumultes de la rue […] ? L ­ ’Art accoudé


regarde en rêvant, et interrompt de temps à autre sa méditation, pour saisir
la brosse, le stylet ou le ciseau, car il sait que les siècles sont à lui et que la
république de Platon, pour avoir exilé la Poésie, tout en la couronnant de
fleurs, n­ ’a pu exister une minute108.

Marie-Hélène Girard

108 Ibid., 22 avril 1848.

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