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Littérature

Fiction, réel, référence


Christine Montalbetti

Abstract
Fiction, Reality, Reference
Whether one sees fiction, consensually and commonsensically, as having links to reality (Searle), or, radically, as hermetically
cut off from it (Genette), the point is the impossibility of formally discerning fictional from factual stories — a fact of greater
consequence for factuality than for fiction, and which implies pragmatic typologies.

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Montalbetti Christine. Fiction, réel, référence. In: Littérature, n°123, 2001. Roman Fiction. pp. 44-55;

doi : https://doi.org/10.3406/litt.2001.1719

https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2001_num_123_3_1719

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CHRISTINE MONTALBETTI, université paris 8

Fiction, réel, référence

poser
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sembler
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de
Schaeffer
pourrait
fiction
de

qui, dans Pourquoi la fiction?1, consistait précisément en une extension


du champ : là où ses pères poéticiens parlaient du seul récit, Schaeffer
proposait de croiser les outils de la poétique et ceux de la psychologie
cognitive dans un mouvement qui impliquait d'envisager aussi bien les
fictions narratives ou théâtrales ou cinématographiques, que les fictions
dites virtuelles et dont seul le support lui paraissait différer, ainsi que les
jeux fictionnels traditionnels. Mais ce premier geste d'une redéfinition
strictement discursive, et littéraire, de la fiction est, comme les suivants,
purement méthodologique. Il ne s'agit pas d'exclure en soi les autres
objets fictionnels, dont on comprend bien l'intérêt qu'il y a à les
analyser, mais de circonscrire un objet de la manière la plus serrée possible
afin de s'essayer à rendre compte au plus près de la spécificité du
fonctionnement de cet objet ainsi délimité. Ce n'est donc pas la défense
d'une définition intensive de la fiction qui est en jeu : la définition
extensive est de fait pertinente et riche. On voudrait seulement travailler
à l'intérieur d'un espace plus réduit et, partant, plus homogène. La
fiction (narrative) sera considérée ici à l'échelle de ses énoncés.
Le second geste revient à prendre en charge une vision dualiste,
souvent critiquée, qui consiste à répartir la littérature narrative en deux
champs : celui de la littérature référentielle, ou factuelle, qui se propose
de rendre compte d'une expérience réelle, et se décline en les genres de
l'autobiographie, des Mémoires, du journal intime, du récit de voyage,
de la correspondance..., et celui de la littérature fictionnelle. Ici encore,
ce dualisme est de méthode. Il ne s'agit évidemment pas de penser une
répartition statique des genres ou des formes. Il nous semble au contraire
que c'est à la condition de penser cette bipartition que l'on pourra
manifester les interactions, les échanges, les tremblés de la frontière, comme
les effets de miroir qui peuvent s'établir entre ces deux champs.

44 * Cet article et les trois suivants sont la publication d'exposés faits au Collège International de
sophie, en 2000-2001, dans un séminaire intitulé «Cinq essais sur la fiction». Le texte d'Anne Garréta
sera publié ultérieurement.
LITTÉRATURE
n° 123 -sept. 2001 1. Seuil, «Poétique», 1999
FICTION, RÉEL, RÉFÉRENCE

Une fois effectués ces deux gestes, comment la fiction organise-


t-elle ses échanges avec le réel? Et avec le domaine des textes
référentiels ? Essayons-nous à reformuler la nature de quelques liens ou
de quelques dichotomies entre fiction, réel et référence, en posant,
successivement, deux questions. La première : la fiction parle-t-elle du
monde ? On verra que cette évidence (à moins qu'on ne l'ait perçue
d'emblée comme un paradoxe, qui va à rencontre des éléments de sa
définition) cesse d'en être une dès lors qu'on s'interroge en termes de
statut des énoncés. La seconde : quels sont les moyens qui me
permettent de distinguer un énoncé référentiel d'un énoncé fictionnel ? Y a-t-il
seulement une visibilité du régime du texte ?

LA FICTION PARLE-T-ELLE DU MONDE?


UNE RÉPONSE EN TERMES DE STATUT DE L'ÉNONCÉ

Aristote attribuait à la fiction une fonction épistémologique forte.


Si l'écriture référentielle de l'Historien travaillait dans des
concomitances de hasard et des successions sans liens, tributaire qu'elle était des
aléas apparents du réel dans le moment particulier de son émergence, la
fiction, elle, plus «philosophique»2 à ce titre, faisait apercevoir les
causalités véritables en travaillant dans le nécessaire. La fiction parlait du
monde, à la condition de cette opération de formalisation causale. La
mimésis assurait le pouvoir épistémologique de la fiction grâce au
double mouvement de la mise en évidence des nécessités internes et sous-
jacentes, et du travail de la ressemblance qui me forçait au mouvement
de l'identification de l'objet imité.
Mais cette réponse, que développait la Poétique, s'appliquait à une
autre échelle que celle du statut de l'énoncé. L'exigence discursive, le
livre Gamma de la Métaphysique ne cesse d'y insister, est d'abord de
signifier quelque chose, dans un geste qui rapporte le sens à l'essence.
Cette association entre sens et essence est seulement majoritaire et
coïncide avec une réfutation du statut de la parole sophistique, qui tourne à vide
car elle ne parle de rien. Cette parole, dégagée de toute possibilité de
référence, ne travaille qu'à produire des effets. À supposer même que le
monde existe, je ne peux le dire, ni le faire comprendre, soutenait Gor-
gias dans son Traité sur le non-être en trois propositions 3 qui, de ne
pouvoir être tenues ensemble, mettaient déjà en scène une parole toujours
réversible et instable. Cet usage sophistique du discours, comme le
montre Barbara Cassin dans l'ensemble de son travail 4, est quasiment un
usage fictionnel : la parole ne dit rien qui lui préexisterait, mais elle pro-
2. Poétique, chap. 9, 51 b. Dans l'édition de J. Lallot et R. Dupont-Roc, Seuil, «Poétique», 1980, p. 65.
3. 1 ) Rien n'est ; 2) si quelque chose est, je ne peux le connaître ; 3) si quelque chose est et que je peux le 45
connaître, je ne peux le communiquer à autrui.
4. Voir en particulier Le Plaisir de parler. Colloque de Cerisy, Les Éditions de Minuit, 1986, et L'effet so- LITTÉRATURE
phistique, NRF Essais, Gallimard, 1995. n° 123 - sept. 2001
ROMAN FICTION

duit un effet-monde. Exit le champ référentiel, donc : le champ fictionnel,


chez le sophiste, occupe toute la place. Aristote récuse un tel forçage et
promeut le discours qui parle de quelque chose, et qui signifie.
Aux limites de ce discours, pourtant, on trouve un objet étrange,
qu'exhibent les Seconds Analytiques : le bouc-cerf. Si je dis «bouc-
cerf», remarque Aristote, je ne renvoie à rien qui soit, et pourtant je
signifie. Aristote ménage donc la possibilité, pour reformuler la chose en
termes frégéens, qu'il existe du sens sans référence. C'est de ce bouc-
cerf, donc, dont nous allons nous occuper ici, de ce cas limite de l'usage
du langage qui est celui de la fiction et qui invite à nous interroger sur le
statut de ses énoncés.

Oui, la fiction parle du monde : une réponse


consensuelle, formalisée par les travaux de Searle
C'est bien en tant qu'un objet étrange et transgressif que la fiction
intéresse Searle, qui la considère depuis la philosophie du langage et la
classe, dans Sens et expression 5, parmi ces autres monstres que sont la
métaphore ou les actes de langage indirect.
Globalement, et à l'inverse du discours référentiel, la fiction
répond pour Searle à une logique horizontale. Dégagée de la logique
verticale de la parole référentielle, qui s'efforce d'ajuster les mots au
monde, elle se déploie sur sa ligne propre. Pourtant, la fiction ne se
trouve pas pour autant entièrement dégagée de la dynamique
référentielle. Au contraire, elle la récupère à deux niveaux.
À un premier niveau, qu'on appellera microscopique, parce que
certains énoncés auraient une valeur référentielle. Ces énoncés, selon
Searle, sont de deux sortes. D'une part, ceux qui contiennent des topony-
mes, des noms de personnes ou des noms d'événements qui relèvent du
réel (mettons Paris, Napoléon, la Révolution russe). D'autre part, les
maximes, les énoncés gnomiques, qui diraient quelque chose du
fonctionnement du monde.
À un second niveau, qu'on dira macroscopique, parce que toute
fiction véhiculerait un «message», à entendre en un sens large, une
vision du monde, que je pourrais déduire une fois le livre refermé.
Cette position défendue par Searle formalise au fond une position
consensuelle.
Lisant la première page de Remue-Ménage 6 où Romance Délie
apparaît en rollers dans la rue «Gay-Lussac», j'imagine sans difficulté
les trottoirs que j'ai moi-même souvent arpentés, contemplant
couramment les façades bourgeoises et à balcons depuis l'abri du bus n° 27
46 qu'il m'arrive de prendre à cet endroit.

LITTÉRATURE 5. Éditions de Minuit, 1982.


,m° 123 - sept. 2001 6. Roman d'Éric Laurrent paru aux Éditions de Minuit en 1999.
FICTION, RÉEL, RÉFÉRENCE

Lisant en substance sous la plume du narrateur de la Recherche


qu'aimer quelqu'un, c'est l'inventer, vous songez à votre amour.
Pourtant, rien ne dit que ces opérations soient absolument
légitimes. La maxime, lorsqu'elle surgit en contexte fictionnel, a-t-elle
sérieusement pour prétention d'émettre une vérité sur le monde ? De
figurer dans un roman, et d'être traversée par cette figure de Romance
Délie en rollers, la « rue Gay-Lussac » du roman d'Éric Laurrent est-elle
tout à fait la rue Gay-Lussac que je connais ?
Plus avant encore, que me servirait par exemple de me souvenir du
Besançon réel lorsque je lis le Rouge et le Noir, dont le narrateur, en
terminant son récit, me confie qu'il y a placé son tribunal sans y être
jamais allé? Les prédicats attribués à cette ville dans le roman
conservent-ils une valeur référentielle (par la médiation d'une documentation,
par exemple), ou bien sont-ils parfaitement dégagés de toute fonction de
vérité?
De fait, la position à première lecture consensuelle de Searle, et
qui paraît reposer sur une sorte de bon sens, peut être prise en défaut
terme à terme, au profit d'une position qu'on pourrait qualifier d'étan-
chéitaire. C'est ce à quoi s'applique en particulier Gérard Genette.

Non, la fiction ne parle pas du monde : la réponse


« étanchéitaire » de la poétique genettienne
La position de Gérard Genette consiste à définir l'énoncé de fiction
comme foncièrement intransitif. Cette théorie répond aux deux
exceptions que Searle distinguait, à savoir les énoncés contenant toponymes,
noms de personnes ou noms d'événements réels, et les énoncés gnomi-
ques. Pour comprendre cette position, il sera nécessaire, on le verra, de
convoquer la temporalité, d'envisager une série de moments, voire de
s'interroger sur la différence entre une vision diachronique et une vision
synchronique du texte fictionnel.
La position étanchéitaire de Genette se trouve résumée dans la
proposition suivante : «Le texte de fiction ne conduit à aucune réalité
extratextuelle, chaque emprunt qu'il fait (constamment) à la réalité
(«Sherlock Holmes habitait 221 B Baker street», «Gilberte Swann avait
les yeux noirs», etc.) se transforme en élément de fiction, comme
Napoléon dans Guerre et paix ou Rouen dans Madame Bovary»1 .
Genette récuse ici la capacité référentielle de la première catégorie
d'énoncés mentionnés par Searle, celle qui contient toponymes (Rouen,
ou encore Baker street) ou noms de personnes (Napoléon) qui semblent
renvoyer à des éléments réels. La fiction, selon Genette, absorbe tout
sous son régime. Elle n'est pas trouée de scories référentielles, mais au
contraire elle fictionalise chacun des éléments qu'elle convoque. Ce qui
LITTÉRATURE
7. Fiction et diction, Seuil, «Poétique», 1991 , p. 37. n° 123 - sept. 2001
ROMAN FICTION

se dégage de cette affirmation, c'est quelque chose comme une théorie


de l'homonymie. Le «Napoléon» de Guerre et paix et le «Napoléon»
référentiel fonctionnent à peu près comme des homonymes. D'être
tombé sous le regard de Fabrice, le «Napoléon» de la Chartreuse de
Parme cesse de référer au Napoléon réel pour devenir pure figure fic-
tionnelle. De même, d'être foulé par les pas d'Emma, Rouen se voit doté
d'un tout autre statut que le Rouen dont je peux vous parler et où je
m'arrête pour changer de train lorsque je me rends au Havre. Il y a au
fond étanchéité des mondes, différence ontologique, Genette ne le dit
pas, mais c'est bien ainsi que l'affaire s'explique. Je ne pourrai jamais
arpenter les terres fictionnelles où Emma évolue, quand bien même elles
s'appelleraient «Rouen» ; de même, la robe d'Emma ne prendra jamais
la poussière réelle des trottoirs du «Rouen» référentiel.
Quant à la question des énoncés gnomiques, un article de Figures II
y répond par avance. Dans «Vraisemblance et motivation», développant
son fameux «théorème de Valincour», menant une réflexion sur la
notion de fonction, et sur celle d'économie du récit, sur le vraisemblable
et son rapport à la bienséance, et plaçant en regard récit arbitraire et récit
motivé, Genette insiste sur le fait que, dans les récits motivés, comme
ceux de la Comédie humaine, les énoncés gnomiques ne renvoient en
rien à une sagesse d'auteur, à une prétention à rendre compte du
fonctionnement du monde, à une position éthique, mais servent seulement
ponctuellement à légitimer telle action d'un personnage. Bref, les
énoncés gnomiques fonctionneraient en circuit fermé, et n'auraient à ce titre
aucune valeur référentielle. À preuve, si l'on plaçait bout à bout tous les
énoncés gnomiques de la Comédie humaine, on obtiendrait tout et son
contraire.
La position de Genette implique manifestement une dimension dia-
chronique. Cette position ne revient aucunement à nier (comment le
pourrait-on?) tout le travail de ce que Genette appelle 1' «emprunt». Au
contraire, ces emprunts sont présentés comme constants, et ils affectent
aussi bien des fonctionnements physiologiques ou physiques à l'œuvre
dans le réel («avoir les yeux noirs», par exemple), que le stock des
toponymes (une adresse, le nom d'une ville) ou le stock des noms
propres historiques («Napoléon»). Mais ces emprunts constituent un
premier temps, qui relève de l'alchimie de la fabrication du texte de fiction.
L'étape suivante est celle du statut de l'énoncé de fiction obtenu. Le
passage de l'étape de l'emprunt à celle du statut de l'énoncé est assuré
par le principe dynamique de la «métamorphose».
L'intransitivité de l'énoncé de fiction est donc un moment de
l'ensemble du processus fictionnel, et un moment définitionnel, puisqu'il
contient le principe de différenciation maximal d'avec le discours réfé-
littérature rentiel. La proposition de Genette consiste à suspendre l'énoncé de fic-
N° 123 -SEPT. 2001
FICTION, RÉEL, RÉFÉRENCE

tion dans ce moment définitionnel de son autonomie, moment à la fois


fondateur et sans doute transitoire entre l'étape de l'emprunt, et celle
d'une réception du texte qui pourra toujours réinjecter à l'énoncé toutes
sortes de savoirs sur le monde, qui pourra toujours rapporter tel énoncé
gnomique à une expérience vécue, et se souvenir de Rouen quand Emma
y marche. Mais un tel lecteur fera ces gestes à ses risques et périls,
puisqu'il méconnaîtra en un certain sens le statut des énoncés en passant
outre leur intransitivité, c'est-à-dire le fait qu' «empruntant » au monde,
ils n'y « conduisent » pas — de la graine de Dons Quichotte.
Jean-Marie Schaeffer, dans son analyse des processus fictionnels,
revient sur cette idée genettienne selon laquelle, dans le texte de fiction,
le tout est toujours plus fictionnel que ses parties. Mais la position de
Schaeffer est, sans qu'il l'interroge, une position synchronique. Pour
Schaeffer — et là encore, il s'agit sans doute d'une position
consensuel e — il existe au fond une sorte de mouvement dialectique entre la fic-
tionalité du tout et la référentialité de certaines parties. Chez Genette, au
contraire, la position est fondamentalement diachronique. Le réel sert de
premier stock, avec son lot de fonctionnements, ses géographies, etc., et
son lexique. Mais il existe un moment où l'énoncé de fiction se dégage
de ce premier travail de l'emprunt pour acquérir son autonomie. C'est la
perception de la dimension diachronique de cette théorie qui permet,
nous semble-t-il, de comprendre la position de Genette sans la dissoudre
dans une série de contre-arguments qui n'en sont pas (contre- arguments
du type : mais puisque l'auteur peut s'inspirer de sa vie, mais puisque
dans le réel il y a des gens qui ont les yeux noirs, mais puisque l'on
n'écrit jamais avec rien). La position étanchéitaire, la plus radicale,
s'accommode fort bien de l'emprunt, qu'elle désigne elle-même, mais
qu'elle renvoie à une étape de la constitution du discours fictionnel qui
n'est simplement pas l'étape à laquelle elle s'intéresse.

LA QUESTION DE L'INDISCERNABILITÉ DES ÉNONCÉS


FICTIONNELS ET RÉFÉRENTIELS

Le second point qu'il convient d'aborder est la question de la dis-


cernabilité du statut des énoncés.

Relatif échec de l'enquête sur les spécificités formelles


On peut noter, pour commencer, un relatif échec de l'enquête sur
les spécificités formelles respectives de l'énoncé référentiel et de
l'énoncé de fiction.
Les propositions que fait en particulier Kate Hamburger dans son A Q
ouvrage sur la Logique des genres littéraires 8 sont fragiles, réversibles,
8. Texte de 1957, traduit au Seuil, «Poétique», en 1986. n°LITTÉRATURE
123 - sept. 2001
ROMAN FICTION

elles reposent sur des postulats souvent discutables, et Gérard Genette en


entreprend dans la section de Fiction et diction qui s'intitule «récit fic-
tionnel, récit factuel» une réfutation assez probante.
Tous les modes d'accès à la subjectivité du personnage, par
exemple, constitueraient des indices du statut fictionnel du texte. Le
monologue, le style indirect libre, la focalisation interne signaleraient ainsi la
fiction. Si Genette prétend retenir grosso modo cet argument qui
concerne la catégorie qu'il appelle le mode, il manifeste dans le même temps
comment 1) la fiction peut fonctionner sur le mode de la focalisation
externe (modèle romanesque historiquement fort, comme le remarque
Genette, celui de la focalisation interne renvoyant plutôt au
fonctionnement du roman du xixe siècle), en quoi elle ne se différencie pas de ce
qui prétendait caractériser le récit référentiel ; 2) le récit référentiel peut
de facto emprunter ces modalités du style indirect, du monologue, de la
focalisation interne, aussi transgressives qu'elles puissent paraître. C'est
dire que cet indice allégué du mode ne saurait fonctionner comme
preuve ni comme un instrument de différenciation ou de caractérisation
statutaire véritablement opératoire.
Genette introduit ainsi une distinction entre les «formes pures»,
qui autoriseraient sans doute l'hypothèse de ces différences formelles et
narratologiques entre textes fictionnels et textes référentiels, et l'objet in
fine examiné dans l'«éprouvette» du poéticien et qui, lui, est un objet
complexe et polymorphe, dont l'hétérogénéité disqualifie la quête des
critères de différenciation narratologiques.
Cette indistinction a des causes largement historiques. Le travail de
l'emprunt aux procédés narratifs du champ adverse, le jeu constant des
simulations et des échanges rend finalement indémêlable le texte
fictionnel du texte référentiel. À preuve, quelques exemples notoires.

Cas historiques d'indiscernabilité


L'histoire littéraire recèle, de fait, quelques exemples de textes
dont le statut est resté longtemps, ou demeure encore, incertain.
On connaît l'histoire du texte des Lettres portugaises, roman épis-
tolaire de Guilleragues, publié comme souvent de manière anonyme, et
dont plusieurs siècles de lecteurs ont hésité sur le statut. Histoire borgé-
sienne, car le texte était considéré comme un chef-d'œuvre de la
littérature portugaise, encore enseigné à ce titre il n'y a pas si longtemps dans
les écoles portugaises, souvent classé dans les bibliothèques au rayon
«Littérature portugaise», chef-d'œuvre dont le texte original se serait
perdu et dont ne serait demeurée que cette traduction.
50 C'est que l'enquête formelle était inapte à prendre à sa charge un
jugement sûr et définitif sur le statut du texte. Cinq lettres, comme les
littérature cmq actes j'une tragédie? Ou bien le chiffre est-il aléatoire? Et ce style,
N° 123 -SEPT. 2001
FICTION, RÉEL, RÉFÉRENCE

empreint d'un grand désordre, est-il le signe de la référentialité des


lettres, animées par une passion véritable? Ou l'effet même d'une
rhétorique du désordre, qui signalerait la fictionalité?
C'est finalement, comme on le sait, la découverte du privilège
signé par Guilleragues qui a permis de lever l'équivoque — soit une
preuve externe, et non pas interne au texte.
Le cas des Images de Philostrate demeure irrésolu, les uns prônant
l'hypothèse de la référentialité, les autres celle de la fictionalité. Là
encore, les indices formels sont insuffisants à départager définitivement
les camps. Parmi les arguments convoqués, le plus intéressant est sans
doute celui qui insiste sur le fait que le texte de Philostrate ne cesse de
manifester la capacité des tableaux à provoquer l'illusion — et on se
souvient de cette abeille dont le descripteur ne sait si elle est elle-même
peinte, ou bien si, trompée par le réalisme de la fleur peinte, une
véritable abeille se serait posée là, victime de l'illusion. Cette omniprésence
du thème de l'illusion met-elle en abyme la fictionalité des descriptions,
et leur capacité à illusionner un lecteur qui pourrait les prendre pour
référentielles ? Ou bien cet éloge de la capacité d'illusion est-il bien
naturel dans tout discours référentiel sur la peinture? La réponse est
tributaire d'une décision herméneutique. Rapporter par exemple l'écriture
des Images aux procédés sophistiques permettrait de placer le discours
sur l'illusion du côté de la mise en abyme d'une fictionalité du texte.
Mais il ne s'agirait pas d'une preuve. Seulement d'une interprétation.
Certains textes peuvent jouer de cette ambiguïté statutaire, et c'est
bien le principe du texte de Perec intitulé Un cabinet d'amateur.
L'indécision dure cette fois le temps d'une première lecture, et la clausule
vient donner le principe de résolution: il s'agit d'une fiction, d'un faux,
comme cette histoire raconte l'histoire d'un faussaire. Là encore
l'enquête à laquelle pouvait se livrer, sommairement, un lecteur
confronté pour la première fois au texte, était insuffisante. Je reconnais bien le
nom de certains peintres ; les autres sont-ils seulement trop peu connus
pour figurer dans mon dictionnaire? Ou sont-ils fictionnels? Le style
emprunte les procédés de l'écriture référentielle et le texte prétend citer
catalogues d'expositions et articles de journaux. Mais comment vérifier,
depuis la chambre où je lis, leur existence? Et ces mises en abyme
picturales, sur lesquelles repose le principe du cabinet? Et la révélation
tardive selon laquelle ce peintre est un faussaire? Sont-elles à verser du
côté de la fictionalité? Là encore, la réponse impliquerait une décision
herméneutique, et la convocation du contexte, celui de la production
oulipienne, qui inciterait à répondre par l'affirmative, mais avec toujours
cette marge d'incertitude qui fonde le geste interprétatif. Il faut attendre ri
le mode d'emploi final, pour s'assurer du statut fictionnel du texte. Ou
avoir acheté l'édition en livre de poche, et lire sur la quatrième de cou- N°littérature
123 -SEPT. 2001
ROMAN FICTION

verture le paratexte des citations de journalistes, qui révèlent la


mystification dynamique sur laquelle repose l'écriture de ce texte.

Travaux pratiques
On pourrait prolonger ces remarques en se livrant à quelques
exercices. Travaux pratiques, donc, où l'on soumet un énoncé, et où l'on
essaie de décider, sans faute, s'il est référentiel ou fictionnel.
Prenons la phrase suivante, et que je prononcerais : «Fabrice était
tout joyeux». S'agit-il d'un de mes amis, hier soir, à un dîner où je me
trouvais? Du héros de la Chartreuse de Parmel Les paris sont ouverts.
Si j'avais proposé l'énoncé suivant : «Fabrice del Dongo était tout
joyeux», la réponse aurait été sans faute. Mais cela aurait été par le fait
d'une information latérale, paratextuelle, parce que l'on sait que
«Fabrice del Dongo» relève d'une onomastique fictionnelle. Et puis
aurait-elle été sans faute? Car cet ami que j'ai, et qui s'appelle Fabrice,
qui dit que (c'est à cause de son petit air à la Gérard Philippe) je ne
l'appelle pas «Fabrice del Dongo», comme ça, pour rire, par connivence
avec d'autres amis qui font de même? Dans tous les cas, cela n'aurait
pas été sans faute, car l'énoncé «Fabrice del Dongo était tout joyeux»
ne se trouve pas dans la Chartreuse de Parme. En revanche, l'énoncé
«Fabrice était tout joyeux» eh oui, modeste, court, s'y trouve (Livre I,
chap. IV).
Et si j'avais poursuivi ma citation? Je le fais : «Enfin, je vais me
battre réellement, se disait-il [...]». Vous triomphez : la citation était
trop courte, et ce qui nous est soudain donné à lire du monologue
intérieur de Fabrice, cette manière dont le narrateur y a accès, voilà le
véritable indice de la fictionalité. Écrivez donc une biographie de Napoléon,
ou celle d'un jeune homme, dont l'existence est attestée, et qui part à la
guerre. N'aurez-vous pas la tentation d'utiliser ce type de procédé, sans
que la référentialité globale de votre texte se trouve menacée?
Autre exemple : «Nous couchâmes à Duenas la première journée
et nous arrivâmes la seconde à Valladolid, sur les quatre heures après-
midi». Certains savent que j'ai longuement travaillé sur les récits de
voyage. Le corpus des Voyages que j'ai plus particulièrement étudié est
constitué de récits du xixe siècle. La réponse ne paraît pas
insurmontable. Cet énoncé figure dans le Voyage en Espagne de Gautier. À moins
que, convoquant vos souvenirs, ayant vu ma bibliothèque, vous n'optiez
pour le récit du De Paris à Cadix écrit par Dumas. Perdu. C'était dans le
Gil Bias de Lesage 9.

52

n°LITTÉRATURE
123 -sept. 2001 in9. Roman
Sur cesetexemples,
récit de voyage,
voir aussi
Presses
notredearticle
l'université
sur «Lesde séductions
Paris-Sorbone,
de la 2001.
fiction : enjeux épistémologiques >
FICTION, RÉEL, RÉFÉRENCE ■

Enjeux
Le premier enjeu concerne la question de la visibilité formelle du
statut des énoncés. Si l'on suit Genette dans son enquête narratologique,
et si l'on convient que, les procédés narratifs étant soit communs soit
échangeables, et de fait historiquement échangés, ils ne peuvent servir à
départager des corpus référentiel et fictionnel, existe-t-il des indices
textuels d'un autre ordre qui me permettraient de dégager le statut d'un
texte ? Genette le laisse entendre et il allègue en particulier des indices
d'ordre thématique et des indices d'ordre stylistique. Il illustre
rapidement ces directions de quelques exemples, qui nous paraissent en réalité,
malgré cette sorte d'évidence qu'ils manifestent à première lecture, plus
problématiques que ces quelques lignes furtives de Genette ne le laissent
entendre.
L'exemple d'ordre stylistique consiste en l'incipit « II était une
fois », formule évidemment associée à l'écriture du conte. Genette le
désigne comme indice de fictionalité. Or rien n'empêche, aussi bien, de
le réutiliser en contexte référentiel. Qu'est-ce qui m'interdirait de
commencer une biographie d'un personnage, dont la vie pour une raison ou
une autre me paraît merveilleuse, par un « II était une fois », un peu
parodique, et qui me servirait à configurer pour partie cette vie selon les
schémas d'un parcours initiatique, de manière à donner une force ou une
ligne directrice à mon récit ?
Autrement dit, cet incipit signale génériquement le conte, il permet
à l'auditeur ou au lecteur de le reconnaître comme tel ; mais il est aussi
éminemment transportable, et par conséquent il ne saurait servir de
preuve du statut du texte où il est employé.
Quant à l'énoncé illustrant la différence thématique, Genette
choisit l'exemple d'un vers de La Fontaine : « Le chêne un jour dit au
roseau ». Bien entendu, dans la réalité, les chênes ne parlent pas, non
plus que les roseaux n'écoutent ; bien entendu, je reconnais, sans grande
érudition, car il est des plus célèbres, cet énoncé comme faisant partie
d'une fable de La Fontaine, et j'y vois ce lieu même du travail de la
fiction par où sera véhiculée la démonstration de la fable. Mais hors
contexte, si je considère cet énoncé isolément, qu'est-ce qui me dit que
ces mots de « chêne » et de « roseau » ne sont pas utilisés en un sens
métaphorique ? Soit que je m'amuse à faire une citation parodiée et
déplacée, soit que je croie que mon geste relève d'une première énoncia-
tion (imaginons : la fable de La Fontaine aurait été perdue — ou bien
elle est inconnue de moi), pourquoi n'écrirais-je pas « Le chêne un jour
dit au roseau » pour dire que mon grand et fort voisin du deuxième un
jour s'adressa à mon malingre voisin du premier (lequel, sans doute, 53
aura le dessus dans l'altercation, ou le plus d'endurance vis-à-vis du syn-
die) ? Le caractère fantastique de cette parole végétale disparaît dès lors ^n
ROMAN FICTION

qu'on émet l'hypothèse de la métaphore. Cet énoncé, isolé, décontextua-


lisé, et retrouvé sur un morceau de papier, demeure beaucoup plus indé-
cidable qu'il n'y paraît.
Ces objections ponctuelles à des énoncés qui paraissaient a priori
parmi les plus fortement marqués du côté de la fiction, et l'idée de leur
possible apparition en contextes référentiels, renforcent l'hypothèse de
l' indiscernabilité formelle du régime des textes, qui seraient indistincts
non seulement d'un point de vue narratologique, mais encore stylistique,
voire thématique. L'enquête reste ouverte et il semble qu'il y ait là un
véritable travail à faire de quête d'indices formels. Une telle enquête
pose aussi la question de l'échelle à laquelle elle doit s'effectuer. Il est
sans doute plus facile de démontrer l' indiscernabilité statutaire sur des
énoncés isolés, que sur un texte complet. Sans doute, lisant la
Chartreuse de Parme, j'ai le sentiment confus que j'ai affaire à un roman. Mais à
quel moment le texte de Stendhal se manifeste-t-il à coup sûr comme
romanesque ? Le relisant on trouvera un long incipit historique, et à
force d'examiner les énoncés il semble que l'on repoussera toujours plus
loin la preuve romanesque. On sera plutôt dans l'ordre de la présomption
que dans celui de la preuve. Et les cas historiquement indécidables,
portant sur des textes complets, manifestent bien que la difficulté de
l'identification statutaire existe aussi à cette échelle.
Le second enjeu de cette indiscernabilité statutaire, pour peu qu'on
y concède, enjeu indissociable du premier, concerne les paramètres à
convoquer dans la définition de la fiction, et la nécessité qu'il y a sans
doute à la formuler en termes pragmatiques. Le statut fictionnel d'un
énoncé résulte, c'est déjà le terme qu'employait Searle, d'une
«intention». Si je demande que soit mentionné le terme de «roman» sur
la couverture de mon livre, ou si je publie mon texte dans une collection
éditoriale qui ne publie que des romans, et que ce texte commence par la
phrase «Marie enseignait la littérature», peu importe 1) qu'il existe
quelque part, effectivement, une Marie qui enseigne la littérature
(coïncidence) ; 2) que vous puissiez substituer à toutes les occurrences de «Marie»
celle de mon prénom, parce qu'à l'évidence je raconterais mon expérience.
Il suffit que j'aie accolé l'étiquette de «roman», ou que le paratexte la
signifie d'une manière ou d'une autre, pour qu'il s'agisse d'un récit
fictionnel. Je peux bien ajouter «Marie avait accepté de participer à un
séminaire collectif au Collège de Philosophie»; cela ne changera rien.
Cette étiquette de roman signifie que la question de la vérité est
impertinente. Que j'ai toutes latitudes, celle de me mettre à écrire à la première
personne (roman à la première personne), celle de faire s'effondrer le
£A toit de l'amphithéâtre à la première séance (roman d'aventure), celle de
faire traverser l'amphithéâtre par trois bandits cagoules suivis par un
N°LITTERATURE
123 -SEPT. 2001 détective et son assistant (roman policier), celle de faire se lever un
FICTION, RÉEL, RÉFÉRENCE

auditeur que je connaîtrais et qui me déclarerait son amour (roman


sentimental) ; ou même celle de ne rien ajouter. Car si l'expérience de mon
personnage est, de notoriété publique, la mienne, cela concerne le temps
de l'emprunt, et non celui du statut (et même si l'on est en droit d'espérer
un léger bougé en quoi réside le plaisir propre à la fiction).
Un troisième enjeu concerne, par ricochet, la question de
l'approche de l'écriture référentielle. Genette remarquait, dans son article sur
«récit fictionnel, récit factuel», que la poétique, et sauf pour Philippe
Lejeune (dont la réponse à la question de la définition de
l'autobiographie était déjà pragmatique, puisqu'elle réclamait de prendre en compte
un élément du paratexte, qui était celui du nom de l'auteur), avait
souvent confondu récit et récit de fiction. Confusion en acte, dont
témoignaient les travaux de Propp sur le conte, ceux de Todorov, qui
élaborait ses catégories narratives à partir des Liaisons dangereuses, ou
ceux de Genette lui-même, construisant (cet hiver-là, il neigeait, c'était
au Canada, les bibliothèques étaient inaccessibles) son «discours du
récit» à partir du texte de la Recherche. Du même coup, son enquête sur
une éventuelle discernabilité formelle, et l'échec de cette enquête, ont
une finalité perverse : celle de venir légitimer a posteriori cet oubli, en
manifestant que les catégories forgées dans Figures III et dans Nouveau
discours du récit sont également opératoires en contexte référentiel.
Mais cette réponse est de narratologie stricte. Travailler sur l'écriture
référentielle, sur tel genre référentiel en particulier, réclame donc de
sortir des cadres d'une seule narratologie (sinon, rien ne permettra de
rendre compte de la spécificité du régime du texte) pour travailler à
l'intérieur d'une poétique considérée en un sens large, et qui intègre les
éléments d'une pragmatique.

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N°LITTÉRATURE
123 -SEPT. 2001

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