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Cahiers de l'Association

internationale des études


francaises

Baudelaire : mode et modernité


Monsieur Robert Kopp

Citer ce document / Cite this document :

Kopp Robert. Baudelaire : mode et modernité. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1986, n°38.
pp. 173-186;

doi : https://doi.org/10.3406/caief.1986.1974

https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1986_num_38_1_1974

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BAUDELAIRE : MODE ET MODERNITE

Communication de M. Robert KOPP

(Bâle)

au XXXVIP Congrès de l'Association, le 24 juillet 1985

Un des grands problèmes esthétiques du xix* siècle aura


été la représentation du présent, je veux dire la représentation
directe, immédiate du présent, sans la médiation du mythe
ou de l'histoire.
Traditionnellement, la représentation du présent a été
réservée aux genres mineurs : satire, roman, estampe,
gravure. Or, à l'époque de Stendhal et de Flaubert, de Courbet
et de Manet, il s'agit de l'élever au niveau des genres nobles :
épopée et tableau d'histoire. Dans ce processus de valorisation
— fort connu depuis les travaux d'Auerbach ou de Meyer
Shapiro — , les concepts de mode et de modernité ont joué
un rôle important, notamment chez Baudelaire et quelques-uns
de ses contemporains (1).

Si le terme de « mode », pour désigner le goût du jour et


son rapide changement, est courant depuis le xvne siècle,
celui de « modernité » n'apparaît qu'au milieu du xix* siècle.
Mis à part quelques emplois isolés, chez Balzac ou chez
Heine, on le rencontre, dans les années 1850, à peu près

(1) C'est ce qu'a signalé le premier, M. Georges Blin, notamment


dans le cours qu'il a consacré, dès 1968-1969, aux problèmes de la modernité
chez Baudelaire et dont l'argument a été publié dans l'Annuaire du
Collège de France, 69e année (1969-1970). Il est revenu à ces questions
dans bien des entretiens ultérieurs. Qu'il veuille bien trouver ici l'hommage
d'un écho.
174 ROBERT KOPP

simultanément sous la plume de Gautier, des Goncourt et


de Baudelaire, et on constate sa rapide vulgarisation au cours
du Second Empire. Littré, en 1868, l'enregistre encore comme
néologisme, et en illustre l'acception (« qualité de ce qui est
moderne ») par une citation de Gautier. Pierre Larousse,
dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (t. XI,
1874), donne la même définition, sans signaler toutefois
qu'il pourrait s'agir d'un néologisme. Il allègue, lui aussi, et
par deux fois, l'autorité de Gautier, qui est corroborée par
celle de Proudhon. Il ajoute enfin une nouvelle définition
plus large (« temps modernes »), pour laquelle Pierre Leroux
fournit un exemple.
De Gautier, le Dictionnaire universel cite d'abord cette
phrase, souvent utilisée par les commentateurs : « Le
caractère de la peinture anglaise est la modernité. » Elle est tirée
du compte rendu de l'Exposition universelle de 1855 que
Gautier a donné au Moniteur avant de le recueillir dans le
premier de ses deux volumes sur Les Beaux-Arts en Europe (2).
Or, dans le texte de Gautier, la phrase citée par le Dictionnaire
universel est suivie de ce commentaire : « Le substantif
[modernité] existe-t-il ? Le sentiment qu'il exprime est si
récent que le mot pourrait bien ne pas se trouver dans les
dictionnaires. »
La deuxième citation empruntée à Gautier n'est pas moins
révélatrice : « L'on a fait nombre de critiques à Balzac et
parlé de lui de bien des façons ; mais on n'a pas insisté sur
un point très caractéristique à notre avis : ce point est la
modernité absolue de son génie. » Elle est tirée de l'étude
que Gautier a consacrée à Balzac en 1858 (3). Ici encore, le
contexte éclaire vivement la notion de modernité :

(2) Michel Lévy, 1855-1856, chapitre consacré aux peintres anglais et.
en particulier, à Mulready. Baudelaire s'est au moins deux fois référé a
ces pages : dans la première notice sur Gautier et dans le Salon de 1859.
(3) Publiée simultanément dans L'Artiste et dans Le Moniteur, en mars,
avril et mai 1858, et recueillie dans Portraits contemporains (Charpentier,
1874). Baudelaire la connaissait bien ; on y trouve, entre autres choses, la
célèbre affirmation, lancée dès 1850 par Philarète Chasles, selon laquelle
Balzac ne serait pas un observateur mais un voyant ou un visionnaire.
BAUDELAIRE : MODE ET MODERNITÉ 175

Balzac ne doit rien à l'antiquité ; — pour lui il n'y a ni Grecs


ni Romains et il n'a pas besoin de crier pour qu'on le délivre. On
ne retrouve dans la composition de son talent aucune trace
d'Homère, de Virgile, d'Horace, pas même du De Viris illus-
tribus : personne n'a jamais été moins classique. Balzac, comme
Gavarni, a vu ses contemporains : et, dans l'art, la difficulté
suprême c'est de peindre ce qu'on a devant les yeux ; on peut
traverser son époque sans l'apercevoir, et c'est ce qu'ont fait
beaucoup d'esprits éminents.

Dans la suite, Gautier énumère les points qui caractérisent


la modernité de Balzac : connaissance du Paris diurne et
nocturne, de ses rues, de ses foules, connaissance de la femme
moderne, recherche d'une langue nouvelle.
Le nom de Gavarni appelle celui de ses premiers
biographes, les frères Goncourt qui, la même année 1858,
consacrent une première étude au graveur. C'est en 1858,
également, qu'ils rencontrent — chez Gavarni — Constantin Guys,
dont ils fixent les traits dans leur Journal. Nous suivrons
dans une autre recherche les traces de la modernité chez les
Goncourt. Notons simplement au passage l'attention qu'ils
prêtent aux difficultés que soulève la représentation du
présent :

Songer que sauf Gavarni, il n'y ait personne qui se soit


constitué le peintre de la vie et de l'habit du XIXe siècle ! Tout
un monde est là, que le pinceau n'a pas touché. Cependant
quel intérêt, quel charme, quelle vie dans ces portraits d'après
nature du xviir siècle — Carmontelle, etc. — qui sont le
portrait de l'homme entier et pris dans ses habitudes de pose
et dans les entours ordinaires de sa vie. Folie, de faire des
portraits dans une pose solennelle et d'en draper le décor avec
une colonne et une draperie (4).

Notons aussi que, pour les Goncourt, la modernité n'est


pas une qualité réservée aux seules œuvres de leur temps.
A preuve la « modernité » de Lucien, en qui ils saluent un
de leurs contemporains (5).

(4) Journal, 25 novembre 1856.


(5) Journal, 31 décembre 1858.
176 ROBERT KOPP

Or, la « modernité » n'est pas une qualité en soi ; elle


peut aussi être considérée comme un défaut. Ainsi pour
Chateaubriand, évoquant, au cours du récit de sa dernière
ambassade, son entrée dans une petite ville du grand-duché
de Wurtemberg, un soir d'orage :

On ne me fouille point à ... : je n'avais rien contre les droits


des souverains, moi qui reconnaissais ceux d'un jeune monarque,
quand les souverains eux-mêmes ne les reconnaissent plus. La
vulgarité, la modernité de la douane et du passeport,
contrastaient avec l'orage, la porte gothique, le son du cor et le bruit
du torrent (6).

« Modernité » dans le sens de « propre au temps présent »,


« spécifiquement contemporain » dérive — H.R. Jauss Га
montré — d'une acception restrictive de « moderne ». Pour
Chateaubriand, Mme de Staël ou Victor Hugo, l'époque
moderne coïncide avec l'ère chrétienne. Pour Stendhal, en
revanche, elle ne désigne plus que le monde contemporain,
monde soumis à un rapide et incessant changement. Aussi
l'art et la littérature doivent-ils s'attacher à la représentation
du présent s'ils prétendent être modernes. C'est ce qu'il
affirme dès son premier Racine et Shakespeare :

De mémoire d'historien, jamais peuple n'a éprouvé, dans


ses mœurs et dans ses plaisirs, de changement plus rapide et
plus total que celui de 1780 à 1823 ; et l'on veut toujours nous
donner la même littérature.

Nul n'est plus sensible au changement du monde


contemporain que Baudelaire et l'accélération du temps qui passe
est même une de ses principales hantises. Peut-on être de
son temps sans pour autant disparaître avec lui ? La
modernité ne porte-t-elle pas en elle la loi de son propre
dépassement ? Quelle part d'éternel peut comporter ce qui est
transitoire ? Enfin, existe-t-il des mythes modernes
susceptibles de remplacer la mythologie classique ? La mode est

(6) Mémoires d'outre-tombe, 4* partie, livre troisième.


BAUDELAIRE : MODE ET MODERNITÉ 177

sans doute l'un d'eux. Entièrement soumise au temps, elle


permet, aussi, de lui échapper, pour devenir une figure de
l'éternité.

Pour Baudelaire, la représentation du présent a toujours été


liée à la mode, au costume contemporain, et ceci dès les
premiers Salons, bien avant qu'il n'utilise le terme de «
modernité », et jusqu'à l'essai sur Constantin Guys, véritable traité
de cette « modernité ». Le Salon de 1845 (7) se termine sur
un constat d'échec : malgré « quelques très belles choses »
de Delacroix et de Decamps et « l'arrivée soudaine,
inattendue, éclatante » de William Haussoullier, il n'y a pas «
d'invention, d'idées, de tempérament » qui feraient sortir le Salon
de l'ordinaire. Et Baudelaire conclut :

Au vent qui soufflera demain nul ne tend l'oreille ; et pourtant


l'héroïsme de la vie moderne nous entoure et nous presse. [...]
Ce ne sont ni les sujets ni les couleurs qui manquent aux
épopées. Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura
arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire voir
et comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous
sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes
vernies (II, 407).

On aura remarqué que la référence esthétique est celle du


genre noble, de l'épopée.
Cet « héroïsme de la vie moderne », invoqué furtivement
à la fin du Salon de 1845, réapparaît, mais en tête du dernier
chapitre, dans le Salon de 1846. Toutefois, pas plus que
l'année précédente, Baudelaire ne peut célébrer « l'avènement
du neuf ». Certes, il y a Delacroix, le « chef de l'école
moderne », le peintre romantique par excellence, celui qui
est « à la tête du romantisme », défini comme « intimité,
spiritualité, couleur, aspiration vers l'infini » : il est aussi
le seul peintre religieux dans un siècle incrédule. Or, ce qui
fait de Delacroix « le vrai peintre du xix* siècle », c'est

(7) Les textes de Baudelaire seront cités respectivement d'après les


Œuvres complètes et la Correspondance publiées dans la Bibliothèque de
la Pléiade, le chiffre romain indiquant le tome, le chiffre arabe la page.
12
178 ROBERT KOPP

« cette mélancolie singulière et opiniâtre qui s'exhale de


toutes ses œuvres » :
C'est à cause de cette qualité toute modeme et toute nouvelle
que Delacroix est la dernière expression du progrès dans l'art.
Héritier de la grande tradition, c'est-à-dire de l'ampleur, de la
noblesse et de la pompe dans la composition et digne
successeur des vieux maîtres, il a plus qu'eux la maîtrise de la
douleur, la passion, le geste ! (II, 441).

Cependant, « les forts sont rares », et ni Delacroix ni


Ingres ne sauront arrêter « la décadence de la peinture »
(II, 493). La grande tradition est morte et la nouvelle n'est
pas encore née. Cette grande tradition correspondait d'ailleurs
parfaitement à la vie ancienne, haute en couleur, majestueuse,
voire pompeuse, faite pour le plaisir des yeux. Une vie qui
était elJe-même représentation, dans le double sens du terme :
représentation théâtrale et image symbolique. Cette perte de
la représentativité publique a été enregistrée par plus d'un
auteur. Ainsi par Chateaubriand, notant attentivement les
changements de physionomie du Paris révolutionnaire :
La variété des costumes avait cessé : le vieux monde
s'effaçait ; on avait endossé la casaque uniforme du monde nouveau,
casaque qui n'était alors que le dernier vêtement des condamnés
à venir (8).

Balzac fournirait maint autre exemple.


Pour Baudelaire, l'époque moderne a, comme chaque
époque, sa beauté propre, son héroïsme, son côté épique,
son sublime. Quels sont-ils ? Il suffit d'ouvrir les yeux, ou
de feuilleter le Moniteur et la Gazette des Tribunaux. C'est
la vie quotidienne de la capitale qui fournira de nouveaux
sujets de poésie, et les héros du jour — ministres ou
criminels — remplaceront Achille et Agamemnon. Bref, la Comédie
humaine supplantera l'Iliade. Or, ce qui, entre autres choses,
caractérise le héros moderne, c'est son habit, en l'occurrence
l'habit noir (9), qui n'est pas moins significatif que l'habit
plus coloré de naguère :

(8) Mémoires d'outre-tombe, lre partie, livre neuvième.


(9) Déjà étudié par Yoshio Abé (voir le Bulletin de la Société japonaise
de langue et littérature françaises, n° 1, 1962, ainsi que CAIEF, ne 18,
1966).
BAUDELAIRE : MODE ET MODERNITÉ 179

N'est-il pas l'habit nécessaire de notre époque, souffrante et


portant jusque sur les épaules noires et maigres le symbole
d'un deuil perpétuel ? Remarquez bien que l'habit noir et la
redingote ont non seulement leur beauté politique, qui est
l'expression de l'égalité universelle, mais encore leur beauté
poétique, qui est l'expression de l'âme publique ; une immense
defilade de croque-morts, croque-morts politiques, croque-morts
amoureux, croque-morts bourgeois. Nous célébrons tous quelque
enterrement (II, 494).

C'est donc à travers la mode qu'il est possible de saisir la


beauté particulière — s'opposant à générale — d'une époque.
En effet, la beauté contient toujours deux éléments : l'éternel
et le transitoire, l'absolu et le particulier. Toutefois, « la
beauté absolue et éternelle n'existe pas », elle n'est qu'une
« abstraction écrémée à la surface générale des beautés
diverses » (II, 493) ; elle est « abstraite et indéfinissable,
comme celle de l'unique femme avant le premier péché »
(II, 695). Autant dire une utopie. Dès lors, les deux moitiés
du beau n'en forment plus qu'une : il n'y a d'éternel que le
transitoire. C'est précisément ce que Baudelaire ne cesse
d'affirmer dans ses Salons, dans ses essais sur Je comique, dans
son compte rendu de l'Exposition universelle de 1855 et,
enfin, dans son étude sur Constantin Guys.
C'est en feuilletant des gravures de mode que Baudelaire
conçoit l'idée d'une « théorie rationnelle et historique du
beau, en opposition avec la théorie du beau unique et
absolu » (II, 685). Le point central de cette théorie est —
une fois de plus — la nature double du beau :

Le beau est fait d'un élément éternel, invariable, dont la


quantité est excessivement difficile à déterminer, et d'un élément
relatif, circonstanciel, qui sera, si l'on veut, tour à tour ou
tout ensemble, l'époque, la mode, la morale, la passion (II, 685).

C'est cet élément transitoire, fugitif, contingent de l'art que


Baudelaire désigne tantôt par le terme de mode, tantôt par
celui de modernité. Elément indispensable — « vous n'avez
pas le droit de le mépriser ou de vous en passer » (II, 695) —,
car c'est de lui que le peintre ou le poète essaient de « tirer »,
18Û ROBERT KOPP

de « dégager », ce qu'il y a de « poétique », ď « étemel ».


L'infini ne peut être appréhendé que par le fini. La mode
est donc une figure de l'idéal.
La mode représente le beau moderne, le seul beau dont
soit capable une époque décadente, ayant « définitivement
abjuré tout amour spirituel », vouée au culte de la nature
et du progrès, et qui, usée, abrutie et goulue, n'a plus
d'entrailles, mais seulement des viscères, pour reprendre les termes
utilisés par Baudelaire dans son étude sur Madame Bovary.
Dans ce paysage désolé, la mode pousse comme une fleur
du mal :

La mode doit donc être considérée comme un symptôme du


goût de l'idéal surnageant dans le cerveau humain au-dessus
de tout ce que la vie naturelle y accumule de grossier, de
terrestre et d'immonde, comme une déformation sublime de la
nature, ou plutôt comme un essai permanent et successif de
réformation de la nature (II, 716).

Ce passage du Peintre de la vie moderne porte comme titre :


« Eloge du maquillage ». On ne s'étonnera pas d'y voir la
mode opposée à la nature et assimilée au surréel, voire au
surnaturel. De matérielle et transitoire, elle devient
spirituelle et éternelle.

L'attitude de Baudelaire envers la nature a été


abondamment commentée (10). On sait qu'après 1852, sa
condamnation est sans appel : « La nature ne fait que des monstres »,
écrit-il dans les Notes nouvelles sur Edgar Poe (II, 325) : elle
« ne peut conseiller que le crime » (II, 715), puisqu'elle
participe tout entière au péché originel. Aussi la première
affaire de l'artiste est-elle « de substituer l'homme à la nature
et de protester contre elle » (II, 473). La nature, selon des
expressions souvent utilisées par Baudelaire, est un «
dictionnaire », un « magasin d'images » : elle doit être transfigurée
par l'art. Quant à l'homme, qui a puisé le goût du crime

(10) Notamment par F.W. Leakey, Baudelaire and Nature, Manchester


University Press, 1969.
BAUDELAIRE : MODE ET MODERNITÉ 181

dans le ventre de sa mère, c'est un « animal dépravé »


(II, 693), non pas pour les raisons alléguées par Rousseau,
mais à cause de sa nature déchue. Le progrès ne réside donc
ni dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables
tournantes, mais uniquement dans la « diminution des traces du
péché originel » (I, 697).
Tout effort pour éloigner l'homme de la nature est donc
jugé positif. Et parmi ces efforts, il y a la mode. Voire, les
modes. Car elles témoignent toutes de cette aspiration vers
J 'idéal qui caractérise l'homme, quels que soient son âge et
la civilisation à laquelle il appartient. L'homme est travaillé
par l'idéal : l'idée qu'il se fait du beau « s'imprime dans tout
son ajustement, chiffonne et raidit son habit » (II, 684).
Quant aux sauvages et aux enfants, ils comprennent « la
haute spiritualité » de la toilette grâce à leur aspiration naïve
vers le brillant, le bariolé, l'artificiel (II, 716). D'où
l'ambition de l'artiste de retrouver — à volonté — leur regard
extatique. Un regard neuf, naïf, libre de toute mémoire
culturelle.
Parmi les êtres naturels, la femme est le plus défavorisé.
Tout le monde connaît les pages vengeresses de Fusées et de
Mon cœur mis à nu (11). Or, la femme — malgré son
abjection ou peut-être à cause d'elle — a compris qu'elle devait
« emprunter à l'art » Jes moyens de s'élever « au-dessus de
la nature », que le maquillage, la toilette, la mode lui
permettaient de « surpasser la nature » et qu'ainsi elle pouvait
paraître « magique et naturelle » (II, 717). Qu'y a-t-il à voir
dans les yeux d'une femme ? L'incompréhension, si l'on en
croit, par exemple, certains textes du Spleen de Paris. En
revanche, les yeux dont le maquillage a accentué le pourtour
sont des fenêtres ouvertes sur l'infini. La femme, « cet être
terrible et incommunicable comme Dieu », est inséparable
de sa toilette :

(11) Voir la nouvelle édition de ces textes publiée par André Guyaux,
Gallimard, 1986, coll. « folio ». Dans son introduction et dans ses
commentaires, A. Guyaux insiste à juste titre sur la parenté de pensée entre
Baudelaire et Joseph de Maistre.
182 ROBERT KOPP

Quel est l'homme qui, dans la rue, au théâtre, au bois, n'a


pas joui, de la manière la plus désintéressée, d'une toilette
savamment composée, et n'en a pas emporté une image
inséparable de la beauté de celle à qui elle appartenait, faisant ainsi
des deux, de la femme et de la robe, une totalité indivisible ?
(И, 714).

Certes, Baudelaire ne confond pas les croquis de Guys


avec la grande peinture de Delacroix. Guys est un « moraliste
pittoresque », comme La Bruyère. Or, à l'époque de
Baudelaire, la critique essaie de promouvoir La Bruyère au statut
de grand auteur. A preuve la préface d'Asselineau aux
Caractères (1871) : le xviie siècle a vu en La Bruyère un
satirique, le xviiť un moraliste, le xix" enfin, découvre
l'écrivain, voire l'artiste. Baudelaire n'avait-il pas, de son
côté, mis en avant une qualité de La Bruyère sur laquelle
on n'avait pas l'habitude d'insister et qui tendait également
à le valoriser : l'imagination ?
Delacroix, malgré ses immenses qualités, n'est pas toute
la peinture. Sacré peintre moderne par excellence, peintre
du xixe siècle, dans le Salon de Î846, il ne représente plus
qu'une partie de ce siècle au moment de l'Exposition
universelle de 1855. Enfin, dans le Salon de 1859 et dans la notice
nécrologique de 1863, Baudelaire fait de lui le peintre de
l'invisible, auquel il oppose Constantin Guys, le peintre du
visible (12). Delacroix, « c'est l'infini dans le fini » (II, 636) :
Guys — pourrait-on ajouter — c'est l'infini dans l'indéfini.
Guys est le peintre du transitoire, du fugitif, le peintre de
la circonstance, mais dans tout « ce qu'elle suggère d'éternel »
(II, 687) : il essaie de capter la beauté « passagère », «
fugace » de la vie (II, 724). Or, la vie présente ne connaît pas
d'autre beauté, et nous ne connaissons d'autre vie que la vie
présente, qui se confond avec la Vie (mot qui termine l'essai
sur Guys et que Baudelaire écrit avec une majuscule).

<12) Voir, à ce sujet, l'excellente thèse de Martine Bercot, Les deux


esthétiques de Baudelaire. L'auteur en a publié un résumé dans
L'Information littéraire, novembre-décembre 1984.
BAUDELAIRE : MODE ET MODERNITÉ 183

Ainsi, la seule manière, pour le peintre et pour le poète de


la vie moderne, de représenter le présent, est de se soumettre
au temps qui passe. Car, « presque toute notre originalité
vient de l'estampille que le temps imprime à nos sensations »
(II, 696). Or, épouser le temps n'est-ce pas le meilleur moyen
d'y échapper ?
En effet, la modernité, telle que la conçoit Baudelaire, est
essentiellement fondée sur Ja négation du temps. A
commencer par celui de l'histoire :

Le plaisir que nous retirons de la représentation du présent


tient non seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais
aussi à sa qualité essentielle de présent (II, 684).

L'éloge que Baudelaire fait de Constantin Guys est l'éloge


d'un peintre qui n'appartient à aucune tradition. Gautier l'a
bien vu, qui notait que Baudelaire aimait dans ces dessins
« l'absence complète d'antiquité, c'est-à-dire de tradition
classique », et, ajoutait-il, « le sentiment profond de ce que
nous appellerions décadence, faute d'un mot s'adaptant mieux
à notre idée » (13). Ainsi, pour Gautier, modernité et
décadence sont presque synonymes.
Le regard de Guys est donc un regard neuf, comparable
à celui de l'enfant, du sauvage ou du convalescent. D'un
prince qui jouit partout de son incognito, qui, oubliant tout
passé, voit tout en nouveauté, pour qui « aucun aspect de
la vie m'a émoussé » (II, 691). L'artiste moderne est un
« parfait flâneur », un « observateur passionné », admirant
« l'étonnante beauté et l'étonnante harmonie de la vie dans
les capitales » (II, 692). Toutefois, le monde extérieur n'est
pas intéressant pour lui-même. Bien au contraire : « Je trouve
inutile et fastidieux de représenter ce qui est parce que rien
de ce qui est ne me satisfait », répond Baudelaire à ceux qui
croient que l'art a pour but d'imiter la nature (II, 620). Le
monde extérieur n'est intéressant que dans la mesure où il

(13) Notice publiée en tête de l'édition posthume des Fleurs du


184 ROBERT KOPP

est chargé de signification. Ce qui peut être le cas de la scène


la plus banale, pour peu que le spectateur sache la déchiffrer,
comme Baudelaire le précise dans cette note de Fusées :

Dans certains états de l'âme presque surnaturels, la


profondeur de la vie se révèle tout entière dans le spectacle, si
ordinaire qu'il soit, qu'on a sous les yeux. Il en devient le
symbole (I, 659).

On sait que ces états d'âme surnaturels, Baudelaire était tenté


de les demander aux médecins du diable et que c'est sous
l'effet de la drogue que le monde extérieur lui semblait revêtu
d'une intensité d'intérêt qui transformait le premier objet
venu en symbole parlant. Or, cette ivresse, c'est aussi celle
de l'enfant. Ou du poète.
Dans ces états surnaturels, le monde devient intelligible.
Il a un sens. Grâce à une opération de déréalisation.
Traditionnellement, l'intelligibilité du monde passe par les mythes.
Les romantiques le savaient, qui ont essayé de les faire
revivre. Ainsi, Quinet, Ballanche, Nerval ou Victor Hugo.
Mais aussi Richard Wagner. C'est à propos de Tannhàuser
que Baudelaire note que les légendes rendent la vie
compréhensible. Poutant, le temps était venu de remplacer la
mythologie traditionnelle : Raphaël de Valentin prendra donc la
place d'Hercule au mont Oeta et Emma Bovary sera la
moderne Pasiphaé.
Il est vrai que la vieille mythologie continue à offrir au
poète un réservoir de figures. Elle est « un dictionnaire
d'hiéroglyphes vivants, hiéroglyphes connus de tout le monde »
et parfaitement appropriés à cette « manière lyrique » de
Banville, par exemple, qui aime à « considérer les choses non
pas sous leur aspect particulier, exceptionnel, mais dans les
traits principaux, généraux, universels » (II, 165). Or,
Baudelaire — comme Guys — considère les choses sous leur
aspect particulier. A l'instar du peintre de la vie moderne,
il a voulu être le poète de la vie moderne, notamment dans
Le Spleen de Paris. Son ambition était d'y montrer — selon
la lettre à Sainte-Beuve du 15 janvier 1866 — « un nouveau
BAUDELAIRE : MODE ET MODERNITÉ 185

Joseph Delorme accrochant sa pensée rapsodique à chaque


accident de la flânerie et tirant de chaque objet une morale
désagréable », mais un Joseph Delorme sans « luths », sans
« lyres », sans « harpes » et sans « Jehovas » (II, 585).
Que Ja vieille mythologie ne fût plus adaptée au monde
moderne, Maxime Du Camp l'avait déjà constaté dans sa
préface aux Chants modernes (1855), réclamant le
remplacement des dieux de l'Olympe par le gaz et le télégraphe :

La science fait des prodiges, l'industrie accomplit des miracles


et nous restons impassibles, grattant les cordes faussées de nos
lyres, fermant les yeux pour ne pas voir, ou nous obstinant à
regarder vers un passé que rien ne doit nous faire regretter.
On découvre la vapeur et nous chantons Vénus, fille de l'onde
amère ; on découvre l'électricité, nous chantons Bacchus ami
de la grappe vermeille. C'est absurde !

Et Du Camp de reprocher à la littérature de son temps d'être


une puérile « science des mots », un culte de la forme devenu
« son alpha et son oméga ». Bref, cette littérature, au lieu
d'être un « moyen », est devenue elle-même son « but ».
Il remplace donc la vieille mythologie par une imagerie
nouvelle, tout aussi traditionnelle, à la vérité, puisque seul
le fond change et non pas la forme. Aussi ses vers ne sont-ils
pas sans analogie avec le tableau de Pellerin, dans l'Education
sentimentale :

Cela représentait la République, ou le Progrès, ou la


Civilisation, sous la figure de Jésus-Christ conduisant une locomotive,
laquelle traversait une forêt vierge.

Baudelaire, lui, ne recherche pas le nouveau dans un


présent tendu vers l'avenir et portant en lui la loi de sa propre
disparition. Sa représentation vaut pour elle-même, pour sa
qualité essentielle de présent. Et qu'y a-t-il de plus présent
que la mode ? Ne figure-t-eJle pas l'éternel retour du nouveau ?
Représenter, à travers elle, le présent, c'est doublement
dénoncer l'inanité de celui-ci. Représenter se dit, entre autres,
186 ROBERT KOPP

d'une pièce de théâtre : en faisant vivre le texte, on le


dénonce en même temps comme fiction. Or, les modes passées,
Baudelaire les imagine ranimées par des comédiens :

Le passé, tout en gardant le piquant du fantôme, reprendra


la lumière du mouvement de la vie, et se fera présent (II, 684).

Et le présent ? S'il a, lui aussi, besoin d'être représenté,


c'est qu'il manque de vie. Il a donc besoin d'idéalisation. La
réalité doit se faire « fantastique », comme dans les gravures
de Daumier (II, 554). Et que cherche le flâneur qui élit
domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, le fugitif ?
C'est un moi insatiable du non-moi qui à chaque instant
le rend et l'exprime en images plus vivantes que la vie elle-
même, toujours instable et fugitive (II, 692). Or, si la
représentation offre des images plus vivantes que la vie, celles-ci
se substituent au présent et la représentation ne renvoie
plus qu'à elle-même : elle a transformé le réel en système de
signes. La mode — véritable mythe de la modernité —
donne ainsi à Baudelaire l'occasion d'affirmer le double
caractère de la création artistique : comme activité
signifiante et comme illusion. Mais, comme le disait Jacob Burck-
hardt, il existe des illusions qui font vivre.

Robert Kopp

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