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AURORE

À Paul Poujaud.
1 La confusion morose
Qui me servait de sommeil,
Se dissipe dès la rose
Apparence du soleil.
Dans mon âme je m’avance,
Tout ailé de confiance :
C’est la première oraison !
À peine sorti des sables,
Je fais des pas admirables
Dans les pas de ma raison.

2 Salut ! encore endormies


À vos sourires jumeaux,
Similitudes amies
Qui brillez parmi les mots !
Au vacarme des abeilles
Je vous aurai par corbeilles,
Et sur l’échelon tremblant
De mon échelle dorée,
Ma prudence évaporée
Déjà pose son pied blanc.

3 Quelle aurore sur ces croupes


Qui commencent de frémir !
Déjà s’étirent par groupes
Telles qui semblaient dormir :
L’une brille, l’autre bâille ;
Et sur un peigne d’écaille
Égarant ses vagues doigts,
Du songe encore prochaine,
La paresseuse l’enchaîne
Aux prémisses de sa voix.
4 Quoi ! c’est vous, mal déridées !
Que fîtes-vous, cette nuit,
Maîtresses de l’âme, Idées,
Courtisanes par ennui ?
— Toujours sages, disent-elles,
Nos présences immortelles
Jamais n’ont trahi ton toit !
Nous étions non éloignées,
Mais secrètes araignées
Dans les ténèbres de toi !

5 Ne seras-tu pas de joie


Ivre ! à voir de l’ombre issus
Cent mille soleils de soie
Sur tes énigmes tissus ?
Regarde ce que nous fîmes :
Nous avons sur tes abîmes
Tendu nos fils primitifs,
Et pris la nature nue
Dans une trame ténue
De tremblants préparatifs…

6 Leur toile spirituelle,


Je la brise, et vais cherchant
Dans ma forêt sensuelle
Les oracles de mon chant.
Être ! Universelle oreille !
Toute l’âme s’appareille
À l’extrême du désir…
Elle s’écoute qui tremble
Et parfois ma lèvre semble
Son frémissement saisir.
7 Voici mes vignes ombreuses,
Les berceaux de mes hasards !
Les images sont nombreuses
À l’égal de mes regards…
Toute feuille me présente
Une source complaisante
Où je bois ce frêle bruit…
Tout m’est pulpe, tout amande,
Tout calice me demande
Que j’attende pour son fruit.

8 Je ne crains pas les épines !


L’éveil est bon, même dur !
Ces idéales rapines
Ne veulent pas qu’on soit sûr :
Il n’est pour ravir un monde
De blessure si profonde
Qui ne soit au ravisseur
Une féconde blessure,
Et son propre sang l’assure
D’être le vrai possesseur.

9 J’approche la transparence
De l’invisible bassin
Où nage mon Espérance
Que l’eau porte par le sein.
Son col coupe le temps vague
Et soulève cette vague
Que fait un col sans pareil…
Elle sent sous l’onde unie
La profondeur infinie,
Et frémit depuis l’orteil.
Valéry, Charmes.
Ce premier poème de Charmes joue constamment de deux niveaux complémentaires de
l’intellect et de la naissance inchoative du langage ; parallélisme que le poème ne cessera
d’entretenir dans l’entrecroisement des images, valable sur un plan concret et abstrait, et dans
la mise en place, aussi, de tout un dispositif métrique et prosodique qui projette à travers sa
propre substance le drame de la création dont il est lui-même issu. En effet, il y a lieu de
parler de la création d’une sorte de métaphore motrice, aux termes de laquelle l’avènement de
l’aurore serait également la génération du texte poétique, autogenèse dans laquelle s’inscrit
cette circularité conceptuelle qui constitue l’un des foyers de tant de littérature moderne. Tout
concourt à situer l’écriture dans le contexte d’une recherche de ses propres moyens, depuis
les allusions explicites à des formes linguistiques possibles (la « première oraison » (strophe
1) de l’être, par exemple, qui est, en même temps, par le recours à un jeu de mots auquel
Valéry restera fidèle dans Charmes, un « premier horizon » dans l’éveil de la conscience ; ou
bien les « similitudes » qui « brillent parmi les mots » (strophe 2)) jusqu’aux formes de la
versification. L’analyse des procédés formels montre à quel point Valéry sait exploiter et
prendre en charge tout le potentiel sémantique d’une forme métrique particulière. Il s’agit ici,
en effet, d’une forme heptasyllabique dont les sept syllabes ne sauraient par définition être
divisées par la césure en deux unités égales, créant un manque d’équilibre où viennent
s’inscrire dès le départ cette instabilité et ce dynamisme inchoatifs du sujet : la première
strophe, par exemple, se caractérise par une grande variation métrique où l’on constate des
coupes de 5/2, de 4/3 et de 3/4 syllabes. De cette façon s’installe un régime rythmique
dynamique par son manque d’harmonie. La rime suivra un modèle précis qui n’est pas moins
remarquable : le dizain (la strophe de 10 vers) s’articule autour d’une première unité dans
laquelle les rimes féminines et masculines amorcent un certain balancement, une certaine
alternance, unité suivie de deux rimes féminines qui constituent en quelque sorte le cœur
doux et tendre de l’unité strophique prise dans son ensemble, projection de cette présence
féminine discrète, désignée seulement à la quatrième strophe, sous la forme des « Maîtresses
de l’âme, Idées, /Courtisanes » qui restent mystérieusement à l’œuvre ; équilibre que vient
pourtant fracturer la dernière unité de rimes embrassées (abba), dans les quatre derniers vers
de chaque strophe, par une articulation masculine/féminine ou féminine/masculine : la fin de
l’articulation masculine/féminine / féminine/masculine : la fin de chaque strophe fait ressortir
le dynamisme consonantique d’un énoncé masculin, frémissant et ondulatoire. Voyons la
sixième strophe :
Toute l’âme s’appareille
À l’extrême du désir. . .
Elle écoute qui tremble
Et parfois ma lèvre semble
Son frémissement saisir.
Prolifération de rimes riches pour davantage de sonorité, utilisation discrète de l’allitération,
motricité de l’enjambement, pressentiment de la coïncidence de l’être et du connaître au sein
des répétitions homophoniques, pluralité et indétermination de l’énoncé : la subtilité d’un tel
concours de procédés poétiques dépend d’une écriture fondamentalement agissante en ce sens
que l’esprit l’habite et en épouse le parcours qui reste profondément imprégné d’une
multiplicité de possibles verbaux. Valéry précise dans la première leçon de son Cours de
poétique : « Parmi toutes ces possibilités, il en est une, et une seule, qui place enfin [le texte
poétique] dans les conditions où il prendra force et forme d’action. Un poème est un discours
qui exige et qui entraîne une liaison continuée entre la voix qui est et la voix qui vient et qui
doit venir » (Œuvres, I, p. 1349). Aurore est un poème à forme fixe dans lequel les prémisses
d’une voix intérieure ne cessent d’informer virtuellement l’écriture. Il en résulte un texte
profondément actif, dont le dynamisme est engendré par un dispositif gestuel et animateur qui
puise sa pertinence dans le fonctionnement créateur de l’esprit. La première leçon de Cours
de poétique propose une formule capitale pour toute la poétique valéryenne : « C’est
l’exécution du poème qui est le poème. [...] Les œuvres de l’esprit, poèmes ou autres, ne se
rapportent qu’à ce qui fait naître ce qui les fit naître elles-mêmes » (Œuvres, I, p. 1350). Ce
principe animateur et « gestuel » qui habite la poésie en général aux yeux de Valéry, et qu’on
peut voir à l’œuvre dans Charmes, rencontre pourtant une difficulté surtout au niveau des
éléments à partir desquels toute la charpente poétique de certains textes, dont notamment «
Le Cimetière marin » et « La Pythie », aurait été construite. Le parcours poétique global de
Valéry nous montre que la notion de « poïein », du « faire » générateur, ouvert aux multiples
possibles du texte, entretient un rapport instable avec des directions conceptuelles qui ont
tendance précisément à réhabiliter une acception plus ponctuelle de la poésie et de la mise en
forme. Comme Valéry le définit dans Variété : « Ce qu’on appelle un poème se compose
pratiquement de fragments de poésie pure enchâssés dans la matière d’un discours. Un très
beau vers est un élément très pur de poésie. La comparaison banale d’un beau vers à un
diamant fait voir que le sentiment de cette qualité de pureté est dans tous les esprits »
(Œuvres, I, p. 1457). Que devient alors, dans cette perspective, l’énorme travail constructeur
de Charmes, le soin que Valéry apporte aux transitions des moments-charnière de l’énoncé
poétique ? L’essence de la forme dans son état le plus pur implique par définition la fin de
tout acte, de toute intervention rédactionnelle et la délimitation de l’objet vers lequel
l’exercice heuristique de la production poétique avait été orienté. Mais un tel objet dépend
tout aussi intimement d’un parcours actif, du rejet de toute notion d’achèvement du poème.
Cette problématique d’envergure majeure signale à la fois la compétence de la poétique et
aussi ses limites. Les conséquences de cette impasse apparente sont visibles dans beaucoup
de domaines, mais ne sont nulle part plus évidentes que dans celui de la création poétique. Un
décalage se creuse entre l’affirmation catégorique de Tel Quel : « Un poème n’est jamais
achevé » (Œuvres, II, p. 553), et des textes où les vers sont loués comme tenant du non-
arbitraire, de l’irréductible, supposant une loi de fixité dont dépend toute autre chose. On peut
constater également des échos de cette problématique dans Charmes.

Référence :
VALÉRY, Paul, Œuvres I, édition établie et annotée par Jean Hytier, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1957.
— Œuvres II, édition établie et annotée par Jean Hytier, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1960.

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