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Le Roman de la Rose: regard et spectacle, espaces du désir

María Vicenta Hernández Álvarez


Université de Salamanque

Le Roman de la Rose1 de Guillaume de Lorris, miroir, exemple et modèle de la


fin’amor, est le récit de la quête dépouillée et sans fin, minimaliste, d’un objet inaccessible.
Le récit se rapporte à une pédagogie, la quête qu’il met en scène, à un chemin long et difficile,
à un itinéraire exemplaire. La lyrique d’Oc est son modèle poétique, le code de la conduite
amoureuse, son contenu, un savoir qui passe à travers les discours didactiques.
Dans les premiers vers du Roman de la Rose, le poète prend la parole, il affiche son
intention. L’enjeu éducatif est clair ; il paraît qu’on peut enseigner l’amour, le code des
troubadours et la sagesse populaire, une pratique, une psychologie. L’auteur élabore sous nos
yeux une morale, affirme la nécessité des règles et multiplie les observations, les
commentaires et les conseils. Il est bien placé pour le faire, il en a l’expérience. L’amour on
peut l’apprendre ; Le Roman de la Rose sera notre éducation sentimentale, notre sémiotique
des passions. Pour ce faire, le poète cherche à se rapprocher des lecteurs, à provoquer
l’attente, l’identification et la sympathie. Le choix de la première personne est essentiel. Le
moi est le point de vue mobile mais constant, l’unité subjective qui traverse la disparité des
scènes, <le centre de la constellation d’images : c’est à lui qu’arrivent toutes les aventures, ou
du moins elles sont racontées dans sa perspective> (Poiron, 1973 : 35). Le je du poète voit,
modalise et décrit le monde selon le devenir de ses sentiments ; il mène le jeu, interprète les
images, nous révèle ou nous cache leur sens. La fiction de l’autobiographie et le cadre du
songe permettent de tout rassembler dans une vision et une histoire personnelle. Le songe
justifie les invraisemblances, le désordre qui n’est qu’apparent, le merveilleux et cette
architecture de rêve.
L’exemple transmet une charge émotive qui fait agir. Son but est de frapper la
mémoire et l’imagination, et pour y arriver le narrateur fera revivre aux lecteurs
l’apprentissage du héros au moyen de stratégies destinées à construire un espace-temps et un
micro-univers2. La lecture de l’exemple se fait à rebours, c’est à partir de la rétroprojection
qu’on peut extraire sa leçon, d’où la règle générale selon laquelle < le narrateur se situe
chronologiquement après l’événement qu’il raconte, qui nous est ainsi rapporté après son
achèvement […] orienté par son propre dénouement > (Ouellet, 2000 : 370). Paradoxalement,
Le Roman de la Rose, exemple de l’amour courtois, n’a pas de fin, sa lecture recommence
sans cesse, sa leçon n’est qu’ouverture, possibilité, hypothèse… Nous ne pourrons jamais
affirmer qu’il s’agit d’une < reprobatio amoris> comme le suggère Michèle Gally, du récit
d’un échec amoureux, conformément à la fiction de la lyrique médiévale, et d’un art d’aimer
pour ne pas aimer (Gally : 2005). Qui pourra nous décrire la fin rêvée par le poète ? À nous

1
L’édition de référence : GILLAUME DE LORRIS ET JEAN DE MEUN. (1999) Le Roman de la
Rose, Paris, Lettres Gothiques.
2
<Le récit exemplaire est le support mimétique de l’argumentation philosophique, dont les notions, trop
complexes pour être exemplifiées dans des figures statiques du monde naturel (de l’univers du sens commun),
ont besoin de la dynamique spatiotemporelle et actantielle de la < mise en intrigue > pour faire voir et faire vivre
les actions et les passions qui motivent les raisons qu’elles mettent en place >. (Ouellet, 2000 : 360).
d’utiliser ses données, de nous inspirer de ses détails, de trouver chez nous une matière digne
de son architecture et de poursuivre le songe.
Le songe allégorique était un procédé habituel de la poésie narrative. <Les songes et
les visions offrent un cadre très commode pour exposer des choses que les sens de l’homme à
l’état normal ne peuvent percevoir, et qui ont besoin, pour être crues, que leur connaissance
s’explique par une seconde vue> (Langlois, 1890 : 55). Mais ce seront les sens, l’ouïe, la vue
et l’odorat qui seuls auront accès aux images du rêve ; leurs perceptions nous seront décrites,
commentées et interprétées par un sujet qui les remémore et les actualise.
L’incipit (vv. 1-20), tente d’établir l’accord sur une série d’a prioris, et la définition de
< songe >. Sur une vingtaine de vers, ce mot présente 7 occurrences, 6 substantifs et un verbe.
C’est le terme <songe> qui commande les premières rimes et les premiers effets de saillance :
1 Maintes genz cuident qu’en songe
N’ait se fable non et mençonge.
Mais on puet tel songe songier
Qui ne sont mie mençongier
Ainz sont aprés bien aparant
Si em puis traire a garant
Un auctor qui ot non Macrobes,
Qui ne tient pas songes a lobes,
Ançois escrit l’avision
10 Qui avint au roi Scipion.
Quiconques cuit ne qui que die
Qu’il est folece et musardie
De croire que songes aveigne.
Qui ce voudra por fol m’en teigne,
Car androit moi ai ge creance
Que songe sont senefiance
Des biens au genz et des anuiz
Que li plusor songent de nuiz
Maintes choses covertement
Que l’en voit puis apertement

Le troisième vers présente un cas frappant de redondance, sémantique et formelle. Le


verbe et son complément se font écho et disent l’excellence, l’un étant l’exacte réalisation de
l’autre, son évidence. Cependant un autre mot est évoqué par la rime nécessaire :
<mensonge>. Le poète lutte contre un lieu commun, dont il veut modifier l’emprise : les
songes ne sont qu’illusion. Qui dit illusion dit mensonge. Les vers 2 et 4 énoncent le mot sous
l’empire d’une syntaxe qui le nie. Le poète veut détourner les marques du récit, souligner que
ceci n’est pas un conte ; mais, paradoxalement, l’espace qu’occupe le <songe> en tant que
mot de la rime, dément formellement la négation qui l’évoque. Nécessairement dans notre
mémoire auditive et visuelle, songe et mensonge se présentent comme un couple,
indissociable, ambigu. Si la syntaxe le nie, la rime l’affirme. Et l’exception frappe également ;
cette rime n’apparaît qu’ici, au moment de l’ouverture du Roman. Le mot <songe > joue
encore sur un air d’insistance dans les vers qui vont suivre, quand il s’inscrit dans une histoire
particulière. Songe, en rime interne, juste au milieu des vers (vv. 26, 28, 30, 31) travaille tous
les cas : songe complément d’objet direct, songe sujet d’une action : <devisoit>3, qui serait le
propre du je, du poète, du conteur. Le songe est ainsi promu à la catégorie du <conte>
d’amour des troubadours.
Les vingt premiers vers sont riches d’un sens qui va moduler notre approche du
roman. Pour justifier la nouveauté et l’importance de leur contenu, de l’idée centrale qu’ils
3
<Deviser>, serait l’équivalent de <décrire>, cette action dont le sujet ne sera autre que l’amant et le
poète, avatar de l’auteur.
véhiculent, l’auteur évoque un sujet pluriel et général : <Maintes gens>, <on>,
<Quiconques>, <Qui ce voudra>, <le plusors>, et à cette totalité indéterminée il oppose le
<je>, appuyé dans l’auctoritas inscrite dans le nom d’un sage. Voilà une manière, classique,
d’investir sa liberté dans le texte, et d’argumenter la nouveauté de sa matière : <La matière est
bonne et neuve> (v. 39). La collaboration de Macrobe amène un synonyme de <songe>,
<l’avision>, un mot qui met en relief son sémantisme prophétique et tout ce qu’il doit à une
isotopie de la vue qui allie le caractère physique de la perception à la lumière de la
connaissance. La force de la signifiance est ainsi suggérée, puis convoquée par le poète,
complément direct de sa propre croyance, modalisée par sa liberté qui s’affirme : <moi ai je
creance>, et explicitée par le mot dans l’heureuse équivalence : <Que songe sont senefiance>.
La pensée, l’imagination, l’intelligence, à travers les termes <cuident>, <cuit>, <croire>,
<créance>…, toujours proches des termes de la vue, explique la vision comme principe de
connaissance, la connaissance comme une forme de vision. Mais les choses peuvent nous
apparaître, à la vue ou à l’esprit <covertement> ou <apertement>. Cette antithèse, dichotomie
des adverbes qui rime aux vers 19 et 20, signale la fonction et la nécessité que nous avons du
poète ; elle justifie pleinement son récit, et accorde une utilité à son expérience.
 ; Ce songe, complément grammatical direct de la vue, il le voit comme on voit des
images, des peintures que l’on peut décrire, qu’il peut réordonner et transformer en poème :
<rimoier>. Il établit alors son programme, car c’est la volonté d’Amour qu’il le fasse. Si
Amour est le destinateur du Roman, la force qui pousse le poète et l’amant, son destinataire
est pluriel : l’objet d’amour pour qui le roman est chant et message d’amour, l’amant lui-
même, et nous, lecteurs de toujours qui pouvons y prendre plaisir et émotion : <Por nos cuers
faire aguissier> (v. 32). Dès les premiers vers, l’isotopie de la vue se rapproche de celle du
cœur, le regard étant en même temps source d’intelligence et de sentiments. S’il y a
concurrence entre les deux tout au long du poème, nous pouvons constater aussi la présence
d’un équilibre rarement compromis.
À partir du vers 45 et jusqu’au vers 84, le poète développe une série de lieux communs
de la poésie troubadouresque, en même temps que l’introduction canonique et le cadre où
peut s’inscrire une pensée originale. Le vers 45 modalise la description : <Avis m’estoit>. À
partir des sens de la vue et de l’ouïe, il évoque la nature printanière, la reverdie, les chants des
oiseaux. Conscient du rapport qu’il établit entre l’image et le texte, et conscient également de
la digression que ces motifs fabriquent 4, le poète offre des synthèses, multiplie les références
à son propre discours : < C’est la robe que je devisse>, et il met en place des échos, autant de
rappels de situations et de parallélismes de contenu. Les couleurs de la nature et les chants des
oiseaux, voilà des images et des sons dont la fonction principale se cache sous ce décor
conventionnel : leur but est de nous émouvoir. Le vers 81 : < Mout a dur cuer qui en may
n’aime>, justifie la description et la rattache aux vers précédents.
Dans son rêve, provoqué par les chants des oiseaux, le poète éprouve le désir,
<talent>, d’aller voir. Il rêve alors son parcours, une géographie qui le conduit à une rivière,
apparemment conventionnelle, mais dont le poète s’applique à signaler l’excellence et le
caractère superlatif, pour répondre au topique de la nouveauté qui dans la description se lit en
termes de découverte partagée :

104 Ver une rivière m’adresce


105 Que j’oi illeques bruire

4
Le développement des motifs troubadouresques tend à l’exhaustivité. <Nous avons le sentiment,
devant ces descriptions, qu’elles sont encore étroitement tributaires des séries de vocabulaire, dont l’énumération
tient lieu de composition. Le romancier exploite un trésor de mots, dont l’accumulation donne une impression de
réalité, mais sans perdre le caractère d’une nomenclature, donc d’un inventaire abstrait> (Poirion, 1973 : 18)
114 Onques mais n’avoie veüe

La négation grammaticale dans le vers 114, qui introduit un point d’excellence


absolue, et le terme de la vue en position stratégique de fin de vers, s’ouvrent sur un moment
de repos où la contemplation sera le germe de nouveaux développements descriptifs. Le récit
est relancé :

116 Si m’abelissoit et seoit


117 A esgarder le lieu plesant

Un va-et-vient du mouvement et du repos nous fait avancer en même temps que le


sujet du songe ; il semble chercher une sorte de simultanéité et de sympathie capables de
reproduire à travers les mots et les rimes du texte, le parcours de son regard et de sa
conscience. Mais dans ce chemin initiatique, seuls les lecteurs ignorent encore un itinéraire et
un but dont l’auteur se souvient et qu’il raconte depuis la fin. Il multiplie les occurrences où
le caractère authentique et autobiographique de l’aventure est signalé :

120 Si vi tout covert et pavé

130 Si vi un vergier grant et lé

134 Les ymages et les pointures


Du mur volentiers remiré
Si com c’iere, et vous diré
De ces ymages la semblance
Si com moi vient a remenbrance
Enz en le mur vi ge haine

La récurrence et la saillance des termes de la vue, du regard et de la mémoire dans les


parallélismes, les anaphores ou les rimes, l’intensité visuelle et auditive de la particule <Si>,
certifient cette authentification obsessive. Comme nous le verrons plus loin, à mesure que le
rêve peut nous sembler plus incroyable et plus merveilleux, les termes <voir> et <vrai>,
deviennent des synonymes. La perception est toujours double, sensorielle et intellectuelle,
mais l’argumentation n’est que visuelle5.
Le narrateur rêve qu’il descend vers une rivière, sa promenade le conduit à un mur.
Sur ce mur il voit dix portraits : <ymages>, <pointures>, ou <riches escritures>, les trois
termes, dont il ne cherche pas à effacer l’ambiguïté, seront utilisés indifféremment, pour
répondre à la rime plutôt qu’aux nuances du sens. Notre poète tient à décrire ces images pour
nous les faire imaginer, à les commenter et à les expliquer pour que nous les visualisions
mentalement, comme des physionomies complètes. Le terme <ymage>, récurrent, ponctue les
vers (vv. 134, 137, 143, 152, 156, 164, 189, 199) et vise l’objet de cette description enchâssée
dans la description du rêve, ekphrasis où au regard est associé le commentaire. L’isotopie de
<la semblance> (vv. 137, 138, 141, 143, 146, 160, 161, 165, 166, 202, 203, 209) recoupe et
contamine celle du regard et suggère une première possibilité d’interprétation.
Le discours passe en revue chacune de ces dix images grâce à des notations spatiales
et temporelles qui ancrent cette découverte dans une chronologie singulière et dans un champ
visuel qui bouge.

5
La rhétorique distingue deux types d’arguments, rationnels et affectifs. D’une manière générale on
considère que l’image communique exclusivement d’arguments affectifs. La juxtaposition d’images génère des
récits (peintures murales, tapisseries…) (Kibédi Varga, 1989)
Mais, si le poète-amant a été le sujet principal des verbes de la vision et de la
connaissance, les mêmes termes, les mêmes actions : regarder et comprendre, seront utilisés
pour présenter les figures peintes sur le mur comme autant de personnages sur la scène d’un
théâtre. De telle sorte que parfois il n’est pas très facile de faire la différence et de déterminer
qui parle ou à propos de qui le poète parle. Car, grâce à cette vertu de son style, les peintures
deviennent des sujets que l’on peut caractériser, qui peuvent à leur tour produire des discours
et même agir. Décrire les yeux, le regard des personnages constitue une première étape de la
transformation. C’est le cas d’Envie, qui est le sujet de ces vers :

280 Avoit trop laide esgardeüre


Elle ne regardoit noient
Fors de travers en borgnoiant
Ele avoit cet malves usages
Car elle ne pooit es visages
Regarder rien de plain en plain
Ainz clooit .i. œil par desdeing,
Qu’ele fondoit d’ire et ardoit,
Quant aucuns qu’ele regardoit

où s’enferme la mise en scène d’un lieu commun, son récit en images : les yeux sont le miroir
du cœur. Le physique et la morale se correspondent. Envie devient le sujet des verbes de la
vision, un point de vue sur le monde : <S’ele ne vit ou se n’oi> (v. 238), <Et quant voit grant
deconfiture> (v. 242), <Quant ele voit> (v. 246)
Plus tard, quant le poète entre dans le verger et rencontre les personnages positifs, les
yeux vont de nouveau servir à les caractériser et à établir l’antithèse spatiale et sémantique.
Voilà les yeux de Déduit :

845 Les iaus gais et si anvoisiez


Qu’il rioient touz jorz avant

Qui s’opposent terme à terme à ceux d’Envie, et dont les vertus et le caractère peuvent donner
naissance à un personnage indépendant qui les représente : <Douz regart>.
Mais revenons aux personnages peints sur le mur : Après Envie, le poète voit
Tristesse ; pour nous la faire ressentir il fait appel aux vérités générales, aux lieux communs
de l’expérience, à une théorie de la sensibilité. Mais c’est encore un mot venu de l’isotopie de
la vue et la formule grammaticale de la négation qui, superlatifs, établissent la vérité connue
comme une évidence frappante susceptible de nous émouvoir:

325 Nus, tan fust durs, ne la veïst


A cui grant pitiez n’en preïst

Viennent après Vieillesse, Hypocrisie, Pauvreté… Vieillesse amène une réflexion sur
le temps qui passe. Ce lieu commun de la tradition sera énoncé par un sujet pluriel qui, en
quête de complicité, concerne aussi bien le poète que ses possibles lecteurs et une autorité
classique : <qu’il nous semble> (v. 364), <Sel demandez aus clers lissanz> (v. 370), et en
même temps, quand c’est le sujet singulier qui dirige les vers, il impose de nombreuses
restrictions à sa propre perspective, ne serait-ce que pour dire que ces images n’appartiennent
qu’à lui? que c’est lui le seul foyer qui les anime ?:

389 Si durement qu’au mien cuidier


393 Ce cuit, ne force ne sens

395 Nepourquant au mien escientre

398 Mais je cuit qu’el n’iere mes sage

401 Mout bien, si comme je me recors

Ces formules, fortement modalisées, alternent avec d’autres plus directes qu’elles
contaminent en même temps d’authenticité et de doute (autobiographiques). Ce doute
s’oppose aux formules qui demandent constamment l’attention des lecteurs leur imposant ce
même point de vue dont la relativisation n’est qu’artifice et mensonge, transposition littéraire.
Les termes de l’isotopie du savoir (aux modes présent ou impératif) sont placés du côté des
spectateurs, modalisés par des intensificateurs : <bien>, <et>, <Si>, de sorte que le spectateur
n’a d’autre possibilité que d’être imperméable au doute et de croire religieusement la parole
du poète :

406 Bien savez que c’est lor nature

424 Si sachiez que mout se penoit

431 Et sachiez qu’ele n’iert pas grasse

Ces formules qui assurent le contact constituent l’expression la plus directe de la


finalité didactique du Roman de la Rose. Le nombre très élevé de leurs occurrences dans le
texte nous suggère aussi une obsession du poète et une communication en présence ; un face à
face que seul le genre dramatique actualise.
Une fois décrites les images peintes, un rappel de situation :

463Ces ymages bien avisé


Que si com je l’ai devisé
Furent a or et a azur
De toutes parz pointes ou mur.

Le poète nous prépare à la contemplation d’une expérience unique, exceptionnelle.


Une fois décrites les images, le mur lui-même nous apparaît, magnifique et imposant :

467 Hauz fu li murs et toz quarrez


Si en estoit cols et barrez
En lieu de haies uns vergiers

Le passage de l’extérieur à l’intérieur du mur est rapidement suggéré et anticipé par le


discours d’un sujet qui le remémore au temps passé. Le vers 467 a la fonction d’une annonce,
d’une ouverture poétique; quelques vers plus loin, le mot <vergier> à la fin du vers clôt
l’ouverture et ouvre sur une description et un récit suffisamment justifiés : Le poète-amant est
le seul qui a eu accès à ce paradis, l’unique donc qui peut nous le montrer. La négation
grammaticale et le verbe <voir> soulignent le caractère unique et superlatif de la vision :

475 Car tel chose ne tel deduit


Ne vit nus hom, si com je cuit,
Com il avoit en ce vergier

Le poète nous invite à regarder avec lui, et nous fait part de son expérience ; d’abord
pour nous convaincre, il signale qu’il montre quelque chose qui mérite la peine d’être vue,
d’être montrée, et comme nous verrons par la suite, d’être racontée. Le résultat devrait être
une émotion renouvelée et partagée : la joie : < Je endroit moi mout m’esjoi> (v. 487). Voilà
donc ce nous pouvons trouver si nous suivons le poète à travers son parcours et son conte.
Le spectacle contemplé, <la semblance> et le chant des oiseaux (motifs du renouveau
printanier qui reviennent) provoque le désir chez le poète, le désir d’entrer (mouvement) et le
désir de voir. Seuls les subjonctifs, saillants et sonores, servent à signer cette nécessité
intime :

491 Que enz n’entrasse et veïsse


La semblance, que dieus garise
Des oissiaus qui laienz estoient

L’économie des verbes propose des rapports significatifs et synthétiques. La théorie


psychologique qu’ils dessinent constitue le noyau fort de l’expérience, de l’exemple et du
conseil : Voir et écouter provoquent le désir d’entrer et de regarder. Pourtant, c’est à travers la
position hypothétique des verbes subordonnés aux temps du futur, que les subjonctifs de la
condition et du désir nous apparaissent :

497 Quant j’oi les oissiaus chanter,


Forment me pris a dementer
Par quel art ne par quel engin
Je poïse entrer au jardin

Voilà la stratégie syntaxique qui nous conduit à partager ce désir et cette angoisse ; la
quête du poète calquée dans le discours cherche à produire un simulacre de simultanéité que
seuls le théâtre ou une lecture dramatisée peuvent convoquer. Les appels directs continuent
donc nécessairement à ponctuer le récit :
503 Si sachez que je ne savoie
S’il i avoit pertitus ou voie
Ne leu par ou en i entrast
Ni home qui me le mostrast

Le manque de savoir qui est le propre des contes et des rêves est le germe du récit qui
va suivre. Finalement il trouve. Et le verbe <trové> (v. 517) n’est que le but de la <la voie>,
(rime des vers 503 et 504), et le synonyme du verbe <voir>.
Oiseuse, la portière du verger, une fois présentée et décrite en un seul vers, qui débute
par la négation, offre une sorte de synthèse superlative : <Nul plus bel cors de fame querre>
(v. 550). Mais le caractère d’excellence est signalé aussi grâce au lieu commun qui marque le
déséquilibre entre l’étendue et la force du regard (peinture de la réalité) et la faiblesse de la
langue (où cette peinture se mire), et qui, paradoxalement, dit l’impossibilité de la décrire
immédiatement après sa description. La particule de la négation, en anaphores devient
l’enseigne d’excellence : <Ne l’avroie ouan devisé> (v. 554). Les détails qui ont servi à la
représenter, le miroir qu’elle porte, sa parure, tout recèle une signification ; la méthode pour la
saisir est apparemment simple : l’extérieur révèle l’intérieur : <Il paroit bient a son ator> (v.
566).
Et les discours révèlent les personnages. Oiseuse parle, et son discours reproduit les
mêmes schémas syntaxiques et mentaux qui caractérisaient le discours du poète. De sorte que
le style direct des dialogues qui se jouent à l’intérieur du verger peut nous apparaître comme
les dédoublements et les disputes dans les combats d’une conscience étrangement lucide.
Oiseuse, en bonne pédagogue, débite ce résumé qui n’est qu’un écho de ceux auparavant
prononcés par le poète :

596 Le mur que vos avez veü


Fist deduiz lors tot entor faire
Et si fist au dehors portraire
Les ymages qui i sont pointes

601 Si com vos orendroit veïstes

615 Le plus beles genz, ce sachiez


Que vos james nul leu truissiez

Si Oiseuse s’adresse ici à l’amant, au <je> qui devient le destinataire direct de son
discours, à travers les mots d’Oiseuse, le narrateur se dirige aux lecteurs, dont il veut faire ses
complices et ses élèves. La deuxième personne du pluriel, <vos>, la formule impérative, <ce
sachiez>, ont une double valeur et une double fonction. Pluriels de courtoisie s’ils s’adressent
à l’amant, et vrais pluriels grammaticaux qui nous convoquent tous. Le discours d’Oiseuse,
comme celui du poète, car il est encadré et rapporté par le narrateur qui mène encore le jeu,
transforme la rhétorique en pédagogie :

619 Quant oisseuse m’ot ce conté


Et j’oi mout bien tout escouté
Je li dis lores : Dame oisseuse

Des couples de mots dans la rime suggèrent ce programme pédagogique. Si à la parole


répond l’écoute, le regard doit suivre la vue et de la vue doit naître le savoir et la
connaissance. Voilà le chemin mental qui se dessinera dans un parcours concret, sur une
géographie où la vue dirige cette voie qui mène au savoir 6. Le principe paronymique qui lie
ces mots, la puissance des sons qui reviennent, suffisent pour que l’on soupçonne leur
similarité sémantique. Le rapport du regard au chemin7, et du chemin à une pédagogie (il faut
faire voir la voie), nous apparaît dans son évidence formelle. Le regard montre la voie à
suivre, l’itinéraire exemplaire (long et difficile, en même temps quête et combat), qui met en
scène une géographie et une conception du monde. La description de ce parcours, qui rend

6
Voilá le jeu des rimes les plus significatives dans ce sens: je ne savoi/ou voie (vv. 503-504), ce
conté/escouté (vv. 619-620), veü/seü, (vv. 1416-1417), entendre/apprendre (vv. 1550-1551), ses ieulz ne
voie/mis en voie (vv. 1574-1575), savoie/la voie (vv. 2045-2046), escouter/conter (vv. 2061-2062), orra/porra
(vv. 2065-2066), verras/querras (vv. 2357-2358), ne te voie/n’en la voie (vv. 2537-2538), plus creüe/ devant
veüe (3357-3358)
7
Le chemin peut représenter en même temps le temps et l’espace. L’espace sert à mesurer le temps.
<La figure du chemin sert d’attracteur sémantique au champ lexical de la vision autant qu’à celui de la motion> ;
le regard constitue l’exploration d’un <champ de présence> (Ouellet, 2000, 234). Dans la poésie contemporaine
nous retrouvons fréquemment les mêmes rapports. <L’expression de la vision dans la poésie contemporaine
passe très souvent par des termes complexes ou des synapses qui renvoient à la motricité […] l’activité
perceptive ou sensorimotrice constituent très souvent le point de départ ou d’arrivée d’un acte de
métaphorisation> (Ouellet, 2000 : 166-168). On peut se demander si cette caractéristique n’est pas
consubstantielle à toute poésie.
explicite la double isotopie du regard : perception et connaissance, poursuit la recherche
autant que l’interprétation.
Le regard déclenche le désir et ouvre la voie, le chemin concret et sa quête mythique.
L’énumération devient appropriation du monde. Ses listes de mots le nomment, classifient ses
éléments et les ordonnent. Leurs rapports se tissent dans l’espace-temps qu’instaurent la
description et le récit en bâtissant une architecture ; ce paradigme topographique se rétrécit
progressivement. De l’autre côté du mur nous trouvons un espace entre parenthèses : un
verger, jardin construit et carré symbolisant l’espace-temps d’une expérience singulière et un
moment dans la vie de tous et de chacun. Car les lieux de cet univers topique constituent un
terrain d’entente stratégiquement choisi. Si le récit prétend transmettre une information
nouvelle, il est surtout communication persuasive, puisqu’il reprend la tradition du grand
chant courtois et les désirs d’une communauté. D’un côté, un récit qui se dit
autobiographique, un savoir humain d’ordre psychologique et éthique qui est le fruit d’une
expérience, et de l’autre côté un récit mythique et collectif dont le sens général tranparaît à
travers les images et les exemples ou, de manière plus directe, dans les proverbes, les
sentences et les maximes que la sagesse populaire ne cesse de reproduire.
Les vers 631 et 632 marquent l’entrée dans le verger et l’ouverture du rideau sur une
nouvelle scène :

631 Lors entrai sanz plus dire mot


Par l’uis qu’oisseuse overt m’ot

Avant que la description ne commence, nous sommes attirés par une synthèse
superlative. Ce verger peut vraiment être considéré comme le Paradis terrestre. S’il s’agit
d’une perception particulière (constamment modalisée par le sujet : <je cuidai estre>, <si com
il m’estoit avis>), le poète tient surtout à nous la faire partager sans réticences (<Et sachez
que>, <Pour voir>) :

635 Et sachez que je cuidai estre


Pour voir en paradis terrestre :
Tant estoit li lieus delitables
Qui sembloit estre espiritables,
Car si com il m’estoit avis,

La formule <Pour voir>, qu’on peut traduire en français moderne par <certainement>
ou par <vraiment> veut oblitérer l’expérience, et nous l’imposer inscrite dans l’isotopie du
vraisemblable et de l’authentique. L’antithèse implicite qui se crée alors dans ce récit de
rêves, car on affiche en même temps les vertus du songe et une vérité que seuls les faits de
réalité peuvent communiquer, contribue à la surprenante ambiguïté et à la richesse du Roman
de la Rose. L’identification avec le sujet-narrateur de cette expérience est pour nous bien plus
aisée du moment où il nous permet l’accès à ses propres contradictions qui sont aussi les
nôtres. La formule <Pour voir>8 qui chiffre sa force de vérité dans les sèmes et les formes de
la vue, ou plus qu’un jeu de mots lexicalisé, nous communique un lieu commun de la
sensibilité et de l’intelligence : on peut certifier la véracité de ce qu’on a vu soi-même. Mais
ici, on nous demande encore de faire confiance au poète et au maître, à celui qui l’a vu et qui
a le droit de nous le montrer.

8
Cette formule est récurrente dans le Roman: vv. 636, 724, 1509, 1556, 2774, 3041, 3384, 3582, 3637,
4045. Elle présente quelques variations, l’exclamation : <voire !>, et une espèce de présentatif : <Mes ce est voir
que…> (v. 3582). On peut voir comment cette présence augmente progressivement à mesure qu’on avance dans
le récit et que les faits rapportés sont de plus en plus invraisemblables.
Dans le verger, le poète insiste sur les motifs du décor printanier, il y essaye encore
sa technique descriptive (c’est la troisième fois que nous avons affaire à ce type de description
stéréotypée). L’effet de profusion et de beauté du <paradis> est rendu par une longue liste de
noms d’oiseaux. Il ne s’agit pas d’une description dans les détails. Pour montrer le paradis,
verger d’amour, il lui suffit de reproduire le décor que l’iconographie et la tradition littéraire
ont fabriqué :

667 Que mes si douce melodie


Ne fu d’ome mortel oie

670 Qu’il ne sembloit pas chaz d’oissiaus


Ainz le poïst l’en aesmer
As chanz de sereines de mer

Cette contemplation qui frappe le regard et donne la joie, et dont le but est
d’émouvoir le spectateur, passe nécessairement, si elle veut devenir plurielle, à travers la
parole. Le poète tourne donc les yeux vers son propre discours et, à travers des réflexions
méta textuelles redondantes il informe les spectateurs du processus de son écriture et de ses
intentions :

691 Des ore si com je sauré


Vos conterai comment j’ovré

695 Sanz longue fable vos vueill dire

698 Mais tout vos conteré en ordre


Que nus n’i sache que remordre

Le Roman est bien avancé, et nous avons l’impression d’une marche en arrière,
d’évoluer en cercles. En bon publicitaire, le narrateur promet beaucoup et donne peu. Il ne fait
que nous intriguer et nous faire attendre. Les vers cités plus haut nous apparaissent comme un
rappel de l’incipit classique : les lieux communs de la brièveté du conte et de l’ordre logique
des faits racontés nuancent celui de la captatio benevolentiae traditionnelle. Ces motifs se
renouvèleront encore, ponctuant le Roman jusqu’à sa fin ouverte.
Viennent après, en guise de nouvelle introduction retardataire, les formules auxquelles
nous sommes déjà habitués : voir + désirer + mouvement (chemin à parcourir) :

710 Qu’adonc deduit veoir n’alasse


Car a veoir mout desirrasse

Les personnages qui habitent le verger nous seront finalement présentés. Ils forment
un groupe joyeux qui danse et qui chante, dirigés par la joie, <leesce> ; le verbe voir au mode
hypothétique nous suggère un spectacle à mi chemin entre le sensible et l’intelligible : les
généralisations abusives contredisent le peu de détails concrets (le nombre très réduit des
adjectifs est dans ce sens frappant) qui nous sont apportés :

725 Si bele gent ne vit hons nez


Cele gent dont je vous parle

741 Lors veïssiez querole aller


745 La veïssiez flauteor

763 Mes de ce ne set on parler

771 Ne vos en sai que deviser

848 Je ne vous sai do unes que dire

853 Que vos iroie je dissant ?

On voit donc que le poète nous propose principalement des images mentales et des
concepts ; quelques traces, quelques suggestions, et il nous laisse la liberté de les dessiner et
de les colorer nous-mêmes. Car ici travaille une lutte des sens, une tension entre le voir et le
dire. <Ut pictura poesis>, le mot d’Horace, alimente une double synesthésie : l’ouï dire des
choses vues, et la parole qui voit et qui fait voir. Entre le voir et le dire (ou l’écrire) les
rapports qui s’instaurent ne sont pas toujours confortables : des analogies et des semblances,
mais aussi des rapports antagonistes, ou <agoniques>9, quand le montrer qui est le but du
poète vient investir un discours qui se considère inapte à faire voir et donc à émouvoir. Au
lieu de cacher cette tension, le poète médiéval la transforme en formule et l’exhibe.
Ces vers, de même que les vers qui disent l’excellence à l’ombre de la négation syntaxique,
rythment l’entrée en scène des différents personnages. Courtoisie, Déduit, Doux Regard sont
convoqués sans oublier l’intrigue. Parfois un échantillon de descriptions les précède, et leur
nom vient après : conclusion d’une devinette qui combine la découverte et le partage entre le
poète et ses lecteurs.
Les vers 975-982 signalent une nouvelle coupure, un arrêt méta discursif et un appel
direct à l’intelligence en éveil des lecteurs :

975 Mais ne dirai pas ore toute


Lor force ne lor poeste
Bien vos en iert la vérité
Contee et la senefiance
Nel metré pas en obliance
Ainz vos diré que tout ce monte,
Ançois que fine le conte
Or reviendrai a ma parole

Cette nouvelle justification du Roman affiche les termes <vérité> et <senefiance> 10.
Le mot se rapporte ici au conte plutôt qu’au songe qui en était l’origine. À mesure qu’on
avance, le poète focalise l’attention sur son propre discours, et le motif du rêve, artifice ou
alibi, et pratiquement oublié. Le narrateur nous cache une partie de son savoir ; la vérité n’est
qu’une promesse de futur, et il nous faudra attendre la fin du conte si nous voulons étancher
9
<Agoniques> c’est le mot que trouve Pierre Ouellet pour parler de cette < tension entre un montrer qui
s’impose dans un parler qui s’y oppose, se sachant impuissant à faire voir vraiment>, dans la poésie du XX
siècle.
10
La première occurrence du mot se trouve dans l’incipit : <Que songe son senefiance> (v. 16). Le
terme ne revient que très loin ou très tard (v. 978), le narrateur a préféré le retour rituel du mot <semblance>,
moins imposant et plus malléable, car il peut véhiculer de simples comparaisons et des vérités cachées. La
présence de <signifier>, se limite aux vers signalés et ceux qui suivent : <La soquenie qui fu blanche / Senefioit
que douce et franche / Ere celi qui la vestoit> (vv. 1218-1219), <Dou songe la senefiance> (v.2069)
notre soif. Une fois cette parenthèse traversée, le poète, qui est le sujet de son discours et
sujet patient des événements qu’il raconte (l’objet visé par les flèches d’Amour), revient à sa
parole. Ici commence le jeu des flèches : d’abord le groupe formé par Beauté, Richesse,
Franchisse et Largesse. Beauté est la plus belle femme du monde 11, mais sa description n’est
qu’une énumération rapide des stéréotypes12, une valse dont <Briement> marque la mesure et
où évoluent les adjectifs de la courtoisie et les diminutifs des chansons de femme :

1011 Briement, el fu joenete et blonde,


Sade, plesant, doucete et cointe,
Grasse, grailete, gente et jointe

Cette synthèse de lieux communs, exercice de style et croisement de rimes à la


manière des troubadours doit très peu au sens de la vue, à l’observation concrète et tranquille
de la femme ; c’est plutôt la mémoire auditive aux échos intertextuels qui la commande.
Le poète synthétise et poursuit son chemin :

1282 Quant j’oi veües les semblances


De ceus qui menoient ces danses
J’oi lors talent que le vergier
Alasse veoir et cerchier
Et remirer ces biaus loriers

La vue, le désir et le chemin se retro alimentent. À l’origine de ce schéma, se cache


toujours le manque (du voir, du savoir, de la joie).
Le regard, apparemment, crée l’espace, l’architecture d’un jardin, espace clos qui se
plie aux formes matricielles (aux archétypes : clôture/isolement, solidité/sécurité,
verticalité/grandeur et puissance…), et au motif du <locus amoenus> . En fait il s’agit d’une
13

géométrie bien simple :

1320 Li vergiers par compasseüre


Fu faiz par droite quarreüre
S’ot autant de lonc com de large.
Nus arbres n’i a que fruit ne charge,
Se n’est aucuns arbres hideus

Son but est de marquer un centre : la place du sujet dans le monde, et d’établir des
repères sûrs. Comme le signale Paul Zumthor, pour les hommes du Moyen Âge, l’espace est
une force qui régit la vie, l’embrasse et la détermine 14. Le décor de ce jardin, ses arbres, ses
11
Cette excellence se cache dans le moule de la négation grammaticale : <Qu’il n’ot si bele feme au
monde> (v. 1010), et le fait de l’accorder à tous les personnages diminue énormément son effectivité.
12
Une focalisation sur les yeux permet d’intégrer l’image (le couple yeux-cœur) dans la tradition de la
fin’amor : depuis Ovide cette poétique répète inlassablement que l’amour entre dans le cœur par les yeux. (À
l’opposé des images peintes sur le mur, Beauté regarde avec une telle intensité que le poète est touché au cœur
par une émotion positive : <Neis ot bien fet et iauz et bouche / Mout grant douçor au cœur m’en touche> vv.
1006-1007).
13
Thème littéraire et pictural d’usage constant du IX au XV siècle, transformé sous l’influence de
descriptions exégétiques du Paradis. Le jardin offre son lieu à la femme et à l’amour : <hortus conclusus>, à la
fois <jardin bien clos> et <jardin secret>. <La société chevaleresque et courtoise posséda dès le XII siècle, sa
choréographie propre, que les textes littéraires et peintures nous montrent généralement dans le lieu protégé d’un
jardin> (Zumthor, 1993 : 408)
14
<Dans le Roman de la Rose et, deux siècles plus tard encore, chez Villon, l’incompatibilité
ontologique du dehors et du dedans, thème récurrent de la narration, fait de celle-ci une figure de notre destinée>
fontaines, les stéréotypes de la beauté superlative. Le poète nous suggère la quantité et une
perfection abstraite. Sous le couvert du motif de la brièveté (mais, paradoxalement, ce motif
ne fait qu’allonger le récit), et sous le motif du silence associé à la thématique de l’excellence
qu’il serait impossible de traduire en paroles, le poète va escamoter la réalité concrète (il
renonce à l’énumération au profit des termes génériques) pour que les images symboliques
entrent en scène, et qu’elles nous frappent dans ce décor minimaliste :

1358 Que iroie je ci acontant ?


De divers arbres i ot tant
Que mout en seroi encombrez
Ainz que jes eüse nombrez

1383 Je n’en sai pas dire le nombre (des fontaines)

1408 Ne vous tenré pas longue fable


Dou leu plesant et delitable
Orandroit m’en convenra taire
Car je ne porroi retraire
Dou vergier toute la biauté
Ne la grant delitablete

Le narrateur emploie consciemment trop de mots et un grand nombre de vers pour dire
ce qu’il ne va pas dire. Il nous impose l’arrêt, nous devons cesser de lire pour regarder et,
avec une économie extrême d’éléments, nous devons accueillir un trop plein de sens sur une
géographie énigmatique, dans un espace mental ; le discours sur le monde nous propose un
imaginaire cohérent dans une forme métaphorique (le jardin, le miroir).
Dans ce contexte s’intègre l’histoire de Narcisse, exemple et symbole 15. Le motif du
miroir la présente comme une mise en abyme de l’isotopie du regard qui offre tout un éventail
sémantique, la gradation de <voir>, de la vision au désir, et du désir à la compréhension de la
déception : voir, penser, comprendre, désespérer. Mais le motif du miroir introduit un autre
exemple, digression libérée du mythe de Narcisse, où se reflète et se mire le propre discours
du poète : le miroir (<li mireors perilleus>), est aussi la métaphore d’un récit qui se veut
spectacle.

1552 Ausis comme li mireors mostre

1554 Et i veoit on sanz coverture


Et la color et la figure,
Trestout aussi vos di de voir
Que le cristaus sanz decevoir
Tout l’estre dou vergier encuse
A ceaus qui dedanz l’eaue musent
Car touz jorz quel que part qu’il soient,
L’une moitie du verger voient
Et s’il se tornent maintenant
Puent veoir le remenant
Si n’i a si petite chose

(Zumthor, 1993 : 59)


15
Cette fois la pédagogie ne vise que les femmes: <Dames, cest exemple aprenez/ Qui vers vos amis
mesprenez/ Car se vous les laissez morir/ Dieus le vos saura bien merir> (vv. 1504-1507)
Tant soit reporte ne enclose
Dont demostrance ne soit faite
Com s’ele ere ou cristal portraite
1568 C’est le mireors perilleuz

Voilà la didascalie implicite convoquant les merveilles d’une machinerie théâtrale aux
décors simultanés, aux plaques tournantes. Et voilà aussi le reflet critique du texte que nous
venons de lire, son écho sonore et contradictoire, la réévaluation qu’il nous propose. Tout ce
que nous avons vu ou imaginé : voir- désir- voie, n’est que le danger à éviter d’après cette
nouvelle pédagogie amoureuse dont les relatifs en anaphore (intensificateurs du sens)
marquent la saillance.

1572 Qui enz ou mireor se mire


Ne puet avoir garant ne mire
Que tel chose a ses jeulz ne voie
Qui d’amors l’a tout mis en voie 

La fontaine d’amour est miroir ; elle est image qui parle et qui signifie, comme un
livre. Elle devient ainsi l’équivalent du texte qui nous a obligés à l’imaginer :

1594 La fontaine d’amors par droit


Dont plusor ont en maint endroit
Parle en romanz et en livre
Mes james n’orrez meus descrivere
La verite de la matiere

À chacun sa fontaine, son expérience singulière et son éducation sentimentale. Mais le


poète est celui qui nous propose comme miroir et modèle la généralisation de son expérience.
Un nouveau terme, négatif, apparaît lié au miroir, et dans le jeu des rimes il va
s’associer aussi à l’isotopie de la vision signalant le manque, la distance essentielle qui sépare
la vision de l’objet du désir. C’est le verbe <décevoir>, normalement au temps passé :

1604 Mes des fort eure me miré


Las, tant en ai puis soupiré
Cil mireors m’a deceü

L’image n’est que reflet (les rosiers reflétés dans l’eau), ni l’ouïe ni la vue ne servent
à combler le désir :

1647 Onques mi œil si bel ne virent


Qui en porroi .i. acrochier

C’est alors le sens de l’odorat (le parfum des roses) qui appelle le poète-amant, le
conforte et le guide dans sa quête. À partir de ce moment tout change. L’amant qui regardait,
comme un voyeur dans le paradis, est maintenant regardé, espionné. Les blessures d’amour
dans l’allégorie des flèches signifient un regard absolu, l’amour qui le vise, le traqué
s’installant dans son cœur, sujet patient16 :

16
Et nous le verrons plus loin voué au <martyre> comme l’amant courtois : <Fera amors de moi
martir>, (v. 1834), et privé de raison : <Ja dieus ne place que je pense/ Que j’aie ja vers vos deffense/ Car il n’est
pas raisons ne droit>, (vv. 1898-1900)
1678 Li dieux d’amors qui, arc tendu
A moi porsivre et espier

1689 L’arc qui estoit fort a merveille


Et trait a moi par tel devise
Que parmi l’ueil m’a ou cuer mise

1737 Quant amors me vit apremer

1740 Si que par l’œil ou cuer m’entra

Un combat entre le devoir, le pouvoir et le vouloir se joue dans la conscience, et pour


le partager, laissant entre parenthèses les motifs canoniques de la courtoisie, le poète tisse des
exemples tirés de la sagesse populaire des proverbes. Il évoque ses souvenirs de jeunesse et à
la psychologie de tous et de chacun pour que la complicité entre le poète et son lecteur 17
s’établisse grâce à une identification singulière : le verbe <voir> au conditionnel et le verbe
<aller> au subjonctif, accompagnent une comparaison hypothétique, exemple concret et
image plastique de la force du désir :

1780 Et si me doit bien espoenter,


Qu’escahudez doit l’yaue cremer
Mes grant chose a en estovoir
Se je veïsse ilec plovoir
Quarriaus ou pierres pelle et melle
Ainssinc espes comme la grelle,
S’estuet il que je i alasse

Un dialogue s’établit entre le narrateur et le dieu d’Amour ; le poète pose des


questions, Amour répond. Mais les arguments sont les règles d’une doctrine. Si le vocabulaire
imite les mots des troubadours et de la religion, l’enjeu, plutôt que d’enseigner ou de
conseiller l’amant, est de lui imposer le chemin et les commandements. Le narrateur promet
d’en faire une relation complète. Il ne nous offre d’abord qu’une synthèse générale :

2055 Li dieus d’amors lors m’enchaja


Tout aussi con vos orroiz ja
Mot a mot ses commendements.

Les vers 2058-2074 coupent le récit. Nous pouvons les considérer comme une sorte
d’incise, un rappel, le parfait écho de l’incipit du Roman, qui se situe juste au milieu du texte,
et qui emploie les formules que les jongleurs utilisaient pour signaler la fin et le
commencement d’une nouvelle séance de récitation. Si le vers 2056 annonce une suite, le vers
2058 introduit une nouvelle mise en place des principales isotopies du texte : la dichotomie
songe/mensonge, qu’on avait relativement oubliée tout au long des deux mille premiers vers,
le rapport entre le regard et la parole, la description et l’explication qui dira la signifiance.
17
Si normalement il est signalé par la deuxième personne du pluriel, <Et sachiez>, (dans le discours du
narrateur) cette fois est le <tu>, deuxième personne du singulier qui signale le narrateur comme le bénéficiaire de
cette didactique amoureuse : <Et si te vueil bien enseigner> (v. 1890), dont Amour qui tient ce discours, est le
maître ; il faut que l’identification narrateur-lecteur soit assurée pour un fonctionnement correct de cette
pédagogie à la chaîne.
Voilà dix-sept vers que nous pouvons lire ou entendre comme le reflet des vingt premiers vers
du Roman. Miroir de l’incipit, stratégie rhétorique qui structure le livre en deux volets, et
nouvelle ouverture du rideau, où commence la deuxième partie du spectacle :

2058 Bien le devise cist romanz


Qui amer velt or i entende
Car li romanz des or commande;
Des or le fet bon escouter,
S’il est qui le sache conter
Car la fins du songe est mout bele
Et la matiere en est novele :
Qui dou songe la fin orra,
Je vos di bien que il porra
Des geus d’amors assez apenre,
Por quoi il veille tant atendre
Dou songe la senefiance
Et la vos dirai sanz grevance
La verite qui est coverte
Vos en sera lors toute aperte,
Quant espondre m’orroiz le songe
Car il n’i a mot de mensonge.

La publicité s’étale dans ces vers. À l’intérêt qui est demandé au lecteur s’ajoute
l’argument de l’intérêt pédagogique et pratique du contenu qui va suivre.
Le vers 2076 reprend le discours interrompu d’Amour. Il suffit de trois mots,
didascalies du dire, <ce dits amors…>, pour lui rendre la parole. Les commandements
d’Amors se succèdent rapidement ; ils constituent le résumé d’une morale courtoise : Il faut
être raisonnable en paroles18, il faut être propre (ses ongles, ses dents, ses cheveux, ses
habits)19, il faut veiller à l’avarice, être large pour offrir les yeux et le cœur (les actifs
principaux de l’amour), il faut garder le secret, se cacher à la vue des autres, cacher ses
émotions surtout20 :

2270 Qu’il ne puissent aparcevoir


Le mal dont tu es angoisseus

Plus explicite encore une image concrète sert à faire voir ce commandement : l’amant
aura le même comportement qu’une image muette ; nous trouvons ici une comparaison
pittoresque et même comique (exceptionnelle dans le roman) :

2284 Et une grant piece seras


Ausis com une ymage mue
Qui ne se crole ni remue
Sanz piez, sanz mains, sanz doiz croler,
Sanz iaus movoir et sanz parler.

18
Dans le rapport à la parole est considéré le tabou linguistique.
19
Sous le couvert de <mondanéités> courtoises, une série de conseils et d’enseignements pratiques qui
se rapportent à la santé.
20
Le motif réapparaît un peu plus loin :< Qu’il est granz sans de soi celer> (v. 2388), plus catégorique
et plus sobre, en véritable règle du code courtois.
Impérativement, il faudra que l’amant éprouve la douleur du souvenir de l’amie
lointaine. Le style proverbial du discours imaginé par Amour, la gamme complète de
l’isotopie de la vue/la voie/l’envoi, et la prolepse narrative, incontournable programme de
l’avenir, nous le donne en spectacle :

2299 Lors diras : dieus con sui mauves


Que la ou mes cuers est ne vois !
Mon cuer seul por quoi i envoi ?
Ades i pans et riens n’en voi
Quant n’en puis les ïaus envoier
Apres por le cuer convoier
Se mi œil le cuer ne convoient,
Je ne pris pas quanque il voient
Doivent se il ci arester ?
Nenil, mes aillors visiter
Ce dont li cuer a tel talent

2316 Et lors te metras a la voie


Et tes pas en vain gasteras
Ce que tu quiers pas ne verras

Un spectacle futur qui aura aussi ses scènes positives. Les yeux seront alors la lumière
et le feu qui allume et brûle le cœur ; cette métaphore se développe également dans le jeu des
rimes, et les homophonies justifient le rapprochement des sèmes :

2337 Grant joie en ton cuer demenras


De la biauté que tu verras
Et saches que dou resgarder
Feras ton cuer frire et larder,
Et tout ades en resgardant,
Aviveras le feu ardant
Que cil qui aime plus regarde,
Plus alume son cuer et l’arde

L’exercice de style se concentre dans les vers 2343-2344 qui synthétisent dans le
proverbe la vérité générale. À partir du vers 2345, quelques maximes lapidaires ponctuent le
développement de cette même image : <Qui plus est pres dou feu, plus art> (v. 2356).
Amour procède en parfait dramaturge, il joue pour l’amant son présent (le désir) et son
futur, où la joie ne sera qu’absente ou révolue. Le verbe <voir>, aux temps du passé, est le
complément des actions futures :

2357 Quant tu ta joie einsi verras,


James movoir ne te querras,
Et quand partir t’en covenra,
Tout le jor mes t’en sovenra
De ce que tu auras veü

2378 Ou tu auras cele veüe


De sorte que, même à l’intérieur du rêve, et dans le discours d’un personnage, se
reproduit la scène typique où le rêveur doute de la vérité de son propre rêve, dans cette zone
où la frontière s’efface entre la réalité et l’illusion. Le personnage d’Amour en profite pour
mettre en place sa théorie, pour persuader et contraindre ses fidèles à la suivre. Nous assistons
à un enchâssement progressif de situations : dans le rêve de l’amant s’enchâsse le discours
d’Amour, dans le discours d’Amour s’enchâsse un hypothétique discours rapporté dont le
sujet grammatical est l’amant, c’est-à-dire le protagoniste de son propre rêve. L’Amour,
instance supérieure, enchâsse et modalise la pensée, les sentiments et le discours de l’amant.

2447 Et diras : dieus ! ai ge songie ?

2455 Dieus ! verrai-je ja que je soie


En tel point com je estoie ?

Ces questions sur la nature du rêve et cette dramatisation de l’angoisse ont une force et
une fonction doubles ; si d’un côté elles représentent la technique persuasive d’Amour, elles
sont surtout la preuve d’une évidence : le poète maîtrise ses moyens, car c’est vraiment lui
l’instance supérieure du discours, situé au-dessus et à l’intérieur de chacun des personnages,
il ne perd pas de vue le caractère matériel (visuel et sonore) de son texte.
Le discours du je (au temps futur, à la manière d’une prémonition) enchâssé dans le
discours d’Amour se poursuit du vers 2447 au vers 2502. À partir du vers 2503, Amour
reprend son propre discours, au futur également, et on peut l’interpréter soit comme un
programme, soit comme une menace. Un long discours truffé de lieux communs (la maigreur
des amants, par exemple, vu leurs incessantes allées et venues) et de paradoxes (l’espoir qui
provoque la joie en même temps que la souffrance) qui a besoin de fréquentes synthèses et de
rappels pour être pédagogique :

2575 Or t’ai dit coment n’en quel guise


Amanz doit faire mon servise

Aux questions directes de l’amant, Amour offre les <remèdes d’amour> : Le premier
des remèdes est le souvenir, le deuxième avoir un ami à qui l’on puisse raconter son secret, et
le troisième c’est de regarder :

2715 Li tierz biens est de resgarder :


C’est douz resgarz qui siaut tarder
A ceus qui ont amors lointienes

L’isotopie du regard, commandée par le personnage de Doux regard est longuement


développée (vv. 2715-2768). Les yeux, qui signifient la lumière, sont les messagers du cœur,
chargés de chasser les ténèbres et d’apporter la joie. Les mots-clés de la théorie, repris par
l’assonance et les rimes internes dessinent une géographie et une rhétorique courtoises :

2736 Car li œil con droit mesagier


Tout maintenant au cuer envoient
Novele de ce que il voient

2747 Que li cuers de riens ne se diaut


Quant li œil voient ce qu’il viaut.
À la fin du dialogue le poète se voit seul ; il réfléchit, mais il ne peut empêcher la
progression de son désir. Bel Accueil le pousse, et finalement l’amant voit de très près le
bouton de la rose. Cette vision nous pouvons la considérer comme une première action
accomplie : <Que le bouton de si près vi> (v. 2822). Mais à partir de ce moment d’autres
personnages entrent en scène, pour jouer la peur, les tabous, les dangers. Leurs dialogues
s’entrecroisent et un long combat psychologique apparaît dans le rêve de l’amant. L’isotopie
de la vue structure ces scènes, l’opposition : voir/être vu architecture le récit de la bataille :
L’amant voit de près le bouton de la rose, mais à son tour il a été espionné par Danger, le
gardien des rosiers, qui en sera honteux : <Mes dou veoir honte conçut> (v. 2842). Si Bel
Accueil protège l’amant, Danger chasse l’amant du jardin : <Fuiez, vasaus, fuiez de ci !> (v.
2933). L’amant, tourne son regard vers l’intérieur, il médite sur son piteux état : <Tant que
einsi me vit maté> (v. 2970)
La présence de Raison ouvre de nouvelles perspectives ; Raison est la haute Dame qui
regarde depuis sa tour. Ses yeux signifient la lumière et la connaissance :

2979 Li œil qui en son chie estoient


Com .ij. estoiles reluissoient

Les rimes ont souligné la puissance de la vue ; la rime <garde/esgarde>21insiste sur


l’importance de la pensée lucide. Raison conseille à l’amant de bien voir et de faire attention :

3011 Et garde bien que plus ne croies,


Le consoil par quoi tu folois

La dichotomie fondamentale: folie et raison de l’amour, semble précéder l’éducation


sentimentale que nous propose le Roman de la Rose. L’opposition des discours et des conseils
sur cette scène imaginaire, et pourtant vraisemblable, n’est que la condition nécessaire d’une
liberté. Les disputes d’Amour, Raison, Ami, Franchise, Pitié, Bel Accueil, l’intervention de
Venus, de Male Bouche, de Jalousie, Honte, Peur, Danger ; les entrées et sorties des
personnages sur cette scène mentale nous la dessinent avec les couleurs et le mouvement du
spectacle médiéval ; cette dynamique angoissante et rythmée nous entraîne dans sa danse :
spectateurs et sujets patients, étudiants, terriblement seuls et libres, de l’amour, nos désirs ne
seront jamais assouvis, et la fin du spectacle ne signifiera pas ni un soulagement ni une
clôture.
Celui qui est arrivé jusqu’à la rose une fois, celui qui a goûté un baiser, ne se sentira
plus jamais satisfait. Il est impossible de prendre congé du désir :

3399 Que dou baiser congé ne doinge


A nul amant qui me soveigne
Car qui au baiser puet ataindre,
A po ne puet a tant remaindre

La fin du Roman de la Rose ne peut certifier que le manque :

4037 Quant il me membre de la perte


Qui est si granz et si aperte
Si ai paor et desconfort,

21
Les occurrences de cette rime augmentent dans la deuxième moitié du Roman : <regardoit/si gardoit>
(vv. 904-905), <garde/esgarde> (vv. 2123-2124), <bien se gart/por .i. regard> (vv. 2217-2218), <de la haute
garde/esgarde> (vv. 2971-2972), <garde/esgarde> (3903/3904).
Qui me donront, ce cuit, la mort

L’étendue de ce qu’on a perdu ouvre des possibilités infinies au regard, au désir, et


aux chemins du texte… La dernière fois que le mot <voir> apparaît dans le Roman de la Rose
de Guillaume de Lorris, il rime avec <decevoir>22 :

4055 Ha ! bel acueil, je sai de voir


Qu’il vos beent a decevoir

Le sème de la vue, à l’intérieur de cette formule langagière, apporte la certitude ou la


vérité que l’on est en mesure de certifier à la première personne, parce qu’on l’a vue, on l’a
vécue, on l’a subie et qu’on la veut toujours.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BATANY, Jean. (1970). <Paradigmes lexicaux et structures littéraires au Moyen Âge>.


Revue d’Histoire Littéraire de la France, Sep-Déc.
GALLY, Michèle. (2005). L’Intelligence de l’amour d’Ovide à Dante. Paris, CNRS.
HÜE, Denis. (2010). Rémanence. Mémoire de la forme dans la littérature médiévale. Paris,
Honoré Champion.
KIBÉDI VARGA, A. (1989). Discours, Récit, Image. Liège-Bruxelles, Pierre Mardaga
Éditeur.
LANGLOIS, Ernest. (1890). Origines et sources du Roman de la rose. Paris, Ernest Thorin
Éditeur.
OUELLET, Pierre. (2000). Poétique du regard. Limoges, PULIM.
POIRON, Daniel. (1973). Le Roman de la rose. Paris, Hatier
ROUBAUD, Jacques. (1986). La Fleur inverse. Essai sur l’art formel des troubadours. Paris,
Éditions Ramsay.
ZUMTHOR, Paul. (1993). La Mesure du Monde. Paris, Seuil

22
La plupart des occurrences de cetterime se situent vers la fin du Roman : <voir/decevoir> (vv. 1556-
1557), <deceü/veü> (3005-3006), <decevoir/sachiez de voir> (vv. 3634-3635), <je sais de voir/decevoir> (vv.
4045-4046)

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