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1
L’édition de référence : GILLAUME DE LORRIS ET JEAN DE MEUN. (1999) Le Roman de la
Rose, Paris, Lettres Gothiques.
2
<Le récit exemplaire est le support mimétique de l’argumentation philosophique, dont les notions, trop
complexes pour être exemplifiées dans des figures statiques du monde naturel (de l’univers du sens commun),
ont besoin de la dynamique spatiotemporelle et actantielle de la < mise en intrigue > pour faire voir et faire vivre
les actions et les passions qui motivent les raisons qu’elles mettent en place >. (Ouellet, 2000 : 360).
d’utiliser ses données, de nous inspirer de ses détails, de trouver chez nous une matière digne
de son architecture et de poursuivre le songe.
Le songe allégorique était un procédé habituel de la poésie narrative. <Les songes et
les visions offrent un cadre très commode pour exposer des choses que les sens de l’homme à
l’état normal ne peuvent percevoir, et qui ont besoin, pour être crues, que leur connaissance
s’explique par une seconde vue> (Langlois, 1890 : 55). Mais ce seront les sens, l’ouïe, la vue
et l’odorat qui seuls auront accès aux images du rêve ; leurs perceptions nous seront décrites,
commentées et interprétées par un sujet qui les remémore et les actualise.
L’incipit (vv. 1-20), tente d’établir l’accord sur une série d’a prioris, et la définition de
< songe >. Sur une vingtaine de vers, ce mot présente 7 occurrences, 6 substantifs et un verbe.
C’est le terme <songe> qui commande les premières rimes et les premiers effets de saillance :
1 Maintes genz cuident qu’en songe
N’ait se fable non et mençonge.
Mais on puet tel songe songier
Qui ne sont mie mençongier
Ainz sont aprés bien aparant
Si em puis traire a garant
Un auctor qui ot non Macrobes,
Qui ne tient pas songes a lobes,
Ançois escrit l’avision
10 Qui avint au roi Scipion.
Quiconques cuit ne qui que die
Qu’il est folece et musardie
De croire que songes aveigne.
Qui ce voudra por fol m’en teigne,
Car androit moi ai ge creance
Que songe sont senefiance
Des biens au genz et des anuiz
Que li plusor songent de nuiz
Maintes choses covertement
Que l’en voit puis apertement
4
Le développement des motifs troubadouresques tend à l’exhaustivité. <Nous avons le sentiment,
devant ces descriptions, qu’elles sont encore étroitement tributaires des séries de vocabulaire, dont l’énumération
tient lieu de composition. Le romancier exploite un trésor de mots, dont l’accumulation donne une impression de
réalité, mais sans perdre le caractère d’une nomenclature, donc d’un inventaire abstrait> (Poirion, 1973 : 18)
114 Onques mais n’avoie veüe
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La rhétorique distingue deux types d’arguments, rationnels et affectifs. D’une manière générale on
considère que l’image communique exclusivement d’arguments affectifs. La juxtaposition d’images génère des
récits (peintures murales, tapisseries…) (Kibédi Varga, 1989)
Mais, si le poète-amant a été le sujet principal des verbes de la vision et de la
connaissance, les mêmes termes, les mêmes actions : regarder et comprendre, seront utilisés
pour présenter les figures peintes sur le mur comme autant de personnages sur la scène d’un
théâtre. De telle sorte que parfois il n’est pas très facile de faire la différence et de déterminer
qui parle ou à propos de qui le poète parle. Car, grâce à cette vertu de son style, les peintures
deviennent des sujets que l’on peut caractériser, qui peuvent à leur tour produire des discours
et même agir. Décrire les yeux, le regard des personnages constitue une première étape de la
transformation. C’est le cas d’Envie, qui est le sujet de ces vers :
où s’enferme la mise en scène d’un lieu commun, son récit en images : les yeux sont le miroir
du cœur. Le physique et la morale se correspondent. Envie devient le sujet des verbes de la
vision, un point de vue sur le monde : <S’ele ne vit ou se n’oi> (v. 238), <Et quant voit grant
deconfiture> (v. 242), <Quant ele voit> (v. 246)
Plus tard, quant le poète entre dans le verger et rencontre les personnages positifs, les
yeux vont de nouveau servir à les caractériser et à établir l’antithèse spatiale et sémantique.
Voilà les yeux de Déduit :
Qui s’opposent terme à terme à ceux d’Envie, et dont les vertus et le caractère peuvent donner
naissance à un personnage indépendant qui les représente : <Douz regart>.
Mais revenons aux personnages peints sur le mur : Après Envie, le poète voit
Tristesse ; pour nous la faire ressentir il fait appel aux vérités générales, aux lieux communs
de l’expérience, à une théorie de la sensibilité. Mais c’est encore un mot venu de l’isotopie de
la vue et la formule grammaticale de la négation qui, superlatifs, établissent la vérité connue
comme une évidence frappante susceptible de nous émouvoir:
Viennent après Vieillesse, Hypocrisie, Pauvreté… Vieillesse amène une réflexion sur
le temps qui passe. Ce lieu commun de la tradition sera énoncé par un sujet pluriel qui, en
quête de complicité, concerne aussi bien le poète que ses possibles lecteurs et une autorité
classique : <qu’il nous semble> (v. 364), <Sel demandez aus clers lissanz> (v. 370), et en
même temps, quand c’est le sujet singulier qui dirige les vers, il impose de nombreuses
restrictions à sa propre perspective, ne serait-ce que pour dire que ces images n’appartiennent
qu’à lui? que c’est lui le seul foyer qui les anime ?:
Ces formules, fortement modalisées, alternent avec d’autres plus directes qu’elles
contaminent en même temps d’authenticité et de doute (autobiographiques). Ce doute
s’oppose aux formules qui demandent constamment l’attention des lecteurs leur imposant ce
même point de vue dont la relativisation n’est qu’artifice et mensonge, transposition littéraire.
Les termes de l’isotopie du savoir (aux modes présent ou impératif) sont placés du côté des
spectateurs, modalisés par des intensificateurs : <bien>, <et>, <Si>, de sorte que le spectateur
n’a d’autre possibilité que d’être imperméable au doute et de croire religieusement la parole
du poète :
Le poète nous invite à regarder avec lui, et nous fait part de son expérience ; d’abord
pour nous convaincre, il signale qu’il montre quelque chose qui mérite la peine d’être vue,
d’être montrée, et comme nous verrons par la suite, d’être racontée. Le résultat devrait être
une émotion renouvelée et partagée : la joie : < Je endroit moi mout m’esjoi> (v. 487). Voilà
donc ce nous pouvons trouver si nous suivons le poète à travers son parcours et son conte.
Le spectacle contemplé, <la semblance> et le chant des oiseaux (motifs du renouveau
printanier qui reviennent) provoque le désir chez le poète, le désir d’entrer (mouvement) et le
désir de voir. Seuls les subjonctifs, saillants et sonores, servent à signer cette nécessité
intime :
Voilà la stratégie syntaxique qui nous conduit à partager ce désir et cette angoisse ; la
quête du poète calquée dans le discours cherche à produire un simulacre de simultanéité que
seuls le théâtre ou une lecture dramatisée peuvent convoquer. Les appels directs continuent
donc nécessairement à ponctuer le récit :
503 Si sachez que je ne savoie
S’il i avoit pertitus ou voie
Ne leu par ou en i entrast
Ni home qui me le mostrast
Le manque de savoir qui est le propre des contes et des rêves est le germe du récit qui
va suivre. Finalement il trouve. Et le verbe <trové> (v. 517) n’est que le but de la <la voie>,
(rime des vers 503 et 504), et le synonyme du verbe <voir>.
Oiseuse, la portière du verger, une fois présentée et décrite en un seul vers, qui débute
par la négation, offre une sorte de synthèse superlative : <Nul plus bel cors de fame querre>
(v. 550). Mais le caractère d’excellence est signalé aussi grâce au lieu commun qui marque le
déséquilibre entre l’étendue et la force du regard (peinture de la réalité) et la faiblesse de la
langue (où cette peinture se mire), et qui, paradoxalement, dit l’impossibilité de la décrire
immédiatement après sa description. La particule de la négation, en anaphores devient
l’enseigne d’excellence : <Ne l’avroie ouan devisé> (v. 554). Les détails qui ont servi à la
représenter, le miroir qu’elle porte, sa parure, tout recèle une signification ; la méthode pour la
saisir est apparemment simple : l’extérieur révèle l’intérieur : <Il paroit bient a son ator> (v.
566).
Et les discours révèlent les personnages. Oiseuse parle, et son discours reproduit les
mêmes schémas syntaxiques et mentaux qui caractérisaient le discours du poète. De sorte que
le style direct des dialogues qui se jouent à l’intérieur du verger peut nous apparaître comme
les dédoublements et les disputes dans les combats d’une conscience étrangement lucide.
Oiseuse, en bonne pédagogue, débite ce résumé qui n’est qu’un écho de ceux auparavant
prononcés par le poète :
Si Oiseuse s’adresse ici à l’amant, au <je> qui devient le destinataire direct de son
discours, à travers les mots d’Oiseuse, le narrateur se dirige aux lecteurs, dont il veut faire ses
complices et ses élèves. La deuxième personne du pluriel, <vos>, la formule impérative, <ce
sachiez>, ont une double valeur et une double fonction. Pluriels de courtoisie s’ils s’adressent
à l’amant, et vrais pluriels grammaticaux qui nous convoquent tous. Le discours d’Oiseuse,
comme celui du poète, car il est encadré et rapporté par le narrateur qui mène encore le jeu,
transforme la rhétorique en pédagogie :
6
Voilá le jeu des rimes les plus significatives dans ce sens: je ne savoi/ou voie (vv. 503-504), ce
conté/escouté (vv. 619-620), veü/seü, (vv. 1416-1417), entendre/apprendre (vv. 1550-1551), ses ieulz ne
voie/mis en voie (vv. 1574-1575), savoie/la voie (vv. 2045-2046), escouter/conter (vv. 2061-2062), orra/porra
(vv. 2065-2066), verras/querras (vv. 2357-2358), ne te voie/n’en la voie (vv. 2537-2538), plus creüe/ devant
veüe (3357-3358)
7
Le chemin peut représenter en même temps le temps et l’espace. L’espace sert à mesurer le temps.
<La figure du chemin sert d’attracteur sémantique au champ lexical de la vision autant qu’à celui de la motion> ;
le regard constitue l’exploration d’un <champ de présence> (Ouellet, 2000, 234). Dans la poésie contemporaine
nous retrouvons fréquemment les mêmes rapports. <L’expression de la vision dans la poésie contemporaine
passe très souvent par des termes complexes ou des synapses qui renvoient à la motricité […] l’activité
perceptive ou sensorimotrice constituent très souvent le point de départ ou d’arrivée d’un acte de
métaphorisation> (Ouellet, 2000 : 166-168). On peut se demander si cette caractéristique n’est pas
consubstantielle à toute poésie.
explicite la double isotopie du regard : perception et connaissance, poursuit la recherche
autant que l’interprétation.
Le regard déclenche le désir et ouvre la voie, le chemin concret et sa quête mythique.
L’énumération devient appropriation du monde. Ses listes de mots le nomment, classifient ses
éléments et les ordonnent. Leurs rapports se tissent dans l’espace-temps qu’instaurent la
description et le récit en bâtissant une architecture ; ce paradigme topographique se rétrécit
progressivement. De l’autre côté du mur nous trouvons un espace entre parenthèses : un
verger, jardin construit et carré symbolisant l’espace-temps d’une expérience singulière et un
moment dans la vie de tous et de chacun. Car les lieux de cet univers topique constituent un
terrain d’entente stratégiquement choisi. Si le récit prétend transmettre une information
nouvelle, il est surtout communication persuasive, puisqu’il reprend la tradition du grand
chant courtois et les désirs d’une communauté. D’un côté, un récit qui se dit
autobiographique, un savoir humain d’ordre psychologique et éthique qui est le fruit d’une
expérience, et de l’autre côté un récit mythique et collectif dont le sens général tranparaît à
travers les images et les exemples ou, de manière plus directe, dans les proverbes, les
sentences et les maximes que la sagesse populaire ne cesse de reproduire.
Les vers 631 et 632 marquent l’entrée dans le verger et l’ouverture du rideau sur une
nouvelle scène :
Avant que la description ne commence, nous sommes attirés par une synthèse
superlative. Ce verger peut vraiment être considéré comme le Paradis terrestre. S’il s’agit
d’une perception particulière (constamment modalisée par le sujet : <je cuidai estre>, <si com
il m’estoit avis>), le poète tient surtout à nous la faire partager sans réticences (<Et sachez
que>, <Pour voir>) :
La formule <Pour voir>, qu’on peut traduire en français moderne par <certainement>
ou par <vraiment> veut oblitérer l’expérience, et nous l’imposer inscrite dans l’isotopie du
vraisemblable et de l’authentique. L’antithèse implicite qui se crée alors dans ce récit de
rêves, car on affiche en même temps les vertus du songe et une vérité que seuls les faits de
réalité peuvent communiquer, contribue à la surprenante ambiguïté et à la richesse du Roman
de la Rose. L’identification avec le sujet-narrateur de cette expérience est pour nous bien plus
aisée du moment où il nous permet l’accès à ses propres contradictions qui sont aussi les
nôtres. La formule <Pour voir>8 qui chiffre sa force de vérité dans les sèmes et les formes de
la vue, ou plus qu’un jeu de mots lexicalisé, nous communique un lieu commun de la
sensibilité et de l’intelligence : on peut certifier la véracité de ce qu’on a vu soi-même. Mais
ici, on nous demande encore de faire confiance au poète et au maître, à celui qui l’a vu et qui
a le droit de nous le montrer.
8
Cette formule est récurrente dans le Roman: vv. 636, 724, 1509, 1556, 2774, 3041, 3384, 3582, 3637,
4045. Elle présente quelques variations, l’exclamation : <voire !>, et une espèce de présentatif : <Mes ce est voir
que…> (v. 3582). On peut voir comment cette présence augmente progressivement à mesure qu’on avance dans
le récit et que les faits rapportés sont de plus en plus invraisemblables.
Dans le verger, le poète insiste sur les motifs du décor printanier, il y essaye encore
sa technique descriptive (c’est la troisième fois que nous avons affaire à ce type de description
stéréotypée). L’effet de profusion et de beauté du <paradis> est rendu par une longue liste de
noms d’oiseaux. Il ne s’agit pas d’une description dans les détails. Pour montrer le paradis,
verger d’amour, il lui suffit de reproduire le décor que l’iconographie et la tradition littéraire
ont fabriqué :
Cette contemplation qui frappe le regard et donne la joie, et dont le but est
d’émouvoir le spectateur, passe nécessairement, si elle veut devenir plurielle, à travers la
parole. Le poète tourne donc les yeux vers son propre discours et, à travers des réflexions
méta textuelles redondantes il informe les spectateurs du processus de son écriture et de ses
intentions :
Le Roman est bien avancé, et nous avons l’impression d’une marche en arrière,
d’évoluer en cercles. En bon publicitaire, le narrateur promet beaucoup et donne peu. Il ne fait
que nous intriguer et nous faire attendre. Les vers cités plus haut nous apparaissent comme un
rappel de l’incipit classique : les lieux communs de la brièveté du conte et de l’ordre logique
des faits racontés nuancent celui de la captatio benevolentiae traditionnelle. Ces motifs se
renouvèleront encore, ponctuant le Roman jusqu’à sa fin ouverte.
Viennent après, en guise de nouvelle introduction retardataire, les formules auxquelles
nous sommes déjà habitués : voir + désirer + mouvement (chemin à parcourir) :
Les personnages qui habitent le verger nous seront finalement présentés. Ils forment
un groupe joyeux qui danse et qui chante, dirigés par la joie, <leesce> ; le verbe voir au mode
hypothétique nous suggère un spectacle à mi chemin entre le sensible et l’intelligible : les
généralisations abusives contredisent le peu de détails concrets (le nombre très réduit des
adjectifs est dans ce sens frappant) qui nous sont apportés :
On voit donc que le poète nous propose principalement des images mentales et des
concepts ; quelques traces, quelques suggestions, et il nous laisse la liberté de les dessiner et
de les colorer nous-mêmes. Car ici travaille une lutte des sens, une tension entre le voir et le
dire. <Ut pictura poesis>, le mot d’Horace, alimente une double synesthésie : l’ouï dire des
choses vues, et la parole qui voit et qui fait voir. Entre le voir et le dire (ou l’écrire) les
rapports qui s’instaurent ne sont pas toujours confortables : des analogies et des semblances,
mais aussi des rapports antagonistes, ou <agoniques>9, quand le montrer qui est le but du
poète vient investir un discours qui se considère inapte à faire voir et donc à émouvoir. Au
lieu de cacher cette tension, le poète médiéval la transforme en formule et l’exhibe.
Ces vers, de même que les vers qui disent l’excellence à l’ombre de la négation syntaxique,
rythment l’entrée en scène des différents personnages. Courtoisie, Déduit, Doux Regard sont
convoqués sans oublier l’intrigue. Parfois un échantillon de descriptions les précède, et leur
nom vient après : conclusion d’une devinette qui combine la découverte et le partage entre le
poète et ses lecteurs.
Les vers 975-982 signalent une nouvelle coupure, un arrêt méta discursif et un appel
direct à l’intelligence en éveil des lecteurs :
Cette nouvelle justification du Roman affiche les termes <vérité> et <senefiance> 10.
Le mot se rapporte ici au conte plutôt qu’au songe qui en était l’origine. À mesure qu’on
avance, le poète focalise l’attention sur son propre discours, et le motif du rêve, artifice ou
alibi, et pratiquement oublié. Le narrateur nous cache une partie de son savoir ; la vérité n’est
qu’une promesse de futur, et il nous faudra attendre la fin du conte si nous voulons étancher
9
<Agoniques> c’est le mot que trouve Pierre Ouellet pour parler de cette < tension entre un montrer qui
s’impose dans un parler qui s’y oppose, se sachant impuissant à faire voir vraiment>, dans la poésie du XX
siècle.
10
La première occurrence du mot se trouve dans l’incipit : <Que songe son senefiance> (v. 16). Le
terme ne revient que très loin ou très tard (v. 978), le narrateur a préféré le retour rituel du mot <semblance>,
moins imposant et plus malléable, car il peut véhiculer de simples comparaisons et des vérités cachées. La
présence de <signifier>, se limite aux vers signalés et ceux qui suivent : <La soquenie qui fu blanche / Senefioit
que douce et franche / Ere celi qui la vestoit> (vv. 1218-1219), <Dou songe la senefiance> (v.2069)
notre soif. Une fois cette parenthèse traversée, le poète, qui est le sujet de son discours et
sujet patient des événements qu’il raconte (l’objet visé par les flèches d’Amour), revient à sa
parole. Ici commence le jeu des flèches : d’abord le groupe formé par Beauté, Richesse,
Franchisse et Largesse. Beauté est la plus belle femme du monde 11, mais sa description n’est
qu’une énumération rapide des stéréotypes12, une valse dont <Briement> marque la mesure et
où évoluent les adjectifs de la courtoisie et les diminutifs des chansons de femme :
Son but est de marquer un centre : la place du sujet dans le monde, et d’établir des
repères sûrs. Comme le signale Paul Zumthor, pour les hommes du Moyen Âge, l’espace est
une force qui régit la vie, l’embrasse et la détermine 14. Le décor de ce jardin, ses arbres, ses
11
Cette excellence se cache dans le moule de la négation grammaticale : <Qu’il n’ot si bele feme au
monde> (v. 1010), et le fait de l’accorder à tous les personnages diminue énormément son effectivité.
12
Une focalisation sur les yeux permet d’intégrer l’image (le couple yeux-cœur) dans la tradition de la
fin’amor : depuis Ovide cette poétique répète inlassablement que l’amour entre dans le cœur par les yeux. (À
l’opposé des images peintes sur le mur, Beauté regarde avec une telle intensité que le poète est touché au cœur
par une émotion positive : <Neis ot bien fet et iauz et bouche / Mout grant douçor au cœur m’en touche> vv.
1006-1007).
13
Thème littéraire et pictural d’usage constant du IX au XV siècle, transformé sous l’influence de
descriptions exégétiques du Paradis. Le jardin offre son lieu à la femme et à l’amour : <hortus conclusus>, à la
fois <jardin bien clos> et <jardin secret>. <La société chevaleresque et courtoise posséda dès le XII siècle, sa
choréographie propre, que les textes littéraires et peintures nous montrent généralement dans le lieu protégé d’un
jardin> (Zumthor, 1993 : 408)
14
<Dans le Roman de la Rose et, deux siècles plus tard encore, chez Villon, l’incompatibilité
ontologique du dehors et du dedans, thème récurrent de la narration, fait de celle-ci une figure de notre destinée>
fontaines, les stéréotypes de la beauté superlative. Le poète nous suggère la quantité et une
perfection abstraite. Sous le couvert du motif de la brièveté (mais, paradoxalement, ce motif
ne fait qu’allonger le récit), et sous le motif du silence associé à la thématique de l’excellence
qu’il serait impossible de traduire en paroles, le poète va escamoter la réalité concrète (il
renonce à l’énumération au profit des termes génériques) pour que les images symboliques
entrent en scène, et qu’elles nous frappent dans ce décor minimaliste :
Le narrateur emploie consciemment trop de mots et un grand nombre de vers pour dire
ce qu’il ne va pas dire. Il nous impose l’arrêt, nous devons cesser de lire pour regarder et,
avec une économie extrême d’éléments, nous devons accueillir un trop plein de sens sur une
géographie énigmatique, dans un espace mental ; le discours sur le monde nous propose un
imaginaire cohérent dans une forme métaphorique (le jardin, le miroir).
Dans ce contexte s’intègre l’histoire de Narcisse, exemple et symbole 15. Le motif du
miroir la présente comme une mise en abyme de l’isotopie du regard qui offre tout un éventail
sémantique, la gradation de <voir>, de la vision au désir, et du désir à la compréhension de la
déception : voir, penser, comprendre, désespérer. Mais le motif du miroir introduit un autre
exemple, digression libérée du mythe de Narcisse, où se reflète et se mire le propre discours
du poète : le miroir (<li mireors perilleus>), est aussi la métaphore d’un récit qui se veut
spectacle.
Voilà la didascalie implicite convoquant les merveilles d’une machinerie théâtrale aux
décors simultanés, aux plaques tournantes. Et voilà aussi le reflet critique du texte que nous
venons de lire, son écho sonore et contradictoire, la réévaluation qu’il nous propose. Tout ce
que nous avons vu ou imaginé : voir- désir- voie, n’est que le danger à éviter d’après cette
nouvelle pédagogie amoureuse dont les relatifs en anaphore (intensificateurs du sens)
marquent la saillance.
La fontaine d’amour est miroir ; elle est image qui parle et qui signifie, comme un
livre. Elle devient ainsi l’équivalent du texte qui nous a obligés à l’imaginer :
L’image n’est que reflet (les rosiers reflétés dans l’eau), ni l’ouïe ni la vue ne servent
à combler le désir :
C’est alors le sens de l’odorat (le parfum des roses) qui appelle le poète-amant, le
conforte et le guide dans sa quête. À partir de ce moment tout change. L’amant qui regardait,
comme un voyeur dans le paradis, est maintenant regardé, espionné. Les blessures d’amour
dans l’allégorie des flèches signifient un regard absolu, l’amour qui le vise, le traqué
s’installant dans son cœur, sujet patient16 :
16
Et nous le verrons plus loin voué au <martyre> comme l’amant courtois : <Fera amors de moi
martir>, (v. 1834), et privé de raison : <Ja dieus ne place que je pense/ Que j’aie ja vers vos deffense/ Car il n’est
pas raisons ne droit>, (vv. 1898-1900)
1678 Li dieux d’amors qui, arc tendu
A moi porsivre et espier
Les vers 2058-2074 coupent le récit. Nous pouvons les considérer comme une sorte
d’incise, un rappel, le parfait écho de l’incipit du Roman, qui se situe juste au milieu du texte,
et qui emploie les formules que les jongleurs utilisaient pour signaler la fin et le
commencement d’une nouvelle séance de récitation. Si le vers 2056 annonce une suite, le vers
2058 introduit une nouvelle mise en place des principales isotopies du texte : la dichotomie
songe/mensonge, qu’on avait relativement oubliée tout au long des deux mille premiers vers,
le rapport entre le regard et la parole, la description et l’explication qui dira la signifiance.
17
Si normalement il est signalé par la deuxième personne du pluriel, <Et sachiez>, (dans le discours du
narrateur) cette fois est le <tu>, deuxième personne du singulier qui signale le narrateur comme le bénéficiaire de
cette didactique amoureuse : <Et si te vueil bien enseigner> (v. 1890), dont Amour qui tient ce discours, est le
maître ; il faut que l’identification narrateur-lecteur soit assurée pour un fonctionnement correct de cette
pédagogie à la chaîne.
Voilà dix-sept vers que nous pouvons lire ou entendre comme le reflet des vingt premiers vers
du Roman. Miroir de l’incipit, stratégie rhétorique qui structure le livre en deux volets, et
nouvelle ouverture du rideau, où commence la deuxième partie du spectacle :
La publicité s’étale dans ces vers. À l’intérêt qui est demandé au lecteur s’ajoute
l’argument de l’intérêt pédagogique et pratique du contenu qui va suivre.
Le vers 2076 reprend le discours interrompu d’Amour. Il suffit de trois mots,
didascalies du dire, <ce dits amors…>, pour lui rendre la parole. Les commandements
d’Amors se succèdent rapidement ; ils constituent le résumé d’une morale courtoise : Il faut
être raisonnable en paroles18, il faut être propre (ses ongles, ses dents, ses cheveux, ses
habits)19, il faut veiller à l’avarice, être large pour offrir les yeux et le cœur (les actifs
principaux de l’amour), il faut garder le secret, se cacher à la vue des autres, cacher ses
émotions surtout20 :
Plus explicite encore une image concrète sert à faire voir ce commandement : l’amant
aura le même comportement qu’une image muette ; nous trouvons ici une comparaison
pittoresque et même comique (exceptionnelle dans le roman) :
18
Dans le rapport à la parole est considéré le tabou linguistique.
19
Sous le couvert de <mondanéités> courtoises, une série de conseils et d’enseignements pratiques qui
se rapportent à la santé.
20
Le motif réapparaît un peu plus loin :< Qu’il est granz sans de soi celer> (v. 2388), plus catégorique
et plus sobre, en véritable règle du code courtois.
Impérativement, il faudra que l’amant éprouve la douleur du souvenir de l’amie
lointaine. Le style proverbial du discours imaginé par Amour, la gamme complète de
l’isotopie de la vue/la voie/l’envoi, et la prolepse narrative, incontournable programme de
l’avenir, nous le donne en spectacle :
Un spectacle futur qui aura aussi ses scènes positives. Les yeux seront alors la lumière
et le feu qui allume et brûle le cœur ; cette métaphore se développe également dans le jeu des
rimes, et les homophonies justifient le rapprochement des sèmes :
L’exercice de style se concentre dans les vers 2343-2344 qui synthétisent dans le
proverbe la vérité générale. À partir du vers 2345, quelques maximes lapidaires ponctuent le
développement de cette même image : <Qui plus est pres dou feu, plus art> (v. 2356).
Amour procède en parfait dramaturge, il joue pour l’amant son présent (le désir) et son
futur, où la joie ne sera qu’absente ou révolue. Le verbe <voir>, aux temps du passé, est le
complément des actions futures :
Ces questions sur la nature du rêve et cette dramatisation de l’angoisse ont une force et
une fonction doubles ; si d’un côté elles représentent la technique persuasive d’Amour, elles
sont surtout la preuve d’une évidence : le poète maîtrise ses moyens, car c’est vraiment lui
l’instance supérieure du discours, situé au-dessus et à l’intérieur de chacun des personnages,
il ne perd pas de vue le caractère matériel (visuel et sonore) de son texte.
Le discours du je (au temps futur, à la manière d’une prémonition) enchâssé dans le
discours d’Amour se poursuit du vers 2447 au vers 2502. À partir du vers 2503, Amour
reprend son propre discours, au futur également, et on peut l’interpréter soit comme un
programme, soit comme une menace. Un long discours truffé de lieux communs (la maigreur
des amants, par exemple, vu leurs incessantes allées et venues) et de paradoxes (l’espoir qui
provoque la joie en même temps que la souffrance) qui a besoin de fréquentes synthèses et de
rappels pour être pédagogique :
Aux questions directes de l’amant, Amour offre les <remèdes d’amour> : Le premier
des remèdes est le souvenir, le deuxième avoir un ami à qui l’on puisse raconter son secret, et
le troisième c’est de regarder :
21
Les occurrences de cette rime augmentent dans la deuxième moitié du Roman : <regardoit/si gardoit>
(vv. 904-905), <garde/esgarde> (vv. 2123-2124), <bien se gart/por .i. regard> (vv. 2217-2218), <de la haute
garde/esgarde> (vv. 2971-2972), <garde/esgarde> (3903/3904).
Qui me donront, ce cuit, la mort
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
22
La plupart des occurrences de cetterime se situent vers la fin du Roman : <voir/decevoir> (vv. 1556-
1557), <deceü/veü> (3005-3006), <decevoir/sachiez de voir> (vv. 3634-3635), <je sais de voir/decevoir> (vv.
4045-4046)