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Source: ALKEMIE. Revue semestrielle de littérature et philosophie

ALCHEMY. Semiannual journal of literature and philosophy

Location: Romania
Author(s): Anne-Laure Andevert
Title: Les ravages de l’ennui chez Julien Green
The ravages of boredom in the writing of Julien Green
Issue: 17/2016
Citation Anne-Laure Andevert. "Les ravages de l’ennui chez Julien Green". ALKEMIE. Revue
style: semestrielle de littérature et philosophie 17:121-137.

https://www.ceeol.com/search/article-detail?id=422932
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LES RAVAGES DE L­ ’ENNUI


CHEZ JULIEN GREEN

Né en 1900 à Paris de parents sud-américains et mort dans sa ville


natale en 1998, Julien Green baigna toute son enfance dans ­l’atmosphère
mélancolique que le lecteur retrouve dans ses livres. Bien que vivant
en France, ses parents, et surtout sa mère, partirent des États-Unis le
cœur lourd et ne parvinrent pas réellement à laisser derrière eux leur
passé. ­L’auteur lui-même ­n’a pas été épargné par ­l’ennui, un ennui neu-
rasthénique q­ u’il évoque souvent dans son Journal et dont il imprègne
chacun de ses romans. Mont-Cinère (1926), Adrienne Mesurat (1927),
Minuit (1936) et Le Malfaiteur (1955) ne sont que quelques titres d­ ’un
écrivain prolifique, mais sont tous un exemple probant de ­l’ennui qui
caractérise les personnages greeniens.
En effet, affect anéantissant, ­l’ennui provoque une perte de sens
qui entraîne avec elle le sentiment accablant d­ ’une impuissance crois-
sante. Épuisé, découragé par de vains efforts pour sortir de son aboulie,
­l’« ennuyé » peine à maintenir vif son intérêt pour le monde extérieur et
pour autrui. C ­ ’est ainsi un rapport erroné q­ u’il entretient avec autrui,
mais aussi avec lui-même : au lieu de ­considérer le monde extérieur dans
sa nouveauté, dans sa richesse, il ne voit que ce ­qu’il a de plus banal et
de médiocre, sans remettre en question son interprétation.
Aussi ­l’ennui ­condamne-t-il le personnage greenien à une solitude
évidente. Georges Minois explique que « le terme latin solitudo désigne
le plus souvent un endroit : une solitude est un lieu désert, plutôt hos-
tile ; ­c’est l­ ’opposé d­ ’un lieu humanisé, civilisé1 ». L­ ’étymologie du mot
permet de relier la solitude au décor : en effet, il y a bien chez Julien
Green un décor aride qui semble enfermer le personnage et l­’éloigner
de toute relation humaine. Tout ­comme ­l’ennui et la solitude peuvent
permettre ­d’accéder à une ­connaissance de soi indéniable, ils peuvent
1 G. Minois, Histoire de la solitude et des solitaires, Paris, Fayard, 2013, p. 9-10.

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aussi ­conduire ­l’être à un égocentrisme qui ­l’empêche de fuir son ennui.


Telle est la raison pour laquelle la solitude est ambivalente, à l­ ’instar de
­l’ennui. De fait, l­ ’isolement d­ ’Adrienne Mesurat est bien le terreau des
angoisses et maux q­ u’elle va développer par la suite. La jeune fille est
prise ­d’une apathie qui la maintient dans un état dépressif :
Pour la première fois de sa vie elle était seule dans la villa et elle en fit la
réflexion avec un mélange de plaisir et ­d’inquiétude, ­comme si cette solitude
­comportait de grands mystères. […] Quelque chose la retenait de se lever, une
paresse soudaine, inexplicable. Dans quelques minutes son père reviendrait,
et alors cette courte indépendance finirait. Elle serait de nouveau la fille,
­l’esclave ­d’Antoine Mesurat. Elle ne se levait pas, elle éprouvait un sentiment
agréable à ­s’abandonner à son sort, à ne plus lutter, à laisser les choses agir
­d’elles-mêmes1.

Solitude et ennui ­contribuent à affaiblir un personnage qui ne dispose


plus d­ ’aucun moyen d­ ’agir sur un réel fuyant. Incapable de fuir et de se
fuir, le personnage s­ ’abandonne à une inaction qui dit son impuissance.
Désespérément seuls, les personnages greeniens ressentent une pro-
fonde angoisse à l­’idée de ne c­ onnaître que la solitude. Leur solitude
induit un ennui vertigineux, inhérent à leur être. Ils c­ onnaissent un
isolement pascalien, stérile et anxieux. Même le décor autour d­ ’Adrienne
reflète sa solitude. Le néant se propage sur tout ce qui l­ ’entoure et finit
par la prendre en otage, annihilant tout espoir en ­l’avenir.
Son cœur se serra à la pensée de sa solitude. Elle traversa la place et entra
dans un café pour parler à q­ uelqu’un. Il n­ ’y avait personne, mais elle eut été
surprise de trouver q­ uelqu’un. Cette petite ville froide et avare ne montrait
pas volontiers ses habitants, mais les cachait au fond de ses maisons2.

Prédisposée à la solitude, Adrienne se résigne vite face à son impuis-


sance, abandonne toutes ses illusions et renonce à lutter3. Voilà pourquoi

1 J. Green, Adrienne Mesurat [1927], in Œuvres ­complètes, t. I, Paris, Gallimard, [coll.
« Bibliothèque de la Pléiade »], 1972, p. 373.
2 Ibid., p. 432.
3 Comme ­l’écrit à juste titre Maxime Rovère, « le solitaire est celui que personne n­ ’interpelle,
celui qui, à force de ­n’être pas nommé, finit par acquérir une sorte de transparence »
(Introduction au dossier « ­D’Ovide à Blanchot. Deux mille ans de solitude », Magazine
littéraire, no 510 « La solitude – D
­ ’Ovide à Blanchot », 2011, p. 50). Comme les autres
personnages, Adrienne est ainsi ­confrontée à ­l’inanité de son existence : « ­L’ennui est donc
cette forme de retour à soi par laquelle on est c­ onfronté à notre existence brute, isolée du

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la solitude est insupportable à tous les personnages ennuyés de Green.


­L’ennui anéantissant dans lequel ils sombrent est une voie vers la mort.
En refusant le ­contact humain, les « ennuyés » greeniens participent à
la déshumanisation de leur être et se désinvestissent de ce qui pourrait
maintenir vives leurs pulsions de vie. Plus ils ­s’isolent, moins ils par-
viennent à revenir vers autrui. Les « ennuyés » de Green, apathiques
et abouliques, c­ onnaissent une détresse qui provoque un retrait1 hors
du monde. La solitude se mue en dégoût pour leur propre personne à
cause de cette proximité insupportable et intenable avec soi-même. Les
« ennuyés », tels Adrienne, Emily, Hedwige et Jean, se découvrent dans
toute ­l’horreur de leur inanité : désœuvrés, ils ne ­conçoivent plus ­qu’un
vaste dégoût pour tout, pour tous.
Aussi ne ­comprennent-ils plus le sens du monde environnant, et
­s’isolent, dans une solitude effroyable, « ­vécu­[­e­]­dans un malaise angoissé,
étale et sourd, et sans objet2 ». Forcés de cohabiter avec eux-mêmes, les
personnages de Green prennent ­conscience de ­l’inanité et de la vacuité
de leur existence, et en éprouvent un ennui écrasant, qui se mue en
angoisse ­d’être au monde. En effet, autour ­d’eux, choses, personnes et
décor semblent réifiés, aussi indifférents à leur douleur ­qu’immuables.
Cette prise de ­conscience entraîne ­l’impression lucide ­qu’eux aussi sont
emprisonnés dans un corps et un temps engluant, qui empêchent tout
changement et toute possibilité d ­ ’avenir. « ­L’ennui est une forme de
claustrophobie irrémédiable puisque la geôle est notre corps3  ». ­C’est
bien le drame de ces personnages ennuyés, qui provoque une angoisse
indéniable : leur situation est inaltérable et tous leurs efforts pour briser
­l’immobilité écrasante de leur existence sont voués à ­l’échec. Les voilà
dans une ­conscience exacerbée d­ ’eux-mêmes, dans un vertige existentiel,
un malaise insidieux qui leur révèle la vacuité de toute chose, et ainsi,
monde et des autres, un solipsisme existentiel en somme, et une solitude qui se regarde »
(A. Codjo Zohou, Les Vies dans ­l’ennui, Insinuations, Paris, L­ ’Harmattan, 2002, p. 76).
1 Les personnages c­ omprennent alors que la solitude leur est inhérente et q­ u’elle a toujours
fait partie ­d’eux-mêmes, c­ omme ­l’écrivait Cioran : « ­Lorsqu’on dresse le bilan, à un
moment de solitude, on ne ­comprend que trop ­qu’on ­n’a jamais rencontré personne, que
les amours et les amitiés ne sont mêmes pas des illusions ; ­qu’on n­ ’a jamais été que soi-
même, seul, seul à en crever, c­ ondamné, malheureux » (Solitude et destin, Paris, Gallimard,
[coll. « Arcades »], 2004, p. 408).
2 A. Jay, Quel ennui ! Essai philosophique et littéraire, Paris, ­L’Harmattan, [coll. « Lettres du
Pacifique »], 2007, p. 27.
3 Ibid.

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de tout existant. ­L’angoisse est donc – ­comme son étymologie le suggère


(angustia) – un rétrécissement de son existence entière1. Souvent, les
personnages ­s’étouffent eux-mêmes, anéantis par la ­conscience écrasante
de ne rien pouvoir faire pour dévier leur marche vers un destin impi-
toyable, mais aussi par la sensation de leur étrangéité au monde. Aussi,
dans Minuit : « Il lui semblait, en effet, ­qu’une main la tenait à la gorge
et serrait de temps en temps ; alors le sang lui montait à la tête et elle
craignait de tomber2 ». La frayeur d­ ’Élisabeth à l­’intuition de la mort
de sa mère lui donne un fort sentiment ­d’oppression, qui annonce ses
claustrations futures. Les personnages présentent bien certains symp-
tômes de ­l’angoisse, décrits par Marcel Eck :
L­ ’angoisse se distingue de l­’anxiété, souvent par la prédominance, toujours
par la participation d­ ’un élément somatique. Impression de c­ onstriction
thoracique, de torsion épigastrique ou abdominale, de gorge serrée […].
Impression indéfinissable qui étreint les lombes, descend jusque dans les
mollets. Dérobement des jambes […]. Voile noir devant les yeux, tout se
brouille ; les sons ne sont plus perçus, ou bien ils sont déformés, les tempes
battent et résonnent. La sueur coule de partout3.

1 Le Journal de Julien Green témoigne ­d’ailleurs de cette angoisse atroce ­qu’il ne cesse de
ressentir. Le 12 septembre 1938, il note : « Une angoisse indescriptible pèse sur le monde.
De cette angoisse, j­’ai largement ma part, mais afin de ne pas perdre courage, j­’ai tiré
mon roman de ma valise et je me suis remis au travail » cf. Journal, Derniers beaux jours
(1935-1939) [1939], in Œuvres ­complètes, t. IV [1975], Paris, Gallimard, [coll. « Bibliothèque
de la Pléiade »], p. 355-516, p. 489. Son angoisse lui inspire la réflexion suivante : « ­J’ai
assez de cette vie et de moi-même » (ibid., p. 491), réflexion qui ­s’assimile à la lassitude
des personnages de ­n’être que soi-même, ­d’être emprisonnés dans une identité qui les
lasse ou leur inspire un profond dégoût. Puis, le 16 juin 1955, il a la ­conscience écrasante
du vide qui ­l’entoure : « Parfois je suis pris ­d’une tristesse si profonde et si parfaitement
inexplicable que le monde entier me semble tout à coup vide de sens. Vide, le moment
présent, vides, les paroles, vides, tous les gestes ­qu’on peut faire et tous les efforts pour
accomplir quoi que ce soit. Ce sont là les heures que je redoute le plus, celles où le néant
­s’affirme. […] ­C’est le vent du désespoir qui se lève et abat tout devant lui. Le démon, la
face du démon » (J. Green, Journal, Le Bel a­ ujourd’hui, p. 1421).
2 J. Green, Minuit [1936], in Œuvres ­complètes, t. II, Paris, Gallimard, [coll. « Bibliothèque
de la Pléiade »], 1973, p. 393-617, p. 417.
3 M. Eck, ­L’Homme et ­l’angoisse [« ­L’angoisse de Julien Green ou l­’angoisse de l­’ange et
­d’Uranus  », p. 233-247], Paris, Fayard, 1964, p. 14-15. ­D’ailleurs, ces symptômes sont aussi
présents dans l­ ’hypocondrie de certains personnages, symptômes qui se ­confondent aussi
facilement avec ceux remarqués chez les ennuyés : « fatigue morale, angoisse, irritation,
désenchantement, pessimisme », rappelle Arnaud Codjo Zohou (Les Vies dans ­l’ennui,
Insinuations, p. 16). Cela laisse à penser qu’il y a un lien étroit entre ­l’angoisse et ­l’ennui.
­L’angoisse est souvent, chez nos ennuyés, angoisse de la mort, et leur peur de la maladie
est – ­comme nous ­l’avons vu – liée à leur peur de la mort.

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Corps et esprit sont liés lors de manifestations ­d’angoisse et ­c’est


bien ­l’esprit qui dirige le corps dans ces perturbations somatiques :
deux c­ onditions sont donc nécessaires dans l­’angoisse. D ­ ’une part la
­conscience du sujet face à une situation qui lui est angoissante ; ­d’autre
part un investissement psychologique qui la morcèle en trois éléments.
Marcel Eck poursuit ainsi : « ­l’angoisse ­s’accompagne ­d’un investisse-
ment psychologique fait de trois éléments : sentiment de fatalité […],
sentiment ­d’impuissance […], sentiment de catastrophe imminente1 ».
Ces trois éléments se retrouvent dans ­l’ennui : il enlise les personnages
greeniens dans la sensation que ­l’ennui est leur destin, ­qu’ils ne peuvent
rien faire pour l­’empêcher et n­ ’en retirent que la c­ onscience exacerbée
de l­ ’inanité de toute chose. Que ce soit l­ ’ennui ou l­ ’angoisse, tous deux
sont porteurs d­ ’un écrasant sentiment de fatalité : que peut le sujet face
à eux, sinon se résigner face à l­ ’idée ­qu’il n­ ’y a pas d­ ’issue ? Par ailleurs,
solitude et silence sont porteurs ­d’une réelle angoisse existentielle,
donnant « ­l’image ­d’un être profondément tourmenté2 ». ­C’est ce que
suggère cet épisode nocturne de Mont-Cinère :
Le silence de la maison lui faisait peur. Elle était assise au bord de son lit
et ses cheveux retombant sur son livre lui cachaient le visage. Au moindre
bruit elle se redressait et jetait les yeux autour ­d’elle en écartant vivement les
mèches qui couvraient son front. Un vent assez fort soufflait de la fenêtre et la
faisait grelotter, mais elle n­ ’osait se lever. Elle tenait les coudes serrés au corps
et, de temps en temps, ­considérait avec inquiétude la bougie qui diminuait
sur la table à côté ­d’elle, ou bien, lorsque le vent ébranlait le châssis de la
fenêtre, elle se retournait, le cœur battant, et regardait les rideaux ­qu’une vie
mystérieuse paraissait animer.
Il lui semblait que ­l’effroi stimulait son cerveau et ­qu’elle pensait plus vite
et plus clairement ­qu’à ­l’ordinaire3.

Le silence – qui accentue ­l’impression de solitude – révèle aussi à


Emily la mort dont semblent prises toutes choses. Ne nous trompons
pas : la vie mystérieuse semblant animer le décor suggère la menace de
la réification de ­l’« ennuyée » greenienne. Si les objets sont doués ­d’une
vie particulière, elle s­’en trouve réifiée c­ omme le prouvent son apathie

1 Ibid., p. 20.
2 S. Toulet, Le tourment de Dieu dans l­’œuvre autobiographique de Julien Green, Sherbrooke,
Naaman, 1982, p. 15.
3 J. Green, Mont-Cinère [1926], in Œuvres ­complètes, t. I, p. 67-282, p. 99-100.

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et son aboulie, ce qui indique sa progressive inhibition. Il faut aussi


noter la gradation : de la peur, le personnage passe à ­l’effroi face à la
menace d­ ’une chosification et d­ ’une mort probantes. Son ennui est une
inexistence : l­’adolescente ennuyée découvre dans son état ­combien sa
vie ­n’a rien de tel, ­combien son devenir est soumis à une incertitude en
même temps q­ u’il semble tout tracé et exclure sa participation. Le plus
lourd fardeau des personnages ennuyés, c­ ’est bien, c­ omme l­ ’écrit Victor
Hugo, « ­d’exister sans vivre1 ».
Beaucoup de personnages éprouvent l­ ’angoisse de n­ ’être que soi-même,
mais également de c­ onnaître indéfiniment le même présent. Aussi Emily
« ne faisait-[elle] que penser à son avenir et se posait sans cesse la même
question : “Que vais-je devenir ?” Était-ce un pressentiment ? Et elle se
troublait et s­’énervait à l­’idée que peut-être un malheur, une grande
catastrophe ­l’attendaient et q ­ u’elle ne pouvait rien pour changer ni
même c­ onnaître le cours de sa destinée2 ». Comme tous les personnages
ennuyés de Green, la jeune fille est angoissée devant ­l’inanité des choses
autour d­ ’elle, mais aussi devant la vacuité de son existence.
Rien, pas même la superstition, ne peut détourner les sujets greeniens
de cette angoisse écrasante dans laquelle se reflète l­’absurdité de leur
existence qui les ­condamne à vivre indéfiniment le même présent. Car
­c’est bien là le propre de ­l’ennui : priver l­’être de son devenir.
Que ­l’ennui découle du temps – ou vice versa – cela est indéniable.
­D’un côté, les personnages de Green ont la ­conscience écrasante que le
temps ­s’écoule, mais ­qu’ils ne peuvent rien pour s­’y ancrer, de ­l’autre,
paradoxalement, l­ ’ennui découle de l­ ’impression que le temps ne passe
plus. Il semble ­s’être arrêté et ­s’étire avec langueur et ­l’odieuse illusion
­d’éternité. Ce temps-là entraîne chez eux aussi bien ­l’apathie que le besoin
désespéré de tuer le temps. Ce dernier devient aussi « trop » perçu par
les sujets, provoquant leur dégoût pour ­l’existence entière. Le temps se
morcelle par ailleurs au gré des émotions des êtres greeniens qui ­n’ont
plus « le courage ­d’endurer la durée3 ». Pire, ce temps fait ressentir la
présence du vide, qui est « une sorte d­ ’atonie, ­d’état qui ­s’étale, sans relief.

1 « Ceux qui vivent… », in Les Châtiments, Paris, Gallimard, 1998, p. 143. Et il poursuit
par un tableau éloquent de ces êtres apathiques : « Inutiles, épars, ils traînent ici-bas /
Le sombre accablement ­d’être en ne pensant pas » (Ibid.).
2 J. Green, Mont-Cinère, p. 142.
3 V. Jankélévitch, ­L’Aventure, ­l’ennui, le sérieux, Paris, Montaigne, 1963, p. 69.

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L­ ’ennui c­ ’est la résignation au vide, à la monotonie, ­c’est ­l’impuissance


à ouvrir une faille, une brèche dans cet état monocorde1 ». Toute idée
de futur semble proscrite : les êtres ennuyés de Green sont ­condamnés
à vivre éternellement un présent qui les enlise parce ­qu’il est dénué de
toute possibilité de nouveauté. Le temps est un cercle qui tourne sur
lui-même, un supplice qui annihile toute idée de changement : « Ainsi
le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de
tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à
Tantale éternellement altéré2 ». Frustration, désillusion, tristesse, désespoir
et non-être sont donc le lot des personnages ennuyés greeniens qui ne
parviennent plus à se supporter eux-mêmes. Plus rien ­n’a alors de sens
et ­d’intérêt à leurs yeux, ils se laissent engluer par un « temps infini de
captivité à ­l’intérieur de soi-même3 ». Les êtres ne sont plus des sujets en
devenir, mais des sujets devenus, qui ne peuvent plus évoluer. Aliénés
par leurs craintes, les sujets de Green se privent par là même du bonheur
au présent, ­d’autant plus s­ ’ils prennent ­conscience du caractère précaire
et fugitif de leur existence. De même, ­c’est en cherchant la tranquillité
­qu’ils attirent ­l’ennui.
Ce temps de ­l’ennui ne va donc pas sans ­l’attente insupportable
et implacable de quelque chose d­ ’indéfini qui ronge des personnages
tels Adrienne, Emily ou Hedwige. Il n­ ’y a ni pouvoir, ni vouloir dans
cet ennui, tant et si bien que les « ennuyés » de Green finissent par se
satisfaire de leur inertie. Mais pas toujours : ils sont parfois ­comme
éperonnés par une agitation soudaine qui dit l­ ’inquiétude dans laquelle
les plonge la sensation ­d’être privés de futur. Julien Green disait par
exemple d­ ’Adrienne q­ u’après ce rapide coup d­ ’œil du docteur, elle était
passée ­d’une non-existence à une frénésie intérieure. En effet, ce ­n’est
pas parce que les personnages greeniens agissent q­ u’ils ne sont pas la
proie de leur ennui, ni même que le temps passe plus vite. C ­ ’est leur
perception de ­l’acte qui leur donne ­l’impression ou non de lenteur.
­C’est en cela que le temps est virtuel : s­ ’il est effectif, il peut même ne

1 G. Peylet, « Introduction », ­L’ennui, no 105, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux,


[coll. « Eidôlon »], 2013, p. 11.
2 A. Schopenhauer, Le Monde c­omme volonté et c­omme représentation, trad. A. Burdeau, rév.
R. Roos, Paris, PUF, [coll. « Quadrige – Grands textes »], 2009, p. 253.
3 G. Sagnes, L ­ ’Ennui dans la littérature française de Flaubert à Laforgue (1848-1884), Paris,
Armand Colin, 1969, p. 152.

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pas être réalité. Dans leur solitude, les « ennuyés » greeniens ont tout
loisir de porter un regard – souvent indésirable – sur leur existence.
Mais ­c’est justement ce temps libre qui leur est odieux parce q­ u’il les
force à disposer ­d’une liberté dont ils ne savent que faire et qui les place
face à leur impuissance. Les « ennuyés » sont donc en décalage avec
autrui, ­qu’ils voient ­s’agiter, alors que leur temps libre est synonyme
­d’ennui, de souffrance et de solitude. Ce temps de l­’attente, à c­ ombler
absolument est finalement ­l’annonce d­ ’un vide inquiétant. Désormais,
ce n­ ’est plus le décor, leur vie, mais eux-mêmes qui apparaissent vides et
qui en prennent c­ onscience avec la liberté du temps de l­ ’attente. Selon
Kant, plus le sujet ennuyé a ­conscience du temps, plus il en ressent la
vacuité. L ­ ’ennui met les sujets de Green face à une temporalité sans
temps : ils se retrouvent dépourvus de tout ancrage dans une histoire
linéaire, « suspendus », hors du temps parce q­ u’incapables de ­s’y inscrire,
mais pourtant prisonniers ­d’eux-mêmes. Les « ennuyés » préfèrent de
loin l­’habitude, la quotidienneté au surgissement de l­’événement qui
chamboule le rythme de leur vie et les plonge dans ­l’angoisse, parce
que la monotonie leur semble plus propice et moins douloureuse dans
­l’attente que le temps passe. Même si cette situation provoque tout leur
écœurement et semble plutôt inefficace, ils se jettent dans la quotidienneté
pour enrayer leur angoisse. Les « ennuyés » de Green se sentent bannis
de ­l’existence, bannis du temps, ­d’où leur perte ­d’adhésion au monde.
Ainsi, même le présent leur est difficile à habiter et semble porteur
­d’anéantissement de leur identité.
Dans un tel c­ omportement, il y a aussi une réaction de défense
des « ennuyés » greeniens, qui se protègent de l­’existence entière en
lui déniant sa capacité à émerveiller ou surprendre. Leur rythme ­n’est
plus que le rythme de leur ­conscience : une ­conscience aboulique et
apathique. Dès lors, il est évident que le temps a une dimension anéan-
tissante, dont les effets sont particulièrement probants dans les œuvres
greeniennes. C ­ ’est déjà par l­ ’emploi d­ ’un temps linéaire c­ omme support
de ­l’histoire que Julien Green fait ressentir au lecteur la pesanteur d­ ’un
temps qui ne se déroule que difficilement. « ­L’ennui, ­c’est le quotidien
devenu manifeste1 » et ­c’est exactement cette impression du quotidien
que Julien Green parvient à retranscrire. En effet, celui qui ne s­ ’ennuie

1 M. Blanchot, ­L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 361.

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pas ne ressent pas, normalement, son quotidien. Il lui est inaperçu. Les
personnages greeniens stagnent dans un temps qui les enlise et dont la
répétitivité mime l­’absurdité et ­l’inanité de leur existence1.
Aussi, c­ ombien de nos personnages vivent ces instants ­d’insatisfaction
et de frustration, cette folle espérance que quelque chose les délivre de
leur quotidienneté écrasante ? Adrienne, Hedwige (Le Malfaiteur2), Emily
nourrissent de fols espoirs, mais chaque jour amène son lot de peine et
de désillusion. Leur présent « se c­ onsume dans une longue et démorali-
sante expectative3 » qui les prive par là même de futur. Elles subissent
dès lors passivement la puissance anéantissante du temps, ressentant la
pesanteur du monde banal et médiocre dans lequel elles sont ­contraintes
de vivre. L­ ’absence de bonheur caractérise les « ennuyés » greeniens et
donne l­ ’impression de la déperdition de l­ ’être dont le passé ne représente
plus ­qu’une masse informe et inerte, vécue dans la grisaille de ­l’ennui.
Si cette impression de lenteur persiste, ­c’est bien parce que le narrateur
privilégie les « pauses4 », ­composées des descriptions et des pensées des
personnages, sur le temps de l­’histoire. De là la sensation que leur vie
­n’a pas évolué du tout. Apathiques, les personnages ennuyés perdent leur

1 S. Kierkegaard de déplorer : « Que la vie est insignifiante et vide ! – On enterre un homme,


on l­’accompagne au cimetière, on jette sur lui trois pelletées de terre ; on part de chez
soi en voiture, on revient en voiture ; on se c­ onsole à la perspective d­ ’une longue vie. […]
Pourquoi n­ ’en finit-on pas une bonne fois pour toutes, pourquoi ne pas rester là-bas et
descendre aussi de la tombe ; pourquoi ne pas tirer au sort à qui incombera le malheur
­d’être le dernier vivant qui jette les trois dernières pelletées de terre sur le dernier mort ? »
(« Diapsalmata », in Ou bien… ou bien, La reprise, Stades sur le chemin de la vie, La Maladie
à la mort, Paris, Laffont, 1993, p. 36-37).
2 J. Green, Le Malfaiteur [1955], in Œuvres ­complètes, t. III, Paris, Gallimard, [coll. « Bibliothèque
de la Pléiade »], 1973, p. 195-409.
3 N. Jonard, ­L’Ennui dans la littérature européenne. Des origines à ­l’aube du xxe siècle, Paris,
Champion, 1998, p. 166.
4 Selon la terminologie de Gérard Genette dans Figures III. Dans ces pauses, le temps de
­l’histoire (ou temps de la diégèse, ­c’est-à-dire le temps des épisodes narrés) est nul pendant
que progresse le temps du récit (­c’est-à-dire le déroulement linéaire de la lecture). Il ­n’y
a pas ­d’action nouvelle pendant les pauses, ce qui donne ­l’impression de lenteur propre à
­l’ennui. Par ailleurs, Julien Green utilise la « fréquence narrative », répétition des événe-
ments. Gérard Genette écrit : « Entre ces capacités de répétition des événements narrés
(de l­ ’histoire) et des énoncés narratifs (du récit) s­ ’établit un système de relations que l­ ’on
peut à priori ramener à quatre types virtuels, par simple produit des deux possibilités
offertes de part et d­ ’autre : événement répété ou non, énoncé répété ou non » (Figures III,
Paris, Seuil, 1972, p. 146). Julien Green utilise ainsi un « récit singulatif », où le récit
raconte n fois ce qui ­s’est passé n fois, la répétition des faits correspondant à la répétition
de ­l’histoire.

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temps à penser à eux, à hésiter, ou à rêver, au détriment de l­ ’action qui


leur permettrait de ­s’extraire de leur inertie. Ils ne peuvent pas exister
parce que (­comme ­l’indique l­’étymologie du mot), ils ne peuvent pas
sortir d ­ ’eux-mêmes. Aussi, la narration itérative de la quotidienneté
­d’Adrienne, au lieu de montrer l­ ’évolution et la progressive émancipation
de cette dernière, ne fait que l­ ’enliser et c­ onfirmer sa claustration et son
impuissance. L­ ’image en est ­d’autant plus éloquente que les personnages
greeniens acquièrent très tôt leur physionomie d­ ’adulte et n­ ’en changent
plus, à l­ ’instar de leur existence déterminée et immuable. Toujours dans
Adrienne Mesurat nous lisons : « À seize ans elle paraissait avoir acquis
la physionomie morale et physique q­ u’elle devait garder toujours1 » et
la même notation se répète dans Mont-Cinère : « Maintenant, il semblait
que la vie à Mont-Cinère eût pris son aspect définitif2 ». ­C’est bien un
signe de ­l’apathie et de la léthargie qui les prend au c­ ontact de ce temps
anéantissant. Il y a alors deux aspects dans ce temps : le « maintenant »
écrasant, « le cercle étroit de ­­[­l]­ ­a vie quotidienne sans surprises3 », et
le désir sans cesse frustré du futur qui pourrait être « la possibilité
de faire éclater le cycle temporel où [le personnage] étouffe4 ». Julien
Green parvient à faire éprouver la longueur du temps psychologique des
personnages, leur temporalité vécue, qui suggère l­’ennui dans lequel
ils sont englués. Aussi, entre un décor haïssable, une famille odieuse et
un temps dont la pesanteur étouffe les personnages greeniens, il n­ ’est
pas étonnant de ­constater ­combien ces derniers perdent peu à peu pied
et fuient une réalité qui ne leur apporte que son lot de tristesse et de
frustrations. De fait, ­l’ennui accentue la douloureuse cohabitation avec
soi-même : il leur révèle leur misère et leur médiocrité, dont ­l’atmosphère
silencieuse et désertique est le miroir de ­l’aridité de leur âme. Seul le
néant semble attendre ces personnages qui cessent de lutter dès lors
­qu’ils entrevoient la vacuité de leurs gestes. Enfin, c­ ’est paradoxalement
en cessant ­d’être eux-mêmes ­qu’ils vont trouver la fuite hors ­d’eux dont
ils rêvaient depuis le début de leur existence.
Nous avons mis en évidence le détachement des sujets ennuyés de
leur décor, teinté d­ ’une indifférence profonde et d­ ’une incapacité à sortir
1 J. Green, Adrienne Mesurat, p. 298.
2 J. Green, Mont-Cinère, p. 98.
3 R. Bourneuf, R. Ouellet, ­L’Univers du roman, Paris, PUF, [coll. « Littératures modernes »],
1985, p. 135.
4 Ibid.

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LES RAVAGES DE ­L’ENNUI CHEZ JULIEN GREEN 131

de cette neutralisation généralisée. La folie a les mêmes symptômes : le


dément est bien celui qui est dans son monde, avec ses propres codes,
qui bouscule l­ ’ordre établi et effraye parce q­ u’il n­ ’a pas les mêmes règles
que sa propre c­ ommunauté. Son discernement est altéré et ses actes ne
sont plus sous son ­contrôle. Lui aussi est face à un appauvrissement de
ses facultés et à un désinvestissement de tout qui s­’expriment par son
apathie et son aboulie. Le dément semble alors surinvestir son monde
intérieur, j­usqu’à perdre pied dans la réalité puisque les deux mondes
ne se correspondent plus. Les repères tels que le temps ou l­ ’espace sont
brouillés et le monde intérieur se projette sur le monde extérieur, qui
­n’a alors plus de raison ­d’être. De là, la perte de tout ­contrôle du per-
sonnage ennuyé – fou.
La démence des personnages de Green semble se rapprocher ­d’une
psychose, qui éclot au moment de ­l’adolescence, période où – au lieu
de réparer les pathologies naissantes lors de l­ ’enfance – les personnages
vont au ­contraire les laisser apparaître. Dans les psychoses, le Moi se
joint au Ça pour détruire la réalité du Surmoi. Cette réalité est rempla-
cée par une nouvelle réalité q­ u’ils expriment par des délires répondant
aux exigences du Ça, ­d’où ­l’ignorance des sujets de leur pathologie. En
effet, Sigmund Freud écrit que « le moi se crée par sa propre volonté un
nouveau monde extérieur et intérieur1 ».
Freud met alors en lumière deux faits indiscutables. Le premier,
­c’est que la néo-réalité est sous le joug et les désirs du Ça, créant ainsi
un monde qui lui correspond ; le deuxième, c­ ’est que ­comme la réalité
­n’a jamais correspondu aux désirs des sujets, provoquant un sentiment
insupportable de frustration et d­ ’insatisfaction, elle est par là même la
cause du rejet du monde extérieur. Ce qui est frappant, c­ ’est que l­ ’ennui
découle chez Green d­ ’une réalité qui apparaît ­comme odieuse aux sujets,
qui ­s’en détachaient, retirant tout investissement, et éprouvaient alors de
­l’ennui. ­C’est donc une ­conséquence logique, entre ­l’ennui et la psychose.
Ainsi, il ­n’est pas difficile de relever de telles manifestations dans
­l’œuvre greenienne2. Dans Mont-Cinère, Emily tombe dans une pro-

1 S. Freud, Névrose et psychose, trad. N. Casanova, Paris, Payot et Rivages, [coll. « Petite
Bibliothèque Payot »], 2014, p. 32.
2 La folie semble parler à ­l’auteur. Justifiant ses livres, il écrit le 30 mars 1933 : « Si je ne
mettais pas cette folie dans mes livres, qui sait si elle ne s­ ’installerait pas dans ma vie ? »
(J Green, Journal, Les Années faciles (1926-1934), [1938], in Œuvres ­complètes, t. IV, p. 1-354,

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gressive hystérie où elle exprime toute sa frustration face à ses désirs


sans cesse reportés1. ­L’adolescente est dans une théâtralisation de ses
désirs : elle ­s’invente un monde qui correspond à sa vie rêvée et rejette
la situation présente. Quant à Adrienne, son dédoublement est encore
plus évident après le parricide :
Ses bourdonnements l­’avaient prise de nouveau. Elle écouta cette espèce
de flux et de reflux dans sa tête. Un moment, elle eut l­’impression q ­ u’il
provenait de l­’extérieur, d­ ’un autre coin de la chambre et q­ u’il augmentait.
Quelquefois ce bruit était à peine perceptible et ­c’était en même temps, et
­d’une façon inexplicable, un rugissement énorme et ­continu. […] Elle allait
devenir folle. Brusquement elle fit un bond vers la table et saisit la lampe
dans son poing pour l­ ’avoir tout près d­ ’elle, parce que cette lumière et cette
chaleur la rassuraient, et puis cette lampe était une arme ; elle pouvait la
jeter à la tête d­ ’un agresseur. À la tête de qui ? Elle se tourna vers la porte
de sa chambre et regretta de ne pas ­l’avoir fermée à clef. Maintenant il était
trop tard. Jamais elle ne pourrait franchir ­l’espace qui ­l’en séparait. Sa force
diminuait. Par une sorte de dédoublement, elle se vit, à peine vêtue, appuyée
­contre le montant de la fenêtre, la lampe à la main. Que faisait-elle ainsi ?
­Qu’attendait-elle ? Et, tout à coup, elle fut pénétrée ­d’une épouvante sans
nom. Ce n­ ’était pas, c­ omme tout à l­’heure, l­’horreur de quelque chose qui
rôdait autour ­d’elle, le sentiment d ­ ’être guettée, c­ ’était un ignoble effroi
­d’elle-même, de ses moindres gestes, de son ombre, et j­ usqu’à ses pensées où
elle croyait deviner les symptômes de la démence2.

Après son geste meurtrier, elle ne se reconnaît plus : elle n­ ’est plus
capable de supporter la violence q­ u’elle découvre en elle, d­ ’où l­ ’apparition
des bourdonnements qui symbolisent son retrait de la réalité. L­ ’adolescente
ne sait plus interpréter ses gestes. Elle n­ ’en était pas particulièrement
capable avant le meurtre, rendue étrangère à tout par son ennui ; ici, cette
incapacité est accrue par la révélation de sa propre violence. Sa réaction
de peur et son désir impulsif de se défendre c­ ontre un quelconque agres-
seur qui ­n’est autre ­qu’elle-même suggèrent son déni de la réalité, mais

p. 235). En tout cas, il en donne une première représentation dans sa première nouvelle,
­L’Apprenti psychiatre, retraçant ­l’intérêt malsain ­d’un précepteur pour la mélancolie de
son élève, prenant plaisir à provoquer un déchaînement de cette dernière, qui va alors se
transmettre au précepteur même. Dans leur psychose, ces ennuyés greeniens ne sont plus
eux-mêmes, tant les phases de leur démence sont antithétiques et ­contribuent à dessiner
des êtres étrangers à eux-mêmes.
1 J. Green, Mont-Cinère, p. 153.
2 J. Green, Adrienne Mesurat, p. 395-396.

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aussi un déni ­d’elle-même. Peu à peu, Adrienne prend ­conscience de ce


­qu’elle est réellement. Elle se rend c­ ompte progressivement que ce qui
­l’effraie est à l­’intérieur d­ ’elle-même, ce qui donne l­’idée de l­’ampleur
de son effroi. Ses bourdonnements sont omniprésents et créent des hal-
lucinations, preuve que la jeune fille vit une vraie psychose. En effet,
hallucinations, délire, pensée embrouillée, angoisse : tous les symptômes
sont présents et donnent l­ ’idée de la tension que ressent Adrienne. André
Manus c­ onfirme cette impression : « ­L’étrangeté des troubles est […] en
partie liée à l­’incommunicabilité [que] crée un certain malaise dans la
relation ­qu’on peut avoir avec un psychotique1 ». Le psychotique voit
effectivement la réalité à travers le filtre de sa c­ onscience altérée et ne
parvient pas à exprimer l­’étrangeté de sa réalité. Son angoisse traduit
le bouleversement du personnage par une situation qui se présente à
lui avec toute sa violence et lui offre une nouvelle image – inquiétante
– de lui-même. Pour le psychotique, le monde demeure peuplé ­d’objets
dangereux, et ­c’est bien cette angoisse ­qu’exprime Adrienne. En effet,
elle intervient au moment où son existence entière vient de basculer et
provoque un changement horrible dans celle-ci. Désormais, le sujet pro-
voque ­l’angoisse, et non plus ­l’objet. Adrienne a alors la sensation ­d’un
danger immédiat qui viendra ravir sa vie à ­l’état larvaire, ­l’éloigner de
ce milieu nourricier qui – bien que vénéneux – la rassure. Tel est le sens
de sa peur ­d’un étranger dangereux. Est remise alors en question son
existence, mais aussi cette identité banale à laquelle elle ­s’accrochait. Dès
lors, elle s­’entoure d­ ’une sorte d­ ’enveloppe qui n­ ’est autre q­ u’une néo-
réalité, mécanisme de défense ­contre le monde ­qu’elle juge hostile. La
mélancolique sombre peu à peu dans un désinvestissement de la réalité,
reflet de sa souffrance et de son angoisse. Mais dans ce ­comportement, elle
ne fait ­qu’accroître ses maux ­puisqu’elle les ­confine dans un espace clos.
Aussi, dès que le pasteur Sedgwick ­confirme à Emily son impuissance à
renvoyer Frank maintenant ­qu’elle l­ ’a épousé, elle « quitte » la réalité :
Alors, une tristesse horrible ­s’empara ­d’elle. Pendant toute une journée, elle
erra de pièce en pièce, sans force, s­ ’appuyant aux meubles ­qu’elle c­ onnaissait
si bien, et qui, tout à coup, lui paraissaient différents ; la maison ­n’était plus
la même. Elle se demanda si elle ne perdait pas l­ ’esprit. Assise au salon, elle

1 A. Manus, Psychoses et névroses de ­l’adulte, Paris, PUF, [coll. « Que sais-je ? »], 2007,
p. 8.

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regardait autour ­d’elle ­d’un œil hagard, ne reconnaissant plus ce ­qu’elle


voyait ; et elle parlait toute seule, ­d’une voix monotone de vieille femme qui
­s’effraie dans sa solitude et se rassure elle-même en de longs monologues1.

Le monologue ­d’Emily suggère l­’impossibilité de toute interaction


avec autrui. Désormais, il ­n’y a plus que sa propre personne et son
monde intérieur q ­ u’elle projette sur son décor. Le lecteur c­ onstate le
désinvestissement de ­l’adolescente ennuyée démente qui ne reconnaît
plus le décor dans lequel elle évolue. De même pour Adrienne, qui ne
réussit plus à c­ onnaître la cause de ses actes. Si au début l­’idée ­n’était
pas toujours suivie d­ ’une réalisation, désormais, ­l’acte ­s’accomplit dans
une perte effective de subjectivité. Adrienne se coupe de la réalité pour
­s’inventer une néo-réalité qui correspond à ses fantasmes.
Les « ennuyés » correspondent donc à la psychose maniaco-dépressive,
dans une pathologie qui alterne entre des phases de mélancolie profonde
et de manie exacerbée. En effet, nous avions déjà relevé ­l’apathie ­d’Emily,
qui n ­ ’était que son trouble psychotique en sommeil. Le terrain était
fertile au développement de la folie et désormais elle est devenue aussi
aboulique q­ u’atonique. Alors que la possession de la maison lui échappe,
elle cesse ­d’être colérique ou triste : la voilà indifférente à tout. Si elle
­n’exprime pas sa douleur, ­c’est bien parce que le vide a pris possession
de tout son être. La douleur ­n’en est pas moins présente, mais le sujet
est – dans cette phase – ­comme étouffé par le poids et ­l’intensité de sa
douleur. De même, après sa colère c­ ontre Mme Legras, Adrienne est
dépourvue de toute force : « Tout le trouble que la peur et la colère
avaient apporté en elle disparaissait peu à peu et faisait place à une
mélancolie plus affreuse encore. Elle s­ ’assit dans le grand fauteuil bas où
son père faisait sa sieste autrefois, et demeura immobile, le dos tourné
à la fenêtre2 ». Le mot est dit : « mélancolie ». Adrienne est effective-
ment prise par une tristesse intense où seule ­l’inhibition ­s’exprime. Le
sujet semble voué à l­’état qui se rapproche le plus de la mort, c­ omme
­l’écrit Jean-Noël Gaudry : « La pulsion de mort est envahissante et le
paralyse dans ­l’effort de se perpétuer, de durer, ­d’agir pour ce faire3 ».
Le portrait qui est fait ­d’elle est éloquent. Sa mélancolie stuporeuse
1 J. Green, Mont-Cinère, p. 263-264.
2 .J Green, Adrienne Mesurat, p. 464.
3 « ­L’écriture peut-elle être mélancolique ? », in G. Peylet (éd.), La Mélancolie, no 102,
Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, [coll. « Eidôlon »], 2012, p. 36.

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marque ses traits : au son de la grille qui se referme sur elle, elle « se
retourna pour la regarder avec une expression qui ne peut se rendre. Ses
yeux semblaient ­s’être agrandis ; elle aussi était toute blanche, presque
livide et ses lèvres, entrouvertes c­ omme pour être toutes prêtes à crier,
­n’avaient plus de couleur et se distinguaient à peine du reste de son
visage1 ». Adrienne porte le masque de l­’anxiété. Son ralentissement
psychomoteur s­’inscrit dans ses traits et donne l­’idée du vide qui la
caractérise. Abattue par la déclaration du docteur, Adrienne parvient
difficilement à maintenir son intérêt de la réalité. La jeune fille « est
­figé­[­e]­ ­, mutique, sans initiative, en dehors du monde, c­ omme ­pétrifié­[­e]­ ­
de douleur2 ». La réalité n­ ’existe plus à ses yeux : elle se laisse engluer
par sa mélancolie, qui lui ôte toute réaction3, toute sensation4 et toute
expression. Adrienne est bel et bien atteinte de mélancolie, dans sa
phase stuporeuse ­s’illustrant par la perte de toute faculté. D ­ ’ailleurs, les
yeux d­ ’Adrienne « étaient les mêmes, immobiles c­ omme des yeux de
poupée5 ». Elle a un « étrange regard qui se portait ­d’un objet à ­l’autre
sans paraître les voir6 ». Elle est agie par sa mélancolie et rien ne semble
avoir de prise sur elle. Seule réside ­l’idée obsessionnelle que le docteur
­l’aime. Adrienne demeure insensible, dans une absence totale : « Aucune
pensée, aucune émotion ne se lisait sur ses traits7 ».
À cette atonie du sujet succèdent des épisodes ­d’agitation intenses
qui forment ­l’épisode maniaque du sujet. Face à une situation où le
sujet pense être agressé, il réagit en adoptant un c­ omportement qui
laisse entendre la violence de son désir de libération. Après le départ
définitif de Mrs Fletcher, qui laisse Emily et son mari dans un désarroi
financier, Emily ne cesse de ­s’agiter :
Toute la matinée, elle fut inquiète. Elle allait et venait sans cesse d­ ’une pièce
à ­l’autre et ­s’arrêtait parfois au coin du feu, mais, incapable de demeurer

1 J. Green, Adrienne Mesurat, p. 486.


2 H. et P. Lôo, La Dépression, Paris, PUF, [coll. « Que sais-je ? »], 2005, p. 39.
3 « Et, saisissant la boîte d­ ’olivier, elle la tendit à la jeune fille ­d’une main que ­l’émotion
faisait trembler un peu ; mais Adrienne ne parut pas voir ce geste » (Julien Green, Adrienne
Mesurat, p. 503).
4 « “Vous ­n’entendez donc pas ce que je vous dis, Adrienne ? Adrienne ! Ah çà !” » (Ibid.)
ou « Elle mit légèrement la main sur ­l’épaule de la jeune fille sans ­qu’Adrienne parut se
douter de ce ­contact » (ibid., p. 504).
5 Ibid., p. 515.
6 Ibid.
7 J. Green, Adrienne Mesurat, p. 517.

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immobile, elle reprenait aussitôt ­l’espèce de promenade sans but ­qu’elle


faisait à travers le rez-de-chaussée. Au moindre bruit, elle regardait autour
­d’elle avec cette vivacité dans les yeux et dans ses mouvements qui faisaient
penser à un animal méfiant et craintif.
Elle essaya de lire, puis de s­ ’occuper du feu ­comme elle le faisait d­ ’ordinaire ;
cependant, elle ne réussissait pas à fixer son attention sur les choses les plus
simples, et elle rejetait de côté le livre ou les pincettes avec un geste plein de
colère. […] Elle soupirait, croisait les bras, et se remettait à marcher lentement
à travers la pièce1.

Sa manie s­’exprime dans ce passage de façon évidente et donne une


idée de son besoin de se libérer d­ ’une situation ­qu’elle ne maîtrise pas. Le
lecteur note une excitabilité chez elle, accompagnée d­ ’une incapacité à se
­concentrer qui laisse à penser que « les processus mentaux sont stimulés et
accélérés, que ce soit les associations ­d’idées, la mémoire et ­l’imagination. Il
y a une fuite des idées qui sautent du coq à l­ ’âne si bien que rien de cohérent
­n’est ­construit, une idée ou un projet étant abandonné pour un autre2 ».
Parfois encore, elle chantonnait en jetant les yeux autour d ­ ’elle avec une
expression ­d’inquiétude, puis tout ­d’un coup, elle se laissait tomber dans
un fauteuil et sanglotait, ou bien, se précipitant sur le lit de sa grand-mère,
elle ­s’y roulait avec de petits cris et des éclats de rire, la tête enfouie dans
­l’oreiller que d­ ’ordinaire elle ne pouvait toucher sans un dégoût horrible et
le sentiment ­d’une souillure innommable3.

Emily perd tout ­contrôle sur elle-même, elle semble dans un aban-
don de son identité qui dit son progressif acheminement vers la folie.
Des épisodes de manie et de mélancolie ­s’alternent dans ce passage et
finissent par dépeindre un personnage qui perd peu à peu pied sur tout.
Ainsi, dans la folie des personnages greeniens, les symptômes de
­l’ennui sont exacerbés et deviennent par c­ onséquent purement patho-
logiques. « Toutes les maladies de ­l’âme sont associées à ­l’ennui4 ». Leur
psychose maniaco-dépressive est ­l’aboutissement normal ­d’un ennui qui
finit par déposséder les personnages ­d’eux-mêmes. Ils ne sont plus au
monde, mais « sont perpétuellement ‘hors ­d’eux-­mêmes’5 ». Plus rien
1 J. Green, Mont-Cinère, p. 266-267.
2 A. Manus, Psychoses et névroses de l­’adulte, p. 119.
3 J. Green, Mont-Cinère, p. 226-227.
4 P. Lemoine, ­S’ennuyer, quel bonheur !, Paris, Armand Colin, 2007, p. 146.
5 M. Raclot, « Démence et folie dans l­ ’œuvre de Julien Green. De ­l’aliénation à ­l’illumination »,
in Travaux de littérature, no 10, Paris, Klincksieck, 1997, p. 397-410, p. 397.

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n­ ’existe pour ces personnages greeniens qui ont perdu toute humanité,
si ce n­ ’est un monde q­ u’ils voient sous le voile de leur folie parce que
celui-ci répond enfin à leurs désirs. Leur folie est l­’indice ­d’une fuite
hors d­ ’une personnalité bien trop rationnelle qui ne leur a apporté que
son lot de souffrances et d­ ’insatisfactions. Dès lors, la folie représente
une réelle délivrance pour ces « martyrs de ­l’ennui1 ».

Anne-Laure Andevert

1 J. Green, Si j­ ’étais vous… [1947], in Œuvres ­complètes, t. II, p. 841-1032, p. 880.

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