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Location: Romania
Author(s): Anne-Laure Andevert
Title: Les ravages de l’ennui chez Julien Green
The ravages of boredom in the writing of Julien Green
Issue: 17/2016
Citation Anne-Laure Andevert. "Les ravages de l’ennui chez Julien Green". ALKEMIE. Revue
style: semestrielle de littérature et philosophie 17:121-137.
https://www.ceeol.com/search/article-detail?id=422932
CEEOL copyright 2019
1 J. Green, Adrienne Mesurat [1927], in Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, [coll.
« Bibliothèque de la Pléiade »], 1972, p. 373.
2 Ibid., p. 432.
3 Comme l’écrit à juste titre Maxime Rovère, « le solitaire est celui que personne n ’interpelle,
celui qui, à force de n’être pas nommé, finit par acquérir une sorte de transparence »
(Introduction au dossier « D’Ovide à Blanchot. Deux mille ans de solitude », Magazine
littéraire, no 510 « La solitude – D
’Ovide à Blanchot », 2011, p. 50). Comme les autres
personnages, Adrienne est ainsi confrontée à l’inanité de son existence : « L’ennui est donc
cette forme de retour à soi par laquelle on est c onfronté à notre existence brute, isolée du
1 Le Journal de Julien Green témoigne d’ailleurs de cette angoisse atroce qu’il ne cesse de
ressentir. Le 12 septembre 1938, il note : « Une angoisse indescriptible pèse sur le monde.
De cette angoisse, j’ai largement ma part, mais afin de ne pas perdre courage, j’ai tiré
mon roman de ma valise et je me suis remis au travail » cf. Journal, Derniers beaux jours
(1935-1939) [1939], in Œuvres complètes, t. IV [1975], Paris, Gallimard, [coll. « Bibliothèque
de la Pléiade »], p. 355-516, p. 489. Son angoisse lui inspire la réflexion suivante : « J’ai
assez de cette vie et de moi-même » (ibid., p. 491), réflexion qui s’assimile à la lassitude
des personnages de n’être que soi-même, d’être emprisonnés dans une identité qui les
lasse ou leur inspire un profond dégoût. Puis, le 16 juin 1955, il a la conscience écrasante
du vide qui l’entoure : « Parfois je suis pris d’une tristesse si profonde et si parfaitement
inexplicable que le monde entier me semble tout à coup vide de sens. Vide, le moment
présent, vides, les paroles, vides, tous les gestes qu’on peut faire et tous les efforts pour
accomplir quoi que ce soit. Ce sont là les heures que je redoute le plus, celles où le néant
s’affirme. […] C’est le vent du désespoir qui se lève et abat tout devant lui. Le démon, la
face du démon » (J. Green, Journal, Le Bel a ujourd’hui, p. 1421).
2 J. Green, Minuit [1936], in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, [coll. « Bibliothèque
de la Pléiade »], 1973, p. 393-617, p. 417.
3 M. Eck, L’Homme et l’angoisse [« L’angoisse de Julien Green ou l’angoisse de l’ange et
d’Uranus », p. 233-247], Paris, Fayard, 1964, p. 14-15. D’ailleurs, ces symptômes sont aussi
présents dans l ’hypocondrie de certains personnages, symptômes qui se confondent aussi
facilement avec ceux remarqués chez les ennuyés : « fatigue morale, angoisse, irritation,
désenchantement, pessimisme », rappelle Arnaud Codjo Zohou (Les Vies dans l’ennui,
Insinuations, p. 16). Cela laisse à penser qu’il y a un lien étroit entre l’angoisse et l’ennui.
L’angoisse est souvent, chez nos ennuyés, angoisse de la mort, et leur peur de la maladie
est – comme nous l’avons vu – liée à leur peur de la mort.
1 Ibid., p. 20.
2 S. Toulet, Le tourment de Dieu dans l’œuvre autobiographique de Julien Green, Sherbrooke,
Naaman, 1982, p. 15.
3 J. Green, Mont-Cinère [1926], in Œuvres complètes, t. I, p. 67-282, p. 99-100.
1 « Ceux qui vivent… », in Les Châtiments, Paris, Gallimard, 1998, p. 143. Et il poursuit
par un tableau éloquent de ces êtres apathiques : « Inutiles, épars, ils traînent ici-bas /
Le sombre accablement d’être en ne pensant pas » (Ibid.).
2 J. Green, Mont-Cinère, p. 142.
3 V. Jankélévitch, L’Aventure, l’ennui, le sérieux, Paris, Montaigne, 1963, p. 69.
pas être réalité. Dans leur solitude, les « ennuyés » greeniens ont tout
loisir de porter un regard – souvent indésirable – sur leur existence.
Mais c’est justement ce temps libre qui leur est odieux parce q u’il les
force à disposer d’une liberté dont ils ne savent que faire et qui les place
face à leur impuissance. Les « ennuyés » sont donc en décalage avec
autrui, qu’ils voient s’agiter, alors que leur temps libre est synonyme
d’ennui, de souffrance et de solitude. Ce temps de l’attente, à c ombler
absolument est finalement l’annonce d ’un vide inquiétant. Désormais,
ce n ’est plus le décor, leur vie, mais eux-mêmes qui apparaissent vides et
qui en prennent c onscience avec la liberté du temps de l ’attente. Selon
Kant, plus le sujet ennuyé a conscience du temps, plus il en ressent la
vacuité. L ’ennui met les sujets de Green face à une temporalité sans
temps : ils se retrouvent dépourvus de tout ancrage dans une histoire
linéaire, « suspendus », hors du temps parce q u’incapables de s’y inscrire,
mais pourtant prisonniers d’eux-mêmes. Les « ennuyés » préfèrent de
loin l’habitude, la quotidienneté au surgissement de l’événement qui
chamboule le rythme de leur vie et les plonge dans l’angoisse, parce
que la monotonie leur semble plus propice et moins douloureuse dans
l’attente que le temps passe. Même si cette situation provoque tout leur
écœurement et semble plutôt inefficace, ils se jettent dans la quotidienneté
pour enrayer leur angoisse. Les « ennuyés » de Green se sentent bannis
de l’existence, bannis du temps, d’où leur perte d’adhésion au monde.
Ainsi, même le présent leur est difficile à habiter et semble porteur
d’anéantissement de leur identité.
Dans un tel c omportement, il y a aussi une réaction de défense
des « ennuyés » greeniens, qui se protègent de l’existence entière en
lui déniant sa capacité à émerveiller ou surprendre. Leur rythme n’est
plus que le rythme de leur conscience : une conscience aboulique et
apathique. Dès lors, il est évident que le temps a une dimension anéan-
tissante, dont les effets sont particulièrement probants dans les œuvres
greeniennes. C ’est déjà par l ’emploi d ’un temps linéaire c omme support
de l’histoire que Julien Green fait ressentir au lecteur la pesanteur d ’un
temps qui ne se déroule que difficilement. « L’ennui, c’est le quotidien
devenu manifeste1 » et c’est exactement cette impression du quotidien
que Julien Green parvient à retranscrire. En effet, celui qui ne s ’ennuie
pas ne ressent pas, normalement, son quotidien. Il lui est inaperçu. Les
personnages greeniens stagnent dans un temps qui les enlise et dont la
répétitivité mime l’absurdité et l’inanité de leur existence1.
Aussi, c ombien de nos personnages vivent ces instants d’insatisfaction
et de frustration, cette folle espérance que quelque chose les délivre de
leur quotidienneté écrasante ? Adrienne, Hedwige (Le Malfaiteur2), Emily
nourrissent de fols espoirs, mais chaque jour amène son lot de peine et
de désillusion. Leur présent « se c onsume dans une longue et démorali-
sante expectative3 » qui les prive par là même de futur. Elles subissent
dès lors passivement la puissance anéantissante du temps, ressentant la
pesanteur du monde banal et médiocre dans lequel elles sont contraintes
de vivre. L ’absence de bonheur caractérise les « ennuyés » greeniens et
donne l ’impression de la déperdition de l ’être dont le passé ne représente
plus qu’une masse informe et inerte, vécue dans la grisaille de l’ennui.
Si cette impression de lenteur persiste, c’est bien parce que le narrateur
privilégie les « pauses4 », composées des descriptions et des pensées des
personnages, sur le temps de l’histoire. De là la sensation que leur vie
n’a pas évolué du tout. Apathiques, les personnages ennuyés perdent leur
1 S. Freud, Névrose et psychose, trad. N. Casanova, Paris, Payot et Rivages, [coll. « Petite
Bibliothèque Payot »], 2014, p. 32.
2 La folie semble parler à l’auteur. Justifiant ses livres, il écrit le 30 mars 1933 : « Si je ne
mettais pas cette folie dans mes livres, qui sait si elle ne s ’installerait pas dans ma vie ? »
(J Green, Journal, Les Années faciles (1926-1934), [1938], in Œuvres complètes, t. IV, p. 1-354,
Après son geste meurtrier, elle ne se reconnaît plus : elle n ’est plus
capable de supporter la violence q u’elle découvre en elle, d ’où l ’apparition
des bourdonnements qui symbolisent son retrait de la réalité. L ’adolescente
ne sait plus interpréter ses gestes. Elle n ’en était pas particulièrement
capable avant le meurtre, rendue étrangère à tout par son ennui ; ici, cette
incapacité est accrue par la révélation de sa propre violence. Sa réaction
de peur et son désir impulsif de se défendre c ontre un quelconque agres-
seur qui n’est autre qu’elle-même suggèrent son déni de la réalité, mais
p. 235). En tout cas, il en donne une première représentation dans sa première nouvelle,
L’Apprenti psychiatre, retraçant l’intérêt malsain d’un précepteur pour la mélancolie de
son élève, prenant plaisir à provoquer un déchaînement de cette dernière, qui va alors se
transmettre au précepteur même. Dans leur psychose, ces ennuyés greeniens ne sont plus
eux-mêmes, tant les phases de leur démence sont antithétiques et contribuent à dessiner
des êtres étrangers à eux-mêmes.
1 J. Green, Mont-Cinère, p. 153.
2 J. Green, Adrienne Mesurat, p. 395-396.
1 A. Manus, Psychoses et névroses de l’adulte, Paris, PUF, [coll. « Que sais-je ? »], 2007,
p. 8.
marque ses traits : au son de la grille qui se referme sur elle, elle « se
retourna pour la regarder avec une expression qui ne peut se rendre. Ses
yeux semblaient s’être agrandis ; elle aussi était toute blanche, presque
livide et ses lèvres, entrouvertes c omme pour être toutes prêtes à crier,
n’avaient plus de couleur et se distinguaient à peine du reste de son
visage1 ». Adrienne porte le masque de l’anxiété. Son ralentissement
psychomoteur s’inscrit dans ses traits et donne l’idée du vide qui la
caractérise. Abattue par la déclaration du docteur, Adrienne parvient
difficilement à maintenir son intérêt de la réalité. La jeune fille « est
figé[e] , mutique, sans initiative, en dehors du monde, c omme pétrifié[e]
de douleur2 ». La réalité n ’existe plus à ses yeux : elle se laisse engluer
par sa mélancolie, qui lui ôte toute réaction3, toute sensation4 et toute
expression. Adrienne est bel et bien atteinte de mélancolie, dans sa
phase stuporeuse s’illustrant par la perte de toute faculté. D ’ailleurs, les
yeux d ’Adrienne « étaient les mêmes, immobiles c omme des yeux de
poupée5 ». Elle a un « étrange regard qui se portait d’un objet à l’autre
sans paraître les voir6 ». Elle est agie par sa mélancolie et rien ne semble
avoir de prise sur elle. Seule réside l’idée obsessionnelle que le docteur
l’aime. Adrienne demeure insensible, dans une absence totale : « Aucune
pensée, aucune émotion ne se lisait sur ses traits7 ».
À cette atonie du sujet succèdent des épisodes d’agitation intenses
qui forment l’épisode maniaque du sujet. Face à une situation où le
sujet pense être agressé, il réagit en adoptant un c omportement qui
laisse entendre la violence de son désir de libération. Après le départ
définitif de Mrs Fletcher, qui laisse Emily et son mari dans un désarroi
financier, Emily ne cesse de s’agiter :
Toute la matinée, elle fut inquiète. Elle allait et venait sans cesse d ’une pièce
à l’autre et s’arrêtait parfois au coin du feu, mais, incapable de demeurer
Emily perd tout contrôle sur elle-même, elle semble dans un aban-
don de son identité qui dit son progressif acheminement vers la folie.
Des épisodes de manie et de mélancolie s’alternent dans ce passage et
finissent par dépeindre un personnage qui perd peu à peu pied sur tout.
Ainsi, dans la folie des personnages greeniens, les symptômes de
l’ennui sont exacerbés et deviennent par c onséquent purement patho-
logiques. « Toutes les maladies de l’âme sont associées à l’ennui4 ». Leur
psychose maniaco-dépressive est l’aboutissement normal d’un ennui qui
finit par déposséder les personnages d’eux-mêmes. Ils ne sont plus au
monde, mais « sont perpétuellement ‘hors d’eux-mêmes’5 ». Plus rien
1 J. Green, Mont-Cinère, p. 266-267.
2 A. Manus, Psychoses et névroses de l’adulte, p. 119.
3 J. Green, Mont-Cinère, p. 226-227.
4 P. Lemoine, S’ennuyer, quel bonheur !, Paris, Armand Colin, 2007, p. 146.
5 M. Raclot, « Démence et folie dans l ’œuvre de Julien Green. De l’aliénation à l’illumination »,
in Travaux de littérature, no 10, Paris, Klincksieck, 1997, p. 397-410, p. 397.
n ’existe pour ces personnages greeniens qui ont perdu toute humanité,
si ce n ’est un monde q u’ils voient sous le voile de leur folie parce que
celui-ci répond enfin à leurs désirs. Leur folie est l’indice d’une fuite
hors d ’une personnalité bien trop rationnelle qui ne leur a apporté que
son lot de souffrances et d ’insatisfactions. Dès lors, la folie représente
une réelle délivrance pour ces « martyrs de l’ennui1 ».
Anne-Laure Andevert