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DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06076-5.p.0107
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R ÉSUMÉ – La conviction que la Beauté confère l ’éternité aux œuvres d’art est l ’un des
dogmes de la religion de l ’art de Gautier, qui l ’étaya sur l ’Apothéose d’Homère d’Ingres, et
sur la lecture du Second Faust de Goethe, dont il retint l ’idée que la création n’est jamais
qu’un retour rétrospectif aux archétypes de l ’antique beauté hérités des Grecs. Il en
conçut une conception vivante et opératoire de la tradition, propre à garantir
l ’immortalité des œuvres par leur faculté d’abstraire l ’homme des contingences de
l ’histoire.
THÉOPHILE GAUTIER
ET L ’ÉTERNITÉ DE L’ART
Ce ne sont sans doute pas les meilleurs vers de Gautier, mais leur
formulation tout à la fois péremptoire et optimiste leur a assuré une si
large diffusion qu’ils sont devenus l’un des axiomes de sa religion de l’art
– au risque de faire de cette notion d ’éternité l’un des plus poussiéreux
parmi les objets du culte qui nous réunit. Elle rencontre pourtant dans
l’œuvre de Gautier un écho suffisamment large pour n’être pas réduite
à un vœu pieux et mériter q u’on s ’y arrête. C’est donc à son dépoussié-
rage que je voudrais m ’essayer, en interrogeant l ’idée essentiellement à
partir des textes de Gautier et en tentant de mesurer son emprise sur
la représentation qu’il a de la création artistique.
Ce n’est pas ici le lieu de revenir sur l’histoire de cette idée, héri-
tée de l’Antiquité gréco-latine, passée au filtre néo-platonicien de la
Renaissance et devenue l’un des dogmes les plus fermes de l’idéalisme.
Le néoclassicisme de Winckelmann l’avait réaffirmée avec d’autant plus
de vigueur que l ’invention du musée, à la fin du xviiie siècle, semblait
devoir effectivement garantir la pérennité des chefs-d’œuvre. Loin de la
remettre en question, le Romantisme avait adhéré avec ferveur à l’idée
que l ’art participait du monde divin et à ce titre transcendait le temps.
Victor Cousin, qui s’était chargé d’acclimater en France les leçons de
l’Atheneum, avait aisément relayé le message et, de Balzac à Baudelaire, la
conviction que l’artiste parle la voix des dieux et que son œuvre contient
un élément d’éternité qui la fait échapper aux contingences du temps,
1 T. Gautier, « L’Art », paru dans L’Artiste du 13 septembre 1857, sous le titre « À M. Théodore
de Banville, Réponse à son odelette », fut inséré à la fin de la 3e édition d’Émaux et Camées
en 1858 (T. Gautier, Poésies complètes, éd. R. Jasinski, Paris, Nizet, 1970, t. III, p. 128-130).
Voir C. de Spoelberch de Lovenjoul, Histoire des œuvres de T. Gautier, Paris, Charpentier,
1887, t. II, p. 137-139.
est une des bases de la doxa romantique. C ’est dans ce climat que se
formèrent les idées de Gautier sur l’art, sans qu’on puisse inventorier
précisément les textes qui ont nourri ses années de formation. Mais de
ce q u’il parle avec dédain des « froides dissertations d’esthétique2 », on
ne saurait déduire qu’il se soit abstenu de s’informer de ces questions.
En tout cas l’éclectisme bien tempéré de Cousin, qu’il déclarait préfé-
rer à « l’idéalisme effréné3 » de Kant, fut l’une des sources principales
auxquelles il puisa, dans les années 1830, les bases de sa critique et de
son esthétique. Convaincu que « le beau dans son essence absolue c’est
Dieu4 », il retint d ’autant plus volontiers le dogme de l ’éternité de l ’art
qu’il était de nature à conjurer à la fois la hantise de la fuite du temps
et les compromis de l’artiste avec les servitudes du monde matériel.
Et c’est précisément sur la conjonction de la finitude de l’objet et de
l’infinité divine du Beau que capitalise l’art poétique d’Émaux et Camées,
en promettant l’éternité au sculpteur en même temps q u’au poète.
Que ce credo fût exposé à de multiples démentis, Gautier en était le
premier conscient et ce fut la base de sa croisade contre le vandalisme5.
Les occurrences ne sont que trop nombreuses où « l’Éternité manque à
la forme divine6. » La plus voyante est sans doute le c omplet naufrage
de la peinture grecque, dont la déploration revient si souvent sous la
plume du critique :
Il ne nous reste rien d’Apelles, de Parrhasius, de Timanthe, de Polygnote,
de Zeuxis. Le temps impitoyable a fait tomber, comme la poussière de l’aile
d’un papillon, ces œuvres sublimes dont la renommée seule est arrivée
jusqu’à nous7.
23 T. Gautier, La France littéraire, mars 1833, p. 154 et Les Beaux-Arts en Europe, éd. citée,
p. 273.
24 Musée du Louvre.
25 Ibid., Département des Arts graphiques.
26 T. Gautier à Pauline Gilibert, 26 février 1856, lettre citée par A.-J. Boyer d’Agen, Ingres
d’après une correspondance inédite, Paris, H. Daragon, 1909, p. 431.
27 T. Gautier, La France littéraire, mars 1833, p. 154.
28 Voir entre autres T. Gautier, La Presse, 15 mars 1837, 2 septembre 1850, L’Artiste, 5 avril
1857 et Le Moniteur universel, 10 avril 1862 et 14 décembre 1864.
29 T. Gautier, Les Beaux-Arts en Europe, éd. citée, p. 272-275.
30 Catalogue des tableaux […] composant la collection de Théophile Gautier [vente, Paris,
Hôtel Drouot, 14-16 janvier 1873], Paris, Claye, 1873, no 44 – Les trois grands poètes tra-
giques grecs ; Angers, musée des Beaux-Arts (sous le titre Eschyle, Sophocle et Euripide).
31 T. Gautier, « À Ingres. Au reçu d ’un fragment de l’Apothéose d’Homère », Le Moniteur
universel du soir, 24 décembre 1866, Poésies complètes, éd. citée, t. III, p. 200.
Homère déifié est assis avec le calme et la majesté d ’un Jupiter aveugle. […]
Un cercle d’or ceint ses larges tempes, pleines de pensées ; son corps, modelé
par robustes méplats, n’a rien des misères de la caducité ; il est antique et non
vieux : l ’âge n ’a plus de prise sur lui, et sa chair s ’est durcie pour l ’éternité dans
le marbre éthéré de l ’apothéose. D ’un ciel d ’azur que découpe le fronton du
temple, et que dorent c omme des rayons de gloire quelques zones de lumière
orangée, descend dans le nuage d’une draperie rose une belle vierge tenant
la palme et la couronne. Aux pieds d ’Homère, sur les marches du temple,
sont campées dans des attitudes héroïques et superbes ses deux immortelles
filles, l’Iliade et l ’Odyssée […]. Il règne dans la portion supérieure du tableau
une sérénité lumineuse, une atmosphère élyséenne argentée et bleue, d ’une
douceur infinie […]. Ce n’est pas le soleil des vivants qui éclaire les objets
dans cette région sublime, mais l’aurore de l’immortalité, les premiers
plans, plus rapprochés de notre époque, sont d’une couleur plus robuste et
plus chaude. Si Alexandre, avec son casque, sa cuirasse et ses cnémides d ’or,
semble l ’ombre d’une statue de Lysippe, Molière est vrai c omme un portrait
d’Hyacinthe Rigaud33.
Hélène, que Faust finit par découvrir auprès de Pâris « dans le spectre
immense que leur siècle a laissé dans l’espace », apparaît quant à elle,
comme l’emblème de « l’antique beauté », elle représente « un type
éternel, toujours admirable et toujours reconnu de tous »45. Car dans le
monde spectral où elle évolue, « les âmes conservent une forme percep-
tible aux regards des autres âmes », mais aussi à « celles […] qui ne se
dégagent des liens terrestres que pour un instant »46. Or ces ombres ne
sont « protégées c ontre le néant » que « par la puissance du souvenir »
et par le désir de ceux qui cherchent à les « attirer hors du cercle de
leur existence ». La vision de Faust ne lui révèle donc pas seulement
un conservatoire de « formes abstraites et uniques » qui préserve « le
type le plus pur de l’antique beauté »47, elle l’invite à les ranimer. Et
cette quête rétrospective visant au « retour dans le temps d’un être éter-
nel48 » peut se lire aussi bien c omme une allégorie de l’art, puisque le
commentaire donne pour mission à Faust de « faire partager aux spec-
tateurs son intuition merveilleuse » en « appel[ant]dans le rayon de ces
âmes quelques éléments de matière qui les rende perceptibles ». Nerval
va même jusqu’à suggérer « de condenser dans leur moule immatériel et
insaisissable quelques éléments purs de la matière, qui lui fasse reprendre
une existence visible »49 – comme s’il s’adressait à un sculpteur.
Cette interprétation du classicisme goethéen qui fondait la quête de
la beauté sur un pèlerinage aux sources de l’Antiquité grecque et qui
associait le progrès des siècles aux réincarnations successives de types
immémoriaux, offrait ainsi une c onception de la création artistique en
parfaite c onsonance avec le message de l’Apothéose d’Homère. De quoi
confirmer les intuitions que Gautier avait pu retirer de l’expérience
ingriste, validées par l’autorité et l’aura du patriarche de Weimar, et
sans doute n’a-t-on pas assez mesuré les implications de l’ambition
d’être le Goethe français que Bergerat prête à Gautier50. Par-delà la
consécration du modèle antique, cette adaptation du Second Faust assurait
à la communauté symbolique des adorateurs d ’Homère une légitimité
45 Ibid., p. 19.
46 Ibid., p. 15.
47 Ibid., p. 210.
48 G. Poulet, op. cit., p. 280.
49 G. de Nerval, Faust et le Second Faust, éd. citée, p. 16-17.
50 E. Bergerat, Théophile Gautier, Entretiens, souvenirs et correspondance, Paris, Charpentier,
1879, p. 57-59.
ce n’est pas sur cette terre, dans quelque existence antérieure peut-être dont
elles vous font souvenir vaguement57.
Il lui a plu, par un caprice moins rare q u’on ne pense aux époques de critique
et de recherche, de sortir de son temps, de déplacer son âme et de s’incarner
dans la peau d ’un artiste du xve siècle. Cette faculté d ’avatar M. Gustave
Moreau la possède au plus haut degré93.
Si l ’art est promis à l’éternité, c’est parce qu’il est le lieu où se révèle
la perméabilité du temps humain à la révélation de l’absolu, à la faveur
aussi de hasards auxquels l’attention de Gautier donne sens. L’impression
de déjà vu, dont Georges Poulet a montré le lien avec la rétrospection,
est de ce nombre. Qu’il s’agisse de la Vierge aux arbrisseaux de Bellini100,
de la Fille du Greco101, de la Dame romaine102 d’Ingres ou des jeunes filles du
Retour de la colombe de Millais103, le spectateur est tout à coup saisi par
le même sentiment étrange de retrouver « de vagues souvenirs », dont
il s’explique à propos des Italiennes d ’E. Hébert :
Les têtes de M. Hébert ont pour nous un charme indéfinissable et qui tient
de la fascination. Que de temps avons-nous passé devant ces brunes filles
aux prunelles noires, qui semblent vous regarder du fond d’un rêve avec une
expression exotique et bizarre ! On dirait qu’on les a connues dans des exis-
tences antérieures et q u’elles sont les évocations de types autrefois aimés104.
Ces coïncidences, qui elles aussi sont autant d ’anomalies dans la trame
du temps et qui ne sont sans doute pas étrangères à la superstition si
souvent prêtée à Gautier, peuvent encore surgir sous d’autres formes,
comme le montrent notamment les Tableaux de siège, en projetant la lecture
des Sept contre Thèbes sur la réalité de Paris assiégé : « Chose étonnante,
cette tragédie sublime est en même temps vivante, familière, actuelle
[…] ; ce siège de Thèbes nous ramenait au siège de Paris, que nous aurions
voulu oublier un instant105 ». C’est encore le cas, quelques chapitres plus
loin, quand Gautier feuillette avec Regnault un exemplaire des Désastres
de la guerre prêté par Burty106. Le recouvrement entre la temporalité de
l’art et la menace de l ’actualité n’est pas seulement une façon d ’échapper
à l’emprise du temps, c’est aussi la preuve que l’Art, « immortel comme
la Nature », garde en toute circonstance la faculté d’abstraire l’homme
des c ontingences de l’histoire, pour peu q u’il se montre attentif à en
repérer et à en c onnecter les signes, selon la même logique que celle
Marie-Hélène Girard