Vous êtes sur la page 1sur 494

LA MALÉDICTION L1lTÉRAIRE :

CONSTITUTION ET TRANSFORMATION D'UN MYTHE

Par
Pascal Brissette
Département de langue et littérature françaises
Université McGiII, Montréal

Août 2003

Thèse présentée à l'Université McGiII en vue de l'obtention du grade de Ph.D.


en langue et littérature françaises

©Pascal Brissette, 2003 •


Library and Bibliothèque et
1+1 Archives Canada Archives Canada

Published Heritage Direction du


Branch Patrimoine de l'édition

395 Wellington Street 395, rue Wellington


Ottawa ON K1A ON4 Ottawa ON K1A ON4
Canada Canada

Your file Votre référence


ISBN: 0-612-98214-9
Our file Notre référence
ISBN: 0-612-98214-9

NOTICE: AVIS:
The author has granted a non- L'auteur a accordé une licence non exclusive
exclusive license allowing Library permettant à la Bibliothèque et Archives
and Archives Canada to reproduce, Canada de reproduire, publier, archiver,
publish, archive, preserve, conserve, sauvegarder, conserver, transmettre au public
communicate to the public by par télécommunication ou par l'Internet, prêter,
telecommunication or on the Internet, distribuer et vendre des thèses partout dans
loan, distribute and sell th es es le monde, à des fins commerciales ou autres,
worldwide, for commercial or non- sur support microforme, papier, électronique
commercial purposes, in microform, et/ou autres formats.
paper, electronic and/or any other
formats.

The author retains copyright L'auteur conserve la propriété du droit d'auteur


ownership and moral rights in et des droits moraux qui protège cette thèse.
this thesis. Neither the thesis Ni la thèse ni des extraits substantiels de
nor substantial extracts from it celle-ci ne doivent être imprimés ou autrement
may be printed or otherwise reproduits sans son autorisation.
reproduced without the author's
permission.

ln compliance with the Canadian Conformément à la loi canadienne


Privacy Act some supporting sur la protection de la vie privée,
forms may have been removed quelques formulaires secondaires
from this thesis. ont été enlevés de cette thèse.

While these forms may be included Bien que ces formulaires


in the document page count, aient inclus dans la pagination,
their removal does not represent il n'y aura aucun contenu manquant.
any loss of content from the
thesis.
•••
Canada
Il

RÉSUMÉ

Longtemps avant la publication des Poètes maudits de Verlaine, on a écrit et pensé,


en certains milieux et dans certains contextes, que les écrivains de génie étaient
destinés à vivre malheureux. Ce n'est pourtant que vers 1760-1770 que sont
réunies les conditions permettant l'émergence d'un mythe de l'écrivain
malheureux, mythe qui affirme la vocation christique de l'écrivain et qui associe la
grandeur au malheur. La présente thèse cherche à comprendre ce phénomène
mythique dans une perspective historique. La première partie retrace les trois
principales filiations topiques du malheur auctoral avant 1770. Ces trois séries sont
celles de la mélancolie, de la pauvreté et de la persécution. Nous nous attachons,
dans les chapitres qui leur sont consacrés, à mettre en lumière la spécificité de ces
topiques, les représentations et exempla qu'elles mobilisent et les connexions qui
s'opèrent dans les discours entre, d'une part, la mélancolie et le génie, d'autre part,
la pauvreté et la vérité, enfin, la persécution et le mérite. Sans considérer encore
que ces différentes connexions discursives suffisent à fonder une mystique du lettré
malheureux, nous les étudions dans leur contexte pour ce qu'elles sont: un
réservoir topique où les littérateurs puiseront bientôt certains matériaux discursifs et
dont le mythe tirera son acceptabilité historique, son caractère d'évidence. La
deuxième partie de la thèse est pour sa part consacrée à l'étude de cette évidence.
Après Rousseau, d'aucuns croient que le malheur s'attache aux pas du génie, que la
vocation littéraire fait du poète l'objet d'une malédiction. Il ne s'agit plus, dès lors,
de suivre séparément les fils de la topique, mais de voir la manière dont celle-ci
acquiert valeur de lieu commun entre 1770 et 1840, s'impose comme horizon de
sens et s'intègre aux stratégies d'écrivain. Le dernier chapitre et l'épilogue montrent
que le mythe se maintient en se transformant dans la deuxième partie du Xlxe
siècle, s'accommodant des critiques qui lui sont faites chez les écrivains
postromantiques, et qu'il incite même les grands auteurs qu'on pourrait dire
(( heureux )) - Victor Hugo, par exemple - à trouver leur formule du malheur et
à s'en approprier les insignes.

Mots clés
mythe, écrivain, malheur, procédures de légitimation, sociocritique
III

ABSTRACT

Long before the publishing of Verlaine's Poètes maudits, it has been written and
thought, in various circles and contexts, that writers of genius were doomed to an
unhappy Iife. Nevertheless, it was only about 1760-1 770 that the conditions
allowing for the emergence of a myth of the unhappy writer were gathered. This
myth afflrms the christlike vocation of the author and associates greatness to
unhappiness. This thesis seeks to understand this mythical phenomenon within a
historical perspective. The flrst part recounts the three principal famUies of topoï
associated, before 1770, to authorial unhappiness. These three series are those of
melancholy, poverty and persecution. In the chapters conceming these topoï, the
objective is to bring to Iight their speciflcity and also the representations and the
exemp/a that they cali to mind. Moreover, the goal is to identify the connections
that are at work, in discourses, between melancholy and genius on the one hand,
poverty and truth on the other hand, and flnally persecution and merit. Even if one
can't already consider that these various discursive connections are sufflcient to
build a mysticism of the unhappy man of letters, they still can be studied, in their
context, for what they are : a pool of topoï where the writers would soon draw
sorne discursive materials, and from which this myth will get its historical
acceptabUity, its obviousness. The second part of the thesis is devoted to the study
of this obviousness. After Rousseau, sorne believe that unhappiness is inseparable
from genius, and that Iitterary vocation is a curse spelled on the poet. From then
on, the object of study is not anymore to follow each topos as if it was a separate
thread, but instead, to see how ail this acquires the value of commonp/ace (lieu
commun) between 1770 and 1840, in addition to imposing itself as an horizon of
meaning. The last chapter and the epilogue show that the myth lives on, during the
second half of the nineteenth century, by transforming and strenghtening itself in
reaction to the criticism coming from the post-romantic writers.

Keywords
myth, writer, unhappiness, legitimation procedures, sociocriticism
IV

TABLE DES MATIÈRES

RÉsUMÉ ..........................................................................................................................11

ABSTRACT ..................................................................................................................... III

TABLE DES MATIÈRES .................................................................................................... IV

LISTE DES FIGURES ....................................................................................................... VII

LISTE DES ABRÉVIATIONS ET DES SIGLES ....................................................................... IX

REMERCIEMENTS .......................................................................................................... XI

INTRODUCTION ......................................................................................................... 1

La malédiction littéraire: un objet ............................................................................ 3


La malédiction littéraire : un mythe........................................................................ 16
Méthode .................................................................................................................... 26
PREMIÈRE PARTIE ................................................................................................... 29

CHAPITRE 1. GRANDEUR ET MISÈRES DES MÉLANCOLIQUES .......................................... 30

Délire poétique, fureur et mélancolie dans l'Antiquité ............................................ 33


Mélancolie et fureur divine dans les traités de Marsile Ficin ................................. 38
La méditation mélancolique et ses dérives au xvr siècle ....................................... 43
De la mélancolie méditative aux maladies des gens de lettres ................................ 47
La mélancolie comme trait distinctif. ....................................................................... 56
De la mélancolie au génie ........................................................................................ 62
CHAPITRE II. PAUVRETÉ DE L'HOMME DE LETTRES ....................................................... 63

La pauvreté comme mal: plaintes des auteurs faméliques jusqu'au XVIIr siècle.. 67
La pauvreté ridicule: poète crotté (XVlr s.) et pauvre diable (XVIIr s.) ............ 100
La pauvreté est un scandale: Gilbert et Le génie aux prises avec la fortune....... 114
Du bon usage de la pauvreté volontaire,' le cas de Rousseau.............................. 122
CHAPITRE III. PERSÉCUTION DE L'HOMME DE LETTRES ............................................... 133

Le point de vue du sage persécuté ......................................................................... 135


Le saint contre le sage ........................................................................................... 143
Ni très sage, ni très saint, le poète : Ovide et les écrits de l'exil........................... 148
v

De l'art de transiger avec l'indicible au Moyen Âge............................................. 154


Un persécuté suppliant: le poète desconforté ....................................................... 162
Un persécuté dangereux: le grand homme outragé .............................................. 167
Un argument particulier: le capital persécution.................................................. 173
Morellet : de la Bastille aux salons .................................................................... 183
SYNTHÈSE ..•...•.•...•.•........•.•...•.•.•.•.•.•.•.•.•...•.•...•.....•..•...........•.....•.•.•...•.•...................... 188
DEUXIÈME PARTIE ................................................................................................ 193
CHAPITRE IV. DEUX ÂMEs D'ÉLITE À LA CONQUÊTE DU CAPITAL MALHEUR ................ 194
Confesser son innocence, expliquer sa destinée: Les confessions de Rousseau.. 199
Un mélancolique d'exception ............................................................................ 199
Les confessions: une apologie ........................................................................... 202
Du privé au public .............................................................................................. 212
De deux destins, le plus malheureux .................................................................. 222
La clé d'un destin ............................................................................................... 227
À moi, le malheur: les lettres à Guibert de Julie de Lespinasse ........................... 229
Une mondaine en rupture avec les gens du monde ............................................ 230
Né pour le bonheur ............................................................................................. 234
Un tournoi d'infortunes ...................................................................................... 240
CHAPITRE V. LE MYTHE ET L'IMAGINAIRE RÉVOLUTIONNAIRE ................................... 247
Fous de Rousseau................................................................................................... 248
La nationalisation du culte ................................................................................. 258
Du culte de Rousseau au mythe de la malédiction littéraire .............................. 264
De la Révolution et de ses victimes ........................................................................ 266
Chateaubriand et l'Essai sur les révolutions ...................................................... 270
L'émigré en société: L'Émigré de Sénac de Meilhan ....................................... 280
Placer son argent à perte ................................................................................ 283
Aimer le malheur ........................................................................................... 289
Monde à l'endroit, monde à l'envers ..................................................................... 293
VI

CHAPITRE VI. POÉTIQUE DU DERNIER SOUFFLE ET SUICIDES POÉTIQUES ..................... 296


Du Philosophe persécuté au Poète malheureux .................................................... 297
Par-dessus tous, le génie malheureux .................................................................... 315
D 'Escousse à Chatterton ....................................................................................... 318
Un bâtard de Chatterton: Pierre François Lacenaire .......................................... 335
Lacenaire, un monstre qui a le ton ..................................................................... 337
Les mots et les crimes ........................................................................................ 341
Poète et assassin: un amalgame inacceptable ................................................... 344
CHAPITRE VII. Du POÈTE MALHEUREUX AU POÈTE MAUDIT ....................................... 351
Sus à Chatterton: le Poète malheureux contesté .................................................. 353
«Ymbert Galloix qui souffre vaut Byron» ....................................................... 353
Le Poète malheureux comme objet de rigolade ................................................. 357
Assez les jérémiades .......................................................................................... 363
Avatars de la malédiction littéraire ....................................................................... 374
Les artistes purs et leur martyre ......................................................................... 376
Des avant-gardes aux bas-côtés ......................................................................... 390
D'une malédiction l'autre .................................................................................. 402
ÉPILOGUE .................................................................................................................... 414
Le rocher des Proscrits .......................................................................................... 417
Marine Terrace ...................................................................................................... 421
Le front éclairé ....................................................................................................... 424
CONCLUSION .......................................................................................................... 428
ANNEXE 1 .................................................................................................................... 443
ANNEXE n ................................................................................................................... 445
ANNEXE ln .................................................................................................................. 447
ANNEXE IV .................................................................................................................. 449
BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................................... 458
I. Corpus des œuvres .............................................................................................. 458
II. Corpus critique .................................................................................................. 468
VII

LISTE DES FIGURES

1. Albrecht Dürer, cc Melencolia 1» (annexe 1)


Source: Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxi, Saturne et 13
mél3ncolie. Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine
et art, traduit de l'anglais et d'autres langues par Fabienne Durand-Bogaert
et Louis Évrard, Paris, Gallimard, coll. cc Bibliothèque des histoires», 1989
(première édition, 1964), p. 473.

2. Fragment du paratexte de les fortunes et adversitez de Jean Regnier (annexe 2)


Source: Jean Régnier, Les fortunes et adversitez de Jean Regnier, texte
publié par E. Droz, Paris, Librairie ancienne Édouard Champion, 1923,
p. 1.

3. Émile Bayard, cc Le suicide )) (annexe 3)


Source: P.-J. de Béranger, Chansons de P.-]. de Béranger anciennes et
posthumes, nouvelle édition populaire ornée de 161 dessins inédits et de
vignettes nombreuses, Paris, Perrotln, 1866, p. 457.

4. Charles Hugo, cc Victor Hugo sur le rocher des Proscrits )) (annexe 4, flg. 1)
Source: Françoise Heilbrun et Danielle Molina ri (dir.), En collaboration
avec le soleIl. VIctor Hugo. Photographies de rex/~ Paris, Réunion des
Musées nationaux 1 Paris-Musées 1 Maison de Victor Hugo, 1998, p. 53.

5. Charles Hugo (?), cc Victor Hugo appuyé au rocher des Proscrits» (annexe 4,
flg. 2)
Source: ibId., p. 107.

6. Mauduit, d'après A. Devéria, cc Les deux îles )) (annexe 4, flg. 3)


Source: Jean-François Barielle, Le grand Imagier Victor Hugo, Paris,
Flammarion, 1985, p. 28.

7. Viollat, cc L'aigle et l'étoile )) (annexe 4, flg. 4)


Source: P.-J. de Béranger, Chansons de P.-]. de Béranger anciennes et
posthumes, p. 505.
VIII

8. Charles Hugo, (( Marine Terrace » (annexe 4, fig. 5)


Source: Françoise Heilbrun et Danielle Molinari (dir.), En collaboration
avec le soleil Victor Hugo. Photographies de l'exil, p. 21.

9. Victor Hugo, (( Vue de Marine Terrace » (annexe 4, fig. 6)


Source : ibid., p. 20.

10. Benjamin Roubaud, (( Victor Hugo» (annexe 4, fig. 7)


Source: Jean-François Barielle, Le grand imagier Victor Hugo, p. 108.

11. Auguste Vacquerie, (( Victor Hugo assis, main gauche sur la tête » (annexe 4,
fig. 8)
Source: Françoise Heilbrun et Danielle Molinari (dir.), En collaboration
avec le soleil Victor Hugo. Photographies de l'exil, p. 37.
IX

LISTE DES ABRÉVIATIONS ET DES SIGLES

BnF Bibliothèque nationale de France


CCR Jean-Jacques Rousseau, Correspondance complète de Jean Jacques
Rousseau, édition critique établie et annotée par R. A. Leigh,
Genève 1 Madison, Institut et musée Voltaire 1 The University of
Wisconsin Press, 1965-1997, 52 vol.
chap. chapitre
coll. collection
collab. collaboration
dir. directeur 1 direction
éd. édition
fig. figure
HÉF Henri-Jean Martin, Roger Chartier et Jean-Pierre Vivet (dir.),
Histoire de l'édition française, Paris, Promodis, 1982-1986,
4 vol.
ibid. ibidem
JDL Julie de Lespinasse, Correspondance entre Mademoiselle de
Lespinasse et le comte de Guibert, publiée pour la première fois
d'après le texte original par le comte de Villeneuve-Guibert, Paris,
Calmann-Lévy, 1906.
OCD Denis Diderot, Œuvres complètes de Diderot, notices, notes, table
analytique, étude sur Diderot et le mouvement philosophique au
XVIW siècle par J. Assézat, Paris, Garnier Frères, 1875-1877,
20 vol.
OCH Victor Hugo, Œuvres complètes, présentation de Jean-Pierre
Reynaud, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, 16 vol.
OCR Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes 1. les confessions.
Autres textes autobiographiques, édition publiée sous la dir. de
Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade», 1959.
OCV Voltaire, Œuvres complètes de Volt3ire, nouvelle édition précédée
de la vie de Voltaire par Condorcet et d'autres études
biographiques, Paris, Garnier Frères, 1877-1885, 52 vol.
p. page
PUF Presses universitaires de France
réimp. réimpression
reprod. reproduction
x

s. siècle
s.d. sans date
s.é. sans éditeur
s.l. sans lieu
t. tome
TOB traduction œcuménique de la Bible
vol. volume
XI

REMERCIEMENTS

Une chose au moins distingue cette thèse des œuvres sur lesquelles elle se penche:
le bonheur que sa rédaction a procuré à son auteur. Malgré les difficultés
rencontrées en cours de recherche, j'ai toujours eu à mes côtés des collègues et des
amis pour me ramener à l'ordre du plaisir intellectuel.

Je remercie tout d'abord mon directeur de recherche, Marc Angenot, pour qui j'ai
une estime sans bornes et dont les travaux ont été une source inépuisable de
motivation. Travailler sous sa supervision et dans son entourage a été non
seulement un honneur, mais un immense plaisir.

Je salue les filles et les gars du Collège de sociocritique, dont l'amitié a été un
puissant stimulant intellectuel au cours des dernières années. Paul, Maxime, Michel,
Geneviève, Yan, Guillaume et tous les autres, il faut continuer à (( faire des
choses)}. Un merci tout particulier aux (( seniors)} du Collège - Benoît Melançon,
Pierre Popovic, Michel Biron - pour leur confiance et leur appui aux moments
stratégiques. Et merci encore à Marc-Olivier, à Luc, à Sophie, à Jean-Marc et à
Alain pour leur précieux et généreux coup de main dans la dernière montée.

Mes parents et amis qui ne fréquentent pas les hauts lieux du savoir universitaire ne
se doutent peut-être pas à quel point leur affection et leur amitié ont été
nécessaires à l'achèvement de ce travail. Francine, Raymond, Marie-Paule, Yvon,
Benoît, Sacha, Serge-Alain, Annie, Gino, merci de tout cœur d'avoir été là.

Si l'amour se nourrit bien d'eau fraîche, il n'en va pas de même pour la recherche.
La mienne a bénéficié des bourses du Fonds pour la formation des chercheurs et
l'aide à la recherche (FCAR), du Conseil de recherche en sciences humaines
(CRSH), de l'Université McGiII (bourses Max-Stern et Vineberg) et du
Département de langue et littérature françaises de McGiII (bourse Geneviève-de-Ia-
Tour-Fondue). Que ces différents organismes et instances soient vivement
remerciés pour leur aide indispensable.
Pour Marie-Pierre
INTRODUCTION
2

Innombrables sont les maudits du monde. Aux quelques élus présentés par Verlaine
en 1883 dans ses Poètes mauditsl sont venus s'ajouter au fil des ans des génies
méconnus et des insurgés littéraires des quatre coins de la terre2 • C'est un véritable
continent de la malédiction - aux frontières par trop poreuses - que tracent à
coups d'articles ou de poèmes, à grand renfort d'érudition ou de bons sentiments,
les hagiographes des lettres, les releveurs de lyres brisées, les traqueurs de curiosités
littéraires, les inconditionnels de la bohème, les découvreurs amusés d'auteurs de
troisième ordre et les explorateurs des marges poétiques. À ces justiciers du monde
des lettres, les maltraités de l'ordre littéraire doivent une fière chandelle.
Philosophes acculés au suicide, poètes en exil ou en prison, dans une camisole de
force ou sous le couperet de la veuve, libres penseurs au bûcher, grands hommes
lapidés par les petits, génies méconnus, intellectuels prolétariens, plumitifs
prométhéens dans les chaînes, grabataires expirant plume en main et Rousseaux du
ruisseau arpentant d'une semelle mal cloutée les avenues de la capitale : voilà la
peuplade bigarrée de la malédiction littéraire, les citoyens martyrs de la République
des lettres dont on se propose de faire l'histoire.

Mais quelle histoire exactement? Celle des oubliés et dédaignés dont les manuels de
littérature n'ont retenu aucune trace et qui n'ont pas même attiré l'attention des

1 Le premier recueil des Poètes maudits ne présentait que trois auteurs: Tristan Corbière, Arthur
Rimbaud et Stéphane Mallarmé. La réédition de 1888 ajoute trois nouveaux portraits: Villiers de
l'Isle-Adam, Marceline Desbordes-Valmore et Pauvre Lelian (Verlaine). Voir Verlaine, Les poètes
maudits de Paul Verlaine, introduction et notes par Michel Décaudin, Paris, Éd. SEDES / C.D.U.,
1982.
2 Le Québec n'est évidemment pas en peine de poètes maudits. Voir Paula Gilbert Lewis, (( Emile
Nelligan, Poète Maudit of Quebec : The Pervasion of Black and White Coldness », dans Robert L.
Mitchell (dir.), Pre-text / Text / Context: Essays on Nineteenth-Century French Literature,
Colombus, Ohio State University Press, 1980, p. 229-236; Jacques Marchand, Claude Gauvreau,
poète et mythocrate, Montréal, VLB éditeur, 1979; Réjean Beaudoin, cc À peuple élu, écrivain
maudit », Liberté, n° 177, juin 1988, p. 39-45. Voir aussi notre étude sur le mythe de Nelligan au
Québec, Nelligan dans tous ses états: un mythe national, Montréal, Fides, 1998.
3

collectionneurs de curiosités littéraires ou des spécialistes de la marginalité? Celle


des minores qui ont - plus heureux que les précédents - été classés parmi les
auteurs de second ordre et qui, pour cette raison, conservent une place restreinte,
mais assurée, dans les annales des lettres? Ou celle encore des grands poètes
maudits devenus au fil du temps des objets de recherche privilégiés par la critique
universitaire et des figures cardinales de la littérature canonique? Une histoire, cette
étude en sera une, mais pour quel objet?

La malédiction littéraire: un objet


Ce qui semble faire défaut dans l'état actuel de la recherche sur les ratés, les
rebelles et les infortunés de la littérature est peut-être moins un autre palmarès des
poètes maudits 3, un autre répertoire (forcément incomplet) des acteurs obscurs de
la scène Iittéraire 4, une énième étude sur la corrélation entre la souffrance, la

3 Voir Henri Pérard, Les poètes maudits: réflexions sur les poètes français du Second Empire et du
début de la Troisième République (de Baudelaire J Laforgue), Dijon, CRDP de Bourgogne, 1993.
4 Voir Théophile Gautier, Les grotesques, texte établi, présenté et annoté par Cecilia Rizza, Fasano
1 Paris, Schena 1 Nizet, 1985; Charles Hugo, Les hommes de l'exil, précédés de Mes fils par Victor
Hugo, « Chapitre XII. Les obscurs», Paris, Alphonse Lemerre, 1875, p. 161-166; Charles
Monselet, Oubliés et dédaignés. Linguet - Fréron - Rétif de la Bretonne - Mercier - Cubières,
Paris, Bachelin-Deflorenne, 1885; Charles Monselet, La lorgnette littéraire. Augmenté du
complément. Dictionnaire des grands et des petits auteurs de mon temps, Genève, Slatkine Reprints,
1971, réimp. de l'éd. de Paris, 1857-1870. Plusieurs anthologies poétiques contemporaines
s'attachent aux « oubliés" des siècles passés. Voir par exemple Pierre Dauzier et Paul Lombard,
Poètes délaissés. Anthologie, Paris, Éditions de la Table Ronde, 1999. On consultera encore la
revue Histoires littéraires (Paris) fondée en 2000 par Jean-Jacques Lefrère et Michel Pierssens et qui
se voue entre autres à l'étude des « auteurs prétendus mineurs ", déconsidérés pendant plusieurs
décennies par les chercheurs. De nombreuses études sur les auteurs méconnus et les marges de la
littérature, renforcées par une réflexion sur les mécanismes d'exclusion et les procédures
d'illégitimation culturelle, ont été produites entre 1997 et 2000 par le groupe de recherche
M.A.D.O.N.N.A. (Pierre Popovic, Marc Angenot, Benoît Melançon, Michel Biron, Jacques Dubois
et Jean Marie Goulemot). Voir Tangence, n° 57, mai 1998 [numéro intitulé « Littérateurs
atypiques et penseurs irréguliers" et préparé par Pierre Popovic]; Pierre Popovic et Érlk
Vigneault (dir.), Les dérèglements de l'art: fonnes et procédures de l'illégitimité culturelle en
France (1715-1914), Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 2000; Marc Angenot,
Colins et le socialisme rationnel, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1999. Voir
4

pathologie et la créations ou entre le génie et la folie 6 qu'un cadre général de


réflexion permettant de saisir les rapports jamais simples, souvent tordus à
l'extrême, entre la pratique des lettres et le malheur dans ses multiples
manifestations écrites. Ainsi, la présente étude, plutôt que de s'attacher
exclusivement à l'une ou l'autre figure du malheur auctoral (le poète crotté du
XVW siècle, le philosophe persécuté du XVIW, le poète mourant de Lamartine, le
bohème de Murger ou le grand maudit de la décadence), à telle ou telle modalité
du malheur au détriment d'une autre (la pauvreté, l'oubli, la persécution, l'exil, la
mélancolie, l'échec), se propose de réfléchir globalement et historiquement à la
fonction du malheur dans les processus de légitimation et de disqualification des
agents littéraires ainsi qu'aux formes qu'il doit adopter pour être touchant, c'est-à-
dire acceptable, rhétoriquement rentable.

encore Romantisme, nO 59, 1988 [numéro intitulé (( Marginalités »]; Jean-Jacques Lefrère et
Michel Pierssens (dir.), Les à-cotés du siècle. Premier colloque des Invalides, 7 novembre 1998,
Montréal, Paragraphes, 1998; Jean-Jacques Lefrère, Michel Pierssens et Jean-Didier Wagneur (dir.),
Les ratés de la lIttérature. Deuxième colloque des Invalides, Il décembre 1998, Tusson
(Charente), Du Lérot, 1999. Pour une bibliographie plus complète, on consultera le site du groupe
M.A.D.O.N.N.A. géré par Benoît Melançon: http://mapageweb.UMontreaI.CAlmelancon/
madonna.tdm.html [site consulté pour la dernière fois le 24 juin 2003].
S Voir Leo Schneiderman, The Literary Mind: Portraits in Pain and Creativity, New York, Insight
Books, 1988: (( Based on the evidence gathered in this volume, it is difficult to avoid the conclusion
that pathology is inseparable from the production of great works of fiction, drama, and poetry. Nor
is the role of pathology conflned to providing the motivation for Iiterary creativity.» (Ibid.,
p.206.) Voir aussi Albert Rothenberg, Creativity and Madness: New Flndings and Old
Stereotypes, Baltimore / Londres, Johns Hopkins University Press, 1990. La thèse de Rothenberg
est que la création ne procède pas d'une psychose, elle en est la sauvegarde; celui qui crée n'est pas
encore fou, la création lui permettant de conserver un équilibre qui autrement lui ferait défaut. Si le
créateur passe généralement pour un original et un être déséquilibré, c'est qu'il n'utilise pas les voies
habituelles de la logique pour arriver à ses fins. Rothenberg, qui croit faire t3bula rasa des (( old
stereotypes», rejoint en fait le discours des Lumières sur l'enthousiasme, tel qu'il s'exprime par
exemple dans l'article (( ENTHOUSIASME» de l'Encyclopédie, rédigé par M. de Cahussac (voir
Diderot et d'Alembert, Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers,
par une société de gens de lettres, Paris, Briasson / David l'aîné / Le Breton / Durand, 1751-1772,
17 vol. de texte, 11 vol. de pl., vol. S, p. 719-722.)
5

Car il ne suffit pas de souffrir pour être un grand écrivain ou d'être fou pour rafler
la couronne des génies: il faut encore savoir dire son malheur, en l'occurrence
savoir l'écrire dans des formes appropriées, avec le ton qui convient à la situation et
un certain sens de l'à-propos. On ne rime pas sa douleur de la même manière en
1830 et en 1870, chez les avant-gardes et chez les marginaux, à Jersey et à la
brasserie des Martyrs: le malheur auctora1 répond à des codes esthétiques
socialement et historiquement variables. Ce qui émeut les spectateurs de Chatterton
en 1835 fait bien rire le bohème goguenard du Second Empire; celui-ci n'en
réclame pas moins sa part d'infortune, mais il la veut moins résignée, moins
tragique, camouflée sous un rire, même si c'est un rire forcé.

Les travaux de José-Luis Diaz 7 et de Jean-Luc Steinmetz8 sur les poètes malheureux
du premier quart du Xlxe siècle font voir que le protocole esthétique de l'infortune
littéraire se modifie au fil des décennies. Du poète aiglon qui, chez Gilbert, est
frappé en plein essor au poète cygne s'éteignant dans un dernier chant chez
Lamartine, de l'enthousiasme volcanique de l'écrivain chez Mercier à la douce
inspiration des poètes pOitrinaires des années 18 t 0, c'est tout un stock
métaphorique, tout un Imaginaire littéraire Qui se transforme progressivement.
Chacun à sa manière, Diaz et Steinmetz montrent que se met en place entre 1770
et 1825 une mythologie de l'écrivain malheureux, un cycle du poète mourant qui
trouve dans les ouvrages et dans la mort prématurée de Nicolas Gilbert (1 750-

6 Voir par exemple D. Jablow Hershman, The Key to Genius, New York, Prometheus Books,
1988, ou encore Philippe Brenot, le génie et la folie, Paris, Plon, 1997.
7 José-Luis Diaz, « L'aigle et le cygne au temps des poètes mourants », Revue d'histoire littéraire de
la France, nO 5, septembre-octobre 1992, p. 828-845; Idem, « Lamartine et le poète mourant »,
Romantisme, n° 67, 1990, p. 47-58; idem, « Écrire la vie du poète: la biographie d'écrivain entre
Lumières et Romantisme », Revue des sciences humaines, t. LXXXVIII, n° 224, octobre-décembre
1991, p. 215-233.
6

1780) sa phrase initiale, son « récit primitif »9. Diaz s'intéresse plus spécifiquement
à l'identité fantasmatique du poète mourant, qu'il analyse à partir d'un corpus
composé d'odes, de stances et d'élégies; il fait valoir que le scénario de la mort
auctorale assure un renouvellement « en profondeur [de la] mythologie dont doit
s'entourer immanquablement l'activité littéraire »10 et fonde « l'un des cadres
fantasmatiques privilégiés dans lequel une partie du romantisme poétique va
s'inscrire» 11. Autre corpus, même scénario funèbre: Jean-Luc Steinmetz examine
pour sa part les rééditions des œuvres de trois poètes « infortunés» du XVIIIe siècle
(Gilbert, Malfilâtre et Chénier) et soutient que s'est constitué autour de cette
trinité sacrificielle un mythe du poète malheureux voué à se transformer
ultérieurement en mythe du poète maudit avec Verlaine. La thèse de Steinmetz est
que ce premier mythe du poète malheureux, qui s'est formé autour de trois
destinées singulières et exceptionnelles, en est venu à s'Imposer à la génération
romantique comme un modèle fantasmatique à Imiter et à reproduire; forgé à
partir du réel historique - la misère véritable de Gilbert et de ses confrères en
infortune -, le mythe a bientôt créé un « sas idéOlogique » incitant les poètes de
chair et de sang à assumer la fiction de la mort du poète, à vivre et à mourir pour
et selon leur œuvre, avec les risques de plagiat biographique que cela comporte :

La vague des suicides que l'on observe en 1832 tient ainsi tout à la fois à un
effet littéraire et à une situation d'Impasse bien vécue, contraignant au
mortel secours. L'image d'un Gilbert mourant à l'hôpital, par exemple, est si
prégnante, si décisive qu'un Hégésippe Moreau, qu'un Aloysius Bertrand se
voient contester l'originalité de leur propre mort. À l'instant de la plus

8 Jean-lue Steinmetz, « Du poète malheureux au poète maudit (réflexion sur la constitution d'un
mythe) », Œuvres lJl critiques, vol. VII, n° l, 1982, p. 75-86.
9 Ibid., p. 75.
10 José-Luis Diaz, « L'aigle et le cygne au temps des poètes mourants », p. 844.
11 Ibid.
7

douloureuse, de la plus personnelle expérience de l'homme, ne semblent-ils


pas mimer, comme sur une scène de théâtre, un acte connu, attendu?l2

Le trajet du réel à l'idéologique est circulaire: l'imaginaire se nourrit des faits et les
retravaille, les gauchit, les interprète dans le même temps, leur fournissant un cadre
d'intelligibilité; et c'est pour ne pas avoir l'air de jouer une scène déjà vue, déjà
applaudie, déjà pleurée que les poètes doivent modifier le protocole du malheur
auctoral, épingler, comme Murger ou Corbière, les formules poussiéreuses de la
malédiction, question de ne pas être pris en défaut d'originalité. On ne meurt pas
n'importe comment si on veut que ça touche; la posture esthétique importe ici
autant que le geste.

Si une étude du malheur auctoral ne peut faire l'économie d'une analyse des
formes empruntées par la souffrance, elle doit tout aussi bien tenir compte des
enjeux idéologiques du malheur, c'est-à-dire des gains symboliques liés à l'obtention
du titre d'écrivain malheureux ou maudit. Car ce n'est pas tout de mourir, on
voudrait bien que ça serve et que ça compte, d'une façon ou d'une autre :

Ah! si du moins ces sons d'une bouche expirante,


Ces accents d'une voix qui s'éteint pour jamais,
Si ces chants échappés à la Parque impuissante,
De l'avenir un jour excitaient les regrets!13

murmure le poète expirant de Charles Loyson en direction du lecteur. On espère


que le chant du cygne fera au moins passer l'oison à la postérité.

l2 Jean-Luc Steinmetz, (( Du poète malheureux au poète maudit (réflexion sur la constitution d'un
mythe) », p. 83.
8

Ainsi, la mort elle-même n'est pas toujours désintéressée et peut servir, outre à
faire vibrer la lyre un dernier coup, à manifester sa sincérité à un public avide
d'émotions fortes, senties, vécues. Aux pauvres hères qui ne parviennent pas à se
démarquer et à être remarqués sur la place publique, à ceux auxquels le génie fait
défaut ou qui n'arrivent pas à lui donner suffisamment d'éclat, il reste cette
dernière carte, la sincérité, qu'ils peuvent jouer après avoir épuisé tout leur crédit.
Toute souffrance n'est pas {{ innocente", surtout la littéraire et celle des
littérateurs; mise en prose ou mise en trope, elle peut être chargée de désigner,
outre une douleur bien réelle et un désespoir qui n'a rien de fictif, une posture de
création qui, elle, participe bel et bien de la fiction.

On est ainsi conduit à poser que l'idée de malheur ne va pas de soi dans un univers
où la souffrance est le signe d'une élection, où l'occupation de la marge est la
condition d'accès à la vérité 14 et à la création 15, et où l'échec peut se convertir en
réussite 16• La notion d'échec elle-même est ambiguë lorsqu'il existe une convention
implicite entre les différents membres de la collectivité littéraire en vertu de laquelle

13 Charles Loyson, « Le lit de mort», Œuvres choisies de Charles Loyson, publiées par Émile
Grimaud avec une lettre du R. P. Hyacinthe et des notices biographique et littéraire par MM. Patin
et Sainte-Beuve, Paris, 1869, p. 81.
14 C'est la thèse défendue par Jean Marie Goulemot dans ses analyses des œuvres de Rousseau.
Voir par exemple « Pourquoi écrire? Devoir et plaisir dans l'écriture de Jean-Jacques Rousseau »,
Romanistische Zeitschrift für Llteraturgeschichte / Cahiers d'histoire des littératures romanes, nOS 2-
3, 1980, p. 212-227; (( Aventures des imaginaires de la dissidence et de la marginalité de Jean-
Jacques Rousseau à Jean-Paul Marat», Tangence, nO 57, mai 1998, p. 12-22. C'est aussi la
conclusion de l'étude consacrée au XVIIIe siècle dans Jean Marie Goulemot et Daniel Oster, Gens
de lettres, écrivains et bohèmes: l'imaginaire littéraire 1630-1900, Paris, Minerve, 1992, p. 95-
98 : « Rousseau, c'est donc celui par qui, sans que l'idée en soit longuement développée, l'échec
peut devenir choix et source même d'un discours vrai, celui par qui les humiliations subies, les
vilalnies commises deviennent une possibilité d'être plus philosophe que les tenants en titre de la
philosophie. » (Ibid, p. 95.)
15 On se reportera à la réflexion de Jean-Luc Steinmetz, « Quatre hantises (sur les lieux de la
Bohême) », Romantisme, nO 59, premier trimestre, 1988, p. 59-69.
9

les auteurs à succès, les bonzes de l'activité éditoriale, les écrivains choyés de leur
vivant par le public ne sont pas forcément les gagnants à long terme de la Joute
littéraire, c'est-à-dire dès que se met en place un système de rétribution à deux
vitesses où les gains symboliques sont inversement proportionnels aux profits
matériels.

On reconnaît là l'un des axiomes de base de la théorie bien connue du champ


littéraire telle que développée par Pierre Bourdieu dans Les règles de l'art. Pour
Bourdieu, le champ littéraire arrivé à maturité procède d'un renversement de la
règle économique qui prévaut en société bourgeoise et en vertu de laquelle le
pouvoir se mesure à l'aune des possessions et des réseaux d'influence. Le champ
atteint son stade ultime d'évolution au moment où tout nouvel entrant dans le jeu
littéraire a intégré la logique du qui-perd-gagne, le jour où tous les agents ont
compris qu'une réussite économique en territoire poétique est suspecte et peut
passer pour l'effet de concessions aux goûts du public - lequel est justement sans
goût -, tandis que le travail littéraire à fonds perdus (c'est-à-dire avec
remboursement différé) et le rejet complémentaire des insignes de la faveur
publique se voient attribuer une plus-value symbolique 17• C'est seulement dans la
deuxième moitié du Xlxe siècle, et plus précisément après l'affaire Dreyfus, que

16 Voir notre article intitulé (( Gilbert ou: quand échouer c'est réussir», dans Jean-Jacques Lefrère
et al (dir.), Les ratés de la littérature, p. 17-28.
17 « C'est seulement dans un champ littéraire et artistique parvenu à un haut degré d'autonomie,
comme ce sera le cas dans la France de la seconde moitié du Xlxe siècle (notamment après Zola et
l'affaire Dreyfus), que tous ceux qui entendent s'affirmer comme membres à part entière du monde
de l'art, et surtout ceux qui prétendent y occuper des positions dominantes, se sentiront tenus de
manifester leur indépendance à l'égard des puissances externes, politiques ou économiques; alors, et
alors seulement, l'indifférence à l'égard des pouvoirs et des honneurs, même les plus spécifiques en
apparence, comme l'Académie, voire le prix Nobel, la distance à l'égard des puissants et de leurs
valeurs, seront immédiatement comprises, voire respectées, et, par là, récompensées et tendront de
ce fait à s'imposer de plus en plus largement comme des maximes pratiques des conduites
10

cette règle est implicitement acceptée par tous les professionnels des lettres.
Jusque-là, soit de Flaubert à Zola, se maintient dans le champ littéraire en voie
d'autonomisation une ambiguïté ou une indétermination structurale : les écrivains,
même les plus perspicaces d'entre eux18, ne savent pas toujours où est la frontière
entre le raté et le maudit19, ce dont témoigne l'incompréhension de Flaubert
devant Baudelaire briguant un fauteuil académique. La figure de l'artiste maudit
émerge selon Bourdieu des luttes acharnées que mène l'avant-garde littéraire pour
renverser l'ordre établi et pour instaurer un nouveau nomo~ elle procède de
l'exclusion consentie, affirmée, revendiquée de l'écrivain qui a décidé de
transformer radicalement les modalités de rétribution du champ littéraire. En
manifestant l'inaptitude des anciennes institutions à lui accorder la légitimité qui lui
revient - Baudelaire accomplissant le rituel académique en sachant pertinemment
qu'il ne sera pas élu -, l'artiste d'avant-garde se désigne comme la victime
propitiatoire et provisoire d'un ordre que son geste de provocation contribue à
renverser. Le poète maudit est ce nomothète vivant dans une tension perpétuelle
entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau; il est celui par qui le novum arrive, celui
qui, par les multiples refus qu'il oppose aux instances officielles de reconnaissance
et les ruptures esthétiques qu'il opère, par le sacrifice consenti de sa personne et de
son intérêt immédiat, impose de nouvelles règles de jeu. Ses actions le désignent
comme le nouveau héros, pur et désintéressé, d'un ordre social dégradé, régi par la

légitimes.)) (Pierre Bourdieu, Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris,
Seuil, coll. « Libre examen)), 1992, p. 94.}
18 La perspicacité relève pour Bourdieu de la conscience des enjeux et du jeu des positionnements
dans l'espace littéraire.
19 « Il n'est sans doute pas facile, même pour le créateur lui-même dans l'intimité de son
expérience, de discerner ce qui sépare l'artiste raté, bohème qui prolonge la révolte adolescente au-
delà de la limite socialement assignée, de IlIIartiste maudit", victime provisoire de la réaction
suscitée par la révolution symbolique qu'il opère. Aussi longtemps que le nouveau principe de
légitimité, qui permet de voir dans la malédiction présente un signe de l'élection future, n'est pas
11

loi du louis d'or. La figure du poète maudit, valorisée par les artistes de l'art pour
l'art trouvant leur intérêt dans le désintéressement, s'entoure ainsi d'une aura et
d'une mystique au travers desquelles on devine sans peine le modèle chrétien : (( Et
la mystique christique de l'" artiste maudit", sacrifié en ce monde et consacré dans
l'au-delà, n'est sans doute que la transfiguration en idéal, ou en idéologie
professionnelle, de la contradiction spécifique du mode de production que l'artiste
pur vise à instaurer. »20

Par malédicdon littéraire, on désignera dans cette étude non seulement les
difficultés matérielles et concrètes inhérentes à la pratique des lettres et aux
conditions de production des intellectuels, mais encore et surtout cette mystique de
la souffrance évoquée en passant par Bourdieu, héritée ou reprise du christianisme
et qui forme le socle du pouvoir spirituel des écrivains modernes, le ciment de cette
religion laïque qui s'instaure dans le proto-champ littéraire de la seconde moitié du
XVIW siècle21 et qui a pour charge de valoriser l'activité des hommes de lettres en
regard des autres pouvoirs de la société civile.

Par ailleurs, on ne considérera pas, à la suite de Pierre Bourdieu, que la logique du


qui-perd-gagne sur laquelle se fondent les stratégies de l'avant-garde littéraire soit
directement liée aux nouvelles conditions de production qui s'instaurent dans le
champ littéraire sous le Second Empire. Avant qu'un Baudelaire et qu'un Flaubert,
par une série de refus esthétiques, ne créent cette distinction entre la production
pour initiés et la production pour grand public, d'autres écrivains - tout aussi

reconnu de tous, [ ... ] l'artiste hérétique est voué à une extraordinaire incertitude, principe d'une
terrible tension. )) (Ibid., p. 97.)
20 Ibid., p. 123.
21 Voir Paul Bénlchou, Le sacre de l'écrivain (1750-1830): essai sur l'avènement d'un pouvoir
spirituel laïque dans la France modeme, Paris, Gallimard, 1996 (première éd., José Corti, 1973).
12

« maudits })22 aux yeux de leurs admirateurs - ont imposé des hiérarchies et des
distinctions qualitatives entre les œuvres et les auteurs par une série de refus
éthiques. On peut difficilement passer sous silence le « cas Rousseau », devenu pour
ses fervents lecteurs une manière de héros et de martyr volontaire dont la rupture
avec les milieux intellectuels23 de la capitale et avec le monde, le refus de vivre
comme tous ces faiseurs de livres pour qui la littérature n'est qu'un moyen comme
un autre de parvenir, ont signé son droit d'accès à la vérité en même temps que
son malheur - l'un n'allant pas sans l'autre dans un monde dégradé. Cette
procédure de légitimation par la marginalité et la pauvreté a été mise en lumière
par Jean Marie Goulemot dans plusieurs articles24• Pour Goulemot, la fameuse
réforme de Rousseau, qui consiste, extérieurement, en l'abandon des insignes du
monde (perruque, montre, épée, bas de soie), vise à fonder les conditions d'une
œuvre vraie et d'une parole sincère:

La réforme de 1752 tend à un double effet: éviter la corruption qui atteint


les milieux intellectuels parisiens, mais aussi créer les conditions d'une
relation privilégiée à la vérité. Et c'est de ce rapport à la vérité que va naître

22 La transposition du terme « maudit» au XVIIIe siècle exige quelques précautions. Les


contemporains de Rousseau parlent plutôt de « destinée fatale» ou « malheureuse», ou plus
simplement d'« Infortune ». C'est seulement au cours des années 1820-1830 que le terme
« maudit » apparaît dans le vocabulaire littéraire pour désigner le poète, victime du destin et de la
société.
23 Plus précisément, Rousseau prend ses distances tout à la fols à l'égard du parti philosophique et
du parti dévot: « Vous n'Ignorez pas, Madame [la marquise de Créqull, que je n'al jamais fait
grand cas de la philosophie, et que je me suis absolument détaché du parti des philosophes. Je
n'aime point qu'on prêche l'Impiété: voila déja de ce côté là un crime qu'on ne me pardonnera
pas. D'un autre coté je blâme l'Intolérance et je veux qu'on laisse en paix les Incrédules; or le parti
dévot n'est pas plus endurant que l'autre. Jugez en quelles mains me voila tombé.» «( 1262.
Rousseau à Renée-Caroline de Froullay, marquise de Créqui », Correspondance complète de Jean
Jacques Rousseau, éd. critique établie et annotée par R. A. Lelgh, Genève 1 Madison, Institut et
musée Voltaire 1 The University of Wisconsin Press, 1965-1997, 52 vol., vol. 8, p. 61. La
Correspondance complète de Jean Jacques Rousseau sera désormais désignée par le sigle CCR.}
24 Voir, outre les articles de Goulemot déjà cités, l'étude Intitulée « De la légitimation par
l'illégitime: de Rousseau à Marat », dans Pierre Popovlc et Érik Vigneault (dlr.), Les dérèglements
de l'art, p. 131-145.
13

dès lors la légitimation essentielle de l'écriture pour Jean-Jacques. Vivre en


dehors de l'abaissement moral et de la contradiction entre la théorie et la
pratique qui caractérisent les milieux intellectuels de Paris ne répond pas au
seul désir de pureté et d'intégrité qui anime Rousseau, c'est aussi un moyen,
une ascèse pour parvenir à la vérité. Il faut, comme pour le croyant, créer
les conditions de la grâce. 25

L'erreur étant la chose du monde la mieux partagée, l'exil volontaire est le seul
moyen de retrouver la voix de la nature et de la vérité. La parole de l'écrivain hors
de la société ne peut être qu'une parole contre la société, dévoilant ses préjugés et
ses contradictions. Mais cette parole vraie, pour cela même qu'elle est vraie et
qu'elle dénonce les erreurs des institutions humaines et des gens en place, voue son
auteur à un malheur sans fin: condamnation, persécution, calomnie. À tout
prendre, le pari d'un Rousseau vaut bien celui d'un Baudelaire, même si les termes
du jeu, entre 1760 et 1860, ont profondément changé. Les conditions d'accès à
la vérité chez le premier, les conditions d'accès à l'art pur pour le second se payent
d'une malédiction complémentaire et nécessaire, tout à la fois imposée de
l'extérieur et librement consentie.

S'il fallait provisoirement dater l'émergence de ce phénomène de la malédiction


littéraire en France, on devrait plutôt choisir la période 1760-1 770. À cette
époque en effet, par suite d'une augmentation significative du nombre de lecteurs
et du développement du marché du livre, de la diversification des emplois et des
secteurs de financement dont peuvent bénéficier les hommes de lettres, mais,
encore et surtout, de la création d'une sphère d'opinion fournissant aux littérateurs
un terrain d'action privilégié ainsi que du prestige immense dont s'entoure l'activité
intellectuelle, un nombre grandissant de jeunes hommes éduqués entrent dans la

25 Jean Marie Goulemot, « Pourquoi écrire? Devoir et plaisir dans l'écriture de Jean-Jacques
Rousseau )), p. 218.
14

carrière des lettres dans l'espoir d'y faire fortune ou de jouer un rôle de premier
plan dans la vaste réforme sociale des Lumières. Éblouis par la gloire des Voltaire,
des d'Alembert et des Diderot dont l'Europe entière vante les mérites et que les
têtes couronnées cherchent à attirer dans leurs fiefs, ces nouveaux venus sont vite
déçus par ce qui les attend à leur arrivée dans la capitale: les pensions et les
prébendes sont généralement empochées par quelques privilégiés, la plupart du
temps par des académiciens qui, par un jeu de pouvoir, cumulent l'essentiel des
gratifications royales; le nombre d'emplois {( honorables» liés au clientélisme ou au
marché de l'édition (bibliothécaire, secrétaire, précepteur, lecteur, historiographe,
censeur, collaborateur dans les grandes entreprises éditoriales, etc.) est nettement
inférieur à celui des écrivains nécessiteux; les revenus assurés par le secteur de la
littérature clandestine et par les publications illicites (libelles, pornographie,
philosophie), outre qu'ils sont précaires, peuvent empêcher l'ascension des pauvres
diables qui s'y adonnent en entachant leur réputation. Bref, de nombreux plumitifs
désargentés fondent leurs espoirs dans une carrière qui, malgré son développement
et son prestige, ne peut absorber le surplus des postulants. Ces écrivains entrants
sont desservis par un système inégalitaire qui privilégie les membres de la (( haute
intelligentsia» (Éric Walter) et sont méprisés par les écrivains en place pour qui ils
ne sont que des pauvres hères malfamés pouvant à tout moment se répandre en
injures et en libelles contre les (( écrivains de réputation }) (Voltaire).

C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre la mise en place d'une mythologie de
l'écrivain malheureux permettant de faire pièce aux formes traditionnelles de
légitimation. Une armée complète d'cc espèces », comme on les appelait alors, ont
intérêt à forger de nouvelles représentations valorisantes de la pauvreté auctorale
pour se soustraire à la logique du mépris qui pèse sur eux et à faire du malheur de
l'écrivain, de sa pauvreté, de sa misère, de son exclusion, les conditions d'accès à la
15

vérité. C'est de ces gueux que Rousseau, celui qui a choisi l'exclusion autant qu'il
l'a subie, est vénéré; il est celui qui fournit la preuve que le royaume de la postérité
appartient aux pauvres de ce monde injuste et corrompu.

Au reste, cette datation ne doit pas faire illusion. La mythologie qui se constitue
peu à peu et qui donne lieu au culte du poète mourant et aux formes de
légitimation par l'échec ne (( naît)} pas subitement en 1770 - dans l'ordre des
croyances et des discours, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme26 • Le
mythe emprunte plusieurs de ses métaphores, exempla, scénarios, connexions à une
longue tradition hagiographique et se développe à partir d'un déjà-là discursif; il se
forge sur la base d'une topique séculaire qui associe les concepts de mélancolie, de
pauvreté et de persécution à ceux de vérité, d'authenticité et de génie poétique.
C'est à partir de cette topique tripartite qu'on cherchera à retracer la constitution
et les transformations du mythe de la malédiction littéraire aux XVIW et Xlxe
siècles, non en supposant, à l'instar de Steinmetz et de Diaz, qu'il trouve son
origine dans une œuvre précise et qu'il (( évolue)} vers un stade final qui
coïnciderait avec l'avènement de la figure du (( poète maudit)}, mais en tâchant
d'élargir la perspective au maximum et d'identifier, en amont, les principales
configurations discursives auxquelles il emprunte ses matériaux narratifs et en
gardant à l'esprit qu'il trouve, en aval, de nombreuses réévaluations et se maintient
comme paradigme tout en se transformant. Mais avant tout, il ne sera pas inutile de
s'arrêter sur la notion de mythe que différents auteurs ont utilisé spontanément

26 On ne peut que renvoyer à l'étude sociocritlque de Pierre Popovlc sur la poésie québécoise qui
étaye ce principe, La contradiction du poème: pOésie et discoul$ social au Québec de 1948 à
1953, Candiac, Éditions Balzac, 1992.
16

pour approcher la figure du poète maudit27 et que nous reprendrons à notre


compte pour l'analyse du phénomène de la malédiction littéraire.

La malédiction littéraire: un mythe


Qu'il existe ou qu'il ait existé un « mythe du poète maudit », personne ne paraît en
douter. Jean-Luc Steinmetz et José-Luis Diaz, dans leurs études déjà évoquées,
tiennent le fait pour acquis, mais ne spécifient nullement ce que recouvre la notion
de mythe qu'ils utilisent. Diana Festa-McCormick, dans un article intitulé « The
Myth of the Poètes Maudits »28, ne se montre guère plus explicite. Elle identifie ce
qui lui semble être le texte générateur du mythe - l'article de Baudelaire sur Poe
paru en 185229 -, cherche dans la première moitié du Xlxe siècle les prodromes
de ce phénomène, puis conclut un peu platement (après une belle enquête littéraire
à l'échelle européenne) que la « beauté mystérieuse » du concept de poète maudit,
sa suggestivité, relèvent de son imprécision même, laissant entendre que nous
aurions tort de chercher à en fixer les contours 30• Au mieux, on comprend que la
notion de mythe a quelque chose à voir, pour Diaz, avec les scénarios auctoraux et

27 D'autres lui ont préféré la notion de « motif». Voir Robert T. Denommé, « The Motif of the
"Poète maudit" in Musset's Lorenzaccio», L'esprit créateur, vol. 5, nO 3, automne 1965, p. 138-
146.
28 Diana Festa-McCormick, « The Myth of the Poètes Maudits», dans Robert L. Mitchell, Pre-
text / Text / Context, p. 199-215.
29 Charles Baudelaire, « Edgar Allan Poe, sa vie, ses œuvres», Revue de Paris, mars 1852,
reproduit dans Baudelaire, Œuvres complètes, préface de Claude Roy, notice et notes de Michel
Jamet, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins», 1980, p. 575-589.
30 « Verlaine never gave us a c1ear deflnition of what constitutes a poète maudit, and his lack of
precision may result from both the tluidity of the concept and its longevity. We are free to c1assify
among them not only those poets who Iived in torment and at the mercy of flendish forces, but also
the artist who struggled in the effort of giving Iife to his creation - as in the case of Mallarmé - or
the restless youth pursuing his own chimera, with prlde more than with anguish - as did Rimbaud.
We should perhaps distinguish between the poet and the poem of the accursed. But such restrictive
canons might deprive the concept of its suggestiveness and mysterious beauty.» (Diana Festa-
McCormick, « The Myth of the Poètes Maudits», p. 212.)
17

la fantasmatique de la création dont s'entoure la geste de l'écrivain, qu'il est pour


Steinmetz un récit formé de multiples phrases s'écrivant en plusieurs moments,
s'élaborant à partir d'un réel qu'il contribue à façonner en retour et que, selon
Festa-McCormick, le mythe du poète maudit trouve sa première véritable
expression chez Baudelaire et son accomplissement dans la formule verlainienne des
Poètes maudits.

On peut se demander si cette réticence à définir la notion de mythe ne tient pas à


la difficulté même de l'opération. Après un siècle d'intense activité, les sciences
humaines ont en effet proposé un nombre impressionnant de définitions et
d'applications du mythe à des corpus et à des phénomènes fort variés, tant et si
bien que, au fil de ses migrations à travers les différents champs du savoir, cette
notion s'est opacifiée au lieu de s'éclaircir. Entre les mythes primitifs étudiés par les
historiens des religions, ceux dont les multiples versions ont été patiemment
transcrites et comparées par les ethnologues et les anthropologues, les mythologies
de la société bourgeoise mises au jour par les historiens des idéologies, les mythes
individuels ou personnels que la psychocritique a proposés comme objet d'analyse,
les « moments » et « décors» mythiques reconstruits et observés dans leur détail
par la mythocritique et la mythanalysei entre les mythes antiques, archaïques,
modernes ou actuels, les mythes politiques, du texte, de l'homme - et nous en
passons -, il n'y a peut-être de commun qu'une certaine perspective de recherche
orientée vers l'étude des imaginaires (individuels, textuels ou collectifs), et on voit
bien qu'il faut être armé d'un courage à toute épreuve pour entreprendre la
synthèse d'une telle mosaïque notionnelle. Infiniment plus modeste est notre
ambition, cela va sans dire. Fidèle à un principe voulant que l'objet de recherche
appelle sa théorie et sa méthode, nous nous proposons de forger une définition
18

ad hoc de la notion de mythe propre à rendre compte de la complexité et de la


spécificité du phénomène de la malédiction Iittéraire 31 •

La première caractéristique de notre mythe est son historicité. On l'a suggéré plus
haut: ce n'est pas d'hier que datent les plaintes des poètes. Entre le troubadour
famélique du Moyen Âge qui s'indigne de ce que le saltimbanque est mieux payé
que lui 32 et le rhapsode Iycanthropique qui veut « au siècle parâtre 1 Étaler sa
nudité »33, il y a tout à la fois une filiation topique et une modification notable de
la portée du topos: plongé dans l'interdiscours et confronté au marché de l'édition
des années 1830, le paradigme de la pauvreté auctorale n'a pas la même
signification qu'immergé dans la culture médiévale. Il faudrait au moins tenir
compte du fait que, pour le poète de la monarchie de Juillet, le saltimbanque n'est
plus un compétiteur potentiel : dans une société industrielle en pleine expansion, le
fou, le bouffon, ce n'est personne d'autre que lui 34 • Mais l'historicité de la
malédiction ne se limite pas seulement à sa topiquej elle caractérise tout aussi bien
la constitution du mythe comme objet de croyance et d'investissement rhétorique.
Les poètes de l'Antiquité ou de la Renaissance, lorsqu'ils cherchent à faire
reconnaître leurs droits et leur valeur, ne misent guère sur leur impopularité et sur

31 Une semblable entreprise est menée par Claude Abastado dans son ouvrage Mythes et rituels de
l'écriture, Bruxelles, Éditions Complexe, 1979. Les mythes étudiés par l'auteur (celui du Poète et
celui du Livre au Xlxe siècle) ne recoupent qu'en partie celui de la malédiction littéraire; c'est
pourquoi nous n'avons pas cru utile de discuter les tenants et aboutissants de cette étude. La
définition opératoire du mythe dégagée par Abastado s'inspire notamment des définitions classiques
de Mircea Eliade, de Claude Lévi-Strauss et de Freud.
32 Voir Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, traduit de l'allemand
par Jean Bréjoux, Paris, PUF, 1956, p. 577.
33 Petrus Borel, « Notice sur Champavert», Champavert: contes immoraux, texte établi à partir de
l'éd. originale, présenté et annoté par Jean-Luc Steinmetz, Paris, Le Chemin vert, 1985, p. 8.
34 « [ ••• ]Ia figure du clown et du bouffon représente, peut-être depuis Shakespeare, et en tout cas
depuis le romantisme, l'une des images ironiques et hyperboliques que l'artiste (le poète aussi bien
que le peintre), s'est plu à donner de lui-même.» (Jean Starobinski, « Note sur le bouffon
romantique», Cahiers du sud, nOS 387-388, avril-mai-juin 1966, p. 270-275, texte cité p. 270.)
19

leur misère. Ils font valoir leur utilité publique, les privilèges que leur confère leur
génie, les longues études auxquelles ils se sont livrés et parfois les maux qu'ils ont
patiemment endurés pour acquérir leur science, mais rarement rencontre-t-on avant
la fin du XVIW siècle des stratégies d'auteur fondées sur cette connexion dont
useront les écrivains modernes dans leurs plaidoyers et qui constitue le noyau de la
malédiction littéraire: malheureux (persécuté, mélancolique, démuni, etc.) donc
légitime (sensible, sincère, génial, original, etc.) Notre hypothèse est qu'un tel type
de stratégie, pour qu'il se développe à grande échelle et s'offre comme l'une des
voies du salut littéraire, appelle un accroissement important du nombre de lecteurs
et une stratification des publics, conditions qui ne se mettent en place que dans la
deuxième moitié du XVIW siècle et au-delà. On s'accorde ici, à quelques détails
près, avec la démonstration d'Edgar Zilsel dans son étude Le génie: histoire d'une
nodon de l'Andquité J la Renaissance, qui lie étroitement le développement de la
mythologie du martyr littéraire aux conditions de production des écrivains de la
modernité:

[... ] la société et la mentalité de la Renaissance ne pouvaient concevoir la


notion moderne de génie méconnu parce que les intellectuels de métier des
Xive, xve et XVIe siècles dépendaient de leurs mécènes et méprisaient la
foule des illettrés, insistant surtout sur les intrigues de rivaux jaloux quand ils
critiquaient leur temps. [... ] Le culte de la personnalité de la Renaissance se
maintient dans le cadre plus terre à terre des rivalités entre glorificateurs et
mécènes. Certes, on aime associer l'immortalité et la parenté des grands
hommes au mythe des cénacles célestes et à la mythologie du martyr, mais
ces traits métaphysiques restent modestes. Seules l'augmentation du nombre
des intellectuels, la diffusion de l'imprimerie et la formation d'un large
public bourgeois, plus avide de culture que de religion, ont créé un milieu
social propice à la métaphysique des grands hommes: la lutte de
l'intellectuel contre la foule anonyme de ses concurrents, la quête spontanée
d'un au-delà aux rapports de travail bourgeois, et la recherche de substituts
20

aux croyances religieuses perdues ont alors transformé les idéaux de caste
des lettrés de la Renaissance en une sorte de religion du génie. 35

Outre l'historicité du mythe de la malédiction, on insistera sur son caractère


assimilateur. Pour cela même qu'il est historique dans ses tenants et aboutissants, le
mythe ne peut se maintenir comme objet de créance qu'à condition de s'adapter
au novum, d'assimiler ou d'intégrer l'inédit, de se plier à la conjoncture et aux
règles du dicible des contextes sociodiscursifs par lesquels il transite. Un phénomène
similaire est observé par René Étiemble dans sa célèbre étude sur Le mythe de
Rimbaud et par Roland Barthes dans ses Mythologies. L'un et l'autre s'attaquent
aux mythes modernes avec l'intention de mettre au jour les supercheries et
travestissements que les idéologues et parleurs sociaux font subir à la figure de
l'écrivain (Étiemble) ou aux choses du quotidien (Barthes). Dans les deux cas, il
s'agit de rendre leur pureté et leur innocence à des objets que des discours
« intéressés» ont dévoyés, salis, recouverts de leur épaisseur idéologique en les
rendant méconnaissables en eux-mêmes. Pour René Étiemble, il faut disséquer
l'excroissance que constitue le mythe de Rimbaud, sans quoi il est impossible de lire
proprement l'œuvre qu'il étouffe et dont il limite le potentiel sémantique.
Rapporter et moquer les mille et un discours qui ont prétendu s'approprier
Rimbaud et son œuvre, les opposer les uns aux autres et les laisser s'enferrer en
montrant leur arbitraire, est pour lui un moyen de servir la parole véritable de
Rimbaud, de la dégager des gloses de ses commentateurs et admirateurs par trop
imaginatifs. L'une des particularités de ce mythe est qu'il s'est développé à travers
des séries oppositionnelles, qu'il a intégré et s'est nourri des discours

35 Edgar Zilsel, Le génie: histoire d'une notion de l'Antiquité J la Renaissance, traduction de


Michel Thévenaz, préface de Nathalie Heinich, Paris, Éditions de Minuit, 1993 (première éd.,
1926), p. 184-186.
21

contradictoires, constituant ainsi une manière d'espace de dialogue dans le


désaccord:

Le mythe que j'étudie est bien ce lieu mental, ou démentiel, des sentiments
incompatibles, des jugements contradictoires: chrétien mais non chrétien;
Christ, mais Antéchrist; bourgeois, mais voyou; fasciste, mais communiste;
saint-négrier ou Dieu-athée, Rimbaud dans sa fable réconcilie tous ces
hommes que jamais il ne fut, ou qu'il ne fut qu'un bref instant, ou qu'il ne
fut qu'imparfaitement. 36

La croisade du sémiologue des Mythologies37 est tout autre, comme on sait, mais
elle s'accorde dans ses principes premiers avec l'entreprise d'un Étiemble. Pour
Barthes, l'ennemi est moins tel ou tel individu, tel ou tel commentateur d'une
œuvre, que l'idéologie elle-même telle que produite par la bourgeoisie française et
avalisée par les autres groupes sociaux sans questionnement. Le danger est ici dans
la consommation effrénée que les classes dominées font des signes rassurants que
produit la mythologie contemporaine et qui assure la suprématie des privilégiés.
Privilégiée, la bourgeoisie l'est économiquement bien sûr, mais aussi et avant tout
sémiologiquement, car elle maîtrise et définit l'ensemble des langages sociaux et
surimpose une signification à tous les systèmes de signes déjà existants. Le moindre
objet, au lieu d'être nommé une fois pour toutes et d'être ce qu'il est, est chargé
de représenter autre chose que ce qu'il est. Un noir en uniforme militaire saluant le
drapeau français sur la couverture du Paris-Match n'est pas seulement ce qu'il doit
être, mais le signe que l'impérialisme français utilise pour se manifester à toute la
nation et pour montrer qu'il n'y a aucun clivage à l'intérieur de la société française,
que l'impérialisme est fondé en droit et en nature. Le mythe vole les objets à

36 René Étiemble, Le mythe de Rimbaud, Paris, Gallimard, coll. (( Bibliothèque des idées", 1961
(première éd., 1952), 4 voL, vol. 2, p. 50.
22

l'histoire et les prive de leur historicité et de leur profondeur38; il intègre


sournoisement tout ce qui est à sa portée - c'est-à-dire tout ce qui peut créer du
sens - et innocente ses motivations à travers les objets qu'il déforme. Le rôle du
sémiologue est de signaler et de dénoncer cette aliénation du réel et son
appropriation par la classe dominante, de sorte que ce réel apparaisse dans toutes
ses contradictions aux classes opprimées, aveuglées par l'ordre bourgeois.

Pour Étiemble comme pour Barthes, le caractère assimilateur du mythe pose


problème parce que le mythe lui-même, dans leur perspective, est un problème. Le
mythe est ce qui nous empêche d'accéder au monde qui nous entoure, à l'œuvre
que nous lisons, à l'objet que nous observons, à la vérité que nous recherchons; il
est une manière de collimateur idéologique qui, orientant le regard que nous
portons sur les choses, en voile l'infinie complexité. Cette perspective se soutient de
l'idée qu'un individu pourrait éventuellement aborder le monde sans schèmes
explicatifs, sans représentations fantasmatiques, qu'il saurait entrer dans une œuvre
sans a priori aucun, dégagé de tout préjugé, ce dont les sciences du texte - la
sociologie de la lecture ou la théorie de la réception pour ne nommer que celles-là
- nous ont appris à douter.

En postulant pour notre part que le mythe de la malédiction littéraire se perpétue


en assimilant les contradictions, on ne cherchera pas à montrer qu'il fait le jeu

37 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, coll. « Points Essais», 1970 (première éd., 1957).
Les quelques lignes qui suivent résument à grands traits la dernière section des MytholOgies, p. 191-
247.
38 « En passant de l'histoire à la nature, le mythe fait une économie: il abolit la complexité des
actes humains, leur donne la simplicité des essences, il supprime toute dialectique, toute remontée
au-delà du visible immédiat, il organise un monde sans contradictions parce que sans profondeur, un
monde étalé dans l'évidence, il fonde une clarté heureuse: les choses ont l'air de signifier toutes
seules. » (IbId., p. 231.)
23

d;une catégorie d/écrivains au détriment d/une autre, même si on ne peut nier Que
la valorisation de l'écrivain malheureux par les grands mages de la génération
romantique a Quelque chose de curieux, sinon de choquant: les grands génies
peuvent se contenter de s;imaginer en situation de malheur, tandis Que les mInores,
pour atteindre au génie Qui leur fait défaut, doivent vivre leur malheur. On partira
davantage du principe Que chacun tire à sa manière les ficelles de ce mythe et Que
chacun y trouve son compte, un Victor Hugo aussi bien Qu'un obscur comme
Ymbert Gallolx que Hugo, en ses années de protectorat littéraire, prend sous son
aile 39 •

Faisons un pas de plus et posons comme hypothèse Qu'il n'y a pas à proprement
parler d'en-dehors du mythe, ce Qui ne veut évidemment pas dire Que la
malédiction littéraire se présente comme un paradigme explicatif rendant compte
de toutes les productions et de toutes les stratégies, mais Que, une fois admis par les
hommes de lettres cet axiome central du mythe Que l'écrivain légidme est
généralement ma/heureux, les petits et les grands, les minores aussi bien Que les
écrivains de premier ordre ont intérêt à trouver leur forme et leur formule du
malheur, fût-ce pour prévenir l'iIIégitimation ou la suspicion pesant sur les écrivains
mondains ou les auteurs à succès.

Cela nous conduit à poser Que le mythe remplit certaines fonctions dans
l'imaginaire littéraire et Qu'il se définit aussi par ces fonctions. L'une d'entre elles,
dont on verra Qu'elle prend une importance considérable dans les stratégies
d'écrivain, est celle de la légitimation. Le mythe de la malédiction est un dispositif
de valorisation retors en ce sens Qu'il transvalue les signes de l'échec et de la

39 Voir infra, chap. VI et VII.


24

réussite sociale, un peu à la manière du christianisme auquel Nietzsche reprochait


d'élever le galeux et d'abaisser le fort. En faisant des maux de l'âme et du corps, de
la misère et des persécutions qu'un écrivain peut essuyer un signe de qualité, il
incite les auteurs à étaler aux yeux du public les marques de leurs souffrances et à
en tirer un avantage sur le plan rhétorique. Celles-ci seront désignées ou
interprétées comme le juste et sévère châtiment d'une destinée exceptionnelle,
comme la face cachée du génie. Par ailleurs, cette fonction légltimatrice ne s'exerce
sans doute pas sur le seul plan individuel, d'écrivain à écrivain. On peut en effet
penser que si le mythe trouve un si grand consensus auprès de la caste lettrée, c'est
qu'il entoure l'activité des lettres d'une aura glorieuse, la place sous le signe de la
fatalité et lui assure ainsi un prestige que n'ont pas forcément - ou pas pour les
mêmes raisons - les autres activités sociales.

En outre, le mythe remplit une fonction explicative en orientant la compréhension


de l'inédit. Dans notre optique, Barthes et Étiemble n'avaient pas tort d'attribuer
au mythe une fonction herméneutique et de supposer qu'il s'interposait entre
l'homme et le réel; seulement, ils ne voyaient dans cette fonction qu'un aspect
négatif. Pour eux, le mythe était moins ce qui aidait à saisir (même partiellement)
le monde, moins une médiation nécessaire entre l'homme et l'univers, que ce qui
empêchait l'appréhension complète et adéquate des choses. Or, comme l'ont
notamment montré les travaux de Marc Angenot, de Fernant Dumont ou de
Mircea Eliade, les choses sont plus compliquées. Pour Marc Angenot, le mythe (et
toutes les armes à la portée de la propagande 40) ne sert pas uniquement à aveugler
et à tromper les foules; il est tout aussi bien ce qui, par les représentations
forcément simplistes et rassurantes du réel qu'il projette et par sa prétention à

40 Voir tout particulièrement Marc Angenot, La propagande socialiste : six essais d'analyse du
discours, Montréal, Éditions Balzac, coll. (( L'univers des discours », 1997.
25

« totaliser dans l'harmonie un monde irréductiblement conflictuel »41, rend l'action


possible, la lutte euphorique, la défaite moins amère. Il endigue le découragement
des militants parce qu'il est toujours déjJ IJ, avant toute confrontation avec le réel,
comme un dispositif herméneutique « prévoyant» jusqu'à l'échec pouvant résulter
de cette expérience. On s'accorde ici encore avec Fernand Dumont qui conçoit le
mythe comme une médiation entre l'homme et le réel. Dans Genèse de la société
québécoise, Dumont montre en effet que les premiers arrivants au Nouveau Monde
n'avaient pour prendre contact avec la réalité déconcertante du continent
américain et pour assimiler l'inconnu qu'une série de mythes fonctionnant comme
autant d'« instruments de découverte »42. Il fallait, pour atténuer l'angoisse que
pouvait procurer le débarquement en Amérique, que les explorateurs convoquent
une série de représentations plus ou moins chimériques (mythe du bon sauvage,
etc.) expliquant J l'avance ce qu'ils allaient découvrir. Mircea Eliade a aussi
reconnu aux mythes archaïques une visée herméneutique, ceux-ci étant chargés de
relater la manière dont une chose, un fragment du monde ou le monde tel qu'il se
compose est venu à l'existence 43 . Perçus comme des « histoires vraies» par ceux
qui se les transmettent de génération en génération, les mythes archaïques sont le
récit de créations offrant des réponses aux questions essentielles de l'existence et de
l'univers.

41 Marc Angenot, L'utopie collectiviste: le grand récit socialiste sous la Deuxième Intemationale,
Paris, PUF, t 993, p. 343. La conception du mythe défendue et illustrée par Marc Angenot dans
cet ouvrage reprend et développe la thèse de Georges Sorel pour qui le mythe de la Grève générale
assure la motivation des troupes socialistes, contribue au progrès de l'histoire, fait naître dans le
prolétariat « les sentiments les plus nobles, les plus profonds et les plus moteurs qu'il possède»
(Georges Sorel, Réflexions sur la violence, préface de Jacques Julliard, éd. établie par Michel Prat,
Paris, Seuil, t 990 [première éd., t 9081, p. t 20). Cette motivation et cette unité sont fonction de
la capacité du mythe à fournir une herméneutique du réel et à justifier les difficultés présentes par la
promesse d'un avenir meilleur, sinon à faire des maux présents la condition d'une réussite future.
42 Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, coll. (( Boréal compact»,
t 996 (première éd., t 993), p. 31.
26

Nietzsche a autrefois reconnu que « ce qui révolte dans la souffrance, ce n'est pas
la souffrance en soi, mais le non-sens de la souffrance » ..... On peut légitimement
poser que la deuxième fonction du mythe est de fournir une explication à la
souffrance des hommes de lettres et de lui donner un sens. Parce qu'il véhicule
l'Idée que ce sont toujours les justes qui souffrent le plus, le mythe fonctionne
comme un mécanisme de compensation permettant aux auteurs malheureux de
considérer leurs souffrances d'un autre œil, tout à la fols comme un signe du destin
et la marque du génie. Le scandale de la souffrance est en quelque sorte aboli par le
mythe qui donne un statut au souffrir. Ainsi, le malheur auctoral, qui n'a rien
d'une fiction dans certains cas, peut trouver dans cette fiction collective de la
malédiction - et ce n'est pas la moins utile de ses fonctions - une forme de
consolation et de revalorisation. Il en est plus d'un pour qui le mythe fut
l'explication suffisante d'un calvaire nécessaire. Par-delà la croix, la postérité: voilà
surtout ce que veut entendre le poète mourant.

Méthode
Si, pour faire bref, on voulait ramener le mythe de la malédiction littéraire à son
noyau topique, .on pourrait dire Qu'il tient dans cet énoncé dont le sujet implicite
est l'homme de lettres : m3lheureu~ donc légitime. C'est essentiellement l'histoire
de cet énoncé et de son acceptabilité dont nous nous proposons Ici de retracer les
grandes lignes. Cette histoire sera forcément lacunaire, trouée, vouée à laisser en

4j Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, coll. « Folio 1 Essais », 1991 (première éd.,
1963), p. 16 etsulv.
44 Friedrich Nietzsche, Lil généillogie de lil morille, texte et variantes établis par Giorgio Colli et
Mazzino Montinari, traduit de l'allemand par Isabelle Hildenbrand et Jean Gratien, Paris, Gallimard,
coll. « Folio 1 Essais », 1996 (première éd., 1887), p. 73.
27

plan de nombreux textes et auteurs pour des raisons tenant aussi bien aux limites de
temps et d'espace, qu'au choix d'une perspective diachronique cherchant à
embrasser le phénomène de la malédiction littéraire dans la longue durée et visant à
rendre compte tout à la fois de la formation d'un mythe à partir d'une topique
historique et des transformations successives de ce même mythe au fil du Xlxe
siècle. Notre but n'est pas, insistons-y, de dresser un martyrologe (même
incomplet) des écrivains malheureux de la France, non plus que de nous demander
si tel poète était aussi malheureux qu'il le prétendait, ou encore de réparer des
torts, de sortir de l'oubli l'un ou l'autre de ces infortunés qui ont peut-être raté leur
ratage et sont vraiment demeurés ensevelis jusqu'à aujourd'hui sans trouver leur
découvreur. Ce ne sont pas les écrivains eux-mêmes non plus que leurs malheurs
réels qui nous intéresseront en premier lieu, mais la mise en discours de ces
malheurs par les malheureux, par leurs contemporains ou par l'un ou l'autre de ces
redresseurs de tort de la postérité. En ce sens, la présente étude est discursive avant
d'être empirique, biographique ou sociologique, même si elle cherchera à tenir
compte des conditions de production des écrivains et à penser conjointement
l'évolution du champ littéraire et les transformations du mythe de la malédiction.
Notre visée première est d'éclairer, par des analyses de textes et, ponctuellement,
d'images, l'opinabilité de la topique du malheur (et du mythe qui se développe sur
cette base) à différents moments de l'évolution du champ littéraire; le recours aux
facteurs conjoncturels sera subordonné à cette visée.

Notre recherche se fera en deux temps. Une première partie se donne pour
objectif de retracer les trois principales filiations topiques du malheur auctoral avant
1770. Ces trois séries sont celles de la mélancolie, de la pauvreté et de la
persécution. On s'attachera, dans les trois chapitres qui leur sont consacrés, à
mettre en lumière la spécificité de ces topiques, les représentations et exempla
28

qu'elles mobilisent et les connexions qui s'opèrent dans les discours entre, d'une
part, la mélancolie, le génie et la sensibilité (chapitre 1), d'autre part, la pauvreté et
la vérité (chapitre Il), enfin, la persécution et le mérite ou la grandeur (chapitre
III). Sans considérer encore que ces différentes connexions discursives suffisent à
fonder une mystique du lettré malheureux, on les étudiera dans leur contexte pour
ce qu'elles sont: un réservoir topique où les littérateurs puiseront bientôt certains
matériaux discursifs et dont le mythe tirera son pouvoir de persuasion, son
acceptabilité historique, son caractère d'évidence.

La deuxième partie est pour sa part consacrée à l'étude de cette évidence. Pour
Rousseau et ses admirateurs (chapitre IV), pour Sénac de Meilhan et
Chateaubriand (chapitre V), pour Lamartine, pour les grands et moins grands
romantiques (chapitre VI), il ne fait aucun doute que le malheur s'attache aux pas
du génie, que sa vocation littéraire en fait l'objet d'une malédiction. Il ne s'agira
plus, dès lors, de suivre séparément les fils de la topique, mais de voir la manière
dont celle-ci acquiert valeur de lieu commun entre 1770 et 1840, s'impose
comme horizon de sens et s'intègre aux stratégies d'écrivain.

Le dernier chapitre et l'épilogue visent pour leur part deux objectifs: montrer que
le mythe se maintient en se transformant au fil du siècle, s'accommodant des
critiques qui lui sont faites chez les écrivains postromantiques (chapitre VII), et qu'il
incite même les grands auteurs qu'on pourrait dire « heureux» à trouver leur
formule du malheur et à s'en approprier les insignes. Une analyse des
photographies de Victor Hugo en exil (épilogue) nous permettra à ce titre de faire
un arrêt sur une stratégie particulière et de montrer que les écrivains les moins
susceptibles de participer à la remotivation du mythe n'échappent pourtant pas au
type de légitimité qu'il est en mesure de fournir aux hommes de lettres.
PREMIÈRE PARTIE

DU MALHEUR DES LETTRÉS AVANT LA


MALÉDICTION LITTÉRAIRE:
TOPIQUES
CHAPITRE 1

MALADIES DES GENS DE LETTRES OU :


GRANDEUR ET MISÈRES DES MÉLANCOLIQUES
31

Éminents donc sont tous les


mélancoliques, non par maladie, mais par
nature.
Aristote, Problème xxx, 1

À la fin de l'automne 1761, vers la mi-novembre, Jean-Jacques Rousseau croit


distinguer, du fond de sa retraite à Montlouis, la trame d'un complot ténébreux
dont il serait l'innocente victime: si la publication de l'Émile est sans cesse
retardée, c'est, pense-t-i1, que le libraire chargé de son impression, un certain
Guérin, en a transmis le manuscrit aux Jésuites et que ceux-ci, tablant sur la mort
imminente du malheureux auteur, en tronquent et falsifient le texte dans le but de
faire paraître une édition posthume de l'ouvrage qui soit favorable à leur société.
Dans son désespoir, Rousseau écrit au directeur de la Librairie, Lamoignon de
Malesherbes, pour lui demander conseil et protection. Celui-ci, après enquête, se
persuade de la probité du libraire et rassure son correspondant, lequel revient
bientôt de son erreur et se répand en excuses. Il reconnaît avoir déliré :

Depuis plus de Six semaines ma conduite et mes lettres ne sont qu'un tissu
d'iniquités, de folies, d'impertinences. Je vous ai compromis, Monsieur, j'ai
compromis Madame la Mareschale de la maniére du monde la plus
punissable. Vous avez tout enduré tout fait pour calmer mon délire, et cet
excés d'indulgence qui pouvait le prolonger est en effet ce qui l'a détruit.
J'ouvre en fremissant les yeux sur moi et je me vois tout aussi méprisable
que je le suis devenu. 1

Malesherbes, bienveillant, ne fait aucune difficulté et offre même de détruire toutes


les preuves de cet aveuglement passager. Des excentricités de Rousseau, de sa
singularité, de son délire même, il croit avoir trouvé la cause: la mélancolie. C'est
au matin du 25 décembre 1761 qu'il accouche de cette idée qui paraît rendre

1 (( 1605. Rousseau à Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes. À Montmorency, le 23


décembre 1761 », dans CCR, vol. 9, p. 347.
32

compte à ses yeux du caractère de Rousseau et des événements qui ponctuent son
existence, depuis ses premiers essais philosophiques jusqu'à ses dernières folies.
L'auteur de la sublime Héloïse est moins méchant que malheureux; sa singularité
n'est pas une pose; sa misanthropie ne tient pas à un vice moral; il est simplement,
pour son plus grand malheur, atrabilaire. La source de tous ses excès n'est pas
morale, mais physiologique. C'est du moins ce qu'il écrit à Rousseau dans sa
réponse:

Cette melancholie sombre qui fait le malheur de votre vie est


prodigieusement augmentée par la maladie et par la solitude, mais je crois
qu'elle vous est naturelle et que la cause en est physique. Je crois même que
vous ne devés pas estre faché qu'on le sçache. Le genre de vie que vous avés
embrassé est trop singulier et vous estes trop celebre pour que le public ne
s'en occupe pas. Vous n'ignorés pas que vous avés des ennemis et il seroit
humiliant pour vous de n'en pas avoir. Vous ne pouvés pas douter que bien
des gens n'imputent les partis extremes que vous avés pris à cette vanité
qu'on a tant reproché aux anciens philosophes. Pour moy il me semble que
je vous en estime d'avantage depuis que j'en ay vu le principe dans la
constitution de vos organes et dans cette bile noire qui vous consume. 2

À l'inexplicable, au bizarre, à l'extraordinaire, la mélancolie propose donc une


solution, offre une explication satisfaisante et, comme le laisse entendre
Malesherbes dans la deuxième phrase du passage précité, une explication
avantageuse à laquelle Rousseau a peut-être intérêt à souscrire lui-même pour éviter
qu'on n'impute à un excès de vanité les « partis extrêmes» que le ({ public » l'a vu
prendre depuis sa fuite de Fontainebleau quelque dix années plus tôt, juste avant
son entrevue avec Louis XV, jusqu'à sa dernière extravagance.

2 « 1610. Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes à Rousseau, à Paris ce 25 décembre


1761 », dans ibid., p. 355.
33

Quelle est donc cette substance curieuse qui, aux yeux d'un contemporain de
Rousseau, peut justifier la folie passagère du grand écrivain? En remontant aux
sources de la notion de mélancolie et en retraçant quelques-unes de ses
manifestations discursives, ce chapitre pourrait avoir pour fonction d'expliquer ce
qui donna à Malesherbes, au matin de Noël 1761, la clé du cc cas Rousseau »,
l'explication de ses contradictions, de son enthousiasme, de ses transports, de tout
ce cc qui fait le tourment de sa vie, mals qui a produit ses ouvrages »3.

Délire poédque, fureur et mélancolie dans l'Antiquité


Dans Saturne et la mélancolle4, Klibansky, Panofsky et Saxi soutiennent que la
doctrine des quatre humeurs qui prévaudra jusqu'à l'âge classique prit naissance
peu avant 400 avant J.-C. avec le traité De la nature de l'homme, que les Anciens
attribuaient à Hippocrate ou à son beau-fils, Polybe. Les médecins avaient
Jusqu'alors observé de manière empirique que le corps était composé de plusieurs
sucs ou humeurs; le traité hippocratique chercha à combiner en un seul système ce
savoir empirique et les spéculations cosmologiques de la philosophie naturelle selon
lesquelles l'univers et les hommes étaient faits d'un mélange complexe de terre,
d'eau, d'air et de feu. Le premier, cet ouvrage distingue les quatre humeurs dont le
corps humain est constitué et qui déterminent sa nature : le sang, la bile jaune, la
bile noire et le flegme. Selon les saisons, l'une de ces humeurs prédomine sur les
autres en raison de la correspondance entre les qualités humorales et saisonnières:
le sang, chaud et humide, est plus abondant au printemps; la bile jaune, chaude et

3 « 1611. Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes à Madeleine-Angélique de Neufville-


Villeroy, duchesse de Luxembourg [le 25 décembre 1761] », dans Ibid., p. 357.
4 Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxi, Saturne et la mélancolie. Études historiques et
philosophiques: nature, religion, médecine et art, traduit de l'anglais et d'autres langues par
Fabienne Durand-Bogaert et Louis Évrard, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires»,
1989 (première éd., 1964).
34

sèche, l'emporte sur les autres durant l'été; la bile noire, froide et sèche,
prédomine à l'automne; le flegme, froid et humide, est prépondérant durant
l'hiver. Aux quatre saisons furent aussi associés les quatre âges de l'homme
(l'enfance, la jeunesse, l'âge d'homme et la vieillesse) auxquels fut attribuée une
humeur prédominante: pendant l'enfance, le sang; pendant la jeunesse, la bile
jaune; pendant l'âge d'homme, la bile noire; pendant la vieillesse, le flegme. La
santé résidait dans la crase idéale entre les humeurs ou dans un état voisin de ce
mélange équilibré, tandis que la maladie résultait de la trop grande prédominance
d'une humeur sur les autres. Une fois stabilisée la doctrine des quatre humeurs,
celle des quatre tempéraments se mit progressivement en place; on parla d'un
sanguin, d'un colérique, d'un mélancolique et d'un flegmatique pour désigner soit
les individus possédant en permanence une quantité plus grande de sang, de bile
jaune, de bile noire ou de flegme et chez qui cette prédominance « naturelle )}
déterminait le caractère, soit encore un état pathologique passager où un homme
souffrait de la prédominance de l'une ou l'autre des humeurs. Alors que la crise de
mélancolie se distinguait par des symptômes tels l'abattement profond, la
misanthropie, la peur et la folie sous ses formes les plus terribles, le tempérament
mélancolique était caractérisé par des traits comme la pusillanimité, la défiance, la
paresse, la gravité, la tristesse.

Dans l'histoire de la notion de mélancolie, le Problème xxx, 1 d'Aristote constitue


un jalon fondamental. Proposant une réflexion sur les effets de la bile noire sur
l'esprit, ce traité vise en fait à fournir aux notions mythiques de fureur et de délire
des assises physiologiques, c'est-à-dire à remplacer l'explication transcendante de
ces phénomènes qui prévalait jusqu'alors par une explication naturelle. Dans les
mythes héroïques d'Héraclès et d'Ajax en effet, la fureur tragique des héros trouve
sa source dans la vengeance d'une déesse intervenant personnellement pour
35

dérouter le protagoniste (voir Ajax de Sophocle) ou envoyant un émissaire


accompagné de la Rage personnifiée (voir La folie dfHéraclès d'Euripide).
L'aveuglement, l'égarement, la démence passagère, le mal en somme, est imposé
de l'extérieur à un héros qui devient le jouet des dieux et qui fait son malheur sans
en avoir conscience. Chez les philosophes grecs, c'est Platon qui s'est le plus attaché
à la notion de délire. Pour le fondateur de l'Académie, le délire peut être soit
d'origine humaine et lié à la maladie ou au sommeil 5, soit d'origine céleste et
inspiré par une divinité. De cette dernière sorte de délire ou d'enthousiasme
(entendu au sens premier), Socrate identifie quatre types dans Phèdre: celui de
l'amour, celui des mystères, celui de la divination et celui de la poésie, dont les
sources sont respectivement Eros, Dyonisos, Apollon et les Muses6 • Une grande
noblesse est attachée à ce type d'extase; le possédé est un être qui a été choisi
parmi les hommes pour transmettre les messages de l'au-delà. Les hommes plus
communs qui, en suivant les règles de l'art, cherchent à l'égaler dans sa fonction lui
sont forcément inférieurs: le devin qui parle sous l'effet du délire est supérieur à
celui qui cherche à prédire l'avenir par les voies de l'art augural. De même, le
poète dont les muses ont pris possession fait de meilleurs vers que celui composant
de sang-froid : « Mais quiconque approche des portes de la poésie sans que les
Muses lui aient soufflé le délire, persuadé que l'art suffit pour faire de lui un bon
poète, celui-là reste loin de la perfection, et la poésie du bon sens est éclipsée par la
poésie de l'inspiration. »7

5 On trouve un exposé sur la folie humaine, causée par les maladies du corps, dans le dialogue du
Timée, 84e-85d (Platon, Timée, dans Œuvres complètes, sixième éd. rewe et corrigée, Paris,
Société d'édition « Les belles lettres", coll. « Universités de France", 1957-1958, 14 vol.,
vol. 10, p. 218-219).
6 Platon, Phèdre, 243d-245b, dans Le banquet. Phèdre, traduction, notices et notes par Émile
Chambry, Paris, GF-Flammarion, 1964, p. 122-123.
7 Ibid., p. 123.
36

Le Problème xxx, 1 change radicalement la perspective et peut se lire comme une


réplique de la philosophie naturelle à la philosophie platonicienne. Pour Aristote, la
bile noire est seule en cause dans les accès de fureur ou dans les délires poétiques et
extases divinatoires. Ceux-ci procèdent d'une trop grande abondance de l'humeur
mélancolique dans l'organisme ou encore de son instabilité thermique 8 • Les
problèmes pouvant résulter de cette humeur sont essentiellement de deux ordres.
Les uns proviennent de ce que la bile noire, normalement froide mais
profondément réceptive à l'action de la chaleur, s'échauffe subitement et transmet
ses effets au corps et à l'âme, ce qui a pour résultat de provoquer des ulcères et de
jeter le mélancolique dans des exaltations, des délires, des fureurs, des transes et
des agitations de toutes sortes. Les autres viennent de ce que la bile noire se
refroidit à l'extrême et plonge l'âme dans des maladies de froideur comme la
torpeur, les phobies, l'abattement profond, le découragement et le désir de mort.
Les fureurs d'Ajax et d'Héraclès, les ulcères du même Héraclès et de Lysandre, les
exaltations de plusieurs poètes offrent des exemples des premiers maux
d'échauffement, tandis que la misanthropie de Bellérophon, l'abattement et le
suicide d'Ajax qui succèdent à sa fureur, de même que le suicide éclatant
d'Empédocle se jetant dans l'Etna illustrent les seconds maux. Le caractère instable
de la bile noire et sa très grande conductibilité font des mélancoliques des êtres
changeants, irritables, portés aux extrêmes, marchant toujours entre les abîmes du
trop froid et du trop chaud vers lesquels ils inclinent naturellement, risquant à tout
moment de sombrer dans les excès les plus dangereux et les souffrances les plus
vives.

8 (( Pour dire les choses en résumé: du fait que l'action de la bile noire est inégale, inégaux sont les
mélancoliques; car elle peut devenir très froide et très chaude. » (Aristote, Problème xxx, 1, dans
Klibansky et al, Saturne et la mélancolie, p. 49-75, texte cité p. 74.)
37

Aristote fait par ailleurs une très nette distinction entre les hommes pour Qui la
mélancolie est naturelle (au nombre desquels Malesherbes plaçait Rousseau) et ceux
pour Qui elle est accidentelle9 • Tous les hommes possèdent une certaine Quantité de
bile noire, et la plupart présentent de temps à autre des symptômes Qui dénotent
une augmentation temporaire de cette humeur; mais chez certains individus - et
ceux-là sont beaucoup plus rares -, la bile noire l'emporte en permanence sur les
autres humeurs dans leur organisme, de sorte Que leur caractère et leur manière
d'être en sont profondément affectés. De plus, alors Que les premiers ne ressentent
Que les maux passagers de la mélancolie, les seconds peuvent bénéficier des Qualités
particulières de leur mélancolie naturelle. S'ils parviennent à trouver un état
d'équilibre et de santé entre le trop chaud et le trop froid, s'ils possèdent juste ce
qu'il faut de quantité de bile noire, ils peuvent tirer des avantages non négligeables
de l'humeur irritante et stimulante Qui coule en eux. La mélancolie peut faire du
mal - et elle en fait occasionnellement à tous les hommes -, mais elle est aussi à
l'origine de tout ce Qui est grand et hors norme, de tous les êtres d'exception,
atypiques par nature 10, supérieurs à la multitude. Cette propriété de la mélancolie,
affirmée de façon implicite dans l'incipit11 du Problème, s'énonce sans ambiguïté

9 (( Donc, chez la plupart des gens, la bile engendrée par la noun1ture quotidienne ne produit
nullement une manière d'être différente, mais a seulement pour résultat une maladie mélancolique.
Mals chez ceux qui par nature possèdent ce mélange, il y a tout de suite la plus grande variété de
manières d'être, chacun suivant là son mélange particulier. » (Ibid., p. 62.)
10 l'idée d'atypie est contenue dans le terme grec perittos «(( démesuré », «excessif », (( hors
mesure») employé par Aristote dans le Problème XXx, 1 pour désigner les êtres mélancoliques. les
traducteurs français utilisent généralement l'expression «hommes d'exception» pour traduire
perittoi. Voir 1'(( Appendum » au Problème XXx, 1 dans ibid., p. 75 et la note *, p. 78; voir aussi
les notes de Jackie Pigeaud dans Aristote, L'homme de génie et la mélancolie. Problème XXx, "
traduction, présentation et notes par Jackie Pigeaud, Paris, Éditions Rivages, coll. « Rivages poche /
Petite bibliothèque », 1988, p. 108.
11 (( Pourquoi tous les hommes qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie ou
dans les arts étaient-ils manifestement mélancoliques, et quelques-uns au point d'être pris des accès
causés par la bile noire, comme il est dit d'Héraclès dans les [mythes] héroïques?» (Aristote,
Problème XXx, l, dans Klibansky et al., Saturne et la mélancolie, p. 52.)
38

dans la boucle synthétique de l'e,xc/plt : « éminents donc sont tous les


mélancoliques, non par maladie, mals par nature »12. Entre ces deux affirmations
ont été exposés les conditions d'accès à l'équilibre mélancolique et les risques
Inhérents aux accès de bile noire, humeur tout à la fois capricieuse et précieuse qui
menace perpétuellement le mélancolique de folie, mals qui le dote d'aptitudes
extraordinaires 13.

Mé/;mco/Ie et fureur divine d3M les tr31tés de M3rs1/e Flein

Avant que les lettrés n'accordent crédibilité à la thèse du Problème XX)Ç 1 et


n'envisagent sérieusement d'attribuer à la bile noire l'excellence des grands
hommes, il faut attendre la Renaissance italienne et les travaux des humanistes
florentins. Jusque-là, la mélancolie ne jouit guère d'une excellente presse. Ramenée
surtout à ses effets dévastateurs sur l'âme humaine, elle devient plus ou moins
synonyme de folie. Les médecins Insistent sur son caractère pathologique et
l'assimilent à une mauvaise constitution; les traits caractériels et physiques associés
au tempérament mélancolique dans leurs traités sont nettement repoussants. Avare,
fourbe, craintif, triste, solitaire, jaloux et superstitieux, le mélancolique se signale
entre autres par sa maigreur et la noirceur de son teint. Une formule mnémonique
du XIIIe siècle le dépeint de la sorte :

Envieux et triste, avide et de main tenace


non dépourvu de fraude, craintif et de teint boueux. 14

12 Ibid.,p. 74.
13 Dans sa traduction du Problème XXx, l, Jackie Pigeaud traduit le passage 954a 32 de cette
manière: « Par exemple, ceux chez qui ce mélange se trouve abondant et froid sont en proie à la
torpeur et à l'hébétude; ceux qui l'ont trop abondant et chaud, sont menacés de folie (manikol) et
doués par nature [ •.. l. » (Aristote, L'homme de génie et la mélancolie. Problème XXx, l, p. 95 et
97.)
14 Cité dans Klibansky et al., Satume et la mélancolie, p. 185.
39

Parce que la bile noire est réputée terreuse et froide, l'iconographie traditionnelle
donne à voir un mélancolique à la mine basse, le regard au sol, une bourse bien
dodue pendue à sa ceinture, symbole de sa richesse et de sa cupidité 15.

Dévalorisée par les médecins, la complexion mélancolique n'est pas plus en faveur
chez les auteurs religieux. Sainte Hildegarde soutient que la bile noire est
directement issue du péché originel. L'homme d'avant la faute se rapproche du
type sanguin, être intelligent, vertueux, réservé avec les femmes, fécond et
possédant une parfaite maîtrise de ses instincts sexuels. Mais le péché originel et la
chute qui s'en suit gâtent tout: mise en contact avec l'haleine du serpent, la bile
s'épaissit, devient amère 16 et pousse les hommes dans le vice. Atteints d'un mal
incurable, les mélancoliques naturels sont ainsi les pécheurs par excellence; ils
passent pour être concupiscents, jaloux, sensuels, pervers, haïssables, brutaux,
{{ amers, cupides et déraisonnables, et excessifs dans le désir chamel, et sans mesure
avec les femmes, comme des ânes; c'est pourquoi, s'ils s'abstiennent parfois
d'assouvir ce désir, ils tombent facilement dans la maladie de tête, au point de

15 La légende qui accompagne un in-pIano du milieu du XVe siècle représentant le tempérament


mélancolique se lit comme suit:
Dieu m'a donné, partage inique,
Une nature mélancolique
Comme la terre, froide et sèche à la fois,
J'ai la peau noire et démarche de guingois,
Hostile je suis, vil, ambitieux, sournois,
Triste, rusé, fourbe et timide.
Ni gloire ni femme n'éveillent amour en moi:
En Saturne et l'automne la faute réside.
(Cité dans ibid., p. 190. Pour une reproduction de l'in-pIano, voir ibid., p. 189.)
16 « Mais lorsque Adam viola la loi, l'étincelle de l'innocence vacilla et ses yeux, qui en d'autres
temps avaient contemplé le ciel, devinrent aveugles; sa bile se mua en amertume, et sa mélancolie
en noirceur. » (Sainte Hildegarde, Causae et curae, cité dans ibid., p. 141.)
40

devenir fous)) 17. Portés physiologiquement à pécher et à se damner, ou voués à


perdre la raison par leur retenue, les mélancoliques sont les jouets du démon et les
ennemis de la vertu 18.

La revalorisation du type mélancolique est fortement redevable aux travaux de


l'humaniste Marsile Flein. Astrologue, médeein et philosophe néoplatonicien, Fiein
cherche à concilier dans ses ouvrages et commentaires philosophiques trois types de
savoir: la conception platonicienne de la fureur poétique, telle que la décrit son
maître dans le Ion, la tradition astrologique attribuant à Saturne une influence
décisive sur les facultés de l'entendement, de la contemplation et de la spéculation
métaphysique, et finalement le savoir médical proposant des règles d'hygiène
permettant de contrer les effets négatifs de la bile noire sur l'esprit. Il était déjà
acquis bien avant Ficin que l'astre saturnien était apparenté à l'humeur
mélancolique en raison des correspondances qualitatives entre la bile noire et la
planète ou le dieu Saturne (nature terreuse, froideur, sécheresse, amertume,
noirceur) - de même que la bile Jaune était associée à Mars, le sang, à Jupiter et le
flegme, à Vénus ou à la lune 19• À ces analogies s'ajoutait l'idée que Saturne
constituait un ascendant sinistre, le plus souvent funeste, et qu'il destinait ses
(( enfants )) à une vie hors du commun, généralement malheureuse, ce qui rejoignait
sans difficulté le caractère sombre et irrégulier des individus mélancoliques. Il restait

17 Ibid., p. 181, note 138.


18 La mélancolie ne se confond pas tout à fait avec cet autre mal auquel se sont intéressés les
auteurs religieux, l'acédie. Celle-ci s'attaque essentiellement aux moines pour les détourner de leurs
devoirs et les dégoOter de leurs exercices spirituels. Elle frappe les reclus à heures fixes, tous les
jours, et les remplit de tristesse, leur donnant un vif désir d'agir et de se mêler aux hommes.
Contrairement à la mélancolie, qui pousse les atrabilaires à rechercher la solitude et les déserts,
l'acédie fait naître chez le solitaire l'envie d'aller trouver ses compagnons pour fuir son propre
malaise. Voir Jean Cassien, Institutions cénobitiques, livre X, texte latin revu, introduction,
traduction et notes par Jean-Claude Guy, Paris, Éditions du Cerf, 1965, p. 382-425.
19 Voir Klibansky et al., Satume et la mélancolie, p. 201 et suiv.
41

à montrer que Saturne et la mélancolie pouvaient en outre conférer les dons les
plus nobles de l'entendement à ceux qui suivaient leur inclination, et que dans la
soumission même à leur ascendance intellectuelle résidait le « remède » aux maux
que le travail de l'esprit pouvait causer. Cette transvaluation positive du caractère
saturnien-mélancolique, Ficin était d'autant plus enclin à l'opérer que, selon la
doctrine néoplatonicienne qu'il professait, l'influence astrale ne pouvait qu'être
bénéfique pour les individus20 (au gré d'une logique voulant que le bien et le beau
se situent dans les régions supérieures). Mettant donc à profit la leçon d'Aristote
du Problème xxx, l, Ficin attribue à la nature mélancolique le pouvoir d'illuminer
l'esprit et de le libérer de sa corporelle prison pour l'élever parmi les vérités
premières et essentielles.

Cette illumination de l'esprit, cette saillie extracorporelle dont l'origine est la


mélancolie, n'est pourtant pas donnée à tous les mélancoliques. Plusieurs conditions
doivent être réunies pour produire une extase divine. Et avant tout, la bile noire
doit être d'une qualité toute particulière et ne doit en aucun cas dériver de
l'adustion21 des humeurs dont découlent les différents types de folie humaine.

20 « Les astres ne peuvent nous faire aucun mal; ils n'en sont pas capables, dis-je; ils ne le veulent
point. Or vouloir et pouvoir sont une même chose parmi les dieux d'en haut. Pour quelle raison les
excellents et les très-hauts nous blesseraient-ils, nous leurs fils? Eux et les autres, ceux qui ne tirent
origine que du souverain bien, ils sont conduits. Et c'est entièrement selon la raison de ce bien
même que ces bienheureux esprits font leurs circuits. » (Lettre de Giovanni Cavalcanti à Marsile
Ficin, citée dans ibid., p. 409.)
21 Selon la nomenclature proposée par le médecin arabe Avicenne, les quatre humeurs peuvent,
par combustion, sécréter un élément résiduel assimilable à la bile noire. Cette augmentation
accidentelle de l'humeur mélancolique crée quatre types de mélancolies dites adustes. Les
symptômes de ces mélancolies sont fonction de l'humeur brûlée et mélangée à l'humeur
mélancolique. Ainsi, la combustion du flegme produit l'inertie, l'absence de mouvement, la
placidité, l'apathie; lorsque c'est la bile jaune qui est brûlée, le malade est colérique, agité, violent,
obsédé, furieux; la mélancolie aduste de type sanguin produit au contraire des folies heureuses, des
joies sans cause et des éclats de rire perpétuels; finalement, la mélancolie procédant d'une
combustion de la bile noire, sorte de « mélancolie mélancolique » ou mélancolie au carré, engendre
42

Seule la mélancolie naturelle possède le pouvoir de s'illuminer sans trop s'échauffer


et de transmettre à l'esprit sa lumière sans produire l'adustion. En outre, la bile
noire doit se rencontrer en quantité suffisante dans l'organismej s'il y en a trop, elle
risque de refroidir l'esprit au lieu de le stimuler et s'il y en a trop peu, elle n'agit
plus. Elle ne doit pas non plus se mélanger à la pituite, sans quoi elle peut produire
des états de torpeur et de paressej seul un mélange idéal de bile noire, de sang et
de bile jaune (dans des proportions très précises) peut conduire à cette crase idéale,
tempérée, suffisamment stable pour assurer l'ignition de l'intellect. Ce mélange
parfait est nommé par Ficin cc mélancolie blanche »22, autre nom pour désigner
cette même mélancolie naturelle de l'homme de génie tant prisée par Aristote.

Par ailleurs, ces propriétés extraordinaires de la bile noire ne doivent pas faire
oublier qu'elle est aussi, pour les mélancoliques, une source de souffrances
physiques et spirituelles. C'est pour aider ces derniers à alléger leurs tourments que
Ficin, lui-même mélancolique, écrit son ouvrage De vit3 trip/ici. Le premier des
trois Iivres23 de cet ouvrage se présente comme un traité d'hygiène fournissant les
règles élémentaires du bien-étudier: éviter les excès, observer un partage équilibré
de ses heures de travail, choisir judicieusement son lieu d'habitation, consommer
une nourriture appropriée, pratiquer la marche, s'assurer d'une bonne digestion, se
masser la tête et le corps, jouer de la musique. Toutes ces précautions, qui ont

des abattements profonds, des réflexions tristes, la misanthropie, pousse le malade à la retraite. Pour
une analyse des théories d'Avicenne, voir Klibansky et al, Satume et la mélancolie, p. 149-154.
22 Voir à ce titre l'étude détaillée de Teresa Chevrolet, « La mélancolie blanche. Physiologie de
l'inspiration poétique à la Renaissance », Ve/3'3ntr, n° 26, 1994, p. 67-94.
23 Le titre de ce premier livre est le suivant: « De studiosorum sanitate tuenda, sive eorum, qui
Iiteris operam navant, bona valetudine conservanda», c'est-à-dire: « Comment veiller sur la santé
des gens d'études, ou le moyen, pour ceux qui s'adonnent aux lettres, de se garder bien portants ».
Traduction par Fabienne Durand-Bogaert et Louis Évrard, dans Klibansky et al, Satume et la
mélancolie, p. 416. Il nous a été impossible de consulter cet ouvrage; notre exposé se base donc,
pour l'essentiel, sur l'étude de K1ibansky, Panofsky et Saxi (voir ibid., p. 405-432).
43

pour but d'atténuer les maux du mélancolique, ne peuvent pourtant changer sa


constitution ni modifier sa destinée. La meilleure solution est encore pour lui de se
placer de son propre chef sous l'influence de sa puissante planète et de s'adonner
aux travaux de l'esprit pour lesquels il est né et doté. Il doit accepter la destinée
singulière qui est la sienne et tirer parti des influences astrales dont découlent ses
maux: « On échappe à l'influence néfaste de Saturne et on la rend bénéfique non
seulement en recourant à Jupiter, mais aussi en s'adonnant de tout l'esprit à la
contemplation divine que signifie précisément Saturne. Chaldéens, ÉgyPtiens, et
Platoniciens pensent qu'on peut ainsi dévier la malignité du destin. »24 le salut du
mélancolique se trouve ainsi dans sa soumission aux lois du destin.

La méditadon mélancolique et ses dérives au XV! siècle


l'idée que l'humeur mélancolique peut conférer les dons les plus nobles, ceux de la
pensée et de la contemplation, mais qu'elle met en péril l'équilibre psychique et
peut être la source des plus grandes souffrances morales se répand rapidement
après Ficin. la figure féminine de « Melencolia I)} (voir annexe 1) gravée par
Albrecht Dürer en 151 7 rompt avec l'imagerie médiévale qui présentait le
mélancolique sous la forme d'un individu au repos, le regard tourné vers le sol,
accablé de tristesse. Chez Dürer, l'immobilité du personnage mélancolique
contraste avec une activité intérieure intense. le désordre dans la mise et dans
l'entourage de la mélancolique, son regard jeté au loin, tourné en réalité vers
l'intérieur, sa mine assombrie, son poing fermé soutenant sa tête et jouxtant de ce
fait le siège de la pensée, tout trahit l'animation et l'absorption spirituelles.
l'attention de la jeune femme est tout entière orientée vers le problème à

24 Marsile Fiein, De vllà trlpllel, eité dans André Chastel, Marslle Flein et l'art, Genève / Lille,
Oroz / Giard, 1954, p. 165.
44

résoudre; et ce problème, elle l'observe attentivement sous ses multiples facettes,


ce dont témoigne la forme géométrique au centre gauche du tableau. II est encore
incertain si la clé de l'énigme est en vue; les ailes repliées du personnage
mélancolique, la mine basse du chien dont la sympathie est manifeste laissent croire
qu'il n'en est encore rlen 25 • De cette méditation peut aussi bien émerger une Idée
ingénieuse qu'un désordre de l'esprit. Les plateaux de la balance sont encore en
équilibre, mais un rien peut les faire basculer et laisser l'âme sombrer dans la folie.
La flamme qui anime l'esprit peut le dérégler et le conduire à sa perte.

De la méditation aux hallucinations, il n'y a Jamais qu'un pas, et si la mélancolie


rend propre à la première, elle prédispose aussi aux secondes. Ce principe, on le
trouve exprimé éloquemment dans un segment de 1'« Apologie de Raymond
Sebond » des Ess3is de Montaigne :

Dequoy se falct la plus subtile folie, que de la plus subtile sagesse? Comme
des grandes amitiez naissent des grandes inimitiezj des santez vigoureuses, les
mortelles maladies : ainsi des rares et vlfves agitations de nos ames, les plus
excellentes manies et plus détraquées; il n'y a qu'un demy tour de cheville à
passer de l'un à l'autre. Aux actions des hommes insansez, nous voyons
combien proprement s'avient la folie avecq les plus vigoureuses operations
de nostre ame. Qui ne sçait combien est Imperceptible le voisinage d'entre
la folie avecq les gaillardes elevations d'un esprit libre et les effects d'une
vertu supreme et extraordinaire? Platon dict les mechancoliques plus
disciplinables et excellans: aussi n'en est-il point qui ayent tant de
propencion à la folie. Infinis esprits se treuvent ruinez par leur propre force
et soupplesse. 26

25 Notons que la tension de l'ame du mélancolique est mise en relief par un effet de contraste entre
le personnage central et la figure du putto, encore insouciant, entretenant pour sa part un rapport
ludique avec les lettres. Pour une étude détaillée de la grawre Melencolla 1, voir Klibansky et al.,
Satume et la mélancolie, p. 447-583.
26 Montaigne, Essais, Il, 12, éd. conforme au texte de l'exemplaire de Bordeaux par Pierre Villey,
sous la dir. et avec une préface de V.-L. Saulnier, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1988 (première
éd. aux PUF, 1924), 3 vol., vol. 2, p. 492.
45

Pour Montaigne, l'état de folie et celui de la plus exquise sagesse, si voisins soient-
ils, ne se confondent pas. Il n'y a peut-être qu'un « demy tour de cheville» de l'un
à l'autre, mais il y a ce « demy tour», cet écart soudain par lequel sont franchies
les bornes de la raison et qui fait la perte de l'âme en pleine élévation. Le grand
homme n'est pas excellent et fou tout à la fois, mais tantôt excellent, tantôt fou
selon qu'il est en contact ou non avec la vérité et le vraisemblable. La folie, à la
Renaissance, procède d'une forme d'abêtissement27; elle est encore généralement
perçue comme la conséquence d'une faute, d'un excès, et constitue une manière
de punition28 • Le sage, si agile que soit sa pensée, perd les attributs de la sagesse et
de l'humanité dans la démence. La suite de l'extrait précité, évoquant la figure du
Tasse à l'Hôpital Sainte-Anne, est éclairante à cet égard:

Quel saut vient de prendre, de sa propre agitation et allegresse, l'un des plus
judicieux, ingenieux et plus formés à l'air de cette antique et pure poisie,
qu'autre poëte Italien aye de long temps esté? N'a il pas dequoy sçavoir gré
à cette sienne vivacité meurtrière? à cette clarté qui l'a aveuglé? à cette

27 Si la folie participe d'une certaine fonne de savoir à la Renaissance, c'est d'un savoir ésotérique,
une science sans conscience conduisant à la ruine de l'âme (Rabelais). Voir Michel Foucault,
Histoire de la folie J l'âge classique, suivi de Mon corps, ce papier, ce feu et La folie, l'absence
d'œuvre, Paris, Gallimard, 1972, p. 34-35.
28 La folie est la punition envoyée par Dieu à Saül qui lui a désobéi. Une tragédie de Jean de la
Taille, Saül le Furieux (1572), met en scène cette malédiction divine:
[Saül, revenant à lui] :
Ha, ha, je sens, je sens au plus creux de moy mesme
Ramper le souvenir de mes cuisans ennuis,
Qui rafreschit les maux où abismé je suis,
Je sens dedans le cueur des pensers qui me rongent,
Et qui dans une mer de tristesses me plongent:
Au moins en sommeillant poussé de ma fureur
Je trompois mes ennuis par une douce erreur.
Mais or' que feray-je? une fois DIEU me chasse,
Me bannit et forclôt de sa premiere grace.
(Cité dans Anne Berthelot et François Cornilliat, Littérature. Textes et documents: Moyen Âge-
XV! siècle, collection dirigée par Henri Mitterand, introduction historique de Jacques Le Goff,
Paris, Nathan, 1988, p. 399.)
46

exacte et tendue apprehension de la raison qui l'a mis sans raison? à la


curieuse et laborieuse queste des sciences qui l'a conduit à la bestise? à cette
rare aptitude aux exercices de l'ame, qui l'a rendu sans exercice et sans
ame? J'eus plus de despit encore que de compassion, de le voir à Ferrare en
si piteux estat, survivant à soy-mesmes, mesconnoissant et soy et ses
ouvrages, lesquels, sans son sçeu, et toutesfois à sa veuë, on a mis en lumiere
incorrigez et informes. 29

De l'ingéniosité à la folie, il y a plus qu'un saut30, il y a une perte, celle de l'âme,


qui empêche toute forme de dialogue sérieux31 entre l'homme de raison et le fou
et limite les épanchements humains, réfrène la compassion. L'homme de raison
reste dans sa sphère et contemple, à travers la personne du fou qui n'est plus que
l'ombre d'un homme, les effets dévastateurs de l'activité intellectuelle parvenue à

29 Montaigne, Essais, Il, 12, vol. 2, p. 492.


30 Il faut aussi souligner que le chemin se fait en sens inverse, de la bêtise (ou de l'ignorance) à
l'ingéniosité. Le médecin Huarte, dans son Examen des esprits, raconte avoir été témoin de scènes
où le patient, d'ignorant et inculte qu'il était en état de santé, a acquis de l'esprit avec sa maladie:
« Il faut avoir égard à une chose laquelle advient chacun jour qui est que si l'homme tombe en
quelque maladie à raison de laquelle le cerveau change soudain son tempérament (comme est la
manie, mélancolie et frénésie) il lui advient de perdre (s'il est prudent) tout ce qu'il savait, et
extravague en ses propos: et s'il est Ignorant, il acquiert plus grand esprit et habilité qu'II n'avait
auparavant. J'ai ouï un rustique laboureur, étant frénétique, discourir merveilleusement,
recommandant son salut aux assistants, et les priant d'avoir égard à ses enfants et à sa femme, s'il
plaisait à Dieu l'appeler de ce monde, avec tant de lieux de rhétorique, aussi grande élégance et
pureté de vocables, que Cicéron eut pu trouver, en parlant devant le Sénat: de quoi les assistants
émerveillés me demandèrent d'où pouvait procéder une si grande éloquence et savoir en un
homme, lequel étant en santé ne savait parler. Et me souviens que je fis réponse que l'oratoire est
une science qui provient de certain point et degré de chaleur, et que ce laboureur y était parvenu à
raison de sa maladie. Je pourrais bien parler d'un autre frénétique, lequel en plus de huit jours ne dit
jamais parole qui ne fut bien à propos et accordante; et le plus souvent faisait un couple de vers bien
formés. Et les assistants étonnés d'ouïr parler en vers un homme, lequel étant en santé n'en sût faire
un : je dis, qu'il n'advenait guère que celui fut poète en la frénésie, qui l'était en santé: pour ce que
le tempérament du cerveau, propre à l'homme sain, pour la poésie, ordinairement se doit changer
en la maladie et faire choses contraires. )) (Huarte de San Juan, Anacrise, ou parfait jugement et
examen des esprits [... ], mis en français, au grand profit de la République, par Gabriel Chapuls
Tourangeau, de nouveau rew et corrigé, Lyon, Jean Didier, 1608, p. 40-41.)
31 La Renaissance connaît évidemment des dialogues grotesques entre le fou et l'homme de raison.
Voir par exemple la consultation du fou Triboulet dans Le tiers livre de Rabelais, chap. XLV-XLVI,
éd. critique commentée par M. A. Screech, Genève, Librairie Drol, 1964, p. 303-312.
47

son plus haut degré de développement. Montaigne devant le Tasse en prison, c'est
le sage méditant - à distance - sur les ruines de la sagesse32 •

De 13 mél3ncolie médit3dve 3UX 1TI313dies des gens de lettres


Les jugements contradictoires dont la mélancolie est l'objet au fil des siècles
donnent à penser qu'il s'agit là d'une notion intenable, instable, à l'image même du
phénomène pathologique qu'elle est censée décrire. De la fureur destructrice à la
morne stupeur, de l'imbécillité à l'illumination de l'esprit, de la folie hilare à la
misanthropie, nombreux sont les modes d'expression de la mélancolie. Si l'on
devait néanmoins chercher un paradigme explicatif permettant de rendre compte
de ce foisonnement discursif, c'est sans doute celui de l'écart qu'il faudrait retenir:
dans la variation par rapport à une norme, une moyenne ou un mésofi5 3, dans
l'éloignement à l'égard d'un centre donné ou d'un juste milieu, peuvent se ramener
la plupart des manifestations de la mélancolie. Chez Aristote, les maux du
mélancolique aussi bien que sa supériorité intellectuelle sont dus au caractère
instable, conductible et dynamique de la bile noire; celle-ci le tient dans un état
d'agitation perpétuelle et, violentant son esprit, le conduit à poser des gestes hors
norme ou à trouver des figures poétiques inusitées. La même bile noire, parce
qu'elle est perçue par les médecins de la Renaissance comme une humeur lourde,

32 la génération romantique, qui tient le Tasse pour le symbole du génie persécuté, reprochera
d'ailleurs à Montaigne de s'être tenu à distance du poète, dans une position de supériorité
dédaigneuse: «Torquato Tasso, les yeux brûlés de pleurs, couvert de haillons, dédaigné même de
Montaigne (ah! philosophe, qu'as-tu fait là!), et réduit à n'y plus voir, non par cécité, mais ... Ah! je
ne le dirai pas en français; que la langue des Italiens soit tachée de ce cri de misère qu'II a jeté : Non
avendo candella per ;ser/vere 1 suo! vers! [ ••• ]. » (Alfred de Vigny, Stello, dans Œuvres complètes,
éd. de François Germain, d'André Jarry et d'Alphonse Bouvet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade», 1986-1993, 2 vol., vol. 2, p. 653.) Sur le Tasse comme poète persécuté, voir
infra, chapitre VI.
33 Sur la notion de moyenne (méson) dans la philosophie aristotélicienne, voir Jackie Pigeaud,
« Présentation », dans Aristote, L'homme de génie et la mélancolie, p. 22-23.
48

dense et en même temps irradiante, prédispose, dit-on, les mélancoliques à la


méditation et aux illuminations soudaines. Les studiosi mélancoliques, travailleurs
solitaires poursuivant leur quête de savoir à distance des communautés humaines et
demeurant actifs à la nuit tombée 34, sont les hommes de l'écart par excellence.
Perdus dans leur rêverie ou renfermés dans leur cabinet, ils mènent une vie
contemplative sous les auspices de Saturne. La folie guette ces travailleurs de
l'esprit acharnés à poursuivre une idée ou à dépeindre leurs visions. Certains,
comme le Tasse, restent prisonniers au pays des chimères où ils s'aventurent;
d'autres, tel le prince des mélancoliques, Hamlet, se prennent à douter des spectres
qui se manifestent à eux par le biais de leurs sens : comment savoir si ces fantômes
ne sont pas le fruit d'une mélancolie tenace ou du diable lui-même qui a quelque
prise sur ces sortes d'humeurs?

The spirit that 1 have seen


May be a devil, and the devil hath power
T'assume a pleasing shape, yea, and perhaps
Out of my weakness and my melancholy,
As he is very potent with su ch spirits,
Abuses me to damn me.3 5

Toute forme d'écart n'est pas bonne pour les poètes eux-mêmes. Au xvue siècle,
plusieurs censeurs les mettent en garde contre les excentricités et divagations sans
prise aucune avec le réel; dans leurs traités de poétique, le terme de mélancolie

34 Ces deux caractéristiques (la recherche de la solitude et le labeur nocturne) sont rendues
sensibles dans le tableau Me/enco/ia / par les maisons qui se dessinent en arrière-plan, au centre du
tableau, et par la chauve-souris prenant son envol dans la partie supérieure gauche.
35 Shakespeare, Ham/et, Il, 2, éd. de Willard Farnham, Harmondsworth, Penguin Books, 1970,
p.86. Hamlet fond ici le discours médical de la Renaissance sur la mélancolie et celui, d'origine
religieuse, sur l'acédie. Pour Jean Cassien, l'esprit d'acédie est une maladie monastique que les
parfaits « athlètes du Christ» doivent « s'empresser d'extirper l ... ] du secret de [leur] âme» (Jean
Cassien, /nstltudons cénobidques, p. 391.) Le grand ennemi, le diable, trouve prise sur les solitaires
49

s'Intègre au vocabulaire dépréciatif de la déraison écrivante 36 • Ces connotations


négatives se maintiennent dans l'emploi du terme «mélancolie» chez certains
philosophes du XVIIIe siècle. Chez d'Holbach, les « superstitieux atrabilaires et
nourris de melancolie »37 ne font guère bonne figure. Parce qu'elle rend les
hommes pusillanimes, instables et superstitieux, parce qu'elle est la source de cet
enthousiasme fanatique qui donne des visions, la mélancolie passe pour être à
l'origine de tous les actes de fanatisme 38 •

grâce à la paresse que l'acédie engendre et à la lâcheté qu'elle leur inspire dans leurs exercices
spirituels. Sur la distinaion entre l'acédie et la mélancolie, voir supril, note 18.
36 « Ronsard est aussi extremement digne d'estre admiré en ce qu'il escrit en une autre part: que
quand il dict que l'on doit inventer choses belles et grandes, il n'entend point toutefois ces
inventions fantastiques et melancoliques, qui ne se rapportent non plus l'une à l'autre que les songes
entrecoupez d'un frenetique, ou de quelque malade cruellement tourmenté de fievre, l'imagination
duquel pour estre blessee, se represente mille formes monstrueuses sans ordre ny liaison: adjoustant
que ces inventions ou conceptions desquelles on n'en peut donner reigle manifeste pour estre
spirituelles, doivent estre bien ordonnees et disposees : et que bien qu'elles semblent passer celles du
vulgaire, elles doivent estre toutefois de telle sorte, qu'elles puissent estre facilement connu~s et
entendu~s d'un chacun. » (Pierre de Deimier, L'ilcildémie de 1'311 poétique, où {J3r ilmples rilisons,
démonstriltlons, nouvelles recherches, eX3miniitions et iluthoritez d'exemples sont vivement esclil/reis
et dedu/cts les moyens pilr où l'on peut pilrvenir à Iii vrilye et pilrfiliae connoiSSilnce de Iii poésie
frilnçoise, document électronique numérisé par la BnF, reprod. de l'éd. de Paris, ]. de Bordeaulx,
1610, p. 220.221.)
37 D'Holbach, Système de Iii nilture ou des loix du monde physique et du monde morill, par M.
Mirabaud, document électronique numérisé par la BnF, reprod. de l'éd. de Londres, s.é., 1771
(première éd., 1770), 2 vol., vol. 1, p. 373.
38 Dans l'optique du Système de Iii nilture de d'Holbach, la chaîne du fanatisme est à peu près la
suivante: l'infortune fait naître chez le mélancolique un excès de bile noire, laquelle sème le
désordre et la confusion dans son espritj ses sens troublés, sa we obscurcie par des idées noires le
conduisent à interpréter de travers le grand spectacle de la naturei il ne voit l'univers (( que comme
le théâtre de la malice ou des vengeances d'un tyran courroucé» (ibid., p. 231)j il imagine des
complots, devient superstitieux et crédule, se défie de toutj la superstition tourne bientôt au délire
et au crime avec l'intervention malveillante des prêtres qui les excitentj le furieux est devenu
fanatique: « Ce sont ces idées sombres qui ont fait éclorre sur la terre tous les cultes, toutes les
superstitions les plus folles et les plus cruelles, toutes les pratiques insensées, tous les systêmes
absurdes, toutes les notions et les opinions extravagantes, tous les mystères, les dogmes, les
cérémonies, les rites, en un mot toutes les religions; elles ont été et seront toOjours des sources
éternelles d'allarmes, de discorde et de délire pour des rêveurs nourris de bile ou enivrés de la
fureur divine que leur humeur atrabilaire dispose à la méchanceté, que leur ignorance prépare à la
crédulité et soumet aveuglément à leurs prêtres: ceux-ci pour leurs propres intérêts se serviront
souvent de leur dieu farouche pour les exciter aux crimes et les porter à ravir aux autres le repos
dont ils sont privéS eux-mêmes. » (lb/d., p. 232-233.)
50

À moins que ce ne soit la mélancolie elle-même qui soit le résultat de l'esprit de


superstition? Au XVIW siècle, il est difficile de savoir, de la mélancolie et du
fanatisme, lequel est la cause et lequel, l'effet. Dans la religieuse de Diderot, la
mélancolie est moins la source du problème que la conséquence logique de
l'isolement où sont tenues les victimes d'une pratique sociale désuète : la réclusion.
Celle-ci est une entrave à la loi de la nature et doit être abolie. La preuve en est
fournie par les abattements et les vapeurs qui assaillent les novices à l'approche de
leur profession39j leur corps réagit contre cette violence qui leur est quelquefois
imposée par leur famille pour se débarrasser d'elles. Les âmes faibles ne résistent
pas à ce traitementj elles sombrent dans une mélancolie profonde, puis dans la
démence, et cherchent enfin les moyens de se défaire d'elles-mêmes40 • La réclusion
rend les unes méchantes, les autres vaporeuses, et les plus faibles, complètement
folles. Il n'y a rien là que de très normal, si l'on songe que « l'homme est né pour
la société »41 et que l'isolement, consenti ou imposé, contrevient à cette règle
d'hygiène morale inscrite en chacun. La solitude dénature le caractère, brouille les
idées, fait germer des pensées extravagantes, en un mot, plonge dans la mélancolie
des individus qui n'y étaient peut-être nullement disposés par la nature. Constance,

39 « J'éprouvai cependant, à l'approche de ma profession, une mélancolie si profonde, qu'elle mit


ma bonne supérieure à de terribles épreuves [... ]. » (Diderot, La religieuse, dans Œuvres complètes
de Diderot, notices, notes, table analytique, étude sur Diderot et le mouvement philosophique au
XVIIIe siècle par ]. Assézat, Paris, Garnier Frères, 1875-1877, 20 vol., vol. S, p. 36. Cette édition
des Œuvres complètes sera désormais désignée par le sigle OCD.)
40 La religieuse offre plusieurs exemples de ces types de folies furieuses : « Il arriva un jour qu'il
s'en échappa une de ces dernières [furieuses] de la cellule où on la tenait renfermée. [ ••. ] Elle était
échevelée et presque sans vêtement; elle traînait des chaînes de fer; ses yeux étaient égarés [... ]. La
frayeur me saisit, je tremblai de tous mes membres, je vis mon sort dans celui de cette infortunée, et
sur-le-champ il fut décidé, dans mon cœur, que je mourrais mille fois plutôt que de m'y exposer. »
(Ibid, p. 17.) De fait, cette furieuse préfigure le délire passager de la narratrice, Suzanne, atteinte
d'une fureur suicidaire par suite de mauvais traitements de la part de ses compagnes. Voir ibid,
p.52-53.
41 Ibid, p. 119.
51

la vertueuse Constance du Fils naturel de Diderot, rappelle au mélancolique Dorval


que l'homme de bien doit rester parmi les siens et que la retraite n'est point
naturelle: « Vous, renoncer à la société! J'en appelle à votre cœur; interrogez-le;
et il vous dira que l'homme de bien est dans la société, et qu'il n'y a que le
méchant qui soit seul. »42

Cette règle, qui s'Intègre, il est vrai, à l'éthique « philosophique )) exigeant du sage
idéal qu'il vive en société43, n'est tout de même pas exclusive à l'argumentaire des
hommes de lettres regroupés au XVIIIe siècle sous la coupole de la philosophie 44•

42 Diderot, Le RIs naturel ou les épreuves de la vertu, IV, 3, dans OCD, vol. 7, p. 66.
43 C'est ainsi que le fameux texte Le philosophe attribué au grammairien Dumarsais, paru
initialement en 1743 dans le recueil Les libertés de penser, sculpte la figure du philosophe:
« l'homme n'est point un monstre qui ne doive vivre que dans les abîmes de la mer, ou dans le
fond d'une forêt. les seules nécessités de la vie lui rendent le commerce des autres nécessaire, et
dans quelqu'état où Il puisse se trouver, ses besoins et le bien-être l'engagent à vivre en société.
Ainsi la raison exige de lui qu'il connoisse, qu'il étudie et qu'il travaille à acquérir les qualités
sociables. [ ... ] les philosophes ordinaires, qui méditent trop, ou plutôt qui méditent mal, le sont
[féroces] envers tout le monde; ils fuient les hommes et les hommes les évitent. Mais notre
philosophe qui sait se partager entre la retraite et le commerce des hommes, est plein d'humanité. »
(Dumarsais, Le philosophe, dans Œuvres de DumalSilis. T. 6, éditées par Duchosal et Million,
document électronique numérisé par la BnF, reprod. de l'éd. de Paris, Pougin, 1797, p. 31-32.)
On trouve dans les textes de Diderot ou de Voltaire de nombreuses condamnations de la retraite.
Voir par exemple la fin de l'article « SOCRATIQUE » de l'Encyclopédie (vol. 15, p. 261-265) où
Diderot vide son carquois sur l'un des diSCiples de Socrate, limon d'Athènes, en raison de sa
misanthropie.
44 Rappelons pour mémoire que le terme de « philosophie» ne désigne nullement une doctrine
stable, non plus que le terme « philosophe », un ensemble d'écrivains partageant les mêmes idées.
De Voltaire à Diderot en passant par d'Holbach, Helvétius ou la Mettrie, les divergences
idéologiques sont notables entre ceux qui ont revendiqué le titre de « philosophe». le
« philosophe» est d'abord une figure ou un type humain idéal (à l'instar du « sage» stoïcien) défini
dans certains textes manifestes (tel l'article « PHILOSOPHE » de l'Encyclopédie [vol. 12, p. 509-
511], proposant une version allégée du texte Le philosophe de Dumarsais) et dans des écrits
satiriques dénonçant les vices des soi-disant philosophes (irréligion, fanatisme de pensée,
opportunisme, etc.) le plus connu de ces textes critiques est la pièce de Palissat, Les philosophes,
présentée à la Comédie-Française en 1760. Pour une étude critique des concepts de philosophe et
de philosophie des lumières, voir, parmi les ouvrages récents, Jean Marie Goulemot et Daniel
Oster, Gens de lettres, écrivains et bohèmes, p. 59-76; Didier Masseau, L'invention de l'intellectuel
dans l'Europe du XVII' siècle, Paris, PUF, 1994, p. 8-16; Benoit Denis, Litté/"ilture et engagement
de Pascal J Sartre, Paris, Seuil, coll. « Points Essais. Série lettres », 2000, p. 129-1 36.
52

La solitude figure en bonne place parmi les causes de la mélancolie dans la


littérature médicale s'intéressant aux phénomènes des vapeurs. Ainsi voit-on le
médecin Joseph Bressy donner raison aux

Philosophes [qui] ont observé sagement que l'ame acquérait un plus vaste
développement, là où les hommes sont amassés en grand nombre; ils se
prêtent mutuellement des facultés intellectuelles qu'ils n'auraient pas, s'ils
étaient isolés; tel délirerait dans la solitude, qui enfante dans une cité bien
peuplée des projets utiles à la société, et jouit du plaisir d'avoir concouru au
bonheur de ses semblables. 45

De même, M. Andry remarque que « la solitude, l'étude, la contention d'esprit,


contribuent beaucoup à faire naître la mélancolie »46. C'est dire que l'homme de
lettres, que les nécessités de la méditation et de l'écriture poussent à des réclusions
répétées et souvent prolongées, est plus disposé que le travailleur manuel aux
maladies vaporeuses et hypocondriaques47• Et de fait, les médecins des Lumières,
dans la lignée de Marsile Ficin, considèrent pour la plupart que les longs travaux de
l'esprit sont nuisibles à la santé des hommes de lettres. Ils font d'eux des êtres
faibles de corps, nerveux et pusillanimes, aussi fragiles et souffrants au moral qu'au
physique.

La raison en est, déclare le docteur Samuel Tissot dans son ouvrage De la santé des
gens de lettres, que les littérateurs contreviennent aux lois de l'économie animale.

45 Joseph Bressy, Recherches sur les vapeurs, Londres 1 Paris, Planche, 1789, p. 52-53.
46 M. Andry, Recherches sur la mélanchollie. Extrait des Registres de la Société royale de
Médeciner années 1782-1783, Paris, Imprimerie de Monsieur, 1785r p. 30.
47 Chez certains médecins, les termes « mélancolie » et « hypocondrie » semblent Interchangeables
- l'équivalent féminin de l'hypocondriaque est l'hystérique -, alors que la mélancolie désigne pour
d'autres un type particulier d'hypocondrie. Voir respectivement Pierre Pomme, Traité des affecdons
vaporeuses des deux sexes; où ron a tJché de joindre J une théorie solide une pratique sûrer fondée
sur des observations, Lyon, Benoît Ouplain, 1765, p. 1; Samuel-Auguste Tissot, De la santé des
gens de lettres, préface de Christophe Calame, Paris, Éditions de la différence, 1991, p. 63 et suiv.
53

La solitude où ils se tiennent souvent indûment n'est qu'une des causes externes de
leur mélancolie. Il faut aussi tenir compte du fait que leur esprit est maintenu en
état de veille et tendu, tandis que leur corps est constamment au repos, ce qui est
parfaitement contraire aux principes élémentaires de l'hygiène qui commandent le
mouvement du corps et le délassement de l'esprit. Les lois dont ils s'écartent sont
au nombre de trois. La première concerne la dynamique de l'esprit. Lorsque le
savant est au travail, la fibre nerveuse se roidit et l'esprit reçoit une impulsion telle
qu'il n'est pas toujours maître de s'arrêter dans son élan, surtout si le travail se
poursuit longuement et sans interruption. Cet ébranlement éloigne le Mol du
monde empirique et de son enveloppe corporelle et l'entraîne à la poursuite d'une
idée. Le mouvement de l'âme est en soi bénéfique, mais il faut pouvoir
l'interrompre et recouvrer la conscience de son environnement, sans quoi il y a
délire, c'est-à-dire dérive au-delà des limites du vrai. C'est un phénomène fréquent
chez les grands penseurs: {( M. Pascal, l'une des âmes les plus fortes, après des
travaux forcés et de profondes méditations, eut tellement le cerveau blessé qu'il
croyait voir toujours à son côté un gouffre de feu; l'agitation perpétuelle de
quelques-unes de ses fibres lui transmettait sans cesse cette sensation, et sa raison,
vaincue par ses nerfs, ne put jamais triompher de cette idée. })48 Selon Tissot, les
hommes pourvus des plus beaux génies - Pascal, le Tasse, Spinello, Aristote, Pierre
Jurieu - sont sujets à ce genre de mal, résultat d'une dynamique de l'esprit mal
réglée, excessive. La deuxième loi est physiologique, elle se rapporte à la
concentradon des Ouides dans le cerveau. Lorsqu'une partie du corps est en
mouvement, quelle que soit cette partie, les humeurs s'y portent naturellement. Si
le cerveau est en action, c'est lui qui reçoit cette masse humorale, d'où la chaleur
intense et la douleur que ressentent les hommes qui poursuivent longuement leur

48 Tissot, De la santé des gens de lettres, p. 46.


54

méditation. Cet apport excessif de sang à la tête est des plus funestes; c'est lui qui
cause - excusez du peu - cc les tumeurs, les anévrismes, les inflammations, les
suppurations, les squirres, les ulcères, l'hydrocéphale, les maux de tête, les délires,
les assoupissements, les convulsions, la léthargie, l'apoplexie, les insomnies »49.
Ceux qui pensent trop et trop continûment sont cc punis par la partie qui a
péché »50, va jusqu'à affirmer Tissot: en privant certaines parties des humeurs
dont elles ont besoin pour leur bon fonctionnement, le cerveau se montre trop
exigeant et succombe de ses propres excès, à l'instar de la grenouille de la fable qui
voulait devenir bœuf. Enfin, Tissot rappelle au lettré que le travail continuel du
cerveau durcit les fibres dont il est constitué. Cette troisième et dernière loi est
celle de l'assèchement. Elle est tirée d'un vieux précepte hippocratique qui fait de
l'humidité l'un des deux principes de la vie et de la santé, l'autre étant la chaleur.
En vieillissant, le corps tout entier se racornit et s'assèche, et ce processus
s'accomplit plus tôt dans les parties du corps qui ont beaucoup travaillé. Chez le
forgeron, ce sont les mains qui deviennent calleuses; chez l'homme de pensée, c'est
le cerveau. Ce dessèchement des fibres cérébrales entraîne l'affaiblissement de la
raison et de la mémoire, pour le plus grand malheur du lettré.

Pour comprendre en quoi la méconnaissance de ces trois lois peut s'avérer funeste
pour les littérateurs, il faut rappeler que le corps et l'âme sont, pour Tissot et ses
contemporains, dans une étroite dépendance et qu'ils communiquent par le biais
d'un réseau nerveux qui souffre lui aussi, par sa position médiane entre le siège de
la pensée51 et le physique, des maux de l'une et l'autre partie - d'où la fréquence
des maladies de nerfs. Ainsi, le mal infligé à l'esprit par le surmenage intellectuel et

49 Ibid., p. 49.
50 Ibid., p. 50.
55

par la contention se répercute sur le corps et les nerfs et conduit à des problèmes
de digestion, à la perte de l'appétit et à l'affaiblissement général de la machine. Par
un phénomène de retour, cet affaiblissement irrite les nerfs et cause l'hypocondrie
de type nerveux, dont les principaux symptômes sont la tristesse, l'abattement, le
découragement, les craintes sans fondement, la peur de la maladie et de la mort. A
tous ces maux dont l'origine est une suractivité de l'esprit, il faut encore ajouter
ceux qui trouvent leur source première dans l'inaction du corps. Le travail de
cabinet, c'est connu, n'engendre guère de fortes constitutions. Aussi la sédentarité
de l'homme de lettres dévitalise-t-elle sa charpente musculaire, affaiblit sa
circulation, empêche l'évacuation des sécrétions, les humeurs excrémentielles
restant de la sorte emprisonnées dans les viscères. A nouveau, ces problèmes
physiologiques, outre les inconvénients immédiats qu'ils occasionnent (constipation,
flatulences, inflammation des intestins), se transmettent à l'esprit et génèrent
l'hypocondrie de type non nerveux, que Tissot associe à la mélancolie et qui diffère
un peu de la première (l'hypocondrie nerveuse) dans la mesure où elle est
(( quelquefois utile aux lettres »52.

Pour éliminer la plupart des désagréments causés par la non-observation des lois de
l'économie animale et pour contrebalancer les effets néfastes découlant de l'activité
cérébrale et de la sédentarité du savant, Tissot suggère en gros, à la suite de Ficin,
d'éviter tous les excès de travail et de renforcer à tout prix la machine corporelle
par l'exercice régulier. En outre, l'homme de cabinet aura soin de se ménager des
périodes de repos et de ne pas empiéter sur ses heures de sommeil; il aérera

51 Ce point de rencontre de tous les nerfs au cerveau est appelé sensorum commune. Voir ibid.,
p.29-30.
52 Ibid, p. 64. Si la mélancolie s'avère (( utile aux lettres )), c'est que les hypocondriaques de type
non nerveux ont le pouvoir de rassembler leurs esprits, de se concentrer et d'observer attentivement
un seul objet sous toutes ses faces. En cela réside leur génie.
56

quotidiennement son espace de travail et évitera de lire pendant les repas, de


manière à faciliter la digestion. Surtout, il délaissera de temps à autre ses activités
pour se mêler à ses semblables, car « les hommes ont été créés pour les
hommes )}53.

La mélancolie comme trait distinctif


Melancholici solum excellentes
Fracastorius, Intellectione

Homme de l'écart, du délire, de la solitude, de la réclusion, il s'en faut pourtant


que l'individu mélancolique soit unanimement condamné; dans l'écart de la
mélancolie réside aussi la distinction des grands hommes et du génie. Après la
relecture d'Aristote par Marsile Ficin, de nombreux hommes de lettres attribuent à
la bile noire un pouvoir différenciateur, ennoblissant du point de vue de l'esprit.
Robert Burton, alias Démocrite junior, aborde le problème dans ce best-seller
anglais du xvne siècle qu'est The Anatomy of Melancho/y et se range à l'opinion
du médecin Fracastorius affirmant que « melancholici solum excellentes» (les
mélancoliques seuls sont excellents) :

Fracastorius shall decide the controversy, « phlegmatic are dull; sanguine


lively, pleasant, acceptable, and merry, but not witty; choleric are too swift
in motion, and furious, impatient of contemplation, deceitful wits;
melancholy men have the most excellent wits, but not ail; this humour may
be hot or cold, thick or thin; if too hot, they are furious and mad; if too
cold, dull, stupid, timorous, and sad; if temperate, excellent, rather inclining
to that extreme of heat, than cold. )}54

53 Ibid., p. 76.
57

La même idée circule en France vers la même époque, comme l'atteste ce


témoignage de Gabriel Naudé tiré de son Apologie pour tous les grands
personnages qui ont été {,]ussement soupçonnés de magie:

C'est pourquoi pour répondre en peu de mots à toutes les raisons que l'on
apportait ci-dessus pour la confirmer, il faut véritablement reconnaître que
l'humeur mélancolique peut bien par ses qualités nous rendre plus capables
et plus habiles aux sciences, plus prompts à la recherche des causes, plus
persévérants à contempler et méditer profondément sur un sujet, qu'elle
peut donner quelque mouvement à l'ame, par lequel elle pénètre plutôt la
raison de ce qu'elle recherche. 55

Dans les traités de médecine des XVIIe et XVIIIe siècles qui abordent le problème
des vapeurs et de la mélancolie, une place est généralement accordée à une
remarque de ce type : « Des quatre humeurs aussi que nous tenons ne s'en trouvera
pas un [Sic] qui soit si froid et sec que la mélancolie: et de fait, Aristote dit, que
tous les hommes qui furent jamais signalés dans les lettres, ont été
mélancoliques. ))56 En Angleterre, le grand médecin Sydenham soulignera que les
mélancoliques sont « des gens qui, hors de [leur délire], sont très sages et très
sensés, et qui ont une pénétration et une sagacité extraordinaires. Aussi Aristote a-

54 Robert Burton, The Anatomy of Melancholy, what it is, with ail the kinds, causes, symptoms,
prognostics, and several cures of it, by Democritus Junior, nouvelle éd. corrigée et enrichie des
traductions des nombreux extraits, Londres, Duckworth & Co., 1905, 3 vol., vol. 2, p. 56.
55 Gabriel Naudé, Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés
de magie, dans libenins du XV" siècle 1, éd. établie, présentée et annotée par Jacques Prévot,
avec, pour ce volume, la collab. de Thierry Bedouelle et d'Étienne Wolff, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 316. Précisons que Naudé répond dans l'extrait cité à des
auteurs affirmant que Nostradamus tire de sa nature mélancolique son don divinatoire (ibid.,
p. 314.) la réponse de Naudé se présente comme une concession: la bile noire rend l'esprit
clairvoyant, mais «il faut nier absolument qu'elle lui puisse donner cette divination naturelle, de
laquelle elle n'a en soi ni la cause ni les prinCipes et commencements [ ... ]. » (Ibid., p. 316.)
56 Huarte, Anacrise, ou parfait Jugement et examen des esprits, p. 56.
58

t-il observé avec raison que les mélancoliques ont plus d'esprit que les autres »57.
C'est un avantage que concédera le docteur Tissot dans son traité De la santé des
gens de lettres en précisant que cette sagacité particulière des mélancoliques, outre
qu'elle s'obtient au prix de la santé, s'explique par le fait que ceux-ci sont
({ attachés à une seule idée » et qu'ils {{ considèrent, examinent le même objet sous
toutes ses faces et sans distraction »58.

Si la mélancolie est prisée par certains auteurs, ce n'est pourtant pas seulement en
raison du génie auquel elle donne ({ naturellement» accès. Qui dit mélancolie au
XVIW siècle dit aussi sensibilité, c'est-à-dire mouvements de l'âme et affections
naturelles du cœur, aptitude à la compassion et à la sympathie (au sens moral du
terme); ce sont là les compléments nécessaires de la rationalité au siècle des
Lumières. Le chevalier de Jaucourt, dans l'article ({ SENSIBILITÉ» de l'Encyclopédie,
fait l'éloge des âmes sensibles qui ont plus d'existence que les autres parce qu'elles
ressentent plus vivement tous les plaisirs et toutes les souffrances de la vie 59; il
termine son texte sur ces mots : {{ La réflexion peut faire l'homme de probité; mais
la sensibilité fait l'homme vertueux. La sensibilité est la mere de l'humanité, de la
générosité; elle sert le mérite, secourt l'esprit, & entraîne la persuasion à sa

57 Sydenham, Dissertation sur l'affection hystérique, cité dans Michel Foucault, Histoire de la folie J
l'âge classique, p. 281. Voir aussi Joseph Bressy, Recherches sur les vapeurs, p. 4-5, ainsi que
M. Andry, Recherches sur la mélanchollie, p. 18.
58 Tissot, De la santé des gens de lettres, p. 64.
59 Ce sera l'un des thèmes préférés de Julie de Lespinasse dans sa Correspondance avec le comte de
Guibert: « Vous êtes de glace, gens heureux, gens du monde! Vos âmes sont fermées aux vives, aux
profondes impressions! Je suis prête à remercier le Ciel du malheur Qui m'accable et dont je meurs,
puisqu'il me laisse cette douce sensibilité et cette profonde passion qui rendent accessible à tout ce
qui souffre, à tout ce qui a connu la douleur, à tout ce qui est tourmenté par le plaisir et le malheur
d'aimer. Oui, mon ami, vous êtes plus heureux Que moi, mais j'ai plus de plaisir que vous. " (Julie
de Lespinasse, « CXCVII. À Monsieur le comte de Guibert, rue de Grammont. Minuit, mardi,
décembre 1775 ", Correspondance entre Mademoiselle de Lespinasse et le comte de Guibert,
publiée pour la première fois d'après le texte original par le comte de Villeneuve-Guibert, Paris,
Calmann-Lévy, 1906, p. 473.)
S9

suite. »60 L'individu sensible, parfois critiqué par l'homme de tête61 en raison des
écarts où le portent ses mouvements involontaires et spontanés, détient néanmoins
le monopole de la vertu. Parce que son âme suit son cœur et que celui-ci est en
accord avec la nature, l'être sensible est réputé plus proche de la morale naturelle
qui incline à la compassion et à l'humanité. Savoir sentir profondément, savoir
éprouver vivement les joies pures et les afflictions d'autrui, c'est savoir faire montre
de sa supériorité morale et humaine.

Or, si la sensibilité est signe de supériorité humaine, la mélancolie, de son côté, est
un signe non équivoque de sensibilité62 • La tristesse, les pleurs délicieux, la rêverie
solitaire, la recherche des sous-bois et des allées obscures par quoi s'accompagnent
les accès de ({ douce mélancolie » dénotent une sensibilité exquise et raffinée, une
âme d'élite capable de passions vraies et d'amour profond 63 • Cleveland, le
narrateur du Philosophe anglois de l'abbé Prévost, se repose sur le caractère
mélancolique de son épouse, Fanny, gage de sa fidélité et de sa tendresse: {{ Je
savais d'ailleurs que le fond de son humeur était une mélancolie douce qui

60 De Jaucourt, « SENSIBILITÉ, (Morale.) », Encyclopédie, vol. 15, p. 52.


61 Voir les mises en garde servies par le personnage du médecin De Bordeu à Mademoiselle de
Lesspinasse dans Le rêve de d'Alembert de Diderot, OCD, vol. 2, p. 172 et suiv.
62 La mélancolie ou la maladie des vapeurs décrites par les médecins sont l'effet d'une sensibilité
exacerbée, surexcitée. Voir Anne C. Vila, (( Beyond Sympathy: Va pors, Melancholia, and the
Pathology of Sensibllity in Tissot and Rousseau », French SWdies, n° 92, 1997, p. 88-101.
63 Des rivaux des Mémoires du comte de Comminges se reconnaissent ainsi par les marques de leur
mélancolie respective: (( Ses agrémens et son mérite que je ne pouvois m'empêcher de voir,
retenoient ma reconnolssance; je cralgnols en lui un rivai; j'apercevols dans toute sa personne une
certaine tristesse passionnée qui ressembloit trop à la mienne, pour ne pas venir de la même cause;
et, ce qui acheva de me convaincre, c'est qu'après m'avoir fait plusieurs questions sur ma fortune:
vous êtes amoureux, me dit-il; la mélancolie où je m'aperçois que vous êtes plongé, vient de
quelque peine de cœur : dites-le moi; si je puis quelque chose pour vous, je m'y emploierai avec
plaisir: tous les malheureux en général ont droit à ma compassion; mais il y en a d'une sorte que je
plains encore plus que les autres. » (Madame de Tencin, Mémoires du comte de Comminges, dans
Œuvres complètes de Madame de Tencin l, document électronique numérisé par la BnF, reprod.
de l'éd. de Paris, d'Hautel, 1812, p. 71.)
60

l'abandonnait rarement, même dans la condition la plus heureuse; et loin d'avoir de


l'éloignement pour ce caractère, je le goOtais extrêmement, parce qu'il dispose
toujours un cœur à la tendresse et à la fidélité. »64 8aculard d'Arnaud, auteur de
plusieurs romans sentimentaux, relaye dans ses ouvrages la leçon de Oeve/3nd:
« Qui n'a point connu le malheur, est incapable d'aimer; oui, c'est au malheureux
seul qu'il convient de ressentir tout le charme de la tendresse; son cœur se complaît
dans la mélancolie, et la mélancolie excite, nourrit la sensibilité, et lui donne un
pouvoir qui est toujours partagé ))65. Tant qu'elle n'est pas portée à des excès
mettant en danger l'équilibre psychique des belles âmes, tant que l'humeur ne
s'épaissit pas outre mesure et ne donne pas lieu à des délires aigus, la mélancolie
pOSSède un caractère électif dont se prévalent avec délectation ceux qui en
jouissent.

Ce facteur ennoblissant ressort par exemple du court essai rédigé par la jeune
Manon Phllpon sur « La mélancolie ))66 vers 1771. La mélancolie marque ici la
Il disposition d'un cœur sensible ))67 pour la solitude et la haine du grand monde où
il ne peut Jouir un seul moment de lui-même. Aux bals bruyants, aux sociétés
nombreuses et tumultueuses qui étourdissent l'esprit et éloignent les Individus de
leur Mol précieux, ce rêveur d'élite que constitue le mélancolique préfère les
promenades champêtres Il le matin sur les coteaux, pour y admirer la Nature

64 Prévost d'Exiles, Le philosophe anglais ou histoire de Monsieur Oevef3nd, texte établi par
P. Stewan, dans Œuvres de Prévost, sous la dire de Jean Sgard, Grenoble, Presses universitaires de
Grenoble, 1977-1986, 8 vol., vol. 2, p. 189.
65 Baculard d'Arnaud, Les époux ma/heureux, ou Histoire de Monsieur et Madame de La Bédoyère
(1745), document élearonique numérisé par la BnF, reprod. de l'éd. de Paris, Lapone, 1803, 2 t.
en 1 vol., t. 1, p. 146.
66 Ce texte est reproduit dans l'Anthologie du dix-huitième siècle romantique, présentée par
JaCQues BoUSQuet, Paris, Jean-Jacques Pauven, t 972, p. 465-470.
67 Ibid., p. 468.
61

sortant des bras du sommeil et d'un bain de rosée })68. Sa passion de l'écart, c'est
le matin et le soir qu'elle s'exerce le mieux, au moment où le mondain dort encore
ou qu'il se divertit en société, ou alors dans les boisés, au frais, durant les après-
midi d'été. Le mélancolique emprunte les chemins de traverse, parcourt les champs
pour fuir le monde où l'on ne trouve que d'insignifiantes « bagatelles })69. Le fait
que les {( partisans de la grosse joie }}70 confondent la mélancolie avec le chagrin et
la définissent comme un vice est la preuve même de leur insensibilité. La mélancolie
est le propre des âmes sensibles et il faut être tel pour la sentir, la définir, et
l'apprécier proprement.

À partir de 1770, l'intérêt que portent les hommes de lettres à la mélancolie va


s'accroissant; elle s'impose tout à la fois comme le tribut du génie et la compagne
fidèle du créateur. Elle sera 1'« aimable mensongère })71 du poète élégiaque; elle
accompagnera Corinne dans sa visite des ruines romaines et conduira René en
Amérique. Plus tard, elle resurgira sous la forme du spleen ou des diables bleus puis
retrouvera son caractère saturnien avec Verlaine. Elle sera désormais quasi
inséparable de la rêverie et de la souffrance auctorales auxquelles elle conférera un
caractère lugubre et fatal; elle sera, pourrait-on dire, l'Égérie de la malédiction
littéraire.

68 Ibid, p. 469.
69 Ibid
70 Ibid, p. 467.
71 André Chénier, Élégies, livre premier, Œuvres poédques de André Chénier, publiées avec une
Introduction et des notes par Eugène Manuel, Paris, Librairie des bibliophiles, s.d., p. 100.
62

De la mélancolie au génie
Jusqu'à la fin du XVIW siècle, on peut distinguer dans le développement de la
notion de mélancolie deux chaînes axiologiques, l'une négative et principalement
forgée par les discours médical et religieux, l'autre positive et nourrie surtout des
discours littéraire et philosophique. Alors que la plupart des médecins envisagent le
phénomène de la mélancolie comme une pathologie et les auteurs religieux comme
l'état de corruption et de péché, certains philosophes, médecins et lettrés en font
une manière de cc muse organique », c'est-à-dire une source naturelle et corporelle
d'invention poétique et de supériorité intellectuelle. Cette connexion inusitée entre
la mélancolie et les facultés de l'esprit se perpétue au fil des siècles et donne lieu à
des développements théoriques où la mélancolie est perçue tout à la fois comme
une malédiction et comme un bienfait. Comme une malédiction, parce qu'elle fait
souffrir ceux qui en sont atteints et les plonge quelquefois dans un délire qui leur
fait commettre des gestes déments ou ridicules; comme un bienfait parce que
l'humeur mélancolique en cause possède aussi des propriétés fortifiantes et
ennoblissantes pour l'intellect. Elle est liée à ces deux catégories aux frontières
mouvantes que sont la folie et le génie, faisant en quelque sorte le pont entre la
grandeur et la déchéance. Être mélancolique, jusqu'au XVIW siècle, c'est avoir en
soi la substance en quoi réside la supériorité humaine et le poison de l'insanité qui
rabaisse l'homme au niveau des bêtes.
CHAPITRE Il
PAUVRETÉ DE L'HOMME DE LETTRES
64

Mais vous le voyez bien vous-mêmes, mes


accusateurs, qui ont amassé contre mol
tant de griefs si impudemment, n'ont pas
eu le front cependant de susciter un seul
témoin pour déposer ici que jamais je me
sois fait payer ou que j'aie rien demandé.
Pourquoi? parce que, en fait de témoins,
J'en produis un, moi, qui atteste assez que
je dis vrai: c'est ma pauvreté.
Platon, Apologie de Socrate, 31 b-c

Dans le grand livre de la Destinée, dont l'ange Jesrad traduit quelques lignes au
mortel Zadig, est écrit qu'« il n'y a point de mal dont il ne naisse un bien» l ,
autrement dit qu'à quelque chose malheur est toujours bon. Si l'on s'en rapporte
aux descriptions contradictoires de la maladie mélancolique ou vaporeuse, rien ne
parait plus vrai: la chaleur, le mouvement, la vie que certains mélancoliques
parviennent à insuffler à leurs ouvrages seraient les bienfaits qu'ils retirent d'un mal
au reste cuisant et terrible.

Une autre forme de malheur dont on commence sérieusement à penser, dans la


deuxième moitié du XVIW siècle, qu'elle peut avoir des incidences particulières et à
maints égards protltables est la pauvreté. Le chevalier de Jaucourt, à l'article
« MALHEUR» de l'Encyclopédie, aftlrme en une prose horticole que « l'infortune
fait sur les grandes âmes ce que la rosée fait sur les fleurs, [ ..•] elle anime leurs
parfums »2. Delisle de Sales note dans la même veine « que la plupart des hommes
de génie se sont élevés au milieu de l'infortune et des orages» et cite, entre autres
exemples, « Homère et Milton [qui] furent aveugles et pauvres »3. Louis-Sébastien

1 Voltaire, Zildig ou la destinée. Histoire orientale, dans Zildig et autres contes orientaux, préface et
commentaires de Jean Goldzink, Paris, Presse Pocket, coll. « Lire et voir les classiques », 1990,
p.89.
2 Article {{ MALHEUR », Encyclopédie, vol. 9, p. 945.
3 Delisle de Sales, De la philosophie de la nature, document électronique numérisé par la BnF,
reprod. de l'éd. d'Amsterdam, Arsktée et Merkus, 1770, 3 vol., vol. 3, p. 368.
65

Mercier reprend cette idée et lui donne un air de fatalité lorsqu'il écrit, dans son
Tab/eau de Paris, que « presque tous les hommes qui se sont fait connoÎtre dans les
arts et dans les sciences, et qui ont formé de leurs travaux accumulés le véritable
trésor de l'esprit humain, ont connu dans leur jeunesse le besoin, et ont recueilli,
comme le dit Mérope, ce mépris qui suit la pauvreté)}4. Aux illustres indigents
invoqués par Dellsle de Sales, l'auteur du Tab/eau de Paris joint pêle-mêle les noms
de Pétrarque, du Tasse, de Corneille, de Boulanger et de Jean-Jacques Rousseau,
laissant même entendre que ce dernier grand homme serait mort de misères.

La pauvreté serait donc un bienfait pour les gens de lettres d'un mérite supérieur?
Rien n'est moins certain ni admis. À côté d'un Rousseau qui brave les grands
seigneurs et applique à la lettre la leçon des cyniques, il y a mille lettrés qui se
scandalisent de la misère où les hommes de talent sont réduits, alors même que les
médiocres et les flatteurs prospèrent. Rétif de la Bretonne se plaint de ce que ({ les
compilateurs s'enrichissent, tandis que le vrai poète, le véritable inventeur, quelle
que soit sa facilité, demeure pauvre, et périt de tous les maux attachés à
l'humanité »6. Nicolas Gilbert voit dans cette infortune qui s'attache aux hommes
de talent un effet de la déchéance des mœurs et du goOt. Il écrit, se souvenant de
l'un de ses confrères en poésie:

4 Louis-Sébastien Mercier, Tab/eau de Paris, chap. 301 (<< Auteurs nés à Palis »), document
électronique numérisé par la BnF, reprod. de l'éd. d'Amsterdam, s.é., 1782, 8 vol., vol. 4, p. 28.
S « Homère a mendié. le Tasse, Milton et Pétrarque ont connu la misere. Corneille est décédé
pauvre. Boulanger a erré sur les grandes routes. Jean-Jacques Rousseau est mort... je n'ose ici le
dire. » (Ibid., p. 28-29.)
6 Rétif de la Bretonne, Les nuits de Paris, dans Paris le jour, Pilris Iii nuit, éd. présentée et établie par
Daniel Baruch, Paris, Robert laffont, coll. « Bouquins », 1990, p. 621.
66

La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré,


S'il n'eût été qu'un sot, il aurait prospéré'?

Dans un monde où les incapables occupent les positions clés et raflent les pensions
destinées aux hommes de talent, les signes de la misère sont aussi les insignes du
génie.

Bref, la ({ pauvreté de l'homme de lettres» s'offre comme un objet de discours


passablement instable, travaillé, comme c'est le cas pour la mélancolie, par des
tensions opposées et des représentations contradictoires. Scandaleuse pour la
plupart des écrivains qui voudraient voir la nation respecter et favoriser davantage
les génies qui l'illustrent et font progresser les sciences et les arts, elle devient pour
certains auteurs de la deuxième moitié du XVIW siècle, sinon la condition du
mérite, en tout cas une épreuve que doit surmonter le grand homme pour
atteindre à la reconnaissance de son génie et de sa vertu, et peut-être le signe
auquel on peut justement le reconnaitre. C'est une idée que les plus démunis de la
République des lettres, qui sont pour plusieurs empêchés d'accéder à la
reconnaissance que fournissent les institutions de la vie littéraire, ont tout intérêt à
répandre.

Par le biais d'analyses des conditions d'exercice de la littérature sous l'Ancien


Régime et des représentations de la pauvreté auctorale, on cherchera dans ce
chapitre à comprendre un phénomène important de l'histoire littéraire et d'un
moment clé dans la formation du mythe de la malédiction de l'écrivain:
l'intégration de l'objet pauvreté dans les procédures de légitimation culturelle. Pour
quelle raison les catégories les moins favorisées de la population lettrée semblent-
67

elles si réticentes, avant la deuxième moitié du XVIW siècle, à tirer argument de


leur pauvreté de fait, c'est-à-dire à présenter celle-ci comme le signe ou le garant
de qualités morales (la vertu) et intellectuelles (le talent)? Socrate, pour prouver
qu'il disait vrai, aurait invoqué sa pauvreté devant ses juges. Qu'est-ce qui
empêchait les hommes de lettres, avant Rousseau, d'en faire autant devant leurs
lecteurs?

La pauvreté comme mal: plaintes des auteurs faméliques jusqu'au XV", siècle
C'est de l'argent qu'il faut aux muses, non
de grands mercis maigres et des promesses
dodues.
L'Arétin 8

Historiquement, il faut attendre la deuxième moitié du XVIW siècle avant de voir


certains hommes de lettres téméraires faire la preuve de leur valeur par leur
pauvreté. Jusque-là, aucun écrivain ne paraît en rechercher délibérément les
insignes. Tout au contraire, la pauvreté est considérée comme un mal, et des moins
souhaitables. Les literati qui sont le plus susceptibles d'en souffrir, ceux qui ne
disposent d'aucune indépendance financière et qui pratiquent la littérature comme
un moyen de promotion sociale, n'hésitent pas à se plaindre des conditions
pitoyables faites aux individus dont la vocation est de penser et d'écrire.

Deux professionnels des lettres de l'Antiquité romaine, Martial et Juvénal, tous


deux issus des classes moyennes, tous deux francs coureurs de commandites et de

7 Gilbert, « Le dix-huitième siècle. Satire à M. Fréron )J, dans Œuvres de Gilbert, précédée[s] d'une
notice historique par Charles Nodier, nouvelle éd., Paris, Garnier frères, [1859], p. 47.
8 L'Arétin, « LXXXV. À messire Giovambattista Dragoncino ", Lettres de L'Arédn (1492-1556),
traduites par André Chastel et Nadine Blamoutier, avec la collab. de Gabrilla Rèpaci-Courtois, s.l.,
Éditions Scala, 1988, p. 239.
68

récompenses, fouaillent dans leurs écrits les puissants sans générosité qui ne savent
qu'admirer les beaux vers et ne les point payer. La septième satire de Juvénal est
tout entière consacrée aux misères des intellectuels - poètes, historiens, avocats,
grammairiens et rhéteurs - dont les mérites ne sont plus reconnus à leur juste
prix: « Brise ta plume, malheureux, efface les combats, fruits de tes veilles, ô toi
qui composes dans un galetas des chants sublimes pour devenir digne du lierre et
d'une image émaciée. Point d'autre espoir! Un riche avare ne sait plus qu'admirer
et louer le talent, tels des enfants devant l'oiseau de Junon. »9 Aussi bien le talent
est-il voué à disparaître si le prince n'y met bon ordre et ne manifeste clairement sa
bienveillance pour les lettres, car même le poète hors rang, celui qui n'a rien de
vulgaire ou de banal, ne peut donner libre cours à sa verve s'il n'est à l'abri de la
faim: « Horace a bien dîné quand il crie "Evohé!" »10. Et chacun sait, ou devrait
savoir, que les poètes ne mangent pas fort régulièrement. Martial ne voit autour de
lui que rimeurs aux manteaux élimés. Au père qui lui demande à qui il doit confier
l'éducation de son fils, il déclare: « Fuis tous les grammairiens et tous les rhéteurs,
je te le recommande: qu'il n'ait rien à voir aux livres de Cicéron ou de Virgile.
[... ] S'il fait des vers, déshérite ce poète.» 11 Il se montre lui-même peu
reconnaissant envers les auteurs de ses jours: « Pour moi, mes sots parents m'ont
fait apprendre les misérables lettres : qu'avais-je à faire avec les grammairiens et les
rhéteurs? »12 Quant aux poètes qui espèrent échapper à la misère en fréquentant
les grandes maisons, il répond - d'expérience: « C'est à peine si trois ou quatre

9 Juvénal, Satires, texte établi et traduit par Pierre de Labrlolle et François Villeneuve, douzième
tirage revu, corrigé et augmenté par J. Gérard, Paris, Société d'édition (( Les belles lettres ", 1983,
p.89.
10 Ibid., p. 91.
11 Martial, Épigrammes, texte établi et traduit par H. J. Izaac, Paris, Société d'édition cc Les belles
lettres ", 1969, 3 vol., vol. l, p. 167.
12 Ibid., vol. 2, p. 62.
69

malheureux ont trouvé ainsi à se nourrir : tous les autres, le teint livide, meurent de
faim. »13

Semblable mécontentement sourd dans les poésies lyriques et satiriques du Moyen


Âge, aussi bien celles écrites en latin et diffusées dans les milieux estudiantins Que
celles, florissantes, composées en langue vulgaire par les ménestrels en Quête de
protecteurs. Pour un très grand nombre d'auteurs des XW et XIW siècles, moines
vivant aux crochets de leur ordre ou seigneurs pratiquant la Cdnso pour faire
montre de leur virtuosité littéraire, la thématique de la pauvreté est évidemment
exclue de l'horizon poétique : ces lettrés, pour la plupart occasionnels, sont bien
au-desSus de ça. II n'y a pour chanter la complainte des gueux Que ceux Qui sont
susceptibles de manquer du nécessaire et Qui dépendent plus directement, pour
manger et se loger, de leur labeur intellectuel: clercs à la limite de la cléricature,
sans revenu fixe, sans bénéfice ni prébende, dont les parents ne peuvent assurer la
subsistance et Qui vivent des expédients de la vie de collège (répétitions, copies,
etc.); troubadours Qui chantent leurs compositions accompagnés de jongleurs et Qui
dépendent des dons de leur auditoire et des cadeaux des seigneurs; professionnels
tirant l'essentiel de leurs revenus de commandites et de récompenses pour leurs
écrits.

Pour ces catégories d'intellectuels sans ressources formés à l'errance, au parasitisme


littéraire et Qui versent Quelquefois dans la critique sociale 14, la pauvreté est tout

13 /bid., vol. l, p. 94.


14 Les poésies latines des « Goliards » critiquent ouvertement l'autorité papale et les privilégiés de
l'ordre clérical. Voir Les poésies des Go/iards, groupées et traduites avec le texte latin en regard par
Olga Doblache-Rojdestvensky, Paris, Éditions Rieder, 1931, p. 73-166. Pour une mise au point au
sujet des Intellectuels désargentés desxue et XIIIe siècles, voir Jacques Le Goff, Les intelleaue/s au
Moyen Âge, Paris, Seuil, coll. (( Le temps Qui court», 1957. Notre exposé s'appuie aussi sur les
articles suivants: Mariateresa Fumagalli Beonio Brocchieri, (( L'intellectuel», dans JacQues Le
70

for un bienfait. Gauthier de Châtillon, un trouvère itinérant de la fin du xne siècle


issu des milieux étudiants et reconnu comme l'une des principales voix goliardiques
en France 15, pose franchement la question : « Aspirer à la vertu, à la sagesse, c'est
bien beau, mais ne mène finalement qu'à des déboires. Que notre mot d'ordre soit
celui d'Horace (Ép., l, l, 53) : gagner de l'argent!... À quoi bon toute érudition
quand on meurt de faim? » 16 Le savoir et la gloire que celui-ci donne quelquefois
sont de belles choses, sans doute, mais valent-elles les heures passées le ventre vide
et les mains gelées? Pour cultiver son esprit, le poète ne se nourrit pas de vent, et
nombreux sont ceux qui le rappellent aux puissants auxquels ils s'attachent et qui
remplissent souvent mal le rôle de protecteur qu'on voudrait leur voir jouer. Un
trouvère du xlne siècle, Colin Muset, envoie ces quelques vers à son patron :
Sire Cuens, j'ai vïelé
Devant vous en vostre ostelj
Si ne m'avez riens doné
Ne mes gages aquité :
C'est vilanie!
[ ... ]
Sire Cuens, car conmandez
De moi vostre volenté.
Sire, s'il vous vien a gré,
Un beau don car me donez
Par courtoisie! 17

Goff (dir.), L'hommemédiévaI, Paris, Seuil, coll. «Point! Histoire», 1989, p. 201-232; Pascale
Bourgain, « L'édition des manuscrits », dans Henri-Jean Martin, Roger Chartier et Jean-Pierre
Vivet (dir.), Histoire de l'édidon française, Paris, Promodis, 1982-1986, 4 vol., vol. 1, p. 49-75.
L' Histoire de l'édidon française sera dorénavant désignée par le sigle HÉF.
15 Voir Les poésies des Goliards, p. 47-50.
16 Cité dans Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge ladn, p. 576.
17 Colin Muset, « Il », dans Poètes et romanciers du Moyen Âge, texte établi et annoté par Albert
Pauphllet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1952, p. 911.
71

Une foule de poètes lui font écho et riment patiemment leurs plaintes, cherchant à
faire d'un vers deux coups: quémander leur pitance et la gagner à force de
virtuosité poétique. On connaît les fameuses complaintes du mercenaire de la
plume qu'est Rutebeuf. Défavorisé par la décision de saint Louis de fermer sa porte
aux amuseurs publics et aux ménestrels (4 avril 1261), privé pour un temps des
précieuses commandes des seigneurs de la cour par suite de son engagement aux
côtés des clercs séculiers dans la querelle de l'Université, Rutebeuf compose une
série de poèmes 18 où se profile la figure d'un pauvre hère accablé par la maladie, la
faim, le froid et les dettes, nouveau Job abandonné de tous au moment de la plus
grande détresse :

Je ne sais par ou je coumance,


Tant ai de matiere en abondance
Por parleir de ma povretei.
Por Dieu vos pri, frans roi de France,
Que me donneiz queilque chevance,
Si ferez trop grant charitei. 19

Endossant littérairement la défroque du pauvre évangélique, ce soi-disant


« compagnon a Job )}20 place peut-être moins son destinataire royal en position de
protecteur des lettres et en amateur de divertissements qu'en position de seigneur
charitable obligé, selon les règles de la miséricorde, à prendre en charge les faibles
et les pauvres, bien-aimés du Christ. C'est un langage que Louis IX, à l'écoute des
ordres mendiants qu'il protège contre les séculiers, est sans aucun doute disposé à

18 Voir (( Le mariage Rutebeuf ", « La complainte Rutebeuf ", « La povreté Rutebeuf" et les deux
« Griesche ". Sur la querelle de l'Université et l'engagement de Rutebeuf aux côtés des clercs
séculiers, voir l'excellente introduction aux œuvres de Rutebeuf de Michel Zlnk, dans Rutebeuf,
Œuvres complètes, texte établi, traduit, annoté et présenté avec variantes par Michel Zink, Paris,
Bordas, 1989, 2 vol., vol. l, p. 1-32.
19 « La povreté Rutebeuf ", dans Poètes et romanciers du Moyen Âge, p. 940.
20 « La complainte Rutebeuf", dans ibid., p. 929.
72

entendre. Prenons la juste mesure de la stratégie discursive élaborée par Rutebeuf:


le même poète qui, dans une demi-douzaine de pièces21 , s'attaque directement et
violemment aux frères mendiants22 qu'il accuse d'abuser de leur influence et
d'accumuler les richesses tout en prêchant la pauvreté volontaire, récupère à son
propre compte l'image hautement prisée du Pauvre que le fondateur même de
l'Ordre franciscain, François d'Assise, a contribué à revaloriser au XIW siècle.
Perdant sur le terrain de la polémique universitaire, compromis du côté des
séculiers, Rutebeuf s'approprie les marques de la pauvreté et demande, J ce titre,
l'assistance de son seigneur, stratégie qui, appuyée par une conversion déclinée en
« Repentance Rutebeuf» et autres « Voie d'Humilité », lui obtient de nouveau les
faveurs de la cour23 • Contrairement aux frères mendiants qu'il continue
d'égratigner dans ses poèmes, Rutebeuf ne valorise pas la pauvreté - il ne souhaite
rien tant, de son propre aveu, que d'en sortir -, mais il tire profit de l'idéalisation
de la pauvreté dont ses adversaires se font les champions et qu'ils appliquent si
ma124 • Autrement dit: les frères mendiants parlent de la pauvreté et prêchent le

21 « Discorde des Jacobins et de l'Université de Paris», (( Dit d'hypocrisie», (( Dit de maître


Guillaume de Saint-Amour», (( Complainte de Guillaume de Saint-Amour», (( Des règles », (( De
sainte Église», (( Du mensonge (bataille des Vices contre les Vertus»), (( Des Jacobins», (( Des
Ordres de Paris », (( Des Béguines ».
22 Les deux principaux ordres mendiants du XIIIe siècle sont ceux des frères mineurs (ou
Franciscains), fondé par saint François, et des frères prêcheurs (ou Dominicains), dont le fondateur
est saint Dominique. Sur leur modèle, de nombreux autres ordres mendiants sont fondés durant les
XIIIe et XIve siècles. Voir Tadeusz Manteuffel, Naissance d'une hérésie. Les adeptes de la pauvreté
volontaire au Moyen Âge, traduit du polonais par Anna Posner, Paris 1 La Haye, Mouton & Co,
coll. (( Civilisations et Sociétés», 1970, p. 57-99; Michel Mollat, Les pauvres au Moyen Âge.
Étude sociale, Paris, Hachette, coll. (( Littérature & sciences humaines», 1978, p. 143-164.
23 En témoignent principalement (( La vie de sainte Élysabel » et le (( Miracle de Théophile» écrits,
le premier à la demande d'Erard de Lezinnes pour Isabelle, fille de saint Louis, le second sur
commande pour la fête de la Nativité de la Vierge, le 8 septembre 1263. Pour la datation des
textes, voir l'introduction aux Œuvres complètes de Rutebeuf de Michel Zink déjà citée, p. 13-19.
24 Ce reproche que formule le poète dans différents poèmes, où il accuse les Mendiants
d'hypocrisie, n'est pas totalement dépourvu de véridicité. Tadeusz Manteuffel rappelle que, grâce à
l'application d'un subterfuge juridique, le pape Innocent IV supprime en novembre 1245
l'interdiction faite à la confrérie de posséder des biens. La nouvelle ordonnance papale de 1247,
73

dépouillement volontaire, mais c'est moi, le poète, qui suis le vrai pauvre.
Conclusion: prêtez moins l'oreille aux hypocrites et venez-moi en aide.

Il est difficile d'évaluer exactement, durant le Moyen Âge, le nombre de praticiens


des lettres qui dépendent, comme c'est le cas pour Rutebeuf, de la générosité des
grands. Par une série de mesures, l'Université tendra à restreindre l'accès au savoir
des individus de condition modeste et donc à diminuer la masse d'écoliers sans le
sou susceptibles d'exprimer leur mécontentement25 • Ceux-ci ne disparaissent
pourtant pas, comme en témoigne un Villon ou un Roger de Collerye, dit Roger
Bon Temps qui, en plein XVIe siècle, signe encore ses épîtres à son protecteur du
titre fort peu sérieux de {{ povre escollier}}, quand il ne se rabaisse pas lui-même,
de son propre chef, au rang de {{ petit servant humain }}26.

la carrière poétique de Collerye et les pièces de circonstance qu'il a laissées


donnent une bonne idée de la manière dont la pauvreté peut être perçue par les
clercs désargentés aux abords de la Renaissance. Collerye naît en 1468,
probablement à Paris. C'est en tout cas dans la capitale qu'il mène ses études de
droit et qu'il reçoit la prêtrise avant d'occuper, en Bourgogne, le poste de
secrétaire de l'évêque d'Auxerre, place qu'il conserve jusqu'à la mort de son
supérieur, survenue en 1530. Entre 1502 et 1530, Collerye publie quelques
poésies et soigne ses relations littéraires aussi bien que mondaines. les commandes

qui permet à l'Ordre de mener des transactions immobilières, constitue une nouvelle Infraction
contre les principes de pauvreté proclamés par François d'Assise. Voir TadeusI Manteuffel,
Naissance d'une hérésie, p. 71.
25 Jacques Le Goff parle d'une « aristocratisation des universités " au cours des XIve et XVe siècles
et de la mort de 1'« intellectuel médiéval ", dans Les intellectuels au Moyen Âge, p. 138 et suiv.
26 Voir les différentes épîtres de t 534 dans l'édition critique qu'a consacrée Sylvie Lécuyer aux
œuvres de Roger de Collerye: Roger de Collerye: un héritier de Villon, Paris, Champion, coll.
« Bibliothèque du XVe siècle", t 997, p. 329-343. Les informations biographiques fournies sur
Collerye sont tirées de cet ouvrage et s'appuient sur la démonstration de Sylvie Lécuyer.
74

d'épitaphes que lui passent nobles et bourgeois, la composition de l'Entrée qu'il se


voit confiée lors du passage de la reine à Auxerre, de même qu'une relation
épistolaire avec Clément Marot sont autant de faits qui permettent d'évaluer la
place, fort respectable, que Collerye s'est taillée comme poète en province. Cette
réputation littéraire ne lui permet pourtant pas d'obtenir les charges ecclésiastiques
(cure et prieuré) qu'il sollicite à plusieurs reprises et qui lui auraient permis
d'augmenter ses revenus, ni même de conserver le poste de secrétaire à l'évêché
lors du changement d'évêque en 1530. C'est ce qui détermine Collerye, malgré ses
62 ans, à tenter sa chance à Paris où il séjourne entre 1530 et 1533. Visiblement
déçu dans ses attentes, il ne trouve pas dans la capitale les appuis qu'il escomptait
et qui lui auraient permis, à l'instar de son ami Marot, de faire son chemin à la cour
de François 1er• Il connaît la misère, l'humiliation, les dettes, les procès, le froid, la
maladie et la faim. Dans les épîtres qu'il écrit à ses protecteurs - ou à ceux qu'il
souhaite voir occuper cette place -, la plainte se fait pressante et, s'il faut en juger
par la multiplication des pièces à vocation alimentaire, d'une efficacité assez
réduite. Pourtant, même dans les plus pathétiques d'entre elles, dans celles où le
personnage du poète (le « je ») est au plus mal, le ton reste léger, l'amusement du
seigneur, de la première importance : le poète n'oublie jamais que sa fonction est
de divertir son patron, fût-ce à ses propres dépends :

Epistre fort recreative d'ung povre escolier malade, lequel escript à son
maistre qu'il soit son bon plaisir de luy faire quelque don gracieulx.
Plus que jamais je me trouve esperdu,
Veu que pour moy le bon temps est perdu.
Esbahy suis, mon enseigneur et maistre,
Mais s'il vous plaist confort et ayde me estre,
Et quelque don gracieulx me lacher,
Cause serez de me mettre à la cher,
J'entens celle qu'on vent en boucherie,
L'argent au poing. Or, que ma bouche rie,
Voyant ce temps merveilleux et divers,
75

Possible n'est, ne le dire en dix vers.


Je ne ris plus, ne gaudis, ne fay myne,
Necessité me court sus, et Famine.
[· ..1
Le vostre entier, que maladie a mys
Au pied du mur, sans argent et amys.27

On ne saurait montrer moins de considération pour la (( dignité» ou la fonction du


Vi/tes. Le rimeur se veut ici - et dans les quelques dizaines de pièces semblables -
pleinement client, soumis à un puissant dont il est la chose, le serviteur, amuseur et
panégyriste. C'est à ce titre qu'il demande sa pitance, non en tant que détenteur
d'une science ou d'un pouvoir particulier - celui d'octroyer l'immortalité à son
mécène, par exemple. Le poète a faim, cette faim est un mal, et la seule solution
qu'il envisage pour supprimer ce mal est la soumission au seigneur et le recours aux
règles implicites du clientélisme. Son malheur est si grand qu'Il n'en rit plus, mais
pour que son mal cesse, il faut que son mécène, lui, en sourie et tire du travail
poétique proposé par son serviteur sur le thème de sa pauvreté un certain plaisir28 •

Combien sont-ils au XVIe siècle à rire de force de leur pauvreté, à la manière de


Collerye? Combien d'auteurs vivent dans la dépendance des mécènes sans jouir
d'aucune autonomie financière? Leur nombre est difficile à évaluer, du moins à
partir des enquêtes menées jusqu'Ici. Sur les 378 lettrés retenus par George

27 Pièce « VI » des « Épîtres de 1534», dans Ibid., p. 336.


28 Le procédé n'est pas rare. Voir encore l'épître XXV de Clément Marot, dite épître « Au Roy,
pour avoir esté desrobé » :
Que diray plus? Au miserable corps
(Dont je vous parle) il n'est demouré fors
Le pauvre esprit, qui lamente & souspire,
Et en pleurant tasche à vous faire rire.
(Clément Marot, « Épître XXV. Au Roy», les épÎtres, éd. critique par C. A. Mayer, Londres, The
Athlone Press, 1958, p. 171-172.)
76

Huppert29 dans son étude visant à identifier les statuts professionnels des
intellectuels de la Renaissance, la majorité (1 78) fait partie de la haute magistrature
et possède une solidé fortune, 46 sont des clercs pourvus de bénéfices
ecclésiastiques, 28 sont des pédagogues de diverses catégories (du précepteur privé
au régent de collège en passant par le professeur du prestigieux Collège royal de
Paris), 26 sont des médecins, il y a 16 secrétaires du roi ou de hauts personnages,
14 artisans (tels des imprimeurs ou des apothicaires) et 12 militaires. Les 59
intellectuels restants sont des individus sans travail ou de profession inconnue. Au
total, plus des deux tiers occupent un poste ou détiennent un bénéfice qui leur
assure une indépendance au moins relative par rapport à leur activité intellectuelle
(magistrats, clercs pourvus de bénéfices, médecins, militaires et artisans). Quant à
l'autre tiers, formé notamment des pédagogues, secrétaires et personnes sans
profession connue, sa composition est fortement hétérogène. Entre le prestigieux
professeur du Collège royal et le précepteur privé, entre le lettré sans emploi et
sans ressources et le riche héritier sans profession connue, les liens sont
passablement ténus. Tout au plus peut-on supposer qu'un grand nombre d'entre
eux vivent dans la dépendance des princes et doivent, pour obtenir ou conserver
une charge quelconque,· se plier au rituel des courbettes. Même si, dans les faits, les

29 George Huppert, The /dea of Perfea History: Historica/ Erodition and Historica/ Philosophy in
Renaissance France, Urbana / Chicago / Londres, University of Illinois Press, 1970, p. 185-193.
Cette enquête est basée sur les informations fournies dans La bibliothèque françoise de La Croix du
Maine, un ouvrage de 1584 recensant 2 095 auteurs avec le titre de leurs ouvrages et quelques
données biographiques. Ces auteurs retenus par La Croix du Maine sont ceux qui ont écrit au moins
un ouvrage en français, sans considération quant à la nature de l'ouvrage non plus qu'à la valeur
littéraire. L'enquête de Huppert se limite à la période 1540-1584 et n'envisage que les ouvrages
publiés par des hommes et nés en France. À ces critères de sélection, Huppert ajoute celui, plus
discutable, de la valeur culturelle des ouvrages, de manière à ne retenir que les auteurs « who could
legitimately be said to have made a signiflcant contribution to the culture of the age )} (ibid., p.
188). Ont de même été exclus du recensement de George Huppert les auteurs occasionnels qui ont
publié des ouvrages dans l'exercice de leur tâche professionnelle, toujours dans le but de ne retenir
que les « bona flde intellectuals », ou « genuine intellectuals» (ibid., p. 189), ainsi que les amis ou
protecteurs de La Croix du Maine que celui-ci pouvait avoir retenus pour les flatter.
77

formes de patronage au XVIe siècle sont plus nombreuses que ne laisse croire
l'étude de Huppert30, on peut poser qu'il est très difficile de faire son chemin à la
cour et de s'assurer des revenus suffisants, proportionnés aux frais encourus par les
charges, par le seul travail de sa plume. À côté d'un Ronsard ou d'un Desportes
cumulant charges prestigieuses, bénéfices ecclésiastiques, cadeaux et récompenses,
parvenant même à tirer profit des contrats d'édition de leurs œuvres 31 , de
nombreux auteurs chassent le mécène avec moins de succès et restent sur leur faim,
au propre et au figuré.

Même parmi les lettrés les moins obscurs du XVIe siècle, certains n'ont jamais réussi
à se mettre à l'abri du besoin, telle cette étoile incertaine de la Pléiade qu'est
Étienne Jodelle, lequel, après des débuts fulgurants au théâtre en 1553 (avec La
Cléopâtre captive), connaît un échec proportionnel à son premier succès en 1558,
lors des célébrations que les échevins de Paris le chargent d'organiser en l'honneur
du roi et du duc de Guise. Issu d'un milieu bourgeois, héritier par ses parents de

ainsi que les amis ou protecteurs de La Croix du Maine que celui-ci pouvait avoir retenus pour les
flatter.
30 Dans la seule catégorie des sinécures que peuvent se voir offrir les lettrés dans l'entourage des
grands, il faut compter, outre le poste de précepteur, ceux de secrétaire, de lecteur, d'aumônier ou
encore de valet de chambre. Jean et Clément Marot obtinrent ce poste auprès du monarque;
Bonaventure des Périers était secrétaire et valet de chambre de Margerite de Navarre. Voir John
Lough, Writer and Public in France From the Middle Ages to the Present Day, Oxford, Clarendon
Press, 1978, p. 31-67.
31 On sait qu'il n'existe au XVIe siècle aucune loi permettant d'assurer le droit des auteurs de jouir
du fruit de leur travail. Cette lutte n'est entreprise en France, sur le terrain légal, qu'au XVIIe siècle
et n'est définitivement gagnée qu'après la Révolution. Au XVIe siècle, les auteurs dont les ouvrages
étaient susceptibles de bien se vendre pouvaient être exemptés des frais d'impression et pouvaient
aussi recevoir, en manière de paiement, un certain nombre d'exemplaires de leurs ouvrages, non
reliés, qu'ils pouvaient ensuite distribuer et dédicacer à leurs protecteurs. Dans les cas, plus rares, où
les auteurs « bien en cour » obtenaient un privilège de longue durée, ils pouvaient recevoir, outre
des exemplaires gratuits, une rétribution en argent. Ronsard reçut ainsi 34 écus d'or le 28 avril
1554 pour la vente du manuscrit des Quatre livres des Odes et pour celui de Le bocage. Voir
Anne Charron-Parent, « Le monde de l'imprimerie humaniste à Paris », dans HÉF, vol. 1, p. 237-
253, surtout p. 241.
78

quelques propriétés qui seront saisies en raison de ses nombreuses dettes, Jodelle
meurt dans la misère en 1573 sans même avoir assuré la publication de son œuvre
abondante. Le cas d'un Jodelle, à peu près aussi {( despourvu )} à la fin de ses jours
qu'un Collerye, représente une autre manière d'envisager la pauvreté auctorale au
XVIe siècle. Jodelle, à l'instar d'un Ronsard et tout au rebours d'un Collerye, se fait
une très haute idée du travail poétique et du pouvoir dont le poète est investi
comme « passeur d'éternité)}. Il refuse l'image du bouffon de cour qui lui est
accolée par les sots rieurs 32 et se présente comme un divin artisan du vers que les
puissants doivent respecter et récompenser à sa juste valeur en considérant que,
quelque éclatantes que soient leurs actions, c'est au poète qu'il revient d'en
transmettre le souvenir dans ses écrits et d'assurer leur gloire future. Le prince est
le puissant du jour, le poète, le maître de la postérité 33 • Dans sa pauvreté même

32 Voici quelques vers adressés par le poète (( À sa Muse» où il s'indigne du peu de considération
que l'on a pour les divins enfants de Calliope:
Tu sçais que quand un Prince auroit bien dit de toy,
Un plaisant s'en riroit, ou qu'un piqueur Stoïque
Te voudroit par sotie attacher de sa loy.

Tu sçais que tous les jours un labeur poëtique


Apporte à son autheur ces beaux noms seullement,
De farceur, de rimeur, de fol, de fantastique.
(Étienne Jodelle, « À ma Muse», dans Œuvres complètes, éd. établie, présentée et annotée par
Enea Balmas, Paris, Gallimard, 1965-1968, 2 vol., vol. 2, p. 288.}
33 C'est une fiction ou un argument auquel les princes commencent à accorder du crédit, comme
en témoignent ces vers souvent cités et attribués à Charles IX :
Uart de faire des vers, dût-on s'en indigner,
Doit être à plus haut prix que celui de régner.
Tous deux également nous portons des couronnes:
Mais roi, je la reçus: poète, tu la donnes.
[ ... ]
Ta lyre, qui ravit par de si doux accords,
Te soumet les esprits dont je n'ai que les corps;
Elle t'en rend le maître, et te fait introduire
Où le plus fier tyran n'a jamais eu d'empire;
Elle amollit les cœurs, et soumet la beauté.
Je puis donner la mort, toi l'immortalité.
79

qu'il ne cache pas, Jodelle refuse de se soumettre « aux lois d'aspre


quemanderie ))34 et de se rabaisser au rang de plat courtisan. Stoïque et fier, il
déclare au· prince qu'il est de son devoir de reconnaître le mérite là où Il se trouve
et de venir lui-même le sortir de la misère. Dans un sonnet qu'il adresse à Charles
IX et qui évoque la figure du sage Anaxagore décidé à mourir de faim plutôt que
de quêter sa pitance, il se donne le rôle de l'homme vertueux devant les puissants
oublieux de leurs devoirs:

Alors qu'un Roy Pericle Athenes gouverna,


Il aima fort le sage et docte Anaxagore,
À qui (comme un grand cœur soymesme se devore)
La liberalité J'indigence amena.

Le sort, non la grandeur ce cœur abandonna,


Qui pressé se haussa, cherchant ce qui honore
La vie, non la vie, et repressé encore
Plustost qu'à s'abaisser, à mourir s'obstina:

Voulant finir par faim, voilla son chef funeste.


Perlcle oyant ceci accourt, crie et deteste
Son long oubli, qu'en tout reparer il promet:

L'autre tout resolu luy dit (ce qu'à toy, Sire,


Delaissé, demi-mort, presque je puis bien dire)
Qui se sert de la lampe au moins de l'huile y met. 35

Il manque bien peu de choses, dans ce sonnet et dans d'autres pièces semblables 36,
pour que la pauvreté ne devienne le signe de la vertu et n'acquière de ce fait une

(Charles IX, « À Ronsard », cité dans Anthologie poétique française. XV, siècle 2, choix,
introduction et notices par Maurice Allem, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 298.)
34 Etienne Jodelle, « les discours de Jules Cesar avant le passage du Rubicon», dans Œuvres
complètes, vol. 2, p. 296.
35 Ibid., p. 351.
36 Voir les pièces de Jodelle réunies sous le titre « le poète satirique », ibid., p. 285-351.
80

valeur positive. Si le poète est pauvre, n'est-ce pas justement parce qu'il refuse de
fréquenter la cour où « Chacun à son proffit tend 1 Faisant trafique du vent »37?
N'est-ce pas parce que, contrairement aux courtisans qui servent le roi dans le seul
but d'en obtenir récompenses et cadeaux, il est bien décidé, lui, le poète solitaire,
de le servir avec amour et désintéressement?

Moy pauvre, et qui pis est, desastreux gentilhomme,


Tant riche toutesfols, que le sort de nul homme
N'est envié de moy, ne me puis ny de rang,
Ny de biens, ny d'honneurs, vanter, mals d'un cœur franc,
Par lequel J'ay sacré tout ce que peut d'office
Et mon ame et mon corps, à ton plus haut service :
Sans que j'aye eu souci, si en gré tu l'avois,
Sans jamais m'enquerir, si rien tu en sçavois. 38

Tout en admettant qu'il y a de la hauteur et de la dignité dans ces déclarations du


poète à son prince, il faut prendre garde de les isoler de l'ensemble de la pièce
dont ils sont tirés 39 et d'y voir la preuve d'un réel désintéressement. Il faut d'abord
noter que la forme d'Indépendance, sinon d'Impudence qui s'y exprime «( Sans
que j'aye eu souci, si en gré tu l'avois »), s'Intègre à une stratégie de distinction qui
tire son pouvoir persuasif des principes même à la base de l'éthique aristocratique
voulant que la grandeur et la valeur soient incompatibles avec la flagornerie et la
sollicitation. le poète utilise pour se démarquer de ses confrères en quémanderie
les valeurs partagées par le prince et les puissants de la cour auxquels il s'adresse40 •

37 « Chanson )l, ibid., p. 292.

38 «les discours de Jules Cesar avant le passage du Rubicon », ibid., p. 297.


39 Il s'agit du poème, probablement inachevé, « les discours de Jules Cesar avant le passage du
Rubicon », ibid., p. 293-345. Comme la quasi-totalité des œuvres de Jodelle, ce poème n'a pas été
publié de son vivant.
40 l'impudence est une tactique qu'un autre poète de la Pléiade, Ronsard, a même pris la peine de
rimer et qu'il a appliquée avec un savoir-faire étonnant pour parvenir à la place tant convoitée de
premier poète du prince :
81

Que l'impudence soit une simple tactique destinée à convaincre le roi de lui venir
en aide, tout le démontre dans le « Discours », à commencer par l'offre de service
on ne peut plus explicite insérée au début du poème 41 • Tout le « Discours » est
d'ailleurs conçu comme un exercice permettant à Jodelle de faire étalage de son
savoir-faire poétique et de montrer quel profit peut en tirer le roi. Bref, sans jamais
voiler sa pauvreté, Jodelle ne s'en fait pas un mérite. L'indigence reste pour lui un
mal que son prince doit faire cesser, en considérant qu'il a intérêt à sauver de la
misère un serviteur aussi doué et dévoué.

Ce qui, en cette deuxième moitié du XVIe siècle et aux abords du XVW, paraît
faire obstacle à la valorisation de la pauvreté auctorale est l'absence d'un public
apte à recevoir (au double sens de comprendre et d'encourager, sinon d'achetel)
une telle proposition de sens, un public capable de prendre le relais de cette
instance de légitimation qu'est le « mécène» et de reconnaître la valeur (morale
et!ou littéraire) de celui qui a échoué à se faire consacrer par la voie traditionnelle

L'impudence nourrist l'honneur & les estas.


L'impudence nourrist les criards avocas,
Nourrist les courtizans, entretient les gendarmes :
L'impudence aujourd'hui sont les meilleures armes
Dont Ion se puisse ayder, mesme à celuy qui veut
Parvenir à la court...
(Ronsard, cité dans Philippe Desan, L1maginaire économique de la Renaissance, Paris, Éditions
Interuniversitaires, 1993, p. 145.)
41 Le temps veut commencer, sans que je weille dire
Ici ce qu'il en est, à te decouvrir, SIRE,
Quel service est le mien : voulant faire avancer
Devers toy mes labeurs, et me faut commencer
Par une arre petite, en qui ma fantaisie
Pour grand'occasion chose haute a choisie,
Que je veux en ces vers subtilement (apres
L'avoir bien exprimee) à toymesme à plus pres
La venir adapter, pour bien te faire apprendre,
Mesme à propos, le fruict qu'ores tu en peux prendre.
(Jodelle, (( Les discours de Jules Cesar avant le passage du Rubicon», dans Œuvres complètes,
vol. 2, p. 297.)
82

du mécénat. Jodelle ne peut dire au roi que sa misère est la preuve même de sa
valeur, parce que l'appréciation du roi et la récompense dont elle peut
s'accompagner lui sont nécessaires pour s'imposer comme poète, c'est-à-dire pour
faire reconnaître son talent poétique. Les pairs, certes, ont leur mot à dire dans ce
processus de légitimation 42 - et ce mot, ils le disent. Mais ce qui est visé par tous
ces concurrents à la plume bien taillée est l'appréciation du prince qui détient le
plus grand pouvoir de consécration, laquelle consécration, dans le cadre du
mécénat, passe justement par la gratification et la protection officielles. Dans la
même poche princière se trouvent la fortune et la considération proprement
littéraire. Mieux: l'argent est le signe tangible de cette appréciation et le symbole
de la valeur poétique. Ainsi, même un lettré indépendant peut difficilement bouder
le public formé par les cours princières, encore moins celle du roi qui, malgré sa
force centripète très relative au XVIe siècle43 , dicte en grande partie la norme
(notamment la Iinguistique44 ) et consacre les renommées. Le poète n'a d'existence
et de prestige social qu'à l'intérieur de cette relation de reconnaissance et de
service réciproques.

42 Comme le rappelle Alain Viala, la difficulté, pour le lettré du XVIe siècle Qui cherche à faire
carrière par la plume, consiste à plaire aux deux publics formés d'un côté par les clercs et, de
l'autre, par les gens de cour. D'où les alliances objectives entre les poètes de la Pléiade et les
louanges Qu'ils se distribuent les uns les autres, de manière à se hisser collectivement au public de
cour. Voir Alain Viala, Naissance de l'écrivain. Sociologie de la littérature J l'Jge classique, Paris,
Minuit, 1985, p. 123.
43 la cour elle-même est nomade, passant de Paris à Chinon, Blois, Chambord et Fontainebleau.
Elle ne se fixera à Paris Qu'une vingtaine d'années durant sous louis XIV, le temps d'assécher les
marais de Versailles.
44 Bien Qu'il privilégiait l'enrichissement de la langue français par l'utilisation judicieuse des dialectes
pariéS à travers le royaume, Ronsard insistait sur le fait Que le prestige de la langue dépendait
principalement de son indexation à la langue de la cour: « [Nous] sommes contraincts, si nous
voulons parvenir à Quelque honneur, paner son langage courtizan, autrement notre labeur tant
docte Qu'il soit, seroit estimé peu de chose, ou (peult estre) totallement mesprisé. Et pour-ce Que
les biens et les honneurs viennent de tel endroit, il faut bien souvent ployer sous le jugement d'une
damoyselle ou d'un jeune courtizan, encores Qu'ils se connoissent d'autant moins en la bonne &
83

Cet obstacle, d'ailleurs, ne se lèvera pas d'un coup au siècle suivant malgré le
développement du marché du livre et l'émergence, en dehors des publics
traditionnels des « pairs» et de la « cour», d'un ensemble hétérogène de lecteurs
issus des classes aisées. Cette nouvelle élite d'« honnêtes gens» composée de
bourgeois en quête d'ascension, de dames et de petits nobles soucieux de faire
valoir leur capital culturel, se chiffre à peine à quelques dizaines de milliers
d'individus45 dans la France d'après la Fronde. Le public élargi formé par cette élite
est certes utile en ce qu'il permet aux écrivains 46 qu'il côtoie dans les cercles privés
et les salons de trouver un débouché pour leurs vers et une source non négligeable
de revenus - ces honnêtes gens-là achètent des livres et vont au théâtre. Mais il est
trop attaché aux valeurs de la cour pour en infirmer les jugements et pour soutenir
des stratégies atypiques fondées précisément sur le reniement du prestige accordé
par le roi lui-même à travers les toutes nouvelles instances de légitimation que sont
l'Académie française et le mécénat étatique 47 • De ce public mondain fort peu

vraye Poësie qu'ils font exercice des armes et autres plus honorables mestiers. » (Cité dans J. Lough,
Writer and Public in France, p. 33.)
45 Les chiffres de notre exposé sont empruntés à Alain Viala, NaiSSi/nce de l'écrivain, p. 123-151;
idem, Racine. La stratégie du caméléon, Paris, Seghers, coll. « Biographies», 1990, p. 137 et suiv.
Nous avons aussi consulté John Lough, Writer and Public in France, p. 68-163.
46 Alain Viala dénombre 559 écrivains vivants en France entre 1643 et 1665. Ces écrivains, qui
font des ouvrages de fiction en prose ou en vers et qui s'occupent d'éloquence, sont ceux désignés
comme tels dans les textes de l'époque. De ces 559 écrivains, la moitié environ résident dans la
capitale. Voir Naissance de l'écrivain, p. 305-316 et Racine. La stratégie du caméléon, p. 138-
140.
47 Des quelque 70 académies (toutes disciplines confondues) dénombrées par Alain Viala pour
l'ensemble du XVIIe siècle, seuls quelques cercles privés, de Paris et de la province, reçoivent une
reconnaissance officielle qui, en théorie, les rend perpétuels. L'Académie française, fondée en
1635, est issue du cercle privé formé en 1629 autour de Chapelain, Giry, Godeau et Conrart.
L'officialisation de ces académies et leur prise en charge par le pouvoir royal répond à plusieurs
objectifs, dont le plus important est l'unification politique, culturelle et linguistique de la France
(voir Alain Viala, NaiSSi/nce de l'écrivain, p. 23). La fondation sous le ministère de Colbert d'un
mécénat étatique et « systématique», récompensant à même le budget d'État une soixantaine
d'écrivains « méritants», renforce aux yeux d'Alain Viala la consécration de la littérature sous
84

conscient encore de sa force et de son existence même comme ({ public »,


l'autonomie de jugement est très relative. En témoigne par exemple sa réception de
Britannicus ou de Mithridate de Racine. Ces deux pièces, boudées dans un premier
temps par les mondains lorsqu'elles sont créées à l'Hôtel de Bourgogne, sont
présentées à la cour et applaudies par le roi qui remercie de cette façon la
soumission de Racine à la politique gouvernementale, puis rejouées ensuite à la ville
où l'élite urbaine, docile, entérine le jugement du prince et applaudit à son tour48 •
Pour les auteurs qui disposent de solides appuis dans l'entourage du souverain, tel
Racine, justement, intégré à la clientèle de Colbert, cette subordination du
jugement des mondains aux courtisans présente de réels avantages. Elle permet à
ceux qui disposent d'un bon flair esthétique et qui ont suffisamment besoin d'argent
pour tenter le coup, d'atteindre au succès en cherchant à plaire aux courtisans et
aux honnêtes gens avant que de plaire aux doctes, stratégie risquée à plusieurs
égards en ce qu'elle fait fi du jugement des pairs, mais qui peut s'avérer payante et
permettre un avancement rapide. Quitte à s'imposer, une fois le triomphe obtenu,
aux tenants de la norme, comme Corneille et Racine dont la réception à
l'Académie consacra une carrière fondée sur l'alliance objective des publics
mondains et de cour.

En ce qui concerne les auteurs désargentés qui n'ont pas ces appuis, c'est une autre
affaire. Pour la plupart, ils suivent le long parcours du combattant, celui du cursus
honorum, cherchant d'abord à obtenir la reconnaissance des pairs et, fort de la
petite réputation ainsi acquise par acte de soumission à la norme, à s'intégrer aux
institutions de la vie littéraire, des plus spécifiques et prestigieuses (mécénat

Louis XIV. Le mécénat devient une institution « écrite et contrôlée, nationale et officielle» (Ibid.,
p. 81). Ces gratifications royales, versées en principe chaque année, variaient entre 300 et 4 000
livres. Dans les années fastes, 120 000 livres furent distribuées par l'État en gratifications.
85

étatique, Académie) aux moins strictement littéraires (salons, clientélisme).


Puisqu'on ne peut pas vivre du seul produit de sa plume, même si les profits
obtenus au théâtre ou par la pratique des genres à la mode sont de plus en plus
intéressants, les professionnels doivent jouer sur plusieurs tableaux et gagner des
points là où ça paye le plus, en termes symboliques et matériels. Pour un auteur
sans le sou, l'obtention d'un poste de précepteur dans une grande maison est une
bénédiction, même si elle ne lui fournit qu'une faible reconnaissance sur le plan
littéraire. Il en va de même pour la pratique des genres mineurs qui n'ont pas la
cote chez les doctes mais qui peuvent satisfaire la demande d'un autre public, tel le
roman, genre méprisé par les connaisseurs et fort apprécié par le public mondain.
Payant en argent trébuchant et bien sonnant, son rendement est très faible du côté
symbolique. De ce point de we, le meilleur placement générique réside côté jardin,
dans la tragédie, genre prisé tout à la fois par les doctes, par les mondains et par les
courtisans. Genre noble par excellence, il pouvait en outre rapporter gros49.

En somme, ce qu'on appelle la littérature au xvue siècle est inextricablement pris


dans les rets du patronage et il est impossible à un auteur de clamer son
indépendance sans s'aliéner, outre le public formé par ses confrères, ce qu'on
appelle à l'époque la Cour et la Ville. Qui pis est, les sources de revenu qui
pourraient contribuer à l'affranchissement des auteurs - ceux notamment tirés de

48 Viala, Racine. La stratégie du caméléon, p. 134 et 153.


49 L'auteur touchait non seulement une part de la recette, mais pouvait, si la pièce avait été
chaudement applaudie, vendre le manuscrit à un libraire, d'où une deuxième source de profit. Si
l'auteur était chanceux, la pièce pouvait même être présentée à la cour, chose dont il pouvait tirer
une troisième rétribution sous forme de gratification. Viala estime par exemple que Racine pouvait
tirer de ces trois modes de contribution environ 2 800 francs de revenus littéraires par an, une
pièce lui rapportant en moyenne 2 000 francs lors des représentations, quelque 500 francs lors des
représentations à la cour, puis 300 francs à la publication (voir Viala, Racine. La stratégie du
caméléon, p. 164). Mais il ne faut évidemment pas oublier qu'il s'agit là d'un auteur à succès,
86

la vente des livres - sont dévaluées par tout un groupe de littérateurs parfaitement
favorables à l'indexation des belles-lettres au pouvoir du prince. Dans l'ensemble,
c'est le système de valeurs des écrivains amateurs, praticiens des lettres au prestige
social élevé et indépendants de fortune, cédant généralement leurs ouvrages au
libraire pour ne pas être confondus avec les tâcherons 50, qui prévaut dans
l'imaginaire lettré. Les auteurs de métier, une fois à l'abri du besoin, cherchent à
prendre extérieurement la « pose », à adopter l'ethos de ces amateurs en affichant
leur détachement pour la chose littéraire et leur mépris pour les autres faiseurs de
livres.

Ainsi, l'argent perçu par les auteurs n'est parfaitement blanchi, le « tribut» n'est
« légitime », pour parler comme Boileau 51 , que lorsqu'il sort des mains d'un grand
dont il manifeste l'appréciation. Plusieurs auteurs de l'époque tirent à boulets
rouges sur les confrères qui, comme Corneille, cherchent sans trop s'en cacher à
faire de l'argent par la vente de leurs ouvrages52 • Cette hostilité ne veut pas dire

privilégié de toutes les façons possibles. Pour différents cas de figure, voir, du même auteur,
Naissance de l'écrivain, p. 107-114, ainsi que J. Lough, Wrlter and Public in France, p. 85 et suiv.
50 On dit par exemple que La Bruyère aurait cédé les revenus de ses Caractères à son libraire pour
qu'il en fasse une dot pour sa fille.
51 Selon l'Ait poétique:
Je sçais qu'un noble esprit peut sans honte et sans crime
Tirer de son travail un tribut légitime;
Mais je ne puis souffrir ces Autheurs renommez,
Qui dégoutez de gloire et d'argent affamez,
Mettent leur Apollon aux gages d'un libraire
Et font d'un art divin un métier mercenaire.
(Cité par Alain Viala, Naissance de l'écrivain, p. 104.) Ce que condamne Boileau n'est pas l'argent
que peuvent recevoir les auteurs en manière de gratification ou sous la forme de pensions par
exemple, mais l'acte de la vente et les gages ainsi tirés des libraires.
52 Voici par exemple ce que dit l'abbé d'Aubignac de l'auteur d' Œdipe dans sa Troisième
dissertation: (( Si M. Corneille [... ] a eu si peu d'apprehension de la censure que l'on pouvolt faire
de ses méchants vers, parce qu'il avoit vendu toute la piece, assurez vous, Madame, qu'II n'est pas
capable de se fâcher du jugement qu'on peut faire de ses œuvres apres les avoir mis au jour: il les a
vendus aux Histrions, il les a vendus aux Libraires, il les a vendus à ceux ausquels il les a separement
87

que les écrivains répugnent tous à empocher l'argent des libraires. Tout au
contraire, plusieurs négocient ferme avec ces derniers pour obtenir les meilleures
conditions de vente possible - par exemple en faisant mettre le privilège d'édition
à leur nom et en vendant celui-ci avec l'ouvrage -, mais peu d'écrivains osent
soutenir ouvertement qu'ils sont favorables à cette pratique. Charles Sorel est l'un
de ces rares professionnels de l'époque à prendre la défense des plumitifs qui,
comme lui, vendent le produit de leur plume. Ce qui pousse plusieurs auteurs à se
faire mercenaires de l'esprit, dit-il en substance dans De 13 connoiSS3nce des bons
livres (1671), ne tient pas à leur avarice ou à leur bassesse morale, mais plutôt à
une conjoncture économique peu favorable aux Muses : les protecteurs des arts se
faisant de moins en moins nombreux, les auteurs n'ont d'autre choix que de se
tourner vers de nouvelles sources de profit. Autrement dit, ce sont peut-être les
puissants qui, par leur manque de générOSité, sont responsables de cette pratique.
Et puis, poursuit-II, même si le livre est vendu, cela ne Signifie nullement qu'il ait
été composé à cette fin. Les deux phénomènes - l'écriture et la vente - ne sont
pas forcément liés selon la lOgique du post hoc ergo propter hoc: « Neantmoins
persuadons-nous qu'aujourd'huy les Muses ne se rendent pas mercenaires autant
qu'elles veulent: la misere du Siecle a fait beaucoup resserrer les liberalitez de
toutes parts, en sorte que l'on n'a pas souvent occasion de croire que les Livres
soient faits pour un Sujet si bas que pour de l'argent. »53

dediez. Il faudroit qu'il fut d'une humeur bien insatiable, s'il n'estoit pas content de son bon
menage, apres avoir vendu trois fois une mesme marchandise, un si grand profit ne le laisse pas
sensible aux pointes émoussées d'une legere critique. » (Abbé d'Aubignac, Troisième dissert3tion
concemant le fJOême dramatique, en forme de remarques sur la tragédie de M. Comeille intitulée
(( l'Œdipe », document électronique numérisé par la BnF, reprod. de l'éd. de Paris, ). Du Brueil,
1663, p. 6-7.) Tallemant tient des propos similaires au sujet du même Corneille: « En vérité, il a
plus d'avarice que d'ambition, et pourvu qu'II en tire de l'argent, il ne se tourmente guère du
reste. » (Cité dans). lough, Writer and Public in France, p. 122-123.)
53 Chanes Sorel, De la connoissance des bons livres, ou examen de plusieurs auteurs, introduction
et notes de Lucia Moretti Cenerini, Rome, Bulzoni, 1974, p. 38.
88

Si audacieux qu'il se montre déjà à travers ces affirmations, Sorel ne s'en tient pas à
cette tactique défensive. Ce n'est que le premier temps de son argumentation, tout
juste un distinguo visant à rompre l'association, relevant de la conception
amateuriste de la pratique des lettres, entre la qualité et la moralité d'un ouvrage
donné et l'argent qu'il peut rapporter à son auteur. Cette distinction étant faite,
Sorel se livre à l'apologie de la pauvreté elle-même, laquelle ne comporte pas
seulement des désavantages. La nécessité, dit-il, a fait naître de bons auteurs,
(( lesquels n'auroient jamais écrit s'ils n'y avoient esté contraints par le desordre de
leurs affaires)}, ajoutant qu'il (( ne se faut pas plaindre d'un mal qui produit un
bien )}. Voici la suite:

La pauvreté a toûjours esté estimée la mere des arts; c'est la faim et la


necessité qui aiguisent l'esprit pour les belles inventions. Ceux qui écrivent
pour le gain, doivent estre fort exaltez par des considerations si puissantes.
On les croit souvent meilleurs Ecrivains que les riches, parce qu'on suppose
que s'ils se sont adonnez à écrire plûtost qu'à une autre Profession, c'est
qu'ils ont la capacité requise, et que de plus ils employent une extreme
diligence pour obtenir les choses dont ils ne se peuvent passer, au lieu que
les riches n'ayant besoin de rien, travaillent avec moins de soin et moins
d'attachement. 54

Même si Sorel hésite à assumer personnellement l'opinion qu'il énonce, préférant


l'attribuer à la rumeur publique «(( On les croit souvent... }}), il n'en procède pas
moins à une petite révolution dans l'ordre des valeurs littéraires. En soutenant que
la pauvreté a produit de bons auteurs et qu'elle (( aiguise l'esprit)}, en lui donnant
même le titre de (( mère des arts)} - vilaine marâtre, sans doute, que celle qui
affame ses rejetons -, il invite ses contemporains à repenser la relation entre la
condition du poète et son savoir-faire. S'il existe un rapport entre ces deux ordres
89

de faits, ce n'est pas, comme on le dit, au détriment de la pauvreté, mais bien en sa


faveur.

Mais il ne faut pas non plus exagérer l'importance et l'influence de ces propos. S'il
s'agit vraiment d'une petite révolution, elle n'est encore que discursive, réduite à
l'ordre de l'argumentation. De la simple affirmation de l'utilité de la pauvreté à
l'élaboration d'une stratégie auctorale fondée sur ces principes, la distance est
encore grande. Sorel lui-même, polygraphe et auteur à succès55, académicien et
historiographe, n'a manifesté personnellement, au cours de sa longue carrière,
aucune complaisance pour la misère. Quant à ses contemporains, aucun n'a envie
d'être pauvre, ni même seulement d'avoir l'air pauvre. Que la misère soit, comme
le prétend Sorel, la mère des arts et des lettres, ou qu'elle soit plutôt, comme on
l'écrit partout, la compagne quasi inséparable de la poésie 56, ce n'est pas
impossible, mais les écrivains, pris individuellement, n'ont aucune envie d'en tâter.
Les sanglots longs des auteurs faméliques, comme dans les périodes précédentes,

54 Ibid, p. 41. La citation précédente est tirée du même ouvrage, même page.
55 Son Francion (1623) et son Berger extravagant (1627) comptent parmi les meilleures ventes de
librairie du siècle.
56 Voir par exemple la quatrième satire de Du Lorens portant sur le monde littéraire:
Ils jurent qu'ils sont sous, et n'ont pas déjeuné.
Dieu sçait si ce peché leur sera pardonné :
Ce laurier d'Apollon qui leurs testes enserre
Les peut bien proteger des fléches du tonnerre,
Non pas les garantir de ce mal si commun
Qu'il semble que poëte et pauvre ce n'est qu'un.
(Jacques Du Lorens, Satires de Du/orens, satire 4, document électronique numérisé par la BnF,
reprod. de l'éd. de Paris, D. Jouaust, 1869, p. 40-41.) Autre rapprochement entre poésie et
pauvreté dans la deuxième satire de Mathurin Régnier:
Aussi, lorsque l'on voit un homme par la rue
Dont le rabat est sale et la chausse rompue,
Ses guègues aux genoux, au coude son pourpoint,
Qui soit de pauvre mine et qui soit mal en point,
Sans demander son nom, on le peut reconnaître;
Car si ce n'est un Poète, au moins il le veut être.
90

bercent à satiété le siècle du Roi-Soleil. Certains lettrés, voyant que leur royal
protecteur n'accède pas à leurs requêtes et hésitant à crier trop haut leur
mécontentement - car on bâtonne allègrement les insolents à cette époque -,
tournent leurs reproches contre leurs propres vers, accusés d'être de piètres
messagers:

Mes vers, à mon secours devez-vous pas courir?


Je défaux sous le faix que le malheur me livre,
C'est bien votre devoir d'empêcher de mourir
Celui-là qui vous fait éternellement vivre. 57

D'autres, reprenant le thème traditionnel de l'Adieu aux Muses, adressent leurs


griefs aux Doctes sœurs dont ils se disent fort peu satisfaits :

Ingrates déités qui causez mon dommage,


Le temps et la raison me font devenir sage.
Je retire à la fin mon épingle du jeu.

Je préfère à vos eaux un trait de malvoisie;


Je bouche mes châssis de votre poésie,
Et mets pour me chauffer tous vos lauriers au feu. 58

Un autre encore, versant quelques rimes sur la tombe d'un défunt confrère,
rappelle aux mécènes qu'il n'ose directement interpeller qu'il est, lui, toujours
vivant et pauvre :

(Mathurin Régnier, cité dans J. Lough, Writer and Public in France, p. 118.)
57 Marc de Maillet, (( Il. À mes vers)), dans Anthologie poétIque française. XVI! siècle l, choix,
introduction et notices par Maurice Allem, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 121. Les vers
adressés par Maillet directement au roi ne semblent pas avoir produit l'effet escompté. Voir dans la
même anthologie et du même auteur, (( 1. Sur ce que je ne recevais point de bienfaits de sa
majesté », p. 120.
58 Guillaume Colletet, (( VII. Les muses bernées)), dans Ibid., p. 375. Voir aussi la pièce (( V.
Plainte poétique» du même poète dans ibid., p. 374.
91

L'Apollon de nos jours, Malherbe, ici repose.


Il a vécu longtemps sans beaucoup de support;
En quel siècle? Passant, je n'en dis autre chose:
Il est mort pauvre, et moi je vis comme il est mort. 59

Les poètes que la postérité campera en classiques ne sont évidemment pas en reste
dans ce concert d'insatisfaction. Corneille, à une époque où il n'est pas encore le
grand Corneille, regrette l'âge révolu du mécénat royal:

Le Parnasse autrefois dans la France adoré


Faisait pour ses mignons un autre âge doré,
Notre fortune enflait du prix de nos caprices,
Et c'était une blanque à de bons bénéfices;
Mais elle est épuisée, et les vers à présent
Aux meilleurs du métier n'apportent que du vent. 60

Aussi, les mises en garde aux apprentis poètes se font-elles amères dans les satires
sur le monde des lettres qui prolifèrent au xvne siècle :

Malheur! trois fois malheur à celui qui, pour vivre,


Ne sait pour tout métier que composer un livre!
Sans un bon Mécénas qui lui donne du pain,
A la honte du siècle il crèvera de faim. 61

Reproches voilés aux grands seigneurs grippe-sous, idéalisation de l'Antiquité


comme âge d'or du mécénat, regret de voir la poésie et le savoir, le poète et
l'homme de science méprisés par la plèbe aussi bien que par les riches : tous ces
motifs se retrouvent, hors des frontières de France, dans des ouvrages anglais ou

59 Jean Ogier de Gombaud, ({ IV. Malherbe», dans ibid., p. 127.


60 Corneille, ({ Excuse à Ariste», cité dans J. Lough, Writer and Public in France, p. 118. Sur le
même thème, voir aussi l'{{ Élégie à une dame» de Théophile de Viau, Œuvres complètes, tome 1,
éd. critique par Guido Saba, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 202.
61 Vers cités dans J. Lough, Writer and Public in France, p. 121.
92

italiens62 • L'un des exemples les plus éloquents en est certainement la longue
digression consacrée à la misère des lettrés par Robert Burton dans son étude The
Anatomy of Melancholy. Citant à l'appui un nombre impressionnant d'auteurs
anciens et modernes, Burton en vient à la conclusion que, les lettrés fussent-ils à
l'abri de toutes les causes directes et indirectes de la mélancolie, la pauvreté qui les
accompagne toute leur vie et l'impossibilité où ils sont de s'assurer par leur travail
d'un revenu décent et certain suffiraient à les rendre férocement atrabilaires :

If there were nothing else to trouble them, the conceit of this alone were
enough to make themall melancholy. Most other trades and professions,
after some seven years' apprenticeschip, are enabled by their craft to live of
themselves. [... ] only scholars, methinks are most uncertain, unrespected,
subject to ail casualties and hazards. 63

D'où l'on voit qu'entre les topiques de la mélancolie et de la pauvreté, les


frontières sont rien moins qu'étanches64 •

62 Edgar Zilsel mentionne deux traités portant sur le malheur des gens de lettres publiés au XVIIe
siècle. Celui de Pierio Valeriano, De infelidute literatorum (1550), publié pour la première fois à
Venise en 1620, et celui de Josephus Barberius, De miseria pœurum Graecarum (1674). Ces deux
traités, complétés par un Med/cus legatus sive de exilio de Petrus Alcyonius (1522), parurent de
nouveau en 1707 à Leipzig sous le titre Analem de ca/amitâte literatorum. Voir Edgar Zilsel, Le
génie, p. 181-184.
63 Robert Burton, The Anatomy of Me/ancho/y, vol. l, p. 406.
64 Ce rapprochement est visible (au sens sémiologique du terme) dans les portraits que les écrivains
proposent des atrabilaires au XVIIe siècle, où les signes de la mélancolie voisinent ceux du
dénuement. Voir cette description tirée de la deuxième satire de Régnier, par exemple:
Or, laissant tout cecy, retourne à nos moutons,
Muse, et sans varier dy nous quelques sornettes
De tes enfans bastards, ces tiercelets des poetes,
Qui par les carefours vont leurs vers grimassans,
Qui par leurs actions font rire les passans,
Et quand la faim les poind, se prenant sur le vostre,
Comme les estourneaux ils s'affament l'un l'autre;
Cepandant sans souliers, ceinture ny cordon,
L'œil farouche et troublé, l'esprit à l'abandon,
Vous viennent acoster comme personnes yvres,
Et disent pour bon-jour: « Monsieur, je fais des livres,
93

Un autre thème qui fait son apparition au xvne siècle dans les discours des lettrés
(et qui n'en sortira pas de sitôt) est celui des méfaits liés aux excédents des
intellectuels dans le petit monde des lettres. Ce thème, comme l'a montré Roger
Chartier dans un article consacré aux « Intellectuels frustrés au xvne siècle »65,
émerge à une époque où les universités européennes accueillent davantage
d'étudiants et forment plus de diplômés qu'elles ne l'ont fait antérieurement et
qu'elles ne le feront même durant les siècles suivants. Cet accroissement de la
population intellectuelle survient précisément à un moment où le volume total des
positions dans l'administration royale et dans l'Église est à la baisse, d'où un
déséquilibre patent entre le nombre des postulants et les places auxquelles ces
individus instruits et qualifiés pouvaient légitimement prétendre. Nul doute que,
pour plusieurs de ces clercs en attente de débouchés, la pratique des belles-lettres
ait pu représenter une solution de rechange, une partie qui valait la peine, faute de
mieux, de s'y investir. D'autant que l'élargissement des publics et le prestige
nouveau dont s'entoure en France l'activité littéraire sous Louis XIV rend possible
et plus attrayante que jamais la carrière d'écrivain. Du point de vue des praticiens
des lettres déjà en place ou cherchant à s'en tailler une, l'affluence de concurrents
dans la capitale est un phénomène de toute évidence anxiogène. Ne vont-ils pas,
tous ces pauvres désargentés jouant des coudes aux pieds du Parnasse, transformer

[ ... ].
(Mathurin Régnier, Œuvres complètes, éd. établie par Gabriel Raibaud rewe par Pascal Debailly,
Paris, Société des textes français modernes, 1995, p. 21 .)
65 Roger Chartier, « Espace social et imaginaire social : les intellectuels frustrés au XVIIe siècle
)J,

Annales: Économies. Sociétés. Civilisations, nO 2, mars-avril 1982, p. 389-400 et]. Lough, Writer
and Public in France, p. 70-75. Sur la surproduction de diplômés aux XVIIe et XVIIIe siècles, voir
aussi les remarques d'Éric Walter, dans « Les "intellectuels du ruisseau" et Le neveu de Rameau ",
dans « Études sur Le neveu de Rameau et le Paradoxe sur le comédien de Denis Diderot ", actes du
colloque organisé à l'Université Paris VII les 15 et 16 novembre 1991, textes réunis par Georges
Benrekassa, Marc Buffat et Pierre Chartier, Revue Textuel, nO 11, février 1992, p. 43-59, surtout
p.45-47.
94

la pratique des lettres en un vulgaire commerce de rimes et rendre encore plus


ardue la course aux lauriers? C'est l'inquiétude qui sourd de ce passage de la
quatrième satire de Du Laurens :

L'univers aujourd'huy fourmille d'écrivains;


On peut juger de là si les esprits sont vains.
[ ... ]
Jamais ne s'étoit veu tant de rimeurs françois.
L'astre qui les produit veut aussi que j'en sois,
Astre dont l'influence et la force divine
Fait d'un homme un poete, et d'un oison un cyne.
Leur mine, qui n'est pas une mine d'argent,
Fait trouver moins de grace à leur doux entregent,
Car on a tousjours peur, comme c'est leur maniere,
Que leur discours poly se termine en priere;
Ils n'ont jamais dequoy, tousjours l'argent leur faut,
Et seroient tous parfaits s'ils n'avoient ce deffaut;
Du froid et de la faim contrains de se deffendre,
Ils ne composent rien qu'à dessein de le vendre;
Le theatre, ô pitié! Le theatre en nourrit
Je ne sçay pas combien: c'est dequoy Phebus rit. 66

Phébus peut bien rire: il voit les choses d'en haut et de très loin. Mais pour les
pauvres mortels engagés dans les conflits et les rivalités sublunaires, qui subissent les
assauts de ces hordes de rimeurs compulsifs, la situation paraît moins hilarante.
Ceux-ci ne peuvent jamais rire avec un franc détachement, comme en témoigne au
XVIIIe siècle l'attitude d'un Voltaire devant ceux qu'il appelle, avec un grand sens

66 Jacques Du Laurens, Satire de Du/orens, p. 38. Voir aussi la première satire de Boileau:
Et puis, comment percer cette foule effroyable
De rimeurs affamés dont le nombre l'accable;
Qui, dès que [la] main [d'Auguste] s'ouvre, y courent les premiers,
Et ravissent un bien qu'on devoit aux derniers;
Comme on voit les frelons, troupe lâche et stérile,
Aller piller le miel que l'abeille distille?
(cc Satire 1», Œuvres de Boi/eau, avec un commentaire par M. Amar, Paris, Lefevre, 1824, 4 vol.,
vol. l, p. 60-61.)
95

de la variation dépréciative, la « canaille »67, le « peuple Goth »68, le « peuple


crotté »69 ou les « polissons de la littérature }}70. Pour Voltaire, la foule d'auteurs
sans ressources jonchant le chemin du Parnassum litterarum n'est pas un mince
fléau. C'est chez elle que se recrutent les « ennemis obscurs de tout mérite éclatant,
ces insectes de la société, qui ne sont aperçus que parce qu'ils piquent }}71. La
pauvreté de tous ces auteurs qui affluent vers Paris au XVIW siècle dans le fol
espoir de se faire un nom fait tout à la fois leur malheur propre, puisqu'une grande
partie de ces tâcherons meurent dans la misère, mais encore et surtout - et c'est là
que Voltaire jette les hauts cris - le malheur des « écrivains de réputation )} qu'ils
calomnient dans des avalanches d'écrits diffamatoires, rongés qu'ils sont du noir
poison de l'Envie. La thèse de Voltaire, ramenée à son noyau dur, se résume à
cette chaîne causale qui tire son opinabilité de la psychologie élémentaire de la
convoitise : leur pauvreté rend les plumitifs jaloux, leur jalousie les rend méchants,
leur méchanceté engendre la calomnie. Et comme le Gouvernement ne prend pas
les mesures nécessaires pour museler tous ces enragés - qui sont aussi des
affamés -, leur nombre va augmentant chaque jour, ainsi que leur nuisance:

La jalousie, la pauvreté, la liberté d'écrire, sont trois sources intarissables de


ce poison [la calomnie]. Je conserve précieusement, parmi plusieurs lettres
assez singulières que j'ai reçues dans ma vie, celle d'un écrivain qui a fait
imprimer plus d'un ouvrage. La voici :

67 Voltaire, Le temple du goût, dans Mélanges, texte établi et annoté par Jacques Van Den Heuvel,
préface par Emmanuel Berl, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade)J, 1961, p. 137.
68 Ibid., p. 141.
69 Voltaire, Le pauvre diable, dans Œuvres complètes de Voltaire, nouvelle éd. précédée de la vie
de Voltaire par Condorcet et d'autres études biographiques, Paris, Garnier Frères, 1877-1885,
52 voL, vol. 10, p. 112. Les Œuvres complètes de Voltaire seront désormais désignées par le sigle
Oev.
70 Voltaire, Les honnêtetés littéraires, dans Mélanges, p. 991.
71 Voltaire, Le temple du goût, p. 141.
96

« Monsieur, étant sans ressources, j'al composé un ouvrage contre vous;


mais si vous voulez m'envoyer deux cents écus, je vous remettrai fidèlement
tous les exemplaires, etc., etc. »
Je rappellerai encore ici la réponse que fit, il Y a quelques années, un de ces
malheureux écrivains à un magistrat qui lui reprochait ses libelles
scandaleux: « Monsieur, dit-il, Il faut bien que je vive. »
Il s'est trouvé réellement des hommes assez perdus d'honneur pour faire un
métier public de ces scandales: semblables à ces assassins à gages, ou à ces
monstres du siècle passé, qui gagnaient leur vie à vendre des poisons. 72

Le fait que Voltaire lui-même, l'opulent Voltaire, se soit adonné avec allégresse et
sans scrupule aucun à la publication de nombreux libelles contre ses propres
ennemis73 montre, si besoin était, que la pauvreté des auteurs et leur nombre
croissant au XVIW siècle 74 ne peuvent rigoureusement expliquer la multiplication
des écrits diffamatoires. Ceux que Voltaire nommait, dans un écrit satirique
justement, les « pauvres diables »75, ne sont pas les seuls producteurs de livres
interdits. Loin de là. Au XVIW siècle, tout le monde décrie la pratique des genres
bas, et tout le monde y recourt à ses propres fins, que ce soit sous le couvert de la

72 Voltaire, Mémoire sur la satire, dans OCII, vol. 23, p. 58-59.


73 Sur Voltaire satiriste, voir Roland Mortier, « la satire, ce "poison de la littérature" : Voltaire et
la nouvelle déontologie de l'homme de lettres», dans Jean Macary (dir.), Essays on the Age of
Enllghtenment ln Honor of Ira O. Wade, Genève, librairie Oroz, 1977, p. 233-246. On ne peut
même pas rattacher la première satire publiée par Voltaire, Le bourbier (1714), à des règlements
de compte personnels. Comme le note Mortier, celle-ci semble avoir été écrite et publiée par simple
« désir de briller à tout priX» (Ibid., p. 234).
74 Entre 1757 et 1784, Robert Damton estime que le nombre des auteurs - toute personne qui a
publié au moins un livre - a presque triplé, passant de 1187 à 2819. Voir « Two Paths Through
the Social History of Ideas», dans Haydn T. Mason (dir.), The Damton Debate. Books and
Revolution in the Eighteenth Century, Studies on Voluire and the Eighteenth Century, n° 359,
1998, p. 251-294, surtout p. 256. Voici la conclusion à laquelle Damton en vient dans cet
article : « However imperfect, it ail points to a conclusion about the basic facts of literary life : the
population of writers expanded enormously during the eighteenth century, and much of the
expansion took place in Grub Street. » (Ibid., p. 264.) Sur le taux de croissance des auteurs dans le
champ littéraire du XVlue siècle, voir aussi l'article synthétique d'Éric Walter, « les auteurs et le
champ littéraire», dans HÉF, vol. 2, p. 383-399, notamment p. 394.
75 Voltaire, Le pauvre diable, p. 97-113.
97

lutte contre le fanatisme (le religieux aussi bien que le philosophique) ou sous
prétexte de {{ légitime défense »76.

Pourtant, il n'est pas faux d'affirmer que l'écriture de libelles pouvait s'avérer, pour
les écrivains sans fortune, une source intéressante de revenus, ce genre d'écrits
trouvant un bon débit sur le marché du livre clandestin. Lorsque des écrivains
fortunés publiaient des pamphlets contre un confrère ou encore contre un ministre
ou une politique gouvernementale, leur motivation n'était évidemment pas
pécuniaire. C'est gratis et de bon cœur que Voltaire publia son Sentiment du
citoyen contre Jean-Jacques Rousseau qui révélait au public l'abandon de ses
enfants. De même, l'implication du secrétaire des finances Pierre-Jacques Le Maître
dans la publication de libelles politiques dans les années 1770-1 780 est
parfaitement étrangère à des soucis d'ordre financier. Lié aux parlementaires
jansénistes, ce maître libelliste s'occupait avant tout de défendre les Intérêts de son
pa rtl 77 • Mais pour les quelque 500 à 1 000 auteurs sans fortune composant la
masse de la ({ bohème littéraire )} du XVIW slècle 78, les choses en vont autrement
et Il n'est pas faux d'affirmer que la composition d'écrits diffamatoires peut
répondre au besoin de tirer d'un libraire quelques écus.

76 Voltaire prétendait ne jamais avoir engagé lui-même les hostilités et n'avoir commis des libelles
qu'en manière de représailles. Voir Roland Mortier, « La satire, ce "poison de la littérature":
Voltaire et la nouvelle déontologie de l'homme de lettres », p. 237.
77 Voir Jeremy Popkin, « Pamphlet Joumallsm at the End of the Old Regime », Eighteenth-Century
Studies, vol. 22, n° 3, printemps 1989, p. 351-367.
78 Dans son ouvrage Gens de lettres, gens du livre, Darnton estimait la population de la bohème
littéraire à un millier d'auteurs. Dans l'un de ses derniers articles, il parle plutôt de 500 auteurs.
Voir Robert Damton, Gens de lettres, gens du livre, traduit de l'anglais par Marie-Alyx Revellat,
Paris, Éditions Odile Jacob, coll. « Histoire », 1992 (1990 pour l'éd. anglaise), p. 110-118 et
« Two Paths Through the Social History of Ideas», p. 256-257.
98

Faut-il suivre Robert Darnton 79 lorsqu'il avance que la production d'ouvrages


séditieux répondait en outre chez les intellectuels frustrés de la bohème littéraire à
un désir de saper l'ordre social et de frapper les privilégiés d'un monde où ils
échouaient eux-mêmes et qu'ils haïssaient? La frustration des « pauvres diables}),
dont Voltaire disait aussi de son côté qu'elle était nuisible à l'ordre social, serait-elle
le principe explicatif de la Révolution 80? Tout en reconnaissant la valeur des
travaux d'archives menés par Robert Darnton et leur caractère novateur, plusieurs
chercheurs ont remis en cause ces dernières années la tentative d'explication du
phénomène révolutionnaire qu'il a proposée dans ses ouvrages. Jeremy Popkin et
Darrin M. McMahon ont montré par exemple que les producteurs de littérature

79 La thèse bien connue de Darnton prend le contre-pied de l'histoire traditionnelle du XVIIIe siècle
qui fait des Rousseau et des Voltaire les précurseurs et, jusqu'à un certain point, les auteurs de la
Révolution française. Pour le chercheur américain, la Révolution est moins le fait des « grands
philosophes» dont les ouvrages n'ont touché qu'une portion très restreinte de l'élite socioculturelle
de l'époque, que des nombreux auteurs prolétaroïdes composant la bohème littéraire. Ce sont les
écrivains de cette sous-intelligentsia qui, d'un côté, auraient wlgarisé et diffusé dans les couches
inférieures de la société les idées des (( grands philosophes » et, d'un autre côté, auraient multiplié
les libelles diffamatoires dans le double objectif de faire de l'argent et d'accélérer la décomposition
d'une société où ils ne trouvaient pas leur place. Les nombreuses études de Darnton montrent que
plusieurs des plumitifs sans ressources vivant des expédients du monde de l'édition entre 1770 et
1789 furent des agents actifs de la Révolution. En ce sens, des satires comme Le pauvre diable de
Voltaire ou Le neveu de Rameau de Diderot présentent aux yeux de Darnton un reflet assez juste de
l'expérience sociale vécue par les écrivains à la fin de l'Ancien Régime. Étant nombreux et refoulés
au seuil de la République des lettres, méprisés par les écrivains en place et condamnés aux basses
besognes de l'édition clandestine, les intellectuels de la bohème avaient toutes les raisons d'être tels
que Voltaire ou Diderot les dépeignaient: des libellistes en puissance et des trublions contre lesquels
le gouvernement avait tout intérêt à sévir.
80 (( Pendant qu[e les philosophes de la deuxième génération] disputaient sur Gluck et Piccinni,
faisaient du préromantisme, débitaient les vieilles litanies sur la réforme des lois et IlII infâme" ... et
récoltaient leurs dîmes. Pendant qu'ils s'engraissaient dans l'Église de Voltaire, l'esprit
révolutionnaire passait aux hommes maigres et affamés de la bohème littéraire, à ces parias culturels
qui, dans la pauvreté et l'humiliation, préparaient la version jacobine du rousseauisme. Les
pamphlets grossiers de la bohème étaient révolutionnaires par les sentiments qui les animaient autant
que par leur message. Ils exprimaient la passion d'hommes haïssant l'Ancien Régime de toutes leurs
forces, jusqu'à en être malades. C'est dans cette haine viscérale, et non dans les abstractions
raffinées de l'élite culturelle satisfaite, que la révolution extrémiste jacobine allait trouver sa voix
authentique.» (Robert Darnton, Bohème littéraire et révolution. Le monde des livres au XVII!
siècle, Paris, Gallimard, coll. (( Hautes études», 1983 [première éd. en anglais, 1982], p. 35.)
99

pamphlétaire et de chroniques à scandale étaient loin de constituer un groupe


homogène, issus du même milieu de la « bohème », mus par les mêmes intérêts
idéologiques; qu'une très grande partie des libelles adoptaient le point de we et
servait les intérêts d'hommes riches et influents qui ne souhaitaient rien moins que
la Révolution 81 ; que plusieurs auteurs de satires sans ressources, tels Nicolas
Gilbert, Sabatier de Castres ou Jean-Marie-Bernard Clément, étaient même
monarchistes et s'attaquaient à tout ferment de révolution sociale82 • On peut peut-
être ajouter que Darnton paraît surestimer la valeur heuristique du modèle
psychosociologlque de la cc frustration » pour expliquer la prolifération des libelles
dans le dernier tiers du XVIW siècle83 • L'image d'une population d'écrivailleurs
rongés par la convoitise et menés par la haine de tout ce qui réussit, est avant tout,
justement, une image, un mirage dont la fonction est de gommer certains aspects
de la réalité sociale et d'innocenter toute une catégorie d'écrivains, les privilégiés de
la République des lettres, soi-disant étrangers à la pratique du genre pamphlétaire
parce que au-dessus de renvie. C'est oublier, outre que des auteurs aussi
prestigieux que Voltaire ou Diderot font abondamment usage des genres pugnaces,
que les écrivains de la cc basse intelligentsia » ne collent pas forcément aux modèles
et représentations dépréciatives de l'écrivain nécessiteux circulant dans le discours
public. C'est passer, peut-être un peu rapidement, sur les stratégies discursives
mises en œuvre par ces écrivains sans fortune pour échapper aux représentations

81 Voir Jeremy Popkin, « Pamphlet Joumalism at the End of the Old Regime )J, p. 356-357.
82 Voir Darrin M. McMahon, (( The Counter-Enlightenment and the low-Life of Literature in Pre-
Revolutionary France)J, Past and Present, n° 159, mai 1998, p. 77-112. Roger Chartier, de son
côté, a critiqué la thèse de Damton sous prétexte qu'elle surévaluait l'effet destructeur et nuisible
des écrits diffamatoires, rappelant que les lecteurs de l'Ancien régime, peut-être friands de scandale,
ne prenaient pourtant pas pour de l'argent comptant tout ce qu'ils lisaient dans les écrits circulant
sous le manteau. Voir Roger Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil,
coll. (( l'univers historique)J, 1990, p. 103-104.
83 C'est un reproche adressé à Damton par Éric Walter dans son article (( Sur l'intelligentsia des
lumières )J, Dix-huitième siècle, n° 5, 1973, p. 173-201, voir surtout p. 184.
100

avilissantes de la pauvreté auctorale et consolider un ethos menacé d'effritement.


Le poète Rutebeuf, en son temps, n'a-t-i1 pas montré que la figure du pauvre,
moyennant un certain travail esthétique et rhétorique, pouvait s'avérer un atout
dans les requêtes au monarque? Mais c'était dans un temps où le roi chérissait les
pauvres .••

1..3 P3uyreté ridicule: poète crotté (XVI' s.) et P3uyre di3b1e (XVII' s.)
la misérable pauvreté n'a rien de plus
misérable que ce qu'elle rend les hommes
ridicules.
Agrippa d'Aubigné84

Au XVIIe et au XVIIIe siècles, l'auréole mystique du pauvre évangélique commence


sérieusement à ternir; du moins chez les élites mondaines et proches du pouvoir où
frayent les écrivains à la recherche d'appuis et de lecteurs. Plusieurs pratiques et
documents attestent que, chez le peuple, notamment chez celui des campagnes, le
pauvre conserve en partie la dignité que lui avaient gagnée saint François et les
ordres mendiants du XIW siècle, qu'il représente encore pour plusieurs ce vic3rius
chrisd essentiel au salut du riche, du bon riche qui lui fait l'aumône85 • Mais à la
cour et à la ville, le pauvre ne jouit plus du prestige qui était le sien du temps de
saint Louis. Si les hauts représentants de l'ordre eccléSiastique, tel Bossuet dans ses
sermons86, doivent rappeler avec tant de vigueur la place qu'il tient dans
l'économie de la rédemption, c'est précisément que la figure du pauvre, bien-aimé

84 Confession catholique du Sieur de Sancy, citée dans Jean-Pierre Gutton, La société et les pauvres
en Europe (XV'-XVII' siècles), Paris, PUF, coll. « l'historien », 1974, p. 99.
85 Ibid., p. 173 et 197.
86 Voir par exemple le sermon du dimanche de la septuagésime intitulé « Éminente dignité des
pauvres », dans Œuvres complètes de Bossuet, publiées par des pretres de l'Immaculée conception
de Saint-Dizier, Nancy, Vagner, 1862, 12 voL, vol. 2, p. 155-162. Voir encore « le mauvais
riche }), Ibid., p. 266-275.
101

du Christ, est en perte de vitesse et que les auteurs religieux doivent travailler fort,
discursivement parlant, pour contrer les effets de sa désacralisation. Les rares
écrivains qui, dans leur demande d'assistance aux puissants, continuent de se revêtir
volontairement de ses insignes, le font de manière parodique, comme un jeu dont
ils montrent qu'ils ne sont pas dupes. C'est par exemple le cas de Paul Scarron qui
se présente, avec une humilité qui se veut comique, comme le pauvre malade de la
reine, se jouant d'une convention (celle du pauvre assurant le salut du riche) et
d'une institution (celle de la charité) dont il ne pourrait sans doute plus, sur un
mode sérieux, tirer aucun profit matériel s7 •

Quelles que soient les causes de cette perte de prestige - participation des pauvres
aux révoltes paysannes, association du vagabondage et du banditisme, des
épidémies et du paupérisme _88, il reste que l'image du pauvre se charge, à partir
de la fin du Moyen Âge, de connotations négatives. On commence à le craindre et
à le tenir pour une malédiction sociale; il est devenu, pour les classes possédantes,
une (( présence inquiétante »89, un indésirable dont l'instabilité et l'oisiveté
menacent et compromettent le bon fonctionnement d'un État centralisateur dont
l'ambition est de créer un ordre sain et immuable fondé sur les valeurs du travail,
de la richesse et de la raison. Le pauvre qui, au lieu d'être actif et laborieux, se livre
à la mendicité ou au vagabondage, doit être privé de sa liberté, enfermé dans ces
institutions fondées au XVIIe siècle que sont les hôpitaux, et corrigé à l'instar des
autres déviants improductifs et menaçants de l'ordre social (le fou, le libertin, le

87 Voir les quelques pièces (requêtes, prières, remerciements) destinées à la reine, dans Paul
Scarron, Poésies diverses, textes originaux publiés avec notes et variantes par Maurice Cauchie,
Paris, Librairie Marcel Didier, 1947, 3 vol., vol. 1, notamment p. 341-345.
88 Voir Jean·Pierre Gutton, La société et les pauvres en Europe (XVf·XVllf siècles), p. 97-98.
89 Ibid., p. 11 et suiv.
102

voleur). C'est ce que Michel Foucault a nommé le (( grand renfermement »90. Si le


vagabond est suspect, en raison de sa mobilité, de colporter l'hérésie et d'être un
vecteur de contagion épidémique, le mendiant, pour sa part, est fortement
soupçonné de déchéance morale: il quête un pain qu'il pourrait gagner en se
rendant utile à ses semblables. L'objectif, avec les différentes réformes de
l'assistance publique des XVIe et xvne siècles, est de mettre les oisifs au travail,
d'éliminer la mendicité et le vagabondage, d'assister les invalides et de punir les
récalcitrants91 •

La désacralisation progressive de la Sancta paupertas à partir du XVIe siècle et la


mise en procès dont le pauvre fait l'objet dans les lieux de pouvoir et chez les élites
créent globalement un contexte favorable à l'émergence et à la mise en circulation
de représentations dégradantes de la pauvreté auctorale. Une satire comme celle du
Pauvre diable de Voltaire est d'autant plus vraisemblable et persuasive qu'elle
profite et participe d'un contexte discursif et idéologique faisant de la pauvreté un
véritable problème social dont l'État doit sérieusement s'occuper.

90 Pour Foucault, la fonction répressive de l'internement des pauvres « se trouve doublée d'une
nouvelle utilité. Il ne s'agit plus alors d'enfermer les sans-travail, mais de donner du travail à ceux
qu'on a enfermés et les faire servir ainsi à la prospérité de tous. L'alternance est claire: main-
d'œuvre à bon marché, dans les temps de plein emploi et de hauts salaires; et, en période de
chômage, résorption des oisifs, et protection sociale contre l'agitation et les émeutes.)) (Michel
Foucault, Histoire de la folie J l'Jge classique, suivi de Mon corps, ce papier, ce feu et La folie,
l'absence d'œuvre, p. 79.)
91 Gutton cite une note de Richelieu datant de 1625 et traduisant bien la volonté du pouvoir de
mettre tous les valides au travail: (( Pour ce que plusieurs vagabonds et fainéans, au lieu de
s'occuper comme ils peuvent et doivent à gagner leur vie, s'adonnent à quester et mandier, ostant le
pain aux pauvres nécessiteux et invalides auxquels il est deu, incommodent les habitants des villes et
privent le public du service qu'ils pourront recevoir de leur travail, nous voulons qu'en toutes les
villes de nostre royaume soit étably ordre et règlement pour les pauvres, tel que non seulement tous
ceux de ladite ville, mais aussi des lieux circonvoisins, y soient enfermez et norris, et les valides
emploiez en œuvres publiques.)) (Jean-Pierre Gutton, La société des pauvres en Europe [XV!-
XVII! siècles], p. 124-125.)
103

Le personnage du pauvre diable, tel qu'il se profile dans la satire voltairienne,


partage plusieurs traits avec l'image anxiogène du pauvre que renvoient les élites
laïques des XVW et XVIW siècles. Il s'agit d'une figure mobile, hagarde, dont
l'esprit est quelque peu dérangé et qui paraît incapable de trouver seul, sans appui
extérieur, sa place dans la société où il affirme vouloir rentrer:

Quel parti prendre? où suis-je, et qui dois-je être?


Né dépourvu, dans la foule jeté,
Germe naissant par le vent emporté,
Sur quel terrain puis-je espérer de craÎtre?
Comment trouver un état, un emploi?
Sur mon destin, de grâce, instruisez-moi.92

Celui à qui le pauvre diable s'adresse et dont il attend qu'il lui dicte la place qu'il
doit tenir désormais dans la société est un individu opulent, qui croit à l'argent
comme source d'ascension et de prestige social, qui ne prodigue ses conseils qu'au
nom de la raison universelle et qui fait preuve d'un anticléricalisme patent. Autant
dire que c'est un membre de l'élite éclairée, vraisemblablement un bourgeois fort
de son bon droit, de sa fortune et de sa raison. Celui-ci ne semble pas reconnaître a
priori la misère morale et l'absolue pauvreté de celui qu'il nommera plus loin
« pauvre diable». C'est pourquoi il l'interroge sur ses inclinations, lui
recommandant de s'en remettre à son instinct et à son libre-arbitre. Mais lorsqu'il
apprend de la bouche du misérable qu'il n'a pas affaire à un a/ter ego, que celui-ci
ne possède réellement aucun patrimoine, qu'il est, en somme, un élément du bas
peuple nourri d'ambition en dépit de sa condition, il lui montre sa folie non sans
recourir à l'invective :

92 Voltaire, Le pauvre diable, p. 99-100.


104

Vil atome!
Quoi! point d'argent, et de l'ambition!
Pauvre impudent! apprends qu'en ce royaume
Tous les honneurs sont fondés sur le bien.
[ ... ]
Tu n'as point d'aile, et tu veux voler! rampe. 93

L'humilité du pauvre diable, l'abjuration de ses erreurs passées, sa visible bonne foi
et son désespoir9 4 provoquent chez son vis-à-vis un retour de pitié mâtiné de
mépris. Au terme d'un récit où il a raconté tous ses déboires, il est pris en charge
par son interlocuteur qui lui offre une place au sein de son personnel domestique.
Pas n'importe quelle place; son nouveau patron sait lui donner celle qu'il saura le
mieux remplir et où il s'avérera le plus utile: celle du portier. Dans sa loge, où il
est fixé et cloisonné pour son propre bien, le pauvre diable pourra mettre à
contribution son expérience et empêcher ses anciens camarades de jamais pénétrer
chez l'homme de raison :

Va dans ta loge; et surtout garde-toi


Qu'aucun Fréron n'entre jamais chez moi. 95

93 Ibid., p. t 01.
94 - Hélas, monsieur, déjà je rampe assez.
Ce fol espoir qu'un moment a fait naître,
Ces vains désirs pour jamais sont passés :
Avec mon bien j'al vu périr mon être.
Né malheureux, de la crasse tiré,
Et dans la crasse en un moment rentré,
À tous emplois on me ferme la porte.
[ ... ]
De mes erreurs, déchirant le bandeau,
J'abjure tout; un cloître est mon tombeau,
J'y vais descendre; oui, j'y cours.
(Ibid.)
95 Ibid., p. t t 3.
105

Voilà l'écrivain miséreux, sans ressources et rongé d'ambition, transformé par la


grâce de l'idéologie bourgeoise, en un agent social utile, actif, sédentaire, moral et
salarié. Sans l'arrivée d'un honnête homme, riche et éclairé, le pauvre se faisait
moine et était perdu au bien public.

Le misérable du Pauvre diable possède certains traits spécifiques que l'on ne


retrouve pas chez les autres pauvres du discours public. On remarque par exemple
qu'il est instruit, sait écrire et produire des discours qui peuvent lui faire adopter la
pose de l'honnête bourgeois - ce qui est attesté par le fait que l'opulent
personnage auquel il adresse sa plainte ne devine son profond dénuement qu'une
fois celui-ci explicitement révélé (vers 46-47). Il n'appartient pas (ou qu'à demi)
aux masses illettrées que craignent les classes possédantes96, lui qui a composé des
ouvrages, travaillé dans le monde des journaux et de l'édition et qui sait faire un
« récit de vie» touchant en dépit de ses naïvetés. Le pauvre diable est un être
déplacé appartenant tout à la fois, par sa maîtrise au moins partielle des codes
linguistiques et esthétiques, à l'élite bourgeoise, mais aussi, par son origine modeste,
son errance et son dénuement absolu, à la catégorie des pauvres qu'il est du devoir
de l'État de prendre sous sa tutelle et de contrôler pour éviter qu'ils ne
contaminent les éléments sains de la société.

Ce qui distingue en outre la satire du Pauvre diable des autres discours portant sur
le phénomène du paupérisme au XVIW siècle est le fait qu'elle emprunte
allègrement à (et poursuit) une tradition littéraire où il est de bonne guerre de rire
de l'écrivain miséreux, souvent nommé, au siècle de Louis XIV, le ({ poète crotté ».
La figure du poète crotté, comme l'a montré Claude Cristin dans son ouvrage Aux

96 Jean-Pierre Gutton, La société des pauvres en Europe (XVI-XVIII siècles), p. 51.


106

origines de l'histoire littérainft 7, est tirée de la galerie des travailleurs intellectuels


ridicules que composent la comédie, le roman comique et la satire, de Régnier à
Lesage en passant par Viau, Saint-Amant, Sorel, Furetière, Boileau et Molière. Elle
partage certains traits (socialement dévalués) avec le pédant, le régent de collège et
le docteur, tels la laideur physique, la maladresse, l'art de se montrer importun,
bavard, prolixe et obscur9 8 • Elle se distingue par ailleurs de ces représentations
dépréciatives du lettré par son trait essentiel, la misère, que les moqueurs décrivent
avec un luxe de détails infini: habits, phYSionomie, allure, tout Ypasse. La pauvreté
du poète crotté est tellement absolue, c'est-à-dire tellement lisible sous tous ses
traits et coutures discursives, qu'elle en devient justement comique et repoussante,
et cela même pour les écrivains qui ne sont pas tenus par leurs contemporains pour
être des poètes fort opulents.

Soit par exemple le poète Saint-Amant, dont Boileau écrivit après sa mort, en en
rajoutant certainement un peu, qu'« un lit et deux placets composaient tout son
bien» et que, si la fièvre ne l'eût emporté, il serait à peu près mort de faim 99 •

97 Claude Cristin, Aux origines de l'histoire littéraire, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble,
1973, p. 13-28.
98 On trouve une étude précise de ces traits dans l'ouvrage précité de Claude Cristin.
99 Voici l'extrait de la première satire de Boileau où il est question de Saint-Amant. Notons que
l'objectif de Boileau est moins de se moquer de son confrère, dont il reconnaît la « verve ", que de
se plaindre des conditions d'existence des lettrés talentueux, mais sans fortune:
Saint-Amant n'eut du ciel que sa veine en partage:
L'habit qu'il eut sur lui fut son seul héritage;
Un lit et deux placets composaient tout son bien;
Ou, pour en mieux parler, Saint-Amant n'avoit rien.
Mals quoi! Las de traîner une vie importune,
Il engagea ce rien pour chercher la fortune,
Et, tout chargé de vers qu'il devoit mettre au jour,
Conduit d'un vain espoir, il parut à la cour.
Qu'arriva-t-i1 enfin de sa muse abusée?
Il en revint couvert de honte et de risée;
Et la fièvre, au retour terminant son destin,
107

C'est le même Saint-Amant qui, tournant la misère du littérateur en objet de


dérision, composa la satire si justement intitulée Le poète crotté! 00. Ce poème,
dont l'objectif avoué est de dilater la rate de son lecteur (notamment de son
puissant dédicataire le duc de Rets 101 ), offre une description minutieuse de
l'apparence extérieure du poète dit crotté. Le portrait est évidemment des plus
pittoresques: feutre usé garni d'un cordon graisseux; pourpoint grouillant de poux,
élimé, décoloré et édenté; haut-de-chausses de même allure, mais taillées de façon
inégales; roquet « rongé de maint ver »102; jarretière à la couleur Incertaine, tirée
« d'un vieux lambeau de frise »103 et faisant office d'écharpe; bottes dépareillées
dont les semelles sont soutenues par des ficelles, etc. Forcément, un individu qui
cumulerait autant de signes de la misère serait ridicule; il le serait d'autant plus s'il
osait, dans un pareil accoutrement, paraître à la cour et fréquenter les grands,
quelque habile poète qu'il fût. Le « poète crotté)} de Saint-Amant, qui ne recule
devant rien, ose se présenter au Louvre où il est reçu comme il se doit, en être

Fit par avance en lui ce qu'auroit fait la faim.


(Boileau, « Satire 1», dans Œuvres de Boileau, vol. l, p. 61-62.)
100 Saint-Amant, Le poëte crotté, dans Œuvres complètes de Saint-Amant, T. l, précédées d'une
notice et accompagnées de notes par M. Ch.-l. Livet, document élearonique numérisé par la BnF,
reprod. de l'éd. de Paris, P. ]annet, coll. « Bibliothèque elzévirienne », 1855, p. 209-236.
101 Mon duc, [ ••• ]
Dans vostre mal veueillez ouyr
Ces vers faits pour vos resjouyr.
Peut-estre que vos medecines,
Vos bains, vos huylles, vos racines
N'apporteront pas tant du leur
À soulager vostre douleur,
Puis qu'on tient pour chese certaine
Que, pour appaiser toute peine,
Le plaisir est un appareil
Qui n'a nul remede pareil.
(Ibid., p. 210.)
102 Ibid., p. 214.
103 Ibid.
108

déplacé. Et Saint-Amant de s'amuser des mille persécutions que subit son


personnage de la part des puissants dont il est la risée:

À la fin, saoul de chiquenaudes,


De taloches, de gringuenaudes,
D'ardantes mousches sur l'orteil,
De camouflets dans le sommeil,
De pets en coque à la moustache,
De papiers qu'au dos on attache;
D'enfler mesme pour les lacquais,
De bernemens, de sobriquets,
De coups d'esplngle dans les fesses,
Et de plusieurs autres caresses
Que dans le Louvre on lui faisoit,
Quand son diable l'y conduisoit,
Il luy prit, quoy que tard, envie
D'aller ailleurs passer sa vie,
Et, laissant Paris en ce lieu,
Luy dire pour jamais adieu. 104

Ce qui frappe le plus dans ce portrait du plumitif ridicule est l'absence complète
d'empathie de l'auteur pour son souffre-douleur. Étant donné la situation
pécuniaire de Saint-Amant, n'aurait-on pas pu s'attendre à une charge moins
lourde à l'endroit des intellectuels démunis plongés dans une situation semblable à
celle du poète crotté 10S?

Ce serait précisément méconnaître les fonctions que remplissent les représentations


dépréciatives de ce genre dans les procédures de légitimation et de disqualification

104 Ibid., p. 212.


105 D'autant que l'auteur fournit suffisamment d'indices pour que ses contemporains associent cette
figure au poète Marc de Maillet (1568?-1628), véritable tête de turc du monde des lettres au
XVIIe siècle. Plusieurs poètes de l'époque publièrent des vers contre Maillet, notamment Maynard,
d'Audiguier, Tallemant des Réaux, Théophile et le chevalier de Gailly. Furetière, dans sa « Satyre
troisiesme », en parle encore comme de la parfaite incarnation du poète famélique.
109

culturelles. De ces fonctions, la plus évidente, mais peut-être pas la plus importante,
est la polémique. En créant une figure illégitime et en y raccrochant le nom de ses
ennemis, le satiriste fait rire la galerie (littéraire et mondaine) à leurs dépens. Si le
trait est mordant, le vers bien frappé, la rime ingénieuse, les individus victimes de
telles pratiques peuvent sérieusement en pâtir. Mais comme en général les
épigrammes ne restent pas sans réponse et que le satiriste est bientôt égratigné à
son tour - à moins que sa victime soit absolument dépourvue du sens de la
répartie -, on est conduit à se demander si la production de portraits dépréciatifs
n'a pas une autre fonction moins évidente. Quel avantage les écrivains trouvent-ils
à relayer ces représentations de l'intellectuel pauvre et ridicule, et cela précisément
à une époque où ceux-cl cherchent désespérément à faire reconnaître la légitimité
de leur cc état »? Claude Cristln, qui a étudié en détail ces diverses représentations
négatives, affirme qu'elles sont cc l'indice le plus frappant [du] sentiment
d'infériorité » des écrivains et de leur c( dépendance totale à l'égard [de la] classe
dominante ». Les écrivains reconduiraient ainsi dans leurs écrits l'image que se fait
de leur fonction sociale une noblesse tenant cc encore en piètre estime l'Instruction,
la lecture et le savoir en général »106; ils seraient cc voués à se juger eux-mêmes
avec les yeux et selon les valeurs d'un public qui ne pouvait leur être
favorable »107. Cette explication a l'avantage d'envisager le phénomène
globalement et de prendre en compte les conditions de production des écrivains de
même que la relation particulière qu'ils entretiennent avec le public de cour. En
revanche, elle ne semble pas tenir compte d'un trait extrêmement important de ces
multiples représentations dépréciatives, celui de l'accentuation hyperbolique des
traits de la pauvreté et du ridicule.

106 Claude Cristin, Aux origines de l'histoire littéraire, p. 24-25.


110

Quel poète en chair et en os pourrait en effet rivaliser de misère et de ridicule avec


le misérable décrit par Saint-Amant? Quel poète, même pauvre, même affamé,
oserait se présenter dans l'entourage des grands dans un équipage aussi pitoyable et
négligé que celui du « poète crotté »? Aucun, bien entendu, et surtout pas l'auteur
du Poète crotté lui-même, qui manifeste à travers sa satire qu'il a une parfaite
conscience des enjeux du paraître et de la nécessité, pour les auteurs indigents, de
ne pas trop laisser transparaître leur honteuse indigence s'ils souhaitent se fondre
dans l'entourage des grands. En créant une image aussi pittoresque de la pauvreté
auctorale et en ne manifestant aucune empathie pour ceux qui pourraient s'y
reconnaître, Saint-Amant détourne le ridicule qui pourrait peut-être le toucher; il
signifie clairement que, si pauvre qu'il soit lui-même, il n'est jamais aussi pauvre,
aussi ostentatoirement pauvre que le poète de paille qu'il pose en objet de dérision.
On pourrait dire que les satires comme celles du Poète crotté créent une manière
de seuil de rigolade au-delà duquel l'auteur entend implicitement se situer.

C'est ce qui explique à notre avis qu'on rencontre quelquefois, chez des auteurs
sans fortune qui se plaignent justement de leur pauvreté - et ce, sans nulle envie
d'en rire -, des portraits dépréciatifs de poètes miséreux et ridicules 108. Le poète
trouve de la sorte le moyen d'affirmer au moins deux choses: que son savoir-faire
poétique, son talent, le rend digne d'un protecteur, et en même temps qu'il est au-
dessus du type de pauvreté ridicule qui se dégage du portrait qu'il propose à son
lecteur. Cette dernière fonction du portrait dépréciatif, nous l'appellerions
intégrative en ce qu'elle permet à l'auteur de se situer dans le clan des rieurs en
dépit de sa pauvreté de fait - lorsque pauvreté il y a, bien entendu. Elle s'offre

107 Ibid., p. 24.


108 Voir, entre autres exemples, la cc Satyre Il » de Mathurin Régnier, dans Œuvres complètes,
p. 15-26, ainsi que Boileau, cc Satire 1», dans Œuvres de Boileau, vol. l, p. 51-67.
111

comme un repoussoir qui favorise son intégration aux classes possédantes et


puissantes auxquelles il montre que, quel que soit l'état de sa fortune réelle, il peut
sans rougir figurer en leur sein. Son talent, son génie dira-t-on bientôt, l'en rend
parfaitement digne.

La satire du Pauvre diable de Voltaire paraît remplir une fonction similaire, même si
l'auteur possède plus de 100 000 francs de rente 109 au moment où il la fait
paraître et qu'il ne saurait plus être soupçonné du vice de « pauvreté». Il faut
d'abord remarquer que le texte produit, non une, mais deux représentations : l'une
stable et positive (celle du représentant des élites libérales), l'autre instable et
négative (celle du lettré vagabond). Or, si Voltaire ne saurait être identifié au
pauvre diable en raison de son immense fortune, il partage au moins un trait avec
son personnage ridicule: l'errance. La publication de cette satire en 1760 survient
précisément à un moment où Voltaire cherche à se fixer sur des terres dont il s'est
rendu possesseur aux portes de Genève (Ferney). En rejetant le trait du
vagabondage du côté des misérables et en associant à l'opulence le caractère de la
stabilité, de la raison, du travail et de l'honnêteté, la satire du Pauvre diable
s'intègre à l'entreprise de gestion de la personna à laquelle se livre Voltaire à la
même époque. Elle contribue à lui donner les apparences du vertueux bourgeois
sédentaire, bienfaisant, utile à ses « serfs» auxquels il donnera bientôt du travail sur
sa terre de Ferney. En même temps qu'il cherche à se fixer dans le terreau
genevois, Voltaire tente de faire sienne l'image de la stabilité et de l'honnête
seigneur de village par le relais d'un dialogue satirique qui lui donne en outre
l'occasion de pourfendre ses ennemis, faisant de la sorte d'une pierre deux bons
coups.

109 La fortune de Voltaire est évaluée à 80000 livres de rente en 1749 et à 200000 en 1775.
Voir Éric Walter, « Les auteurs et le champ littéraire », p. 396.
112

Il est difficile d'évaluer jusqu'à quel point de telles entreprises de légitimation et de


disqualification étaient efficaces et avaient réellement le pouvoir de modifier la
perception que le public se faisait de tel ou tel écrivain. Il y a fort à parier que
celui-ci n'était pas dupe de tous ces jeux d'associations et qu'il pouvait s'amuser
d'une épigramme ou d'une satire sans être prisonnier du regard posé sur ses
ennemis par le satiriste. l'esprit du lecteur n'est pas, comme le rappelait
récemment Roger Chartier, une cire molle dans laquelle s'impriment de manière
indélébile les images portées par les libelles et pamphlets, genres qui, en raison
même de leur caractère illicite et scandaleux, sont lus de manière oblique, avec
incrédulité, et n'emportent pas forcément la croyance 110• Ainsi pourrions-nous
avancer que, des satires ou comédies dirigées contre certains écrivains (pauvres ou
riches), la force d'impact sur l'imaginaire des lecteurs était forcément relative et
limitée. le public ne tenait pas Fréron pour un être objectivement vil et fielleux
parce que Voltaire l'avait ainsi décrit dans ses pamphlets. Il ne faut pas sous-estimer
la part ludique de ces escarmouches d'auteurs non plus que la capacité du lecteur
de mettre à distance les représentations qui lui sont offertes.

On n'ira pourtant pas jusqu'à affirmer qu'il n'y a là que du jeu et que l'ethos des
auteurs attaqués par les libellistes ne souffre pas des assauts qu'on leur porte. Si
Voltaire n'avait pas cru à l'efficace des ({ genres bas}), lui-même ne s'y serait pas
adonné et il n'aurait pas cherché à faire Interdire les nombreux écrits publiés contre
lui 111. S'II y a Jeu, il est sérieux et comporte de réels enjeux. Cela est vrai pour
Voltaire, tôt reconnu comme un auteur suspect et dangereux et qui ne put jamais,

110 Roger Chartier, Les origines culturelles de 13 Révolution française, p. 104.


111 Voir notamment Mémoire du sieur de Volt3ire et Mémoire sur la satire, dans Oeil, vol. 23,
p.27-64.
113

en raison de sa réputation, s'intégrer à la cour de France ni se faire agréer par le


régent ou par Louis XV, mais aussi pour les nombreux auteurs sans fortune qui
cherchent à se faire un (( nom)} et dont l'ascension sociale repose en grande partie
sur l'image d'eux-mêmes qu'ils s'efforcent d'imposer aux élites. N'oublions pas
que, pour obtenir ses entrées dans un salon prestigieux, pour se voir octroyer un
poste ou une récompense, un écrivain doit pouvoir montrer qu'il en est digne, la
compétence jouant un rôle peut-être inférieur à celui du (( caractère)} de l'auteur
tel qu'il se dégage de ses écrits. Pour être pensionné, il faut être (( pensionnable )},
c'est-à-dire afficher extérieurement les traits de la respectabilité.

En témoigne par exemple la double enquête menée en 1776-77 par le ministre


Vergennes et Louise de France sur le (( caractère» et les (( mœurs» du poète
Nicolas Gilbert avant de lui offrir la pension que sollicite pour lui l'archevêque de
Paris, son principal protecteur. Le pouvoir souhaite s'assurer que le candidat aux
faveurs royales présente les traits d'un pauvre inoffensif, méritant et honorable, que
le monarque peut récompenser sans craindre d'encourager le vice. Dans le cours de
cette enquête, Gilbert lui-même doit fournir plusieurs pièces et attestations de la
part de ses connaissances et logeurs qui certifient: qu'il a de la religion et de la
vertu; qu'il a manifesté pour celles-ci, dans sa vie et dans ses écrits, intimes et
publics, de la constance et de la fermeté; qu'il a su conserver, (( dans la plus
affreuse indigence la noblesse qui sied à l'homme d'honneur )}112, c'est-à-dire que
sa misère matérielle n'a pas entraîné chez lui une déchéance morale, chose qui,
selon les idées reçues de l'époque sur la (( misérable pauvreté » (d'Aubigné), eût

112 Extrait d'une lettre signée par plusieurs amis et protecteurs de Gilbert et qui fait office de
certificat de bonne mœurs (cité dans Bernard Visse, cc Nicolas-Joseph-Florent Gilbert [1750-
1780]. L'œuvre satirique. Tome 1. Édition critique avec les jugements du XVIIIe siècle )), thèse de
doctorat sous la direction de Laurent Versini, Université de Nancy, U.E.R. de lettres, 1985,
p.54).
114

été attendue. L'attestation de son dernier logeur, signée Roch, certifie en outre que
le poète ne parait « avoir d'autre passion que celle de l'étude)} 113, complétant le
portrait du bon travailleur de l'esprit, régulier dans ses mœurs comme dans son
travail, nullement paresseux et oisif dans sa misère. La pension de 1 000 livres qu'il
reçoit en décembre 1778, prise sur le fonds littéraire du département des Affaires
étrangères, confirme qu'il a su échapper aux suspicions pesant sur les pauvres en
général, ainsi qu'au ridicule lié aux représentations de la pauvreté auctorale en
particulier. Poète dénué de toute ressource, mais sans « crottes» sur son passé,
posant avec suffisamment de crédibilité à l'homme de bonnes mœurs, Gilbert se
voyait reconnu comme un pauvre sans danger pouvant prendre place parmi les
élites sociales, au banquet de la vie et au soleil des pensions.

La pauvreté est un scandale: Gilbert et Le génie aux prises avec la fortune


Le cas de Gilbert, l'enquête dont il fait l'objet en 1776-77, montre qu'un écrivain
sans fortune est toujours peu ou prou un individu potentiellement répréhensible.
On suppose que la misère où il a été plongé l'a peut-être poussé à prêter la main à
des actes criminels ou en tout cas peu conformes à la dignité d'un pensionnaire du
roj114. C'est la raison pour laquelle il doit prouver, attestations et références à
l'appui, qu'il est un « pauvre d'exception », qu'il a conservé sa vertu intacte parmi
les vilains de la basse intelligentsia, et qu'il échappe en conséquence aux

113 « Je soussigné Maître menuisier rue des Noyers atteste que M. Gilbert a demeuré chez mol
pendant six mois environ, jusqu'au moment où il est parti pour Amiens, et que pendant tout ce
temps, il s'est conduit avec la plus grande régularité, ne paraissant avoir d'autre passion que celle de
l'étude. Fait à Paris, le 4 janvier 1777. Signé: Roch. )) (Cité dans ibid., p. 55.)
114 Voici par exemple ce qu'écrit Louise de France le 5 octobre 1776 au ministre Vergennes à
propos de Gilbert: « Pour ce qui est du sieur Gilbert, je sais certainement qu'il a des talents, qu'il
s'est affiché pour la religion, que les gens qui aiment la religion lui veulent du bien; que les
philosophes le persécutent, on travaille à le gagner, et que la séduction est d'autant plus à craindre
qu'il est dans la misère. )) (Cité dans ibid., p. 53.)
115

représentations avilissantes de la pauvreté auctorale. Observée sous cet angle, la


procédure de l'enquête prend la forme d'un procès: le pauvre remplit la place de
l'accusé et les puissants, celle du jury sanctionnant, par l'octroi d'une pension,
l'innocence du pauvre. L'argent, et le prestige inhérent au titre de pensionnaire,
sont la récompense d'un double mérite: celui d'un savoir-faire ou d'un talent
littéraire, et celui des mœurs.

Un rapide examen des premiers écrits (1 770-1 772) de Nicolas Gilbert 115 donne à
penser que cette manière de procès peut être renversée, que le riche peut aussi être
mis en examen par le pauvre au noble cœurj il peut être soupçonné d'insensibilité
et incité à donner des preuves de sa propre vertu :

Vous que l'on vit toujours chéris de la fortune,


De succès en succès promener vos désirs,
Un moment, vains mortels, suspendez vos plaisirs :

115 Gilbert naît en 1750 à Fontenay-Ie-Château en Lorraine dans une famille d'agriculteurs et de
marchands de grains. Son père, sans être riche, est le premier magistrat du village et, comme son
épouse, appartient au maigre tiers des Français capables de signer leur nom à la fin de l'Ancien
Régime. Après des études au collège de l'Arc à Dôle, il obtient deux lettres de recommandation
pour d'Alembert et « monte» à Paris avec, pour tout capital, quelques essais poétiques et un petit
roman héroïque qui n'obtient aucun succès lors de sa parution en 1770. D'Alembert reçoit le
poète, l'encourage à travailler et lui fait de vagues offres de service, mals décide finalement de
privilégier un autre auteur nécessiteux lorsque l'occasion se présente de désigner un jeune homme
de talent pour remplir une charge de précepteur dans une grande maison. Pressé par la faim, ne
pouvant plus attendre et voyant sans doute qu'il n'a aucune chance de l'emporter sur les autres
solliciteurs qui se pressent aux portes de l'Illustre encyclopédiste, Gilbert fait exactement ce qu'il
faut faire: il part à la recherche d'un autre agent culturel célèbre, mais d'un prestige moindre que
celui de d'Alembert, et suffisamment influent pour l'aider à intégrer l'une ou l'autre des filières du
monde où se cultivent les hautes protections. L'homme de lettres qu'il approche et dont Il fait son
premier Intercesseur auprès des milieux littéraires se nomme Baculard d'Arnaud, romancier et
dramaturge aujourd'hui oublié, mais très estimé de son vivant par les gens de la haute société et
dans les cercles hostiles aux philosophes. Baculard d'Arnaud est l'élément clé dans la courte carrière
de Gilbert. C'est lui qui lui offre la première et la plus pressante assistance (financière) et c'est
encore lui qui le met en contact avec la rédaction de L'Année littér3ire de Fréron où, quelques
années plus tard, Gilbert trouvera l'Individu qui l'introduira auprès de Christophe de Beaumont,
archevêque de Paris, lequel à son tour intercédera auprès de Louise de France 'et du ministre
Vergennes afin de lui obtenir une penSion royale.
116

Malheureux... Ce mot seul déjà vous importune!


On craint d'être forcé d'adoucir mes destins!
Rassurez-vous, cruels; environné d'alarmes,
J'appris à dédaigner vos bienfaits incertains,
Et je ne viens ici demander que des larmes. 116

Ces quelques vers forment l'incipit d'une pièce, présentée par Gilbert au concours
de poésie de l'Académie française de 1772, qui porte le titre significatif suivant:
Le génie aux prises avec la fortune ou : le poète malheureux. Voici donc un pauvre
d'exception, un génie impécunieux, aussi fier que malheureux, qui ne craint pas
d'apostropher son lecteur et de lui demander un tribut lacrymal, c'est-à-dire la
preuve « tangible» qu'il n'est pas complètement insensible en dépit de son
opulence supposée et qu'il peut s'émouvoir aux plaintes du malheureux.
L'infortuné se donne encore lui-même comme objet d'attention et d'observation -
le poème est l'histoire de ({ ses destins» -, mais non plus comme objet de
suspicion. Celui dont la moralité est mise en cause est le lecteur, soupçonné
d'appartenir à la catégorie des ({ mauvais riches», incapables de compassion à
l'égard des malheureux, si talentueux et prometteurs soient-ils:

Que ne puis-je, ô mortels, être accusé d'erreur!


Quel que soit mon orgueil, oui, j'aimerais à croire
Que j'ai par trop d'audace irrité mon malheur;
Que je frappais sans titre aux portes de la gloire.
Il en coûte à mon cœur de vous croire méchants;
Mais expliquez, cruels, l'énigme de ma vie,
Ou rendez-moi raison de votre barbarie. 117

Est-il bon? Est-il méchant? La question ne concerne pas le (( je » du poème, qui ne


doute pas un instant de sa moralité ou de son talent, mais le lecteur chargé

116 Gilbert, « Le poète malheureux», Œuvres de Gilbert, précédées d'une notice historique par
Charles Nodier, p. 1 7.
117

d'écouter les plaintes du poète et de montrer qu'il en est touché. En payant son
écot de larmes, le lecteur se distinguerait de cette collectivité inhumaine et
opulente postulée par le poème et s'intégrerait à celle des belles âmes. la cc belle
âme )) ou l'c( âme d'élite )) n'est pas un mondain comme les autres, ce n'est pas un
riche sans cœur et sans entrailles; il n'est pas de glace devant les peines d'autrui; il
sait s'émouvoir, se remuer, souffrir par sympathie avec les infortunés et se laisser
prendre par leurs récits, même s'il doit lui en coOter la santé 118. Son jugement est
peut-être moins droit et moins sain que celui des êtres de raison qui forment le
commun des mondains l19, mais son âme est plus pleine et son cœur, plus tendre,
mieux humecté.

la lecture du poème de Gilbert repose ainsi sur une alternative dont les deux
branches ou options conduisent à deux représentations opposées: d'un côté la
belle âme, de l'autre, le mauvais riche. Si le lecteur empirique prend le parti du
Génie malheureux, s'fi lui donne son suffrage et verse quelques larmes, il se mérite
la première représentation, positive et valorisante; s'il rejette la proposition
d'épanchement qui lui est explicitement faite par le poète dans ses premiers vers, il
hérite de la seconde, dépréciative. Le lecteur se juge lui-même, détermine son
(c type moral )) par la posture qu'il adopte devant le génie malheureux: favorable, il
est bon (belle âme); défavorable, il est méchant (mauvais riche).

117 Ibid., p. 20.


118 Voici ce qu'une âme d'élite opiomane, Mademoiselle de Lespinasse, écrit :t son amant, fâchée
de ce qu'il n'ait pas versé des larmes :t la lecture du Paysan pelVerti de Restif de la Bretonne:
«Vous êtes tout de glace, gens heureux, gens du monde! Vos âmes sont fermées aux vives, aux
profondes impressions! Je suis prête :t remercier le Ciel du malheur qui m'accable et dont je meurs,
puisqU'il me laisse cette douce sensibilité et cette profonde passion qui rendent accessible :t tout ce
qui souffre, :t tout ce qui a connu la douleur, :t tout ce qui est tourmenté par le plaisir et le malheur
d'aimer. Oui, mon ami, vous êtes plus heureux que moi, mais j'ai plus de plaisir que vous. )) (Julie
de Lespinasse, « CXCVII. À Monsieur le comte de Guibert, rue de Grammont )), dans
Correspondance entre Mademoiselle de Lespinasse et le comte de Guibel1, p. 473.)
118

L'utilisation de figures positives de lecteurs dans les demandes d'assistance des


poètes aux puissants n'est évidemment pas un fait nouveau au XVIW siècle. On n'a
qu'à se remettre en mémoire l'abus, moqué par Furetière dans son Roman
bourgeois, du titre glorifiant et ronflant de Mecenas dans les épîtres dédicatoires
des ouvrages du xvne siècle, ou encore l'utilisation plus tardive de la figure du
bienfaiteur éclairé 1 philosophe 120 utilisée par les encyclopédistes pour flatter leurs
protecteurs et leur retourner la monnaie de leurs bienfaits. Ce qui est nouveau dans
le dispositif de persuasion mis en place par Gilbert dans sa pièce Le génie aux prises
avec la fortune est l'apparition d'une représentation de la pauvreté auctorale, le
génie infortuné, qui n'est ni méprisable ni risible et qui ne peut être confondue avec
cette autre figure naguère prisée, mais désormais sans grand prestige chez les élites
sociales, du pauvre évangélique. Rien ne ressemble moins au « bon pauvre» de
saint François que le génie infortuné campé par Gilbert dans son poème : nulle
soumission à l'ordre social et nul respect à l'égard des puissants, mais une
assurance, mais une arrogance en parfait désaccord avec sa condition de pauvre et
son état de roturier. Le « génie infortuné» ne s'abaisse pas à demander de l'argent
et n'entre pas dans la logique du don; il « dédaigne des bienfaits incertains» et
souhaite plutôt obtenir du lecteur qu'il sympathise avec lui en versant quelques
larmes sur sa « destinée ».

On prendra évidemment garde de confondre le poète du texte, celui qui dit « je »


et assume le récit d'infortune, et celui qui écrit ce poème, Nicolas Gilbert. Qu'on
se rassure, ce dernier n'a nullement l'intention de mourir la plume à la main et le
ventre creux, comme le génie infortuné qu'il met en scène, ou de refuser les

119 Voir le dialogue du Rêve de d'Alembert de Diderot, OCD, vol. 2, p. 1 71.


119

bienfaits que pourraient lui mériter ce poème et les autres pièces qu'il compose à la
même époque. Il ne souhaite rien tant que d'obtenir sa part du gateau réservé aux
hommes de lettres de son temps, prendre sa place sur le marché des pensions et
des sinécures, et tirer profit de la vente de ses ouvrages. Son ambition, en dépit de
l'image du génie fier et infortuné que projette son poème, n'est pas différente de
celle des autres auteurs qui, à la même époque, affluent dans la capitale. Comme
eux, d'ailleurs, il marque pleinement sa soumission aux principaux représentants de
la haute intelligentsia (d'Alembert) lors de son arrivée à Paris en 1770, avant de
s'apercevoir qu'il n'a rien à gagner de cette façon et qu'il lui faut se démarquer s'il
souhaite attirer l'attention du public et des protecteurs éventuels. C'est dans cette
optique qu'il compose Le génie àUX prises àvec /à fortune et qu'il soumet cette
pièce aux académiciens. De toute évidence, notre jeune poète cherche un coup
d'éclat. Sa pièce ne marque aucun respect pour les conventions académiques et les
règles du genre 121. L'Académie souhaite entendre que les gens de lettres forment
un corps respectable, qu'ils sont unis en dépit de leurs querelles occasionnelles,
qu'ils sont utiles à l'État, qu'ils contribuent au maintien de l'ordre social, que la
poésie n'est pas irréconciliable avec la philosophie, que les hommes de génie font le
bonheur du genre humain et que tout va pour le mieux sous le meilleur des

120 Voir par exemple la dédicace de l'Encyclopédie au comte d'Argenson, vol. 1, s.p.
121 Voici l'une des critiques de sa pièce, parue dans Le Mercure de France, rédigée par La Harpe
(lui-même pris à parti dans la préface de Gilbert) : « L'auteur nous apprend que cette pièce a
concouru pour le prix de l'Académie française. Le sujet était susceptible d'intérêt. Un jeune homme
entrafné par l'amour des lettres, Qui a trop recherché la gloire et trop négligé la foltune, qui a oublié
combien la première était difficile à remplacer, Qui raconterait avec candeur les erreurs de son
imagination, et les espérances trompées pourrait, s'il s'exprimait avec une sensibilité douce et vraie,
émouvoir celle des lecteurs. M. Gilbert a pris une tournure toute différente. Bien loin de chercher à
se concUier les esprits, II semble vouloir les révolter; Il s'emporte contre les hommes, contre ses
rivaux, contre ses Juges avec une violence Indiscrète. Il s'exhale toujours en reproChes, et ne les
justifie pas assez. On voit bien Qu'il peut se plaindre de la fortune; mais on ne voit pas pourquoi Il se
plaindrait des hommes. » (La Harpe, « Poète malheureux», Le Mercure de France, octobre 1772,
p. 107.)
120

souverains possible 122 • En somme, on voudrait lire un discours conciliant et


reflétant la bonne entente (illusoire) régnant à l'intérieur de la République des
lettres. Gilbert bouscule cette attente et présente le (( mauvais côté» de la
médaille : un génie plongé dans la misère et tournant ses regards accusateurs vers
les lecteurs, dont il paraît exiger qu'ils souffrent avec lui ou qu'ils admettent leur
insensibilité. Ce n'est pas précisément le type de poème que Gilbert aurait dû écrire
s'il souhaitait obtenir le prix de poésie. D'ailleurs, il ne l'obtint pas. Mais le voulait-
il vraiment? Il est permis d'en douter.

L'année 1772 est celle où d'Alembert est élu secrétaire perpétuel de l'Académie.
Cette nomination fait de cette prestigieuse institution un fief philosophique. Or, en
1772, Gilbert cherche justement à intégrer la filière ennemie, celle de Fréron et de
L'Année littéraire, non parce qu'il y trouve, comme le voudra la légende forgée
par ses commentateurs, des esprits en conformité avec le sien, mais tout bêtement
parce que les places y sont moins difficiles à conquérir et à occuper que chez les
philosophes où se précipitent le plus grand nombre des plumitifs sans fortune lors
de leur arrivée à Paris. En se voyant refuser le prix de poésie et en publiant son
poème Le génie aux prises avec la fortune la même année, augmenté d'une préface
vengeresse où il jette un défi aux académiciens et à leur nouveau secrétaire 123,

122 Voir la pièce « Le poëte » de La Harpe couronnée par l'Académie en 1766, dans Œuvres de
La Harpe, accompagnée d'une notice sur sa vie et sur ses ouvrages. Tome III, Genève, Slatkine
Reprints, 1968, p. 229-238.
123 Voici un extrait de cette préface: « Pourquoi mettre au jour un Ouvrage rejeté par l'Académie
Française? Les lumières, la justice de ce Corps respectable, peuvent-elles être suspectes? Que voulez-
vous, amis Lecteurs. N'est-II pas vrai que vous êtes tous bons Catholiques? Cependant croyez-vous
tous à l'infaillibilité du Pape? L'Académie, qui n'est point assurément inspirée du Ciel, n'aurait-elle
donc pu se tromper? N'avez-vous pas cent fois annulé ses jugements? Par exemple, s'II vous en
souvient, elle couronna l'année dernière un Ouvrage dont je crois me rappeler le titre. C'est, c'est...
les talents dans leur rappon avec le bonheur et la société. Le Public désapprouva son choix, et siffla
sans pitié le Poème qu'on nous avait annoncé comme un chef-d'œuvre. Or je vous demande, si par
une raison contraire, il ne serait pas possible qu'un Ouvrage fût trouvé bon, quoique ce Tribunal,
121

Gilbert fait un geste qui ne laisse plus aucun doute sur son engagement dans la
brigade fréronienne. Cette « prise de position» sera confirmée par les satires qu'il
publiera contre Voltaire et ses fidèles entre 1773 et 1778 (Le c3rn3v31 des 3uteurs
ou les m3sques reconnus et punis; Le siècle; Le dix-huidëme siëcle; Mon 3pologie),
puis par les protections officielles du parti dévot que cet engagement non
équivoque lui gagnera. La pension royale qu'il obtient avec l'appui de l'archevêque
de Beaumont en 1778 couronne une stratégie de légitimation audacieuse et
adroitement menée, dont la figure du « génie infortuné)) est l'une des pièces
maitresses.

d'ailleurs très équitable, l'ait jugé indigne du prix. Je ne prétends point l'avoir mérité: j'ai lu deux
Pièces envoyées au concours dont j'aurais vu couronner l'auteur avec plaisir. Il en est sans doute
encore d'autres qui pouvaient être distinguées. Mais que parmi tant de rivaux le Public nomme un
vainqueur. Puisque l'Académie garde le silence: c'est à lui seul de nous juger; et sa décision,
toujours juste, vengera bien les offensés.
Je sais combien ma franchise va me susciter d'ennemis; je connais leur pouvoir: mais quand on a le
courage de dire la vérité, on salt souffrir avec constance tous les maux que peut nous causer cette
noble audace. Un temps viendra peut-être où j'oserai davantage. Je dirai que M. de Voltaire,
Membre d'un Corps autrefois composé des Racine, des Comeille, des Despréaux, etc., est pour la
Poésie Française ce que Sénèque fut pour l'Éloquence latine. Je dirai que ce Corps, fait pour
donner l'exemple au bon goût, encourage tous les deux ans nos Auteurs à s'affranchir du joug de la
rime, oubliant que jamais mauvais rimeur ne fut un bon poète-, que le célèbre Fontenelle, qui
connaissait parfaitement les licences permises à la Poésie, se plaignit autrefois à l'Académie
assemblée, des mêmes abus que je lui reproche aujourd'hui. MM. Marmontel, d'Alembert, ont bien
écrit que Boileau n':J ni verve, ni fécondité; que Racine, en peignant l'amour, parlait plus en
métaphysicien qu'en homme sensible; que Rousseau ne faisait pas des vel3'. Telle est leur opinion; on
leur pardonna de l'avoir exposée. N'aurais-je donc pas le même privilège?» (Nicolas Gilbert, Le
génie aux prises avec la fortune ou : le poète malheureux, pièce qui a concouru pour le Prix de cette
année, Amsterdam, s.é., 1772, p. 3-5.)
122

Du bon usage de la pauvreté volontaire: le cas de Rousseau


Il est trop difficile de penser noblement
quand on ne pense que pour vivre. Pour
pouvoir oser dire de grandes vérités il ne
faut pas dépendre de son succès.
Rousseau, Confessions, livre neuvième

Ces mêmes hommes de lettres philosophes que Gilbert fouaille dans ses satires et
contre lesquels il fait jouer la représentation du génie infortuné disposent aussi, dans
leur arsenal de légitimation, d'une représentation de la pauvreté potentiellement
positive, à ne pas confondre avec celles du poète crotté, du pauvre diable ou du
pauvre évangélique, et que les philosophes cyniques illustrèrent dès l'Antiquité : le
pauvre volontaire 124. Il faut néanmoins attendre Diderot, d'Alembert et surtout
Rousseau avant de voir les partisans des Lumières faire travailler cette
représentation à leur profit. Celle-ci n'en occupe pas moins une place de choix dans
les textes de fiction de la première moitié du XVIW siècle 125, mais les premiers
hommes de lettres à poser sur la scène publique en philosophes n'ont nullement
envie d'en faire le pivot de leur stratégie de légitimation. C'est l'argent qui doit au
contraire leur procurer le prestige et l'indépendance dont ils ont besoin pour tenir
tête au fanatisme et pour prendre le contrôle de l'opinion publique. Bastonné à
deux reprises au début de sa carrière, Voltaire a pensé qu'un poète ou un
philosophe sans appuis financiers solides ne peut écrire librement ni combattre

124 Cette représentation ressortit aussi bien du domaine religieux, mais, comme ne manque pas de
le rappeler Bayle à l'article cc ANAXAGORAS» de son Dictionnaire historique et Critique, les
philosophes ont précédé les frères mineurs dans la voie de la pauvreté volontaire: cc Avant que
l'Évangile eClt appris aux hommes qu'il faut renoncer au monde et à ses richesses, si l'on veut
marcher bien vite dans le chemin de la perfection, il y avait eu des philosophes qui avaient compris
cela, et qui s'étaient défaits de leurs biens, afin de vaquer plus librement à l'étude de la sagesse, et à
la recherche de la vérité.» (Bayle, Dictionnaire historique et critique. Tome second, document
électronique numérisé par la BnF, reprod. de l'éd. de Paris, Desœr, 1820, p. 24.)
125 Voir par exemple le cc cynique moderne » mis en scène dans Le diable boiteux de Lesage, dans
Romanciers du XVII! siècle 1. Hamilton, Le Sage, Prévost, textes établis, présentés et annotés par
Étiemble, Paris, Gallimard, coll. cc Bibliothèque de la Pléiade »,1960, p. 458-459.
123

efficacement l'obscurantisme; son influence et sa marge de manœuvre sont


fonctions des richesses et des titres qu'il s'est acquis. Pour l'auteur du Mondain, la
richesse est non seulement compatible avec la pratique des lettres, l'exercice de la
pensée et la recherche de la sagesse, elle en est le meilleur et le plus solide allié 126.
Un philosophe qui prononcerait des vœux de pauvreté serait inutile à ses
semblables et soupçonnable d'égoïsme. L'affaire Calas sera pour Voltaire l'occasion
de montrer avec éclat la valeur de son système et la nécessité, pour l'homme de
lettres qui souhaite réparer les injustices sociales, de disposer de bonnes ressources
financières.

La méfiance de Voltaire pour le modèle du pauvre volontaire et l'idéal qu'il sous-


tend est partagée par le gros du contingent philosophique de la première moitié du
XVIW siècle. En 1732, Jean Barbeyrac se dit fâché de voir l'auteur du Dicdonnaire
historique et cridque louer sans réserve {{ la conduite de ces anciens Philosophes [les
cyniques], où il y avoit plus d'ostentation & de désintéressement mal-entendu, que
de véritable Sagesse; puisqu'on peut faire un bon usage des Richesses, & qu'il n'est
nullement nécessaire de s'en dépouiller entiérement, pour s'attacher à l'étude de la
Vérité & de la Vertu »127. Dans la même veine, l'auteur du fameux essai Le

126 Voici par exemple ce qu'écrit Madame du Deffand à Voltaire en octobre 1759: (( Savez-vous,
Monsieur, ce qui me prouve la supériorité [de votre esprit] et que je vous trouve un grand
philosophe? C'est que vous êtes devenu riche. Tous ceux qui disent qu'on peut être heureux et libre
dans la pauvreté, sont des menteurs, des fous et des sots.» «( Marie de Vichy de Cham rond,
marquise du Deffand. Paris, 28 octobre 1759», dans Cher Volt3ire. La correspondance de
Madame du Deffand avec Volt3ire, présentée par Isabelle & Jean-Louis Vissière, Paris, Des femmes,
1987, p. 57-58.)
127 Jean Barbeyrac, « Préface du traducteur», dans Samuel Pufendorf, Le droit de la nature et des
gens. Tome premier, document électronique numérisé par la BnF, reprod. de l'éd. de Caen: Centre
de philosophie politique et juridique, 1987 (fac-sim. de l'éd. de Basle, E. & J. R. Thourneisen,
1732), p. LXXIX.
124

philosophe128 s'en prend aux « faux philosophes}) qui, « par leur indolence, et par
des maximes éblouissantes }), ont fait croire à « la plupart des hommes}) que « le
plus exact nécessaire}) suffit au vrai sage. Tout cela est faux, dit cet auteur:

Le vrai philosophe n'est point tourmenté par l'ambition; mais il veut avoir
les douces commodités de la vie. Il lui faut, outre le nécessaire précis, un
honnête superflu nécessaire à un honnête homme, et par lequel seul on est
heureux : c'est le fond des bienséances et des agréments. La pauvreté nous
prive du bien-être, qui est le paradis du philosophe : elle bannit loin de nous
toutes les délicatesses sensibles, et nous éloigne du commerce des honnêtes
gens. [... ] À la vérité, nous n'en estimons pas moins un philosophe pour
être pauvre; mais nous le bannissons de notre société, s'il ne travaille à se
délivrer de sa misère. Ce n'est pas que nous craignions qu'il nous soit à
charge: nous l'aiderons dans ses besoins; mais nous ne croyons pas que
l'indolence soit une vertu. 129

La distinction entre « vrais}) et « faux}) philosophes, l'idée de bannir de la société


des premiers ceux qui ne voudrait pas s'enrichir et se plier au droit canon
philosophique montre qu'on s'attend bien un jour ou l'autre à voir apparaître un
hérédque, un faux frère qui osera pratiquer le dépouillement, s'accaparer la figure
du pauvre volontaire et rafler le prestige dont elle jouit auprès du public.
L' « Église}) ou la « secte}) philosophique en voie de constitution se donne les
moyens et les justifications rationnelles de l'excommunication. On ne sait pas de
quel côté le nouveau Diogène apparaîtra - sera-t-il de Paris ou de Genève? -,
mais on connaît déjà son signalement, les signes par quoi il se fera connaître et

128 Ce texte parut initialement dans Nouvelles libertés de penser en 1743. La reprise de ce texte,
avec quelques modifications, dans l'Encyclopédie (à l'article « PHILOSOPHE») et dans Les lois de
Minos de Voltaire en fait un document de première importance qui a sans aucun doute contribué à
donner une certaine cohérence à 1'« idéal philosophique», et cela en dépit des divergences
d'opinion et de pensée des multiples auteurs qui se sont réclamé de cet idéal. Une analyse détaillée
de ce texte dépasserait le cadre de notre propos. L'édition consultée est celle mise en ligne par la
BnF sur le site « Gallica » : César Chesneau Dumarsais, Le philosophe, dans Œuvres de Dumarsais,
p.25-41.
129 Ibid., p. 39-40.
125

reconnaître. Ainsi, avant même que Rousseau n'apparaisse sur la scène publique
avec son premier discours, quelque chose laissait pressentir que, tôt ou tard, un
philosophe trahirait. Le dispositif d'exclusion était déjà en en place et attendait celui
qui menacerait de « désunir le petit troupeau des philosophes» 130 en jouant le
« Batard de Diogène »131.

Si l'on se fie aux témoignages bienveillants qu'ils rendirent aux pauvres héroïques de
l'Antiquité, Diderot et d'Alembert n'étaient pas peu tentés d'emprunter la voie du
dépouillement volontaire. D'Alembert déclare, dans un essai où il encourage les
hommes de lettres à s'affranchir du joug du patronage et à mépriser les richesses
aux dépens de la liberté de penser, que « chaque siècle et le nôtre surtout auraient
besoin d'un Diogène, mais [quel la difficulté est de trouver des hommes qui aient
le courage de l'être, et des hommes qui aient le courage de le souffrir» 132,
ajoutant un peu plus loin que la devise des hommes de lettres devrait être celle-cl :
« LIBERTÉ, VÉRITÉ et PAUVRETÉ »133. On sait que Diderot, de son côté, admirait
Socrate et voyait en lui un philosophe vertueux et désintéressé que personne n'avait
jamais pu acheter ni corrompre 134. Diogène, en dépit de son indécence et de ses
actions quelque peu choquantes, figurait aussi en bonne place dans sa galerie des
« enthousiastes de vertu» 135, lui qui, selon le personnage Moi du Neveu de

130 « 1373. François-Marie Arouet de Voltaire à Jean le Rond d'Alembert [le 19 mars 1761] D,
dans CCR, vol. 8, p. 272.
131 « 1374. François-Marie Arouet de Voltaire à Etienne-No~1 Damilaville [le 19 mars 1761] D,
dans ibid., p. 273.
132 D'Alembert, Essai sur la société des gens de lettres et des grands, dans Œuvres complètes de
d'Alembelt, Genève, Slatklne Reprints, 1967, reprod. de l'éd. de Paris, 1821-1822, 5 voL,
vol. 4, p. 359-360.
133 Ibid., p. 367.
134 Voir Diderot, article« SOCRATIQUE D, Encyclopédie, vol. 15, p. 263.
135 Terme appliqué aux cyniques dans l'article consacré à leur secte «( CYNIQUE D). Ce texte non
signé, probablement de la main de Diderot, est inséré dans le 4e volume de l'Encyclopédie, p. 594-
598 (texte cité p. 598).
126

Rameau, se moquait des besoins et n'avait jamais dansé (( la vile pantomime )} 136
devant qui que ce soit.

Pourtant, aux yeux des contemporains, c'est Rousseau qui est le véritable
(( héritier)} de Socrate et le plus fidèle représentant de la vertu cynique 137;
Rousseau qui ne se contenta pas de quelques déclarations de principe à la manière
de Diderot et de d'Alembert, mais qui fit voir, par un dépouillement ostentatoire,
qu'il allait conformer sa vie à ses principes et se rendre ainsi digne d'(( annoncer la
vérité}} :

Si le détachement d'un cœur qui ne tient ni à la gloire, ni à la fortune, ni


même à la vie peut le rendre digne d'annoncer la vérité, j'ose me croire
appelé à cette vocation sublime : C'est pour faire aux hommes du bien selon
mon pouvoir que je m'abstiens d'en recevoir d'eux et que je chéris ma
pauvreté et mon indépendance. 138

L'auteur des Confessions n'a pas manqué de rendre compte de ce qu'il appelle sa
(( réforme personnelle)} par laquelle il entendait renoncer (( pour jamais à tout
projet de fortune et d'avancement })139 et signifier au public ce renoncement

136 Diderot, Le neveu de Rameau, dans OCD, vol. 5, p. 486.


137 Voici par exemple ce qu'écrit l'auteur d'une tragédie sur Socrate dans le Journal
encyclopédique en 1764 : « Il y a donc entre ces deux Philosophes [Socrate et Rousseau] quelques
traits de ressemblance; mais, en vérité, ce n'est pas ma faute. [ ... ] Qu'on ne cherche point Jean-
Jacques dans mon Socrate; qu'on se contente de les mettre tous deux au rang de ces Infortunés
célèbres, à qui de très-grands talens et de très-grandes vertus n'ont produit que de très-grands
malheurs, et dont la gloire n'a éclairé que leurs cendres. " (Cité dans Raymond Trousson, Socrate
devant Voltaire, Diderot et Rousseau : la conscience en face du mythe, Paris, Minard, coll.
« Thèmes et mythes ", 1967, p. 80.)
138 « 258. Rousseau au pasteur Jean Perdriau. À Paris, le 28.9bre 1754", dans CeR, vol. 3,
p.59-60.
139 Rousseau, Les confessions, livre dixième, dans Œuvres complètes 1. Les confessions. Autres
textes autobiographiques, éd. publiée sous la dir. de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade", 1959, p. 362. Cette édition sera dorénavant
désignée par le sigle OCR.
127

héroïque. Peu après la publication de son premier Discours (1750), le tout


nouveau caissier du receveur général des finances 140 donne sa démission et fait
connaître son intention de vivre de son métier de copiste, tournant ainsi le dos au
mécénat privé; il rejette la parure, prend une perruque ronde, dépose l'épée, vend
sa montre, paraît en public mal rasé et portant une tenue négligée; il laisse
échapper une pension royale, refuse les dédommagements, les cadeaux et les offres
des grands en signe d'indépendance, et finit par se retirer à l'Ermitage en avril
1756 141 •

Les effets de cette mise en scène et du succès du Discours sur les arts et les sciences
se font sentir en deux temps. Le premier en est un d'insertion sociale : Rousseau
devient un auteur à la mode qui excite au plus haut point la curiosité des mondains
et le respect de ses pairs (Duclos, Raynal, Diderot, Condillac, d'Alembert) 142. Il
écrit quelques articles pour l'Encyclopédie, fréquente le salon de Mme d'Épinay,
devient l'un des hôtes du baron d'Holbach et voit son opéra Le devin du village
représenté à Fontainebleau devant le roi, où il remporte un immense succès. En
dépit des signes d'indépendance d'esprit qu'il affiche en public, il accède et
s'intègre un moment aux milieux de la haute société parisienne. Mais au moment
où chacun s'attend à le voir assouplir sa politique d'indépendance, convertir son
capital de prestige en pensions et protections et confirmer de la sorte son
intégration aux mondes des lettres et des grands, Rousseau réaffirme par une série
de refus son intention de rester libre et pauvre, c'est-à-dire d'assumer jusqu'au bout

140 De 1746 à 1750, Rousseau occupa un poste de secrétaire dans une famille de riches financiers
(Claude Dupin est fermier général et Dupin de Francueil, receveur général des finances). Peu de
temps après la publication de son Discours sur les arts et les sciences, Dupin de Francueil lui offre
une place de caissier. Rousseau l'accepte puis finit par y renoncer après des débuts difficiles.
141 On trouve le récit de cette « réforme» au livre VIII des Confessions, dans OCR, p. 362-397.
142 Voir Benoît Mély, Jean-Jacques Rousseau, un intellectuel en rupture, s.l., Minerve, coll.
« Voies de l'histoire», 1985, p. 56.
128

le personnage de l'indigent volontaire qui a contribué à le mettre à la mode. C'est à


ce moment que la relation entre Diderot et Rousseau se détériore sensiblement.
Diderot avait désapprouvé son départ de Fontainebleau et son indifférence pour la
pension royale en 1752; il revient à la charge en 1757 et prend le parti de
Madame d'Épinay contre Rousseau lorsque celui-ci, en signe d'autonomie, refuse
de l'accompagner à Genève et de jouer les intellectuels domestiqués. On sait que
Rousseau ne sort nullement perdant de ce conflit et que les quartiers de vertu
acquis par ce sacrifice lui attirent la protection - déguisée en « amitié }) - des plus
hauts représentants de l'aristocratie de l'Ancien Régime: le prince de Conti, la
duchesse de Montmorency, le maréchal de Luxembourg, etc. Les plus embêtés, en
l'occurrence, sont les quelques philosophes qui, partis du bas de l'échelle à l'instar
de Rousseau, se voient plus ou moins mis en demeure d'accepter désormais ses
valeurs et de fournir les preuves de leur vertu philosophique, ou de s'en dissocier
publiquement et de le taxer d'originalité et de folie. Son radicalisme en matière
d'indépendance, son refus de se plier aux règles du jeu met ses anciens amis dans
une mauvaise posture et montre que leur profession de foi socratique, si elle n'est
pas soutenue par une conduite idoine, est dépourvue de valeur intrinsèque et ne
sert qu'à conquérir des « positions}) et des places. D'où la nécessité, pour Diderot
et Grimm, de redoubler l'effet de la rupture initiée par Rousseau en isolant celui-ci
et en le présentant comme un original. Ce faux frère, qui fait de la pauvreté une
condition d'accès à la vérité, doit être mis à l'écart et disqualifié, car son attitude le
fait apparaître comme le seul intellectuel vraiment digne du sacerdoce
philosophique, le seul dont la conduite s'accorde avec les nécessités d'une vocation.

Ce qui fait d'un Rousseau un ennemi beaucoup plus embêtant qu'un Gilbert ne
tient pas seulement à son prestige ou à la question du « talent }), mais aussi au type
de rupture qu'il instaure dans le champ culturel de l'époque. S'il avait suivi la
129

logique du champ, Rousseau se serait ménagé une sortie du côté des idéologies
conservatrices établies - celles critiquées précisément dans les ouvrages
philosophiques des Lumières - et aurait profité d'une alliance objective avec les
différents ennemis des philosophes 143. Mais en rompant avec le groupe des
encyclopédistes, Rousseau ne rejoint pas le clan opposé. Il feint de se retirer de la
course aux honneurs et de mépriser les profits qu'il pourrait tirer de sa réputation
et de ses talents. Ni « philosophe », ni « dévot» 144, il se veut hors jeu et sans prix.
Voilà qui rend plus difficile sa disqualification: on ne peut l'accuser de roublardise.
D'où le recours à des procédés argumentatifs (injure, calomnie, médisance) misant
sur le ridicule du personnage, sur son orgueil, sur sa folie, sur ses contradictions et
sur son ingratitude :

C'est contre votre Jean Jacques que je Suis le plus en colere. Cet archifou
qui aurait pu etre quelque chose, S'il S'était laissé conduire par vous, S'avise
de faire bande a part, il écrit contre les Spectacles, après avoir fait une
mauvaise comédie, il écrit contre la France qui le nourrit, il trouve quatre ou
cinq douves pou ries du tonneau de Diogène; il Se met dedans pour aboyer,
il abandonne Ses amis, il m'écrit a moy la plus impertinente lettre que jamais
fanatique ait grifonnée. 145

La violence même des attaques contre Rousseau témoigne du danger qu'il


représente pour les philosophes et de la difficulté que ceux-ci éprouvent à le
disqualifier. L'« amitié» que plusieurs grands aristocrates lui manifestent, les offres
qui se renouvellent au fur et à mesure qu'il se ferme des portes, la faveur dont il
bénéfice auprès du public et, conséquemment, des libraires dont il tire sa principale

143 Voir Jean Marie Goulemot, « De la légitimation par l'illégitime: de Rousseau à Marat»,
p.134·135.
144 Voir supra, introduction, note 23.
130

source de revenu montrent que les stratégies de légitimation les plus risquées
peuvent désormais prendre appui sur de nombreuses couches de lecteurs et que les
auteurs audacieux ne sont plus aussi dépendants des institutions traditionnelles
chargées d'assurer la légitimation et la régulation de l'activité littéraire. L'écrivain
sans fortune du XVIIe siècle ne pouvait tout à la fois tourner le dos aux publics
mondains et des pairs et refuser l'argent et la reconnaissance des grands mécènes et
des patrons. Mais à partir de 1750, une telle stratégie auctorale misant sur les
vertus de la pauvreté ne relève plus de l'impensable. Si folle qu'elle apparaisse aux
philosophes, l'attitude de Rousseau trouve preneur sur le marché des biens
culturels. De Jacques Ménétra, compagnon vitrier qui admire le grand homme
vivant humblement, aux grands aristocrates qui se disputent le privilège d'héberger
le Socrate moderne, de nombreux lecteurs au bagage culturel varié sont désormais
prêts à reconnaître et à appuyer l'auteur exclu ou s'excluant volontairement de la
course officielle aux récompenses.

On ne saurait pour autant attribuer à la seule présence d'une masse de lecteurs, si


importante fût-elle, la revalorisation de la pauvreté auctorale dans la deuxième
moitié du XVIW siècle. Sans négliger cet aspect du problème - le public -, il faut
aussi tenir compte du rôle de premier plan qu'entend désormais jouer l'homme de
lettres dans la société civile et de la transformation des rapports de force avec les
puissants qui en résulte. Maître dans {{ l'art d'instruire et d'éclairer les
hommes »146, fort de l'appui d'une opinion publique qu'il courtise et dirige par le
moyen de l'écrit, l'homme de lettres des Lumières se veut l'égal des grands dont il
était, il n'y a pas si longtemps encore, le bouffon - au mieux le serviteur et l'agent

145 « t 373. François-Marie Arouet de Voltaire à Jean Le Rond d'Alembert [le t 9 mars t 76 t] ",
dans CCR, vol. 8, p. 272.
146 D'Alembert, Essai sur la société des gens de lettres et des grands, p. 360.
131

promotionnel. Donnant à sa pratique de l'écrit l'allure d'un combat contre les


forces obscures de la civilisation, faisant de la raison son cheval de bataille, et des
concepts de tolérance, de justice et de liberté d'examen son triple fer de lance, il
entend faire reconnaître sa dignité et son utilité sociale. Si la nation ou les grands ne
lui fournissent pas le pain dont il a besoin pour accomplir son magistère, il doit être
suffisamment fier et confiant en sa propre valeur pour ne pas le quémander. Qu'il
se constitue une fortune en spéculant sur les grains, à la manière de Voltaire, ou
qu'il se résigne à vivre dans la pauvreté, comme l'auteur du Discours sur les arts et
les sciences, le mot d'ordre est le même: l'indépendance, la liberté et la dignité à
tout prix.

C'est sur ce fond idéologique que se détache la figure de l'écrivain pauvre et


vertueux que Rousseau incarne de façon exemplaire et spectaculaire. Pour que la
pauvreté soit de quelque utilité dans les luttes pour la légitimité culturelle, pour
qu'elle soit reçue comme un signe positif par le public, il fallait que les
professionnels des lettres posent en idéal l'image d'un lettré indépendant des
grands, prêt à mourir de faim et à supporter le mépris du vulgaire, pourvu qu'il pOt
accomplir sa mission, dire la vérité et rendre service à l'humanité. Autrement dit,
pour qu'advienne cette association entre pauvreté et sacrifice, il fallait que l'écrivain
repense sa relation aux grands et au public bourgeois, qu'il refuse sa plume et ses
services aux premiers (au mépris de sa propre fortune) et se tourne, en feignant de
n'en rien attendre, vers le second pour lui apporter le fruit de son labeur. Si une
telle attitude est impensable avant le midi du XVIW siècle, c'est qu'il n'y a
effectivement rien à gagner par ce sacrifice, la cour et les grands détenant le plus
grand pouvoir de légitimation dans la sphère culturelle. L'avènement d'un public
bourgeois, supplantant au XVIW siècle le public de cour, a rendu possibles et
132

pensables ces stratégies auctorales fondées sur le refus des insignes traditionnels de
la légitimité littéraire.
CHAPITRE III
PERSÉCUTION DE L'HOMME DE LETTRES
134

Cest aux sommets que s'attaque la


jalousie; ce sont les lieux les plus élevés
que balayent les vents, les sommets
auxquels s'attaque la foudre lancée par la
main de Jupiter.
Ovide, Remediêl êlmoriS, 368-370

Sur le continent des malheurs littéraires, on trouve des mélancoliques, des pauvres,
puis des persécutés. Les mélancoliques souffrent de tous les maux du corps et de
l'âme; les auteurs impécunieux ont faim, Ils ont froid et essuient le mépris des
grands. Quant aux persécutés, ils ont contre eux les pouvoirs pour qui ils sont une
menace, les confrères jaloux et les auteurs sans talent qui les envient, les critiques
littéraires qui les déchirent à belles dents et répriment leur génie et, comme si la
coupe n'était déjà pleine, l' Insana turba, la lie du bas peuple, les masses illettrées
incapables de sentir la valeur de ceux qu'elles pourchassent comme des sorciers.
Parmi les maux attachés aux persécutés, il y en a des légers: les critiques et les
libelles diffamatoires qui ternissent les réputations, la censure qui réfrène leur
audace; mais il y en a aussi de plus graves: la torture, l'emprisonnement, le
bannissement, le bOcher.

Si les formes et manifestations de la persécution sont d'une grande variété, les


témoignages et discours produits dans les contextes de persécution ont de
nombreux points en commun. D'abord, l'Innocence et le mérite seront forcément
du côté d'un « je» soi-disant persécuté, qu'un « autre», un tortionnaire, un
méchant voudra perdre et rendre malheureux; ce « je )) supplicié s'adressera à un
lecteur supposé juste et bon qui aura généralement le pouvoir de mettre fln aux
souffrances du persécuté, de contribuer à sa délivrance, à sa consolation ou à sa
vengeance. Le discours de persécution est précisément écrit dans le but d'obtenir
quelque chose de ce lecteur placé en position de force, de l'inciter à prendre parti,
135

et le bon parti. Quant au persécuteur, le persécuté ne l'oublie pas, et lui réselVe,


comme on le verra, des traits de sa façon.

Le point de vue du sage persécuté


Personnellement j'ai été jadis un sujet de
plaisanterie pour Aristophane; toute la
troupe des poètes comiques a déversé sur
moi le poison de ses bons mots; ma vertu
a été rehaussée grâce à ces attaques
mêmes, car il est avantageux pour elle
d'être mise en scène et soumise à
l'épreuve, et nul ne comprend mieux sa
grandeur que ceux qui en la harcelant ont
éprouvé ses forces : la dureté de la pierre
n'apparaît à personne mieux qu'à ceux qui
la frappent.
Sénèque, De la vie heureuse, « danger de
l'attitude hostile au sage ))

Pour plusieurs raisons, l'Apologie de Socrate1 constitue le point de départ tout


indiqué pour une analyse des discours de la persécution auctorale. D'abord,
L'apologie fait de Socrate l'incarnation par excellence du sage persécuté, dominant
et la mort et ses persécuteurs par l'exercice souverain de la raison et de la parole.
Dans l'imaginaire des lettres européen, Socrate sera dorénavant, grâce à l'Apologie,
ce philosophe exemplaire qui, devant ses juges, en un plaidoyer noble et sans
pathos, fit coïncider sa vie avec ses principes et accepta sans révolte sa
condamnation à mort, donnant ainsi ses lettres de noblesse à la philosophie. Avec
la figure exemplaire de Socrate, c'est aussi une série de préceptes contre le malheur
de la persécution et d'arguments contre les mauvais juges qui prennent le parti des

1 C'est l'Apologie de Socrate de Platon qui retiendra ici notre attention, et non celle, moins
célèbre, de Xénophon. On peut difficilement isoler l'Apologie des autres textes rédigés
ultérieurement par Platon autour du procès et de la mort de Socrate et qui complètent le portrait
136

méchants que fournit l'Apologie de Socrate. Les Pères de l'Église, les philosophes
du Portique ou de l'Académie, les moralistes n'hésiteront pas, longtemps après la
mort du sage d'Athènes, à puiser à larges mains dans son cc argumentaire» pour
nourrir leur enseignement et faire des convertis. Enfin, ce qui fait de l'Apologie l'un
des textes cardinaux de la topique de la persécution tient à ce qu'il est le premier
discours en date d'un persécuté qui, tout en luttant pour faire reconnaître son
innocence, ne tient pas sa persécution pour un malheur et un scandale. Pour le dire
autrement, l'orateur de l'Apologie adopte un double point de vue sur la
persécution dont il est l'objet, celui de l'accusé cherchant à prouver son innocence
devant ses juges et se pliant à l'exercice apologétique, et celui du philosophe
observant comme à distance le procès qui l'implique et niant à ses accusateurs et à
ses juges le pouvoir qu'ils prétendent s'arroger de le rendre malheureux par sa
condamnation à mort.

La première partie du discours de Socrate (17a à 35d)2, qui précède l'annonce du


verdict et qui est de loin la plus importante des trois parties de l'Apologie, illustre
bien cette double perspective sur la persécution. S'engageant pleinement sur le
terrain de ses ennemis, celui de l'opinion, Socrate cherche dans un premier temps
(1 7a à 28b) à effacer la mauvaise impression qu'ont faite sur ses juges les discours
de ses accusateurs et à substituer au cc Socrate» impie, immoral, habile et
dangereux de leur harangue une image prétendument plus ressemblante, plus
conforme à l'homme qui se tient devant eux. Il n'hésite pas même, dans cette Joute
rhétorique, à discréditer le témoignage et la personne de ses accusateurs en

du sage accueillant la mort avec sérénité : l'Euthyphron, le Phédon et le Criton. De ce cc corpus


apologétique ", seul le texte de l'Apologie sera néanmoins retenu ici, par souci de brièveté.
2 Au cours de son procès, Socrate prit la parole à trois reprises, une première fois pour se défendre
des accusations de Mélètos, d'AnytOs et de Lycon, une deuxième fois après l'annonce du verdict de
culpabilité et une dernière fois après avoir entendu sa condamnation à mort.
137

montrant qu'ils sont les représentants des groupes professionnels (poètes, artisans,
politiciens et orateurs) dont il démasqua naguère l'ignorance dans le cours de ses
enquêtes philosophiques, et que leurs accusations sont motivées par une soif de
vengeance. Dans cette partie de son allocution, Socrate se montre pleinement
engagé dans sa « cause »i il se défend brillamment, quoiqu'il en dise, et n'épargne
rien pour emporter l'adhésion de ses juges, établir son innocence et mettre au jour
la malignité de ses accusateurs3 • Jusqu'à ce point, son propos mérite pleinement le
titre d'apologie; il est justement la contrepartie de cet autre discours, défavorable à
sa cause, que prononcèrent ses accusateurs devant les mêmes juges du tribunal des
Cinq Cents.

Par le biais d'une prolepse (28b à 35d), Socrate avertit pourtant son auditoire qu'il
entend changer de perspective et mener désormais le débat sur le terrain de
l'éthique:

« Eh quoi, Socrate? me dira-t-on peut-être, tu n'as pas honte d'avoir mené


un genre de vie qui, aujourd'hui, te met en danger de mort? » À cela, je
serais en droit de répondre: « Il est mal, mon ami, d'affirmer, comme tu le
fais, qu'un homme de quelque valeur ait à calculer ses chances de vie et de
mort, au lieu de considérer uniquement, lorsqu'il agit, si ce qu'il fait est juste
ou non, s'il se conduit en homme de cœur ou en lâche. [... l »4

Dans cette nouvelle optique, la question que pose Socrate n'est plus celle de son
innocence, tenue pour acquise tout comme la méchanceté de ses accusateurs, mais
celle de l'attitude que doit adopter l'innocent persécuté devant ses juges et celle

3 Selon les termes qu'il discute dans son plaidoyer, Socrate est accusé d'introduire de nouveaux
dieux dans la cité et de corrompre la jeunesse: cc Socrate [... ] est coupable de corrompre les jeunes
gens, de ne pas croire aux dieux auxquels croit la cité et de leur substituer des divinités nouvelles. »
(Platon, Apologie de Socrate, 24b-c, dans Œuvres complètes, vol. 1, p. 149.)
4 Ibid., 28b, p. 154-155.
138

des devoirs moraux qui incombent à ces mêmes magistrats, dépositaires de la loi et
instruments de la justice, à l'égard des innocents. En passant du registre
apologétique au philosophique, Socrate se soustrait implicitement à l'autorité de ses
juges. Il était objet d'examenj il se hisse au statut d'examinateur et d'objecteur de
conscience. La posture énonciative qu'il adopte - celle d'un sage vertueux
préoccupé seulement par la recherche du juste et du vrai - le met en position de
supériorité par rapport au procès, qu'il semble observer de l'extérieur et comme en
surplomb, et aux juges, auxquels il affirme qu'ils sont les seuls à risquer gros dans la
mise en accusation d'un innocent:

Je vous le déclare : si vous me condamnez à mort, étant ce que je suis, ce


nlest pas à moi que vous ferez le plus de tort, c'est à vous-même. Pour moi,
ni Mélètos, ni Anytos ne sauraient me nuire, si peu que ce soit. Comment le
pourraient-ils? Aucun homme de valeur, à mon avis, ne peut être lésé par
qui ne le vaut pas. Oh! sans doute, il est possible à un accusateur de me
faire mourir ou de m'exiler ou de me priver de mes droits civiques. Et lui,
peut-être, ou quelque autre, se dit que ce sont là de grands malheurs. Moi,
je ne le pense paSj et je considère comme bien plus fâcheux de faire ce qu'il
fait maintenant, quand il essaie de faire périr un homme injustement. 5

Autant l'accusé s'était montré opiniâtre dans la démonstration de son innocence,


autant le philosophe, posant à l'homme de bien certain de son impeccabilité,
affiche-t-il l'indifférence pour l'issue du procès. Que la mort vienne, que les
persécuteurs l'emportent, mais que les juges sachent au moins qulils condamnent
un homme qui n'a rien à se reprocher, un innocent prêt à mourir pourvu qu'il ne
déroge pas au principe de Justice qu'il érige en souverain bien.

C'est en vertu de ce même souverain bien qu'il ose affirmer que la persécution
n'est pas un véritable malheur, que d'être condamné à mort lorsqu'on n'est
139

convaincu d'aucun crime est en tout cas un mal bien moindre que celui qui consiste
à causer volontairement la perte d'un honnête homme. Dans l'opinion commune,
la persécution rend malheureux celui qui en est victimej mais dans l'optique du
(( sage )}, c'est-à-dire dans l'absolu, c'est le persécuteur seul (et le mauvais juge qui
prend son parti) qui fait son malheur. Pour le sage, les méchants sont d'autant plus
malheureux que, incapables de s'élever au principe de justice et de contempler les
actions humaines sous cet angle, ils sont dans l'ignorance de leur propre misère.
Malheureux sans le savoir, ils croient faire du tort aux honnêtes gens en les faisant
souffrir et mourir, mais ne causent, finalement, que leur propre perte.

Cette leçon de l'Apologie - autant dire ce paradoxe puisqu'elle s'inscrit en faux


contre la doxa -, les académiciens, stoïciens et certains auteurs chrétiens la
déclineront en une série de clichés dans les siècles suivant la mort de Socrate : (( les
hommes de bien sont à l'abri des seuls maux véritables », écrit Sénèque dans son
traité De la providenc&. (( L'homme de bien n'est jamais malheureux »7, (( le crime
n'est un mal que pour celui qui le commet »8 enseigne Épictète dans ses Entretiens.
(( Vous pouvez nous tuerj nous nuire, non »9, déclare de son côté Justin martyr à
l'empereur Antonin dans sa Grande apologie. Un autre Père de l'Église,
l'archevêque de Constantinople Jean Chrysostome, écrit à son tour, pour ses fidèles
en butte aux persécutions, un traité sur le thème à résonance socratique (( nul ne

5 Ibid, 30d, p. 158.


6 Sénèque, De la providence, dans Les stoïciens, textes traduits par Émile Bréhier, édités sous la dir.
de Pierre-Maxime Schuhl, Paris, Gallimard, 1962, p. 771.
7 Épictète, « Entretiens », dans ibid, p. 1021.
8 Ibid, p. 1054. Voir aussi p. 1070 : « L'homme libre ne subit aucun dommage ».
9 Justin martyr, Grande apologie, dans Œuvres complètes. Grande Apologie, Dialogue avec le juif
Tryphon, Requête, Traité de la Résurrection, Introduction par Jean Daniel Dubois, traduction de
G. Archambault, L. Pautlgny, rewes et mises à jour par Élisabeth Gauché, note sur la chronologie
de la vie et des œuvres par A.-G. Hamman, Paris, Migne, coll. « Bibliothèque», 1994, p. 22.
140

pourra nuire à celui qui ne se fait pas de tort à lui-même» 10; il Y soutient
notamment « que ceux qui subissent le plus de torts [dans la persécution], qui sont
menacés et qui supportent des maux irrémédiables, ce sont les auteurs de ces
injustices »11 •

Évidemment, de l'Apologie de Socrate au traité de Sénèque De la Providence ou à


la Lettre d'exil de Chrysostome, de nombreux glissements de sens viennent infléchir
la « leçon » du sage d'Athènes. La similarité des formules, la reprise des mêmes
sentences et maximes n'est pas garante de l'équivalence sémantique. Sénèque par
exemple, en exaltant les bienfaits de la souffrance sur l'âme du grand homme et en
vantant les profits que tire le sage de la persécution des méchants, donne une autre
portée au précepte « les hommes de bien sont à l'abri des seuls maux véritables »
soutenu par Socrate 12 devant l'aréopage d'Athènes. On ne trouve pas, chez
Socrate, une telle délectation de la souffrance et de la persécution. Pour le Socrate
de l'Apologie, la mort est un moindre mal (comparée à l'injustice) ou encore un
bien dans la mesure où elle met fin aux souffrances de cette vie et permet la
délivrance et la transmigration de l'âme (Apologie, 40c-d). Pour Sénèque,
l'homme de bien trouve dans l'adversité et la mort le moyen d'affirmer et
d'afficher sa force morale devant les hommes et les dieux. Pour le premier, la mort
n'est pas un mal parce qu'elle n'est qu'un passage, tandis qu'elle est pour le second

10 Jean Chrysostome, Lettre d'exil à Olympias et à tous les fidèles (Quod nemo laeditur),
introduction, texte critique, traduction et notes par Anne-Marie Malingrey, Paris, Les éditions du
Cerf, 1964, p. 57.
11 Ibid., p. 8l.
12 Les termes de Socrate, selon la traduction de Maurice Croiset, sont les suivants: « Cette
confiance à l'égard de la mort, juges, vous devez l'éprouver comme moi, si vous prenez conscience
seulement de cette vérité, qu'il n'y a pas de mal possible pour l'homme de bien, ni dans cette vie, ni
au delà, et que les dieux ne sont pas indifférents à son sort. » (Platon, Apologie de Socrate, 41 d,
p. 172; nous soulignons.)
141

une épreuve roborative et l'occasion d'un spectacle grandiose, tout à fait digne des
dieux.

Semblables gauchissements sémantiques surviennent dans la reprise, par certains


Pères, des préceptes socratiques. En surface, peu de choses distinguent le thème
énoncé par Chrysostome au début de sa Lettre d'exil, « nul ne pourra nuire à celui
qui ne se fait pas de tort à lui-même }) et cette formule lancée par Socrate à ses
juges : « aucun homme de valeur [... ] ne peut être lésé par qui ne le vaut pas }) 13 •
Mais il s'agit d'observer avec un peu d'attention les contextes discursifs respectifs
de ces formules pour constater de sensibles décalages de sens. Pour Chrysostome,
l'homme ne peut recevoir aucun tort de la part de ses semblables parce que Dieu
protège les justes qui se soumettent à toutes ses épreuves sans jamais questionner
les mystères de sa providence. Seul le blasphème, en l'occurrence, la perte de
confiance en Dieu et le renoncement à la vraie doctrine peuvent faire le malheur de
l'homme 14• Dans la logique de l'Apologie de Socrate, la question du mal s'indexe
plutôt au principe de justice : dès qu'il se montre juste et vertueux, l'homme de
bien est en accord avec ce principe et heureux dans l'absolu, quelque douleur que
lui infligent les méchants, eux-mêmes objectivement malheureux en vertu du même
principe. Les notions de « malheur}) ou de « tort}), parce qu'elles n'ont pas la
même signification chez Socrate et chez Chrysostome, donnent forcément une
autre portée à leurs préceptes.

Ces glissements de sens, quelle que soit en définitive leur importance lorsqu'on
s'arrête aux contenus doctrinaux des œuvres, ne remettent pourtant pas en
question l'un des apports essentiels de l'Apologie de Socrate à la topique de la

13 Ibid., 30d, p. 158.


142

persécution, cette idée selon laquelle il existe deux manières de voir et de concevoir
la souffrance du juste : comme un malheur, selon une perspective immanente et
bornée, à la portée du vulgaire et en accord avec l'opinion; ou comme une chose
indifférente, sinon comme un véritable bonheur, selon une perspective
transcendante, globale et éternelle à laquelle peut atteindre un nombre restreint
d'individus pour cela même qu'elle s'oppose à tout ce que croit spontanément,
sans en avoir examiné les tenants et aboutissants, le commun des hommes 15. Ce
double point de vue sur la persécution, cette structure d'observation à deux paliers,
loin de la démanteler, les auteurs stoïciens et chrétiens la confirment et la
renforcent dans leur ensemble. Sénèque, Épictète, Justin martyr ou Chrysostome,
dans leurs ouvrages précités, choisissent tous d'occuper cette plate-forme
d'observation supérieure et de porter sur la souffrance d'une victime innocente -
que cette victime en l'occurrence soit eux-mêmes ou quelque autre juste persécuté
- un regard capable de replacer cette douleur locale, scandaleuse en apparence,
dans une totalité ordonnée et un univers où tout a un sens. À un lecteur dont ils
supposent a priori qu'il juge les choses d'en bas, sans perspective ni compréhension,
ils opposent le point de vue des dieux et donnent en exemple ces grands hommes,
héros ou martyrs qui ont su, dans l'adversité et la persécution, mépriser et leurs
souffrances et leurs persécuteurs pour s'élever au-dessus de leur « malheur», à la
manière du sage d'Athènes.

14 Jean Chrysostome, Lettre d'exil, p. 71.


15 Voici par exemple l'incipit de la Lettre d'exil de Chrysostome: ((Je sais que les gens un peu
lourds d'esprit, qui sont bouche bée devant les choses présentes et rivés à la terre, qui sont esclaves
des plaisirs sensibles et qui ne s'attachent pas ardemment aux choses spirituelles trouveront ce
discours étrange, en quelque sorte, et paradoxal, qu'ils riront bien et nous accuseront de dire des
choses impossibles à admettre, dès l'exposé de notre sujet.» (Jean Chrysostome, Lettre d'exil,
p.57.)
143

Le saint contre le sage


Malgré l'admiration que plusieurs Pères professent ouvertement pour la sagesse et
la moralité de Socrate 16, son (( cas », son exemplarité dirions-nous, est loin de faire
l'unanimité parmi les auteurs chrétiens des premiers siècles. Certains apologistes
comme Justin martyr et Tertullien, prenant acte de l'immense prestige dont il jouit
dans le monde païen, travaillent à le greffer à l'histoire du christianisme en
montrant qu'il s'attaqua au polythéisme et qu'il fut, comme plusieurs chrétiens, un
martyr de la vérité 17 à qui il n'a manqué finalement que d'avoir vu le Christ pour
pouvoir prendre sa place parmi les saints. Mais d'autres auteurs, trouvant justement
que ce persécuté païen par trop notoire risque de porter ombrage aux seuls vrais
martyrs chrétiens, s'efforcent plutôt de le disqualifier en attaquant ses mœurs et son
caractère, dont on cherche à montrer qu'ils sont tout païens et donc incompatibles
avec les règles de conduite et la foi chrétiennes 18. Chose certaine, les Pères ne
peuvent ignorer cette figure exemplaire de la persécution qui est l'une des
références obligées des élites culturelles qu'ils courtisent et des lettrés païens contre

16 Voir par exemple Origène, Contre Celse, VIII, 8, 3 ou encore saint Augustin, La cité de Dieu,
VIII, ch. 3. Pour une liste des auteurs chrétiens favorables à Socrate, voir Th. Deman, Socrate et
Jésus, Paris, L'artisan du livre, 1944, p. 14-15, note 1.
17 Plusieurs textes témoignent de cette volonté d'appropriation des grandes figures du paganisme.
Voir par exemple Tertullien, dans son Apologétique: « Je ne dis rien des philosophes, me
contentant de citer Socrate, qui, pour faire honte aux dieux, jurait par un chêne, par un bouc et par
un chien. liMais, dira-t-on, Socrate fut condamné précisément parce qu'il détruisait les dieux." -
Oui, depuis longtemps, ou mieux depuis toujours, la vérité est en butte à la haine. » (Tertullien,
Apologétique. Apologie du Christianisme écrite en l'an 197 après ].-C, deuxième éd. revue et
corrigée, traduction littérale par J.-P. Waltzing, Paris, Bloud et Gay, coll. « Chefs-d'œuvre de la
littérature religieuse», 1914, p. 52.) Pour Justin martyr, le logos s'est exprimé par la voix de
certains sages, notamment par celle de Socrate, avant de s'incarner dans la personne du Christ.
C'est pour cette raison, dit-i! dans ses deux apologies, que le sage d'Athènes aurait été condamné:
« Socrate, jugeant ces choses à la lumière de la raison et de la vérité, essaya d'éclairer les hommes et
de les détourner du culte des démonsj mais les démons, par l'organe des méchants, le firent
condamner comme athée et impie, sous prétexte qu'il introduisait des divinités nouvelles. Ils en
usent de même envers nous. » (Justin martyr, Grande apologie, l, 5, p. 24-25.) Voir aussi Requête
au Sénat (dite Deuxième apologie), 10, dans Œuvres complètes, p. 331-332.
144

lesquels ils polémiquent. Au Vie siècle encore, c'est à Socrate et à la tradition


philosophique qu'il illustre qu'un converti comme Boèce choisira de s'identifier
lorsque viendra le temps d'offrir un témoignage de sa persécution, et non aux
martyrs chrétiens mis de l'avant par les Pères dans leurs ouvrages. Preuve que, en
matière de représentation du juste persécuté, la compétition est féroce dans les
premiers siècles du christianisme.

C'est ce qui explique finalement que, même pour les auteurs chrétiens professant
leur admiration envers Socrate, il n'y ait de parfait héros à leurs yeux que ceux de
l'histoire sainte. À ce champion du paganisme qui affronta sans ciller la mort en
recourant à sa raison, Jean Chrysostome a toute une fournée d'« athlètes )}19 à
opposer, de braves soldats de Dieu qui se précipitèrent au-devant des épreuves en
cc bondissant de joie )}20: les trois jeunes Hébreux du livre de Daniel (On, 3) qui
chantèrent les louanges du Seigneur dans la fournaise ardente où les précipita
Nabuchodonosor et qui en ressortirent indemnes au grand étonnement de leurs
spectateurs et persécuteurs; le bon et juste Job qui accepta sans broncher les
épouvantables épreuves auxquelles Dieu le soumit pour complaire à Satan21 ; saint

18 Notamment saint Cyrille, Grégoire de Nazianze et Salvlen de Marseille. Voir Raymond


Trousson, Socrate devant Voltaire, Diderot, et Rousseau, p. 13-14.
19 La métaphore athlétique, fort en honneur chez les Pères, notamment chez Chrysostome, est de
saint Paul (1 Co 9, 24-27).
20 Expression souvent utilisée par Chrysostome dans ses lettres pour décrire l'attitude que doit avoir
le vrai chrétien dans la souffrance. Voir par exemple la lettre XIII (VII) à Olympias, dans Lettres J
Olympias, seconde éd. augmentée de la Vie anonyme d'Olympias, Introduction, texte critique,
traduction et notes par Anne-Marle Mallngrey, Paris, Éditions du Cerf, 1968, p. 345.
21 Les premiers Pères, lorsqu'ils se réfèrent à Job, ont à l'esprit celui de la traduction grecque de
l'Ancien Testament, dite traduction des Septante. Ses principaux traits sont la soumission et le
respect pour les décrets de Dieu (voir par ex. Tertullien, De /a patience, XIV, Introduction, texte
critique, traduction et commentaire par Jean-Claude Fredoullle, Paris, Éditions du Cerf, 1984,
p. 107-109, ou saint Augustin, La cité de Dieu, texte latin et traduction française avec une
Introduction et des notes de Pierre de Labrlolle, Paris, Garnier Frères, s.d., 2 vol., vol. l, p. 35).
C'est un nouveau « Job» que révèle aux habitués du texte grec saint Jérôme lorsqu'II offre sa
traduction latine, la Vulgate, faite directement sur le texte hébraïque, au début du ve siècle. Celui-là
145

Paul encore, constant et plus fort toujours dans sa fol en dépit de (ou grâce à) ses
blessures, ses chaînes, ses condamnations, ses naufrages, ses persécutions incessantes
et multiples, {( ses afflictions de chaque jour, ses morts de chaque jour »22. Sans
oublier le modèle indépassable du Nazaréen, à la fois si proche de Socrate par son
statut de juste persécuté, et en même temps si dissemblable par son attitude dans
l'épreuve.

Telle que l'avaient décrite les évangélistes Mathieu, Marc et Luc dans leur récit de
la Passion 23, la posture du Christ devant ses juges et persécuteurs différait trop de
celle d'un Socrate pour que les auteurs païens et chrétiens résistent à la tentation de
les comparer l'un l'autre, les premiers pour établir la supériorité du modèle
philosophique sur celui de Jésus, les autres pour parer ces attaques et montrer le
caractère divin du second24 • Ce que relevaient surtout dans ce récit les ennemis du
christianisme, et dont ils tiraient argument pour prouver que Jésus ne pouvait être
d'essence divine était, outre sa faiblesse devant l'épreuve et l'ignominie de sa mise à
mort, son incapacité ou son refus de prononcer un discours éloquent devant ses
Juges au moment opportun, un discours par lequel il aurait confondu ses
accusateurs, affirmé sa supériorité sur les méchants et au moins aidé les magistrats à
prononcer un jugement équitable :

Pourquoi, conduit soit devant le grand-prêtre, soit devant le gouverneur, le


Christ n'a-t-il articulé aucune parole digne d'un sage, d'un homme divin? Il
aurait pu cependant instruire son juge et les assistants et travailler à les

était soumis aux coups de Dieu, celui-ci se montre fier et frOle le blasphèmej il exige notamment Que
Dieu et ses témoins reconnaissent son innocence et sa vertu au sein de son infortune.
22 Jean Chrysostome, « Éloge de saint Paul. Sixième homélie )), dans Œuvres completes, traduites
pour la première fois en français, sous la direction de M. Jeannin, Toulon, J. Mingardon, 1863,
11 vo!., vol. 3, p. 357.
23 Dans les Évangiles synoptiques.
24 Th. Deman a étudié ce phénomène dans Socrate et Jésus, p. 7-24.
146

rendre meilleurs. Il se laissa frapper, cracher au visage, couronner d'épines.


[ ...] Même s'il devait souffrir par ordre de Dieu, il aurait dO accepter le
châtiment, mais ne pas endurer sa Passion sans quelque discours hardi,
quelque parole vigoureuse et sage, à l'adresse de Pilate, son Juge, au lieu de
se laisser insulter comme le premier venu de la canaJlle des carrefours. 25

En refusant de se prêter, tout comme Socrate, à l'exercice apologétique et de


prononcer un beau discours établissant son innocence et sa dignité, sinon sa
majesté, Jésus se dérobait à son devoir d'accusé, causait du tort à un magistrat
disposé à le Juger de manière équitable, et provoquait son propre avilissement, son
silence appelant le mépris bien mérité de l'assistance. C'était là commettre au
moins deux bévues en regard du modèle du sage accrédité par la tradition
philosophique et illustré avec tant d'éclat par le Socrate de l'Apologie.

À ce double reproche, Origène riposta vigoureusement dans son Contre Celse: si


le Christ s'était tu devant ses Juges et n'avait pas même daigné répondre aux
fausses accusations portées contre sa personne, lui qui pouvait si facilement prouver
son innocence par la simple énumération de ses bienfaits et de ses miracles, c'est,
d'abord, que sa vie entière et sa conduite devant les Juifs étalent les meilleures des
réfutations qu'il pouvait offrir pour témoigner de son innocence; ensuite, que la
moindre parole de sa part devant un Pilate tout disposé à le relâcher l'eOt empêché
d'accomplir les volontés de Dieu qui exigeait son sacrifice; enfin, que l'exercice
apologétique était tout simplement au-dessous de Lui, cette tâche incombant

25 Porphyre, cité par Pierre de labriolle, 1.3 réaction paTenne, Paris, l'artisan du livre, 1934,
p. 270-271. Voici ce qu'allègue Celse contre le Christ: « Que si ce qui est advenu est arrivé parce
qu'il l'a bien voulu, si c'est pour obéir à son père qu'il a enduré d'être supplicié, il est clair que cet
accident, affectant un Dieu qui s'y soumet librement et de propos délibéré, n'a pu lui causer ni
douleur ni peine. Pourquoi pousse-t-il alors des plaintes et des gémissements et prie-t-il que le
dénouement qui l'effraie lui soit épargné: Ô mon père, s'il se peut, que ce calice s'éloigne de moi! »
(Celse, Le discours vr34 introduction et traduction de louis Rougier, Paris, Pauvert, 1965, p. 53.)
147

davantage à ses disciples et dépositaires de la bonne nouvelle26 • Par cette


argumentation en trois points, Origène se trouvait à justifier non seulement
l'énigmatique silence du Christ dans la persécution, mais encore la prise en charge,
par les auteurs chrétiens, de la défense de leur maître; il expliquait pourquoi Jésus
n'avait rien dit - ou rien de très positif - et surtout ce qui incitait les apologistes
du christianisme à ne pas l'imiter sur ce point précis, à se faire d'autant plus
loquaces et persuasifs qu'il s'était, Lui, montré silencieux.

Cette argumentation, Origène ne la créa pas de toutes pièces. Tout lecteur du


Nouveau Testament pouvait observer ce contraste saisissant entre un Christ quasi
muet au milieu des méchants d'une part, et des apôtres répandant au péril de leur
vie le message de ce dieu silencieux d'autre part. Au premier modèle diffusé par les
Évangiles synoptiques répondait, en contrepoint, celui des Actes des apôtres et des
ÉpÎtres, où brillait notamment la figure de Paul de Tarse, ce persécuteur devenu
porte-parole du Christ sur le chemin de Damas qui fit bien voir, lors de son procès
devant Bérénice et Agrippa (Ac 26), que les chrétiens pouvaient montrer autant,
sinon plus d'éloquence et de juste témérité devant leurs juges que les philosophes
du paganisme.

Ce deuxième modèle biblique, le saint, était pourvu de traits comparables à celui


du sage idéal. Confiant dans l'ordre providentiel et la justice de Dieu, ferme et
courageux dans l'épreuve, considérant, au rebours des gens un peu « lourds
d'esprit »27, la persécution et les souffrances humaines comme autant d'épreuves
bénéfiques, usant aussi habilement de la parole que de la plume pour convaincre les

26 Cette argumentation est développée principalement dans la préface de Origène, Contre Celse,
introduction, texte critique, traduction et notes par Marcel Borret, Paris, Éditions du Cerf, 1967,
5 vol., vol. 1, p. 65·69.
148

hommes de se confonner à la vertu et au bien, ce parfait chrétien avait toutes les


qualités requises pour séduire les élites du paganisme. Tel que décrit par les
apologistes du christianisme à l'aube du Moyen Âge, le saint, double loquace du
Christ, devenait une manière de sage amélioré, hautement compétitif, meilleur et
plus résistant à la souffrance.

Ni très sagef ni très sain4 le poète: Ovide et les écrits de rexil


L'accusation de lâcheté à laquelle le Christ eut à répondre par la voix de ses
apologistes, les philosophes la lancèrent, bien avant la naissance de Jésus, contre ce
compétiteur menaçant de la « scène culturelle» qu'était le poète. Panni les raisons
que fournit Platon dans la République pour le chasser de sa cité idéale - ou tout au
moins pour le tenir bien en vue et lui imposer le bâillon lorsqu'il dérape - figure
celle de l'incitation à la faiblesse et à la lâcheté28 • Pour faire plaisir au vulgaire qu'il
courtise et dont il épouse les idées erronées, le poète met dans la bouche des
grands hommes et des dieux des plaintes et des lamentations qu'on ne devrait
entendre, dans une cité gouvernée par la raison, que dans la bouche des femmes,
des esclaves et des lâches; ce faisant, il contribue à maintenir ses concitoyens dans
l'erreur, entretient cette idée (admise, mais fausse) que la souffrance et la mort
elle-même sont de terribles maux, et nuit aux visées éducatrices du philosophe qui
sait bien, lui, que la vie n'est pas un bien qui vaut d'être regretté.

Ce portrait hautement dépréciatif du poète, taillé exprès pour ternir le prestige


dont jouissent les enfants de Calliope dans la cité grecque, colle sans doute aussi
peu à la gent poétique dans sa grande diversité que celui du cc philosophe}), aux

27 Jean Chrysostome, Lettre d'exil, l, l, p. 57.


149

nombreux lettrés se réclamant de ce titre. Pourtant, les exemples ne manquent pas


de poètes geignards qui paraissent justifier les attaques de Platon. Parmi ceux de
l'Antiquité tardive qui connurent une grande fortune et que cooptèrent de
nombreux poètes persécutés par les pouvoirs à partir du XW siècle en France, il
faut faire une place de choix à Ovide29, l'auteur des Tristes et des Pontiques30,
relégué par Auguste aux frontières de l'empire romain et mort en exil, à Tomes,
sur les rivages scythes. Il est difficile d'imaginer un « lâche » aussi magnifique dans
son adversité. Car la faiblesse d'Ovide a au moins cette qualité qu'elle est assumée
et s'affiche de manière ostentatoire. Des centaines de vers qu'il écrit durant sa
relégation et qu'il envoie à Rome pour fléchir l'empereur, encourager ses amis à

28 Voir Platon, La république, III, 368d-388d et X, 604d-607d, introduction, traduction et notes


par Robert Baccou, Paris, GF-Flammarion, 1966, p. 138-140 et 370-372.
29 Cité par Pierre Abélard dans son Historia calamitatum, imité par Clément Marot dans ses épÎtres
d'exil à François 1er et à Marguerite de Navarre, chaudement pleuré par le Chateaubriand des
MartyrS, Ovide s'est imposé au fil des siècles comme la figure exemplaire du poète persécuté par le
Pouvoir. Voir Pierre Abélard, Histoire de mes malheurs (Historia Calamitatum), dans Lamentations.
Histoire de mes malheurs. Correspondance avec Héloïse, traduit du latin et présenté par Paul
Zumthor, note musicologique de Gérard Le Vot, Paris, Actes sud, 1992, p. 123-206; Clément
Marot, « Le Dieu Gard de Marot à la Court », Œuvres poétiques complètes, éd. critique établie,
présentée et annotée par Gérard Defaux, Paris, Bordas, coll. (( Classiques Garnier », 1990, 2 voL,
vol. 2, p. 133-135 (voir aussi ses épîtres (( XV. Au Roy» et (( XVII. À la Royne de Navarre »,
ibid., p. 111-116 et 118-123 où Marot s'inspire des Tristes); Antoine Léonard Thomas, Essai sur
les éloges (1773), dans Œuvres complètes de Thomas. Tomes 3-4, document électronique
numérisé par la BnF, reprod. de l'éd. de Paris, Desessarts, 1802, p. 117; Benjamin Constant, De
Madame de Staël et de ses ouvrages, dans Adolphe, anecdote trouvée dans les papiers d'un inconnu
[... 1, éd. rewe et augmentée d'un itinéraire biographique de Benjamin Constant, Paris, Garnier,
1968, p. 288; Chateaubriand, Les martyrs, livre septième, dans Œuvres complètes de
Chateaubriand, nouvelle éd. rewe avec soin sur les éditions originales, précédée d'une étude
littéraire sur Chateaubriand par M. Sainte-Beuve, Paris, Garnier Frères, 1861, 12 voL, vol. 4,
p. 111-112.
30 Ovide, Tristes, texte établi et traduit par Jacques André, Paris, Société d'édition (( Les belles
lettres », coll. (( Des universités de France», 1968; Pontiques, texte établi et traduit par Jacques
André, Paris, Société d'édition (( Les belles lettres », coll. (( Des universités de France », 1977.
Parmi les ouvrages de l'exil d'Ovide, on retiendra aussi le Contre Ibis, texte établi et traduit par
Jacques André, Paris, Société d'édition (( Les belles lettres », coll. (( Des universités de France»,
1963.
150

soutenir sa cause et obtenir son rappel, il n'en est pas un 31 qui chante son courage
ou sa fermeté dans l'épreuve. Tout au contraire, le portrait qu'il trace de lui-même
vise à provoquer, non l'admiration de son juge et de ses lecteurs, mais un
mouvement de sympathie ou de pitié pour le grand poète tombé qu'il est. Ces
procédés rhétoriques relevant du pathos que condamne Socrate dans l'Apologie
comme indignes d'un homme de bien 32, Ovide y recourt sans ménagement. Me
mlserum! clame-t-il à tout bout de vers, comme s'il voulait persuader son lecteur
qu'il n'y eut jamais homme plus malheureux que lui dans l'histoire des éprouvés. À
ses collègues les poètes à la recherche de tableaux pathétiques, il se désigne même
comme un sujet plus digne d'intérêt que les errances d'Ulysse :

Au lieu de chanter le roi du Nérite, doctes poètes, écrivez mes malheurs,


car j'ai subi plus de maux que lui. Il a erré de longues années dans un cercle
étroit entre les demeures de Dulichie et d'Ilion: moi, j'ai parcouru des mers
que séparent tous les astres et la colère de César m'a déporté sur les côtes
des Gètes.3 3

C'est peu de dire qu'Ovide s'exagère les périls qui le menacent et qu'il assombrit le
tableau de son exil 34; en fait, il s'invente un malheur tout à fait hors du commun,
capable de rivaliser avec ceux des héros de la mythologie et de faire impression sur
ses lecteurs qui connaissent peu ou mal les contrées où il est relégué. Et de même
qu'il crée un monde extraordinairement hostile au Romain policé qu'il est et que
sont les destinataires de ses écrits, de même il se compose un personnage plus faible

31 Ou très peu, tel celui-ci, l'un des derniers des Tristes adressé à sa femme : (( Tu te plains dans ta
lettre qu'un Je ne sais qui t'a dans une dispute appelée femme d'exilé. J'en ai souffert, non tant
parce qu'on médit de mon sort, car j'ai maintenant l'habitude d'être courageux dans le malheur,
que parce que, à toi surtout pour qui je ne voulais pas l'être, je suis une cause de honte, [... l.»
(Tristes, 5,11,1-7, p. 155; nous soulignons.)
32 Platon, Apologie de Socrate, 34c-35d, p. 163-165.
33 Ovide, Tristes, 1, 5, v. 57-59, p. 20. La comparaison se poursuit jusqu'au vers 85.
34 Voir Jacques André, « Introduction», ibid., p. XXIV et XXVI.
151

que nature, valétudinaire, anxieux, insomniaque, tout à fait impropre à vivre dans
l'univers sauvage et aride où il se voit conflné35 • De cette représentation littéraire
de lui-même, Ovide tire des avantages poétiques, car son regard d'homme faible,
comme mort de peur, saisit une multitude de détails susceptibles d'inspirer terreur
et pitié à ses lecteurs, des détails qui disent mieux la barbarie que le terme même
de barbare, telles ces flèches trempées dans du venin de vipère et du sang humain
que tirent sur les palissades de la ville les cavaliers scythes et qu'évoque Ovide dans
maintes épîtres et élégies36 • Partant, des avantages « argumentatifs}), car ces
tableaux hauts en couleur et en frayeur de la vie aux confins de l'Empire montrent
bien qu'un citoyen romain habitué à la sécurité, aux mœurs, à la langue et aux
douceurs de Rome ne saurait survivre dans un climat d'une telle rudesse où les
hommes ne connaissent de loi que la force brute37, et qu'à ce titre, l'ordre de
relégation prononcé par Auguste dans l'intention de punir le poète, mais sans le
tuer, équivaut à une condamnation à mort terriblement cruelle. Enfin, en refusant
résolument de tenir la posture d'un sage, en assumant même la part de honte
qu'implique une telle attitude 38, le poète met les destinataires de ses suppliques
dans l'obligation morale d'y répondre par leur soutien (ses amis) ou leur clémence
(Auguste et Tibère), le « fort}) ne pouvant mieux utiliser sa force qu'en portant

35 Voir par exemple ibid, III, 3.


36 Voir par exemple ibid, 4, l, p. 101.
37 (( Si je regarde les hommes, ce sont des hommes à peine dignes de ce nom, plus sauvages et plus
féroces que les loups. Ils ne craignent pas les lois, mais la jusdce cède à la force, et le glaive des
combats terrasse le droit vaincu. » (Ibid, S, 7, p. 148.)
38 À un correspondant qui essaye de lui insuffler courage par des maximes de philosophie, le poète
répond: « Quand tes leçons eurent bien affermi mon âme abattue et que j'eus pris les armes que
me donnait ton cœur, de nouveau l'amour de la patrie, plus fort que toutes les raisons, a défait
l'ouvrage de tes lettres. Que tu veuilles l'appeler piété ou faiblesse de femme, j'avoue le manque de
fermeté de mon cœur dans le malheur. » (Pondques, l, 3, p. 14.)
152

assistance au faible 39 ou en évitant de l'éprouver trop durement en dépit de ses


fautes.

Car Ovide avoue aussi facilement sa faiblesse que ses fautes et endosse, devant
l'auteur de son bannissement, toute la responsabilité de son châtiment4o • Celui qui
le frappe, cet empereur que le poète campe en Jupiter tonnant et foudroyant 41 , en
dépit de sa sévérité, n'est jamais accusé d'injustice ou menacé, comme les juges de
Socrate, de châtiments éternels s'il ne se montre pas clément. Ovide ne lui écrit pas
pour lui demander justice - justice a été rendue et bien rendue, dans l'optique
même de l'accusé -, mais pour obtenir son pardon et la commutation de sa peine.
De sorte qu'on peut difficilement parler, dans la relation Auguste/Ovide instaurée
par les Pondques et les Tristes, de persécution. Si Ovide trouve sa place chez les
persécutés exemplaires de l'imaginaire lettré, c'est moins parce que lui-même a
présenté l'empereur comme un méchant ou un juge inique, que parce que d'autres
écrivains, sans trop tenir compte de ce qu'écrit Ovide dans ses œuvres d'exil, en
ont fait l'incarnation exemplaire du poète persécuté par le pouvoir42 •

S'il ya bel et bien, dans certains poèmes de l'exil, un discours sur la persécution, ce
n'est jamais l'empereur qui est visé et qui se voit assigné la fonction de méchant,
mais des ennemis dont le poète tait le nom et qu'il accuse de convoiter ses biens et

39 Voir par exemple la demande d'assistance à Fabius Maximus dans Pontiques, 1, 2, p. 6-12.
40 Ovide procède à son autoaccusation dans plusieurs poèmes, tel celui-ci : « Si je suis privé du
visage de ma patrie et du vôtre, mes amis, et si Je me plains d'être ici chez les Scythes, ces deux
peines sont cruelles. Pourtant, j'ai mérité d'être privé de Rome; je n'ai peut-être pas mérité de vivre
en un tel lieu. Ah! que dis-je, insensé? J'étals digne de perdre aussi la vie, pour avoir offensé le divin
César. » (Tristes, 5, 10, 47-53, p. 154.)
41 Voici un échantillon des suppliques d'Ovide à l'empereur où ce dernier apparait pourvu des
Insignes de Jupiter: « Pitié, je t'en prie, dépose ta foudre, arme cruelle, arme hélas! trop connue du
malheureux que je suis. » (Ibid., Il, 179-180, p. 44.)
153

sa femme (Tristes, l, 6; 3, 11; 4, 9; S, 8), ou d'attenter à sa renommée par


jalousie (Pondques, 4, 16). C'est pour l'un de ces ennemis qu'il écrit, dans les
premiers temps de son exil (entre 10 et 12 après J.-C. )43, le Contre Ibis, un
poème de malédiction vouant l'exécré et sa famille à tous les maux et s'inspirant du
rite populaire de la defixio. L'intérêt de ce poème, pour notre propos, est qu'il
brosse un autre portrait du poète exilé. Non qu'Ovide s'y représente soudain
comme un homme fort - c'est un vieillard malheureux qui se vêt des habits du
combat et qui file la métaphore guerrière 44 -, mais le poète tombé qui s'y
exprime n'est plus tout à fait seul: en se tournant vers le ciel et en appelant à son
aide tous les dieux qui y perchent45, il se dote d'un puissant appui dans le combat
sans merci qu'il engage. Il acquiert soudain, grâce à cette communauté divine qu'il
rassemble autour de lui par sa deuotio, une certaine tenue et un air de confiance
absents des Tristes et des Pondques. Sa voix n'est plus celle de l'élégiaque,
tremblante, plaintive et sans assurance, mais celle du prêtre branché sur l'au-delà et
accomplissant un rite sacrificiel, persuadé de l'efficace de son verbe: ({ Je le
maudis, moi, celui que j'entends par Ibis et qui sait avoir par ses forfaits mérité ces
imprécations. Sans retard, je serai le prêtre qui ratifiera les vœux formulés. »46 Sans

42 Voir surtout Chateaubriand, Les martyrs, dans Œuvres complètes de Chateaubriand, vol. 4,
p. 111-112.
43 Pour une étude détaillée des sources et la datation du poème, nous renvoyons à
1'(( Introduction» de Jacques André au Contre Ibis, p. V-XLIV.
44 (( [Ibis] ne souffre pas que, relégué aux lieux glacés où se lève l'Aquilon, je demeure oublié dans
mon exil; le cruel irrite des blessures qui demandent le repos et profère notre nom dans tout le
Forum; à celle qu'un pacte éternel associe à ma couche il ne permet pas de pleurer la mort d'un
époux et, tandis que j'embrasse les débris de mon navire, il me dispute les planches de mon
naufrage; au lieu d'éteindre les flammes jaillissantes, ce pillard cherche sa proie au cœur de
l'incendie. Il s'efforce d'affamer ma vieillesse exilée. » (Ibid, v. 11-19, p. 4-5.)
45 « Dieux de la mer et de la terre et vous, qui, plus heureux, régnez avec Jupiter entre les pôles
opposés, vers moi, je vous prie, vers mol tournez toutes vos pensées et donnez du poids à mes
vœux. [ ... ] Tous, agréez point par point à mes désirs et qu'aucun de mes vœux ne soit stérile. »
(Ibid, v. 65-70 et 87-88, p. 7.)
46 Ibid, v. 95-97, p. 8.
154

avoir tout à fait quitté les haillons du poète en exil et renoncé à inspirer la pitié,
Ovide renoue ici avec la représentation du vates et retrouve, à travers le rite
traditionnel de la malédiction, une part de la dignité du sacerdoce poétique.

De l'art de transiger avec 11ndicible au Moyen Âge


Des attitudes du sage, du saint et du poète dans la persécution, ce sont surtout les
deux premières qui emportent les suffrages de l'élite cultivée du Moyen Âge, et les
discours sur la résistance à la souffrance qui acquièrent pour plusieurs siècles valeur
hégémonique. C'est un phénomène que les historiens de la douleur47 ont remarqué
à l'examen des documents et des œuvres de cette période: la douleur physique y
apparaît comme un signe de déchéance et le héros - philosophe, martyr ou
chevalier -, au milieu des tourments, doit paraître ignorer le mal qui l'assaille.
Autrement dit, la majorité de ceux qui ont accès à la culture admettent et
remotivent ce lieu commun voulant que l'homme supérieur ne s'émeut pas devant
ses persécuteurs.

Si forts, si légitimes que soient durant le Moyen Âge les discours qui, tel le
chrétien, réactivent ce lieu commun, on ne doit pourtant pas croire que les lettrés
aient pour autant fait le silence sur leurs souffrances propres et qu'ils aient, lorsque
confrontés personnellement à la persécution, remis héroïquement leur cause entre
les mains du grand Juge sans en appeler obliquement à la justice des hommes. La
souffrance trouve généralement des voies détournées pour s'exprimer et les lettrés,

47 Voir Georges Duby, cc Réflexions sur la douleur physique au Moyen Âge», dans E. Grabska
(dir.), La souffrance au Moyen Âge (France, XII-XV s.), actes du Colloque organisé par l'Institut
d'études romanes et le Centre d'études françaises de l'Université de Varsovie, Varsovie, Éditions de
l'Université de Varsovie, coll. cc Cahiers de Varsovie», t 988, p. t 5- t 9, de même que Roselyne
Rey, Histoire de la douleur, postface de J. Cambier, postface inédite de J.-L. Fischer, Paris, La
Découverte & Syros, coll. cc La Découverte poche »,2000 (première éd., t 993), p. 58-60.
155

des moyens pour s'accommoder des tabous. Ainsi, tout en admettant avec les
historiens qu'une certaine forme d'interdit semble peser sur l'expression de la
douleur, on doit en même temps remarquer que les lettrés disposent d'une
panoplie de procédés littéraires pour contourner cet interdit48, dire leur mal sans
avoir trop l'air d'y succomber et produire des témoignages écrits de leurs
souffrances sans paraître pour autant contrevenir à la règle de conduite de l'homme
supérieur.

Boèce en fait la démonstration dans son ultime ouvrage, le De consolatlone


phllosophlae49, rédigé peu avant sa mort, en 424, dans une prison de Pavie. Par le
détour de la fiction, l'auteur de la Consoladon trouve à la fois le moyen de
dénoncer comme un objet de scandale l'iniquité du tribunal sénatorial devant lequel
il a comparu et qui l'a condamné à mort, et en même temps de poser, tout comme
Socrate avant lui, en philosophe accompli capable de s'élever au-dessus de ces
contingences. Cette Consolation prend en l'occurrence la forme d'un dialogue fictif
entre une figure féminine personnifiant la sagesse antique, la Philosophie, et
l'auteur, Boèce, initialement présenté comme un « malade» dominé par le
sentiment de sa souffrance et que le dialogue, sorte de clystère de l'âme, a pour
fonction de délivrer de son mal. À cet initié aux philosophies d'Élée et de
l'Académie que la souffrance a égaré hors des sentiers du vrai et qui pleure
lâchement son revers de fortune comme un homme du commun, Dame Philosophie
rappelle tout ce qu'il sait déjà - que te monde est dirigé par Dieu et qu'aucun
événement n'est soumis aux accidents du hasard; que la souffrance entre donc dans

48 Voir l'analyse des récits hagiographiques et des romans de chevalerie proposée par Michel Zink,
(( L'angoisse du héros et la douleur du saint. Souffrance endurée, souffrance contemplée dans la
littérature hagiographique et romanesque (XW-XlIIe siècle) )), dans E. Grabska (dir.), La souffrance
au Moyen Âge, p. 85-98.
156

les plans de la Providence divine et qu'elle a une fin; qu'elle est une épreuve pour
les honnêtes gens et une punition pour les méchants; que ceux qui commettent une
injustice sont plus malheureux que ceux qui la subissent; qu'il n'y a, en somme, et
en dépit des apparences, aucun mal sur la terre. Ce faisant, elle lui fait cc prendre de
la hauteur »50, l'amène à modifier son regard sur sa souffrance propre et lui donne
les moyens de se cc consoler» de sa misère.

Par ailleurs, qui ne retiendrait de cette Consolation que sa visée cc consolatrice »


passerait peut-être à côté de l'essentiel. Sans nier en effet que l'ouvrage, écrit dans
la solitude du cachot, a pu jouer une fonction thérapeutique en amenant Boèce à
mobiliser l'ensemble de ses souvenirs de lectures pour les retourner contre son
désespoir, on doit noter qu'il y a plus dans la Consoladon qu'un simple journal de
détention. Celle-ci, comme l'a remarqué Marc Fumaroli dans sa préface à la
récente édition Rivages 51 , participe d'une mise en forme extrêmement soignée où
l'auteur manifeste tout à la fois ses talents poétiques - le dialogue étant
entrecoupé de morceaux versifiés d'une grande intensité -, une connaissance et
une maîtrise approfondies des formes littéraires en vogue 52 ainsi que des doctrines
philosophiques de l'hellénisme païen. Ce travail sur la forme et ce déploiement de
toutes les ressources de l'héritage culturel grec a forcément quelque chose à dire de
celui qui, au fond de sa geôle, se prête à une telle démonstration de savoir et de
savoir-faire. On peut dire que la Consolation a ici pour fonction de mettre en

49 Boèce, Consolation de la Philosophie, préface de Marc Fumaroli, traduit du latin par Colette
Lazam, Paris, Rivages poche, coll. « Petite blbllothèque)J, 1989.
50 Ibid., p. t 51.
51 Ibid., p. 7-40.
52 Le De Consolatione utilise une forme très répandue dans la dernière époque de l'Antiquité, celle
de la « Satura mennipea)J qui consiste dans une composition alternée de prose et de vers. Voir
François Jean Sulowski, « Les sources du "De consolatione Philosophiae" de Boèce)J, Sophia,
vol. 25, nOS t -2, t 957, p. 76-85, notamment p. 78.
157

valeur la qualité de son auteur, de lui donner une revanche sur son principal
bourreau, le monarque illettré, sur le terrain même de la pensée et de la culture, où
ce dernier ne peut le suivre. En léguant un ouvrage ostentatoirement ouvragé,
Boèce souhaite montrer au public romain et à la postérité qu'il sut, au sein même
de la douleur, défaire par la force de son esprit les barbares qui soumirent son
corps à la torture.

Pourtant, si la Consolation se soutient d'une telle visée promotionnelle, on peut


s'étonner de ce que Boèce choisisse d'apparaître, à travers son « double}) du
dialogue, en position d'infériorité, non comme un philosophe en pleine maîtrise de
ses émotions et de ses propos, mais comme un malade s'abandonnant aux plaintes
et aux pleurs53, comme un poète pour tout dire. Comment expliquer que ce
maître de la culture antique, dont tout indique qu'il est encore, au moment de
rédiger son ouvrage, en pleine possession de ses moyens intellectuels, qui a tout
avantage à paraître tel et ne peut ignorer que le sage ne s'émouvra pas dans
l'adversité, se donne le moins beau rôle dans une fiction dont il est lui-même
l'auteur? Ne serait-ce pas précisément que, dédouané par ce statut de malade,
Boèce peut jouer du pathos sans conséquence, dévoiler tous les détails de sa
persécution sans passer pour lâche et reprendre sur de nouveaux frais, devant le
tribunal des lecteurs qu'il courtise par-dessus l'épaule de la Philosophie54, le procès
qu'il perdit devant Théodoric et le sénat? Selon cette hypothèse que nous
retiendrons ici, la fiction du philosophe malade de l'âme posée dès l'ouverture de la
Consolation remplit une fonction avant tout pragmatique: rendre acceptable
l'attitude médiocrement exemplaire du philosophe en quête de justice, s'abaissant

53 Consolation de la Philosophie, livre premier, § 1 et suivants, p. 45 et suiv.


54 Cette communauté de sages à laquelle le « malade» expose son « affaire» et déclare s'en
« remettre » (ibid., § 8, p. 57).
158

un moment jusqu'à demander aux hommes de prendre son parti, quand il devrait
savoir - la Philosophie le lui « rappellera », mais seulement après qu'il aura exposé
longuement son affaire 55 - que le vrai philosophe est au-dessus de cette justice
humaine, aveugle, qui prend si souvent le parti du fort contre le juste. La mise en
scène de 1'« égarement» fait passer cette faiblesse momentanée du grand homme.

C'est avec une maîtrise non moins consommée des formes et procédés littéraires
que Pierre Abélard, dans la première moitié du xne siècle, rédige l'histoire de ses
(( meschances »56 et formule, sans paraître déchoir de sa dignité de clerc, d'abbé et
de grand philosophe, ses plaintes et griefs contre ses persécuteurs. Pas plus que le
De consolatione, l' Historia calamitatum d'Abélard n'affiche extérieurement les
signes de l'apologie, de la complainte ou de la requête : elle se présente de prime
abord comme une épître consolatrice adressée à un (( ami » lui-même éprouvé par
le sort. Pour consoler ce malade de l'âme sur qui les discours de raison n'ont eu
aucun effet, Abélard propose de lui narrer l'histoire de ses propres infortunes, afin,
dit-il, que son correspondant puisse se former une idée plus juste de ses épreuves et
voir qu'elles sont de peu de poids devant l'immensité des maux soufferts par
l'illustre philosophe 57 depuis son arrivée à Paris jusqu'à ses plus récents démêlés
avec les moines de l'abbaye de Saint-Gildas qu'il dirige.

55 Livre premier, § 8 et 9, ibid., p. 53-62.


56 Terme utilisé par Jean de Meun au XIIIe siècle pour traduire (( calamitas )) (voir Jean de Meun,
Traduction de la première épÎtre de Pierre Abélard [Historia calamit1tl1m], éditée par Charlotte
Charrier, Paris, Honoré Champion, 1934, p. 61). Les traductions modernes traduisent le même
terme par « infortunes)) ou « malheurs)) (Pierre Abélard, Histoire de mes malheurs [Historia
Calamit1tum], dans Lamentations. Histoire de mes malheurs. Correspondance avec Héloïse [éd. de
Paul Zumthor], p. 143; idem, Histoire de mes malheurs, traduit du latin par M. R. L'Abbé, révision
de la traduction, notes et postface par Jérôme Vérain, Paris, Éditions Mille et une nuits, 2001,
p. 7.) La traduction utilisée pour les citations en français moderne est celle de Paul Zumthor.
57 « Il est souvent plus aisé de toucher le cœur d'autrui par l'exemple que par des discours. Aux
faibles consolations que je vous présentai durant notre entretien, j'ai résolu de joindre par écrit le
récit, réconfortant pour vous, de mes propres malheurs. Vous comparerez ainsi mes épreuves aux
159

Il importe peu de savoir en l'occurrence si cet ami inconsolable, prestement évacué


de la scène narrative au profit du personnage d'Abélard, a pu désigner à l'origine
quelque individu en chair et en os58. Ce qu'il faut surtout noter est qu'Abélard
parvient, par le détour de l'épître consolatrice, à « placer » sa propre histoire, et
une histoire essentiellement tournée vers ses infortunes personnelles. La figure de
l'ami en quête de consolation et la tradition épistolaire fournissent à
l'« autobiographe » un prétexte pour parler de lui - la lettre à un ami autorise le
discours sur soi - et pour justifier le récit de ses persécutions - l'affliction d'autrui
appelant comme naturellement ce « récit-remède ».

S'avançant en terrain autobiographique sous le masque de l'épistolier bienfaisant et


désintéressé, Abélard paraît d'autant moins enclin à se plaindre de l'injustice des
hommes et faire preuve de complaisance pour ses malheurs propres qu'il fait, avant
de clore son épftre, ouvertement profession de se soumettre à la Providence divine
et invite son correspondant à faire acte de soumission à son exemple : si Dieu
autorise la persécution de ses serviteurs, lance-t-ll après avoir cité les Écritures, c'est
soit qu'ils ont péché et qu'II cherche à les ramener à Lui en les châtiant, soit encore
qu'II souhaite les éprouver pour accroître leur mérite :

vôtres et, reconnaissant Que celles-cl sont relativement bien peu de chose, vous les trouverez plus
tolérables. » (Pierre Abélard, Histoire de mes malheurs [Historia CalamitatumJ, p. 143.)
58 l'histoire de l' H/storla calam/tatum, tout comme celle de la Correspondance entre Abélard et
Héloïse dont elle est la première pièce, est relativement complexe. Il n'est pas impossible Que cette
première épître ait été rédigée en plusieurs étapes et Qu'elle ait subi des retouches, soit par Abélard,
soit par HéloTse entre les mains de laquelle l' Historia calam/tatum serait «tombée}} par hasard
Quelques années après sa rédaction, soit encore par les moniales du monastère du Paraclet dont
Abélard fut le fondateur et Hé/oTse, l'abbesse. Pour l'histoire détaillée des manuscrits, voir Eric
Hicks, La vie et les espistres. Pierres Abae/alt et Heloys sa fame, traduction du XIW siècle attribuée
à Jean de Meun, avec une nouvelle édition des textes latins d'après le ms. Troyes BibI. mun. 802,
Paris, Honoré Champion, 1991, 2 vo!., vol. l, p. XVII-lIX.
160

Encouragés par ces enseignements et ces exemples, efforçons-nous donc de


supporter les coups du sort avec d'autant plus de sérénité qu'ils seront plus
injustes. Ne doutons pas que, s'ils n'accroissent nos mérites, ils contribuent,
du moins, à quelque expiation. La Providence divine préside à notre
existence entière. Rien n'arrive par hasard ni sans permission de la Bonté
toute-puissante: cette pensée doit suffire à consoler le fidèle dans ses
épreuves. 59

Ce discours de soumission qui subordonne l'action des méchants à la volonté divine


relève d'une concession à l'acceptable doxique du Moyen Âge: Abélard montre
par là qu'il sait, en grand homme et bon chrétien qu'il est, replacer ses infortunes
dans un ordre global et harmonieux, celui de la Providence divine. Mais ce même
discours, tout en donnant le change de l'orthodoxie et en conférant à l'auteur les
dehors d'un excellent chrétien, reste marginal par rapport au récit d'infortunes qui
le précède et qui insiste fortement sur l'envie qu'excite autour de lui l'homme de
mérite:

Mes succès provoquaient, chez ceux de mes condisciples que l'on tenait
pour les plus habiles, une indignation d'autant plus grande que j'étais le plus
jeune et le dernier venu aux études. C'est d'alors que je date le début des
infortunes dont je suis aujourd'hui encore la victime. Ma renommée
grandissait de jour en jour: l'envie s'allumait contre moi. 60

Ce nouveau succès provoqua chez le vieil Anselme [grand maître de


théologie] une violente jalousie. Il céda aux instigations malveillantes dont
j'étais l'objet, et entreprit de me persécuter pour mon cours d'exégèse
comme l'avait fait autrefois Guillaume pour la philosophie. 61

59 Pierre Abélard, Histoire de mes malheurs (Historia Calamitatum), p. 205.


60 Ibid, p. 144.
61 Ibid, p. 151. La castration du héros, à la suite de son mariage avec Héloïse, est aussi replacée
dans une semblable chaîne lOgique, la perte de sa virilité étant le prix à payer pour la conquête
d'une femme d'un esprit supérieur. Voir Ibid, p. 153 et suiv.
161

En liant les uns aux autres les épisodes de conquête et de persécution et en faisant
de ces dernières les conséquences des premières, l'auteur de l' Historia ca/amit3tum
démontre, mais sans l'énoncer explicitement, que la persécution dont il fait et a
toujours fait l'objet répond à une logique immanente - celle de l'envie -
relativement indépendante de la volonté divine, démonstration dont il atténue le
caractère audacieux avant de clore son épître en recourant aux figures de
soumissions et maximes traditionnelles sur le malheur de la persécution.

Ce qu'il évite tout aussi bien de formuler de manière explicite, mais que les lecteurs
visés de l' Historia devaient déchiffrer sans peine, était une demande de protection
contre ses ennemis qui n'attendaient alors qu'un faux pas de l'influent abbé de
Saint-Gildas pour le proclamer hérétique. Selon les événements qui sont rapportés
dans l'épître, notamment les attentats commis par les moines de Saint-Gildas contre
leur abbé, l'époque de rédaction de l' Historia coïncide en effet avec celle de la
fuite d'Abélard de l'abbaye qui lui a été confiée. En incluant, dans le récit de ses
infortunes, l'histoire de cette persécution en attente de conclusion - le
protagoniste échappera-t-il aux poursuites abbéicides de ses « fils})? -, Abélard
cherche à la fois à justifier son départ de l'abbaye et à provoquer chez ses amis et
protecteurs un mouvement de générosité et de solidarité pour un héros désormais
sans reproche, que les malheurs de sa jeunesse ont corrigé et qui n'aspire plus qu'au
service de Dieu. En ne fournissant aucune justification immanente ou transcendante
de cette nouvelle série d'attaques, en ne présentant l'hostilité de ses moines comme
la conséquence d'aucun péché ni d'aucune conquête, mais seulement d'un désir de
bien faire et de faire le bien62, Abélard signifie à qui veut l'entendre qu'il est
innocent des crimes dont on ne manquera pas de le charger après sa fuite de Saint-

62 En inculquant la discipline à des moines qui se livrent à toutes sortes de désordres.


162

Gildas63 et qu'il est juste que les puissants prennent son parti contre ses
persécuteurs. Ainsi, sans jamais avoir l'air de se plaindre, comme un homme du
commun, des infortunes dont la Providence divine l'a chargé, non plus que de
demander assistance comme un lâche qui craint les tourments, Abélard trouve
moyen de faire connaître les souffrances qu'il a eu à subir en raison de son mérite
propre et à en appeler discrètement à la Justice des hommes pour le soutenir dans
ses nouvelles épreuves.

Un persécuté suppliant: le poète desconforté


o miserable fortune des gens sçavants et
eloquentz.
Etienne Dolet64

Après le xne siècle, la valeur accordée à l'expression de la douleur - et à son


refoulement - se modifie sensiblement. À côté des héros de la chevalerie et de la
dévotion qui endurent avec patience ou indifférence leurs tourments et dont la
chanson de geste et les recueils d'hagiographie entretiennent le culte jusqu'aux
abords du XVIe siècle65, apparaissent de nouveaux types humains caractérisés au
contraire par leur « passion» et leur volonté d'en assumer publiquement la

63 « Le même motif qui poussa [saint Benoît] à abandonner ses fils pervers m'engageait à suivre
l'exemple d'un tel Père. Aussi bien, en m'exposant à un péril certain, plutôt que de donner à Dieu
une preuve d'amour, je le tenais témérairement; on verrait en moi l'auteur de ma propre perte. ))
(Ibid., p. 201.)
64 (( Estienne Dolet à Monseigneur Castella nus evesque de Tulle Salut )), Préfaces françaises, textes
établis, introduits et commentés par Claude Longeon, Genève, librairie Droz, 1979, p. 77-78.
65 Il faut tenir compte des rééditions nombreuses des best-sellers du Moyen Âge, telle la Légende
dorée qui connut, selon Brenda Dunn-Lardeau, (( un succès éclatant en France)) jusqu'en 1557
(Jacques de Voragine, La légende dorée, éd. critique, dans la révision de 1474 par Jean Batallier,
d'après la traduction de Jean de Vignay [1333-1348] de la Legenda aurea [co 1261 -1266]
publiée par Brenda Dunn-Lardeau, Paris, Honoré Champion, 1997, p. 10.)
163

représentation. Tel est par exemple Louis IX66, roi volontiers pleureur que ses
contemporains considèrent déjà comme un saint et qui, à travers ses jeQnes
réguliers et ses mortifications, fait de sa souffrance un spectacle et signifle que
l'homme pieux ne gagne rien à la dérober au regard de Dieu et de ses semblables.
Tel est, sur un autre plan, ce même Jésus de la Croix dont saint Louis fait son
modèle et qui se substitue progressivement dans l'iconographie religieuse au Christ
en Gloire, Impassible et royal, du premier christianlsme67 • Plus près des hommes et
de leurs maux, ce nouveau Christ au corps tordu par les souffrances que profilent
de nombreuses œuvres picturales du XIve au XVIe siècle atteste que la douleur,
d'indicible qu'elle était, accède à l'ordre des représentations.

L'apparition sur la scène publique de telles figures et la légitimité qu'elles confèrent


à l'expression de la souffrance ne sont pas sans conséquence sur les discours de la
persécution auctorale. Dès lors en effet qu'un roi pleure en public et fait profession
de martyr, les lettrés qui ont quelque sujet de se plaindre de leur sort n'ont plus
d'aussi bonnes raisons de contenir leur chant de désolation et de voiler, sous des
dehors d'indifférence, leurs demandes d'assistance aux puissants.

La figure même du Christ peut s'avérer, dans ces entreprises de persuasion, d'une
grande utilité. En témoignent par exemple les poèmes commandés à Rutebeuf pour

66 Sur louis IX comme adepte de la souffrance, on lira l'article de Jacques le Goff intitulé « Un roi
souffrant: saint louis », dans E. Grabska (dir.), La souffrance au Moyen Âge, p. 51-71, ainsi que
Claude Gauvard, La France au Moyen Âge du Vau XV siècle, Paris, PUF, 1996, p. 282-291.
67 l'image du Christ en croix, Qui remplace la représentation traditionnelle du Christ de l'Ascension
et du Trône, s'impose vers le XIe siècle, en même temps que se constitue le culte marial. les
premières images du Crucifié donnent à voir un Christ aux yeux fermés, comme insensible à la
douleur à laquelle le soustrait sa nature divine. C'est seulement au XIIe siècle que les yeux du Christ
s'ouvrent et dans les siècles suivants Que son visage et son corps se tordent dans les affres de la
douleur. Voir Galienne Francastel, Le droit au trône: un problème de prééminence dans l'art
164

la défense de Guillaume de Saint-Amour, maître de l'Université et chef du parti


séculier frappé par le tribunal romain, avec l'accord de Louis IX, en 125668 • Dans
« La complainte de maître Guillaume de Saint-Amour», Rutebeuf fait de l'exilé
une victime de la vérité punie pour avoir tenu tête aux puissants et assimile, par le
relais de citations bibliques, son infortune à celle du Christ de la croix69 • Le poète
réemploie ainsi, au profit d'un farouche ennemi des ordres mendiants protégés par
saint Louis 70, la figure hautement valorisée par le roi lui-même du Christ en
douleurs. Pareilles manœuvres argumentatives ne sont pas rares dans la poésie des
siècles suivants. L'auteur anonyme d'une pièce intitulée Le prisonnier desconforté
et composée dans les prisons du château de Loches vers 1488, se jugeant innocent
des crimes qu'on lui impute et jurant qu'il paye pour les fautes d'autrui, magnifie
son « sacrifice» (bien involontaire) en se présentant comme un pélican 71 , animal

chrétien d'Occident du Ive au XIf siècle, Paris, Klincksieck, 1973, coll. « Le signe de l'art",
p. 299-329, notamment 306-307.
68 Premier leader des séculiers dans la querelle de l'Université, Guillaume de Saint-Amour est cité à
comparaître devant le tribunal de Rome par les frères prêcheurs (Dominicains) en mars l256. À
son arrivée, son ouvrage De Periculis (violente diatribe contre les ordres mendiants) a déjà été
condamné et le pape lui interdit de rentrer en France. En dépit de l'intervention de Rutebeuf,
probablement recruté à titre de polémiste à gages par le parti des séculiers, Saint-Amour finit ses
jours sur ses terres, à Saint-Amour (Jura), en « exil" (si on se place du point de vue de Rutebeuf et
des clercs parisiens). Voir Michel Zink, « Introduction ", dans Rutebeuf, Œuvres complètes, vol. l,
p. 6- 19.
69 Cette assimilation s'opère par le biais d'un verset des Lamenûtions de Jérémie que cite Rutebeuf
dès l'ouverture de sa complainte et qui, à l'époque, était utilisé par la liturgie du temps pascal. Le
verset est le suivant :
Vos qui aleiz parmi la voie,
Aresteiz vos et chacuns voie
C'iI est deleurs teiz corn la moie.
(Rutebeuf, Œuvres complètes 1, p. l46. Voir la note de Michel Zink, ibid., p. 476.)
70 Dans son TraCt1tus de perlculis novissimorum temporum ex Scripturis sumptis, Guillaume de
Saint-Amour cherche à montrer que les nouveaux ordres annoncent la fin des temps et la venue de
l'Antéchrist. Voir l'Introduction de Michel Zink, ibid., p. 9.
71 Moy, povre pecheur, publican,
Qui de franchise suis delivre,
Suis samblable au pelllcan
Qui soy mesme à mort se livre
Pour ses possins faire revivre :
165

dont le Moyen Âge a fait le symbole du Christ rédempteur au gré d'une légende
voulant qu'il nourrisse ses petits avec sa chair et son sang72 • En invoquant le
substitut symbolique de Jésus, notre poète atténue le caractère blasphématoire de
sa comparaison sans renoncer pour autant à s'accaparer une part de sa majesté.
Puis ce sont, au début du XVIe siècle, les poésies carcérales d'un autre poète
({ desconforté» réunies en un volume intitulé Les fortunes et adversltez de Jean
Regnler73 et ornées d'une série de gravures sur bois, la première donnant
précisément à voir, sous le titre et le nom de l'auteur, un Christ en croix dont les
plaies saignent abondamment (voir annexe 2). Située à l'orée du texte, entre le
nom de l'auteur et ses vers, ce fragment du paratexte inscrit les lamentations
poétiques de Regnier sur l'horizon sacré de la Passion christique et en fait comme
l'écho du {{ EIi, EIi, lema sabaqthani »74. L'image, ici, remplit une fonction similaire
à celle de la citation dans la complainte de Rutebeuf ou du parallélisme poète 1
pélican dans le poème du Prisonnier desconforté: elle opère la jonction entre un
lettré en situation de souffrance et le grand modèle chrétien du Juste persécuté, et
place les plaintes du premier sous la protection symbolique du second.

Hautement prisée et cooptée à la fin du Moyen Âge en raison de son pouvoir de


légitimation, la figure du Crucifié perd pourtant du terrain à partir de la deuxième

(Nature contraint volenté)


Mesme s'ocist, son sang leur livre
Pour les retenir en santé.
(Le prisonnier desconforté du château de Loches, poème inédit du xve siècle avec une
introduction, des notes, un glossaire et deux fac-similés, Paris, Slatkine Reprints, 1975, rélmp. de
l'éd. de Paris, 1909, p. 15.)
72 Cette représentation du Christ-Pélican se maintiendra tout au long de la Renaissance. Voir par
exemple la ballade « De la Passion de nostre Seigneur Jesuschrist » de Clément Marot, dans Œuvres
poétiques, vol. 2, p. 124-125.
73 Jean Régnier, Les fortunes et adversitez de Jean Regnier, texte publié par E. Droz, Paris, Librairie
ancienne Édouard Champion, 1923.
166

moitié du XVIe siècle. Les lettrés n'en continuent pas moins, dans leurs écrits de
désespérance, à convoquer le Christ et à lui demander assistance, mais c'est de
moins en moins comme parangon de la souffrance et alter ego du persécuté qu'il y
paraît. Un poète comme Clément Marot fait déjà jouer tout autrement la
représentation du Christ. Dans son Enfer, composé (( en la prison claire, et nette de
Chartres »75, c'est le prince temporel, François 1er, qui se voit assigner les attributs
christiques. Les attributs, partant la majesté, mais aussi la fonction ou les devoirs.
En effet, si le roi est bien (( comme CHRIST »76, il doit le montrer en imitant le
Sauveur qui, après son agonie, descendit dans les mondes infernaux pour en tirer
les Justes qui y étaient retenus prisonniers77; il doit, lui aussi, frapper aux portes
des enfers - les prisons de son royaume - pour en libérer le poète qui y croupit,
(( fasché d'ennuy, consolé d'esperance »78. La conclusion du drame dont L'Enferse
veut la transposition allégorique est donc en avant, dans un futur où coïncident le
salut des innocents en général et la libération du pauvre rimeur persécuté en
particulier.

74 « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?», selon le psaume 22, 2 repris par le
Christ sur la croix (Mt, 27, 46). La traduction utilisée est celle de la TOB.
75 Sur la demande de Louis Guillard, l'évêque de Chartres, que les amis du poète avait sollicité,
Marot venait d'être transféré du Châtelet dans cette ville. Il y jouissait vraisemblablement d'une
relative liberté et n'attendait, pour retourner à Paris, que les lettres de rémission de François 1er.
C'est là qu'il aurait composé son Enferqui ne fut cependant imprimé que plusieurs années plus tard,
en 1539, non sans avoir circulé sous forme manuscrite auparavant. Sur cet épisode et les causes de
l'emprisonnement, voir l'introduction de Gérard Defaux, dans Clément Marot, Œuvres poétiques
complètes, vol. l, p. LXI-LXV.
76 Clément Marot, (( L'Enfer de Marot», dans ibid., vol. 2, p. 32.
77 Selon l'Évangile de Nicomède, qui en offre la narration la plus complète, la descente du Christ
aux Enfers a pour but d'en libérer les patriarches et les prophètes de l'Ancien Testament. Voir
Nadine Bismuth, (( Le jeu du paratexte : Le second enfer d'Étienne Dolet», mémoire de maîtrise,
Département de langue et littérature françaises, Université McGiII, 1999, p. 89-96.
78 Clément Marot, (( L'Enfer de Marot», dans Œuvres poétiques complètes, vol. 2, p. 33.
167

Un persécuté dangereux: le grand homme outragé


Prends garde, prends garde, pour les
méchants je suis intraitable, et contre eux
je lève mes comes toujours prêtes [ ... ].
Penses-tu Que, si l'on me mord d'une dent
empoisonnée, je vais, sans me venger,
pleurer comme un enfant?
Horace, Épodeil9

C'est tout naturellement qu'on imagine le lettré persécuté dans la posture du


suppliant, demandant pardon ou quêtant la protection des puissants, disposé à se
répandre en rimes larmoyantes ou à rire de force de ses infortunes, pourvu qu'on
veuille bien l'aider à y mettre fin. On l'Imagine peut-être moins en homme violent,
et encore moins en agresseur. Et pourtant.

Il ne faut pas oublier que, par-delà ces lecteurs « bienveillants}) que le persécuté
pose en juges de sa cause, se profilent le visage et les discours menaçants du
persécuteur, supposé à l'origine de sa souffrance. Cet Autre, le Méchant, parce
qu'II cherche à briser le lien de confiance et de connivence entre la victime et ses
juges, doit être confronté, démasqué, désarmé, neutralisé, en un mot: violenté.
D'où ces cliquetis de mots que font souvent entendre, entre deux sanglots, les
discours de persécution:

Mais toi, cruel, qui m'as foulé aux pieds quand J'étais à terre, autant que le
permet, las! mon malheur, je serai l'ennemi que tu mérites.
L'eau cessera d'être contraire aux flammes, le soleil et la lune uniront leurs
clartés [ ..• ] avant que, déposant les armes, je renoue avec toi, misérable, les
relations rompues par tes méfaits. 80

79 Horace, Œuvres. Odes, chant séculaire, épodes, S3tires, épÎtres, art poétique, traduction,
introduction et notes par François Richard, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, p. 134.
80 Ovide, Contre Ibis, p. 5. Voir aussi Martial: «Tu as beau aboyer après mol sans tin et sans
répit, tu as beau me poursuivre de tes glapissements obstinés, je suis bien décidé à te refuser cette
gloire Que tu recherches depuis longtemps: lire ton nom dans mes petits volumes, à Quelque titre
168

Du poète en larmes au poète 'en armes, il n'y a qu'un pas et tout persécuté est ainsi
un agresseur potentiel. Si faible, si seul, si accablé qu'il se dépeigne lorsqu'il
demande aux puissants leur appui, il croquera du Méchant, son Méchant, à la
première occasion. Comme Théophile de Viau devant le jésuite Garasse, il
retrouvera le temps d'un assaut rhétorique sa vigueur première et foudroiera,
animé par une saine indignation, son persécuteur et ses adjuvants tout ensemble
sous le coup d'une même invective :

o foule insensée, populace ignoble; ô flots errants, tourbillons aveugles; ô


lie, ô écume de l'univers, impuissante ennemie de la vertu; ô écume du
monde, réceptacle des vices; ô foule criarde, soutien le plus ferme de la
haine, secours le plus sûr de la calomnie; ô foule fangeuse, principale fierté
de Garasse, ignorante vengeresse des sottises, foule aveugle Qui n'a d'autre
nom que
Fama, ma/um quo non a/iud, etc.
et Tam Red pravique, etc. 81

Plusieurs raisons Justifient de tels écarts de langage au sein même de textes à visée
apologétique82 • Ceux-ci sont d'abord chargés de désigner une âme vivement
atteinte, sincèrement affectée et indignée, comme Incapable de se contenir
davantage et de se cantonner aux discours de raison. Le persécuté voudrait rester

que ce soit, d'un bout à l'autre du monde. Pourquoi, en effet, saurait-on que tu as existé? " faut,
misérable, que tu meures inconnu de tous. Peut-être se trouvera-t-I! pourtant dans notre ville un,
deux, trois ou quatre citoyens qui ne seraient pas fachés d'entamer ta peau de chien: quant à moi,
je tiens mes ongles à l'écart de cette démangeaison. » (Épigrammes, V, 60, vol. l, p. 167-168.)
81 Théophile de Viau, Théophile en prison [ Theophilus in Carcere] dans Libertins du XVIf siècle l,
p.52-53.
82 Cette dernière apostrophe est en effet tirée d'un ouvrage apologétique latin écrit par Théophile
de Viau durant son incarcération à la Conciergerie en 1624.
169

calme et pondéré83, conserver un air de dignité dans le malheur, défendre sa cause


sans s'emporter, mais le souvenir de ses souffrances, le rappel des procédés et
méfaits de son adversaire, le sentiment de son innocence outragée le mettent
progressivement hors de lui. Il agit et parle de façon vraisemblable, comme agirait
et parlerait tout homme Juste poussé à bout. L'agression verbale dont il se rend,
semble-t-il, involontairement coupable le désigne comme juste persécuté et rend
encore plus crédibles ses protestations d'innocence.

De plus, la pugnacité est le trait d'une âme bien née: un homme de cœur ne se
laisse pas injurier sans riposter, un homme de lettres ne se laisse pas invectiver sans
relever l'offense et charger l'ennemi. Comme l'aristocrate dont il singe la posture84
et le « code d'honneur », le persécuté cherche à montrer sa valeur au combat:

Vienne quand Il vouldra, il me verra sans peur


Dur comme un fer tranchant qui s'affine au labeur,
Vif, ardant, et gaillard, sans trembler soubz l'audace
D'un vanteur qui par aultre au combat me menace. 85

Le poète Marc de Maillet, tête de Turc du petit monde des lettres parisien du
premier xvne siècle, ne vend pas moins chèrement sa peau. À l'un de ses confrères
en poésie qui a goûté médiocrement ses vers, il donne un échantillon de son savoir-
faire polémique :

Excrément du Parnasse, erreur de la Nature,


Seulement imparfaite en ce qu'elle t'a fait,

83 Théophile déclare par exemple au début de son apologie Qu'il refuse de rendre « trait pour trait,
invectives pour invectives », ce Qui serait un « forfait indigne d'un chrétien )) (Ibid., p. 51).
84 Cela est surtout vrai avant le XVIW siècle. Voir Infra.
85 Ronsard, « Il. Responce de P. de Ronsard, gentilhomme vandomols, aux injures et calomnies de
je ne scay QuelS predicans et ministres de Geneve », Discours et demlers ve~ chronolOgie,
introduction, notes et glossaire par Yvonne Bellenger, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, p. 123.
170

On ne la voit rougir que pour voir cet effet,


Ni se défigurer que par cette figure. 86

Avant le XVIIIe siècle, il semble qu'un auteur persécuté ne puisse laisser à d'autres
le soin de le venger, qu'il se fasse un point d'honneur de rendre les coups reçus.
Véritable « gladiateur »87 selon l'expression de Charles Nisard, celui-ci entend bien,
après avoir gémi aux pieds de ses protecteurs et avant de lâcher son dernier souffle,
écrire une énième épigramme, cracher une dernière injure, vomir une ultime
imprécation. Pour peu, on dirait que c'est là ·une affaire de qualification, que la
pugnacité est signe de qualité et qu'un lettré sera d'autant plus méritoire et digne
d'estime - partant, de protection - qu'il aura su faire montre de bravoure dans
l'épreuve et d'énergie dans l'agonie.

Ce n'est qu'au début du XVIIIe siècle que ce modèle pugnace se voit contesté et
concurrencé par celui du « persécuté angélique» dont Chatterton, sous la plume de
Vigny, offrira ultérieurement le modèle accompli. Sous la pression d'un public de
moins en moins dominé par l'élément aristocratique et d'un corps de producteurs
en quête de reconnaissance sociale, l'homme de lettres des Lumières sera sermonné
et sommé de laisser ses armes lourdes ou légères aux pieds du Parnasse88, de

86 Premier quatrain du (( Sonnet fait sur le commandement de la reine Marguerite et composé sur-
Ie-champ contre un versificateur qui, en présence de sa majesté, avait blamé la pièce précédente »,
dans Anthologie poédque française. XV" siècle l, p. 120.
87 La métaphore est de Charles Nisard, les gladiateurs de la République des lettres aux XV, XV!
et XV!! siècles, Genève, Slatkine, 1970, réimp. de l'éd. de Paris, 1860, 2 vol.
88 JUSQues à quand, mortels farouches,
Vivrons-nous de haine et d'aigreur?
Prêterons-nous toujours nos bouches
Au langage de la fureur?
(Lefranc de Pompignan, (( Ode sur la mort de J.-B. Rousseau» [1742], dans Œuvres de M. le
marquis de Pompignan T. 2, document électronique numérisé par la BnF, reprod. de l'éd. de Paris,
Nyon l'aîné, 1784, p. 87-92 du document Original, texte cité p. 89.) Voir aussi Louis-Sébastien
171

réprimer ses envies querelleuses 89 et de ne plus penser qu'au bien public, à la gloire
des belles-lettres, à la dignité de ses praticiens. Devant ses persécuteurs, on lui
demandera de garder le silence, de souffrir leurs assauts avec patience et dignité,
sans riposter, et de s'en remettre, pour le venger, à la postérité, juge incorruptible
des mérites littéraires et défenseur des auteurs opprimés. Il pourra continuer à
geindre, certes, et à en appeler à la sympathie du public sensible, mais quant à se
faire justice de ses propres plumes, il devra y renoncer90•

Le modèle intellectuel prôné par une fraction importante de l'élite des Lumières, le
(( philosophe», témoigne de ce nouvel impératif de non-agression. Selon ses
défenseurs, le philosophe est non seulement incapable de s'adonner lui-même au
crime91 , mais il sait faire preuve de retenue - jusqu'à l'héroïsme - devant ceux
qui le prennent pour cible : (( Ainsi tous les persécuteurs se sont déclaré une guerre

Mercier, De la littérature et des littérateurs, suivi d'un nouvel examen de la tragédie françoise,
Genève, Slatkine Reprints, 1970, reprod. de l'éd. d'Yverdon, 1778, p. 61-62.
89 Voir le dialogue de la muse et du poète dans la première pièce des ÉpÎtres de Jean-Baptiste
Rousseau, dans Œuvres de J.B. Rousseau, nouvelle éd., avec un commentaire historique et littéraire,
précédé d'un nouvel essai sur la vie et les écrits de l'auteur, Paris, Lefèvre, 1820, 4 vol., vol. 2,
p. 1-19.
90 Le poète Jean-Baptiste Rousseau (1671-1 741) incarnera l'un des premiers ce modèle du grand
homme non violent, s'offrant comme un saint Sébastien aux traits venimeux de la calomnie,
affichant une éthique de la retenue et chantant la gloire de Dieu et de la postérité dans un exil
permanent. Accusé d'être l'auteur de vers diffamatoires contre son concurrent académique, La
Motte, Rousseau est condamné au bannissement à perpétuité et obtient son rappel en 1716.
Refusant de rentrer en France sans avoir été entièrement réhabilité, il reste en exil jusqu'à sa mort.
C'est dans ses odes qu'il présente de lui-même le portrait le plus béatifiant. Évidemment, le
personnage du persécuté moral et pacifique campé dans ces odes ne correspond qu'imparfaitement,
voire nullement, avec le vrai Rousseau qui fut en outre un grand auteur d'épigrammes et qui
brocarda allègrement, en coulisses, ses concurrents (voir par exemple « L'attraction en matière de
coups de baton», dans Toutes les épigrammes de Jean-Baptiste Rousseau, publiées en partie pour la
première fois, Londres, chez James Krick, s.d., p. 99.) Le Rousseau tel qu'en lui-même ses odes le
campent est un grand homme pacifié et moralisé, victime innocente et patiente des calomniateurs,
bref, un grand homme prêt à passer à la postérité. C'est ce même portrait que reconduira Lefranc
de Pompignan dans son « Ode sur la mort de J.-B. Rousseau )) citée plus haut (note 88).
91 Dumarsais, Le philosophe, p. 35-36.
172

mortelle, tandis Que le philosophe, opprimé par eux tous, s'est contenté de les
plaindre. »92

On sait par ailleurs ce Qu'il faut penser de la vertu des philosophes empiriques. Si le
modèle du Sage n'a jamais mordu personne, il n'en va pas de même pour ceux Qui,
désignés comme tel par leurs contemporains, conquirent une à une, à la force du
poignet et de la mâchoire, les places fortes de la République des lettres. Les cris de
guerre du seul Voltaire, les « Écrasons l'infâme», les « Mords-les )), témoignent
sous leur forme brève, impérative et imagée de la violence déployée par les hérauts
de la philosophie contre les adversaires de la tolérance. Tour à tour victimes et
agresseurs, recevant et distribuant les coups sans ménagement, ils pratiquèrent, sous
le couvert d'un angélisme exterminateur, les genres pugnaces avec une dextérité Qui
fit trop souvent défaut à leurs ennemis, renouvelant les formes nobles comme la
tragédie ou l'ode et frappant les « fanatiques)) avec un amour de la vertu à faire
peur:

Vils tyrans des esprits, vous serez mes victimes,


Je vous verrai pleurer à mes pieds abattus;
À la postérité je peindrai tous vos crimes
De ces mâles crayons dont j'ai peint les vertus.
Craignez ma main raffermie:
À l'opprobre, à l'infamie,
Vos noms seront consacrés,
Comme le sont à la gloire
Les enfants de la Victoire
Que ma muse a célébrés. 93

92 Voltaire, article « PHILOSOPHIE », Dictionnaire philosophique, chronologie et préface par René


Pomeau, Paris, GF-Flammarion, 1964, p. 316.
93 Voltaire, « Ode XV. Sur la mort de S.A.S. Mme la princesse de Bareith )} (1759), dans OeIl,
vol. 8, p. 466.
173

Pas plus que leurs adversaires qui leur reprochent leurs féroces coups de gueule94,
les soi-disant philosophes n'entendent ainsi se conformer vraiment aux impératifs de
non-violence qu'ils sont les premiers à vouloir imposer à tous et qu'ils prétendent
être les seuls à respecter. Les uns et les autres, en cette matière, usent d'arguments
retors pour justifier une agressivité unanimement condamnée comme indigne du
caractère et de la fonction civilisatrice de l'homme de lettres.

Un argument particulier: le capital persécution


L'un des arguments communément avancés par les différents conquérants de la
République des lettres pour justifier et couvrir leur offensive est celui du « bien
public ». Puisque l'homme de lettres se doit à la nation et qu'il ne doit envisager,
dans ses actions et écrits, que le service public, c'est au nom du bien commun qu'il
fouaillera ses adversaires désignés comme autant d'ennemis de la raison sociale, de
la vertu et du bon goût. L'argument se trouve aussi bien dans la prose des
philosophes, médecins automandatés de l'hygiène publique :

Je crois, mon cher Hume, que vous avez encore quelque talent; vous en êtes
comptable à la nation. C'est peu d'avoir immolé ce vilain Frélon à la risée
publique sur tous les théâtres de l'Europe où l'on joue votre aimable et
vertueuse Écossaise; faites plus; mettez sur la scène tous ces vils persécuteurs
de la littérature, tous ces hypocrites noircis de vices, et calomniateurs de la
vertu; traînez sur le théâtre, devant le tribunal du public, ces fanatiques
enragés qui jettent leur écume sur l'innocence, et ces hommes faux qui vous
flattent d'un œil et qui vous menacent de l'autre, qui n'osent parler devant
un philosophe et qui tâchent de le détruire en secret [... ]exposez au grand
jour ces détestables cabales qui voudraient replonger les hommes dans les

94 Sur les multiples reproches faits aux philosophes par leurs adversaires, voir Didier Masseau, Les
ennemis des philosophes. L'antiphilosophie au temps des Lumières, Paris, Albin Michel, coll.
« Idées ", 2000, p. 42-57.
174

ténèbres. [ ..• ] Le talent des vers est une arme qu'II faut employer à venger
le genre humain.95

que dans celle des ({ antiphilosophes ». C'est par exemple au nom de la {( chute des
mœurs» et de l'{{ innocence exilée» qu'un Gilbert fait claquer le fouet de la satire
antiphllosophique :

Ne prétends plus, Fréron, par tes savants efforts,


Détrôner le faux goOt qui règne sur nos bords,
Depuis que nous pleurons l'innocence exilée :
Sous tes males écrits vainement accablée,
On voit renaître encor l'hydre des sots rimeurs,
Et la chute des arts suit la perte des mœurs.
Un monstre dans Paris croit et se fortifie,
Qui, paré du marteau de la philosophie,
Que dis-Je? de son nom faussement revêtu,
Étouffe les talents et détruit la vertu.96

Dans cette guerre de tranchée où l'on se dispute le droit de frapper sur l'adv~rsaire

en toute impunité, les tenants de la philosophie ont dans leur jeu un atout, un
argument d'une nature un peu particulière qu'ils feront valoir dans les moments les
plus chauds de la lutte et qui ne laissera pas d'agacer vivement leurs adversaires:
leur statut de victime. Frappés dans leurs personnes et dans leurs ouvrages par les
pouvoirs civils et religieux, -embastillés, inquiétés, fichés par la police, dénoncés
comme perturbateurs de l'ordre public par leurs ennemis, les philosophes peuvent
en effet, avec plus de vraisemblance que leurs adversaires, jouer la carte de la

95 Voltaire, {( Avertissement », L'Écossaise, dans ThéJtre du XVII' siècle 2, textes choisis, établis,
présentés et annotés par Jacques Truchet, Paris, Gallimard, coll. {( Bibliothèque de la Pléiade»,
1974, p. 208-209.
96 Nicolas Gilbert, « le dix-huitième siècle. Satire à M. Fréron», dans Œuvres de GI/ben,
précédées d'une notice historique par Charles Nodier, p. 29.
175

persécution. Or cette carte constitue un avantage argumentatif pour ceux qui


cherchent à obtenir la sympathie d'un public formé à l'idée que, dans le monde tel
qu'il va, le mérite est toujours persécuté. Ce topos, l'élite cultivée du XVIW siècle
est d'autant plus encline à lui accorder valeur de vérité qu'il pénètre la doxa par
(au moins) deux canaux discursifs.

Le premier est celui des traités de sagesse et ouvrages à vocation consolatrice qui
martèlent cette idée que l'homme sage et vraiment pieux, que l'homme vrai et
méritant est voué à souffrir pour la vérité, le talent, la vertu, le génie qui lui ont été
donnés en partage par la nature. D'un point de vue historique, la « consolation )}
est un genre littéraire qui prend son essor au lne siècle avant notre ère dans les
écoles stoïcienne et platonicienne97• À Rome, elle sera pratiquée tant par les
auteurs païens comme Cicéron ou Sénèque que par les écrivains chrétiens comme
saint Jérôme ou Jean Chrysostome98 • Pour consoler autrui, pour l'exhorter à
prendre patience dans l'adversité et à considérer d'un autre œil le malheur qui le
frappe, l'auteur d'une « consolation)} recourt traditionnellement à deux procédés
rhétoriques complémentaires, les préceptes et les exempla9 9 • Les préceptes ont
pour fonction de rappeler à l'affligé les règles de la sagesse: tous les hommes sont
mortels; mieux vaut mourir jeune et innocent que vieux et corrompu; la mort est
un bien en ce qu'elle délivre l'âme de la prison corporelle et la rapproche du
créateur, etc. Quant à la technique de l'exemplum, elle consiste à mettre devant les
yeux de l'affligé des images fortes et émouvantes, des hommes et des femmes

97 Voir la préface d'Ilsetraut Hadot dans Sénèque, Consoladons, préface de IIsetraut Hadot, traduit
du latin par Colette Lazam, Paris, Rivages, coll. (( Petite Bibliothèque », 1992, p. 9-33.
98 Voir, par exemple, de saint Jérôme, l'épître « XXXIX. À Paule: sur la mort de Blésilla»
(Lettres, texte établi et traduit par Jérôme Labourt, Paris, Société d'édition « Les belles lettres »,
coll. « Des universités de France», 1951, 7 vol., vol. 2, p. 71-85) et, de Jean Chrysostome, les
Lettres J Olympias, véritables traités de consolation chrétienne prenant la forme de longues épîtres.
99 Voir la préface de IIsetraut Hadot dans Sénèque, Consoladons, p. 9-33.
176

célèbres qui ont supporté avec un courage héroïque des souffrances analogues aux
siennes. Les maximes disent ce qu'il faut faire, comment se conduire; les exempla
montrent que l'application de tels préceptes est possible par un violent effort de la
volonté. Or, l'un des effets de cette argumentation par l'exemplum est de laisser
croire, à la longue, que les individus méritants ont finalement toujours été
persécutés par des hommes puissants et corrompus et qu'ils l'ont été précisément
en raison de leur valeur. En déroulant aux yeux de son lecteur la liste des « grands
hommes persécutés », l'auteur de la consolation n'aura plus seulement pour visée
de fortifier l'âme de son lecteur malade, mais de lui montrer qu'étant donné son
mérite propre, il est normal qu'il soit persécuté, les vrais philosophes et les grands
hommes ayant toujours été détestés par les méchants. Voici par exemple ce que dit
la Philosophie à son malade dans la Consolation de la Philosophie de Boèce :

Si tu ignores tout de l'exil d'Anaxagoras, du poison de Socrate ou de la


torture subie par Zénon, du fait que cela s'est passé à l'étranger, au moins
les Canius, les Sénèque, les Soranus, dont la mémoire n'est ni reculée ni
obscure, tu pourrais en avoir entendu parler. Ce qui les a menés à leur
perte, c'est tout simplement qu'élevés dans nos principes [ceux de la
philosophie], ils apparaissent en tout point différents des malhonnêtes gens.
Ainsi, tu ne dois pas t'étonner si sur cet océan qu'est la vie, les ouragans
nous assaillent et nous malmènent, à partir du moment où nous nous
proposons principalement de déplaire aux scélérats. 100

Les auteurs chrétiens du Moyen Âge, loin de rompre cet amalgame entre mérite et
persécution, le renforcent par de nouveaux exemples tirés de la Bible ou des Pères.
Ainsi Abélard termine-t-il son épître consolatrice - l' Historia calamitatum - en
rappelant que Jésus lui-même fut l'objet de persécutions et que tout homme juste
en ce monde doit en passer par là 101. Un siècle plus tard, c'est au tour de

100 Boèce, la consoladon de la philosophie, p. 52.


101 Dans Abélard, Histoire de mes malheurs (Historia Calamitatum), p. 204-206.
177

Pétrarque de rappeler que Socrate, Sénèque, Cicéron et Jésus furent tous


persécutés et que l'homme de mérite ne doit pas s'étonner de ce que le cc vent
populaire poussé par l'orage d'une ignorance aveugle [batte] les plus hauts
sommets des choses »102 :

Je veux que beaucoup de gens parlent mal de toy, si n'auras tu jamais tant
de médisans, ny de si envenimez qu'en eurent Fabius, & Scipion qui en eut
encore plus que l'autre; & toutesfois la calomnie & l'invective leur tourna
enfin à une haute gloire. Cesse donc de déplorer une condition qui t'est
commune avec ces illustres [... ]. Au reste, la médisance est une peste qui
s'attache principalement aux noms venerables, & qui n'a pas épargné, voire
les plus saincts, ny leur chef mesme, qui est non seulement sans peché, mais
encore incapable de pecher, ne laissa pas d'estre diffamé par les impies,
montrant par là qu'il ne falloit pas que les hommes esperassent d'estre
exempts d'un mal, dont Dieu mesme n'avoit pas eu d'immunité. 103

Loin de disparaître de l'horizon littéraire au XVIW siècle, la consolation - et les


procédés qui lui sont propres - se dissémine dans les formes littéraires en vogue.
L'article cc Malheur» de l'Encyclopédie, rédigé par le chevalier de Jaucourt, peut
être lu comme une consolation abrégée fournissant à la fois une série de préceptes
propres à fortifier l'âme des maiheureux104 et un exemplum, célèbre entre tous,
illustrant les maximes précédemment égrenées et donnant cc corps » au topos de la
vertu outragée: cc Socrate se disait l'accoucheur des pensées: je crois que le
malheur l'est des vertus. Ce sage a été lui-même un bel exemple de l'injustice des

102 Pétrarque, [le] sage resolu contre la fortune, ou le Petrarque. Seconde partie, mis en françois
par Mr de Crenaille, ouvrage électronique numérisé par la BnF à partir de l'éd. de Cambridge
(Mass.), Omnisys, 1990, reprod. de l'éd. de Paris, chez Cardin Besongne, Augustin Besongne,
1667, p. 287.
103 Ibid., p. 286. Voir aussi ibid., p. 300-30l.
104 « Les malheurs sont tout l'apanage de l'humanité. Il y en a pour tous les états de la vie;
personne ne peut s'y soustraire, ni se flatter de s'en mettre à l'abri; il est peut-être même plus sage
de préparer son âme à l'adversité que de s'occuper à la prévenir. )) (Chevalier de Jaucourt, article
« MALHEUR)), Encyclopédie, vol. 9, p. 945.)
178

hommes, à condamner celui Qu'ils devaient le plus respecter. Après cela, Qui peut
répondre de sa destinée?)) 105 La consolation sert encore de prétexte à cette ode
autobiographique de Jean-Baptiste Rousseau où, tel Abélard dans son Historia
ca/amitJtum, l'auteur se présente comme l'incarnation exemplaire du juste
persécuté:

Juste postérité,Qui me feras connoître,


Si mon nom vit encor Quand tu viendras à naître,
Donne-moi pour exemple à l'homme infortuné
Qui, courbé sous le poids de son malheur extrême,
Pour asyle dernier n'a Que l'asyle même
Dont Il fut détourné.
l ... ]
Voilà Quel fut celui Qui t'adresse sa plainte,
Victime abandonnée à l'envieuse feinte,
De sa seule innocence en vain accompagné;
Toujours persécuté, mais toujours calme et ferme,
Et, surchargé de Jours, n'aspirant plus Qu'au terme
À leur nombre assigné. 106

Il faudrait aussi parler du genre de l'éloge Qui se présente souvent comme une
(( consolation posthume n, ou encore de la (( lettre au grand homme persécuté ))
Que des admirateurs envoient à leur idole tout à la fois pour la consoler dans son
malheur et pour s'attirer sa bienveillance. C'est là surtout que fleurit le topos du
mérite persécuté et que les comparaisons vont bon train. Voici par exemple
Quelques lignes de la première lettre envoyée par le prince de Wurtemberg à Jean-
Jacques Rousseau en 1763 :

105 Ibid.
106 Jean-Baptiste Rousseau, Odes, cantates, épÎtres et poésies diverses (1723), document
électronique numérisé par la BnF, reprod. de l'éd. de Paris, Didot, 1799, p. 9-186 du document
Original qui contient 2 vol., p. 185-186.
179

Qui est-ce, Monsieur, qui pourrait Vous rendre autant d'honneur que Vous
en merités? La Postérité seule peut aspirer à ce droit; c'est au milieu d'elle
que Vous vivrés et elle vous placera sans doute un jour entre ces deux
hommes Divins [Jésus et Socrate] que Vous avés comparés d'une manière si
Sublime, qui n'ont pas enseignés à Leurs Siecles des Verités plus grandes que
celles que Vous avés annoncées au Votre et qui ont été ainsi que vous les
Victimes de l'orgueil et de la Sotise des hommes. 107

Ici encore un fragment de la lettre-dédicace insérée en tête de l'ouvrage Les !oix de


Platon par Marc-Michel Rey et adressée à Rousseau:

Par quelle fatalité arrive-t-i1 que ceux qui suivent [l'exemple de Socrate],
s'attirent presque toujours la haine de leurs Contemporains? Comme Socrate
vous avez tâché de répandre par-tout des principes de vertu; quelle en a été
la récompense? Peu s'en est fallu que vous n'ayez été obligé d'avaler la
coupe de ciguë. Exilé de votre patrie, presque accablé sous les traits que la
superstition a fait lancer contre vous dans les lieux où vous deviez trouver un
azyle assuré, on vous a vu errant sur la face de la terre. Semblable à Socrate,
vous avez supporté courageusement les infortunes auxquelles vous avez été
exposé par la malignité des hommes corrompus. Votre vertu ne vous a point
abandonné: & je prévois que la génération future vous rendra la même
justice, qu'on a rendue dans tous les siècles à cet ancien Philosophe, que
l'oracle de Delphes a dit être le plus sage des Grecs. 108

C'est ainsi que la consolation fraye au XVIW siècle dans plusieurs types de discours
et contribue à remotiver le topos qui associe le malheur de la persécution et la
valeur intellectuelle en le raccrochant à des exemp!a contemporains.

Les discours à vocation consolatrice ne sont pourtant pas les seuls à parler de
« mérite persécuté» au XVIW siècle. Loin de là. La connexion mérite 1 persécution
est aussi charroyée par plusieurs œuvres de fiction de la deuxième moitié du XVIIIe

107 « 2955. Louis-Eugène, prince de Wurtemberg, à Rousseau. À Renans, ce 4 octobre 1763 )),
dans CCR, vol. 18, p. 13.
108 « 6571. Marc-Michel Rey à Rousseau. [Le 1er mai 1769] )), dans CCR, vol. 37, p. 90.
180

siècle. C'est l'histoire - pas nouvelle, sans doute, mais particulièrement prisée par
les contemporains et successeurs de Diderot - d'une jeune fille d'une beauté hors
du commun et d'une vertu à toute épreuve, que sa mauvaise fortune a mise en
présence d'un jeune libertin décidé à la posséder, dût-il la séquestrer dans quelque
maison de campagne, la faire surveiller, intercepter ses lettres et l'assaillir
nuitamment. Évidemment, la vertu est la plus forte et l'emporte finalement sur le
vice - avant Sade, en tout cas. Mais jusqu'à ce qu'elle triomphe, que de pleurs
délicieux, que de palpitations et de frissons d'horreur. Que de haine pour le
persécuteur et de sympathie pour la victime.

Cette {( histoire}) est celle de Pamela de Richardson dont le succès en France sera
immense dans la traduction de l'abbé Prévost109. Mais à quelques variantes près, ce
pourrait être aussi celle de Clarissa Harlove du même Richardson ou de La
religieuse de Diderot 110. Clarissa est une autre Pamela, aussi belle et vertueuse et
aussi décidée à ne rien céder à son tortionnaire. Ce qui les différencie l'une et
l'autre ne sont pas les qualités innées, mais celles acquises par l'éducation (Pamela
est pauvre et sait tout juste écrire, tandis que Clarissa possède toutes les grâces de
l'esprit et maîtrise parfaitement les moyens de l'écriture) et les appuis que leur
fournit leur position sociale (Pamela, pauvre servante, n'a pour alliés que des
parents sans pouvoir et d'autres serviteurs gagnés à sa cause, tandis que Clarissa est
protégée par sa famille et ses amies, les uns et les autres riches et respectables). Les
assauts que subit Clarissa de la part de son prédateur, Lovelace, sont à la mesure de
ses atouts : enlèvement, séquestration, menaces et utilisation de drogues. Mais rien
n'y fait: la vertu vaincra le vice, l'héroïne dût-elle en mourir. Le destin de Suzanne

109 Voir par exemple les lettres de Madame du Deffand à Voltaire (dans Cher Voltaire. La
correspondance de Madame du Deffand avec Voltaire), ou encore l'Éloge de Richardson par
Diderot (dans OCD, vol. 5, p. 211-227).
t8t

Simonln, de La Religieuse, n'est guère plus heureux que celui de Clarissa. Forcée
par sa famille à prononcer ses vœux, violentée de toutes les manières par ses
coreligionnaires, assaillie par une supérieure libidineuse, elle parvient à s'enfuir du
couvent avec un bénédictin (qui l'assaille à son tour) et à se réfugier à Paris d'où
elle écrit à son protecteur l'histoire de ses malheurs dans l'espoir qu'il lui portera
secours. Mais sa narration est interrompue par une maladie qui la prend subitement
et l'envoie prestement dans la tombe 111 •

Suzanne Simon in, Clarissa et Pamela, pour ne parler que de cette trinité vertueuse,
mettent donc un peu de « chair» sur la topique du mérite persécuté. Leur histoire
accrédite en l'illustrant l'idée qui veut que les individus beaux et vertueux, sensibles
et sans fard, soient voués, dans un monde imparfait où le vice règne en maître 1 12,
à souffrir en proportion de leur valeur et en raison de leurs atouts. En cela, le
roman renchérit sur la tradition de la « consolation », décline sur un autre mode,
dans une autre tradition littéraire, le même topos initial, laissant croire finalement
que, du « mérite des belles )) au « mérite intellectuel )), de la persécution des jeunes
filles en fleur à la persécution des hommes de génie, il n'y a qu'un pas. Et c'est

110 Ou encore Les époux malheureux d'un Baculard d'Arnaud.


IllOn sait que le roman La religieuse a pour origine une mystification conçue par Diderot et ses
amis en 1760. Le but visé par les comploteurs était d'amener le marquis de Croixmare, un habitué
du salon de Mme d'Épinay retiré depuiS plus d'un an sur ses terres en Normandie, à revenir à Paris
pour y reprendre sa place dans le monde. Pour y arriver, Diderot et consort ébauchèrent l'histoire
d'une évadée de couvent, histoire inspirée d'un fait réel auquel s'était intéressé le marquis de
Croixmare peu d'années auparavant. Le stratagème échoua, mais fournit à Diderot la première
version du roman que l'on connaît. Celui-ci fut revu par Diderot et publié dans la Correspondance
littéraire en 1780.
112 Le règne du vice est l'un des topoï essentiels du roman du XVIW siècle selon Jacques Rustin, Le
vice J la mode. Études sur le roman français du XVII' siècle de Manon Lescaut J l'apparition de La
nouvelle Héloïse (/7J 1-1761), Paris, Ophrys, 1979.
182

précisément ce qu'affirme Diderot l13 ou encore Voltaire dans cette épÎtre-


consolation dédiée à la marquise Du Châtelet et composée en 1733 :

[ .•. ] trois sortes d'humains,


Plus que le reste, aliments de Venvie,
Sont exposés à sa dent de harpie :
Les beaux esprits, les belles, et les grands,
Sont de ses traits les objets différents.
Quiconque en France avec éclat attire
L'œil du public, est sûr de la satirej
Un bon couplet, chez ce peuple falot,
De tout mérite est l'infaillible lot. 114

Voltaire ne fait pas a priori de distinction entre le mérite des femmes, qui consiste
essentiellement en leur beauté et leur vertu, celui des grands, qui est inné, et celui
des beaux esprits. Ce sont là trois catégories d'individus que rapprochent leurs
qualités respectives et la persécution qu'elles leur attirent. Et Voltaire d'entasser les
exemplil montrant que les uns et les autres, tous gens de mérite, ont toujours été
les victimes de l'envie, qu'JI en a toujours été ainsi et qu'il n'existe finalement aucun
remède à ce mal séculaire:

Que faire donc? à quel saint recourir?


Je n'en sais point: il faut savoir souffrir. 115

* * *

113 « Il est d'expérience que la nature condamne au malheur celui à qui elle a départi le génie, et
celle qu'elle a douée de la beauté. » (Diderot, cité par Michel Delon, L'Idée d'énergie au toumant
des Lumières [1770-18201, Paris, PUF, coll. « littératures modernes», 1988, p. 514.)
114 Voltaire, « Épître XLI. À madame la marquise du Châtelet, sur la calomnie», dans OCv,
vol. 10, p. 282-283.
115 Ibid., p. 288.
183

On a avancé plus haut que la topique du mérite persécuté pouvait s'avérer un atout
dans les stratégies de légitimation culturelles au mitan du XVIW siècle. Après avoir
montré que cette topique pénètre bel et bien la culture des Lumières, que le public
est effectivement incité à reconnaÎtre dans les individus (soi-disant) persécutés le
mérite bafoué, il convient de se demander si les hommes de lettres peuvent
effectivement tirer un parti argumentatif de cette topique et s'interroger sur les
résultats concrets de ces stratégies discursives. Comment convertir un malheur en
légitimité, un capital de persécution en capital de reconnaissance?

Morellet : de la Bastille aux salons


À ces questions, la trajectoire sociale de l'abbé Morellet fournit quelques éléments
de réponse. À l'instar de Nicolas Gilbert qu'il précède d'une vingtaine d'années
dans sa montée au Pamassum litterarum, l'abbé Morellet est un jeune loup sans
fortune, un provincial, aîné d'une famille de quatorze enfants qui pouvait
« espérer » un jour succéder à son père dans le commerce du papier ou, avec un
peu de chance, de bonne volonté et d'éducation, obtenir la prêtrise et quelque
cure de village. Or, de la chance et de la volonté, le futur abbé Morellet en a à
revendre et ne se contente pas des miettes imparties aux rejetons du tiers état.
Intelligent, tenace et économe, il réussit après des études secondaires brillantes à
entrer en maison de Sorbonne, à être reçu bachelier et à faire une licence de
théologie. Faute d'argent, il ne peut poursuivre ses études jusqu'au doctorat. Qu'à
cela ne tienne, son supérieur au séminaire des Trente-Trois, l'abbé de Sarcey, l'aide
à obtenir un poste de précepteur dont le revenu s'élève à 1 000 livres par an,
logement et nourriture compris. Pour l'immédiat, l'abbé Morellet n'a plus rien à
craindre; son pain est assuré. Mais, à fréquenter quotidiennement les Loménie de
Brienne, les Turgot, les Boisgelin de Cussé, futurs prélats et ministres pour lors en
formation comme lui à la Sorbonne; à pénétrer, avec leur appui, dans quelques
184

prestigieuses sociétés, celles de Madame Geoffrin ou du Temple, il comprend vite


que tous les rêves d'ascension sociale lui sont permis et que, en manœuvrant
habilement, il peut faire fortune. Seulement, dans les sociétés où il est introduit et
toléré, il n'est pas le seul postulant à faire valoir ses talents - d'autant qu'II n'a pas
encore l'usage du monde. Les concurrents sont nombreux et il lui faut se
démarquer des autres Jeunes gens de bonne mine à la plume bien taillée. C'est à
cette époque qu'il rencontre Diderot par le biais de l'abbé de Prades. Diderot est
alors à la recherche d'abbés non conformistes, forts en théologie et en subtilités,
capables de rédiger des articles pour l'Encyclopédie. Par suite de la condamnation
de la thèse de l'abbé de Prades (1752), Morellet remplit cette fonction dans
l'équipe de Diderot. Et le voilà en contact, lui prêtre catholique, avec les esprits
forts du royaume, et rédacteur de l'Encyclopédie. Cette double allégeance
philosophico-rellgieuse contribue sans doute à le faire apprécier des milieux où l'on
voit la philosophie d'un bon œil (notamment le salon de Madame Geoffrin), mais
ce n'est pas encore assez: Morellet doit frapper plus fort, montrer un peu plus de
zèle, se rendre indispensable.

L'occasion lui en est bientôt offerte lorsque la « persécution» éclate contre les
encyclopédistes et que ceux-ci doivent se mettre à couvert 116. Au lendemain de
l'attentat de Damiens (1757) qui coïncide avec un renforcement des mesures de
répression contre les ouvrages jugés séditieux, le traité De l'esprit d'Helvétius est
submergé sous un flot de condamnations 117 et l'Encyclopédie voit son privilège

116 Pour une analyse détaillée des événements et des échanges qui ponctuent la publication de
l'Encyclopédie, on se repoltera à l'ouvrage de Didier Masseau, Les ennemis des philosophes,
p. 109-206.
117 Le Conseil du roi révoque le privilège de l'ouvrage et ordonne la suppression de celui-ci le
10 aoOt 1758. Dès lors se succéderont les condamnations de l'archevêque de Paris, du Parlement,
du pape et de la Sorbonne, des organes janséniste (Nouvelles ecclésiastiques) et jésuite (Le joumal
de TrévouX,.
185

révoqué. Dans un premier temps, Morellet se retire du collectif encyclopédique


comme la plupart des collaborateurs de Diderot, y compris d'Alembert et Voltaire.
C'est au retour d'un voyage en Italie en 1760 qu'il prend part à la contre-offensive
menée surtout sur le terrain littéraire contre Lefranc de Pompignan et Charles
Palissot. Au premier, qui s'est attaqué à Voltaire au cours d'une séance à
l'Académie, il décoche une série de libelles (Les sr, Les pourquor, La prière
universelle) qui font mouche, tandis que le second, dont la comédie Les
philosophes vient de tourner en ridicule les Rousseau, Diderot, Helvétius et Duclos,
reçoit à bout portant la Préface de la comédie des philosophes, ou la vision de
Charles Palissot. Cette brochure entraîne rapidement l'arrestation et
l'embastille ment de Morellet (11 juin 1760), celui-ci ayant osé jeter le ridicule non
seulement sur Palissot, mais sur sa puissante protectrice, la princesse de Robecq,
maîtresse du duc de Choiseul. N'eût été de l'intervention de la famille de la
princesse (sollicitée par Jean-Jacques Rousseau), le séjour de Morellet à la Bastille
eût pu se prolonger indûment. Mais le 30 juillet déjà, Morellet est élargi et
s'éloigne prudemment de Paris pour quelques mois.

Or cet emprisonnement, loin d'empêcher Morellet de réintégrer les lieux de


prestige où on l'avait jusque-là admis, lui fournit enfin les moyens de se distinguer
nettement des autres postulants, d'être remarqué et apprécié par le patriarche de
Ferney, de pénétrer les cercles les plus fermés et d'être même recherché par les
salonnières. Son embastillement, en lui donnant le statut de martyr de la
philosophie, lui ouvre les portes de plusieurs maisons, celles de Mme Helvétius, du
baron d'Holbach, de Mme de Boufflers, à lui qui n'a encore publié, à cette époque,
186

({ que des broutilles }) 118. Son malheur, que ses amis et lui-même se chargent de
faire valoir, loin de le marginaliser, lui est un moyen d'intégration; il est, pourrait-
on dire, la clé de cette carrière jusque-là sans faute, mais sans grand relief. Et si,
durant les premiers jours de sa détention, le prisonnier ne semble pas avoir eu
conscience de sa « bonne fortune}), il ne fut pas long, au sortir de la Bastille, à
comprendre qu'il venait en réalité d'obtenir ses galons philosophiques:

Je voyais quelque gloire littéraire éclairer les murs de ma prison : persécuté,


j'allais être plus connu. Les gens de lettres que j'avais vengés, et la
philosophie dont j'étais le martyr, commenceraient ma réputation. Les gens
du monde, qui aiment la satire, allaient m'accueillir mieux que jamais. La
carrière s'ouvrait devant moi, et je pourrais y courir avec plus d'avantage.
Ces six mois de Bastille seraient une excellente recommandation, et feraient
infailliblement ma fortune.
Telles étaient les espérances dont je me berçais, et, s'il faut le dire, elles
n'ont pas été trompées, et je n'ai pas trop mal calculé les suites de cet
événement de ma vie Iittéraire. 119

Avant d'entrer à la Bastille, Morellet est pour les philosophes un auxiliaire utile,
capable de troquer la plume du théologien pour la griffe du pamphlétaire. Mais les
théologiens, mais les pamphlétaires, si habiles soient-ils, se remplacent - Morellet
lui-même n'était qu'un substitut à l'Encyclopédie. Avec ce séjour de quelques
semaines à la Bastille qui fait de lui un autre exemple de philosophe malheureux,
injustement persécuté par le pouvoir, Morellet ajoute, sans l'avoir forcément voulu,
un atout dans son jeu : sa candidature est bonifiée. Il devient précieux pour la cause
parce qu'il confirme le public dans l'idée que la Philosophie et les Sages du siècle,

118 Jean-Pierre Guicciardi, (( Introduction», Mémoires de l'abbé Morellet de l'Académie française


sur le dix-huitième siècle et sur la Révolution, introduction de Jean-Pierre Guicciardi, Paris, Mercure
de France, coll. (( Le temps retrouvé », 1988, p. 19.
119 Ibid, p. 106.
187

dans ces temps d'intolérance, détiennent le monopole de la persécution. C'est-à-


dire, par extension topique, le monopole de la légitimité.
SYNTHÈSE
189

À la question du malheur, dont on a retracé les trois principales topiques, les lettrés
donnent surtout, jusque vers le milieu du XVIW siècle, deux types de réponse. Le
premier est celui d'hommes abattus ou révoltés, plaintifs ou colériques, adressant
leurs écrits à des protecteurs éventuels pour les inciter à leur venir en aide, à des
amis pour leur demander d'intercéder en leur nom auprès des grands, ou encore à
des ennemis pour leur reprocher leurs cruautés. Les œuvres produites dans ce
contexte portent implicitement l'aveu du malheur, témoignent du fait que le lettré
considère sa mélancolie, sa misère et ses persécutions comme un mal auquel il faut
apporter remède. C'est à cette fin qu'il déploie des trésors de rhétorique et consent
à s'humilier devant les uns, à s'indigner devant les autres.

En réaction contre cette première réponse jugée inadéquate, commune et peu


virile, d'autres lettrés considèrent qu'il n'est point de douleur qui mérite le nom de
« malheur». Ceux-ci, hommes de philosophie ou de religion, déplacent le point de
vue en fonction duquel une souffrance quelconque peut être qualifiée de « mal» :
au regard humain et immanent, ils substituent un regard divin ou transcendant en
vertu duquel les « malheurs» de ce monde - ce qui est appelé tel par les
« lâches », les « païens », le « vulgaire» - n'en sont pas. C'est de très haut, et de
toute éternité, qu'il faut envisager les peines (relatives) éprouvées par les hommes
durant leur passage sur terrej considérée dans la perspective de Dieu ou du parfait
Philosophe, la douleur n'est pas un mal. Le vrai mal est ailleurs; c'est de vivre en
état de péché, de défier la loi divine (voire de l'ignorer), ou encore de contrevenir
aux principes de la vertu et du bien pendant sa vie. C'est ce qui fait dire à Socrate
que ses accusateurs et ses juges (ceux qui ont embrassé le parti de ses accusateurs)
sont plus malheureux que lui, et à Justin que l'empereur, auquel il demande
pourtant de faire cesser les persécutions contre ses frères chrétiens, ne peut en
190

réalité leur causer aucun tort réel. Le sage idéal, aussi bien que le parfait chrétien,
est à l'abri du malheur.

Certains auteurs poussent cette logique beaucoup plus loin et font des peines de ce
monde autant d'épreuves offrant aux âmes d'élite ou au martyrs de la foi l'occasion
de manifester leur valeur aux yeux des dieux et des hommes. Pour un Sénèque ou
un Jean Chrysostome, la pauvreté, l'exil, la persécution sont, quoi qu'en dise la
multitude, des bienfaits dont le vrai philosophe ou le vrai chrétien saura tirer parti,
qu'il supportera héroïquement en sachant que son attitude plaît à Dieu et qu'elle
sera citée en exemple par la postérité. Le malheur, ici, mène à la gloire aussi bien
qu'au salut de l'âme; ce n'est pas avec indifférence qu'il faut le considérer, mais
avec enthousiasme.

II existe donc un troisième type de réponse à donner à la question du malheur.


Qu'est-ce que le malheur? Un mal pour le commun des hommes; un bienfait pour
qui sait voir plus loin, pour qui sait voir le fond des choses. Ce type de réponse, on
ne le rencontre pas seulement dans les discours sur la persécution, mais tout aussi
bien dans ceux sur la mélancolie et sur la pauvreté. La mélancolie est tenue depuis
Aristote pour une humeur instable qui cause la souffrance de ceux qui l'ont en
excès, mais en même temps qui rend supérieurs à la normale ceux pour qui cet
excès est « naturel )). À ces derniers, elle donnera un accès à l'enthousiasme
créateur ou fournira un surcroît de sensibilité. Elle leur infligera plus de souffrances,
mais plus d'éclat, et les marquera du sceau de l'exception. Plusieurs discours
s'attachent de même à la valorisation de la pauvreté et de ses figures avant le
xvlne siècle. Socrate en fait l'une des preuves de son innocence dans l'Apologie,
les cyniques y volent la condition de la liberté philosophique, les ordres mendiants
tiennent le Pauvre pour le bien-aimé du Christ, et Sorel suggère que l'indigence
191

aiguise l'imagination, stimule l'esprit d'invention et produit de très bons écrivains.


Ce qui rend possible l'intégration de la pauvreté au mythe de la malédiction
littéraire est l'immense prestige dont jouissent la figure du philosophe et la
philosophie dans la deuxième moitié du XVIW siècle: dès lors qu'on valorisait le
(( sage» et la (( sagesse », on devait s'attendre à voir surgir un nouveau Diogène qui,
pour faire montre de sa pureté et de son désintéressement philosophique, pour se
distinguer des autres prétendants au statut de sage, ferait valoir à la fois sa pauvreté
et sa volonté de rester pauvre.

On remarque dans la deuxième moitié du XVIW siècle une nette tendance des
écrivains à s'accaparer l'une ou l'autre des formes du malheur (mélancolie,
pauvreté, persécution) et à en tirer un surcroît de légitimité. Voltaire lui-même,
dont on aurait pu croire, en raison de ses succès publics, de son opulence et de
l'immense capital de reconnaissance dont il bénéficiait de la part des institutions de
la vie littéraire, qu'il dédaignerait toute forme de légitimation par le malheur, publie
de nombreux textes où il désigne le (( philosophe » comme une victime vertueuse
qu'il faut à tout prix défendre contre les assauts des méchants, et se présente lui-
même comme le parangon des grands hommes injustement persécutés par les
jaloux. Sur ce plan, Rousseau et Voltaire sont bel et bien contemporains. Le
malheur est pour tous deux, et pour bien d'autres, le nec plus ultra de la
distinction, le signe qui permet de reconnaître la belle âme et l'écrivain de mérite,
le cœur sensible et l'homme de génie.

Se forme ainsi à cette époque une manière de consensus autour de la valorisation


du (( malheur». Tous les écrivains ne partagent pas avec Rousseau l'idéal de la
pauvreté volontaire ou avec Manon Philipon la passion de la mélancolie : Voltaire
considère la richesse nécessaire à l'activité (ou à l'activisme) philosophique et
192

considère avec d'Holbach que la mélancolie conduit au fanatisme. Et pourtant, il


n'en épouse pas moins avec ses pires ennemis le culte du malheur et l'idée que les
hommes supérieurs souffrent toujours plus que leurs semblables. En ce sens,
l'auteur de Zi/digne participe pas moins que Diderot ou Rousseau à l'édification de
ce mythe, dont on se propose maintenant de retracer l'évolution jusqu'à Léon Bloy
et Paul Verlaine.
DEUXIÈME PARTIE

DES TOPIQUES AU MYTHE


CHAPITRE IV

DEUX ÂMES D'ÉLITE


À LA CONQUÊTE DU CAPITAL MALHEUR
195

Ce n'est pas un hasard si ({ l'avènement d'un pouvoir spirituel laïque en France)}


(Bénichou), entre 1750 et 1830, coïncida avec la constitution d'un mythe qui
affirmait la vocation malheureuse de l'écrivain. Puisque l'homme de lettres
prétendait se substituer à l'homme d'Église dans la fonction de guide spirituel et
moral, il était normal qu'il s'accapare les insignes de la royauté christique et fasse la
preuve de sa dignité apostolique par son martyre. Tout le poussait à authentifier
son magistère par le spectacle d'une souffrance subie et parfois même acceptée :
nécessité de rompre avec l'image de l'homme de lettres courtisan, soumis aux
grands, frivole, querelleur et vaniteux qui s'était imposée au fil des sièclesj besoin
de composer avec un imaginaire social saturé de symboles et de schèmes de pensée
chrétiens et avec une culture valorisant encore largement la souffrance 1. Puisqu'il se
voulait un peu démiurge2, l'homme de lettres pouvait-il n'être pas un peu Christ?

En fait, certains de ces hommes de lettres, les ({ philosophes )}, auraient sans doute
espéré faire l'économie d'une telle vocation christique. Tel qu'il se laisse saisir dans
les textes qui cherchent à le définir et dans plusieurs ouvrages dits philosophiques,
le sage des Lumières est un type humain dont l'une des principales caractéristiques
est l'aspiration au bonheur. Il a de l'argent, cet « honnête superflu)} qu'on dit
« nécessaire à un honnête homme, & par lequel seul on est heureux )}3 j il vit parmi
les hommes et cultive les vertus de la sociabilitéj il se laisse guider par sa raison sous
l'œil d'un Dieu parfaitement bon et tolérantj il se livre allègrement aux travaux de

1 Ceci n'est pas seulement vrai pour les auteurs chrétiens du XVIIIe siècle, mais aussi bien pour les
médecins dont la priorité, en ce siècle dit des Lumières, est moins d'abolir la souffrance, « jugée
comme la compagne inévitable de la maladie " (Roselyne Rey, Histoire de la douleur, p. 10), que
de lutter contre cette maladie qui assiège le corps du malade. Les premières flambées d'Indignation
des médecins contre les maux du corps n'apparaissent qu'après la Révolution et prennent plUSieurs
décennies à faire l'unanimité.
2 Voir Jean Marie Goulemot et Daniel Oster, Gens de lettres, écrivains et bohème, p. 75.
3 Article « PHILOSOPHE ", Encyclopédie, vol. 12, p. 511.
196

l'écriture avec la certitude que son travail est utile et participe à la construction
d'une société plus juste et plus éclairée. Le philosophe des Lumières se veut
d'abord un « écrivain heureux)}, comme a écrit un jour Roland Barthes à propos de
Voltaire 4 •

Seulement, ce type taillé exprès pour le bonheur, si heureusement doté pour la vie
et la jouissance, adopte bientôt, au fur et à mesure que s'affirme la tendance
sensible et que s'organise l'offensive antiphilosophique dans les années t 750- t 760,
les traits d'un héros infortuné, malheureux en proportion même du bien qu'il
procure à ses semblables. Les deux tiers de l'article « PHILOSOPHIE » du Dictionn3ire
philosophique de Voltaire sont consacrés à « l'immortel Bayle»5, persécuté par
Jurieu, accablé et réduit à la pauvreté dans un exil sans fin. « Éclairez les hommes »,
dit ailleurs le même auteur du Dictionn3ire philosophique, « vous serez écrasé ». La
preuve: « Descartes est obligé de quitter sa patrie, Gassendi est calomnié, Arnaud
traîne ses jours dans l'exil". Et Voltaire d'aJouter: « tout philosophe est traité
comme les prophètes chez les Juifs »6. Quant à Diderot et d'Alembert, c'est en
toute connaissance de cause qu'ils travaillent « dans la retraite & dans le silence »i
ils sont résolus, disent-ils, à laisser le Public « se charger lui-même de répondre à
tout ce qu'on pourra faire, dire ou écrire contre [eux] », et déclarent par avance
ne craindre ni les traits de l'envie, « ni l'injustice[,] ni la pauvreté »7. D'ailleurs,
n'est-ce pas l'attitude qu'adopte Socrate dans le malheur, Socrate auquel Diderot
voue un véritable culte et qu'il propose comme sujet dramatique dans son Discours
de 13 poésie dr3m3tique? Socrate, que Voltaire, Billardon de Sauvigny, Linguet et

4 Roland Barthes, « Le dernier des écrivains heureux», dans Œuvres complètes, éd. établie et
présentée par Éric Marty, Paris, Seuil, 1993, 3 vol., vol. l, p. 1235-1240.
5 Voltaire, «PHILOSOPHIE », Dictionnaire philosophique, p. 314.
6 Voltaire, « LETIRES, GENS DE lETIRES ou lETIRÉS », ibid., p. 255.
7 « AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS », Encyclopédie, vol. 3, p. XIV.
197

plusieurs autres traîneront sur la scène pour y donner le spectacle d'un sage
mourant en martyr8•

Sous les feux croisés de leurs ennemis, les philosophes comprirent rapidement qu'ils
avaient avantage à poser en persécutés sur la scène culturelle, qu'ils pouvaient,
collectivement et individuellement, tirer parti de ce malheur spectaculaire. Sans
perdre de temps, ils cherchèrent à convertir ces parts « malheur» en acquis. On a
parlé plus haut de Morellet, pour la carrière duquel un séjour à la Bastille fut on ne
peut plus bénéfique. Il faudrait aussi dire un mot de Diderot, dont Voltaire9
chercha à faire un académicien au moment même où l'encyclopédiste était tourné
en ridicule dans la comédie de Palissot, Les philosophes. Voltaire connaissait son
monde et savait que, pour ne pas avoir l'air de protéger ouvertement le
« persécuteur», Palissot, le puissant duc de Choiseul accepterait de soutenir la
candidature de Diderot, et que le public, après avoir bien ri au théâtre, verrait d'un
bon œil cette manière de consoler l'encyclopédiste malheureux. Or ce n'est pas
seulement à Diderot que songeait Voltaire lorsqu'il chercha à le faire admettre à
l'Académie, c'est aussi à la « cause», au parti philosophique tout entier qui
traversait en 1760 une crise qui ne se résoudrait qu'après l'expulsion des Jésuites
°.
en 1762 1 Un siège de plus à l'Académie, c'était un pas de plus dans le contrôle
de cette institution de prestige; c'était du solide, du concret, du palpable. Voltaire

8 Diderot est le premier à faire de Socrate un sujet dramatique au XVIIIe siècle. Dans son traité De
la poésie dramatique (1758), il propose de mettre en scène les derniers moments du philosophe,
persuadé que le spectacle seul de la vertu socratique, de son courage dans l'adversité, de son refus
de la fuite, de sa tranquillité au moment ultime, peut fournir un grand intérêt dramatique et se
substituer au plaisir des cc intrigues » du théâtre traditionnel. Sur la figure de Socrate au XVIIIe siècle,
voir Raymond Trousson, Socrate devant Voltaire, Diderot, et Rousseau, ainsi que l'ouvrage de Jean
Seznec, Essai sur Diderot et l'Antiquité grecque, Oxford, Clarendon Press, 1957.
9 Sur cette cabale, voir J. M. Moureaux, cc La place de Diderot dans la correspondance de Voltaire:
une présence d'absence Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, nO 242, 1986, p. 169-
)J,

217, notamment p. 188-195.


198

voulait voir les philosophes maîtres du terrain académique, c'est-à-dire de la plus


importante institution de la vie littéraire sous l'Ancien régime. Il le voulait, et
parvint à son but avec l'élection de d'Alembert comme secrétaire perpétuel en
1772.

Mais par cela même qu'il gagna en force et en légitimité, le parti philosophique
perdit insensiblement le beau rôle, celui du cc parti malheureux)} justement, et laissa
ses ennemis réclamer pour eux-mêmes l'ethos du martyr. 1772, c'est l'année où
Gilbert, après avoir frappé en vain aux portes de la philosophie, change de camp et
de stratégie et s'apprête à courtiser le parti dévot. Cette époque est celle où, dans
la préface de son poème Le génie aux prises avec la fortune, il se dépeint comme
un nouveau David devant Goliath: seul, sans argent, riche seulement de son
courage, il tient tête à la prestigieuse Académie dirigée par des philosophes
corrompus et sans goût, et se dit prêt à faire le sacrifice de sa personne pour
qu'éclate la vérité: cc Je sais combien ma franchise va me susciter d'ennemis; je
connais leur pouvoir: mais quand on a le courage de dire la vérité, on sait souffrir
avec constance tous les maux que peut nous causer cette noble audace. )} 11 Voilà
ce qui s'appelle parler. On sait que cette immolation volontaire à l'autel de la
cc vérité)} lui valut finalement une pension royale de 1 000 livres. Dur sacrifice.

Le malheur acquiert donc, vers 1760-1 770, une certaine cc rentabilité


argumentative)} qui ira croissant jusqu'au mitan du siècle suivant, au fur et à
mesure que s'imposera cette évidence dans l'imaginaire social que l'homme de
génie ne peut être heureux et que le malheur est l'un de ses attributs distinctifs. En
proposant une lecture des Confessions de Jean-Jacques Rousseau et de la

10 Voir Didier Masseau, Les ennemis des philosophes, p. t 09-206.


199

Correspondance de Julie de Lespinasse avec le comte de Guibert, ce chapitre


voudrait montrer la manière dont se consolide l'association du malheur et du
mérite au cours des années 1760-1 770. Ces deux textes, rien ne permet a priori
de les rapprocher l'un de l'autre, non plus que leurs auteurs d'ailleurs, dont l'un
vécut en marge du monde tandis Que l'autre en fut une figure de proue. D'où
l'intérêt de cette étude où l'on verra Que le mythe, dès ses origines, transcende les
formes littéraires et les frontières de la fiction, et entra1ne dans son sillage des
({ écrivains)} évoluant dans des zones tout à fait distinctes de la France des
Lumières.

Confesser son innocence, expliquer Sil destinée: Les confessions de Rousseau


La persécution m'a elevé l'ame. Je sens
que l'amour de la vérité m'est devenu
cher par ce qu'il me coute.
Rousseau, «Ébauches des Confessions»,
fragment 18

Un mélancolique d'exception
Ce n'est pas une, mais quatre longues lettres que Rousseau envoie en guise de
réponse à celle que le président de Malesherbes a la bonté de lui écrire pour le
rassurer et lui assurer son amitié le 25 décembre 1761. On se souvient 12 que le
directeur de la librairie, dans sa missive, proposait d'expliquer le délire récent de
son correspondant par « cette melancholie sombre qui fait le malheur de [sa] vie
[et qui] est prodigieusement augmentée par la maladie et par la solitude» 13. On se
souvient aussi qu'II n'y avait, dans ce diagnostic médical, pas l'ombre d'une offense

11 Nicolas Gilbert, Le génie aux prises avec la fortune ou: le poète malheureux, p. 4.
12 Voir supra, chapitre 1.
13 (( 1610. Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes à Rousseau, à Paris ce 25 décembre
1761 », dans CCR, vol. 9, p. 355.
200

et que Malesherbes croyait au contraire la mélancolie propre à expliquer


avantageusement le cas Rousseau, permettant de comprendre dans un même
mouvement ses égarements et son génie, ce « transport qui fait le tourment de sa
vie, mais qui a produit ses ouvrages)} 14.

Or Rousseau n'est pas tout à fait d'accord avec ce diagnostic et s'empresse, dans sa
réponse du 4 janvier 1761 (la première de ses quatre lettres consécutives), de
rectifier le tir. Mélancolique, il prétend ne pas l'être comme les autres
mélancoliques; lui, c'est au milieu de la société, et non dans la solitude, que sa bile
s'échauffe et que son caractère s'aigrit. La maxime commune qui affirme
l'importance, pour les bilieux noirs, de s'imposer la fréquentation des hommes ne
vaut rien dans son cas spécifique. Dans le séjour champêtre de l'Ermitage, à l'orée
de la forêt de Montmorency, il est cent fois moins malheureux qu'à Paris:

Vous me supposez malheureux et consumé de melancolie. Oh! Monsieur


combien vous vous trompez! C'est à Paris que je l'étois; c'est à Paris qu'une
bile noire rongeoit mon cœur, et l'amertume de cette bile ne se fait que
trop sentir dans tous les ecrits que j'ai publiés tant que j'y suis resté. Mais
Monsieur, comparez ces ecrits avec ceux que j'ai faits dans ma solitude, ou
je suis trompé, ou vous sentirez dans ces derniers une certaine serenlté
d'ame qui ne se joüe point et sur laquelle on peut porter un jugement
certain de l'état interieur de l'auteur. 15

Rousseau avoue qu'il a un tempérament « ardent, bilieux, facile à s'affecter et


sensible à l'excés à tout ce qui l'affecte }}16, mais il cherche à convaincre son

14 (( 1611. Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes à Madeleine-Angélique de Neufvllle-


Villeroy, duchesse de Luxembourg [le 25 décembre 1761]", dans ibid., p. 357.
15 Les (( Quatre lettres à M. le Président de Malesherbes » sont reproduites dans OCR, p. 11 30-
1147. Le texte cité ici est tiré de la première lettre, (( À M. [de Malesherbes.] À Montmorency, le
4 janvier 1 761 ", p. 1131.
16 (( 2. À M. de Malesherbes. À Montmorency[,] le 12 janvier 1762", dans ibid., p. 1134.
201

correspondant qu'il ne ressemble en rien au type traditionnel du bilieux noir, lequel


porte en lui les sources de sa souffrance, qui n'est malheureux que par sa faute,
parce qu'il cède à ses inclinations misanthropiques, qu'il délaisse ses semblables et
qu'il va ruminer ses griefs dans la solitude, tel ce Timon que stigmatise Diderot dans
l'article « SOCRATIQUE» de l'Encyclopédie17• Rousseau est une exception dans la
catégorie même des mélancoliques en ce que le contact avec la nature le
dédommage du déplaisir que lui occasionne la fréquentation des hommes. Son
malheur a sa source hors de lui, dans l'incapacité des autres à le comprendre. Et
puisqu'il tient au bout de sa plume un homme du monde habitué à arbitrer les
différends par sa fonction de directeur de la Librairie, un « grand » bien disposé à
son égard, un « juge» comme il les aime, généreux, bienveillant, prompt à
pardonner, il entend bien ne pas le lâcher de sitôt, pas avant de lui avoir ouvert son
cœur et de l'avoir initié aux mystères d'une âme complexe et pourtant si simple, un
cœur bon sous des dehors farouches.

Or il faut savoir que, derrière Malesherbes qui est le premier destinataire de ses
lettres, il y a en fait une communauté de lecteurs anonymes, celle des « gens du
monde}), que Rousseau rejoint précisément par le relais de son bienveillant
correspondant. Même si elles sont adressées au seul Malesherbes, ces lettres sont en
réalité à vocation semi-publique 18. Rousseau, qui ne demande pas le secret à son
correspondant, n'est pas sans savoir que celui-ci lira des extraits de ses lettres ou en
communiquera des copies aux gens de la bonne société. Et l'on peut croire, sans
avoir trop peur de se tromper, qu'il profita en toute connaissance de cause de cette

17 « On met encore du nombre des disciples de Socrate, Timon le Misantrope. Cet homme crut
qu'il fuyoit la société de ses semblables, parce qu'ils étoient méchans; il se trompoit, c'est que lui-
même n'étoit pas bon. » (Diderot, « SOCRATIQUE », Encyclopédie, vol. 15, p. 265.)
202

publicité pour rejoindre sans l'intermédiaire de l'imprimé un réseau de lecteurs


mondains, et cela à une époque où il ne croyait pas pouvoir mener à terme le
projet de ses Mémoires:

Je gémissois en me sentant défaillir de penser que je laissois dans l'esprit des


honnêtes gens une opinion de moi si peu juste, et par l'esquisse tracée à la
hâte dans ces quatre lettres, je tâchois de suppléer en quelque sorte aux
Mémoires que j'avois projettés. Ces lettres qui plurent à M. de Malesherbes
et qu'il montra dans Paris, sont en quelque façon le sommaire de ce que
j'expose ici plus en détail et méritent à ce titre d'être conservées. 19

Avant d'opposer aux terribles machinations de ses ennemis la puissante machine


des Confessions, Rousseau cherchait ainsi à gérer son image publique en tirant
proflt des pratiques traditionnelles de la lecture collective.

Les confessions: une apologie


On a beaucoup parlé de ces ennemis et des complots, réels ou rêvés, dont
Rousseau se croyait l'innocente victime. On n'a peut-être pas encore assez insisté
sur le rôle que prend, dans la genèse des Confessions, la voix de ces ennemis à
laquelle l'autobiographe fait une place importante, on oserait dire la première
place. Ce qui en effet, chez Rousseau, appelle le discours sur soi, c'est d'abord et
avant tout le discours que tient l'autre, malintentionné, sur lui. Dans l'un des
premiers fragments autobiographiques que l'on trouve dans le « Mémoire à M. de
Mably» (1740), on volt ainsi le Jeune précepteur rapporter les propos malveillants

18 Sur le caractère particulier de la lettre au XVIIIe siècle, à mi-chemin entre le public et le privé,
voir l'ouvrage de Benoît Melançon, Diderot épistolier. Contribution j une poétique de la lettre
familièreauXVII'siècle, Montréal, Fides, 1996, p. 217-247.
19 Rousseau, Les confessions, livre onzième, dans OCR, p. 569. Les références au texte des
Confessions, renvoyant à cette édition, apparaîtront désonnais entre parenthèses à la suite des
citations, précédées du sigle OCR.
203

de ses ennemis à son endroit, avant de s'expliquer lui-même sur son caractère
singulier:

[... ] je sais, M, qu'on a cherché plus d'une fois à me faire passer auprès de
vous pour un caractére triste et misanthrope, pour un homme peu propre à
donner de la douceur et des maniéres à M. vôtre fils, en un mot pour un
esprit sauvage et Pédant qui hors d'êtat de connoÎtre le monde l'êtoit encore
plus d'y former un jeune Elêve. Touttes ces accusations paroissent si
vraisemblables que je ne saurois trouver étrange qu'elles soient parties de
gens Zélés pour l'éducation de M. vôtre fils: Quoi qu'il en soit je vois avec
joie qu'elles n'ont pas produit beaucoup d'effet dans vôtre esprit, et je ferai
mes efforts pour qu'elles puissent vous paroÎtre tous les jours plus injustes.
Ce n'est pas que je ne sente fort bien tout ce qui me manque à certains
égards: un air contraint et embarrassé, une conversation séche et sans
agrément, une timidité sotte et ridicule sont des défauts dont je me
corrigerai difficilement. 20

Rousseau n'en vient, semble-t-i1, à faire l'histoire de son âme que parce que
d'autres, avant lui et en son absence, se sont chargés de la noircir. Et loin de
reléguer ce discours adverse à l'oubli, Rousseau lui donne voix, lui cède le passage.

Il importe peu en l'occurrence de savoir si Rousseau se fait une juste idée des bruits
qui courent à son endroit dans le monde ou s'il les amplifie avec complaisance. Ce
qu'on doit remarquer est plutôt le statut que ces bruits rapportés par lui confèrent
à l'entreprise autobiographique, celui de réponse, et plus précisément celui
d'apologie. Devant un auditoire supposé non impliqué - M. de Mably dans
l'extrait précité; Malesherbes dans les quatre lettres qui lui sont destinées; le
« lecteur» qu'interpelle Rousseau dans le préambule définitif des Confessions -, le
(( je» autobiographique se raconte pour se défendre de la calomnie. Les thèmes

20 Rousseau, cc Mémoire présenté à Monsieur de Mably sur l'éducation de son fils », dans Œuvres
complètes IV. Émile. Éducadon - Morale - Botanique, éd. publiée sous la dir. de Bernard Gagnebin
et Marcel Raymond, 1969, p. 21.
204

énoncés par l'autre, les fautes révélées par lui sur la place publique (l'abandon de
ses enfants, son ingratitude, ses folies), Rousseau les reprend une à une, mais pour
montrer qu'elles s'expliquent par l'histoire de ses sentiments et qu'elles ne sont
criminelles qu'en apparence, pour qui ne connaît pas cette histoire.

On sait que Rousseau niera dans les confessions vouloir faire son apologie et
prétendra se peindre tout entier, non pas « de profil » comme Montaigne, cachant
dans l'ombre les défauts et les crimes connus de lui seul, mais de face et sans fard,
revenant sur les fautes les mieux ensevelies et dévoilant jusqu'à ses pensées les plus
secrètes, fidèle à l'épigraphe (c Intu~ et in cute» placée en tête du premier livre.
Rousseau multiplie au cours de son récit les protestations de sincérité et les
dénégations d'apologie: cc I... ] car je n'ai pas peur que le lecteur oublie jamais que
je fais mes confessions pour croire que je fais mon apologie; mais il ne doit pas
s'attendre non plus que je taise la vérité, lorsqu'elle parle en ma faveur. » (OCR,
279) Les quelques fautes avouées par le confessé au fil des pages; cet Être suprême
qu'il invoque comme témoin de son récit dès l'ouverture du livre premier; les
liasses de lettres jointes au manuscrit par Rousseau et auxquelles 1\ se réfère à
plusieurs reprises pour authentifier son récit21 , tout paraît montrer que, loin de
vouloir se ménager et procéder à son apolOgie, l'auteur des Confessions entend
bien se mettre à t3ble, se livrer tout entier et sans résistance au regard du lecteur.

Des différents moyens qu'il utilise pour faire oublier que son récit a par ailleurs une
visée apologétique, c'est sans doute le titre de l'ouvrage qui est le plus efficace et
qui brouille le mieux les pistes: Les confessions. Telle qu'illustrée par saint Augustin
et par toute une tradition religieuse, la confession est aux antipodes de l'apologie.

21 Sur l'utilisation des lettres dans Les confessions, voir Benoît Melançon, « Le malentendu
épistolaire. Note sur le statut de la lettre dans Les confessions)}, Littérales, n° 17, 1995, p. 77-89.
205

Ce qui est visé dans l'une est l'accusation et l'humiliation du pécheur; ce que
cherche l'autre, c'est sa défense. L'apologie est un discours fortement argumenté,
qui relève du genre judiciaire et qui suppose la présence d'un discours adverse,
accusateur, dont il est la contrepartie. La confession est de son côté un discours a
priori monologique, peu argumenté, qui tient du genre épidictique ou démonstratif.
Parce que le confessé se raconte et se dévoile sous l'œil d'un Dieu qui voit et
connaît tout, il n'a rien à cacher, ne peut ni n'a intérêt à celer ses péchés, comme
le clame saint Augustin: « Pour toi, Seigneur, dont l'œil voit à nu l'abîme de
l'humaine conscience, qu'y aurait-il de caché en moi, quand même je ne voudrais à
ta gloire le confesser? De fait, je te cacherais à moi et ne me cacherais pas à toi. »22
Plus le confessé s'humilie devant Dieu et ses semblables, plus il se fait coupable, plus
il a de chances de toucher l'Être suprême, d'être relevé et absous par lui. Dans la
logique du salut, le confessé ne trouve pas son profit dans sa défense, mais dans
l'aveu public de son abjection et de sa culpabilité. Quant au lecteur de la
confession, son « auditoire», son rôle est limité à celui de spectateur et de juge
subalterne; il est le témoin d'une autoaccusation volontaire, d'un procès où les
principales positions sont occupées par le narrateur - accusé et accusateur - et
par Dieu - juge ultime de la confession.

À plus d'une reprise au cours des Confessions, Rousseau cherche à montrer qu'il
est certainement aussi sévère que ses ennemis dans l'examen de ses travers et qu'il
sait remplir - à leur place - ce rôle d'accusateur que la confession l'amène à
jouer. Il y a des épisodes qui semblent précisément placés sur le parcours de lecture
pour faire voir qu'il peut assumer cette fonction mieux que ses ennemis, tel celui,
que Rousseau dévoile en primeur au public, du vol du ruban sur lequel se ferme le

22 Saint Augustin, Confessions, livre X, p. 258.


206

livre Il. Le protagoniste, après sa conversion au catholicisme et ses amourettes avec


Mme Basile, entre au service de la comtesse de Vercellis « en qualité de laquais»
(OCR, 85). Il vole un ruban à une demoiselle de la maison et, comme il « ne le
cachoi[t] guéres» (OCR, 84), on le découvre bientôt dans ses affaires. Une
manière de procès s'engage, on l'interroge, il se trouble et se décharge de sa
propre faute sur une jeune servante de Mme de Vercellis, Marion: « On la fit
venir; l'assemblée étoit nombreuse, le Comte de la Roque y étoit » (OCR, 85). On
fait parler Rousseau, qui charge la pauvre jeune fille effrontément; elle, victime
innocente, lui « jette un regard qui auroit désarmé les demons et auquel [s]on
barbare cœur résiste» (OCR, 85). Dans son plaidoyer, la jeune fille trouve même
le temps de plaindre son bourreau : « Vous me rendez bien malheureuse, mais je
ne voudrois pas être à votre place» (OCR, 85). Finalement, le comte de la Roque
rend son verdict: il renvoie les deux jeunes gens en s'en remettant à la conscience
du coupable pour venger l'innocent.

Narrant cet épisode, ce « crime», l'auteur et narrateur des Confessions ne peut


évidemment rester neutre. Le pacte des Confessions l'oblige à désigner comme une
faute l'action dont il fait le récit et à réparer, par l'aveu de sa culpabilité, le crime
lui-même. Ce qu'il fait, apparemment, sans complaisance: il parle de « crime », de
son « barbare cœur», de son « impudence infernale» (OCR, 85), d'« action
atroce», de « forfait» (OCR, 86); il se traite de « fripon » et s'interroge sur la
destinée de cette malheureuse victime de sa {( calomnie» (OCR, 85). Les termes,
ici, ont valeur accusatrice.
207

À cet aveu, un saint Augustin aurait ajouté quelques pages sur la dépravation des
hommes en général et sur la sienne en particulier23 • Or ce que fait Rousseau est
exactement l'inverse : les lignes qu'il ajoute à son récit sont consacrées à sa défense.
Tout en niant qu'il cherche à s'innocenter, l'accusé se charge de développer devant
son auditoire la chaîne de ses sentiments, d'expliquer ce qui l'a poussé à commettre
une action répréhensible, et de montrer que, dans le moment même où il se livrait
à un « crime », son intention était rien moins que criminelle et son cœur était pur:
« Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi que dans ce cruel moment, et
lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre mais il est vrai que mon
amitié pour elle en fut la cause. » (OCR, 86) On aurait facilement pu, ajoute-t-il,
tirer de lui l'aveu de son larcin si le juge de ce petit procès, M. de la Roque, l'eût
tiré à part et lui eût demandé, sans témoin, en secret (comme au confessionnal), de
s'expliquer. Mais devant la foule, Rousseau est envahi d'un « trouble universel [qui]
lui [ôte] tout autre sentiment» (OCR, 86). Aussi son péché est-il en grande partie
celui des autres, de ce juge qui n'a pas su voir qu'il fallait, avec Jean-Jacques, sortir
des procédures habituelles, employer des moyens particuliers, provoquer dans
l'intimité le dévoilement de son cœur. D'ailleurs, cette faute était-elle si grave? Y
eut-il vraiment crime? Rousseau en doute finalement et préfère parler - eu égard à
la jeunesse de l'accusé - de « foiblesse » : « L'age est encore une attention qu'il est
juste de faire. A peine étois-je sorti de l'enfance, ou plustot j'y étois encore. Dans
la jeunesse les véritables noirceurs sont plus criminelles encore que dans l'age mur;
mais ce qui n'est que foiblesse l'est beaucoup moins, et ma faute au fond n'étoit
guére autre chose.» (OCR, 87) Et puis cette faiblesse, en « garanti[ssant
Rousseau] pour le reste de [sa] vie de tout acte tendant au crime» (OCR, 87),
n'était-elle pas profitable? N'en est-il pas sorti un bien plus grand que le mal lui-

23 On trouve aussi au livre Il des Confessions de saint Augustin le récit d'un vol. Voir Confessions,
p.52-56.
208

même? C'est ce que suggère l'accusé avant d'invoquer un dernier argument,


décisif, celui de son propre malheur. Si cette faiblesse est un crime, il l'a largement
expié par une existence malheureuse :

Si c'est un crime qui puisse être expié, comme j'ose le croire, il doit l'être
par tant de malheurs dont la fln de ma vie est accablée, par quarante ans de
droiture et d'honneur dans des occasions difflciles, et la pauvre Marion
trouve tant de vengeurs en ce monde, que quelque grande qu'ait été mon
offense envers elle, Je crains peu d'en emporter la coulpe avec moi. (OCR,
87)

Dire que Les confessions n'en sont pas vraiment serait sans doute exagéré; mais en
disputant les termes de l'accusation et la qualiflcation du « crime }), mals en enfilant
les arguments en sa faveur - c'est la faute de l'autre; j'étais jeune; de ce petit mal
est sorti un grand bien; mon malheur m'a fait expier ma faiblesse -, le confessé
rompt avec l'une des règles fondatrices du pacte confessionnel. Loin de chercher
l'humiliation de sa personne et la condamnation de son fait, il souhaite en montrer
les dessous à dessein de faire voir que, coupable en regard du monde, il ne l'était
pas réellement, intus, et in cure, dans la logique du cœur et des sentiments.

Les confessions donnent ainsi à voir le curieux phénomène d'un accusé qui dévoile
des crimes dont il nie flnalement qu'ils en soient et qui s'innocente avant même que
son auditoire - Dieu, ses lecteurs - ait pu porter un jugement sur le fait, même si
c'est en principe à lui que revient cette tâche, selon l'aveu réitéré de Rousseau:
« J'al promis ma confession, non ma justitlcation : ainsi Je m'arrête ici sur ce point.
C'est à moi d'être vrai, c'est au lecteur d'être juste. Je ne lui demanderai Jamais
rien de plus. » (OCR, 359) C'est au lecteur de juger, sans doute, mals si le procès
est déjà Jugé et l'accusé déjà disculpé, que veut dire « être juste »?
209

L'aveu auquel la dernière citation renvoie est celui de l'abandon par Rousseau de
ses enfants à l'hospice des ({ enfans-trouvés ». Voici une ({ faute» désormais connue
du public grâce aux bons soins de Voltaire (Le sentiment des citoyens). Comme
dans l'aveu du ruban volé, Rousseau convient du fait dans un premier temps:
({ Mon troisiéme enfant fut donc mis aux enfans-trouvés ainsi que les prémiers, et il
en fut de même des deux suivans; car j'en ai eu cinq en tout. » (OCR, 357) Puis
vient la qualification du fait, immédiatement suivie par l'argument de bonne foi:
({ Ma faute est grande, mais c'est une erreur: j'ai négligé mes devoirs, mais le désir
de nuire n'est pas entré dans mon cœur, et les entrailles de pere ne sauroient parler
bien puissamment pour des enfans qu'on n'a jamais vus [... ]. » (OCR, 358-359)
D'autres arguments viennent consolider ceux-ci: les gens que je fréquentais à cette
époque agissaient de la sorte et je suivais leur exemple24; mon action, coupable en
apparence, garantissait ces enfants du sort malheureux de leur père.

À nouveau, le lecteur est chargé de porter un jugement sur un procès jugé


d'avance, où le confessé, loin de s'en tenir à son double rôle d'acteur et
d'accusateur, prétend, sous prétexte de dire toute /a vérité, employer tous les
arguments à sa portée pour amoindrir son crime, lui donner l'allure d'une simple
erreur de parcours. L'action était peut-être fautive, mais le cœur dont elle partait

24 C'est à la fin du livre VII que Rousseau invoque cet argument du « milieu » : « Quant à Made la
Selle, je continuai d'y aller manger assez souvent après le départ d'Altuna. J'y apprenois des foules
d'anecdotes très amusantes, et j'y pris aussi peu à peu, non grace au Ciel jamais les mœurs mais les
maximes que j'y vis établies. D'honnêtes personnes mises à mal, des maris trompés, des femmes
séduites, des accouchemens clandestins étoient là les textes les plus ordinaires, et celui qui peuploit
le mieux les enfans trouvés étoit toujours le plus applaudi. Cela me gagna; je formai ma façon de
penser sur celle que je voyois en régne chez des gens très aimables, et dans le fond très honnêtes
gens, et je me dis: puisque c'est l'usage du pays, quand on y vit on peut le suivre, voila l'expédient
que je cherchois. » (OCR, 344)
210

était bon. Et de la bonté de son cœur, Rousseau n'en doute pas un instant25 , non
plus que de la méchanceté de ses ennemis qu'il juge et condamne sommairement:

l ...] mais trahir la confiance de l'amitié, violer le plus saint de tous les
pactes, publier les secrets versés dans notre sein, deshonorer à plaisir l'ami
qu'on a trompé, et qui nous respecte encore en nous quittant, ce ne sont
pas là des fautesj ce sont des bassesses d'ame et des noirceur. (OCR, 359)

Par là encore, les confessions rompent avec le modèle augustinien. Elles devraient
être le lieu d'un procès, celui du narrateurj elles sont en réalité le lieu où s'affirme
sa bonté essentielle, son innocence de cœur, et, en contrepartie, où sont jugés ceux
qui cherchent à le perdre. Toutes proportions gardées, le criminel, c'est l'autre,
celui qui dévoile des secrets et trame des complots Infernaux contre la réputation
de Jean-Jacques, le meilleur des hommes qui fut pourtant jamais.

Si une telle mise en accusation des « ennemis)} n'est guère surprenante dans un
ouvrage à vocation apologétique26, on s'étonnera peut-être davantage du soupçon
que fait peser l'accusé sur la moralité de son lecteur. Est-il bon ou méchant? C'est-
à-dire : est-il pour ou contre Jean-Jacques, innocent autoproclamé? Le jugement du
lecteur qu'appelle le narrateur avec insistance au fil des Confessions prend ainsi la
tournure d'un examen de conscience. Bon, il admettra l'innocence de Jean-

25 Comme en témoigne ce panégyrique personnel : « Mais cette chaleur de cœur cette sensibilité si
vive, cette facilité à former des attachemens, cette force avec laquelle ils me subjuguent, ces
déchiremens cruels quand il les faut rompre, cette bienveillance innée pour mes semblables, cet
amour ardent du grand, du vrai, du beau, du justej cette horreur du mal en tout genrej cette
impossibilité de haïr, de nuire, et même de le vouloir: cet attendrissement, cette vive et douce
émotion que je sens à l'aspect de tout ce Qui est vertueux, généreux, aimablej tout cela peut-II
jamais s'accorder dans la même ame avec la dépravation qui fait fouler aux piedS sans scrupule le
plus doux des devoirs? Non, je le sens et le dis hautement; cela n'est pas possible. Jamais un seul
instant de sa vie J. J. n'a pu être un homme sans sentiment, sans entrailles, un pere dénaturé. ))
(OCR,356-357)
26 Socrate lui-même n'épargnait guère ses accusateurs, Anytos et Mélètos, dans son Apologie. Voir
supra, chapitre III.
211

Jacques; méchant, il le condamnera, même après l'avoir entendu 27• En portant un


jugement sur l'accusé, le lecteur se jugera lui-même:

Je voudrois pouvoir en quelque façon rendre mon ame transparente aux


yeux du lecteur, et pour cela je cherche à la lui montrer sous tous les points
de we, à l'éclairer par tous les jours, à faire en sorte qu'il ne s'y passe pas
un mouvement qu'il n'apperçoive, afin qu'il puisse juger par lui-même du
principe qui les produit. [... ] C'est à lui d'assembler ces élémens et de
déterminer l'être qu'ils composent; le résultat doit être son ouvrage, et s'il
se trompe alors, toute l'erreur sera de son fait. (OCR, 175)

Or, ce verdict du lecteur, Rousseau le voulut d'abord publiC; le dévoilement de son


auditoire, la mise à bas des masques, il voulait qu'ils se fissent en petit comité et en
sa présence. On sait que, dès le livre XII terminé, Rousseau fit des lectures de son
ouvrage dans des assemblées composées de cinq à sept admirateurs triés sur le
volet: en décembre 1770, chez le marquis de Pezay, puis chez l'écrivain Dorat; en
février 1771, devant le prince royal de Suède puis, en mai de la même année, chez
la comtesse d'Egmont28 • Pendant ces lectures, Rousseau restait attentif aux
réactions de ses auditeurs et cherchait à provoquer leurs aveux. En témoigne ce
paragraphe lu par Rousseau à la suite de ses Confessions devant une assemblée des
plus distinguées :

27 Jean Starobinski avait déjà remarqué que « Rousseau confond plus ou moins volontairement le
jugement logique qui décide du vrai et du faux, et le jugement éthique qui décide du bien et du mal.
Idéalement, le jugement de fait est en même temps un jugement de valeur. Rousseau invoque sur lui
le regard du juge intègre pour qui établir la vérité et rendre justice sont un seul et même acte. ))
Uean-jacques Rousseau. La transparence et l'obstacle. Suivi de sept essais sur Rousseau, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées", 1971, p. 220.)
28 Selon une chronologie établie par L.-J. Courtois et avalisée par les éditeurs de la Pléiade, Bernard
Gagnebln et Marcel Raymond, dans OCR, p. 161 1-1612, note 4. Albert Jansen, qui s'est penché
sur ces lectures publiques, propose une chronologie qui diffère quelque peu de celle-ci. Voir Jansen,
jean-]acques Rousseau. Fragments inédits. Recherches biographiques et littéraires, Paris / Neuchâtel
/ Genève / Berlin, Sandoz & Thuillier / Librairie J. Sandoz / Librairie Desrogis / Richard Wilhelm l,
1882, p. 64-65.
212

J'ai dit la vérité. Si quelqu'un sait des choses contraires à ce que je viens
d'exposer, fussent-elles mille fois prouvées, il sait des mensonges et des
impostures, et s'il refuse de les approfondir et de les eclaircir avec moi tandis
que je suis en vie il n'aime ni la justice ni la vérité. Pour moi je le déclare
hautement et sans crainte: Quiconque, même sans avoir lu mes écrits,
examinera par ses propres yeux mon naturel, mon caractére, mes mœurs,
mes penchans, mes plaisirs, mes habitudes et pourra me croire un
malhonnête homme, est lui-même un homme à étouffer. (OCR, 656)

Pris au piège d'un auteur qui l'avait convié à écouter le récit de ses confessions,
l'auditoire était sommé, contre toute attente (?), de prendre un rôle actif dans un
procès où l'accusé, persuadé d'avance de son impeccabilité, le sommait au nom de
la justice de donner voix aux bruits publics. Il était venu entendre la confession
d'autrui; finalement, c'est plus ou moins la sienne qu'on exigeait.

Du privé au public
Si, en se prêtant aux lectures semi-publiques des Confessions, Rousseau espérait
enfin sortir du « secret » où il se croyait confiné et prendre connaissance des bruits
publics, on peut douter qu'il ait atteint son objectif. En déclarant hautement son
innocence et sa bonté essentielle et en exigeant de ses auditeurs qu'ils en
conviennent, Rousseau fermait la porte au dialogue et se condamnait à l'isolement.

Sur le plan pratique pourtant, les lectures en petits comités furent loin d'être un
échec; à Rousseau, elles permirent en tout cas de tester, de visu, l'efficacité de son
dispositif apologétique et de faire mousser le succès d'un ouvrage qu'il souhaitait ne
voir paraître qu'après sa mort, mais dont il n'était sans doute pas fâché qu'on parle
de son vivant. En ne livrant que des fragments de ses Confessions et en laissant
ergoter le public sur les bribes saisies au fil des lectures, Rousseau leur donnait une
excellente publicité.
213

Assister à ces lectures était un privilège; on l'a dit plus haut, Rousseau choisissait
une à une les personnes dans le sein desquelles il souhaitait déposer ses confessions,
et ce choix faisait l'objet d'un examen minutieux29 • L'Identité de ces privilégiés, qui
nous est connue par des témoignages d'auditeurs publiés après la mort de
Rousseau 3o, montre que celui-ci cherchait surtout à atteindre deux types de public.
L'un est celui des gens du grand monde qu'il toucha en la personne du prince royal
de Suède (lecture du mois de février 1771), du comte et de la comtesse
d'Egmont, du prince Pignatelli, de la marquise de Mesme et du marquis de Juigné
(lecture du mois de mai 1771). Des princes, des grands de France et d'Espagne,
un lieutenant-générai des armées du roi: une assemblée, en somme, fort peu
roturière pour un auteur qui prétendait mépriser les « états les plus elevés » sous
prétexte que, « sous le masque du sentiment[,] il n'y a Jamais que l'intérest ou la
vanité qui parle» (OCR, 147). SI Rousseau accepta malgré tout l'Invitation que lui
tlrent le prince suédois et la comtesse d'Egmont, c'est sans doute parce qu'il croyait
pouvoir gagner à sa cause ces grands aristocrates que leur rang mettait à même de

29 Jean Dusaulx, membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, qui était lié avec Rousseau
à cette époque et que celui-ci consulta lorsque le temps fut venu de composer ces comités
d'auditeurs, note qu'aux différents noms de « personnages très-célèbres )) qu'il proposa à Rousseau,
ce1ui-ciles rejeta catégoriquement, ajoutant: « - Je vous avertis que je n'entends pas Qu'il y ait à
plus de huit personnes, moi compris. J'en exclus, sans exception, toutes mes anciennes
connaissances; il m'en faut de nouvelles. » (Jean Dusaulx, De mes rapports avec j. j. Rousseau et de
notre correspondance, suivie d'une notice très-impot13nte, Paris, Didot jeune, an VI - 1798,
p.61.)
30 Outre la relation de Dusaulx contenue dans l'ouvrage cité précédemment, trois autres relations
ont été identifiées par les spécialistes. La plus ancienne est celle du poète et romancier Dorat, écrite
selon toute apparence sur le vif, au sortir de la lecture. Celle-ci parut d'abord dans le joumal de
Par/s, en date du 9 aoOt 1778, puiS dans les Œuvres de j. j. Rousseau, dans l'édition genevoise de
1778, et reproduite en note dans l'ouvrage d'Albert Jansen, Jean-Jacques Rousseau. Fragments
inédits, p. 64-65. Le texte de Dorat cité plus bas est tiré de cet ouvrage. Le troisième compte rendu
des séances de leaure parut dans l'ouvrage du comte Barruel-Beauvert, Vie de j. j. Rousseau,
préCédée de quelques lettres relatives au même sujet, Londres, Chez tous les marchands de
nouveautés, 1789. La dernière relation est celle de Louis-Sébastien Mercier, qui suit de très près la
relation de Barruel-Beauvert et Que Mercier inséra dans son ouvrage De j. j. Rousseau considéré
comme l'un des premiers auteurs de la Révolution, publié en 1791 .
214

fréquenter la cour et les salons. En eux, Rousseau trouvait d'éventuels porte-volx


qui l'aideraient à diffuser son témoignage et à lui gagner des suffrages dans les
hautes sphères du monde et du pouvoir. C'était reprendre, mais en l'étoffant, la
stratégie qu'il avait adoptée pour la diffusion des « Lettres à Malesherbes ».

Rousseau avait peu d'estime pour les grands; Il n'en avait guère davantage pour la
race des hommes de lettres31 • Et pourtant, c'est essentiellement de cette farine
qu'était composé l'autre auditoire devant lequel il lut Les confessions. Chez le
marquis de Pezay et chez Dorat, aux lectures qu'y fait Rousseau en 1770, on
trouve en effet des poètes, des auteurs de théâtre, des romanciers et des
académiciens: Dorat, Dusaulx, Barbier-de-Neuville, Le Mierre, etc. Si l'on en croit
le citoyen Dusaulx, qui écrivit une relation des deux séances auxquelles il assista et
dont il aida même à dresser la liste, Rousseau souhaitait d'abord s'adresser à des
hommes jeunes et non Impliqués dans la querelle, c'est-à-dire inconnus des auteurs
du « complot ». Selon Dusaulx toujours, les hommes de lettres se pressaient en
foule pour écouter Rousseau; à la deuxième séance, « un essaim de jeunes
littérateurs, la plupart inconnus, s'y rendit des différens quartiers ,,32. C'était
véritablement un privilège que d'être admis dans l'entourage du confessé; et ce
privilège, les élus s'en montraient dignes en offrant au lecteur une attention assidue
en dépit de l'extrême longueur des séances de lecture (de 14 à 18 heures, selon les
témOignages, avec deux courtes pauses pour les repas). Si l'écoute et l'intérêt
étaient à ce point soutenus, c'est aussi que chaque auditeur savait qu'il trouvait là
matière à « révélation" : ({ Nous étions en effet si content d'être là, au vu et au su
de tous les aspirants, que nous ne voulions pas perdre un seul mot pour avoir le

31 Du moins de ceux Qui en font un métier. Voir Les confessions, livre IX, p. 403.
32 Dusaulx, De mes rapports avec ).}. Rousseau et de notre cO/Tespondance, p. 68.
215

plaisir d'en parler. })33 « En parler)}, évidemment, ne suffisait pas: on n'est pas
homme de lettres pour rien. Chacun, au retour de la séance, mit la main à la plume
et se pressa de communiquer par écrit ses impressions: « Le lendemain, pour
prendre acte de cette séance, sur laquelle Jean-Jacques s'était bien gardé de
recommander le secret, chacun fit son extrait de mémoire. Dorat se hâta de mettre
le sien dans un journal; il y avait de quoi fendre le cœur. })34

La lettre de Dorat35, qui parut initialement dans le Journal de Paris, est en effet une
lettre J fendre le cœur. Elle correspond vraisemblablement à ce que Rousseau

33 Ibid, p. 63-64.
34 Ibid, p. 66-67.
35 Voici le texte de cette lettre, précédé d'un billet explicatif de Dorat adressé aux rédacteurs du
Journal de Paris. Selon Albert Jansen, le billet et la lettre furent publiés le 9 août 1778, et non
immédiatement après la séance de lecture, comme le laisse entendre Dusaulx dans De mes rapports
avec J. ]. Rousseau et de notre correspondance.
« Il y a sept ou huit ans, Messieurs, qu'après avoir entendu les Mémoires de J.-J. Rousseau, j'écrivis
la lettre que je vous envoie, à une femme digne d'apprécier ce grand homme. Je ne sais par quel
hasard je l'ai retrouvée imprimée dans un papier public. Je vous la fais passer telle que je l'ai écrite,
et je vous prie de vouloir bien l'insérer dans le Journal de Paris.
À trois heures après minuit. Je rentre chez moi, Madame, ivre de plaisir et d'admiration; je
comptais sur une séance de 8 heures, elle en a duré 14 ou 15 [selon Dusaulx 17 et selon Barruel-
Beauvert 18], nous nous sommes assemblés à 9 heures du matin [selon Dusaulx à 6 heures et selon
Barruel à 7 heures du matin], et nous nous séparons à l'instant sans qu'il y ait eu d'intervalle à la
lecture que ceux du repas dont les instans, quoique rapides, nous ont encore paru trop longs. Ce
sont les mémoires de sa vie que Rousseau nous a lus. Quel ouvrage! Comme Il s'y peint, et comme
on aime à l'y reconnaître! Il y avoue ses bonnes qualités avec un orgueil bien noble, et ses défauts
avec une franchise plus noble encore. Il nous a arraché des larmes par le tableau pathétique de ses
malheurs et de ses faiblesses, de sa confiance payée d'ingratitude, de tous les orages de son cœur
sensible, tant de fois blessé par la main caressante de l'hypocrisie, surtout de ces passions si douces
qui plaisent encore à l'âme qu'elles rendent infortunée. J'ai pleuré de bon cœur; je me faisais une
volupté secrète de vous offrir ces larmes d'attendrissement auxquelles ma situation actuelle a peut-
être autant de part que ce que j'entendais. Le bon Jean-Jacques, dans ces Mémoires divins, fait
d'une femme [Mad. D'Houdetot] qu'il a adorée, un portrait si enchanteur, si aimable, d'un coloris
si frais et si tendre, que j'ai cru vous y reconnaître; je jouissais de cette délicieuse ressemblance, et
ce plaisir était pour mol seul. Quand on aime, on a mille puissances que les indifférens ne
soupçonnent même pas, et pour lesquelles les témoins disparaissent.
Mais ne mêlons rien de moi à tout cela, afin de vous intéresser davantage; l'Écrit, dont je vous
parle, est vraiment un chef-d'œuvre de génie, de simplicité, de candeur et de courage. Que de
géans changés en nains! Que d'hommes obscurs et vertueux rétablis dans tous leurs droits, et vengés
216

attendait de ces jeunes littérateurs en quête de prestige, cette petite « troupe


d'auxiliaires }}36, selon les termes de Dusaulx, qu'il avait admis auprès de lui et
auxquels il « s'était bien gardé de recommander le secret »37. Écrite sur le vif,
immédiatement après la séance, à « trois heures après minuit)}, celle-ci témoigne
essentiellement d'une urgence. L'auteur ne peut laisser passer une seule nuit avant
de communiquer ses impressions à une tierce personne capable de les apprécier.
Elle brosse à la fois un portrait de Rousseau en situation de lecteur (digne, franc,
noble), de l'œuvre lue, qui en est une « de génie, de simplicité, de candeur et de
courage }}38, ainsi que des effets de cette lecture sur les auditeurs: « Il nous a
arraché des larmeS}}i « J'ai pleuré de bon cœur)}. Ces lectures devant de jeunes
littérateurs semblent donc avoir pleinement atteint leurs objectifs : on y a pleuré,
on en a parlé et, ce qui est mieux, on a écrit ce qu'on y a vu à dessein de fendre
d'autres cœurs disposés à l'être, élargissant ainsi la communauté des nobles cœurs
(fendus) favorables à la cause de l'homme de génie persécuté39 •

à jamais des méchans, par le seul suffrage d'un honnête homme! Tout le monde y est nommé. On
n'a pas fait le moindre bien à l'auteur qui ne soit consacré dans son livre; mais aussi démasque-t-il
avec la même vérité tous les charlatans dont ce siècle abonde.
Je m'étends sur tout cela, Madame, parceque j'ai lu dans votre âme bienfaisante, délicate et noble,
parceque vous aimez Rousseau, parceque vous êtes digne de l'admirer, enfin parceque je me
reprocherais de vous cacher une seule des impreSSions douces et honnêtes que mon cœur éprouve.
Trois heures sonnent, et je ne m'arrache qu'avec peine au plaisir de m'entretenir avec vous; mais je
vous ai offert ma première et ma dernière pensée; j'ai entendu la confession d'un sage; ma journée
n'est point perdue. Il (Cité d'après Albert Jansen, Jean-Jacques Rousseau. Fragments inédits, p. 64-
65.)
36 Dusaulx, De mes rapports avec J. J. Rousseau et de notre correspondance, p. 61.
37 Ibid., p. 67.
38 Dorat, cité dans Jansen, Jean-Jacques Rousseau. Fragments inédits, p. 65.
39 Autre signe de la réussite de cette stratégie: l'intervendon de Mme d'Épinay auprès de Sartine
visant à faire interdire les séances de lecture de Rousseau : « Après y avoir réfléchi, écrivait-elle au
lieutenant de police, je pense qu'il faut que vous parliez à lui-même [à RousseauI avec assez de
bonté pour qu'il ne puisse s'en plaindre, mais avec assez de fermeté cependant pour qu'il n'y
retourne pas. Si vous lui faites donner sa parole, je crois qu'il la dendra. Pardon mille fois, mais il y
va de mon repos, et c'est le repos de quelqu'un que vous honorez de votre esdme et de votre
amidé, et qui, quoi qu'en dise Jean-Jacques, se flatte de la mériter. Il (Lettre citée dans ibid.,
p.66.)
217

En mobilisant ces deux types d'auditoire et en misant sur la publicité que chaque
groupe est susceptible de lui procurer, Rousseau adopte une stratégie qui n'est pas
sans rappeler celle élaborée quelques années plus tôt par Voltaire dans la défense
de Jean Calas, stratégie qui mena à la révision du procès puis à la réhabilitation de
ce père de famille exécuté en place publique le 10 mars 176240• On sait que
Voltaire s'entoura d'un véritable conseil d'avocats et que c'est par voie légale qu'il
parvint à faire casser l'arrêt du Parlement de Toulouse et innocenter les Calas. Dans
cette entreprise de réhabilitation qui prit des airs de campagne, le philosophe ne
négligea cependant aucun des appuis dont il disposait à la cour et dans les milieux
littéraires de la capitale. À la duchesse d'Anville, au maréchal de Richelieu, au duc
de Villars qu'il informa de la « tragédie)}, il demanda d'intervenir auprès du
ministre, M. de Saint-Florentin, pour l'inciter à exiger des juges toulousains qu'Ils
rendent publiques les pièces du procès41 i aux encyclopédistes, il écrivit une
circulaire où il les pria de crier partout leur indignation 42 • Au secret de la
procédure, il entendait ainsi opposer le « cri)} des hommes éclairés, de 1'« Europe

40 L'affaire Calas tire son origine d'un meurtre ou d'un suicide commis le soir du 13 octobre 1761
à Toulouse, dans une famille de commerçants protestants. L'un des Quatre fils, Marc-Antoine Calas,
est ce soir-là trouvé mort dans la boutique familiale. Au terme d'un procès compliqué, le père de
famille, Jean Calas, agé de 63 ans, est reconnu coupable et roué en place publique.
41 Voir José Cubero, L'affaire Calas. Voltaire contre Toulouse, Paris, Perrin, coll. « Vérités et
Légendes», 1993, p. 204, ainsi Que l'étude plus ancienne, mais très rigoureuse, de Athanase Josué
CoQuerel, Jean Calas et sa famille. Étude historique d'après les documents originaux, suivie de pièces
justificatives et des lettres de la sœur A-J. Fraisse de la Visitation, Genève, Slatkine Reprints, 1970,
réimp. de l'éd. de Paris, s.é., 1875, p. 233 et passim.
42 « Mes chers frères, il est avéré Que les juges toulousains ont roué le plus innocent des hommes.
Presque tout le Languedoc en gémit avec horreur. Les nations étrangères Qui nous haïssent et Qui
nous battent sont saisies d'indignation. Jamais, depuis le jour de la Saint-Barthélemy, rien n'a tant
déshonoré la nature humaine. Criez et Qu'on crie! » (Cité dans Claude Bontems, « L'affaire Calas »,
dans Jean Imbert [dir.], Quelques procès criminels des XV" et XVII' siècles, présentés par un
groupe d'étudiants, Paris, PUF, 1964, p. 138-163, texte cité p. 157.)
218

entière», du (( public», d'une (( opinion» solidaire des victimes et exigeant des


juges toulousains qu'ils répondent devant l'Europe de leurs agissements :

Tous ceux qui, dans l'Europe entière, ont entendu parler de cette horrible
aventure joignent leurs voix à la mienne. Tant que le parlement de
Toulouse, qui m'a ravi mon père et mon bien, ne manifestera pas les causes
d'un tel malheur, on sera en droit de croire qu'il s'est trompé [... ].43

Que le parlement de Toulouse ait le courage de publier les procédures :


l'Europe les demande, et, s'il ne les produit pas, il voit ce que l'Europe
décide. 44

Les (( bruits» de la populace toulousaine, les ragots des commères, les on-dit du bas
peuple avaient perdu un innocent; le (( public éclairé», dirigé par le philosophe,
allait se charger de renverser le verdict et de faire éclater la vérité.

Rousseau, en confrontant les gens du monde et les littérateurs par petits comités et
en les incitant à prendre parti, en leur offrant les moyens de (( s'éclairer» sur sa
cause puis en leur donnant implicitement pour mandat de faire circuler ces
informations, reprenait en l'adaptant une technique de défense éprouvée par
Voltaire. Cette technique, l'historienne Sarah Maza a montré qu'une brochette de
jeunes avocats, à partir de 1770, allaient également la reprendre à leur compte
dans la défense des (( faibles» et la vengeance des (( opprimés» du système

43 Ce document, qui porte la signature de Donat Calas, est l'œuvre de Voltaire, comme la plupart
ou la totalité des pièces du dossier intitulé Pièces originales et reproduites sous le titre L'affaire
Calas. Pièces originales concemant la mort des sieur:r Calas, dans Voltaire, Mélanges, p. 524-552.
La lettre citée est adressée « À Monseigneur le chancelier. De Châtelaine, 7 juillet 1762 », et se
trouve dans ibid, p. 535.
44 [Voltaire], « Mémoire de Donat Calas pour son père, sa mère, et son frère», dans ibid,
p.546.
219

judiciaire45 • Ces avocats, plutôt que de rédiger de longs factums à caractère


technique, sans grand attrait pour le public, exposaient l'affaire de leur client en
mettant à profit les conventions littéraires et les topiques romanesques en vogue, de
manière à susciter la curiosité et l'indignation des lecteurs et à provoquer des
mouvements d'opinion. La grande difficulté pour ces avocats, difficulté qui avait
été celle de Voltaire et que celui-ci, à force de persévérance, était parvenu à
surmonter, était d'intéresser le public à une affaire à caractère privé46 • Avant
Voltaire, on ne songe pas à solliciter l'appui du public dans des causes où les
accusés sont de simples particuliers : seules les grandes causes à caractère politique
sont jugées dignes d'intérêt public. L'innovation de Voltaire, imitée par les avocats
Froudière, Falconnet, Delacroix et autres, réside dans l'application qu'il fait de
cette technique - l'appel à l'opinion - dans un procès qui implique de simples
citoyens, des commerçants qui ne tiennent aucun rang ni ne remplissent aucune
charge publique. Voltaire travaille avec acharnement à convaincre ses
correspondants et lecteurs, pour qui la chose ne va pas de soi, que l'erreur
judiciaire dont est victime la famille Calas est aussi importante que l'affaire du
régicide Damiens47 et doit intéresser l'Europe éclairée, chaque homme, chaque

45 Sarah Maza, Vies privées, affaires publiques. Les causes célèbres de la France prérévolutionnaire,
traduit de l'anglais (États-Unis) par Christophe Beslon et Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Fayard,
1997 (1993 pour la version originale en langue anglaise).
46 En mars 1763, Voltaire écrivait à Debru : « Le torrent des affaires publiques empêche que l'on
ne fasse attention aux affaires des particuliers, et quand on rouerait cent pères de famille dans le
Languedoc, Versailles n'y prendrait que très-peu de part. » (Cité dans Coquerel, Jean Calas et sa
famille, p. 241, note 4.)
47 Dès les premières lettres écrites par Voltaire pour s'informer plus amplement de l'affaire, celui-cl
met le procès de Calas sur le même pied que celui fait au régicide Damiens : « Quoi qu'il en soit, je
persiste à souhaiter que le parlement de Toulouse daigne rendre public le procès de Calas, comme
on a publié celui de Damiens. On se met au-dessus des usages dans des cas aussi extraordinaires. Ces
deux procès intéressent le genre humain [••• ].» (Voltaire, « Lettre à Mademoiselle ** *. Aux
Délices, le 15 avril [1762] », cité dans L'affaire Calas et autres affaires, éd. présentée, établie et
annotée par Jacques Van den Heuven, Paris, Gallimard, 1975, p. 36.)
220

lecteur pouvant devenir, du jour au lendemain, une nouvelle victime du système


judiclaire 48 •

Le drame de Jean-Jacques, pas plus que celui des Calas, ne relève a priori du
domaine public. La vie privée d'un écrivain, quelque célébrité que lui aient
apportée ses ouvrages, ne regarde que lui, surtout si, comme Rousseau, il n'a pour
se faire valoir auprès des lecteurs ni titre, ni fonction, ni naissance, ni fortune 49 •
Tout grand homme qu'il soit, Jean-Jacques ne tient aucun rang dans la société
française et n'a pas même un « état)}, si ce n'est celui d'homme de lettres - qui
n'en est pas vraiment un50; c'est un bâtard culturel, un migrant social et un
étranger qui a choisi d'évoluer en dehors du monde et des filières culturelles
traditionnelles51 • Au moment de se mettre à la rédaction de ses Confessions,
Rousseau sait parfaitement qu'II n'a pas l'étoffe ni l'ethos d'un mémorialiste. Saint
Augustin était un évêque; Montaigne était un gentilhomme; lui n'est qu'un citoyen
d'une république avec laquelle il n'est d'ailleurs pas en très bons termes. Pour parer

48 « le meurtre de Calas, commis dans Toulouse avec le glaive de la justice, le 9 mars 1762, est un
des plus singuliers événements qui méritent l'attention de notre âge et de la postérité. l ...] si un
père de famille innocent est livré aux mains de l'erreur, ou de la passion, ou du fanatisme; si
l'accusé n'a de défense que sa vertu; si les arbitres de sa vie n'ont à risquer en l'égorgeant que de se
tromper; s'ils peuvent tuer impunément par un arrêt, alors le cri du public s'élève, chacun craint
pour soi-même, on voit que personne n'est en sOreté de sa vie devant un tribunal érigé pour veiller
sur la vie des citoyens, et toutes les voix se réunissent pour demander vengeance. D (Voltaire, Traité
sur la tolérance, dans Mélanges, p. 563.)
49 Une double pression s'exerce sur l'écrivain du XVIIIe siècle pour l'empêcher de livrer au public
les détails de sa vie domestique: celle de la tradition classique, d'abord, qui dévalorise le discours sur
soi; celle de l'idéologie littéraire ensuite, qui préside à la naissance des éloges académiques et incite
les biographes à expurger leurs « vies » de tout ce qui est susceptible d'entacher l'image de l'homme
de lettres. Voir José-luis Diaz, « Écrire la vie du poète. la biographie d'écrivain entre lumières et
Romantisme D.
50 « les lettres ne donnent pas précisément un état, mais en tiennent lieu à ceux qui n'en ont pas
d'autre. » (Duclos, Considérations sur les mœurs de ce siècle, cité par Éric Walter, « les auteurs et
le champ littéraire D, p. 394.)
51 Voir Jean Marie Goulemot, « "les confessions" : une autobiographie d'écrivain }), Littérature,
n° 33, février 1979, p. 58-74, notamment p. 59.
221

à ces difficultés et donner quelque légitimité à son entreprise autobiographique, il se


propose donc de faire mieux et autrement que ses prédécesseurs, d'être à la fois
plus sincère que Montaigne et de faire un type d'histoire qu'aucun mémorialiste n'a
songé à écrire jusque-là: celle d'une âme et des sentiments qui l'ont traversée 52 •
Les confessions trouvent leur raison d'être dans cette originalité qui les caractérise
et dans leur utilité éventuelle. Offrant « le seul portrait d'homme, peint exactement
d'après nature et dans toute la vérité », elles peuvent en effet « servir de prémiére
piéce de comparaison pour l'étude des hommes» (OCR, 3). Ces arguments de
l'originalité et de l'utilité, Rousseau espère qu'ils convaincront le lecteur, « arbitre
du sort de ce cahier» (OCR, 3), de ne pas détruire son témoignage. Le
convaincront-ils par ailleurs de s'y intéresser et de le lire jusqu'au bout? Produire de
la légitimité ne suffit pas : il faut produire de l'intérêt.

Pour éveiller cet intérêt et persuader 1'« Europe» d'agir en faveur des Calas,
Voltaire avait transformé leur drame domestique en « tragédie»; des différents
acteurs du scénario, il avait fait des personnages stéréotypés, les uns sensibles et
infortunés (la veuve Calas et son fils Donat), les autres aveugles et cruels (la
populace toulousaine, les capitouls); aux premiers, il avait fait signer des lettres
écrites par lui, des lettres à fendre le cœur tout à fait propres à tirer des larmes de
vertu aux protecteurs de l'innocence persécutée. Rousseau, dans la défense de
Jean-Jacques, fit certainement aussi bien; sous sa plume, la vie d'un homme du
peuple, sans naissance, sans véritable état, sans grand intérêt en somme, devint une

52 « Et qu'on n'objecte pas que n'étant qu'un homme du peuple, je n'al rien à dire qui mérite
l'attention des lecteurs. Cela peut être vrai des évenemens de ma vie: mais j'écris moins l'histoire
de ces éve[nelmens en eux-mêmes que celle de l'état de mon ame, à mesure qu'ils sont arrivés. Or
les ames ne sont plus ou moins illustres que selon qu'elles ont des sentimens plus ou moins grands et
nobles, des idées plus ou moins vives et nombreuses. Les faits ne sont ici que des causes
occasionnelles. Dans quelque obscurité que j'aye pu vivre, si j'ai pensé plus et mieux que les Rois,
222

destinée et une destinée supérieurement malheureuse. Aux facteurs traditionnels de


légitimation, il opposa la noblesse du malheur; aux histoires des grands et de la
cour, il substitua une histoire (( digne de la plume de Tacite », remplie d'infortunes
notoires: (( Si je n'ai pas la célébrité du rang et de la naissance, j'en ai une autre
qui est plus à moi et que j'ai mieux achettée; j'ai la célébrité des malheurs. le bruit
des miens a rempli l'Europe; les sages s'en sont étonnés, les bons s'en sont affligés
[... ]. »53 Pour produire de l'intérêt autobiographique, Rousseau allait jouer la carte
du (( grand destin », celui d'un martyr laïc.

De deux destins, le plus malheureux


Jean Marie Goulemot a analysé quelques-uns des éléments narratifs qui, dans Les
confessions, transforment l'événement banal en événement clé, marqueur d'une
vocation. (( a montré par exemple qu'en insistant sur sa (( difficulté à naitre»,
Rousseau (( pose la naissance comme un traumatisme dont les échos parviennent
jusqu'au présent de l'écriture »54. l'écrivain nait en donnant la mort à sa mère et
ne survit que par les soins d'une tante. la Nature l'avait voué à mourir; la sœur de
son père le détournera de ce premier destin - souhaitable - et le condamnera à
une vie de souffrance: (( J'apportai le germe d'une incomodité que les ans ont
renforcée, et qui maintenant ne me donne quelquefois des relâches que pour me
laisser souffrir plus cruellement d'une autre façon. [... ] Chére tante, je vous
pardonne de m'avoir fait vivre [... ]. » (OCR, 7-8)

(( n'y a pas de destin malheureux sans possibilité de destin heureux; et Rousseau


évoquera à plusieurs reprises, dans la première partie des Confessions, cette autre

l'histoire de mon ame est plus intéressante que celle des leurs. " «( Ébauches des Confessions ", dans
OCR, p. 1150.)
53 Ibid., p. 1151.
223

vie qui aurait pu être la sienne, à laquelle il était naturellement destiné et dont la
fatalité l'a arraché pour le jeter dans une existence trouble et malheureuse. Cette
vie de souffrance qui fut finalement la sienne, il aurait d'abord pu s'y dérober en
mourant au berceau, mais il aurait aussi pu l'éviter si un certain soir, devant une
certaine porte close de Genève, il n'avait pris la décision de ne plus retourner à
l'atelier de gravure et d'échapper aux prises d'un mattre brutal et tyrannique. S'il
s'était contenté d'imiter ses camarades et de rentrer au petit matin, il aurait
terminé son apprentissage et exercé un métier {( très borné» (OCR, 31), mais qui
convenait à son naturel :

Avant de m'abandonner à la fatalité de ma destinée, qu'on me permette de


tourner un moment les yeux sur celle qui m'attendoit naturellement, si
j'étois tombé dans les mains d'un meilleur mattre. Rien n'étoit plus
convenable à mon humeur, ni plus propre à me rendre heureux, que l'état
tranquille et obscur d'un bon artisan, dans certaines classes surtout, telles
qu'est à Genève celle des graveurs. Cet état, assez lucratif pour donner une
subsistance aisée, et pas assez pour mener à la fortune, me laissant un loisir
honnête pour cultiver des gouts modérés, il m'eut contenu dans ma sphére
sans m'offrir aucun moyen d'en sortir. [... ]
Au lieu de cela ...... quel tableau vais-je faire? Ah! n'anticipons point sur les
miséres de ma vie! (OCR, 43)

Plusieurs « chances» s'offrent ainsi à Jean-Jacques de vivre heureux et d'arriver


sans trop de peines à un état en accord avec ses ambitions bornées, mais à chaque
fois la fatalité s'en mêle et le remet dans cette voie qui le conduira à devenir
« Jean-Jacques Rousseau », un homme de lettres aussi célèbre que malheureux qui
écrit ses Confessions. C'est ainsi qu'étant à Turin au service du comte de Gouvon,
jouissant de l'estime générale et pouvant « raisonnablement [se] livrer à l'espoir de
parvenir» (OCR, 98), Jean-Jacques, captif de son esprit romanesque, pris

54 Jean Marie Goulemot, « "Les confessions" : une autobiographie d'écrivain », p. 61.


224

soudainement de l'envie de vivre des « aventures)} et de voyager, obtient son


renvoi et reprend sa vie de vagabond, tout heureux pour le coup d'échapper à
l'assujettissement de sa fonction, mais ignorant que son imagination et sa manie du
voyage le remettent en réalité sur la route de sa destinée malheureuse. Son
bonheur était assuré; les {{ épreuves étoient finies et on [le] regardoit généralement
dans la maison comme un jeune homme de la plus grande espérance}} (OCR, 98),
mais il était écrit que Jean-Jacques ne pourrait jamais jouir d'un bonheur facile, que
ses félicités seraient rachetées par des souffrances extraordinaires. Au cinquième
livre des Confessions, Rousseau rapporte encore qu'il faillit se livrer à la botanique
sous la tutelle de Claude Anet (le domestique et l'amant de Mme de Warens) et
qu'il aurait pu suivre son aîné dans une carrière en accord avec ses inclinations
naturelles. Mais la Providence, encore une fois, avait d'autres vues sur lui:

[... ] ce projet dont l'execution m'eut probablement jetté dans la botanique


pour laquelle il me semble que j'étois né, manqua par un de ces coups
inattendus qui renversent les desseins les mieux concertés. J' étois destiné à
devenir par degrès un exemple des miséres humaines. On diroit que la
providence qui m'appeloit à ces grandes épreuves écartoit de la main tout ce
qui m'eut empêché d'y arriver. (OCR, 205)

Ce qui est écrit sur les tablettes de la destinée, Rousseau ne parvient enfin à le lire
qu'au bord de son tombeau, au sommet de la célébrité et du malheur, au moment
d'écrire ses Confessions. Jetant un regard rétrospectif sur sa vie et ses infortunes, il
{{ comprend}} enfin que, possédant toutes les qualités pour vivre heureux, il a été
arraché à cette existence médiocre par une nécessité d'un ordre supérieur. La
Providence l'appelait à jouer un rôle de premier plan dans son siècle; il avait été
choisi pour révéler au monde ses contradictions et pour montrer à ses
contemporains que le dévoilement de la vérité entraîne forcément le malheur de
son messager: {{ [... ] et moi, par un assemblage de maux de toute espéce, je devois
225

être un jour en exemple à Quiconque inspiré du seul amour du bien public et de la


justice, ose, fort de sa seule innocence dire ouvertement la vérité aux hommes sans
s'étayer par des cabales, sans s'être fait des partis pour le protéger. }) (OCR, 223)
Lui Qui se sentait né pour être un autre Gii Bias, il lui avait fallu devenir, en dépit
de ses penchants, un autre Socrate, sinon un autre Christ. Et ce Qu'il n'avait pas su
deviner dans sa prime jeunesse, croyant le plus souvent se livrer à sa propre
volonté, il le comprend enfin, mais trop tard, alors Qu'il ne peut plus rien changer,
alors Qu'il est « Jean-Jacques Rousseau}) l'écrivain persécuté.

Le « grand destin}), celui des « malheurs inouis}) (OCR, 277), c'est vers 1749-
1750 Qu'il se scelle définitivement, à la suite de l'illumination survenue sur la route
de Paris à Vincennes. C'est en allant voir Diderot, pour lors prisonnier au donjon
de Vincennes, Que Rousseau parcourt le Mercure de France et y lit la Question
proposée par l'Académie de Dijon pour le prix de 1750: « Si le progrès des
sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs }). Cette lecture
provoque chez lui un éblouissement d'un Quart d'heure où les contradictions de la
société lui sont révélées: des « foules de grandes vérités })55 l'envahissent, « mille
lumieres}) l'aveuglent, des « foules d'idées vives» se présentent à lui et le jettent
dans un « etourdissement semblable à l'ivresse}). Sur le coup de l'Inspiration,
Rousseau devient « auteur presque malgré [lui] }); il compose sur le lieu même de
l'illumination le grand morceau d'éloquence de son Discours, la prosopopée de
Fabricius, Qu'il lit à Diderot à son arrivée au donjon. Celui-ci, agissant comme un
instrument de la Providence, conseille alors à son visiteur de participer au concours.
Et voilà Rousseau lié à son destin comme le prisonnier à sa chaîne. Diderot sortira
de prison; Rousseau n'échappera pas à son destin malheureux: « Il m'exhorta de

55 Cette expression et les quatre suivantes sont tirées de la deuxième lettre « À M. de Malesherbes.
À Montmorency[,] le 12 janvier 1762 », dans OCR, p. 1135-1136.
226

donner l'essor à mes idées et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus
perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l'effet inévitable de cet
instant d'égarement. }) (OCR, 351)

À partir de là, rien ne sera plus comme avant. Détenteur de la vérité, Rousseau ne
pourra la celeri l'illumination entraînera l'écriture, qui entraînera à son tour la
célébrité et les grands malheurs: la haine des pairs, la trahison des amis, la
condamnation des grands ouvrages et la persécution de leur auteur, le terrible
complot visant à ternir sa mémoire. Rien ne lui sera épargné en dépit de sa bonté
naturelle et de ses bonnes actions. Rien ne lui sera épargné parce qu'il est bon,
parce qu'il détient la vérité et parce qu'il a cherché à la faire percer dans un monde
de ténèbres. La clé qui permet de comprendre la triste « histoire}) de Jean-Jacques,
cette clé que le personnage de Jean-Jacques, dans Les confessions, ne possède pas
encore, mais que détient le narrateur, interprète d'une destinée, c'est précisément
cette maxime culturelle qui affirme que le malheur est nécessaire aux âmes d'élite.
L'histoire de Jean-Jacques, telle que la raconte Rousseau à la fin de sa vie, confirme
cette maxime en même temps qu'elle en tire son pouvoir de persuasion. La preuve
que Jean-Jacques est vertueux, c'est qu'il est malheureux, comme tous les hommes
de mérite qui, depuis Socrate, ont laissé un nom illustre; la preuve que tout grand
homme vertueux est voué au malheur, c'est que Jean-Jacques n'a pu échapper, en
dépit de sa nature qui le destinait au bonheur, à une existence tourmentée. Les
confessions reposent sur un lieu commun qu'elles accréditent en retour,
contribuant ainsi à renforcer l'adhésion de ses lecteurs à l'idée que le malheur est
signe de vertu.
227

Plus qu'un simple argument absolvant par avance le confessé des fautes qu'il
pourrait se reprocher et dont ses auditeurs pourraient lui tenir rigueur, le malheur
est l'attribut à quoi se reconnaît sa bonté essentielle.

La clé d'un destin


S'il a lu Richardson, Diderot, Voltaire ou 8aculard d'Arnaud, le lecteur devrait déjà
posséder cette « clé» lui permettant d'interpréter adéquatement la vie de Jean-
Jacques et de voir dans ses infortunes le signe de sa vertu et de son mérite; il
devrait « savoir» - de ce savoir doxique - que les méchants et les médiocres,
dans le monde tel qu'il va, s'attaquent naturellement aux gens de bien et aux
hommes de génie; c'est l'une de ces grandes « vérités» que valident aussi bien les
œuvres de fiction que les traités de philosophie ou les mémoires judiciaires de la
deuxième moitié du XVIW siècle. Mais qui dira que ce lecteur n'est pas de
mauvaise foi, qu'il n'oubliera pas ces grandes vérités portées par la doxa au
moment de lire l'histoire de Jean-Jacques? Qui assurera Rousseau que ses auditeurs
et lecteurs sauront parfaitement voir dans la chaîne de ses malheurs le signe de sa
vocation et de sa vertu? Personne, évidemment. Quelque conviction qu'y mette
Rousseau, son lecteur est libre d'entrer ou non dans ses wes.

Par ailleurs, s'il lui est impossible de manipuler le lecteur à son gré, Rousseau peut
au moins s'assurer de sa compétence et voir à ce qu'il ait présent à l'esprit, au
moment de sa lecture, ces grandes « vérités» qui le guideront dans l'interprétation
de sa destinée. Certaines digressions dans le récit autobiographique n'ont, semble-t-
il, d'autre fonction que de permettre au narrateur de réaffirmer ces dernières et de
les étayer par le biais de brefs récits. Il y a tout d'abord cette histoire du pauvre
abbé Gâtier, homme plein de douceur, de tristesse et de sensibilité qui dut subir
toutes les foudres de son Diocèse et fut « mis en prison, diffamé, chassé» (OCR,
228

118) pour avoir fait un enfant à la (( seule [fille] dont avec un cœur très tendre il
eut jamais été amoureux}) (OCR, 118). Et il y a encore l'histoire de ce (( moine
homme de mérite}) (OCR, 185), le père Caton, dont Rousseau fait connaissance à
Annecy et qui est à la tête des concerts donnés chez Mme de Warens. Homme
complet s'il en fût, savant sans être pédant, (( l'air à la fois noble, ouvert, modeste ))
(OCR, 185), affichant l'assurance d'un honnête homme et pourvu de tous les
talents personnels propres à le faire rechercher, avec tout cela le père Caton
n'échappe pas à une fin malheureuse. Tout au contraire, ce sont ses mérites qui lui
attirent la jalousie de ses pairs et provoquent son infortune. Voici la manière dont
Rousseau résume sa (( triste histoire }) :

Comme je n'aurai plus à parler de ce pauvre P. Caton, que j'achéve ici en


deux mots sa triste histoire. Les autres moines jaloux ou plustôt furieux de
lui voir un mérite monastique, le prirent en haine, parce qu'il n'étoit pas
aussi haïssable qu'eux. Les Chefs se liguérent contre lui et ameutèrent les
moinillons envieux de sa place, et qui n'osoient auparavant le regarder. On
lui fit mille affronts, on le destitua, on lui ota sa chambre qu'il avoit meublée
avec gout quoiqu'avec simplicité, on le relega je ne sais où; enfin ces
misérables l'accablérent de tant d'outrages que son ame honnête et fière
avec justice n'y put resister; et après avoir fait les délices des sociétés les plus
aimables, il mourut de douleur sur un vil grabat, dans quelque fond de
cellule ou de cachot, regretté, pleuré de tous les honnêtes gens dont il fut
connu, et qui ne lui ont trouvé d'autre défaut que d'être Moine. (1 86)

Que ce récit de Rousseau soit fidèle à la vérité historique ou qu'il dramatise à


souhait la biographie du père Caton a peu d'importance 56• L'essentiel est ici de
constater que cette digression apparemment sans lien direct avec la (( vie)) de
Rousseau a en réalité valeur exemplaire, qu'elle désigne le malheur - et plus
spécifiquement la persécution - comme l'attribut des gens de mérite, confirmant

56 C'est une question à laquelle les historiens Mugnler et Pérouse ont cherché à répondre. Voir
ibid., p. 1320, note 5.
229

ainsi une thèse accréditée déjà par d'autres discours publics et qui est essentielle,
selon Rousseau, à l'intelligence de ses Confessions.

À moi, le malheur: les lettres à Guibert de Julie de Lespinasse


Souffrant de tous les maux du corps et de l'esprit, à la fois pauvre, mélancolique et
persécuté, Jean-Jacques Rousseau est le grand martyr laïque de la deuxième moitié
du XVIW siècle. Sur ce plan, il n'a pas son égal, que ce soit chez les philosophes
avec lesquels il a rompu en visière, ou chez leurs ennemis, qui sont aussi, très
souvent, ses propres ennemis. En dépit des efforts des uns et des autres pour
obtenir l'appui d'un public sensible disposé à prendre le parti des malheureux, sages
et moins sages, à la course aux stigmates, arrivent loin derrière l'auteur des
Confessions.

La nouvelle religion du malheur, ce n'est pourtant pas sur la seule place publique
qu'elle se pratique. Il est des malheurs qui restent inconnus de l'opinion et des
malheureux qui ne cherchent guère à attirer l'attention des indiscrets. Ce ne sont
pourtant pas des malheureux ({ désintéressés », qui ne demandent rien, ni regard ni
valorisation: on ne souffre volontairement que lorsqu'on est w souffrant (ou qu'on
s'imagine être vu souffrant). Mais ce regard extérieur que réclame le malheureux et
qui l'aide à donner un sens à son supplice n'est pas forcément multiple; il peut être
unique et familier; ce peut être celui d'un parent, d'un ami, d'un amant.
230

Une mondaine en rupture avec les gens du monde


Je n'entends pas la langue des gens du
monde : ils s'amusent et ils bâillent, ils ont
des amis et ils n'aiment rien. Tout cela me
paraît déplorable; oui, j'aime mieux le
tourment qui consume ma vie, que le
plaisir qui engourdit la leur. 57

Au contraire des quatre lettres à Malesherbes que Rousseau écrit en sachant


pertinemment qu'elles seront lues en société et qu'elles alimenteront la
conversation des salons, les lettres que Julie de Lespinasse envoie à son dernier
amant, le comte de Guibert, sont strictement vouées à être lues par leur
destinataire premier et à échapper aux regards des indiscrets, quels qu'ils soient,
amis ou ennemis. Ce n'est pas que la lettre cc amoureuse» possède un statut
particulier et qu'elle échappe aux lois du genre qui en font alors un objet semi-
public. Comme le rappelle Benoît Melançon dans son ouvrage sur la
correspondance amoureuse de Diderot, la lettre et sa lecture ne relèvent pas encore
du privé au XVIW siècle: l'intimité épistolaire s'y déploie le plus souvent au milieu
d'une cc société de destinateurs et de destinataires, de lecteurs voulus ou
clandestins »58.

Julie de Lespinasse rompt avec cette tradition et dérobe résolument la lettre


d'amour à la sphère publique 59, ce qui se donne aussi bien à voir dans le soin

57 Julie de Lespinasse, Correspondance entre Mademoiselle de Lespinasse et le comte de Guibert,


p. 25. Les références au texte de la Correspondance, renvoyant à cette édition, apparaîtront
désormais entre parenthèses à la suite des citations et seront précédées du sigle lDL
58 Benoît Melançon, Diderot épistolier, p. 218.
59 Comme le remarque Catherine Blondeau dans son article cc Lectures de la correspondance de
Julie de Lespinasse: une étude de réception)), 5tudies on Volt3ire and the Eighteenth Century,
nO 308, 1993, p. 223-232, surtout p. 223.
231

qu'elle prend à récupérer ses propres missives (et quelquefois à les détruire)60 que
dans la représentation d'elle-même qui s'y projette. Julie de Lespinasse est l'un des
joyaux de la bonne société parisienne du XVIW siècle; elle est renommée pour sa
brillante conversation, son esprit et sa sensibilité. On sait que, par suite de sa
rupture avec Madame du Deffand dont elle fut d'abord la dame de compagnie,
Julie fut suivie, rue Saint-Dominique où elle tint son propre salon de 1 764 à 1776,
par des protecteurs puissants et des intellectuels renommés, tels d'Alembert,
Marmontel et Turgot, ce qui la projeta à l'avant-scène du Paris intellectuel et
culturel61 . Or, ce caractère très mondain de la vie de Julie de Lespinasse, qui se
donne clairement à lire dans ses lettres à ses amis, est volontairement effacé dans
ses lettres d'amour. De ses démarches nombreuses en faveur de ses amis, de ses
visites, de ses succès mondains, des nouvelles publiques dont elle se fait volontiers
le relais dans ses autres correspondances62, il est peu question dans les lettres
qu'elle destine à Guibert. Ce qui compte surtout ici est ce qui a directement trait à
l'amant, à l'amour, à ses plaisirs et surtout à ses souffrances; le reste n'est que du

60 Le peu qu'il nous reste des lettres amoureuses de Julie de Lespinasse a été transmis, à sa mort, au
comte de Guibert par son exécuteur testamentaire, d'Alembert. Selon les dernières volontés de
l'épistolière, l'ensemble de sa correspondance avec son premier amant, le marquis de Mora, fut
bnllé par le même d'Alembert. Voir Julie de Lespinasse, Lettres inédites J Condorcet, J
d'Alembert, J Guibert, au comte de Crillon, publiées avec des lettres de ses amis, des documents
nouveaux et une étude par Charles Henry, Genève, Slatkine Reprints, 1971, réimp. de l'éd. de
Paris, 1887, p. 374. Il Ya tout lieu de croire que d'Alembert accomplit scrupuleusement sa tâche,
comme en témoigne son texte cc Aux manes de Mademoiselle de Lespinasse », dans Lettres suivies
de ses autres œuvres et de lettres de Mme du Deffand, de Turgot, de Bemardin de Saint-PIerre,
revues sur les éditions originales, augmentées de variantes, de nombreuses notes, d'un appendice
[... ] par Eugène Asse, Genève, Slatkine Reprints, 1971, réimp. de l'éd. de Paris, 1876, p. 374.
61 Sur la place de Julie de Lespinasse dans la vie intellectuelle du XVIIIe siècle, voir Jean-Noël
Pascal, cc La muse de l'EncyclopédIe», dans Roland Bonnel et Catherine Rubinger (dir.), Femmes
savantes et femmes d'esprit. Women Intellectua/s of the French Eighteenth Century, New York,
Peter Lang, 1994, p. 243-320.
62 Voir par exemple les Lettres J Condorcet. Suivi du portrait de Condorcet rédigé par Julie de
Lespinasse en 1774, éd. présentée et annotée par Jean-Noël Pascal, Paris, Desjonquères, coll.
(c XVIIIe siècle», 1990.
232

bruit sans intérêt aucun. C'est Guibert lui-même qui le remarque non sans
complaisance dans l'une de ses lettres à Julie:

Mon amie, il me vient une idée qui me fait plaisir: c'est que notre
correspondance ressemble si peu à celle des gens du monde, des indifférents,
que souvent nous nous écrivons quatre grandes pages dont nous ne
pourrions pas montrer une ligne. Les événements publics n'y ont pas place;
nous n'y parlons que de nous, et c'est dans une langue qui paraîtrait, à bien
des gens, étrangère et exagérée. Souvent même, nous n'y parlons pas de nos
santés; mille autres choses sont plus près de nous qu'elles. UDL, 173)

L'objet le plus étranger à la correspondance amoureuse de Julie et de Guibert, c'est


la gazette63 qui transmet les nouvelles d'intérêt public et qui nourrit les
conversations des gens du monde. Les lettres de Julie à Guibert, contrairement aux
journaux, ne disent rien de nouveau; elles sont tissées de redites et ce qu'elles
répètent l'est dans une langue que les autres, les « indifférents», ne sauraient
presque comprendre. Julie prétend s'attacher à un objet unique, bien connu,
observé sous toutes ses facettes; son âme « ne voit qu'une seule chose dans la
nature qui vaille la peine de l'occuper» UDL, 35), elle n'a « qu'un besoin, qu'une
volonté » UDL, 24)64, à tel point que la présence d'autrui, qui la détourne de sa
pensée, lui est un fardeau 65 • L'amour est ici incompatible avec la vie en société; il
isole l'épistolière de ses contemporains:

Mon ami, je me connais si bien, que je serais tentée de croire que vous vous
moquez de moi, lorsque vous me parlez de mes succès dans le monde. Hé!
bon Dieu, il y a huit ans que j'en suis retirée, du monde. Du moment que
j'ai aimé, j'aurais eu du dégoût pour les succès. A-t-on besoin de plaire

63 « Au nom de Dieu, ne me parlez plus des nouvelles de la Gazette; je ne la lis jamais, et je


répugne autant que vous à tout ce qui cause l'admiration de la multitude. Il UDL, 36)
64 Voir encore lDL, 28, 35, 38, 40, 46, 54, 59, 74, 180 et t 89.
65 « [Madame de Châtlllon1 me gêne souvent, elle me prive de ma pensée, de mon sentiment: je
ne me trouve seule que lorsque je suis enlevée à ce qui m'est cher. Il UDL, t 8 t)
233

quand on est aimée? Reste-HI un mouvement, un désir qui n'aient pour


objet la personne qu'on aime, et pour qui on voudrait vivre exclusivement?
UDL, 200)

Tout au contraire de Rousseau qui vit en marge du monde et qui continue de se


soucier de l'opinion des hommes, l'auteure des lettres à Guibert fréquente la bonne
société parisienne et méprise (ou prétend mépriser) les jugements qui en émanent:
« Depuis quelques années, j'ai tellement apprécié ceux qui jugent, que je n'oserais
pas vous dire le mépris que j'ai pour l'opinion. Je ne voudrais pas la braver, mais
voilà tout. [... ] Il n'y a qu'un intérêt, qu'un plaisir, qu'un malheur et qu'un seul
juge pour moi dans toute la nature. » UDL, 54) Le monde est pour elle le lieu de
l'ineptie, du bavardage, de la dissipation; le plus grand nombre de ceux qui y
évoluent sont animés par l'ambition et la vanité. Ils ne sentent rien, jugent tout de
travers66, ne savent pas reconnaître le génie lorsqu'il se présente67•

En un mot, Julie se dissocie des individus qui composent ce monde dont elle est
l'un des fleurons et prétend sentir autrement que la « multitude» qui suit le
jugement des gazettes; ce « qui remplit [son] cœur est plus noble, plus élevé et plus
grand que ce que le sot public respecte et admire» UDL, 36). Elle se distingue des
mondains en général, et des mondaines en particulier. Elle n'a ni leur vanité68 ni
leur vacuité. Son amour-propre est nul, et sa passion est tout. Les femmes du grand
monde ne savent rien faire de grand parce que, justement, elles sont attachées aux
regards du monde. Leur âme est constamment détournée de l'unique objet qui doit
composer une passion et elles ne connaissent rien, conséquemment, des affres, du
plaisir et du désespoir qui s'y rattachent. On comprend que Julie vit les choses

66 Voir lDL, 231.


67 Ainsi Julie se scandalise-t-elle de voir que le jeune poète Roucher, auquel elle reconnaît du génie,
soit mésestimé par les gens du monde. Voir lDL, 271.
234

autrement et que, sachant aimer « avec excès, avec folie, transport et désespoir»
UDL, 68), elle vaut plus: « Vous ne savez pas ce que je vaux; songez donc que je
sais souffrir et mourir; et voyez après cela si je ressemble à toutes ces femmes qui
savent plaire et s'amuser.» UDL, 36) Pour se distinguer des mondains qui sont
distraits en aimant, rien de tel que d'écrire son malheur d'aimer désespérément.

Né pour le bonheur
Le comte de Guibert, ou plutôt son personnage, tel qu'il se dessine dans les lettres
de Julie, est aussi un être à part, plus grand que tout ce qui compose le commun
des gens du monde. Julie croit voir en lui, dès leurs premières rencontres, un jeune
homme taillé exprès pour les grandes carrières, destiné à aller haut et loin. Le trait
principal de sa nature, c'est le mouvement69, qui s'exprime tout à la fois par ses
voyages et par son ascension sociale. Les premiers mots de la Correspondance le
désignent comme quelqu'un qui part UDL, 1), et il ne saurait en être autrement
pour celui qui est destiné à faire (( bien du chemin dans toutes les acceptions de ces
mots» UDL, 11; l'auteure souligne). Le repos, si contraire à son caractère, lui est
impossible, physiquement et intellectuellement; le mouvement du corps70 est le
pendant d'un esprit actif et dynamique 71 , lequel conçoit des projets propres à
propulser Guibert sur la scène publique et à lui apporter la gloire. Dans son destin
que trace Julie à grands coups d'encensoir et d'écritoire au début de la

68 Voir lDL, 50.


69 « Vous êtes ardent, vous êtes passionné, vous seriez capable de tout ce qui est fort, de tout ce
qui est grand; mais vous ne ferez jamais que des choses de mouvement, c'est-à-dire des actes, des
actions détachées. )) UDL, 38-39)
70 « À peine serez-vous de retour que vous repartirez pour Montauban; et puis ce seront d'autres
projets, car vous ne souffrez le repos que lorsque vous formez le projet de faire mille lieues )) UDL,
22); « [ ••• ] je ne sais si vous rapporterez de votre voyage le dégoût de voyager, mais Je suis bien
sûre que vous n'en rapporterez pas la possibilité de pouvoir vous fixer nulle part. )) UDL, 39)
235

Correspondance, Guibert est né pour la célébrité; son activité doit forcément l'y
mener:

[... ] votre caractère vous commande d'être grand; vos talents vous
condamnent à la célébrité. Abandonnez-vous à votre destinée, et dites-vous
bien que vous n'êtes point fait pour cette vie douce et intérieure qu'exigent
la tendresse et le sentiment.
Il n'y a que du plaisir et point de gloire à vivre pour un seul objet; quand on
ne veut que régner dans un cœur, on ne règne point dans l'opinion; il y a
des vies, des noms, faits pour l'histoire. Le vôtre excitera un jour
l'admiration. UDL, 5-6)

Le deuxième trait de cette âme d'élite est le génie. Celui-ci se fait sentir dans ses
écrits pleins de vigueur, ({ de hauteur et d'énergie}) UDL, 336). Magnifiquement
doté par la Nature, Guibert donne à tout ce qu'il touche - y compris Julie - la
force et l'élévation du génie. Son talent est exceptionnel, son enthousiasme est
communicatif. Ses ouvrages (tragédies, éloges) ne sont point exempts de défauts
(de l'aveu même de Julie), mais ils ont ce je-ne-sais-quoi qui transporte le lecteur72
et produit « le plus grand effet}) UDL, 336).

Ce portrait de Guibert en futur grand homme contraste singulièrement avec celui


que Julie propose d'elle-même. Triste, souffrante et malheureuse, elle n'a de
mouvements que ceux de l'âme. Chez lui, le mouvement est voyages, actions,
pensées, créations; chez elle, il est troubles, agitations, bouleversements. C'est un
va-et-vient émotif où la tête se perd, où l'esprit s'égare, où le corps s'effondre:
« Je suis troublée, agitée, et d'une inconséquence qui va jusqu'à l'égarement. Je ne

71 cc Quand vous lirez ceci, mon Dieu, à quelle distance vous serez! Votre personne ne sera qu'à
trois cents lieues, mais voyez quel chemin votre pensée aura fait! Que d'objets nouveaux! Que
d'idées! Que de réflexions nouvelles! » UDL, 5)
72 cc En lisant M. de Guibert, je sens mon âme s'agrandir, se fortifier, prendre une activité, une
énergie nouvelle. )) UDL, 336)
236

sais lequel résistera le plus longtemps, de ma tête ou de ma vie, mais il est


impossible de supporter un état aussi violent. )} UDL, 315) Le seul atout de cette
âme qui meurt littérairement à chaque lettre et que chaque nouvelle lettre ranime,
c'est justement son malheur, un malheur qu'elle ne voudrait échanger pour aucune
sorte de félicité, d'abord parce qu'il la fait vivre intensément et la distingue des
gens du monde 73, ensuite parce qu'il génère de l'intérêt. Si Julie est entourée de
gens vertueux qui l'aiment, la caressent et s'attachent à son existence, bien qu'elle
n'ait qu'une manière, qu'une obsession et qu'un ton 74, c'est qu'elle sait souffrir et
nourrir sa souffrance par mille moyens ingénieux75 • C'est son malheur qui, croit-
elle, lui a valu l'amour de ses amants 76; c'est encore son malheur qui intéresse ses
amis:

Mes amis sont d'excellentes gens; leurs soins, leur intérêt ne se lassent point,
et je suis à comprendre ce qu'ils peuvent trouver en moi qui les attache.
C'est mon malheur, c'est mon trouble, c'est ce que je dis, c'est ce que je ne
dis point, qui les anime et les échauffe. Oui, je le vois, les âmes honnêtes et
sensibles aiment les malheureux; ils ont une sorte d'attrait qui occupe et
exerce l'âme; on aime à se trouver sensible, et les maux des autres ont cette
juste mesure qui fait compatir sans souffrir. Hé bien! je leur promets cette
pâture tout le temps qu'il me reste à vivre. UDL, 215)77

73 « Oui, le malheur est bon à quelque chose : il corrige de toutes ces petites passions qui agitent
ces gens oisifs et corrompus. » UDL, 54)
74 (( l ... ] je n'ai qu'un ton, qu'une couleur, qu'une manière, et quand elle n'intéresse pas, elle giace
d'ennui. )) UDL, 11)
75 Julie se rend ainsi tous les soirs à l'opéra pour y entendre Orphée: (( Je vous quittai hier par
ménagement pour vous: j'étais si triste! Je venais d'Orphée. Cette musique me rend folle; elle
m'entraîne, je ne puis plus manquer un jour; mon âme est avide de cette espèce de douleur. )) UDL,
214-215)
76 (( J'ai été formée par ce grand maître de l'homme, le malheur. Voilà la langue qui vous a plu:
elle vous a rapproché de l'endroit sensible de votre âme, dont la dissipation et le ton aimable des
femmes de ce pays-cl vous éloignaient sans cesse. )) UDL, 41)
77 Voir aussi lDL, 378.
237

Promesse tenue, dira le lecteur de la Correspondance, puisque Julie continue bel et


bien d'écrire son malheur jusqu'à sa dernière lettre, c'est-à-dire jusqu'à son dernier
souffle. Tant qu'il y a des mots, il y a du désespoir, et dans l'ordre épistolaire, on
recouvre la vie comme on la perd, plume en main: « J'ai vu cent personnes, et,
comme votre lettre m'avait fait du bien à l'âme, j'ai parlé, j'ai oublié que j'étais
morte, et me suis vraiment éteinte. » UDL, 188)78

Guibert aussi voudrait être accrédité « malheureux »79, voudrait bien pouvoir
traiter d'égal à égal avec l'infortunée Julie, mais cela, sa correspondante le lui
refuse obstinément. À lui la grandeur, le génie, les honneurs; à elle le malheur. À
chacun son bien. Le malheur exige d'ailleurs - c'est la théorie de Julie - une
certaine fixité, une concentration, de l'application. On n'est pas vraiment
malheureux lorsqu'on ne l'est qu'en passant; on ne souffre vraiment bien que
lorsqu'il n'y a plus d'échappatoire. Or Guibert a tout ce qu'il faut en lui pour se
dérober aux affres de la passion. Ses talents, son activité naturelle le mettent à l'abri
du malheur véritable (ou l'empêchent d'y accéder). Julie le constate dès les

78 Sur l'écriture de la mort dans les lettres de Mlle de Lespinasse, on consultera l'étude de Benoit
Melançon, « Du corps épistolaire. Les correspondances de Julie de Lespinasse», Orbls Lltterarom,
vol. 51, nO 6, 1996, p. 321-333.
79 Un exemple (c'est Guibert qui tient la plume) : « Vous faites du tiel et du poison de tout. Ah!
croyez-vous que je n'ai pas aussi mes peines? / Ah! tout homme est chargé de sa propre douleur! /
J'ai des chagrins, des remords. Tout ce que j'ai aimé, tout ce que j'aime, tout ce qui m'a aimé, est
malheureux. C'est vraisemblablement ma destinée de répandre le malheur autour de mol. [... ] Je
pars, et j'emporte la tristesse la plus profonde avec moi. » UDL, 370) Une lecture détaillée des 34
lettres de Guibert publiées dans la Correspondance reste à faire; elle dégagerait sans doute le
portrait d'un jeune homme ambitieux, dont les prétentions au génie et à la grandeur sont
manifestes, et qui est fortement tenté par le ton et le style sensibles. Loin de répondre froidement
aux lettres de Julie, comme celle-ci le lui reproche souvent, Guibert fait de visibles efforts pour ne
pas être en reste de pathos (voir, outre la lettre précitée, ]DL, 512, 529, 532-533 et 535). Il faut
par ailleurs se demander si les lettres publiées dans l'édition de 1906 n'ont pas échappé au feu
précisément parce qu'elles pouvaient servir à montrer que Guibert n'était pas l'homme cruel et
Insensible dépeint par Julie. Ce mince corpus, en tout cas, forme une manière d'apologie digne
d'intérêt et demanderait un examen plus approfondi.
238

premiers échanges de lettres80 et y revient, avec insistance et plus d'aigreur, après


le mariage de Guibert :

J'y ai bien pensé; si vous n'êtes pas heureux, très heureux, il faut que le
bonheur n'existe pas, qu'il n'y ait pas une telle chose dans la nature; car
vous êtes justement fait, tout exprès, pour jouir beaucoup et souffrir peu.
Tout vous sert, vos défauts, vos bonnes qualités, votre sensibilité, votre
légèreté. Vous avez des goûts, point de passion; vous avez de l'âme, et point
de caractère. En un mot, il semble que la nature se soit étudiée à faire les
combinaisons les plus justes pour vous rendre heureux et pour vous rendre
aimable. UDL,464)81

Guibert est d'autant plus impropre à suivre la carrière des grands infortunés qu'il
court les dîners mondains et tend à la dissipation. C'est alors que le comte revient
de Prusse, en octobre 1773, que Julie lui reproche pour la première fois cette
« dissipation »82. D'aucuns diront qu'elle est jalouse et qu'elle voudrait bien le voir
attaché à sa seule personne, occupé de sa seule pensée. Évidemment. Mais là n'est
pas la question. La question est de savoir si Guibert, dont les lettres montrent
éloquemment qu'il a lui aussi quelques prétentions à la sensibilité et à l'infortune,
peut ou non être reconnu comme un homme ma/heureux par sa correspondante.
Et si oui, à quelles conditions.

80 « Mais vous êtes si fort, si modéré, et surtout si occupé, que cela vous met à l'abri des grands
malheurs et des petits chagrins. Voilà comme il faut avoir de l'esprit, comme il faut avoir des
talents; cela rend supérieur à tous les événements. Quand on est avec cela aussi honnête et aussi
sensible que vous l'êtes, on est sans doute affecté douloureusement: on l'est assez pour contenter
l'amitié ordinaire, mais on est bientôt détourné des mouvements de l'âme, lorsque la tête est
vivement et profondément occupée. » UDL, 31)
81 Voir aussi JDL, 464, 511 et 534.
82 « Vous trouverez la dissipation, la paix, le plaisir, le bonheur avec elle et chez elle, et vous
n'éprouverez plus le dégoOt mortel qui doit être attaché au malheur de tromper ce qu'on aime le
plus. » UDL, 244-245)
239

Or, Julie, qui n'est pas tout à fait intraitable, énonce une fois ces conditions dans
une lettre du mois d'octobre 1774. Un mariage se prépare dans l'ombre qui risque
de séparer Julie de son amant, un mariage destiné surtout à redresser la fortune
familiale des Guibert qui n'est pas des plus brillantes. Julie, qui tremble que son
amant n'accepte l'un ou l'autre des partis avantageux qu'on lui propose, semble
tout à coup se souvenir, comme par hasard, que les hommes de génie sont voués
au malheur. De cette maxime, elle compose un argument ad hoc, directement
applicable à la situation, et cherche à convaincre Guibert que, puisqu'il a du génie,
il doit accepter sa pauvreté et se soumettre à son destin de grand homme
malheureux :

Mon ami, j'en suis plus sûre que jamais; tout homme qui a du talent, du
génie, et qui est appelé à la gloire, ne doit pas se marier. Le mariage est un
véritable éteignoir de tout ce qui est grand, et qui peut avoir de l'éclat. Si on
est assez honnête et assez sensible pour faire un bon mari, on n'est plus que
cela, et sans doute ce serait bien assez si le bonheur est là. Mais il y a tel
homme que la nature a destiné à être grand, et non pas à être heureux.
Diderot a dit que la nature, en formant un homme de génie, lui secoue le
flambeau sur la tête en lui disant: Sois grand homme, et sois malheureux.
Voilà, je crois, ce qu'elle a prononcé le jour que vous êtes né. UDl, 225)

L'argument est excellent et le marché, alléchant: que Guibert refuse le mariage,


qu'il reste pauvre, et Julie lui signe un brevet d'infortune qui lui donnera, à lui
aussi, le droit de geindre à satiété et d'ajouter à tous les talents qu'on lui reconnaît
déjà l'atout, l'éclat du malheur. Mais Guibert préfère finalement la fortune bien
réelle et palpable, une dot rondelette de douze mille livres de rentes 83, à cet autre
type de fortune - l'infortune - que Julie amasse patiemment avec la certitude de
faire un bon placement. Guibert ne veut pas coïncider avec le type en plein essor

83 C'est le montant de la dot avancé par Julie dans JDL, 323.


240

du génie infortuné? Il se détourne de sa « destinée ,,? Il a tort, et c'est tant pis pour
lui. Mais ce n'est pas une raison pour que Julie renonce à la sienne.

Un tournoi d'infortunes
Tout cela dit, ne prononcez plus que je
suis injuste, parce que cela n'est pas vrai;
dites que je suis malheureuse, dites que je
vis, et que je mourrai du mal que vous
m'avez fait. Voilà la vérité, et vous verrez
qu'elle ne manquera pas d'être prouvée
par les faits. UDL, 466)

Loin de détourner Julie de son obsession amoureuse, le mariage de son amant lui
fournit l'élément tragique dont elle avait besoin pour compléter son scénario
délirant84 . Jusque-là, l'épistolière prenait plaisir à répéter que, sachant aimer, elle
saurait souffrir beaucoup85, qu'elle s'y sentait destinée et que le génie même de son
correspondant, qui lui commandait d'être grand, promettait bien des peines à une
âme sensible comme la sienne. Le mariage de Guibert lui permet de montrer que
son mal physique - la phtisie - est d'abord un mal de l'âme, que sa maladie est
attribuable à sa passion, en un mot, qu'elle meurt littéralement d'amour. Niant les
effets de sa vraie maladie et les méfaits des fortes doses d'opium qu'elle prend pour
en atténuer les symptômes, elle fait reposer le poids de son « martyre» sur son
amant, triplement coupable à ses yeux de l'avoir rattachée à la vie alors qu'elle
allait incessamment mourir pour le marquis de Mora, de l'avoir sciemment trompée
en lui laissant croire qu'il remplacerait ce premier amant et remplirait sa vie 86, et

84 Voir sur le sujet l'analyse de Jean-Noël Pascal, « Une exemplaire mort d'amour, Julie de
Lespinasse», dans Paul Viallaneix et Jean Ehrard (dir.), Aimer en France. 1760-1860. Actes du
colloque international de Clermont-Ferrand, Clermont-Ferrand, Faculté de Lettres et Sciences
humaines de l'Université de Clermont-Ferrand Il, coll. (( Publications de la Faculté des Lettres de
Clermont-Ferrand Il », nouvelle série, 1980, 2 vol., vol. 2, p. 553-563.
85 Voir entre autres JDL, 68.
86 Voir JDL, 409.
241

enfin d'avoir préféré au repos de son amante une fortune personnelle, agissant ainsi
comme un homme du commun. Dans la destinée de Julie, le mariage de Guibert
est le coup fatalj il est tout à la fois ce qui la tue et ce qui lui dessille les yeux. Ce
qui la tue, parce qu'il atteint, dans son âme, le principe vital de l'espérance, c'est-à-
dire le soutien de son corps87j ce qui lui dessille les yeux, parce qu'il lui fait bien
voir qu'elle s'est méprise en s'éprenant de lui et en lui attribuant les qualités de son
premier amant, le marquis de Mora.

Dans la Correspondance en effet, Mora représente l'amant parfait - et d'autant


plus parfait qu'il n'est plus là pour démentir celle qui l'idéalise88 • Sensible à souhait,
d'un tempérament chaud, énergique et passionné, ayant fait le deuil des ambitions
politiques et ne croyant plus qu'à l'amour89, tendre, noble, vertueux, charmant,
tout entier à l'objet aimé et n'aimant plus qu'un objet, c'est la « créature la plus
parfaite» UDL, 281). Et ce qui prouve qu'il possédait toutes ces qualités est sa
mort survenue à Bordeaux, alors qu'il se faisait transporter à Paris pour revoir Julie.
Lui aussi est ({ mort d'amour ». Lire: lui aussi a transformé sa maladie physique en
maladie d'amour et a eu l'idée d'écrire à son amante qu'il mourait pour elle90• Et
Julie de citer, dans une lettre à Guibert, la dernière missive de Mora, écrite sur son
lit de mort: {{ ]'allais vous revoir, il faut mourir; quelle affreuse desdnéel Mais vous

87 « Je verserais mon âme, je passerais ma vie à me plaindre, à vous pardonner, et à vous aimer.
Mais le moyen? Mais où reprendre la force que vous m'avez ôtée? Le coup dont vous m'avez
frappée a atteint mon âme, et mon corps succombe, je le sens. » UDL, 390) Voir aussi lDL, 438
et 531.
88 Le marquis de Mora meurt de la tuberculose en mai 1773, sur le chemin qui doit le ramener à
Paris. Sur la place et la fonction de Mora dans les lettres de Julie à Guibert, voir l'article de Marta
Dikman, (( Triangle épistolaire - triangle amoureux. Les lettres de Mlle de Lespinasse au comte de
Guibert», dans Benoit Melançon et Pierre Popovic (dir.), Les femmes de lettres. Écriture féminine
ou spécificité générique, Actes du colloque tenu à l'Université de Montréal le 15 avril 1994,
Montréal, Centre universitaire de lecture sociopoétique de l'épistolaire et des correspondances
(CULSEC), 1994, p. 61-74.
89 Voir lDL, 397.
242

m~avez aimé, et vous me faites encore éprouver un sentiment doux. Je meurs pour
vous, etc. etc. )} UDL, 168~ 169)

C'est à l'aune de ce premier amant taillé tout exprès pour la passion que le pauvre
Guibert est jugé et condamné par Julie. Lui qui se dit malheureux mais qui a
l'infortune de paraÎtre heureux - il est riche, marié à une femme qui l'adore, il est
promis à un bel avenir -, comment peut~i1 soutenir la comparaison avec un amant
dont les lettres « prouvent)} qu'il est mort pour l'objet de sa passion? C'est
inconsidérément que Guibert est entré en lice et a cru soutenir la comparaison au
tournoi du malheur.

Cette situation n'est d'ailleurs pas sans rappeler la pièce que Dorat fait jouer au
Théâtre~Français quelques mois après la mort de Julie et qui s'intitule Le
malheureux imaginainft 1• Dans la pièce, le malheureux en question, le Duc de
Semour, est un malade de l'âme d'une extraordinaire voracité en capital malheur. Il
ne lui suffit pas d'être riche, aimé, recherché, entouré d'amis et de serviteurs zélés,
heureux dans ses amours et dans sa vie publique; il voudrait bien qu'on le consacrât
« le plus malheureux de tous les hommes )}. Et comme sa vie est remplie à ras bords
de bonheurs en tous genres, il a bien de la peine à convaincre son entourage qu'il
est aussi malheureux qu'il le dit. Pour créer des effets comiques, Dorat lui donne un
vis~à~vis qui a tous les droits de se dire malheureux, le Baron de St.Brice92 • Ce

90 Voir lDL, 142 et 408.


91 Claude Joseph Dorat, Le malheureux imaginaire, comédie en cinq actes et en vers l ... ]
représentée à Paris pour la première fois par les Comédiens François, le 7 décembre 1776, Paris,
Ruault, 1777.
92 Dorat donne en fait deux vis~à-vis au Duc. Ce troisième compère malheureux, le chevalier
d'Épermont, est un infortuné parfaitement insouciant qui, au contraire du Duc, accumule les
catastrophes sans y prêter la moindre attention, restant gai et bon vivant - « très-philosophe » dit le
texte - dans ses chagrins. Le chevalier, parfaite incarnation du type sanguin, n'accorde aucune
243

Baron est un mélancolique, grand lecteur de Young, qui n'aspire qu'à se retirer
dans un désert pour philosopher à son aise à l'écart des hommes qui l'ont
persécuté. Le Duc, en se l'attachant et en promettant de le suivre dans sa retraite,
espère pouvoir traiter d'égal à égal avec cet authentique malheureux. Mais il se
trompe. Comme Julie de Lespinasse, le Baron de St. Brice est extrêmement jaloux
de son malheur et n'entend pas partager sa couronne d'épines avec qui que ce soit,
et surtout pas avec un homme aussi peu infortuné que le Duc :

LEDUC
L'amitié, cher St. Brice, entre nous deux jurée,
Par nos destins communs est encore resserrée.
Malheureux comme vous...

LE BARON
Que dites vous donc là?
Patience. Peut-être un jour cela viendra;
Mais vous sied-il, sans droits et sans raisons aucunes,
De vouloir avec moi disputer d'infortunes?
Oh! la prétention est de trop dans ceci.
Depuis près de dix ans, rien ne m'a réussi.
Je ne me targue pas de maux imaginaires;
Je peux citer des faits, et non pas des chimères,
De bons et francs chagrins bien conditionnés
Et ce ne sont pas là ceux dont vous vous plaignez. 93

Pour parer cette botte, le Duc évoque ses maux secrets, des chagrins « moins
apparents )} mais non « moins sensibles )}94, et contre-attaque en subordonnant les
infortunes de son interlocuteur à sa propre destinée malheureuse: si le Baron

valeur particulière au « paraître malheureux ", à l'inverse du Duc et du Baron. C'est évidemment lui
qui, dans la logique de la pièce, a raison, sa raison lui servant justement de rempart contre les
« fantasques délires » de ses vis-à-vis qui prennent plaisir à se tourmenter.
93 Ibid., p. 8.
94 Ibid.
244

éprouve toutes sortes de travers, c'est précisément parce qLlii est l'ami d'un
homme que le sort a fait naître sous l'étoile de l'infortune:

LEDUC
[ ... ]
L'ascendant de mon sort dans le vôtre est marqué.
C'est un événement qui n'a jamais manqué.
À peine ai-je fait choix d'une âme qui m'est chère,
De ce moment fatal tout lui devient contraire.
C'est un cruel présent que celui de mon cœur!
Et ma seule amitié vous a porté malheur.

Il n'est pas jusqu'à ce dernier argument qui ne se trouve sous la plume de Guibert
dans la Correspondance. Devant l'inflexible Julie qui lui rappelle sans cesse qu'il a
tout ce qu'un homme peut souhaiter: génie, amour, argent, et que rien ne
l'autorise à se supposer malheureux, il utilise, à l'instar du Malheureux imaginaire,
cet étrange argument qui consiste à faire la preuve de son malheur propre par celui
de ses proches. Puisque tous ceux qui l'aiment sont malheureux, c'est donc qu'il est
maudit et, à ce titre, aussi malheureux qu'eux tous: « J'ai des chagrins, des
remords. Tout ce que j'ai aimé, tout ce que j'aime, tout ce qui m'a aimé, est
malheureux. C'est vraisemblablement ma destinée de le répandre autour de moi.
Laissez-moi vivre, et je le communiquerai apparemment à cette jeune personne [la
nouvelle épousée]. » UDL, 370)

Rien ne révèle mieux le profond accord entre les personnages de la pièce d'une
part, et les épistoliers amoureux d'autre part, que leur volonté respective de se faire
reconnaître comme malheureux. Tous s'entendent sur cette idée que le malheur
distingue, rehausse, ennoblit celui qu'on identifie comme malheureux, qu'il est une
monnaie précieuse échangeable contre un surcroît de légitimité. Le dialogue -
entre les personnages d'un côté et les épistoliers de l'autre - s'élabore donc sur
245

une même base topique. Seulement, chacun cherche à tirer la couverture de son
côté, à s'approprier la plus grande part de malheur.

Dans la joute entre Julie et son amant, c'est évidemment celle-ci qui est la plus
malheureuse, c'est elle que la postérité consacrera grande amoureuse, sa mort
scellant le roman de l'amour que sont ses lettres à son amant, le fait biographique
venant confirmer la donnée littéraire et montrer que Julie ne bluffait pas. La mort
réelle de Julie authentifie un malheur que la lettre avait annoncé trois années durant
et certifie que Julie s'est haussée à la stature des héroïnes romanesques convoquées
dans ses écrits95 • Jusqu'au dernier instant pourtant, jusqu'à ses dernières lettres,
Guibert fera assaut de malheur et voudra échapper au rôle de persécuteur qu'elle
lui fait jouer; il cherchera à montrer qu'il est, lui aussi, une victime et qu'il souffre
plus que son amante, sa bonne santé lui donnant plus de force pour sentir la
douleur que Julie n'en a elle-même sur son lit d'agonisante:

Répondez-moi, lui écrit-il dans son avant-dernière lettre, si votre âme est
encore susceptible de quelque sensibilité. Répondez-moi; je souffre plus que
vous. Je ne suis ni enivré, ni calmé par l'opium; j'al tous mes sens, toute ma
santé, toute ma force, et toutes ces facultés sont employées à l'inquiétude et
à la douleur. UDL, 533)

Mais ce coup ne porte pas; un tel raisonnement ne tient pas devant une preuve
aussi éclatante qu'une agonie. Julie a gagné, enfermant son amant dans la position
qui avait été la sienne vis-à-vis de Mora, celle du coupable. Du coupable et du
panégyriste. Comme elle avait, dans ses lettres à Guibert, encensé Mora mort

95 De héros romanesques et tragiques, il est beaucoup question dans la Correspondance. Guibert


est tantôt comparé au lovelace de C/arissa, tantôt au Edmond du Paysan perverti. Quant à Julie,
elle se taille la part belle, c'est-à-dire tragique, avec les personnages de Prévost: « Pour mol, je ne
devais figurer que dans les romans de Prévost; jugez si je dois être exclue de l'Asrrée?» UDL, 3BS}
246

d'amour, elle s'attendait sans doute à ce Que Guibert fasse de même à son égard et
Qu'il la cite en exemple, à d'autres femmes, à son épouse peut-être, comme une
amoureuse exemplaire. Est-ce pour l'y inciter Qu'elle lui légua finalement ses lettres
Qu'elle avait pris tant de soin à récupérer? Difficile de le certifier. Ce Qu'on sait
mieux, c'est Qu'après avoir été authentifiées par la mort de Julie, ses lettres, pleines
de son malheur, allaient effectuer un retour sur le réel et « expliquer » son agonie.

Non sans un brin d'ironie, elle se compare dans une autre lettre à la (( sœur ou la femme de
Grandisson» UDL, 362).
CHAPITRE V

LE MYTHE ET L'IMAGINAIRE RÉVOLUTIONNAIRE


248

Dans la constitution du mythe, la mort de Jean-Jacques Rousseau marque une étape


importante: elle signe la naissance d'un saint dont le culte, alimenté par le
personnel de la Révolution, sert la diffusion du mythe et contribue à renforcer
l'adhésion d'un public - toujours plus vaste - à ses topiques. II ne sera donc pas
inutile, avant de prêter l'oreille aux plaintes des victimes de la Révolution, de
chercher à comprendre la manière dont s'impose la flgure de saint Jean-Jacques
dans les dernières années de l'Ancien Régime et s'articulent le culte rousseauiste et
le mythe de la malédiction littéraire.

Fous de Rousseau
La mort de Rousseau met ses détracteurs, Diderot, d'Alembert et consorts, dans
une position délicate: mort, Rousseau est désormais quasi intouchable, mais, en
même temps, ceux-ci savent que ce mort leur a préparé, avec ses Confessions dont
tout le monde parle et dont la deuxième partie ne doit en théorie paraître qu'au
début du siècle suivant, un joli procès devant la postérité. Ils craignent forcément
un ouvrage si attendu et qui doit les désigner à leurs petlts-flls comme les
persécuteurs d'un homme soi-disant vertueux et considéré tel, déjà, par une frange
importante du public contemporain. Ils n'ont aucune peine à démêler le jeu de
Jean-Jacques et à comprendre que le délai demandé à ses éditeurs pour la
publication des six derniers livres des Confessions a moins pour but de ménager les
susceptibilités que d'empêcher les fameux auteurs du complot - eux, en
l'occurrence - de faire entendre leur version de l'histoire 1. Il faut Imaginer

1 « Mais que penser d'un homme qui laisse, après sa mort, des Mémoires où certainement plusieurs
personnes sont maltraitées, et qui y joint la précaution odieuse de n'en permettre la publicité que
quand Il n'y sera plus; lui, pour être attaqué; celui qu'il attaque, pour se défendre? Que Jean-
Jacques dédaigne tant qu'il lui plaira le jugement de la postérité, mais qu'il ne suppose pas ce mépris
dans les autres. On veut laisser une mémoire honorée; on le veut pour les siens, pour ses amis, et
249

Diderot, ce chantre inconditionnel de la postérité, voyant que ce fou de Rousseau,


moins fou qu'il n'en a l'air, a placé un obstacle entre lui, Diderot, et la postérité
tant désirée, tant acclamée dans ses écrits. Pour le coup, ce sont ses amis et lui qui
se retrouvent au banc des accusés et qui craignent à juste titre d'être exclus de leur
propre procès.

Pour prévenir les effets dévastateurs de cette bombe à retardement que sont Les
confessions, les anciens amis de Rousseau fourbissent leurs armes et préparent leurs
défenses posthumes. Madame d'Épinay fait faire à cet effet un buste de son ancien
locataire, qu'elle installe dans le jardin de l'Hermitage à la vue des rousseaulâtres
qui aiment à visiter les lieux où fut écrite La nouvelle Hé/oise. Sur celui-cl, elle fait
graver quelques vers qui témoignent de son désir d'échapper aux reproches des
admirateurs du grand homme. Campée dans le rôle de l'âme sensible blessée par
l'ingratitude de Rousseau, elle feint d'oublier que c'est elle qui l'a plus ou moins
mis à la porte de l'Hermitage à la fin de l'automne 1757 :

o toi dont les Brulants Écrits


Furent Créés dans cet humble hermltage
Rousseau plus Éloquent que Sage
Pourquoi quittas tu mon Pays
Toi même avoit Choisi ma retraite paisible
Je t'offris le Bonheur et tu l'as dédaigné
Tu fus ingrat; mon Cœur en a saigné
Mais pourquoi retracer à mon ame Sensible •••
Je te vois, je te lis, et tout est pardonné. 2

même peut-être pour les indifférents. » (Diderotl Essai sur les règnes de Claude et de Néronl dans
OCDI vol. 31 p. 92.)
2 Cité par Gabriel Brizard dans son cahier de pèlerinagel pièce n° 78431 dans CCRI vol. 45 1
p.2oo.
250

D'Alembert et Diderot, de leur côté, ne s'en tiennent pas à ces attaques de


sensibilité. Dans les ouvrages qu'ils publient immédiatement après la mort de
Rousseau, ils multiplient les arguments 3d person3m à dessein de miner sa
crédibilité. Ingrat, hypocrite et scélérat, Rousseau ne mérite pas d'être cru sur
parole, comme le rappelle D'Alembert dans son Éloge de Milord M3réch31 où il
prend à témoin cet ancien ami et bienfaiteur de Rousseau 3• Diderot affirme pour sa
part que « trop d'honnêtes gens auraient tort, s'il avait eu raison })4. Une multitude
d'honnêtes citoyens peut-elle avoir tort contre un seul homme, si éloquent soit-il?
Cette éloquence de Rousseau et la chaleur qui se dégage de ses ouvrages,
d'Alembert et Diderot les reconnaissent sans difficulté, mais c'est pour mieux
enfermer l'auteur des Confessions dans le rôle du sophiste. Dire bien n'est pas dire
vrai; Rousseau emporte l'adhésion par son style, non parce qu'il approche de la
vérité: « Jean-Jacques écrit bien; mais, par son caractère ombrageu~ il était sujet à
voir mal: témoin sa haine contre M. D'Alembert, contre Voltaire, et ses procédés
avec milord Maréchal, M. Dusaulx, et une infinité d'autres I ... ].})s Dans la
campagne antirousseauiste que mènent Diderot et d'Alembert, la publication à
Londres en 1780 du premier dialogue de Rousse3u juge de Je3n J3cqueJ6 apparàît
comme un cadeau tombé du ciel : il confirme la folie de Rousseau et donne plus de
poids aux allégations de la « clique philosophique }). D'Alembert, qui s'en frotte les
mains, ne manque pas de signaler ce nouvel écrit aux lecteurs du Mercure:

On vient, Messieurs, de me faire voir une Brochure dont j'ai parcouru


quelques pages, & qui a pour titre: Rousse3u Juge de Je3n J3cques.

3 « Il est triste qu'après tant de marques d'estime & d'Intérêt, données à M. Rousseau, le
bienfaisant & paisible Milord [Maréchal], qui auroit pu s'attendre à l'amitié, n'ait pas même
éprouvé la reconnoissance. » (D'Alembert, Éloge de Milord Maréchal [ftn avril 1779], cité sous le
n° 7523 dans Ibid., vol. 43, p. 238.)
4 Diderot, Ess:J1 sur les règnes de Claude et de Néron, p. 92.
S Ibid.
6 Rousseau écrivit ces dialogues entre 1772 et 1776, alors qu'il logeait rue Plâtrière, à Paris.
251

L'auteur, quel qu'il soit (car peut-être est-ce un ennemi de feu M. Rousseau)
paroÎt avoir la tête fort dérangée; tous ceux qui ont lu cette Brochure en
conviennent; mals c'est un malheur dont il ne faut que le plaindre, & dont il
ne s'agit point ici. 7

Les enthousiastes de Rousseau sont un peu déstabilisés par cette publication


imprévue, dont ils conviennent eux aussi qu'elle témoigne d'un esprit délirant, mais
ils l'excusent en songeant qu'elle est le fruit des persécutions multiples essuyées par
Rousseau, persécutions qui ont pu déranger son esprit sur la tin de ses jours8 • Seul
Malesherbes, parmi les amis de Rousseau, continue de dire que le génie et la folie,
chez l'auteur de l' tmlle, étaient les deux faces d'un même cerveau et que sa manie
ne l'a pas empêché d'atteindre à la vérité et de l'exprimer avec une éloquence
inégalée, à l'instar du Tasse et de Pascal 9 • Dans l'ensemble, donc, cette révélation a
peu d'effet sur les enthousiastes; elle ne suftit pas en tout cas à endiguer la
popularité croissante du nouveau « saint». Les sarcasmes et les insultes de Diderot
et de d'Alembert, loin d'attiédir les lecteurs de Rousseau, les aiguillonnent et
réchauffent leur ardeur naissante pour le grand homme malheureux. Ils sont des
masses à prendre la plume pour sa défense et à sauter dans l'arène à la suite de la
parution en 1779 de l'Essai sur la vie de Sénèque, où Diderot traite son ancien ami
d'« impudent )) et d'« artificieux scélérat ». Corancez, dans le Journal

7 Texte daté du 29 septembre 1780 et reproduit sous le n° 7760 dans CeR, vol. 44, p. 340.
8 Voir la lettre de Paul-Claude Moultou à Malesherbes du 12 juillet 1780, pièce n° 7737, dans
ibid., p. 289-290.
9 « Le Tasse sujet à des accès de folie écrivoit dans les intervalles des ouvrages sublimes, et Paschal
avoit des manies très voisines de la folie.
La manie de Jean Jacques Rousseau n'avoit Qu'un seul objet. De ce Que cette manie sera connue, il
en resultera peut-être Que ceux Qui ont interêt à contester de grandes verités Qu'II a exposées avec
plus de force Que personne, voudront tirer avantage de ce Que l'auteur avoit des momens
d'égarement. Mais les systêmes ou les principes du Philosophe ne sont pas fondés sur l'authorité de
son nom, comme les verités historiques le sont sur le témoignage de celui Qui rapporte les faits Qu'il
a vus. C'est la Logique, c'est son éloquence qui fondent ses théories, et tout cela subsistera malgré le
désordre de sa tête sur de certains objets. » (Lettre de Malesherbes à Moultou, pièce n° 7744, dans
ibid., p. 298.)
252

philosophique, l'abbé Royou, dans L'année littéraire, et Linguet, dans les Annales
politiques, prennent tous le parti du défunt contre les cc calomniateurs» et voient
même, dans les efforts que font d'Alembert et Diderot pour ternir la mémoire de
Rousseau, le signe que celui-ci ne délirait pas lorsqu'il se disait victime d'un
complot visant à le perdre dans l'esprit du public:

Mais comment n'avez vous pas senti que votre acharnement même ne feroit
qu'ajouter un nouveau poids à l'autorité de ce témoin irréprochable, dont la
candeur & la simplicité sont déjà reconnues, & qu'on se persuaderoit
aisément que vous avez bien pu persécuter pendant sa vie, l'homme dont
vous allez exhumer le cadavre pour le trainer dans la fange aux yeux de
l'Europe entière?10

En 1780, c'est au tour du poète Roucher de se jeter dans la mêlée. Chaudement


accueilli quelques années plus tôt par Julie de Lespinasse et ses intimes qui voyaient
en lui un poète de génie, Roucher était loin d'être a priori hostile aux milieux
philosophiques. Mais puisque les attaques violentes de Diderot l'amènent à choisir
son camp, il préfère encore celui de Rousseau, qu'il fréquenta sur la fin de ses
jours. Le camp de Rousseau, c'est-à-dire celui du cc génie », de la cc sensibilité », de
la cc nature )) et du cc malheur )), autant de valeurs à la hausse en cette fin de XVIW
siècle et que Rousseau incarne de manière exemplaire. Dans les vers qu'il lui
consacre dans son poème cc Janvier» 11, Roucher évoque le tombeau de Rousseau
au milieu de l'île des Peupliers, bordé de « verts rameaux» et protégé par un Dieu
de vertu. Le poète pèlerin, à la vue d'un spectacle qui enivre tous ses sens, est
débordé de c( douleur muette)) et sent s'échapper de ses yeux des « pleurs

10 Tiré d'un article signé par l'abbé Thomas-Marte Royou et publié dans L'année littéraire, article
reproduit sous le n° 7523, dans ibid., vol. 43, p. 240-241.
11 Leigh fournit les passages de ce poème concernant Rousseau, pièce n° 7679, dans ibid., vol. 44,
p. 167-t 73.
253

religieux» 12; il croit entendre la voix amicale de Rousseau par-delà le tombeau qui
l'accueille avec bienveillance. Mais ces bucoliques retrouvailles sont vite assombries
par l'arrivée d'un flot bruyant d'ennemis, qui « tous à la fois vomissant le reproche
/ Profan[ent] de la mort le silence éternel »13. Le poète prend alors la parole au
nom du génie défunt et répond aux calomnies débitées sur son compte en
remettant devant les yeux de ses lecteurs des actions concrètes de Rousseau dont il
a, suppose-t-on, été le témoin occulaire :

D'un vieillard qui le hait, du Sophocle François,


Au fond de sa retraite il entend le succès,
II l'entend; & ses yeux en ont pleuré de joie.
Voilà cette grande âme! Et l'on veut que je croie
Qu'ingrate, elle payoit de haine un bienfaiteur! 14

À sa pieuse apologie, Roucher annexe deux autres témoignages aussi dignes de foi
- c'est-à-dire aussi suspects -, celui des quatre lettres autobiographiques de
Rousseau à Malesherbes dont le poète avait obtenu copie et celui du dernier hôte
de Rousseau et possesseur de ses cendres, le marquis de Girardin, lequel avait écrit
un récit des derniers instants du grand homme à Ermenonville, où Il rapportait
religieusement les paroles de l'agonisant. « Religieusement» : non pas les paroles
que put en effet prononcer Rousseau avant d'expirer, mais celles qu'il fallait qu'il
eOt prononcées pour coïncider avec sa dignité et son statut d'homme divin : « Ce
fut alors que voyant [le désespoir de Thérèse], il oublia Ses propres Souffrances
pour ne s'occuper que de la consoler. 'Eh quoi', lui dit-il, 'ma chère amie, vous ne

12 IbId., p. 170.
13 IbId., p. 171.
14 IbId.
254

m'aimez donc plus puisque vous pleurez mon bonheur. Bonheur éternel qu'il ne
sera pas au pouvoir des hommes de troubler. 1... ]' » 15

Ce témoignage de Roucher 16 peut déjà nous aider à répondre à cette question : à


quoi tient le culte de Rousseau? Il tient essentiellement à la formation, dans les
discours des fidèles, d'un type hautement exemplaire, mi-dieu mi-homme, à la
hauteur duquel il est proprement impossible de se hisser, mais qu'il n'en faut pas
moins imiter et dont il convient de se rapprocher autant que possible,
physiquement et spirituellement, par des actes concrets et des discours ou des écrits
destinés à la publication. Ainsi Roucher ne se contente-t-il pas de faire l'éloge du
défunt, comme on le fait pour tout grand homme en cette fin de XVIIIe siècle : Il
va se recueillir sur la tombe de Rousseau située sur l'lie des Peupliers; il offre un
court récit de ce pèlerinage qui rend publique sa profession de foi rousseauiste et le
range officiellement dans le clan de ses partisans; il propose une apologie de
Rousseau, flanquée d'une mise en accusation de ses ennemis par le biais de laquelle
il s'approprie la cause du saint martyr et s'expose publiquement au même malheur
(ainsi qu'à l'élévation symbolique qui peut en résulter) 17; enfin, il annexe à ses vers
les écrits de Jean-Jacques lui-même et de son apôtre le plus zélé, le marquis de
Girardin, annexion qui ne doit pas seulement être envisagée comme un bon coup
commercial, mais encore, sur le plan symbolique, comme le moyen d'unir les trois

15 « lettre à Sophie de ** * par René de Girardin, sur les derniers moments de J. J. Rousseau à
Ermenonville, Juillet 1778 », reproduite sous le n° A680, dans ibid., vol. 40, p. 344.
16 Voir encore les Lettres sur jean-}acques Rousseau par la publication desquelles Madame de Staël
entre officiellement en littérature, dans Œuvres de jeunesse, présentation et notes de Simone Balayé,
texte établi par John Isbell, Paris, Desjonquères, 1997, p. 33-98.
17 Ainsi Roucher, contre qui les « philosophes» manifesteront leur animosité après la publication
du recueil Les mois, sera-t-il dûment récompensé pour son audace par un autre zélé rousseauiste,
Gabriel Brizard, qui demandera en 1790 que soit gravé au pied de la statue de Jean-Jacques
Rousseau ce vers tiré des Mois: « Rousseau du despotisme a sauvé les humains)J. Voir le texte de
Brizard cité dans la « Remarque », sous le n° 8030, dans CCR, vol. 46, p. 211.
255

« textes » en un seul corps scriptural. Le poème de Roucher vise donc tout à la fois
à défendre et à illustrer le nouveau dieu et à l'incorporer, lui Roucher, à la
communauté des enthousiastes de la vertu (outragée) dont Rousseau est le dieu, et
son tombeau, le lieu de culte.

Parmi les foules de pèlerins qui débarqueront à Ermenonville jusqu'en 1790,


certains pousseront l'adoration jusqu'au fanatisme, comme si l'exaltation devenait
bientôt le seul moyen pour les jeunes hommes sans notoriété d'accéder
symboliquement au plus près du dieu tandis que la foule des apologistes se fait plus
dense autour de lui. Les pèlerins illustres attirent les regards et retiennent
l'attention; leurs paroles sont répétées par les habitants aux nouveaux pèlerins qui
les consignent dans leurs comptes rendus de pèlerinage; leurs noms doivent
forcément s'inscrire sur les tablettes de la postérité rousseauiste t 8. Mais quand on a
un nom quelconque, que la communauté des fidèles est en pleine expansion et
qu'on entend malgré tout s'imposer dans l'histoire du culte, le zèle s'impose. C'est
ce qui paraît expliquer en partie l'enthousiasme débordant manifesté par deux
jeunes pèlerins, Gabriel Brizard et Anacharsis Cloots, qui font le voyage à pied de
Paris à Ermenonville, puis de là à Montmorency et à Saint-Louis, durant l'été de
1783. Brizard et Cloots ne veulent visiblement pas être des fidèles comme les

t 8 Un visiteur d'Ermenonville qui fait le voyage en t 789 rapporte ainsi le dialogue qu'il a eu avec
un habitant des lieux: « Antoine nous raconta aussi que lors de son dernier voyage en France, le roi
de Suède était venu à Ermenonville, était descendu et avait dîné chez lui; - que parmi les
différentes questions qu'il lui avait faites pendant ce diner, il avait demandé s'il ne possédait pas
quelque chose qui eût appartenu à Jean-Jacques, et que lui ayant parlé de ses sabots, le prince lui
avait dit de les aller chercher; [...1 - qu'ensuite il aurait demandé à les acheter, mais l'hôte avait
répondu, que, quoiqu'il ne fût pas riche, pour tout l'or qu'on pourrait lui offrir, il ne consentirait
pas à se priver d'un gage aussi précieux de la mémoire de Jean-Jacques; sur quoi le prince l'aurait
approuvé, en lui disant: IVOUS avez raison, Antoine; il n'y a pas de souverain en Europe qui ne
voulût posséder un tel trésor'. À l'exemple du roi de Suède, nous touchâmes et maniâmes à diverses
reprises les sabots, - tout en continuant, comme lui, notre déjeuner. )} (François-Yves Besnard, cité
sous le nO 7958 bis, dans ibid, p. 48.)
256

autres. Le geste, déjà significatif en lui-même, du recueillement auprès de la tombe


de Rousseau serait pour eux suspect de tiédeur rousseauiste. Le journal de leur
pèlerinage, qu'ils remplissent de notes prises sur le vif et après coup, plonge le
lecteur contemporain dans une perplexité certaine. Le tombeau de Rousseau est ici
une « urne sainte »19, l'île des Peupliers, un « Sanctuaire» qu'on n'approche
« qu'avec le respect qu'exige la Sainteté du Lieu ,,20, le pèlerinage, un « pieux
dessein» que le « Ciel [ ••• ] favorise »21, les vêtements et sabots de Jean-Jacques,
des « reliques »22 que les rousseaulâtres achètent à prix d'or et se disputent entre
eux. Les vocables religieux viennent tout bonnement se placer sous la plume de
Brizard comme si la nature démiurgique de Rousseau ne faisait aucun doute. Leur
conduite sur les lieux témoigne encore du caractère sacré de leur démarche. Avant
d'être conduits sur l'île des Peupliers, les pèlerins lisent et relisent la nouvelle
HéloiSe, bible du sentiment selon saint Jean-Jacques, et se préparent mentalement à
approcher le tombeau par des « ardente[s] prière[s] à St-Preux et à ste Héloïse »23.
Pendant trois jours, ils contournent le tombeau, visitent les lieux que Rousseau a
habités avant sa mort et se rapprochent mentalement de leur idole avant de s'en
approcher physiquement. Vibrants comme « la pretresse d'Apollon à l'approche du
Dieu »24, ils recherchent les endroits où il a pu se reposer pendant ses courses à
pied; ils regardent comme J travers ses yeux les paysages dont ils s'imaginent qu'ils

19 Ce texte est disponible grace aux efforts de Ralph Leigh qui a mis en forme les cahiers de Brizard
et reproduit le texte sous le n° 7843, dans ibid., vol. 45, p. 164. Notre commentaire est ici nourri
des annotations abondantes de Leigh. Nous avons également consulté le chapitre que consacre à ce
cahier Bronlslaw Baczko dans Job, mon ilmi. Promesse du bonheur et filtillité du mil!, Paris,
Gallimard, coll. « NRF essais », 1997, p. 199-236.
20 CCR, vol. 45, p. 167.
21 Ibid., p. 166.
22 Ibid., p. 194. Brizard achète un vieux bonnet de velours brodé en or au prix de 12 livres, tandis
que son compagnon marchande une flèche que des habitants d'Ermenonville lui disent avoir été
tirée par Rousseau.
23 Ibid., p. 170. On aura remarqué que le personnage d'Héloïse est gratifié du titre de « sainte ».
24 Ibid.
257

ont pu retenir son attention; ils touchent les objets qu'on dit lui avoir appartenu et
vont jusqu'à y graver leurs noms, question de prendre place dans la mémoire du
culte:

Voici ce que J'ai Écrit sur les Sabots :


'Sabots que J.-J. portoit habituellement au moment de sa Mort, et que sa
veuve a donnés au Bon Antoine Maurice, habitant d'Ermenonville.
Gabriel Brizard a voulu honorer son nom en le consacrant sur la simple
chaussure de l'homme qui ne marcha jamais que dans les Sentiers de la
Vertu.'2S

Cette opération d'inscription est réussie, puisque les pèlerins qui refont le trajet de
Brizard ne peuvent manier le sabot de Jean-Jacques sans y lire, en même temps, le
nom de leur prédécesseur26 •

L'action la plus étonnante que commettent nos deux pèlerins reste tout de même
ce {{ sacrifice expiatoire» qu'ils accomplissent sur la tombe de Rousseau
lorsqu'enfin, au matin du quatrième jour de leur voyage, ils abordent à l'île des
Peupliers. Après être tombés devant le tombeau et y avoir apposé leurs lèvres,
après avoir prononcé un discours d'hommage et jeté des fleurs sur la tombe, ils
mettent à exécution le plan qu'ils ont conçu pour châtier l'auteur de l'Essai sur
Sénèque, ouvrage dont ils ont apporté un exemplaire avec eux. Par une déclaration
solennelle, les deux jeunes gens s'instituent {{ Vangeurs du Juste Calomnié »27,
déclaration qu'ils confirment par la lacération de l'ouvrage et sa destruction par les
flammes. Cet autodafé est le point culminant de leur voyage; il est le geste
complémentaire et nécessaire de l'éloge, le verbe d'amour tourné en instrument de

2S Ibid.
26 François-Yves Besnard consigne en effet l'inscription de Brizard·dans son récit de pèlerinage. Voir
celui-ci sous le n° 7958, dans ibid., vol. 46, p. 47-48.
27 Journal de pèlerinage, dans ibid., vol. 45, p. 166.
258

vengeance de l'objet aimé; il donne à penser aux deux rousseaulâtres qu'ils satisfont
aux « manes outragés de J.J. »28 et que, s'engageant personnellement dans la lutte
contre ses ennemis, ils font corps et cause commune avec lui29 • De plus, en
déclarant ouvertement la guerre à Diderot30, les deux pèlerins cessent d'être
seulement des lecteurs de Rousseau : ils deviennent les agents réparateurs de sa
destinée. Comme le poète Roucher quelques années auparavant, ils s'exposent à
souffrir pour que justice soit rendue au génie calomnié et s'approprient d'avance
une part de son malheur dans l'espoir - qui sait? - que saint Jean-Jacques leur
concède une parcelle de son génie: « J'en ai f[ai]t le Serment aux pieds de [ton]
tombeau et je le tiendrai si les Dieux le permettent et si tes Écrits peuvent allumer
dans mon Âme quelques Étincelles de Genie C'est a toi que je les veux Consacrer,
C'est a deffendre ta memoire indignemet profanée [ ••• ]. ))31

La nadonalisadon du culte
Tant que les restes de Rousseau avaient reposé dans l'tIe des Peupliers, à
Ermenonville, son adoration était restée dans l'ordre du privé. Des foules de
pèlerins avaient été déposer leurs hommages au pied de son tombeau, mais le
nombre important de visiteurs n'avait pas changé la logique intrinsèque du culte:
chacun pouvait croire qu'il avait une relation privilégiée et intime avec les restes du
grand homme et pouvait prendre sur lui de venger sa mémoire outragée. La
création d'une Assemblée constituante en 1789 ouvre de nouvelles perspectives.

28 Ibid., p. 178.
29 Cette volonté de s'unir à Rousseau est à ce point manifeste Que tous les objets Qu'ils ont en leur
possession, une fols le sacrifice consommé, sont frottés contre les parOis du tombeau. Voir ibid.,
p. 186.
30 On rappellera Que le récit de ce sacrifice expiatoire est fait pour être lu par plusieurs « arnes
honnetes et sensibles» (voir la lettre de Gabriel Brizard reproduite sous le n° 7845, dans ibid.,
vol. 45, p. 227).
31 Journal de pèlerinage, ibid., p. 210.
259

Ceux qui composent cette assemblée sont pour la plupart de grands lecteurs de
Rousseau et puisent dans ses œuvres l'inspiration de leurs discours et réformes. Ce
cc père» de la Révolution sera-t-il oublié par ses enfants après avoir été persécuté
par les despotes d'Europe? Les représentants de la nation française, qui viennent de
consacrer au culte des grands hommes la ci-devant église Sainte-Geneviève, ne
doivent-ils pas sacrifier aux mânes outragés de leur idole en y transportant ses
cendres?

La Constituante avait d'autant plus intérêt à s'approprier les restes de Rousseau et à


venger sa mémoire que c'était un autre moyen pour elle de dénoncer les abus de
l'cc Ancien Régime »32 et de légitimer son existence propre et son pouvoir
fraÎChement conquis à la pointe du discours. Honorer Rousseau, écrivain aussi
illustre par ses talents que par ses malheurs, c'était mettre à honte le gouvernement
qui l'avait persécuté et montrer que désormais, tout homme de génie, quels que
fussent son rang, sa fortune et sa nationalité, pouvait prétendre aux plus hauts
honneurs décernés par la nation française, sous le regard protecteur d'un
gouvernement éclairé; c'était dire que la persécution du grand homme, chose
contre nature, était un crime qui n'aurait plus cours tant que l'Assemblée serait là
pour veiller aux intérêts des talents et de la vertu.

L'Assemblée avait donc avantage à voter le transfert des cendres de Rousseau au


Panthéon français 33, mais en avait-elle le droit? En se proclamant défenseur du
génie opprimé et en mettant la main sur ses restes, n'allait-elle pas brimer le droit

32 L'expression apparaît à la Constiwante dès l'été 1789.


33 Cette première requête est soumise à l'Assemblée le 27 août 1791. Parmi les signataires de la
pétition se trouvent des admirateurs notoires de Rousseau dont Mercier, Le Mierre et Roucher.
Voir, sous le n° 8084, le texte des discours prononcés à l'Assemblée, dans CCR, vol. 46, p. 353-
374.
260

inaliénable et sacré de la propriété proclamé dans le dix-septième article de la


Déclaration des droits de l'homme? Les cendres de Rousseau reposaient en effet
dans les jardins du marquis de Girardin et y avaient été déposées, initialement, avec
l'assentiment implicite de Thérèse Levasseur, la veuve du grand homme 34 •
Rousseau lui-même n'ayant laissé aucune indication concernant son enterrement,
son dernier hôte pouvait légitimement, avec la caution de sa veuve, prendre sur lui
de l'inhumer dans sa propriété et de s'approprier symboliquement ses restes.
L'Assemblée pouvait-elle le priver de ce bien, lui qui avait rendu Rousseau à la
nature à une époque où les hommes et les institutions lui étaient encore hostiles? Et
pouvait-on, contre toute logique, transférer sa dépouille dans le caveau froid et
lugubre d'une église sise en plein cœur de Paris, tandis qu'il avait déclaré si
ouvertement, sa vie durant, son amour de la nature et sa haine des grandes cités?
Ce sont là les deux principaux arguments que font valoir les orateurs de
l'Assemblée et les journalistes qui s'opposent au projet du transfert des cendres
lorsqu'il est présenté devant la Constituante en aoOt 1791. C'est au cours de ce
débat, et pour répondre à la première objection, que Boissy d'Anglas affirme dans
une formule qui fera son effet: « On a prétendu que les restes de Jean-Jacques
étaient la propriété de M. Girardin; certes, il semble bien étrange d'entendre dire
que les restes d'un grand homme sont une propriété autre qu'une propriété
nationale. (Applaudissements) })35, ajoutant que Girardin serait « bien peu digne
qu'on parlât de lui )} si son « intérêt était contraire à la gloire de Rousseau })36.

34 Thérèse fut logée quelque temps au château d'Ermenonville après la mort de Rousseau. Une
brouille survint entre elle et Girardin à la suite de laquelle elle alla s'établir dans un village voisin
d'Ermenonville avec l'un des valets du marquis. Au sujet de cette brouille et de ses conséquences,
on consultera Bronislaw Baczko, Job, mon ami, p. 208-221.
35 CCR, vol. 46, p. 363.
36/bid
261

De l'intérêt privé de Girardin ou de celui de la France, c'est pourtant le premier


qui l'emporte dans ce bras de fer entre le possesseur de ses cendres et la partie de
l'Assemblée favorable à leur translation au Panthéon. De fait, deux jours après la
séance du 27 août, Girardin fait connaître au Président de l'Assemblée son
opposition au projet37 et obtient gain de cause devant le Comité de Constitution.
Celui-ci décrète que la nation peut très bien rendre les honneurs publics à Rousseau
et le venger de ses ennemis sans pour autant disposer de ses cendres38 • Elle n'a
qu'à mettre à exécution le décret adopté par elle en décembre 1790 qui prévoyait
l'élévation d'une statue à Jean-Jacques portant cette inscription: « La nation
françoise libre à J. J. Rousseau », satisfaisant ainsi à ses mânes outragés, acquittant
la dette d'un peuple libre à l'endroit de son bienfaiteur et respectant à la fois le
droit de Girardin de conserver un dépôt cc qui n'est pas susceptible d'évaluation »39
ainsi que les dernières volontés du défunt. En se contentant d'une statue - d'un
substitut - de Rousseau, l'Assemblée détourne à son profit une part de son
prestige d'écrivain tout en observant les principes de la Constitution qu'elle
s'apprête à voter40 • Elle fait d'une pierre deux coups.

Mais l'instauration d'un gouvernement dictatorial, au printemps 1793, change


profondément la donne. La Convention, et plus particulièrement les jacobins qui
dominent l'assemblée, ont plus que jamais besoin d'une caution symbolique forte
pour légitimer leur pouvoir autoritaire. Les restes de Rousseau sont là, sur les terres
d'un ci-devant marquis soupçonné de tiédeur républicaine, et ils attendent preneur.

37 Lettre reproduite sous le nO 8085, dans ibid, p. 374-383.


38 Voir le rapport du Comité de Constitution, cité sous le n° 8088, dans ibid, p. 390-392.
39 Ibid, p. 392.
40 La Constitution définitive est votée par la Convention le 3 septembre 1791.
262

Érigé au rang de Martyr de la liberté aux côtés de Marat et de Brutus41 , Rousseau


jouit d'un prestige inégalé en ces temps de terreur, et le droit de la communauté
primant désormais les droits individuels, rien n'empêche plus les députés de la
Montagne de mettre la main sur ses cendres chéries et le prestige qui y est rattaché.
Des voix s'élèvent à la Convention le 20 octobre qui accusent Girardin d'avoir
naguère commis un « délit contre le peuple entier ))42 en refusant de céder à la
nation son précieux dépôt. Celui-ci, retenu prisonnier dans son château
d'Ermenonville, n'est plus en état d'argumenter. Thérèse clame d'ailleurs à qui veut
l'entendre qu'elle seule a recueilli les dernières paroles du mourant et que son mari
n'a jamais manifesté le souhait d'être enterré dans les jardins du marquis. Dans ce
contexte, Girardin ne peut qu'aller au-devant de la demande de la Convention et
montrer sa ferveur républicaine en agréant la translation :

[ ••. ] loin de differer en aucune maniere d'un vœu veritablement populaire,


je suis au contraire Le premier a desirer que ce dépot précieux a tous Les
vrais amis de la liberté, repose desormais sous la sauve garde générale, et les
auspices de tout Le peuple françois, qui devenu Le glorieux fondateur de la
republlque une et indivisible, qui doit reunir le genre humain dans un peuple
de freres, est Le Seul Capable de deffendre et de Conserver Le monument
sacré de l'auteur du Contrat social. 43

41 Plusieurs fêtes sont organisées un peu partout en France entre le mois d'octobre 1793 et le mois
de mai 1794 pour honorer la mémoire de Marat assassiné. La figure de Rousseau est souvent
honorée dans un même mouvement de ferveur religieuse. Voir le document n° 8144, dans CCR,
vol. 47, p. 182-188.
42 Selon les termes rapportés dans le Joumill de lil Montilgne et cités sous le n° 8143 dans ibid.,
p. 180.
43 Lettre de Girardin au Président de la Convention, Louis-Marle-Bon Montaut, en date du
2 brumaire an 11/23 octobre 1793, citée sous le n° 8143, dans ibid., p. 178-179.
263

Ironie de l'histoire: lorsque le transfert a finalement lieu, en octobre 1794,


Robespierre est tombé depuis un peu plus de deux mois 44• La nouvelle Convention
thermidorienne, dominée par les députés du centre, fait de l'événement une
immense fête agrémentée de spectacles et de musique 45 • De ces festivités, les
jacobins, ces {{ buveurs de sang}}, sont écartés: au moment où ils s'apprêtent à
déposer des fleurs sur le char qui transporte le sarcophage, ils sont repoussés par la
foule qui refuse de voir le Crime s'approcher de l'Innocence, les maîtres de la
Terreur, du vertueux Jean-Jacques. Ainsi les jacobins, qui n'avaient jamais cessé de
se réclamer de la pensée de Rousseau et qui avaient obtenu, durant leur domination
à la Convention, que le transfert eût enfin lieu, se voient exclus de la curée
symbolique46 • De protecteurs de la nation, ils sont devenus, aux yeux de leurs
concitoyens, ses persécuteurs, et ce n'est pas au moment où celle-ci fait sienne
l'emblème de la vertu et du génie persécutés qu'elle laissera des assassins
s'approcher de son bien. La fête thermidorienne du 11 octobre 1794 voit ainsi
coïncider la réparation de deux méfaits: la persécution de Rousseau par le
gouvernement monarchique et la persécution de la nation par le gouvernement
montagnard.

44 L'arrestation de Robespierre et de ses partisans a lieu le 9 thermidor an Il / 27 juillet 1794 et le


transfert des cendres de Rousseau, le 20 vendémiaire an III / 11 octobre 1794.
45 Sur cette fête, l'une des plus réussies de l'époque révolutionnaire, voir Jean Roussel, Jean-
Jacques Rousseau en France après la Révolution 1795-1830: lectures et légendes, Paris, Colin,
1972, p. 11-20, ainsi que Bronislaw Baczko, Job, mon amI, p. 237-246.
46 Comme le remarque Jean Roussel: « Voulu par les Montagnards, qui ont voté le décret, le
triomphe de Rousseau est célébré par ceux qui ont provoqué leur chute, et qui avaient été
persécutés par eux. Inspirateur de l'Incorruptible et de l'Ami du peuple, Rousseau parait être
encore admiré par ceux qui se donnent pour tâche, selon le mot de Tallien, d'"achever la
Révolution".» Uean-Jacques Rousseau en France après la Révolution 1795-1830, p. 17.)
264

Et Girardin? Dépossédé des restes du grand homme persécuté, il a au moins la


consolation d'hériter, à son tour, du titre de persécuté. Son maître avait été bafoué
par la monarchie; lui, c'est de la Terreur qu'II devenait la victime:

le citoyen Girardin, propriétaire des bois d'Ermenonville, n'a pas été à l'abri
des persécutions dirigées contre les arts et la philosophie: il a été
emprisonné pendant onze mois dans cette retraite où il avait donné un asile
à Jean-Jacques. Ce trait doit être consigné dans l'histoire de la tyrannie de
Robespierre, qui affectait de faire l'éloge de Rousseau, en persécutant ses
amis, et en proscrivant ses principes. 47

Du culte de Rousseau. au mythe de la malédiction littéraire


À la lecture des prières, dithyrambes, apologies qui ont pour objet Rousseau et qui
ont été produits dans les deux décennies suivant sa mort, on est tenté de croire un
instant que l'auteur de La nouvelle Héloise a donné naissance au mythe de la
malédiction littéraire, tant la ferveur des initiés est grande et leur engagement aux
côtés du génie malheureux, entier. le malheur de Jean-Jacques brille avec tant
d'éclat aux yeux de ses fidèles qu'il paraît effacer les destinées malheureuses de
moindre envergure qui l'ont devancé sur le Golgotha littéraire et qui ont donné sa
première impulsion au mythe.

Or les choses sont un peu plus complexes. le culte de Rousseau a sans aucun doute
contribué à renforcer l'adhésion des lettrés aux topiques de la malédiction littéraire
et assuré la diffusion du mythe au-delà des classes cultivées48j Rousseau a certes été

47 Joseph Michaud, « Ennenonville, ou le tombeau de Jean-Jacques », reproduit sous le n° 8215,


dans CCR, vol. 48, p. 72.
48 Il faudrait ici citer les hommages rendus à Jean-Jacques par le compagnon vitrier Jacques
Ménétra. Voir notamment 1'« Épître de Ménétra À JEAN JACQUE ROUSEAU » reproduite par
leigh, dans ibid., vol. 46, p. 425-426, sous le n° A 636 ter.
265

perçu comme un exemple éclatant des ({ vérités}) ou lieux communs étudiés dans la
première partie de cette thèse et suivant lesquels le malheur, sous sa triple forme de
la mélancolie, de la pauvreté et de la persécution, s'attache essentiellement aux
individus méritants (talentueux, vertueux, authentiques, sincères et sensibles); mais
il serait abusif d'affirmer qu'on n'a commencé à prêter foi à ces vérités, à véhiculer
ces lieux communs qu'avec la mort de Jean-Jacques. Celui-ci n'a pas fondé les
topiques de la malédiction littéraire; il serait plus juste de dire qu'elles le
précédaient, qu'elles l'ont c( aidé» et qu'elles ont « aidé» ses contemporains à
interpréter son « existence malheureuse }), le mythe s'interposant ici entre le réel et
l'imaginaire et donnant sens à un ensemble d'événements (les infortunes) constitués
en autant d'éléments d'une destinée. En échange, le culte de Rousseau a fourni au
mythe un exemplum de premier ordre et un surcroît de vraisemblance49; il a
réactivé une vaste topique qui ne demandait en effet qu'à être confirmée par la
venue d'un nouveau Socrate. Après Rousseau, il est difficile d'imaginer qu'on

49 Voici un extrait d'un texte hommage, lu au Club des égaux de Genève le 7 juillet 1793, qui
témoigne de l'exemplarité du cas Rousseau:
« De tout temps les hommes célèbres surtout par leurs ÉCrits, ont été ou persécutés ou ignorés
pendant leurs vies, & ce n'est ordinairement que la postérité qui rend justice à leur mérite & à leur
talent. [ ••• ]
[ ••• ] sans chercher parmi des auteurs anciens les preuves de ce que j'avance, nous n'avons qu'à jeter
un coup-d'œil rapide sur le sort de notre incomparable concitoyen J.J. Rousseau; sa vie n'a-t-elle
pas été une chaîne de chagrin, & de désagrément? né dans une ville qui se f1anoit, quoique mal-à
propos, d'être libre, dans une cité où depuis des siècles les arts & les sciences f1eurlssoient, parmi un
peuple enfin, qui a produit nombre de grands hommes, & surtout dans les Lettres, ne devoit-il pas
s'attendre d'être estimé dans sa patrie & honoré de ses compatriotes; mais bien loin de jouir de cet
avantage, il a été constamment en butte à la jalousie de ses contemporains, à la haine des auteurs
qui se trouvoient dans l'impossibilité d'atteindre à la hauteur de ses talens, à la fureur des
gouvernemens qui l'abhorroient, parce qu'il a osé déchirer le voile qui depuis si long-temps couvroit
leurs iniquités.
Opprimé, persécuté, poursuivi de toute part, il fut contraint de chercher un asyIe dans des lieux
qu'il sembloit impossible à la haine & à l'envie de l'atteindre; mais malgré sa vie retirée, son silence
même, rien ne pu le cacher aux trois furies, la haine, la jalousie, & le fanatisme; elles le
poursuivirent jusques dans ces rochers presque inaccessibles: un philosophe Roi, le Grand Frédéric,
n'eut pas assez de puissance pour le protéger contre ses ennemis acharnés. }) (Texte cité sous le n°
8135, dans Ibid., vol. 47, p. 150-154.)
266

puisse être à la fois homme de génie et heureux, qu'on puisse prétendre à la


consécration littéraire sans connaître auparavant les souffrances qui furent le lot de
Jean-Jacques. Lui qui se voulait sans exemple, il en deviendra un, et de taille, pour
les hagiographes du monde des lettres. Après Socrate, il y aura Jean-Jacques; et
après lui, il y en aura bien d'autres. Car il faut le remarquer: le culte de Rousseau
passera, mais le mythe, dans la mémoire duquel il s'inscrit désormais, restera.

De Iii Révoludon et de ses victimes


Génératrice infatigable d'infortunes, la Révolution crée plus de malheureux qu'elle
n'en console, plus d'injustices qu'elle n'en répare. Pour un homme de génie
panthéonisé, il y a mille auteurs jetés au charnier littéraire. Les uns connaissent la
misère, l'abandon, la mélancolie et le désespoir, d'autres l'emprisonnement,
plusieurs le bannissement ou la guillotine. Des premières chasses aux aristocrates
jusqu'à l'exil des ennemis de l'Empire, en passant par les déportations des
Montagnards, peu seront finalement épargnéS; et les Condorcet, Chénier,
Beaumarchais, Restif de la Bretonne, Madame Roland ou Madame de Staë1 50, qui
avaient applaudi à la prise de la Bastille et s'étaient pour certains Jetés avec
enthousiasme dans l'arène politique, déchantèrent après la journée du 10 aoOt
1792. Le spectacle révolutionnaire prenait la tournure d'une tragédie historique, et

50 On peut ajouter à cette liste quelques noms supplémentaires qui donneront une très mince idée
du nombre impressionnant d'hommes et de femmes de lettres victimes, à divers titres, de la
Révolution: Cazotte, Roucher, ]. de Maistre, Mallet du Pan, Maury, C. de Villers, Brissot, la
marquise de Souza-Bothelho, Fabre d'Églantine, la duchesse de Tourzel, Barruel, Fontanes, Rivarol,
Bonald, Boufflers. À quoi Il faudrait ajouter une part importante du personnel révolutionnaire dont
un grand nombre d'acteurs sont directement recrutés parmi les gens de lettres de l'Ancien Régime:
Desmoulins, Marat, Robespierre, Sai nt-Just, etc. Sur la place et le rôle des hommes de lettres de
l'Ancien Régime dans la Révolution, voir Robert Damton, Gens de lettres, gens du livre, p. 98-
138.
267

les hommes de lettres mêmes qui avaient été favorables au renversement de la


monarchie n'étaient pas épargnés.

La première grande figure de l'infortune littéraire de l'époque est celle du


prisonnier51 • Dans des maisons de détention surpeuplées où les prévenus meurent
quelquefois avant d'avoir pu comparaître devant leurs juges, ceux qui savent manier
la plume (et qui parviennent à se procurer le nécessaire pour écrire) ont au moins
un avantage sur les illettrés qui ne peuvent laisser un témoignage écrit de leur
innocence. Ceux-ci ne sont entendus que par les membres du Tribunal
révolutionnaire dont la compassion n'est pas la principale qualité et qui font usage
d'une justice pour le moins expéditive52; ceux-là peuvent espérer être écoutés par
un autre jury, la {( juste postérité», auquel ils destinent surtout leurs écrits. Les
Mémoires composés par Madame Roland durant sa captivité parurent initialement
sous le titre d'Appel J l'Impartiale postériti!'3, et c'est aux ( siècles», {{ à
l'avenir »54 que le poète André Chénier destinait ses Jambes assassins. Autant que
leur innocence, c'est la culpabilité de leurs juges que ces captifs souhaitent
démontrer à travers leurs écrits carcéraux. La femme de l'ex-ministre Roland, qui
pensa un temps au suicide pour échapper à une mort infamante, préfère finalement

51 Si l'on souhaitait dresser une typologie des malheurs de la Révolution (ce Qui n'est pas notre
but), il faudrait sans doute faire une place à ces autres persécutés Que sont les hommes de lettres
traqués par les autorités révolutionnaires et Qui, en dépit des poursuites dont ils font l'objet, refusent
d'émigrer. Chamfort et Condorcet sont tous deux dans cette situation et se donnent pareillement la
mort au moment de leur arrestation (ou peu après).
52 Du moins à partir de l'automne 1793. Après l'assassinat de Marat en juillet 1793, les
prérogatives du Tribunal révolutionnaire sont étendues. la loi du 22 prairial an Il 1 10 luin t 794
supprime la défense aussi bien Que l'interrogatoire préalable de l'accusé. Rappelons Qu'II n'existe,
dans le cadre de ce tribunal extraordinaire, aucune possibilité de recours pour les condamnés.
53 Information tirée de l'introduction aux Mémoires de Madame Roland (éd. présentée et annotée
par Paul de Roux, Paris, Mercure de France, 1966, p. 29).
54 André Chénier, Œuvres poétiques de André Chénier, avec une notice et des notes par Raoul
Guillard, Paris, Librairie Alphonse Lemerre, 1925, 2 vol., vol. 2, p. 235.
268

laisser à ses {( bourreaux}) le soin de frapper la vertu, l'innocence et le talent réunis


en sa personne, et d'attirer sur eux la vengeance de la postérité:

II eOt été facile à mon courage de me soustraire au jugement que je


prévoyais, j'ai cru qu'il était plus convenable de le subir, j'ai cru devoir cet
exemple à mon pays; j'ai cru que, si je devais être condamnée, il fallait
laisser à la tyrannie l'odieux d'immoler une femme qui n'eut d'autre crime
que quelques talents dont elle ne se prévalut jamais, un grand zèle pour le
bien de l'humanité, le courage d'avouer ses amis malheureux et de rendre
hommage à la vertu au péril de sa vie. 55

À la vertu olympienne et toute socratique de la girondine, Chénier oppose la vertu


farouche et indignée du satirique :

Mais quoi!
Nul ne resterait donc pour attendrir l'histoire
Sur tant de justes massacrés!
Pour consoler leurs fils, leurs veuves, leur mémoire!
Pour que des brigands abhorrés
Frémissent aux portraits noirs de leur ressemblance,
Pour descendre jusqu'aux enfers
Nouer le triple fouet, le fouet de la vengeance
Déjà levé sur ces pervers!
Pour cracher sur leurs noms, pour chanter leur supplice! ••• 56

L'autre grande figure du malheur auctoral de la décennie 1790 est celle de l'exilé,
qu'on ne s'étonnera pas de retrouver dans les œuvres de l'Émigration. Phénomène
historique important qui touche plus de 180 000 Français entre 1789 et 181457,

55 « Projet de défense au tribunal », dans Mémoires de Madame Roland, p. 373.


56 André Chénier, Œuvres poétiques de André Chénier (éd. de Raoul Guillard}, p. 243.
57 Fernand Baldensperger, Le mouvement des Idées dans l'Émigration française (1789-1915),
Paris, Plon, 1924, 2 vol., vol. l, p. Ill. Sur l'Émigration, on consultera aussi l'ouvrage historique de
269

l'Émigration débute avec le départ des princes dès le lendemain de la prise de la


Bastille. Bientôt rejoints par des milliers d'aristocrates, de gentilshommes de
province et même de simples roturiers qui souhaitent participer à l'offensive contre-
révolutionnaire, les princes, établis un moment à Turin, puis à Coblence,
constituent une armée qui s'annexera à celles du roi de Prusse et de l'empereur
germanique pour l'offensive de 1792. Le pillage des châteaux et les meurtres
perpétrés dès l'été 1789, la chasse aux prêtres réfractaires et aux « privilégiés », la
chute de la monarchie et la proclamation de la République créent autant de vagues
d'émigrés qui déferlent sur les pays voisins où ils sont accueillis le plus souvent à
contrecœur, lorsqu'ils ne sont pas interdits de séjour ou chassés du territoire par
crainte des représailles. Pour la plupart, les souverains d'Europe ne voient pas d'un
bon œil l'arrivée des émigrés qui les compromettent à l'endroit du gouvernement
français et que Louis XVI lui-même refuse de soutenir ouvertement, par crainte de
l'Assemblée. Il faudra que la France déclare elle-même la guerre à la Prusse et à
l'Autriche pour que leurs souverains se décident à appuyer l'offensive contre-
révolutionnaire tant souhaitée par les émigrés.

Bien avant qu'elle ne fasse la guerre avec des soldats et des piques, la Contre-
révolution l'a faite avec des plumes et du papier58 - et continuera à la faire, bien
après la défaite de Valmy. Dans les journaux royalistes qui paraissent en France
jusqu'en 1792 (et qui réapparaissent progressivement après Thermidor), les
opposants aux réformes en cours ne se privent pas d'écorcher les héros du jour
dont ils raillent et les idées, et le langage, et la personne. Rivarol dans Les actes des

Ghislain de Diesbach, Histoire de l'Émigration 1789-1814, Paris, Perrin, 1984 (première éd.,
Grasset et Fasquelle, 1975).
58 Voir le premier chapitre «( Faire feu de toutes plumes») de l'ouvrage de Gérard Gengembre, La
Contre-révolution ou l'histoire désespérante. Histoire des idées pOlitiques, Paris, Imago, 1989,
p.21-46.
270

apôtres et le Journal politique et national ou l'abbé Royou dans L'ami du roi se


montrent aussi intransigeants que les rédacteurs de l'Ami du peuple et du Père
Duchesne, dans la veine jacobine59 • Mais on donnerait une fausse idée de la
littérature de l'Émigration si on la réduisait aux bnllots et pamphlets
antidémocratiques qu'elle produit. A la suite de l'Anglais Edmond Burke qui publie
en 1790 ses Reflections on the Revolution in FranctPO, de nombreux émigrés
cherchent à comprendre les tenants et aboutissants de cette révolution qui a fait
d'eux des errants. Leur malheur, aussi bien que l'événement révolutionnaire et ses
violences, appelle une explication, crée une demande de sens qu'ils cherchent à
satisfaire pour eux-mêmes et leurs compatriotes. Il ne s'agit pas tant - ou pas
seulement - pour eux de condamner les jacobins qui les ont forcés à la fuite, que
de répondre aux questions que pose la double expérience révolutionnaire et
exilaire : pourquoi la Révolution? Pour combien de temps? Où va la France? Qu'a-
t-elle fait pour mériter cela? A qui {{ la faute }}?

Chateaubriand et l'Essai sur les révoludons


C'est de cet ensemble de questions que s'empare, comme tant d'autres
doxographes de la Contre-révolution, le jeune homme qui signe l'ouvrage paru à
Londres en 1797 et connu sous le titre d'Essai sur les révoludonjJ1. Pour l'émigré
sans protecteur, obscur et famélique qu'est Chateaubriand à cette époque,

59 Parmi les journaux contre-révolutionnaires les plus radicaux parus à partir de 1789 (et souvent
éphémères), on compte aussi La rocambole (David Sabalut), Le petit Gautier, La Gazette de Paris
(Du Rozol) et le Joumal de M. Suleau. Pour une description des contenus de ces journaux, voir
Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre Gulral et Fernand Terrou (dir.), Histoire générale de la
presse française. Tome 1: des origines J 1814, Paris, PUF, 1969, p. 471-485.
60 Sur cet ouvrage, voir le commentaire de Gérard Gengembre, La Contre-révolution ou l'histoire
désespérante, p. 26-34.
61 Le titre long est le suivant: Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et
modemes, considérées dans leurs rapports avec la révolution française. L'édition utilisée ici est celle
271

l'écriture de l'Essai a essentiellement deux visées: produire du sens et faire de


l'argent. Et parce qu'un louis est toujours plus difficile à trouver qu'une explication,
l'auteur de l'Essai doit frapper un grand coup et se distinguer des autres essayistes
qui, souvent mieux connus du public, plus expérimentés et moins pauvres que lui,
ont aussi disserté sur le même sujet et fourni leurs contributions de sens. Aussi le
jeune Chateaubriand en donne-t-il plein la vue et prétend-il embrasser dans son
explication non seulement la Révolution française, mais encore toutes les
révolutions « anciennes et modernes)}, dont il cherchera à montrer qu'elles
procèdent de quelques principes élémentaires, toujours les mêmes : progrès de la
civilisation; corruption des mœurs; despotisme politique; anarchie et retour à la
barbarie62 • C'était s'en tenir à une explication immanente de l'Histoire, tout au
rebours d'un Joseph de Maistre qui voyait derrière la Révolution la main de Dieu et
dans la souffrance de ses victimes, la condition de la régénération de la France.

Mais avant de déployer ses hypothèses et de faire valoir son bagage de


connaissances, Chateaubriand devait parer un certain nombre de difficultés, dont la
moindre n'était pas d'intéresser les lecteurs à un autre ouvrage sur la Révolution. Le
sujet avait beau être « chaud)}, le jeune émigré n'était pas seul à s'en être saisi.
Parfaitement conscient de cette concurrence, celui-ci cherche donc, dès les
premières pages, à mettre en place un dispositif de légitimation et à montrer
l'originalité de son essai. Puisque le nom en tête du livre ne dit rien de celui qui l'a
écrit63, Chateaubriand se taille une personnalité sur mesure, propre, croit-il, à

de Maurice Regard: Essai sur les révolutions. Génie du christianisme, texte établi, présenté et
annoté par Maurice Regard, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade ", 1978, p. 1-455.
62 Pour une explication plus détaillée de l'Essai, on consultera Pierre Barbéris, À la recherche d'une
écriture. Chateaubriand, Paris, Mame, 1974, p. 141-173, de même que la notice de Maurice
Regard dans Essai sur les révolutions, p. 1377-1418.
63 Ce dont témoignent les premières lignes de l'Introduction: (( Qui suis-je? et que viens-je
annoncer de nouveau aux hommes? " (Ibid., p. 41.)
272

susciter de l'intérêt et à lui donner une certaine crédibilité auprès de ses lecteurs.
Pour y arriver, il invoque d'abord ses quatre années d'exil et de vie solitaire, une
solitude redoublant en quelque sorte le malheur de l'émigration et agissant comme
le fondement d'une sagesse prématurée: « Lorsque je quittai la France j'étais
jeune : quatre ans de malheur m'ont vieilli. Depuis quatre ans, retiré à la campagne,
sans un ami à consulter, sans personne qui pût m'entendre, le jour travaillant pour
vivre, la nuit écrivant ce que le chagrin et la pensée me dictaient, je suis parvenu à
crayonner cet Essal })64 Se dégagent déjà, dans cet incipit, les traits d'un autre
Jean-Jacques, vivant à l'écart des hommes, à la campagne, sans ami, malheureux,
acceptant comme le célèbre copiste de musique de gagner sa vie, ce qui est à la fois
le gage d'un malheur qu'il partage avec d'autres émigrés prolétaroïdes, mais aussi la
marque de son autonomie intellectuelle. L'écriture répond ici non à un désir de
plaire aux émigrés plus fortunés et de vivre à leurs crochets, mais à un besoin
personnel, à une nécessité tout intérieure: « Je n'en ignore pas les défauts [de
l'ouvrage] : si le moi y revient souvent, c'est que cet ouvrage a d'abord été
entrepris pour moi, et pour moi seul. »65 Si notre jeune auteur publie malgré tout
son essai (pourquoi en effet publier un texte écrit pour soi et pour soi seul?), c'est,
dit-il, parce qu'il le croit utile 66 à ses compatriotes, aussi bien ceux qui ont émigré
que ceux qui les ont poussés à l'émigration. Les uns et les autres ont intérêt à
entendre ce qu'un homme attaché non aux partis, mais à la seule vérité, a à dire
d'un événement qui les touche et les intéresse tous indifféremment, quel que soit
leur camp: royalistes purs, monarchiens, modérés, jacobins. Ses voyages, ses
études, son retrait, son malheur ont mis ce jeune auteur à même de parler comme
un sage ermite et de donner son avis sur un sujet qu'on pourrait croire épuisé:

64 Ibid., p. 37.
65 Ibid., p. 38.
273

L'impartialité de ce langage doit me réconcilier avec ceux qui, de la


prévention contre l'auteur, auraient pu passer au dégoût de l'ouvrage. Je
dirai plus : si celui qui, né avec une passion ardente pour les sciences, y a
consacré les veilles de sa jeunesse; si celui qui, dévoré de la soif de connaître,
s'est arraché aux jouissances de la fortune pour aller au-delà des mers
contempler le plus grand spectacle qui puisse s'offrir à l'œil du philosophe,
méditer sur l'homme libre de la nature et sur l'homme libre de la société,
placés l'un près de l'autre sur le même sol; enfin, si celui qui, dans la
pratique journalière de l'adversité a appris de bonne heure à évaluer les
préjugés de la vie; si un tel homme, dis-je, mérite quelque confiance,
lecteurs, vous le trouverez en moi. 67

L'idée de « réconciliation )} évoquée au début de cet extrait ne doit pas laisser


croire que Chateaubriand cherche avec son Essai à se faire seulement des amis. Des
alliés, prêts à faire mousser la vente de son ouvrage, il en a au moins un, et fort
actif: son compatriote Peltier68 • Et s'il doit espérer secrètement que les modérés
de tous les partis apprécieront son Essai, il est clair qu'il se cherche en même temps
des ennemis69, des critiques qui confirment, en l'attaquant, son originalité et le
mettent bien en vue sur la scène culturelle, qui l'identifient comme un homme

66 « Que ce livre m'attire beaucoup d'ennemis, j'en suis convaincu. Si je l'avais cru dangereux, je
l'eusse supprimé; je le crois utile, je le publie. » (Ibid, p. 38. Voir aussi ibid, p. 45 et 49.)
67 Ibid, p. 43.
68 Jean Gabriel Peltier, Breton comme Chateaubriand, est l'un des journalistes contre-
révolutionnaires les plus féconds. Principal rédacteur des Actes des apôtres, il écrit pendant plus de
vingt ans et publie près de deux cents volumes de périodiques. Voir Hélène Maspero-Clerc, Un
joumaliste contre-révoludonnaire: Jean-Gabriel Peltier (1760-1825), préface par Jacques
Godechot, Paris, Société des Études Robespierristes, 1973, p. XVIII-XIX et, sur la rencontre à
Londres de Chateaubriand et de Peltier, p. 80-81.
69 Chateaubriand critique à la fois les républicains et les royalistes pour leur intransigeance et leurs
politiques à courte we, ce qui devait forcément lui assurer le mécontentement des deux principaux
partis en lice: (( Les uns (les républicains) l'ont traversé [le fleuve du siècle] avec impétuosité, et se
sont élancés sur le bord opposé. Les autres sont demeurés de ce côté-ci sans vouloir s'embarquer.
Les deux partis crient et s'insultent, selon qu'ils sont sur l'une ou sur l'autre rive. Ainsi, les premiers
nous transportent loin de nous dans des perfections imaginaires, en nous faisant devancer notre âge;
les seconds nous retiennent en arrière, refusent de s'éclairer, et veulent rester les hommes du
quatorzième siècle dans l'année 1796. » (Essai sur les révolutions, p. 42-43.)
274

dangereux et, souhaitant l'éliminer, lui fassent un peu de réclame. Notre homme a
bien lu son Rousseau et compris qu'une bonne (c persécution littéraire» peut
s'avérer très payante si elle provient en même temps de deux clans antagonistes 70 •
Mais ni les royalistes ni les républicains ne semblent faire grand cas de ce sans-parti
sans notoriété et aucun ne prend vraiment la peine de lui servir la mercuriale qu'il
attend. Cela d'ailleurs ne l'empêche pas de leur écrire à tous, quelque temps après
la publication de son Essai, une lettre publique pour les prier de le laisser en palx71 ,
faisant comme si chacun n'était occupé que de son ouvrage et se donnant plus
d'ennemis qu'il n'en a - technique visant sans doute à attirer l'attention du public
sur un livre qui ne produit pas, par lui-même, l'effet escompté et qu'on ne
s'arrache guère.

De fait, si Chateaubriand attendait un succès équivalent à celui du Discours sur les


arts et les sciences de son idole, il dut être déçu. La presse accueillit avec un
enthousiasme fort modéré et sans grands coups de dents cet ouvrage dont on prisa
quelques extraits, mais auquel on reprocha son désordre et son ambition
démesurée. Parmi les morceaux d'éloquence qui furent particulièrement appréciés
et longuement cités par les critiques, on trouve notamment le chapitre dédié c{ Aux
infortunés)) (chap. XIII, 2e partie) ainsi que le récit de voyage inséré à la fin de
l'ouvrage (chap. LVII, 2e partie). Ces deux pièces n'ont aucun lien direa avec la

70 « Jean-Jacques avait beau crier d'une voix sainte: "Peuple, on vous égare; il est un Dieu vengeur
des crimes et rémunérateur des vertus"; les efforts du sublime athlète furent vains contre le torrent
des philosophes et des prêtres, ennemis mortels réunis pour persécuter le grand homme. » (Ibid.,
p. 399.) Sur la persécution de Jean-Jacques, voir aussi Ibid., p. 125.
71 « J'aime le repos. Je vis seul. Je n'entretiens personne de moi. [ •••] Cependant, par une fatalité
Singulière, on sait où je demeure et on m'écrit. Depuis Quatre mois on n'a cessé de m'envoyer
lettres sur lettres. J'ai gardé obstinément le silence. À la fin on veut m'arracher une réponse. la
voici: c'est la première, ce sera la dernière. » (Chateaubriand, « Réponse générale à ceux Qui m'ont
fait l'honneur de m'écrire», citée dans Ibid., p. 1421-1423, p. 1421.) Sur cet épisode, voir
275

démonstration centrale et se détachent de l'Essai sans en rompre le fil. Le premier


des deux chapitres est particulièrement intéressant pour notre propos en ce qu'il
renouvelle radicalement la forme traditionnelle de la consolation 72. On n'oserait
même pas parler d'une consolation si la dédicace « Aux infortunés» ne renvoyait
implicitement à cette forme littéraire encore pratiquée au XVIW siècle. En
apercevant celle-ci, un lecteur de l'époque pouvait à bon droit s'attendre à
parcourir un texte où lui seraient débitées un ensemble de maximes de facture
stoïcienne ou chrétienne propres à le fortifier dans l'épreuve de l'exil et appuyées
sur une série d'exemples de femmes et d'hommes « forts» ayant su, dans la même
situation, prendre courage et s'élever au-dessus de leurs malheurs. Chateaubriand
est parfaitement conscient de cette attente : « Je m'imagine que les malheureux qui
lisent ce chapitre, le parcourent avec cette avidité inquiète, que j'ai souvent portée
moi-même dans la lecture des moralistes, à l'article des misères humaines, croyant y
trouver quelque soulagement. »73 Ce qu'il propose à son lecteur est pourtant tout
autre chose. Ce n'est pas ici, comme dans la consolation traditionnelle, un « sage»
en pleine maîtrise de sa « raison)) qui cherche à montrer à son vis-à-vis que,
aveuglé par la douleur, il prend pour un grand mal ce qui ne mérite pas ce nom,
mais un malheureux qui se sait malheureux et qui écrit à des hommes qu'il
considère ses frères d'infortune: « Quelles qu'aient été tes erreurs, innocent ou
coupable, né sur un trône ou dans une chaumière, qui que tu sois, enfant du
malheur, je te salue: Experti invicem sumus, ego ac (ortuna. ))74 Avec cette langue

Marcel Duchemln, Chateaubriand. Essais de critique et d'histoire littéraire, Paris, ). Vrin, 1938,
p.97-105.
72 Voir supra, chapitre III : « Un argument particulier: le capital persécution D.
73 Chateauriand, Essai sur les révolutions, p. 314.
74 Ibid., p. 310. Maurice Regard traduit la citation latine comme suit: «Nous nous sommes
mesurés, moi et la Fortune. » (Ibid., p. 1529, note 2.)
276

qui leur est commune et que l'auteur a longuement étudiée75, il leur dit que la
philosophie est vaine, qu'elle est incapable d'apaiser les souffrances humaines, qu'il
n'y a donc pas lieu de tenter de fuir le malheur ou de s'élever contre sa condition
d'infortuné. Bien au contraire, écrit Chateaubriand, le malheureux a avantage à
chercher dans le malheur lui-même les sources de sa consolation; il lui faut
s'attacher à sa condition d'infortuné et en explorer les potentialités: « Essaierai-je
de montrer le parti qu'on peut tirer de la condition la plus misérable? Peut-être en
recueillerez-vous plus de profit que de toute l'enflure d'un discours stoïque. })76

Le plus grand mal de l'exil, pose l'auteur, est l'extrême pauvreté où il plonge
l'exilé, lequel se voit, avec une âme élevée, méprisé par les riches: « La vue de la
misère cause différentes sensations chez les hommes. Les grands, c'est-à-dire les
riches, ne la voient qu'avec un dégoût extrême; il ne faut attendre d'eux qu'une
pitié insolente, que des dons, des politesses, mille fois pires que des insultes. )}77 La
principale règle que doit suivre l'exilé est donc d'éviter la société des hommes 78 et
de se soustraire à leurs regards dans lesquels il lit sa propre déchéance. Il pourra, si
la chose lui procure quelque plaisir, continuer de contempler ses semblables moins
malheureux que lui, mais il devra se cacher pour éviter qu'ils ne le voient à leur
tour et ne le renvoient à sa marginalité : « Une autre fois, par un clair de lune, il se
place en embuscade sur un grand chemin, pour jouir encore à la dérobée de la vue
des hommes, sans être distingué d'eux; de peur qu'en apercevant un malheureux,

75 (( Ce chapitre n'est pas écrit pour tous les lecteurs; plusieurs peuvent le passer sans interrompre
le fil de cet ouvrage: il est adressé à la classe des malheureux; j'ai tâché de l'écrire dans leur langue
qu'il y a longtemps que j'étudie. » (Ibid., p. 309.)
76 Ibid., p. 315.
77 Ibid., p. 311.
78 Le Rousseau des Rêveries du promeneur solitaire hante évidemment ces pages.
277

ils ne s'écrient, [... ] : Un Paria! un Paria! »79 À ce premier plaisir, le malheureux


pourra ajouter celui des promenades nocturnes et solitaires. La noirceur, comme les
forêts qui le cachent aux gens heureux, est son alliée; elle lui donne ce sentiment de
liberté que l'on n'éprouve jamais, même dans l'état de bonheur, dans la société des
hommes, et lui permet d'assister à des spectacles d'une beauté mélancolique80• Il
vivra avec la nature, au sein d'une république de « Sylvains solitaires »81, et
savourera des douceurs inconnues aux gens heureux :

Lorsque les chances de la destinée nous jettent hors de la société, la


surabondance de notre âme, faute d'objet réel, se répand jusque sur l'ordre
muet de la création, et nous y trouvons une sorte de plaisir que nous
n'aurions jamais soupçonné. La vie est douce avec la nature. Pour moi je me
suis sauvé dans la solitude, et j'ai résolu d'y mourir, sans me rembarquer sur
la mer du monde. J'en contemple encore quelquefois les tempêtes, comme
un homme jeté seul sur une Île déserte, qui se plaît, par une secrète
mélancolie, à voir les flots se briser au loin sur les côtes où il fit naufrage. 82

S'il aime les sciences, il trouvera encore dans la nature de quoi satisfaire son
appétit; il n'aura, comme le vénérable Rousseau, qu'à se faire « botanophile »83 et
à s'égarer, armé de ses ciseaux, de son style et de sa lunette, « sous ces arbres dont
les sourds mugissements imitent la triste voix des mers lointaines ))84. Il s'arrêtera
alors « au massif d'une tour en ruine» ou encore « aux mousses d'une antique

79 Chateaubriand, Essai sur les révolutions, p. 315.


80 (( Lorsque la brune commence à confondre les objets, notre infortuné s'aventure hors de sa
retraite, et, traversant en hâte les lieux fréquentés, il gagne quelque chemin solitaire, où Il puisse
errer en liberté. Un jour Il va s'asseoir au sommet d'une colline qui domine la ville et commande
une vaste contrée; il contemple les feux qui brillent dans l'étendue du paysage obscur, sous tous ces
toits habités. » (Ibid.)
81 Ibid.
82 Ibid., p. 316.
83 Ibid., p. 317.
84 Ibid.
278

fontaine ,,85, lesquelles lui fourniront l'occasion de réfléchir mélancoliquement aux


mondes passés et aux sociétés à venir. Enfin, à ces plaisirs solitaires qui aiguiseront
sa sensibilité et développeront son génie86, « notre Solitaire ,,87 joindra les
agréments de la lecture - il lira force romans, qui sont « les livres des
malheureux )}88 - et de l'écriture. Rendu plus sensible et plus perspicace grâce à
son malheur, placé aussi dans une position avantageuse par rapport à la société qu'il
a pu étudier de l'extérieur, il pourra « [s'écrire] ce qu'[il] sait des hommes ,,89 et
offrir à ceux~ci le produit de ses veilles. Qui sait si, publiant ses observations, il ne
fera pas fortune et ne trouvera pas les moyens de réintégrer la société qu'il a dû
fuir faute d'argent? C'est apparemment ce que cherche à faire Chateaubriand qui
n'a pas trouvé, avec l'Essai, la recette du succès, mais qui fourbit sa plume, sonde
le public et prend note des critiques avec l'intention de faire mieux la prochaine
fois.

Or il a dû noter que ses critiques ont particulièrement goûté, outre son étrange
consolation mélancolique et antiphilosophique, le dernier chapitre de l'ouvrage
intitulé « Une nuit chez les sauvages de l'Amérique ". Sans rapport direct avec le
sujet de l'Essai, cet autre morceau d'éloquence fut vanté dans The Month/y Review
de Londres et reproduit avec force compliments dans la revue allemande Der Neue
Teutsche MerkufJo. Il est en quelque sorte le complément naturel du chapitre
« Aux infortunés )}, qu'il illustre sur le mode du récit - celui d'un jeune homme
qui parcourt les forêts du Canada et passe une nuit mémorable en compagnie de

85 Ibid, p. 316·317.
86 On lit en effet un peu plus haut que la « précieuse sensibilité [est] la marque la plus certaine du
génie )} (ibid, p. 112).
87 Ibid, p. 318.
88 Ibid
89 Ibid
279

quelques bons sauvages. Le « je )} malheureux qui s'y déploie met en application les
préceptes énoncés antérieurement au chapitre XIII et trouve en lUi-même, grâce à
la solitude et à la mélancolie qui augmentent sa sensibilité et nourrissent son
imagination, le moyen d'échapper à sa souffrance. C'est la souffrance qui provoque
le besoin de se souvenir des temps heureux et c'est elle qui aiguillonne les facultés
poétiques et permet au malheureux de revivre (en les écrivant) les moments clés
d'une vie autrefois heureuse. Là encore, Chateaubriand n'a rien inventé: Les
confessions avaient déjà fourni la preuve que le malheur incite l'infortuné à « jeter
en arrière un œil de regret», vers un passé embelli par le prisme de la souffrance
récente - voir l'épisode des Charmettes; mais il lui revient d'avoir insisté sur le fait
que ce processus est à la portée non des seuls hommes de génie, mais de tous les
malheureux capables de souffrir leur malheur, de le savourer jusqu'à la lie, de le
laisser accroître leur potentiel sensitif. Rousseau se voulait sans exemple, aussi bien
dans son malheur que dans son {( caractère » ou son génie. Ce que suggère de son
côté Chateaubriand est que le malheur, pourvu qu'il soit accepté et nourri par le
retrait volontaire - quitte à redoubler l'exil forcé par un exil délibéré -, est à la
source du génie typiquement poétique; il force le malheureux à explorer (et à
exploiter) toutes les ressources d'une imagination rendue plus mobile grâce à la
souffrance :

Le malheur nous est utile; sans lui les facultés aimantes de notre âme
resteraient inactives: il la rend un instrument tout harmonie, dont, au
moindre souffle, il sort des murmures inexprimables. Que celui que le
chagrin mine s'enfonce dans les forêts; qu'il erre sous leur voûte mobile;
qu'il gravisse la colline, d'où l'on découvre, d'un côté de riches campagnes,
de l'autre le soleil levant sur des mers étincelantes, dont le vert changeant se

90 Voir ibid., p. 1423·1424.


280

glace de cramoisi et de feu, sa douleur ne tiendra point contre un pareil


spectacle [ ••• ].91

En cette fin de XVIIIe siècle, on se plaît à croire et à écrire un peu partout que
l'homme de génie est voué au malheur92 • L'Essai sur les révolutions confirme la
réversibilité du topos en montrant que le malheur peut contribuer au
développement de la .sensibilité et du génie poétique.

L'émigré en société : L'Émigré de Sénac de Meilhan


Grands lecteurs de Rousseau, et plus particulièrement du Rousseau d' Héloise et des
R~veries qu'ils redécouvraient dans l'expérience exilalre93, les émigrés étaient prêts
à recevoir la proposition de sens de rEssai sur les révoludons et à apprécier ce
portrait de jeune homme solitaire et farouche, fier et mélancolique, marcheur,
voyageur et contemplateur de la nature, que proposait Chateaubriand dans la
deuxième partie de son ouvrage. Plus d'un jeune homme malheureux, en s'exilant,
s'était arrêté, un Rousseau à la main, devant les rochers de Meillerie pour regarder,
à travers la lunette de la littérawre et les yeux de Saint-Preux, le paysage de sa terre
d'accueil et pour verser une larme sur sa destinée. Plus d'un avait prisé les charmes
de la soliwde et des promenades dans les montagnes94 et pouvait donc être

91 Ibid., p. 316.
92 Par exemple: «De tout temps les hommes célèbres surtout par leurs ÉCrits, ont été ou
persécutés ou ignorés pendant leurs vies, & ce n'est ordinairement que la postérité qui rend justice à
leur mérite & à leur talent. » (Discours d'un orateur du Club des égaux de Genève prononcé lors de
la séance du 7 juillet 1793, cité sous le n° 8135, dans CCR, vol. 47, p. 150.)
93 Voir Baldensperger, Le mouvement des idées dans l'émigration française (1789-1815), vol. l,
p. 12-18.
94 Cela est aussi vrai pour les exilées qui, telle Mme Vigée le Brun, explorent les environs de Vevey
en cherchant à retrouver les lieux visités et contemplés par Jean-Jacques: « Les environs de Vevey
offrent de ravissantes promenades. En suivant la gauche du lac, on arrive au chateau de Chillon par
des coteaux boisés entrecoupés de villages. Au bas, près du chemin, un ruisseau limpide s'échappe
avec rapidité, et vous charme par son murmure; à droite, des arbres de haute futaie bordent le lac
qu'on découvre à travers les branches. La délicieuse promenade au château de Chillon rappelle la
281

disposé, tant par ses lectures que par son expérience, à goûter le récit qu'offrait
Chateaubriand des siennes.

À cette première représentation de l'émigré en promeneur solitaire, la littérature


de l'Émigration ajoutera celle de 1'« émigré en société» : un jeune exilé mis en
contact avec des étrangers et qui n'a, pour gagner le cœur et l'appui des bonnes
âmes que la destinée place sur sa route, que ses talents et ses malheurs. Celui que
met en scène Sénac de Meilhan dans son roman épistolaire, L'émignfl 5, est l'un des
exemples les plus achevés de ce type malheureux. Le marquis de Saint"Alban96 est
un jeune homme sensible97 de vingt"cinq à vin~six ans, grand et bien fait selon la
description autorisée qu'en offre une jeune personne du sexe opposé 98 • En plus de
posséder ces atouts, le héros maîtrise à un suprême degré l'art de la conversation:
il parle avec modestie de lui"même, sait s'adapter à son auditoire et se montrer
attentif aux intérêts et caractères de ses interlocuteurs99 • Il pratique évidemment

Nouvelle Héloïse. Je suis allée à Clarence au lever du soleil; appuyée sur les ruines du chalet de
Jean-Jacques, j'ai peint l'ensemble de ces lieux si pleins de romanesques souvenirs. " (Souvenirs de
Madame Vigée Le Brun, (( Lettre V ", document électronique consulté sur le site officiel de la
Bibliothèque nationale suisse, reprod. de l'éd. de Paris, Charpentier, 1869, [s. p.] Adresse du site :
http://www.snl.ch/d/fuehr/expvirtletinhelv/vigee5.htm [Page consultée le 17 mars 2003].) Jean
Roussel fait remarquer que, « dans les souvenirs d'émigration, lire Rousseau en Suisse finit par
apparaître comme une sorte de poncif" (Jean Roussel, ]ean-]acques Rousseau en France après la
Révolution 1795-1830, p. 64-65.)
95 Sénac de Meilhan, L'émigré, dans Romanciers du XVII! siècle II, préface par Étiemble, Paris,
Gallimard, coll. (( Bibliothèque de la Pléiade ", 1965, p. 1541-1912.
96 Lorsque les titres (marquis, comtesse, duchesse, commandeur et président) seront employés seuls
pour désigner les personnages du roman, ils seront écrits avec la majuscule, conformément à la règle
suivie par Sénac de Meilhan.
97 (( [ ..• ] car son ame [au Marquis] est sensible et je vous avouerai que je n'ai trouvé que lui qui
m'ait parlé sentiment d'une manière attachante et vraie. [... ] On voit que ce que dit le Marquis part
de l'ame, et on le croirait profondément sensible au seul son de sa voix, à la manière dont il
prononce le mot d'aimer. " (L'émigré, p. 1630.)
98 La comtesse de Loewenstein, dont le Marquis s'éprendra rapidement. Pour la description du
(( héros" (c'est le terme qu'utilise la Comtesse dans sa lettre), voir ibid, p. 1557.
99 (( Je n'avais pas idée de la conversation avant d'avoir connu le Marquis. J'ai entendu disserter;
mais converser agréablement sans s'appesantir sur les objets, mêler l'enjouement à la gravité, se
282

avec facilité les petits genres littéraires en honneur dans le monde: la lettre
familière, le portrait 100, le récit d'infortunes 101, sans compter qu'il possède des
talents pour le dessin et la peinture qui emportent l'adhésion générale 102 • De plus,
c'est un jeune militaire qui n'a pas froid aux yeux, qui se bat (( avec un courage de
lion )} 103 et qui affronte bravement ses juges lorsqu'il comparaît devant le tribunal
révolutionnaire. Un personnage aussi méritant, dans un roman de cette époque,
n'est évidemment pas fait pour être durablement heureux. Aussi la destinée
(romanesque) s'achame-t-elle avec une rare cruauté sur son individu: la
proscription, les blessures physiques, un grand amour malheureux, la mélancolie, les
humiliations de la pauvreté, la persécution, rien ne lui est épargné. Saint-Alban
peut sans rougir figurer entre Cleveland et Saint-Preux.

C'est ce jeune marquis bien intéressant, blessé à l'épaule et (( évanoui au pied d'un
arbre )}104, qui s'offre en spectacle un après-midi de juillet 1793 aux yeux d'une
famille allemande non moins digne d'intérêt. Cette famille de Loewenstein est
composée de Victorine, une jeune comtesse mariée à un homme beaucoup plus
âgé qu'elle, de sa mère, une femme sensible de quarante ans qui concentre toute

proportionner aux personnes qui écoutent, prêter de l'intérêt aux sujets arides, approfondir les
objets en ayant l'air de les effleurer, savoir passer d'un ton à un autre, voilà, ma chère Emilie, ce
que je trouve dans la conversation du Marquis, et j'ai passé des heures délicieuses avec lui, surtout
lorsque vous étiez en tiers: mon cœur et mon esprit n'avaient plus rien à désirer. » (Ibid, p. 1616.
Voir aussi ibid, p. 1560, 1602 et 1635.)
100 Pour complaire à la Comtesse, le Marquis fait son portrait (écrit) et celui de sa jeune amie,
Émilie de Wergentheim, ibid, p. 1603-1604.
101 Ce récit lui est demandé par ses hôtes durant son séjour au château de Loewenstein et s'intitule
« Histoire du marquis de St. Alban» (ibid, p. 1576-1597). Voici l'effet de sa lecture sur Émilie de
Wergentheim : « Dites je vous prie au Marquis, ma chère Victorine, que je suis très-sensible à
l'attention qu'il a eue de me faire partager le plaisir que vous a fait le récit de ses aventures. Que de
malheurs il a éprouvés! de combien de scènes d'horreur il a été le spectateur! » (Ibid, p. 1599.)
102 La petite société de Loewenstein, qui a demandé au Marquis de peindre un portrait de la
Comtesse, est enchantée du résultat. Voir ibid, p. 1715 et 1717.
103 Ibid, p. 1555.
283

son attention sur sa fille, et de son oncle, un vieux commandeur de l'ordre


Teutonique, très riche, sans héritier direct et par conséquent très considéré et
câliné par la famille 105. Ne comptent véritablement, dans cette petite société du
bord du Rhin, que l'oncle (le Commandeur) et la nièce (la Comtesse), l'un
occupant le pôle de l'argent et ayant moult biens à offrir en héritage, l'autre
possédant un cœur sensible, un cœur qui n'a jamais été pris d'assaut et qui attend
encore son conquérant. Le mari de la Comtesse, homme effacé qui aura la
complaisance de s'effacer tout à fait de la scène romanesque par suite d'une crise
d'apoplexie, et le père de la Comtesse (le frère du Commandeur) ne sont que des
figurants sans épaisseur psychologique et sans véritable fonction romanesque 106.
L'Émigré est donc à la fois une histoire d'argent et une histoire d'amour; pour
l'essentiel, il s'agit de voir comment un jeune émigré poursuivi par la malchance
parviendra à gagner le cœur d'un vieil aristocrate étranger (le Commandeur), a
priori insensible à la cause des émigrés, à obtenir de lui qu'il lui donne une terre et
des revenus, et qu'il l'appuie dans la conquête de la jeune Comtesse sa nièce, une
fois celle-ci débarrassée de son insignifiant époux.

Placer son argent à perte


On l'apprend dès les premières pages: le Commandeur n'est pas homme à secourir
n'importe qui. Un officier grièvement blessé, évanoui au pied d'un arbre, mérite

104 Ibid.
105 « Diverses circonstances [ont procuré au Commandeur] une fortune bien plus considérable Que
celle de son frère; il en use noblement; mais abuse peut-être un peu de l'ascendant de la richesse
envers la famille de ce frère, Que ses bienfaits, et la perspective de son héritage, tiennent dans une
grande dépendance. )} (Ibid., p. 1572.)
106 Sinon celui d'obstacles et de figures repoussoirs. Le mari de la Comtesse empêChe l'union des
deux jeunes gens et, par son intérêt marqué pour l'argent, par sa laideur et sa fadeur, constitue une
manière d'anti-Salnt-Alban. Pour une description du père et du mari de la Comtesse, voir la lettre
XXVIII, ibid., p. 1633-1635.
284

sans doute Quelques soins (on lui fait notamment respirer des sels), mais on ne
songe pas pour autant à le recueillir chez soi avant d'avoir reçu l'assurance Qu'il
s'agit là d'un bel et bon aristocrate. C'est Que le Commandeur, au contraire de sa
nièce, est un homme du passé, bon, franc et généreux, mais fort entiché des titres
et partageant avec les hommes du commun (médiocrement sensibles) les préjugés
de caste. Lui Qui possède les clés de Loewenstein, Qui décide en maître dans le
château et la famille de son frère, refuserait d'y recevoir un blessé sans Qualité, la
noblesse étant (encore) pour lui un signe du mérite. Aussi son intérêt croît-il au fur
et à mesure Que le valet du MarquiS décline les titres de son maître et dresse la liste
de ses anciennes possessions :

Mon oncle paraissait touché, mais en suspens sur ce Qui était à faire, lorsque
le valet de chambre dit: c'est à l'épaule Que monsieur le Marquis est blessé
et il souffre cruellement. À ces mots le visage de mon oncle s'épanouit:
votre maître est un homme de Qualité à ce Que je vois, Quel est son grade?
Le valet de chambre lui apprend Qu'il était major en second, Que son père
avait commandé un régiment, et Que son grand père était mort au moment
d'être fait maréchal de France. Je suis de ses terres, ajouta-t-i1, et c'était un
des plus grands seigneurs du pays. Vingt-six villages dépendaient de la terre
de son nomi mais il n'y a plus de seigneurs à présent. Il avait deux châteaux
superbes, des meubles, de l'argenterie, ah! fallait voir! tout cela a été brOlé,
et cette enragée de nation a tout pris. L'intérêt de mon oncle croissait de
moment en moment au récit de ces circonstances. 107

C'est donc comme aristocrate blessé, non comme blessé tout court, Que Saint-
Alban pénètre dans le paradis social de Loewenstein 108. Ce Qui suscite l'intérêt et
provOQue les premiers élans de générosité du Commandeur tient au capital social
du Marquis, non à son seul malheur. Avant Que ce malheur ne trouve à se

107 Ibid., p. 1556.


t 08 Cette petite société remplacera bientôt la patrie perdue de Saint-Alban: c( Le chateau de
loewenstein était, comme je vous l'ai dit, devenu ma patrie, et j'y avais trouvé une nombreuse
famille. » (Ibid., p. 1642. Voir aussi Ibid., p. 1641.)
285

convertir en fortune - une baronnie « avec dix mille florins de revenus }}t09 -, il
faudra que le Commandeur apprenne des âmes sensibles (le Marquis, la Comtesse,
la mère de la Comtesse) à trouver de l'intérêt dans le malheur et dans les
malheureux et à préférer aux hommes simplement titrés les individus méritants et
injustement frappés par la destinée. En un mot, il faudra qu'il s'éduque et s'initie
aux plaisirs de la sensibilité.

Cette « éducation sensible)} ne pose aucun problème insurmontable. On l'a dit, le


Commandeur possède, sous « une certaine écorce de rudesse }}ttO, un cœur bon et
franc qui ne demande qu'à être un peu cultivé pour s'épanouir. Et puis, les maîtres
se font nombreux dans son entourage, aussi bien que les leçons de sensibilité. L'une
de ces leçons lui est donnée par Saint-Alban, que ses hôtes découvrent un jour ému
jusqu'aux larmes par la lecture d'une lettre de son principal correspondant, le
Président de Longueil. Le Président est le tuteur du jeune protagoniste; comme
celui-ci, il a échappé de justesse aux révolutionnaires et s'est réfugié à Turin, puis à
Venise, enfin à * * * (une ville dont il tait le nom) d'où il écrit à son protégé. Sa
lettre est le récit de son émigration et fait le détail de ses tribulations à travers le
Piémont et l'Italie en compagnie d'une troupe d'émigrés. L'un des faits importants
rapportés dans cette lettre est l'appui reçu par cette horde d'infortunés dans la ville
de Crémone de la part d'un riche négociant. À la vue de ces nobles Français
malheureux, réduits à la plus triste misère et fuyant leurs persécuteurs, ce négociant
s'émeut et leur offre à tous un magnifique souper dans une auberge de la ville. Une
telle action mérite d'être citée en exemple à tous les fortunés en état d'aider les
pauvres émigrés français, et Saint-Alban ne se fait pas faute de lire la lettre à ses
hôtes du château de Loewenstein :

t09 Ibid., p. 1877.


286

Le Commandeur pleurait en criant bravo; il trépignoit de joie [... l. La


Comtesse, les yeux inondés de pleurs au récit des procédés de ce bon
négociant de Cremone, était d'une beauté ravissante. [... l Le brave homme,
disait le Commandeur, je lui donnerais la moitié de mon château, s'il était
dans le besoin; la mère disait, l'excellent homme, heureusement il s'en
trouve encore de tels. 111

La lettre atteint donc son objectif en provoquant des torrents de larmes collectives
et en incitant le Commandeur à reproduire le geste héroïque du négociant
crémonois. Ce premier élan de sensibilité ne témoigne pourtant pas d'une âme
pleinement convertie à la logique du don. Le « don)} se réduit, pour l'instant, à
une simple dépense langagière et lacrymale: le Commandeur ne donne rien d'autre
que des pleurs et des mots, il n'aide concrètement aucun émigré à sortir de la
misère. Mais ce n'est pas rien non plus; le vieil homme fait déjà plus que ne feront
jamais (au cours du roman) le père et le mari de la Comtesse, lesquels refuseront
de participer aux plaisirs de la collectivité sensible et n'auront que de l'indifférence
ou des mots désobligeants pour les émigrés 112.

Les premiers effets concrets de cette éducation ne tardent pas à se faire sentir. Une
jeune émigrée de quatorze ans, petite-fille d'un lieutenant-général des armées du roi
de France, est un jour confiée aux bons soins du Marquis. Le Marquis n'est pas à
même de porter personnellement secours à la jeune fille et ne peut que lui assurer
un logement plus décent jusqu'à la mort de son grand-père, pour lors agonisant. Il
écrit donc une lettre à la Comtesse qui fait à la fois la peinture de l'état misérable
dans lequel il trouve la jeune fille et son aïeul, et le récit de son entretien avec ce
dernier. La Comtesse ne manque pas de montrer cette lettre à son oncle qui est le

110 Ibid., p. 1572.


111 Ibid., p. 1618-1619.
287

seul à pouvoir préserver cette perle de la noblesse française de la misère qui la


guette. Celui-ci ({ partage l'intérêt qu'inspire une aussi déplorable situation)) et
s'engage à la placer dans un couvent jusqu'à ce qu'il puisse l'installer, à ses propres
frais, comme ({ fille d'honneur auprès de quelque princesse» 113. Il donne, en
attendant, une trentaine de ducats au Marquis afin qu'il procure au malade les
secours dont il peut avoir besoin, montant auquel la Comtesse et sa mère ajoutent
vingt ducats pour l'habillement de la jeune personne. En retour, le Marquis est prié
d'envoyer à Loewenstein, pour la satisfaction du Commandeur, {{ tous les
renseignemens, titres, brevets qui peuvent servir à constater sa naissance [de la
jeune orpheline], et son rang))1 14. Cette demande est le signe que le Commandeur
ne se débarrasse jamais tout à fait de ses préjugés et que, s'il trouve du plaisir à
faire le bien autour de lui, il préfère encore que ce soit en faveur de personnes de
qualité dûment certifiées.

Cependant, le progrès n'est pas nul, puisqu'il apprend au contact des âmes
sensibles à faire passer le mérite avant la qualité, les talents avant la noblesse, et à
placer son argent à perte, chez les infortunés qui le méritent, non chez les gens de
fortune qui ne le méritent pas. Le test ultime pour lui a lieu après la mort de son
neveu, le comte de Loewenstein. La Comtesse est désormais libre et convoitée par
deux hommes dont l'un, un prince allemand, a toutes les qualités d'un futur époux
(un grand nom, une fortune immense, des terres magnifiques, des ancêtres
communs avec les Loewenstein, etc. 115), tandis que l'autre, le Marquis, proscrit,

112 Voir ibid., p.1645.


113 Ibid., p. 1665.
114 Ibid.
115 Voir la lettre CXLl, ibid., p. 1864-1865.
288

ruiné, endeuillé l16, ose à peine se déclarer. Il faut noter qu'en bonne logique
romanesque, le prince est aussi dénué de talents naturels et de penchants pour la
sensibilité que Saint-Alban est riche de ces atouts. Il est en fait la réduplication du
premier mari, l'âge et le rang en moins l17 • Mais ni la Comtesse, qui n'a épousé son
premier mari que par complaisance pour ses parents, ni le Commandeur,
franchement converti au culte du mérite personnel, n'entendent à nouveau tâter de
l'homme de qualité sans talent. Le prince * * * n'intéresse franchement personne,
hormis le père de la Comtesse qui trouve en lui un excellent parti. Pour abolir les
difficultés qui pourraient résulter d'une trop grande disproportion de fortunes, le
Commandeur offre donc au Marquis une baronnie pourvue d'un revenu
« honnête » 118, qui lui permet enfin de prétendre aux bons soins de la
Comtesse 119 •

Le dénouement, qui aurait pu être heureux, ne l'est pourtant pas, car l'Histoire
continue son cours pendant l'idylle de Loewenstein, et Marie-Antoinette est
conduite à l'échafaud, événement qui entraîne le départ de Saint-Alban à l'armée
de Condé. Au cours d'une campagne militaire, le Marquis est capturé par les
Patriotes, conduit à Paris et jugé par le Tribunal révolutionnaire. Se sachant
condamné d'avance à l'échafaud, il se poignarde et tombe raide mort aux pieds de
ses juges. À cette nouvelle, la Comtesse devient folle et expire à son tour, jetant le
désarroi et le deuil dans la société de Loewenstein dont elle était le centre. Le
Commandeur avait donné une part de son capital au malheureux; il était juste que

116 le père du Marquis est guillotiné durant la Terreur. Voir la lettre CXXII et les suivantes, Ibid,
p. 1835 et suiv.
117 C'est du moins ce que son rival Saint-Alban en dit. Voir ibid, p. 1869.
118 Ibid, p. 1885. le qualificatif est du Président.
119 Voir la lettre CXlVIII, ibid, p. 1876-1879.
·289

le malheureux lui retourne la monnaie de sa pièce et lui donne à son tour une part
de son capital malheur.

Aimer le malheur
1\ ne nous viendrait pas à l'esprit de nous demander pourquoi la Comtesse en arrive
à s'éprendre de Saint-Alban. N'est-il pas jeune et bien fait, beau et bon parleur,
sensible, courageux et talentueux? Avec tous ces atouts, dira-t-on, n'importe quel
cc chevalier» fera tomber les défenses amoureuses de la plus vertueuse cc princesse »

de roman. Or. les choses ne sont pas si simples et Sénac de Meilhan, avec son
ÉmIgré, entend bien nous montrer que, dans l'histoire du genre romanesque, la
venue de Richardson change la donne du roman d'amour et que lui-même a pris
acte de cette évolution.

Le premier type de roman éVOQué dans L'Émigré est bel et bien le roman de
chevalerie. C'est à travers le prisme du genre chevaleresque que la rencontre entre
Saint-Alban et la Comtesse est vue et racontée par la Comtesse elle-même à son
amie Émilie de Wergentheim :

Vous rappelez-vous, mon Émilie, d'avoir lû dans des romans de chevalerie,


la rencontre imprévue d'une jeune princesse et d'un chevalier. La Dame se
promène dans une forêt, et tout à coup, un grand bruit d'armes, de chevaux
se fait entendre; ses écuyers s'avancent pour en savoir la cause, et ils
trouvent un jeune Chevalier que des brigands discourtois ont attaqué [ ••• l.
On s'empresse de le secourir, on bande ses blessures pour arrêter le sang, et
le Chevalier est porté au château, où il trouve tous les secours que son état
exige. Voilà précisement mon histoire. 120

120 Ibid., p. 1554.


290

Un tel indice n'est évidemment pas jeté innocemment sur le parcours de lecture;
l'auteur signale par là que son récit s'inscrit dans la tradition du roman d'amour. Le
lecteur est incité à considérer, comme l'auteure et la destinataire fictives de cette
lettre, la rencontre de Saint-Alban et de la Comtesse comme l'élément initiai d'un
roman de chevalerie, et les diverses épreuves traversées par le jeune homme,
comme autant d'obstacles à surmonter avant qu'il ne puisse obtenir le cœur et la
main de sa Dame. En menant ce récit jusqu'à son terme (le mariage projeté de
Saint-Alban et de la Comtesse), Sénac satisfait cette première attente de lecture.

Mais il ne s'en tient pas là, car la Comtesse n'est pas une princesse comme les
autres: elle a une très vaste culture littéraire. Elle n'a pas encore lu Richardson,
mais Saint-Alban, dont Clarisse est le roman fétiche, l'initie au nec plus ultra de la
sensibilité et le lui fait lire. Au moment de faire son portrait, il lui demande même
de poser d'un air mélancolique, un Clarisse à la main 121, scellant par ce moyen la
rencontre du modèle (Clarisse) et de son incarnation (la Comtesse). Or, selon cette
distribution, Saint-Alban lui-même devrait hériter du rôle de Lovelace, c'est-à-dire
du séducteur artificieux « comblé de tous les dons de la nature » 122. Et les talents
de Saint-Alban, ses anciennes aventures amoureuses qu'il rapporte fidèlement dans
son récit d'infortunes et dont tous les membres de Loewenstein prennent
connaissance, laissent croire qu'il n'est pas indigne de ce rôle. Apprenant qu'il a
séduit une femme vertueuse (morte au cours de la Révolution), l'amie de la
Comtesse, Émilie, est même prête à se fâcher contre lui et tous ces hommes qui
semblent regarder « les femmes comme des hochets dont ils s'amusent», preuve
que Saint-Alban est presque assimilable à Lovelace.

121 Voir ibid., p. 1717.


291

Mais il a quelque chose de plus que Lovelace, qui l'en distingue fondamentalement,
et qui fait que L'Émigré intègre en le dépassant le modèle de Clarisse. De fait,
Saint-Alban n'est pas seulement comblé de tous les dons de la nature, il est comblé
par la destinée qui fait de lui l'({ un des hommes les plus infortunés» 123 de son
siècle. Lovelace ne devient malheureux que parce qu'il perd Clarisse sans avoir
réussi à venir à bout de sa vertu; Saint-Alban est d'emblée malheureux et c'est
précisément par ce moyen qu'il conquiert le cœur de sa cc Clarisse ». Farouchement
vertueuse, nul doute que la Comtesse aurait résisté victorieusement aux assauts
d'un séducteur doué et heureux. Son prénom n'est-il pas Victorine? Mais devant
un jeune héros doué et malheureux, il n'est pas une Clarisse de roman, pas une
âme sensible qui ne tienne longtemps le siège.

S'il est en effet une maxime que se plaît à répéter le personnel romanesque de
L'émigré, c'est bien celle qui affirme l'attrait du malheur et des malheureux sur les
âmes sensibles. La plupart des hommes les détestent et les fuient 124, mais les gens
de cœur et de sentiment les recherchent et les chérissent :

Enfin, à quels dangers n'est pas exposée une femme qui passe des journées
entières avec un jeune homme poursuivi par l'infortune, qui, en disposant un
cœur sensible à l'attendrissement, semble frayer vers lui une route plus
abrégéep25

Il Ya bien peu de temps que nous avons le bonheur de vous connaître; mais
de grands malheurs excitent un grand intérêt qui dispose à aimer, et il est

122 Ibid, p. 1566.


123 Ibid, p. 1850.
124 Victorine à Émilie: « [ ••• ] les malheureux sont toujours importuns à certaines personnes, à
presque tous les hommes; le calcul de l'intérêt est en entier contre eux; l'intérêt étend ses vues dans
l'avenir, et craint qu'on ne se fasse un titre d'un léger bienfait pour en exiger de nouveaux. » (Ibid,
p. 1636.)
125 La Duchesse à son cousin, Ibid, p. 1659-1660.
292

des personnes vers lesquelles, le cœur se sent entraîné par un invincible


attrait. 126

Cette habitude de voir un homme aimable que poursuit le malheur, l'intérêt


qu'il excite, et dont on vous force en quelque sorte à multiplier les
témoignages, fournissent à ma chère Victorine des aliments dangereux pour
son repos.127

De même que le Commandeur ne pouvait mieux prouver sa sensibilité qu'en


donnant une part de son bien au Marquis, ainsi la Comtesse, supérieurement
sensible, était fatalement vouée à céder son cœur et sa main au prétendant le plus
infortuné. Une femme du commun eût peut-être aimé le Marquis en dépit de son
infortune, pour ses mérites, mais Victorine, femme sensible, l'aime par cela même
qu'il est malheureux. Le malheur n'est pas pour elle une restriction, il est un attrait
supplémentaire.

Avec L'émigré, suivi de près par Atala, commence ainsi la vogue des prédateurs
infortunés, dont le malheur est à la fois un indicateur de valeur et un atout dans la
conquête des cœurs sensibles 128 .

126 La Comtesse à la Duchesse, ibid, p. 1677.


127 Émilie à la Comtesse, ibid, p. 1856.
128 Baldensperger note aussi l'apparition, dans la littérature contre-révolutionnaire, d'un type
romanesque d'un nouveau genre: « Un détail encore subsistera, et pour longtemps, dans la fiction
française. Jusque-là, point de doute: c'est le héros, dans le roman d'amour, qui entreprend la
conquête féminine, puisque l'homme, le mâle, attaque, - et quelques amoureux transis font seuls
exception. Sans doute à cause des aventures réelles où l'émigré, dépouillé de ses avantages, de son
assurance, de ses madrigaux, s'est efforcé de séduire passivement, peut-être aussi parce que le
roman étranger représentait parfois autrement le jeu sentimental des cœurs, cette attitude se
transforme et l'on va jusqu'à renverser les rôles [... ]. )) (le mouvement des idées dans l'Émigration
française [1789-1915], p. 253.)
293

Monde il l'endroit, monde ci l'envers


Que l'Europe apprenne que vous ne
voulez plus un malheureux ni un
oppresseur sur le territoire français; que
cet exemple fructifie sur la terre; qu'il y
propose l'amour des vertus et le bonheur!
Saint-Just129

La révolution, lui dit le Marquis, a fait du


monde un grand bal masqué, où des
princes paraissent sous des habits de
paysans, et des valets sont habillés en
empereurs [ ... l.
Sénac de Meilhan, L'émigré

En mettant le bonheur public à l'ordre du jour, en l'inscrivant dans la


Constitution 130, les révolutionnaires prétendaient mettre un peu d'ordre dans un
monde jusqu'alors il l'envers, un monde où l'asservissement et le malheur du plus
grand nombre était la condition du bonheur d'une minorité de privilégiés, où les
tyrans, redoutant le talent, haïssant la vertu, persécutaient les individus pourvus de
l'un et de l'autre. Univers sens dessus dessous que cette époque où le peuple était
réduit en esclavage et ses hommes de génie, rejetés hors de la société : cc Quand le
peuple était opprimé, déclare Saint-Just à la Convention lors du jugement de Louis

129 Saint-Just, « Rapport sur le mode d'exécution du décret contre les ennemis de la Révolution »
(13 ventôse an Il / 3 mars 1794), dans Œuvres choisies. Discours - Rapports. Institutions
républicaines. Proclamations - lettres, introduction de Jean Gratien, avant-propos de Dlonys
Mascolo, Paris, Gallimard, coll. « Idées», 1968, p. 206.
130 Inscrite plus exactement dans la Déclaration des droits de l'homme, qui sert de préambule à la
première Constitution adoptée en 1791 : « Les représentants du peuple français, constitués en
Assemblée nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont
les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer,
dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme, afin que cette
déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs
droits et leurs devoirs; afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant
être à chaque Instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés;
afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables,
tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous. » (Texte de la « Déclaration
294

XVI, ses défenseurs étaient proscrits I ... }. »131 La Révolution, en bouleversant le


monde, le remet donc à l'endroit (dans l'optique de ceux qui la font). Elle bannit
les ennemis du bonheur public et célèbre les hommes de génie qui se dévouent au
peuple et à sa liberté. La panthéonisation de Rousseau est l'une des mesures par le
biais desquelles l'Assemblée entend signifier à l'Europe que bonheur et génie sont
désormais, sur le territoire français, compatibles.

Pour la plupart des Émigrés, la Révolution est tout au contraire instauratrice de


désordre et d'anarchie. l'Assemblée nationale s'est constituée hors des cadres
légauxj son autorité ne repose sur aucun fondement légitime et elle tend à disperser
le pouvoir réuni naguère dans la seule personne du souverain. Avant que ces valets
« habillés en empereurs» (Sénac) ne renversent l'État, n'assassinent les innocents,
n'exproprient, ne méconnaissent, ne forcent à s'exiler les hommes de mérite et de
qualité, la France était un monde où, en toute logique, les meilleurs seuls pouvaient
s'élever, où les talents étaient estimés, protégés, quelquefois pensionnés, en tout cas
tolérés. le monde était à l'endroit, disent les royalistesj on pouvait l'améliorer,
prétendent de leur côté les monarchiens, mais il était tolérable. La Révolution a
tout bouleversé en mettant au pouvoir des garçons bouchers et en jetant sur la
paille ou au charnier ceux qui naguère avaient légitimement droit de citer et de
gouverner l32 • Pour les écrivains de la Contre-Révolution, jamais l'association du

des droits de l'homme et du citoyen», reproduit sur le site officiel de l'ÉlYSée. Adresse du site:
http://www.elyseeJr/institltext1.htm [Page consultée le 17 mars 2003].)
131 « Second discours concernant le jugement de louis XVI» (27 décembre 1793), dans Œuvres
de Saint-Just, p. 92.
132 Sénac de Meilhan, à propos de l'assemblée des jacobins (le Marquis écrit au Président) : « Ses
délibérations proscrivaient les hommes justes et éclairés, ceux qui avaient une fortune et un rang qui
leur faisaient craindre un renversement général, et purifiaient de tout crime les êtres abjects et
flétris, auxquels les témoignages d'un zèle fanatique ouvraient la voie des richesses et des
honneurs.» (Sénac de Meilhan, L'émigré, p. 1687.) Sur le thème du mondus inversus, les
personnages de L'émigré sont intarissables: c( [ . . . ] Il faut bien croire à une destinée qui se joue de
295

mérite et du malheur n'a été plus vraie et plus actuelle que depuis la proclamation
de la République. On pouvait naguère compter sur les doigts de la main les
hommes de génie infortunés; désormais, ils sont légion.

tous les desseins des hommes, élève ce qui est bas et abaisse ce qui est élevé.» (Propos de la
Duchesse rapportés dans une lettre d'Émilie à la Comtesse, ibid., p. 1631-1632.)
CHAPITRE VI

POÉTIQUE DU DERNIER SOUFFLE ET SUICIDES POÉTIQUES:


LE CHARNIER ROMANTIQUE
297

Le poëte, en des temps de crime,


Fidèle aux justes qu'on opprime,
Célèbre, imite les héros;
Il a, jaloux de leur martyre,
Pour les victimes une lyre,
Une tête pour les bourreaux!
Hugo, Odes

Du Philosophe persécuté au Poète malheureux

Comme l'a montré Paul Bénichou dans Le sacre de l'écrivain1, la période qui va du
Directoire à la monarchie de Juillet voit la substitution de la figure du philosophe
par celle du poète dans la hiérarchie des représentations littéraires. Pour les Bonald,
pour les de Maistre, pour les collaborateurs du nouveau Mercure de France ou du
Journal des débats qui organisent l'offensive contre-révolutionnaire au lendemain de
Brumaire, le philosophe, en la personne de ses représentants au XVIW siècle, est le
grand coupable du fléau qui vient de s'abattre sur le pays. L'athéisme, l'immoralité,
l'esprit de subversion que les ({ philosophes)} distillaient dans leurs écrits, leur
prétention à occuper la première place dans l'État et à décider de sa conduite, la
bienveillance et le crédit dont ils bénéficiaient auprès des grands ont été funestes à
la France, bientôt livrée à une assemblée de tyrans détruisant, au nom de la Raison,
les fondements de la paix sociale. Peu d'hommes de lettres ont échappé à leur
funeste influence; quelques écrivains isolés ont cherché à prévenir leurs méfaits et
ont combattu la corruption des mœurs, mais sans grand succès : leurs voix étaient
trop faibles, leurs ennemis, trop nombreux, et le mal, trop avancé dans les hautes
sphères du pouvoir monarchique pour endiguer le torrent révolutionnaire.

C'est là l'essentiel du propos d'un article publié par Chateaubriand en 1802 dans
le Mercure et qui porte sur Nicolas Gilbert dont les Œuvres viennent d'être
298

publiées chez Pillot2 • « Pauvre et sans nom », s'attaquant à « la puissante faction des
gens de lettres Qui, dans le dernier siècle, dispensait la fortune et la renommée »

(les philosophes), Gilbert lutta « presque seul contre les opinions les plus à la mode
et les réputations les plus hautes »3. Véritable poète en ce Qu'il voyait mieux et plus
loin Que ses contemporains, Il avait prévu « les malheurs où nous ont entraînés les
vices » et avait jeté « le cri d'alarme » dans ses satires, mais en vain : on ne voyait
alors dans ses vers Que de « l'exilgériltion)) alors Qu'il s'agissait - la Révolution l'a
trop montré - de « la simple vérité »4. Heureusement, Napoléon vint et mit un
terme à l'effroyable anarchie. Grâce à lui, lance Chateaubriand à la fin de son
article, « nous n'avons plus besoin de nouveaux Gilbert, pour décrire les maux de la
religion, mais de poètes pour chanter ses triomphes »5. Le poète, en tant Que
chantre de la religion (et du pouvoir en place) échappe donc à l'anathème lancé
contre les hommes de lettres Qui, « pour faire les hommes d'importance, se sont
jetés dans la morale et dans la politique, et se sont fait un jeu de ruiner la société et
l'État pour se donner un relief de philosophie »6. À l'enthousiasme dangereux du
philosophe, à sa fausse sensibilité, à sa rage de penser, de généraliser, de calculer,
de comprendre et de réformer la morale et la société, le poète, dans l'optique
contre-révolutionnaire, oppose une sensibilité tout instinctive, le goOt des émotions
vraies, une imagination nourrie par le divin, une âme occupée entièrement par le
beau et le vrai (ou ce Qui est certifié tel par la religion). Et c'est précisément parce

1 Paul Bénichou, Le sacre de l'écrivain, p. 111-335. On consultera aussi Benoit Denis, Littérature
et engagement de Pascal à Sartre, p. 159-165.
2 Chateaubriand, « Œuvres complètes de Gilbett. Nouvelle édition. 2 vol., avec cette épigraphe:
Nascitur poeta. À Paris, chez Pellot, sur le Pont-Neuf », Mercure de France, Thennidor an X / 24
juillet 1802, p. 196-215.
3 Ibid., p. 196.
4 Ibid., p. 205.
5 Ibid., p. 213.
6 Geoffroy, feuilleton dramatique des Débats, 17 septembre 1803, cité dans Bénichou, Le sacre de
l'écrivain, p. 11 7.
299

qu'il sait se tenir à sa place et qu'il ne se mêle pas de régenter les hommes au
pouvoir, parce qu'il s'élève au-dessus des contingences du réel et réenchante le
monde en y chantant les mystères de la religion, qu'il est digne de la confiance
publique. Sa pratique n'est pas la subversion, mais la méditation; son instrument
n'est pas la raison, mais l'intuition; il ne détruit pas, il édifie 7 •

Ce tour de passe-passe qui consistait à mettre le poète à la place qu'avait


triomphalement occupée le philosophe au XVIW siècle n'était pas pour plaire à
tous les acteurs de la sphère culturelle. Un nombre important d'intellectuels, après
Thermidor, continuaient de se réclamer des philosophes et cherchaient à sauver les
acquis de la Révolution. Ces intellectuels libéraux se réunissaient pour la plupart
autour de Mme Helvétius ou à Coppet, autour de Mme de Staël; leurs places fortes
étaient La décade philosophique, l'Institut, l'École normale; ils y prêchaient les
vertus de la pensée et la perfectibilité de l'esprit humain. En accord avec leurs
adversaires qui affirmaient que les philosophes avaient fait la Révolution, ils
proclamaient néanmoins leur innocence dans les débordements de la Terreur, ce
{{ phénomène monstrueux que rien de régulier n'explique ni ne produit »8, selon
l'expression de Mme de Staël.

L'apologie de la philosophie à laquelle se livrait le clan libéral se doublait d'un


discours sur les ({ malheurs du philosophe » affirmant, en gros, que les philosophes

7 Les libéraux, qui ont aussi leurs poètes (Delavigne, Béranger, Loyson, etc.), s'en font évidemment
une tout autre idée. Dans la tradition des Lumières, le poète de type libéral est un instituteur civique
et un chantre citoyen dont l'éloquence n'est pas ennemie de la raison. Comme le dit si bien un
publiciste libéral, (( la poésie n'est jamais plus justement appelée la langue des Dieux que lorsqu'elle
sait parler aux hommes et leur faire connaître, avec le double empire de la raison et des beaux vers,
les devoirs qui se mêlent à leurs droits, et les intérêts nés de leurs besoins Il. (Villenave, cité dans
ibid., p. 320.) Sur le libéralisme et la poésie, voir IbId., p. 318-330.
8 Mme de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, éd.
critique par Paul van Tieghem, Genève / Paris, Droz / M. ]. Minard, 1959,2 vol., vol. 2, p. 293.
300

avaient été les premiers à souffrir de la Terreur. Mme de Staël, dans la préface à la
deuxième édition de son ouvrage De la littérature, évoque Condorcet, « au comble
de l'infortune», écrivant « encore en faveur de la perfectibilité de l'espèce
humaine » « dans la proscription où l'avait jeté la sanguinaire tyrannie qui devait le
faire désespérer de la république »9. Et Millevoye, dans un poème couronné par
l'Institut en 1806 qui chante 1'« Indépendance de l'homme de lettres »10,
reconduit la topique du sage persécuté dans la plus pure tradition philosophique.
Défenseur éclairé de la veuve et de l'orphelin, intelligence au service de l'espèce
humaine et du progrès des connaissances, génie toujours fidèle à la vertu et à la
vérité, le philosophe est prêt à sacrifier son repos, sa fortune et sa vie pour
conserver son indépendance à l'égard des pouvoirs, indépendance nécessaire à
l'accomplissement de son magistère moral :

Qu'un servile mortel à plaisir s'humilie,


Qu'au parti du vainqueur son effroi se rallie;
De vingt maîtres divers adulateur banal,
Que pour oser penser il attende un signal;
Le sage en tous les temps garde son caractère :
Tyrans! il vous poursuit de sa franchise austère;
Et, libre sous le poids de votre autorité,
En présence du glaive il dit la vérité.
Cicéron, qu'un despote honore de sa haine,
Va rejoindre au tombeau la liberté romaine.
Démosthène, épuisant la coupe de la mort,
De son dernier sommeil tranquillement s'endort. 11

9 Mme de Staël, De la littérature, vol. 1, p. 11-12.


10 C'est le sujet du concours proposé par l'Institut. Millevoye, « L'indépendance de l'homme de
lettres. Pièce qui a remporté le prix décerné par l'Institut national (classe de langue et de la
littérature française) dans sa séance publique du 2 janvier 1806 ", dans Œuvres de Millevoye, éd.
publiée avec des pièces nouvelles et des variantes, par P.-L. Jacob, Paris, A. Quantin, 1880, 3 vol.,
vol. 2, p. 57-61.
1 1 Ibid., p. 60.
301

Au contraire de leurs opposants du parti contre-révolutionnaire, les penseurs de la


tradition libérale refusent de cantonner l'écrivain dans la sphère esthétique et de
restreindre son droit de regard sur la chose publique. Pour eux, l'homme de lettres
citoyen doit se dévouer à l'éducation de ses semblables et, dOt-il lui en coOter la
vie, se mêler de ce qui ne le regarde pas, dire la vérité aux puissants. Le beau est ici
inséparable du bien - et du bien public. Rien n'est si beau qu'un sage sacrifiant son
bonheur pour le triomphe de la vérité et manifestant, par sa mort, la supériorité de
la pensée sur la tyrannie:

Mais, pour l'ensevelir, les cachots sont ouverts;


Il y descend, courbé sous le pOids de ses fers.
Calme, il répète encore à l'oppresseur qu'il brave:
« Je ne suis qu'encha1né, je ne suis point esclave. )) 12

Devant ce modèle du sage persécuté que relayera encore un Lamartine 13 se dresse


la figure du Poète malheureux. Celle-ci avait déjà trouvé en Gilbert et en Chénier
deux hérauts d'importance au XVIW siècle 14; mais, du Directoire à la monarchie
de Juillet, c'est une véritable armée de rimeurs agonisants qui occupe la scène
littéraire et qui n'en finit plus d'expirer la lyre à la main, reléguant la figure du
Philosophe persécuté au second plan. Le thème élégiaque par excellence des
« adieux à la vie)) croise, en des commentaires compassés et des poèmes

12 Ibid.
13 Voir « La mort de Socrate D, dans Œuvres complètes de M. de Lamartine. T. " Paris, Charles
Gosselin 1 Fume 1 Pagnerre éditeur, 1845, p. 237-313. Pour Lamartine, la mort de Socrate « offre
un tableau digne des regards des hommes et du ciel; il mourait sans haine pour ses persécuteurs,
victime de ses vertus, s'offrant en holocauste pour la vérité. D (Ibid., p. 211.)
14 Voir Gilbert, «Le poète malheureux)}, « Les plaintes du malheureux» et 1'« Ode imitée de
plusieurs psaumes D, dans Œuvres de Gilbert, précédées d'une notice historique par Charles Nodier
(1859), p. 17-28, 181-184 et 149-151. De Chénier, voir « Le jeune malade)) et « La jeune
captive )), Œuvres poétiques de André Chénier, publiées avec une introduction et des notes par
Eugène Manuel, Paris, librairie des bibliophiles, s.d., p. 42-46 et 272-274.
302

pathétiques, celui du ({ poète fauché dans la fleur de l'âge». Chateaubriand


accomplit par exemple un acte pieux en rappelant à ses lecteurs, dans une note du
Génie du chrisdanisme, les destinées malheureuses de Gilbert, Malfilâtre et
Chénier, trop tôt arrachés par la misère et la persécution à leur brève carrière
poétique: ({ Il est remarquable que la France a perdu, sur la fin du dernier siècle,
trois beaux talents à leur aurore : Malfilâtre, Gilbert et André Chénier; les deux
premiers sont morts de misère, le troisième a péri sur l'échafaud. »15 Deux de ces
trois aînés sont aussi nommés dans ({ Le lit de mort» de Charles Loyson, poème où,
selon le scénario conventionnel, un jeune poète mourant, entouré de ses amis, se
plaint d'expirer avant de s'être signalé à la postérité par quelques vers immortels 16 •
Gilbert et Malfilâtre sont désignés par lui comme des « victimes trop heureuses »,
sauvées de l'oubli par leurs productions poétiques:

Malfilâtre! Gilbert! trop heureuses victimes,


Vous mou rotes frappés dans la fleur de vos ans;
Mais, ravie au tombeau par quelques vers sublimes,
Votre gloire survit et triomphe du temps! 17

Le même duo de l'infortune figure à nouveau, aux côtés d'une brochette de jeunes
disparus, dans un poème de Saintine reproduit dans les Tablettes romandques de
1823 :

15 Chateaubriand, Génie du christianisme, dans Essai sur les révolutions. Génie du christianisme,
p. 1153, note XV.
16 « Malheureux que je suis! je n'ai rien fait encore 1 Qui puisse du trépas sauver mon souvenir! 1
J'emporte dans la tombe un nom que l'on ignore, 1 Et tout entier la mort m'enlève à l'avenir! »
(Charles Loyson, Œuvres choisies de Charles Loyson, p. 80.) Voir aussi cette strophe: « Hélas! plus
jeune encore et bien plus déplorable, 1 Sans pouvoir m'illustrer par de nobles efforts, 1 Sans laisser
après moi nulle marque durable, 1 Je vais me réunir à la foule des morts. » (Ibid., p. 81.)
17 Ibid., p. 80.
303

Apollon, qu'as-tu fait de la foule idolâtre


Dont la jeunesse appelle nos regrets?
Et d'Orange et Bertin, Gilbert et Malfllâtre,
Sont-ils morts sous tes traits?

Millevoye, à la muse élégante et féconde,


Subit comme eux ta parricide loij
Et son jeune rival [Victorin Fabre], encore dans ce monde,
N'est plus vivant pour toi. 18

Millevoye, convoqué ici à la barre, écrivit quelques années plus tôt l'un des poèmes
les plus achevés du genre. Son « Poète mourant», un agonisant d'amour celui-là,
croit qu'il s'éteindra sans laisser de trace. Il paraît ignorer qu'un témoin recueille
son dernier chant et veille pieusement à ce qu'il soit entendu par la postérité :

Le poëte chantait : de sa lampe fidèle


S'éteignaient par degrés les rayons pâlissants,
Et lui, prêt à mourir comme elle,
Exhalait ces tristes accents :

« La fleur de ma vie est fanéej


Il fut rapide, mon destin!
De mon orageuse journée
Le soir toucha presque au matin. [... ] »19

Un autre poète mourant auquel Lamartine donne voix en 1817 n'est pas du genre
à se laisser mourir comme une lampe à bout de mèche. Mettant à profit l'imagerie

18 M. X. B. de Saintine, « Sur la mort d'un jeune poète. Stances», Annales romantiques 1823-
1825, Genève, Slatkine Reprints, réimp. de l'éd. de Paris, 1823-1836, 12 t., t. 1, p. 183. Le
premier tome des Annales romantiques porte le titre de Tablettes romantiques.
19 Millevoye, « Le poète mourant», Œuvres de Millevoye, précédées d'une notice par M. Sainte-
Beuve, Paris, Garnier Frères, s.d., p. 77. Voir aussi, du même auteur, « La chute des feuilles ", où
« un jeune malade, à pas lents, 1 Parcourait une fois encore 1 Le bois cher à ses premiers ans»
(ibid., p. 55).
304

impériale (déjà un peu surannée en ce début de Restauration)20, il se compare à un


« jeune aiglon» chutant dans les abîmes avant d'avoir atteint « cette cime éclatante
/ Où la gloire, agitant sa palme rayonnante, / Sourit à [son] essor »21. Le
deuxième « Poète mourant» du même auteur, qui pleure sur lui-même dans les
Nouvelles méditations poétiques, a fait son deuil des aiglons impériaux; c'est
maintenant comme un cygne jetant « Au bord d'un autre monde un cri
mélodieux» qu'il gémit ses adieux à la vie. Quant à la gloire, « Ce nom, brillant
jouet de la postérité »22, il n'en a plus cure:

Le cygne qui s'envole aux voOtes éternelles,


Amis, s'informe-t-il si l'ombre de ses ailes
Flotte encor sur un vil gazon?23

20 José-Luis Diaz, qui a étudié en détail le cycle des « poètes mourants », a montré (( qu'une
évolution générale se dessine, de l'aigle au cygne si l'on veut, ou si l'on préfère du "noble coursier"
de Dorange, du "lion" de Gilbert, aux "colombes" de Chênedollé, au "phénix/' de Loyson, ou à
l'" alcyon" d/Holmondurand», ajoutant que, autour des années 1815-1820, (( on passe d'une
conception héroïque de la poésie, conçue comme une aventure virile, digne de porter le "glorieux
fils d'Apollon" au Temple de Mémoire, à un "scénario auctoral" élégiaque, mélancolique, féminin
aussi, qui veut que le poète, jeune ombre virginale, se retire par une mort voilée» (José-Luis Diaz,
(( L'aigle et le cygne au temps des poètes mourants », p. 842-843).
21 Lamartine, (( Le poète mourant» (181 7), reproduit en note par Fernand Letessier dans
Lamartinel Médit1dons, introduction, note bibliographique, chronologie, relevé de variantes et notes
par Fernand Letessier, Paris, Garnier Frères, 1968, p. 732. Sur les deux versions du (( Poète
mourant», voir l'article de José-Luis Diaz, (( Lamartine et le poète mourant».
22 Lamartine, (( Méditation cinquième. Le poète mourant», dans Méditadons, p. 155.
23 Ibid, p. 156. Citons encore pour mémoire cet extrait d'une élégie d'Adolphe Michel publiée
dans la cinquième livraison de La muse française en novembre 1823 :
Moi, banni, délaissé, voyageur solitaire,
Roseau brisé par IlAquilon,
Hélas! j'aurai bientôt passé sur cette terre,
Comme un ruisseau tari qui n'a point eu de nom!

Bientôt j'aurai vécu! Quand ma froide poussière


Reposera captive à l'ombre du tombeau,
Mon nom ne sera point gravé sur une pierre;
Ce nom d'un malheureux, dans la nature entière,
N'aura pas une voix, n'aura pas un écho!

Pourtant, à peine admis au banquet de la vie,


305

Seuls comptent aux yeux de ce moribond lamartinien les divins accords de sa lyre,
comme animée soudainement au moment de se briser. Car c'est un trait commun à
tous ces aspirants au désespoir poétique que de croire non seulement que le chant
de mort est le plus beau, mais que la souffrance et l'agonie aident le poète à tirer le
meilleur de son luth. Qui a presque quitté son enveloppe chamelle, qui est plus
près de Dieu que des hommes est le mieux placé pour chanter avec bonheur le
malheur de mourir. Chateaubriand, dans son Essai sur les révolutions, indiquait déjà
la voie en faisant valoir les avantages « poétiques» que les infortunés pouvaient
tirer de leurs malheurs; Millevoye pave la sente de quelques rimes :

Dans ces jours ténébreux, où l'âme anéantie


Longtemps avant la mort semble quitter la vie,
Quand sur nous le malheur, frappant à coups pressés,
Sous le faix des chagrins tient nos cœurs oppressés,
Le Poète y résiste; et, ferme, inébranlable,
Il cherche à profiter du destin qui l'accable.
Que dis-je? En vrai Poète, il bénit ses revers,
S'ils lui peuvent du moins inspirer de beaux vers.
Libre dans les cachots, le Tasse, avec courage,
Contre les envieux défendait son ouvrage;
Et Milton, composant ses vers audacieux,
Croyait jouir encor de la clarté des cieux. 24

Lamartine poursuit le travail :

Je soupirais déjà pour de nobles malheurs.


Oui, je sentais en moi la flamme du génie,
Et je rêvais la gloire au milieu des douleurs!
(Adolphe Michel, « La plainte », La muse française, éd. critique publiée par Jules Marsan, Paris,
Société nouvelle de librairie et d'édition / Édouard Comély et cie, 1909, 2 vol., vol. 1, p. 228.)
Voir aussi M. F. Holmondurand, Le jeune poète mourant. Ode, Paris, Delaunay et Ladvocat,
libraires au Palais-Royal, 1821.
24 Millevoye, « Les plaisirs du poète » (version de 1801), reproduite par P.-L Jacob dans son éd.
des Œuvres de Millevoye, vol. 2, p. 101-102.
306

La lyre en se brisant jette un son plus sublime;


La lampe qui s'éteint tout à coup se ranime,
Et d'un éclat plus pur brille avant d'expirer;
Le cygne voit le ciel à son heure dernière :
L'homme seul, reportant ses regards en arrière,
Compte les jours pour les pleurer. 25

De même que la philosophie militante du XVIW siècle avait ses grands martyrs
(Socrate, Bayle, Descartes), les chantres du malheur poétique du Xlxe se
composent une galerie de devanciers malheureux susceptible d'appuyer la thèse
voulant que la persécution, la folie et la misère aient toujours été le lot des pauvres
enfants de Calliope. Homère, Dante, le Tasse, Camoëns, parmi les plus anciens;
Gilbert, Chénier et Malfllâtre, parmi les poètes du XVIW siècle, sont abondamment
cités comme les grandes figures de l'infortune poétique 26 • Le Tasse surtout, et

25 Lamartine, « Méditation cinquième. Le poète mourant", dans Médiutions, p. 153. Voir aussi
Madame de Staël: « Le Tasse avait cette organisation particulière du talent, qui le rend si
redoutable à ceux qui le possèdent; son imagination se retournait contre lui-même; il ne connaissait
si bien tous les secrets de l'ame, il n'avait tant de pensées, que parce qu'il éprouvait beaucoup de
peines. Celui qui n'a pas souffen, dit un prophète, que sait-il?" (Corinne ou l'lulle, éd. présentée,
établie et annotée par Simone Balayé, Paris, Gallimard, coll. « Folio", 1985, p. 419.) Bonald: « Il
faut des malheurs, et des plus grands, pour faire ce qu'il y a de plus beau dans le plus beau des
arts. " (Pensées sur divers sujets et discours politiques, cités dans Bénichou, Le sacre de l'écrivain,
p. 137); Alex. Guiraud: « l ...] le malheur est de toutes les inspirations poétiques la plus féconde. »
«( Nos doctrines", La muse française l7e livraison, janvier 1824], éd. critique publiée par Jules
Marsan, vol. 2, p. 21); Petrus Borel: « De cacher vos lambeaux ne prenez tant de soins: / Ce n'est
qu'à leur abri que l'esprit se délie; / Le barde ne grandit qu'enivré de besoins!» «( Heur et
malheurs», Rapsodies, document électronique numérisé par la BNF, reprod. de l'éd. de Bruxelles,
Chez tous les libraires, 1868, p. 53); Alfred de Vigny: « La Gloire a dit: "Fils de douleur, / Où
veux-tu que je te conduise? / Tremble; si je t'immortalise, / J'immortalise le Malheur."» «( Le
malheur», Poèmes antiques et modemes, dans Œuvres complètes léd. de François Germain,
d'André Jarry et d'Alphonse Bouvet], vol. 1, p. 64.)
26 C'est surtout pour sa pauvreté que l'auteur de l'Iliade figure au rang des grands infortunés
(certains ajoutent sa cécité au nombre de ses malheurs) : « Le plus grand des anciens poëtes a été le
plus pauvre. Profanes! à genoux, ce pauvre, c'est Homère. » (Mercier, Tableau de Paris, chap. 137
l« Auteurs »], vol. 2, p. 106.) Dante est, après Ovide, l'autre grand exemple du poète exilé: « On
dirait que le Dante, banni de son pays, a transporté dans les réglons imaginaires les peines qui le
dévoraient. l ...] l'enfer s'offre à lui sous les couleurs de l'exil. » (Madame de Staël, Corinne ou
307

Gilbert, sortent du lot et siègent aux plus hauts sommets du Golgotha littéraire
pendant les trente premières années du Xlxe siècle. Le premier s'était déjà mérité
en 1776 une longue épître consolatrice de La Harpe27 et figurait, à la fin du XVIW
siècle, en bonne place dans les listes d'exempla, tantôt comme persécuté28, tantôt
comme auteur sans-le-sou 29, tantôt encore comme grand homme atteint de folie 30•
Il continue d'occuper la première place dans les compilations de poètes malheureux
au Xlxe siècle31 , mais la publication, en 1790, du Torquato Tasso de Goethe et

1'It:Jlie, p. 61.) Camoëns figure aussi au nombre des exilés, mais c'est avant tout sa misère et sa
mort à l'hôpital qui frappent les imaginations: cc Camoëns recevant l'aumône à l'hôpital des mains
de ce sublime esclave qui mendiait pour lui sans le quitter.» (Vigny, Stello, p. 653.) Sur la
représentation de Chénier, de Malfilâtre et de Gilbert dans le premier tiers du XIXe siècle, voir Jean-
Luc Steinmetz, c( Du poète malheureux au poète maudit (réflexion sur la constitution d'un mythe) ».
27 Pour consoler cette cc Victime des tyrans, de l'amour et du sort», La Harpe lui propose de
descendre dans l'enceinte de l'Académie française où, dit-il, cc la Gloire [habite] et s'y voit
encensée. » (La Harpe, cc Épître au Tasse» [1776], reproduite dans Petits poëtes français depuis
Malherbe jusqu'à nos jours, avec des notices biographiques et littéraires sur chacun d'eux, par
M. Prosper Poitevin, Paris, Firmin Didot Frères, 1861, 2 vol., vol. 2, p. 180-182.)
28 Dans le Système de la nature : cc Arrosons de nos pleurs les urnes des Socrates, des Phocions;
lavons avec nos larmes la tache que leur suplice a faite au genre-humain; expions par nos regrets
l'ingratitude athénienne; apprenons par son exemple à redouter le fanatisme religieux et politique, et
craignons de persécuter le mérite et la vertu en persécutant ceux qui combattent nos préjugés.
Répandons des fleurs sur les tombeaux d'Homère, du Tasse, de Milton. Révérons les ombres
immortelles de ces génies heureux dont les chants excitent encore dans nos ames les senti mens les
plus doux. » (D'Holbach, Système de la nature, vol. l, p. 323.)
29 Chez Louis-Sébastien Mercier aussi. Voir Tableau de Paris, vol. 4, p. 28-29.
30 Chez Oelisle de Sales: cc C'est une remarque bien digne de notre attention, que la plupart des
hommes de génie se sont élevés au milieu de l'infortune et des orages; Homère et Milton furent
aveugles et pauvres, Lucrèce et le Tasse avaient des accès de folie; Platon peut-être serait Inconnu si
on n'avait empoisonné Socrate; Descartes né en France est mort dans les glaces de Stockholm, et le
grand Corneille peu enrichi par le théâtre qu'il avait créé, persécuté par Richelieu et effacé par
Racine, mourut peut-être sans soupçonner son génie et sa célébrité. Il semble que les grands talents
ne servent qu'au malheur de ceux qui les partagent; comme si le génie avait besoin d'être acheté!
Comme si la nature voulait consoler le wlgaire de la supériorité des grands hommes!» (De la
philosophie de la nature, vol. 3, p. 368.)
31 Charles Colnet, auteur d'une cc Biographie des auteurs morts de faim », donne par exemple au
Tasse la deuxième position dans son catalogue des souffrances littéraires, où sont passés en rewe, les
uns après les autres, poètes et prosateurs impécunieux (ou supposés tels) : cc Il semble que, de tous
les genres de poésie, l'épopée soit celui qui rapporte le moins. Le Tasse se trouva réduit à un tel état
de dénuement qu'il fut obligé d'emprunter un petit écu pour vivre une semaine; il alla, tout couvert
de haillons, depuis Ferrare jusqu'à Sorrento, dans le royaume de Naples, pour y visiter une sœur qui
308

celle du poème que Byron consacre à sa captivité en 181 7 (The Lament of


Tass03 2 ) le font définitivement sortir du lot. Corinne, la poétesse du roman de
Germaine de Staël, voit en lui le génie méconnu par le « vulgaire», qui « prend
pour de la folie ce malaise d'une ame qui ne respire pas dans ce monde assez d'air,
assez d'enthousiasme, assez d'espoir »33. Les jeunes poètes français, eux, ne s'y
trompent pas, et ils sont légion à lui consacrer, qui une ode, qui un sonnet, qui
quelques stances pour pleurer sa misère et célébrer son génie 34• Les romanciers35
et les auteurs de théâtre s'en saisissent dès les premières années du Xlxe siècle. Et
l'insuccès de la première tragédie du Tasse, représentée au Théâtre-Français en
1803 36, ne suffit pas à décourager les poètes dramatiques et lyriques qui
reviennent hardiment à la charge à maintes reprises au cours du siècle. Dans un
drame historique d'Alexandre Duval joué en décembre 1826 au Théâtre-Français,
on peut voir le poète à la cour de Ferrare, en butte aux envieux courtisans, puis
dans sa prison où il gémit sur lui-même 37• C'est dans sa prison, toujours, qu'on le

y demeurait, et si l'on en croit Voltaire, il n'en obtint aucun secours. Ce poëte fait allusion à sa
pauvreté dans un joli sonnet qu'il adresse à sa chatte, en la priant de lui prêter l'éclat de ses yeux. »
(Charles Colnet, « Extrait d'un grand ouvrage intitulé: Biographie des auteurs morts de faim», dans
Œuvres complètes d'Hégésippe Moreau, suivies des Œuvres choIsies de Gilbert et de la Biographie
des auteurs morts de faim par Colnet, Paris, Passard, 1856, pagination multiple [l'ouvrage de
Colnet occupe les vingt-quatre dernières pages du volume.])
32 Ouvrage traduit dès 1817 par Mennechet avec un immense succès. Voir Chandler B. Beall, La
fortune du Tasse en France, Eugene (Oregon), University of Oregon and MLA, coll. « Studies in
Literawre and Philology», 1942, p. 201.
33 Madame de Staël, Corinne ou l'Italie, p. 354.
34 Chandler B. Beall identifie au-delà de vingt-cinq poèmes consacrés en tout ou en partie à la vie,
au génie ou aux amours malheureuses du Tasse (La fortune du Tasse en France, p. 194-219).
35 Les fictions en prose et pseudo-biographies sur la vie du Tasse sont aussi très nombreuses au Xlxe
siècle. Celle que Chateaubriand insère dans ses Mémoires d'outre-tombe se nourrit d'une tradition
bien ancrée dans l'imaginaire lettré qui fait du Tasse un génie malheureux, comme en témoigne le
titre du roman publié par E. M. Masse en 1825, Le Tasse, ou génie et malheur. Voir Chandler
B. Beall, La fortune du Tasse en France, p. 211.
36 Tragédie en cinq actes de A. M. Cécile représentée au Théâtre-Français le 4 thermidor de l'an
XI. Le texte de cette pièce ne fut pas imprimé. Voir ibid., p. 205.
37 Alexandre Duval, Le Tasse, drame historique en cinq actes et en prose, [ ••• } représenté, pour la
première fois, sur le Théâtre-Français, le 26 décembre 1826, par les comédiens ordinaires du roi,
309

retrouve dans quelques peintures de la décennie 1820, celles notamment de


François-Marius Granet et de Fleury François Richard, qui choisissent comme sujet
le face à face entre le Tasse et Montaigne 38; ou encore celle, plus célèbre et plus
tardive, de Delacroix, qui représente le poète assis sur sa couche dans une posture
nonchalante et mélancolique, tournant le dos aux badauds qui l'observent et le
narguent à travers le grillage de sa cellule39 • Vers cette prison où le Tasse expia son
génie convergent les soupirs de la génération romantique. Lamartine, dans une note
accompagnant son poème ({ La gloire », avoue avoir fait deux cents lieues ({ pour
aller toucher de [sa] main les parois de la prison du chantre de La Jérusalem, et
pour y inscrire [son] nom au-dessous du nom de Byron, comme une visite
expiatoire », ajoutant qu'il détacha ({ avec [son] couteau un morceau de brique du
mur contre lequel sa couche était appuyée» pour le faire enchâsser {{ dans un
cachet servant de bague »40. Byron n'est pas le seul à avoir précédé Lamartine dans
son pèlerinage; Du Paty, dès la fin du XVIW siècle, puis Chateaubriand et Madame
de Staël, à l'aube du suivant, ont été prier, méditer et écrire sur sa tombe ou dans
sa prison. Après Lamartine, on ne compte plus les pèlerins de Saint-Onuphre ou de
Ferrare: Casimir Delavigne, Stendhal, Jules Janin, Louise Colet, Ernest Renan,

Paris, chez Barba, 1827. La scène de la prison a lieu au quatrième acte. Plusieurs autres Tarse furent
portés à la scène au cours des années 1830 et 1840. Voir Chandler B. Beall, la fortune du Tarse
en France, p. 205-210.
38 François-Marius Granet, « Montaigne visitant le Tasse», 1820. Huile sur toile, 98 x 73 cmi
Fleury François Richard, « Le Tasse et Montaigne», 1820-1821. Huile sur toile, 130 x 100 cm.
On trouve des reproductions de ces peintures dans Andrea Buzzoni, Torquato Tasso traletteratura
musica teatro e arti figurative, Bologne, Nuova Alfa Editoriale di aurizio Armaroll, 1985, p. 392 et
393. Il existe sans doute de nombreuses lithographies sur le même sujet. Voir par exemple, dans le
catalogue de la Bibliothèque nationale de France (estampes), sous la cote Dc 21 9c, p. 67, la
lithographie de Challamel, d'après L. Gallait, parue dans le globe en 1837.
39 Delacroix, « Le Tasse à l'hôpital des fous», 1839. Huile sur toile, 60 x 50 cm. Voir Andrea
Buzzoni, Torquato Tasso traletteratura musica teatro e arti figurative, p. 419. Cette peinture inspira
à Baudelaire un sonnet intitulé « Sur le Tasse en prison d'Eugène Delacroix» (voir Baudelaire,
Œuvres complètes, p. 116.) Notons que Delacroix peignit à lui seul trois tableaux et plusieurs
esquisses sur le sujet du Tasse en prison. Voir la note de M. ]amet dans ibid., p. 959.
40 Lamartine, « Commentaires des premières méditations » (1849), dans Méditations, p. 338.
310

Edgar Quinet et plusieurs autres fervents moins connus 41 ont tous contribué à faire
de la prison du Tasse un lieu de mémoire du Xlxe siècle et un lieu commun pour
les récits de voyage en Italie. On allait naguère inscrire son nom sur le sabot de
Rousseau à Ermenonville; on le grave maintenant au-dessus du lit de douleur du
Tasse à Ferrare. Le culte du Philosophe persécuté a fait place au culte du Poète
malheureux. Autre modèle, même mythe.

Quant à Gilbert, l'autre poète malheureux élevé au rang de martyr au Xlxe siècle,
il s'en faut qu'on lui attribue un génie aussi beau qu'au Tasse. En fait, personne,
même parmi ses admirateurs et éditeurs, n'ose le proclamer grand poète. On lui
accorde volontiers du talent, de l'originalité, de l'harmonie, de la verve, du « feu
créateur »42, quelques beaux morceaux isolés, et les plus enthousiastes vont jusqu'à
lui prêter du génle43 j mais, dans l'ensemble, on juge que ses poésies ont des
« défauts essentiels», on y trouve cc des vers durs et prosaïques, des tournures
forcées, des expressions bizarres »44. Cela n'empêche pourtant pas Gilbert
d'obtenir le traitement que l'on réserve généralement aux auteurs de premier

41 A.-H. lemonnier, lefèvre-Deumier, H. de laporte, Romain Colomb, P. de Julvécourt, Jules


Canonge, M. Valéry, lefèvre-Deumier, Jules Canonge, Victor Pavie, Jean Reboul, Joseph Rousse,
Henri Johanet, l'abbé Alais sont autant de pèlerins qui ont laissé des traces de leurs passages à Saint-
Onuphre et à Ferrare. Voir Chandler B. Beall, La fortune du Tasse en France, p. 213-219.
42 «Notice sur la vie et les ouvrages de Gilbert», dans Œuvres complètes de Cilben, Paris, le Jay,
1788, p. XIII.
43 J. A. Havard, qui Signe la (( Notice sur la vie et les ouvrages de Gilbert » de l'éd. Hiard, est l'un
de ceux qui vont jusque-là: (( C'est toi, poète infortuné, qui abandonnas tes champs pour aller
mourir dans un hôpital sur un lit de misère, qui nous as suggéré ces réflexions. l'avenir te souriait; à
tes yeux tout se peignait sous des couleurs séduisantes; tu comptais sur l'appui des hommes: tu
n'ignorais pas pourtant que Malfllâtre était mort de faim. Mais tu avais du génie et tu aimais la
gloire, ce moteur si puissant et cette source de tant d'illusions! » (Œuvres de Gilbert, précédées
d'une notice sur sa vie et ses ouvrages, Paris, A. Hiard, f 831, p. 5-6.) Voir aussi les « Observations
de M. Fréron » reproduites dans l'éd. Raymond et Ménard des Œuvres complètes de Gilbert (Paris,
Raymond et Ménard, 1811, 2 t. en 1 vol., t. 2, p. 132).
311

ordre. Tout comme le Tasse, ses Œuvres bénéficient de rééditions multiples, de


commentaires et d'éloges nourris45 j les poètes élégiaques le citent abondamment et
font de son {( histoire )), réduite à quelques biographèmes clés, le sujet de leurs
poèmes46 • Et les romanciers ne sont pas en reste: l'année 1832 voit la double
parution du Ste/lo de Vigny, qui attribue le malheur du poète à la persécution des
philosophes et à l'insensibilité du roi 47, et des Chroniques de l'H6tel-Dieu qui

44 P. M. M. Le peintre, «Notice sur Gilbert», dans Poètes français, ou collection des poètes du
premier ordre, et des meilleurs ouvrages en vers du second ordre. Poésie du second ordre. Œuvres
de Gilbert, Paris, Chez Mme Veuve Dabo, coll. « Collection des poètes français », 1821, p. XIX.
45 Le spécialiste de Gilbert, Bernard Visse, a dénombré plus d'une trentaine d'éditions des œuvres
complètes ou choisies du poète entre 1788 et la fin du Xlxe siècle. Voir la bibliographie établie par
Bernard Visse dans «Nicolas-]oseph-Florent Gilbert (1750-1780). L'œuvre satirique. Tome 1.
Édition critique avec les jugements du XVIIIe siècle», p. 440-477. Les principales études
biographiques et littéraires sur Gilbert, outre la thèse de B. Visse précitée, sont les suivantes:
Charles Nodier, «Notice historique sur Gilbert», publiée d'abord dans Œuvres de Gilbert, Paris,
Ménard et Desenne, Fils, coll. «Bibliothèque française», 1817, p. 1-12, puis reprise dans de
nombreuses rééditions de ses œuvres; Théodore-Joseph Boudet de Puymaigre, Poètes et romanciers
de la lorraine, par le comte Th. de Puymaigre, Metz, Pallez et Rousseau, 1848, p. 1-56; Salmon,
Étude sur Gilbert, Metz, F. Blanc, 1859; M. de Lescure, « Étude biographique et critique d'après
des documents nouveaux », dans Œuvres choisies de Gilbert, avec une introduction et des notes par
M. de Lescure, Paris, librairie des bibliophiles, 1882, p. I-XlIV; Ernest Laffay, Le poète Gilbert
(Nicolas-joseph-Florent). 1750-1780. Étude biographique et littéraire, Paris, Bloud et Barral,
1898; Maurice Genty, « La mort du poète Gilbert », Le Progrès médical, 11 décembre 1935,
supplément mensuel n° 11, p. 82-83.
46 Voir entre autres «Gilbert mourant» de louis Belmontet publié dans La muse française
(livraison de décembre 1823) et repris dans Les tristes, Paris, Aug. Boulland & cie, 1824, p. 11-
20. Voir aussi « Un souvenir à l'hôpital» de Hégésippe Moreau. Voici la note appelée au nom de
Gilbert dans ce poème: « Ce nom fatal vient se placer comme de lui-même sous les jeunes plumes
qui tremblent en l'écrivant. L'auteur de la Satire du dix-huitième siècle est une gloire consacrée
devant laquelle on s'agenouille en fermant les yeux. Pour quiconque ose les ouvrir, il est évident que
Gilbert ne fut ni un Chatterton, ni un André Chénier, ni même un Maltilâtre; mais il dut à son
agonie solitaire une magnifique inspiration, et ses adieux à la vie, que tout le monde sait par cœur,
suffiraient seuls, aujourd'hui qu'il a pris rang parmi les véritables po~es, pour faire taire à ses pieds
tout reproche d'usurpation. » (Dans Œuvres de Hégéslppe Moreau, préface de M. Sainte-Beuve,
document électronique numérisé par la BNF, reprod. de l'éd. de Paris, Garnier Frères, 1881,
p. 105-106.)
47 La première anecdote du Docteur-Noir, sa rencontre avec Gilbert, est le premier des trois micro-
récits par le biais desquels le médecin cherche à détourner son « malade» - atteint des « diables
bleus» - de l'engagement politique. L'histoire de Gilbert est chargée d'illustrer la dureté de
Louis XV à l'endroit des poètes mourants, et de jeter le discrédit sur la monarchie de droit divin.
les deux autres poètes malheureux du roman sont Chatterton et Chénier. le premier montre le
312

l'attribuent pour leur part à l'engagement de Gilbert au sein du parti dévot48 •


L'abbé Pinard, qui publie en 1840 un autre roman sur Gilbert (celui-ci connaîtra
douze éditions!)49, n'a pas le même point de vue sur la question: son roman
démontre que c'est pour avoir refusé de vendre sa plume aux philosophes et pour
avoir combattu seul les nombreux ennemis de la religion que Gilbert termine ses
jours à l'hôpital. Deux gravuresso placées en frontispice illustrent la thèse de
l'auteur, l'une présentant le poète dans sa masure, refusant l'argent des
philosophes, l'autre le montrant sur son lit d'hôpital, veillé par une sœur, un papier
chiffonné dans sa main crispée - son « Ode imitée de plusieurs psaumes}) : on
comprend que l'incorruptibilité du poète a entraîné son malheur.

Plusieurs raisons font que Gilbert, en dépit d'une œuvre dont quelques vers
seulement font date, survit à son agonie et bénéficie d'une postérité fort enviable.
La première est conjoncturelle: comme satiriste antiphilosophique et poète
religieux, Gilbert intéresse la Contre-révolution qui en fait l'un de ses martyrs; il

désespoir du poète dans la société anglaise du XVIW siècle (monarchie constitutionnelle), le second,
la cruauté des républicains qui envolent les poètes à l'échafaud.
48 Charles-R.-E. de Saint-Maurice, Gilbert. Chronique de l'H15tel-Dieu (1780), par M. Saint-
Maurice, deuxième éd., Paris, A.-J. Dénain, 1832, 2 vol. L'auteur s'explique clairement sur les
causes du malheur de Gilbert dans sa préface (ibid., vol. l, p. 3-13).
49 Abbé Pinard, Gilbert ou le poète m3lheureux, Tours, A. Mame, 1840.
50 Il existe plusieurs grawres et peintures de Gilbert sur son lit de mort ou dans son grenier. Voir
par exemple, de Tony Johannot, « Le dernier chant de Gilbert », gravé sur bois par Gérard pour Le
musée des f3milles, mars 1858, ou encore le tableau de Montvoisin présenté au salon de 1839 et
intitulé « Gilbert mourant à l'Hôtel-Dieu» (reproduit notamment dans l'Album des jeunes
demoiselles et dans le Ch3nv3n du 7 octobre 1839 selon B. Visse, « Nicolas-Joseph-Florent Gilbert
[1750-1780]. L'œuvre satirique. Tome J. Édition critique avec les jugements du XVIIIe siècle »,
p. 473-474.) On trouve une reproduction de ce tableau dans Dominique Rincé et Bernard
Lecherbonnier, Littér3ture. Textes et documents. X/~ siècle, coll. dirigée par Henri Mitterand,
introduction historique de Pierre Nora, Paris, Nathan, 1986, p. 30.
313

incarne la poésie persécutée par la philosophie dont elle dénonce les méfaits51 i
c'est le poète qui voit avant les autres où aboutira la déchéance des mœurs et qui
lutte, seul et détesté, dans le désert de l'impie XVIW siècle, contre les fauteurs de
subversion. La deuxième raison relève d'une coïncidence triste et heureuse à la
fois: il s'est trouvé que Gilbert, en mourant à trente ans dans un lit d'hôpital, à
moitié fou, une clé dans la gorge, a bien involontairement renoué avec le
personnage infortuné que son poème Le poète mil/heureux mettait en scène en
1772. Écrit à une époque où le jeune Gilbert était prêt à chanter la palinodie pour
se tailler une place parmi les auteurs en vue de la capitale, ce poème laissa croire à
ses petits-fils du Xlxe siècle qu'il avait vu venir sa fin, qu'il avait su remplir sa
destinée, accomplir sa vocation et mourir en poète52 • D'autant qu'il avait eu l'idée
- excellente, celle-là - d'écrire ses cc adieux à la vie» quelques semaines ou
quelques mois avant sa mort. Cette fameuse (c Ode imitée de plusieurs psaumes »,
citée partout au Xlxe siècle53 et qu'on voulait à tout prix qu'elle eût été composée

51 Voir l'article de Chateaubriand déjà cité: « Œuvres complètes de Gilbert. Nouvelle édition. 2
vol., avec cette ~pigraphe: Nascitur poeta. À Paris, chez Pellot, sur le Pont-Neuf», ou encore
Chartes Nodier, (( Notice historique sur Gilbert », dans Œuvres de Gilbert (1817), p. 1-12.
52 Voir, par exemple, cet extrait de la (( Notice sur la vie et les ouvrages de Gilbert» de J.-A.
Havard : (( Les hommes ont, en général, une vocation qu'ils tiennent de la nature. Chez le plus
grand nombre elle est détournée soit par la nécessité, soit par le caprice de ceux qui dirigent notre
jeunesse. Chez quelques hommes seulement, cette vocation est tellement prononcée qu'on tenterait
en vain de les en arracher. Tels sont, par exemple, les grands écrivains et les grands artistes. Rien ne
les effraie, rien ne les arrête ni ne les décourage. Ils n'ignorent pas les inconvénients attachés aux
lettres et aux arts; mais ils les oublient. Ils ont toujours sous les yeux les succès et la gloire de ces
hommes qui se sont illustrés dans la carrière qu'ils ont parcourue. [ ••• ]
C'est toi, poète infortuné, qui abandonnas tes champs pour aller mourir dans un hôpital sur un lit de
misère, qui nous as suggéré ces réflexions. L'avenir te souriait; à tes yeux tout se peignait sous des
couleurs séduisantes; tu comptais sur l'appui des hommes: tu n'ignorais pas pourtant que Malfllâtre
était mort de faim. Mais tu avais du génie et tu aimais la gloire, ce moteur si puissant et cette source
de tant d'illusions! » (Dans Œuvres de Gilbert, précédées d'une notice sur sa vie et ses ouvrages
[1831], p. 5-6.)
53 JUSQue dans les romans d'aventure d'Alexandre Dumas: l'ode de Gilbert est chantée par un
prisonnier dans Les compagnons de J~hu, Paris, Éditions France-Empire, 1999, p. 473-474.
314

huit jours avant la mort du poète 54, confirmait ce topos du romantisme naissant
posant que la plus belle et la plus pure des inspirations poétiques vient en expirant.
Génie d'un instant, qui ne l'avait pas fait exprès mais qui avait au moins su tirer de
sa malchance un surcroît d'inspiration, Gilbert s'imposa ainsi comme le patron des
auteurs de second ordre. Il devint incontournable en raison même de sa
« secondarité» : son exemple semblait montrer que les auteurs d'un talent moyen
pouvaient ne pas désespérer de la postérité. Le culte que lui vouèrent les minores
s'explique surtout par là. C'est Saint-Maurice qui le dit dans la préface de ses
Chroniques de rHôtel-Dieu,

Quels que soient les torts de Gilbert envers son siècle, son nom ne peut être
prononcé sans éveiller dans le cœur l'écho d'une mélancolie profonde; cet
hôpital, ces adieux si touchants à la vie, l'accident horrible qui rendit sa mort
si douloureuse, tout intéresse au souvenir du poète : cet intérêt se fortifie
encore par la lecture de ses œuvres, imparfaites, inachevées, mais
empreintes de l'originalité du génie: les jeunes gens surtout professent pour
Gilbert une prédilection qui s'explique moins peut-être par le mérite du
poète, que par ses malheurs; ils aiment à réciter ses vers et lui pardonnent,
sans les discuter, les erreurs qu'il expia si cruellement. 55

54 De même qu'on exagéra longtemps la pauvreté de Gilbert et qu'on le proclama - contre la


vérité historique - mort de misère, ainsi on voulut à toute force que son « Ode imitée de plusieurs
psaumes », parue dans Le joumal de Paris un mois avant sa mort, ait été composée durant son
agonie. Il est peu important de savoir qui est à l'origine de ces méprises historiques; l'essentiel est de
remarquer qu'elles sont nécessaires à la sanctification de Gilbert, qu'un Gilbert mort riche et sans
inspiration n'est d'aucun intérêt. C'est d'avoir pu coïncider avec son œuvre et d'avoir été
l'incarnation des vérités du mythe qui a fait de Gilbert le héros des gagne-petit de la littérature du
Xlxe siècle.
55 Charles-R.-E. de Saint-Maurice, Gilbert. Chronique de l'Hôtel-Dieu (1780), p. 12-13.
315

Par-dessus tous, le génie malheureux


Je ne sais quelle force involontaire
précipite le génie dans le malheur [ ..• ].
Madame de Staël, Corinne

. L'infortune ici-bas est la sœur du génie:


Sa main de plomb s'étend sur un front
inspiré.
Élisa Mercœur, « La gloire )).

Que l'on soit homme ou Dieu, tout génie


est martyr [ ••• ].
Lamartine, Méditations.

Plus le poète a de génie,


Plus vite accourt l'adversité,
Pour faire entendre l'harmonie
Des soupirs d'un cœur agité.
Petrus Casimir, Les lyres brisées.

Etc.

Si les écrivains libéraux restent fortement attachés à la figure du philosophe,


homme de lettres citoyen, à la fois défenseur de la vérité et éducateur du genre
humain; si les écrivains ultras prônent de leur côté la figure du poète- vate~
médiateur entre Dieu et les hommes, chantre de la religion et de ses mystères, leurs
discours respectifs ont plusieurs points en commun, s'élaborent sur un ensemble de
lieux· communs qui rend possible leur dialogue et permettra la réconciliation des
éléments les plus avancés des deux clans sous la bannière du romantisme.

Tout d'abord, les écrivains des deux partis se font tous une très haute idée de leur
fonction sociale, de leur mission. les contenus de cette mission varient forcément
selon qu'on la considère du point de vue royaliste ou libérai, selon qu'elle s'élabore
à la Muse française ou au Globe. les uns posent l'écrivain comme le défenseur des
institutions et comme un agent spirituel chargé de veiller à la sauvegarde de la foi
316

- et notamment de la foi dans les pouvoirs de la poésie; les autres insistent


davantage sur la nécessité pour l'écrivain d'être de son temps, de son monde, et de
l'accompagner de ses chants dans ses luttes et ses progrès. Mais ce litige ne remet
jamais en question l'idée voulant que l'écrivain occupe dans la société post-
révolutionnaire un rôle de premier plan.

De plus, à quelque parti politique que l'on se rattache, que l'on se réclame de la
poésie sacrée ou de la philosophie du XVIW siècle, on s'entend pour mettre le
génie au-dessus de la mêlée. Le génie, c'est le penseur et le chantre du libéralisme
aussi bien que le vates du romantisme chrétien, c'est Rousseau et le Tasse, Socrate,
Homère et Galilée 56 • Et c'est surtout, pour les écrivains de toutes les allégeances,
l'homme d'une destinée forcément malheureuse. Bien avant que Chateaubriand ne
couche sur papier sa célèbre formule, d'une densité remarquable: « Le génie est un
Christ »57, ultras et libéraux ont accordé leur lyre respective sur ce thème
commun. Paul Bénichou, qui a constaté l'universalité de ce thème entre 1800 et
1830, a écrit avec raison qu'un livre qui se donnerait pour tâche de rendre compte
de sa « vie » et « des éléments qui le constituent [... ] risquerait d'être démesuré et
monotone »58. Considérés à distances, tous ces développements sur la malédiction
du génie, tous ces catalogues59 de grands hommes persécutés, morts de faim ou

56 Et, depuis le xVlne siècle, tout homme qui, dans le champ d'activité qui lui est propre, se
démarque par son talent hors pair et son originalité: l'homme de guerre, le politique, le médecin,
l'artiste.
57 Voici la phrase complète: (( Le génie est un Christ; méconnu persécuté, battu de verges,
couronné d'épines, mis en croix pour et par les hommes, il meurt en leur laissant la lumière et
ressuscite adoré.» (Chateaubriand, MémoIres d'outre-tombe, 3e partie, livre 40, chap. 2,
document électronique numérisé par la BNF, reprod. de l'éd. de Paris, Acamédia, 1997).
58 Paul Bénichou, Le sacre de l'écrivaIn, p. 331.
59 Plusieurs poèmes ou développements en prose prennent la tournure de catalogues d'infortunes.
À ceux déjà identifiés par Jean-Luc Steinmetz «( Du poète malheureux au poète maudit [réflexion
sur la constitution d'un mythe] », p. 77-80), on pourrait ajouter ceux, plus tardifs, de Sébastien
Rhéalou de Casimir Petrus. Voir, du premier, « Les lyres brisées. À la mémoire de Gilbert, d'André
317

considérés comme fous par leurs contemporains ont en effet de quoi lasser les plus
patients. Veut-on du « génie persécuté», Fontanes nous en offre une jolie gerbe
dans un poème intitulé cc Les malheurs du génie}}, où Virgile, sortant de son
tombeau, cherche à consoler le Tasse et, par-dessus son épaule, Chateaubriand à
qui le poème est dédié:

ccTorquato, d'asile en asile,


L'envie ose en vain t'assiéger;
Enfant des muses, sois tranquille :
Ton Renaud vivra comme Achille :
L'arrêt du temps doit te venger. ))60

À ceux qui ont une prédilection pour les génies miséreux, Vigny offre dans Stello
une belle description du cc ciel d'Homère)) représentant l'auteur de l'IIi3de, cc ce
vieux pauvre, assis sur un trône d'or avec son bâton de mendiant et d'aveugle }},
adoré par une foule d'hommes de génie6 1• Quant aux amateurs de folie littéraire,

Chénier, d'Hégésippe Moreau, d'Aloysius Bertrand et de Louis BeJthaud, mort le dernier de tous »,
dans La Tribune indépendante. Un salut J Molière pour l'anniversaire de sa molt. Prophéties d/un
fou. Hymne J la mémoire de Gilbef4 d~ndré Chénier, dWégésippe Moreau/ d~/oysius Beltrand
et de Louis Belthaud. Le procès du prince des critiques et du tribun, - les écrivains devant le jury.
- Le ministre et le poète. - Une simple histoire (assassinat et suicide par amour). Appel aux
écrivains, Paris, À la direaion [de La Tribune Indépendante], 1844, p. 11-14. De Casimir Petrus,
on lira Les lyres brisées: poèmes. Dix-huitième siècle: André Chénier, Gllbef4 Matnlâtre, Paris,
Sausset, 1865.
60 Fontanes, « Les malheurs du génie. Stances à M. le vicomte de Chateaubriand », dans Annales
romantiques 182:1-1825, vol. 1, t. 1, p. 27-28.
61 « IICependant", poursuivit le Doaeur-Noir, "supposons que nous tenions ici entre nous deux le
divin Platon, ne pourrions-nous, s'il vous plaît, le conduire au musée Charles X (pardon de la liberté
grande, je ne lui sais pas d'autre nom), sous le plafond sublime qui représente le règne, que dis-je?
le ciel d'Homère? Nous lui montrerions ce vieux pauvre, assis sur un trône d'or avec son bâton de
mendiant et d'aveugle comme un sceptre entre les jambes, ses pieds fatigués, poudreux et meurtris,
mais à ses pieds ses deux filles (deux déesses), l' I/Iade et l'Odyssée. Une foule d'hommes couronnés
le contemple et l'adore, mais debout, selon qu'il sied aux génies. Ces hommes sont les plus grands
dont les noms aient été conservés, les Poètes, et si j'avais dit les plus malheureux, ce seraient eux
aussi. Ils forment, de son temps au nôtre, une chaîne presque sans Interruption de glorieux exilés, de
courageux persécutés, de penseurs affolés par la misère, de guerriers inspirés au camp, de marins
sauvant leur lyre de l'Océan et non des cachots; hommes remplis d'amour et rangés autour du
318

les tableaux du Tasse en sa prison, ce génie égaré dont on ne saura jamais s'il fut
enfermé en raison de sa démence ou si l'égarement lui est venu de son
emprisonnement, auront de quoi les émouvoir62 • En somme, si les hommes de
génie se portent mal, le discours sur l'homme de génie malheureux, pour sa part,
fleurit.

D'Escousse J ChattNton
La révolution de juillet 1830, pas plus que celle de 1789, n'entrave la constitution
du mythe de la malédiction littéraire. Poètes et penseurs continuent, après les Trois
Glorieuses, de nourrir l'illusion que le malheur de l'homme profite à l'œuvre et
qu'il n'est d'inspiration plus belle que celle née de la souffrance. D'ailleurs, pas
question d'expirer sans avoir écrit son chant du cygne et essayé d'obtenir
l'attention du public. Se réclamant de l'exemple du Tasse, couronné seulement
après sa mort, Élisa Mercœur se laissa mourir comme une martyre des lettres en
1835, après que le Théâtre-Français eût refusé sa tragédie, Les Abencérages. Cette
rebuffade venait s'ajouter à quelques années de misère qui étaient, pour cette jeune
enthousiaste de la malédiction et candidate au suicide63 , le couronnement de sa
courte carrière64 • Sa mort fut le signal d'un grand rassemblement: Chateaubriand,

premier et du plus misérable, comme pour lui demander compte de tant de haine Qui les rend
immobiles d'étonnement. [...]" }) (Vigny, Stello, p. 652.)
62 « Dans ces cachots, dans ces ténèbres, 1 Quel est ce criminel aux fers? 1 Il pleure ..., sur ces murs
funèbres 1 Sa main vient de tracer des vers, 1 Ah! c'est le peintre d'Herminie, 1 C'est le Tasse, c'est
le génie; 1 Mais c'est le génie insensé; 1 Les douleurs ont usé son âme: 1 De longs regrets, un cœur
de flamme 1 Restent seuls au Tasse éclipsé. » (Victorin Fabre, « Le Tasse. Ode D, dans Annales
romantiques 1823-1825, vol. 1, t. 2, p. 70.)
63 Elle avait tenté de se suicider peu après son arrivée à Paris par désir d'immortaliser son nom.
Voir Anne Martin-Fugier, Les romantiques 1820-1848, Paris, Hachette, coll. «la vie
Quotidienne}), 1998, p. 219.
64 les années de gloire de Mercoeur se terminent avec la monarchie de Juillet, à la suite de laquelle
elle perd ses puissants protecteurs et ses pensions. Elle reçut aussi, avant sa mort, Quelques secours
grâce à l'appui de Mme Récamier. Voir Alphonse Séché, Les« poètes-misère ». MalnlJtre~ Gilbett~
319

Ballanche, Madame Récamier suivirent son cercueil jusqu'au cimetière. D'autres


muses s'occupèrent de lui ériger un monument (Mélanie Waldor) et d'ouvrir une
souscription pour la publication de ses œuvres (Desbordes-Valmore)65. Quelques
années auparavant, Victor Escousse et Auguste Lebras, auteurs d'un drame
(Raymond [1831]) qui avait fait un four au théâtre de la Gaîté, s'étaient donné la
mort par asphyxie au 58, rue de Bondi (à Paris), au moyen d'un réchaud qu'ils
avaient allumé après avoir calfeutré toutes les issues. Escousse avait laissé une note
pour les journalistes afin de fixer le sens du « drame ))66 et d'éviter toute méprise:
« Je désire que les journaux qui annonceront ma mort ajoutent cette déclaration à
leur article : "Escousse s'est tué parce qu'il ne sentait pas sa place ici, parce que la
force lui manquait à chaque pas qu'il faisait en avant ou en arrière, parce que
l'amour de la gloire ne dominait pas assez son âme, si âme il y a." ))67 À ce billet,
un poème était joint qui se lisait comme suit:

Adieu, trop inféconde terre,


Fléaux humains, soleil glacé;
Comme un fantôme solitaire,
Inaperçu j'aurai passé!
Adieu, palmes immortelles,
Vrai songe d'une âme de feuj

Imbert Gal/olx, Auguste le Bras, Victor Escousse, Élisa Mercoeur, Émile RouI/and, Hégésippe
Moreau, Aloysius Bertrand, Louis Berthaud, ]. P. Veyrat; Albert Glatigny, Emmanuel Signoret.
Choix de poésies, illustré de neuf portraits, Paris, louis-Michaud, s.d., p. 24-25. Voir aussi la notice
consacrée à Mercœur par Anne Martin-Fugier dans Les romantiques 182()"1848, p. 217-219.
65 Sur cet événement, voir Alphonse Séché, Les« poètes-misère li, p. 24.
66 les termes utilisés par Escousse dans ses dernières lettres à lebras montrent qu'II pensa son
suicide comme une pièce de théâtre, et plus précisément comme un drame: «Je t'attends à onze
heures et demie; le rideau sera levé; arrive, afin que nous précipitions le dénouement. » (Cité dans
José-luis Diaz, « "la nuit sera noire et blanche". lettres de suicidés de l'époque romantique », dans
André Magnan [dir.1, Expériences limites de l'épistolaire. Lettres d'exi~ d'enfennement, de folie,
Actes du Colloque de Caen 16-18 juin 1991, Paris, Honoré Champion, 1993, p. 164.)
67 Cité dans Alphonse Séché, Les« poètes-misère li, p. 22.
320

L'air manquait, j'ai fermé mes ailes,


Adieu!68

« Inaperçu», Escousse l'eût peut-être été s'il se fût contenté d'écrire Farruck le
Maure, Pierre III ou Raymond, trois pièces tombées dans le plus radical oubli. Mais,
metteur en scène de sa propre mort, manipulateur perspicace de la presse,
parfaitement conscient du rôle désormais prépondérant des journaux dans la
promotion de l'écrivain - « Un vieil auteur ne ferait pas mieux», disait à son
propos le perspicace Janin 69 -, le jeune Escousse s'arrangea pour qu'il en fût
autrement et qu'il soit parlé de lui et de son compagnon d'infortune. Le bruit que
fit la mort des deux jeunes écrivains, le succès de ce drame macabre vint en partie
de ce qu'il réemployait un scénario tenant du déjà-w, parfaitement assimilable
parce que connu de tous, celui du « poète mort dans la fleur de l'âge ».

On peut dire en effet que ce sombre drame de la vie littéraire était fixé dans ses
grandes lignes par un demi-siècle de poésie poitrinaire, de romans, de pièces de
théâtre, de notices, d'hommages rendus aux lyres brisées. Escousse et son
compagnon sont les descendants des Gilbert, des Malfilâtre, des Chénier; ce sont
les cadets d'une fournée de poètes arrachés à la vie avant d'avoir produit leurs
meilleurs fruits, à qui l'on est tenté, sur le seul passeport de leurs « adieux à la
vie », de concéder du génie, mais à crédit, parce que celui-ci n'a pas eu le temps de
faire des petits, ou trop peu. Par leur mort volontaire et les mots qui
l'accompagnent, Escousse et Lebras fixent leur destin commun comme celui de
deux enfants doués (rappelons que l'un n'avait pas vingt ans et au moins trois

68 Cité dans Anne Martin-Fugier, Les romantiques 1820-1848, p. 198-199.


69 « Son drame composé, il avait eu l'horrible soin de composer sa circulaire dans les Journaux. Un
vieil auteur ne ferait pas mieux.» (Cité dans José-Luis Diaz, « "La nuit sera noire et blanche".
Lettres de suicidés de l'époque romantique », p. 161.)
321

pièces jouées à son actif). De cette intégration réussie dans la lignée des poètes de
génie fauchés dans leur printemps, la chanson que compose Béranger
immédiatement après l'annonce du suicide des deux jeunes gens, ainsi que la
vignette d'Émile Bayard qui l'accompagne70, témoignent magnifiquement. Tandis
que la chanson insiste sur la jeunesse des suicidés - cc Pauvres enfants! »71, soupire
le chansonnier à cinq reprises -, le dessin de Bayard donne à voir une muse
brOlant sur un réchaud un luth brisé, regardant d'un œil désolé les deux jeunes
poètes prenant leur envol en se donnant la main. Autour du réchaud, les œuvres
éparpillées d'Escousse et, dans les parties latérales du tableau, un laurier qui étend
inutilement ses feuilles: les fronts des deux auteurs, partis avant l'heure, n'en
seront jamais ceints.

Mais ce n'est pas tout, car le drame d'Escousse et de lebras, en même temps qu'il
réactive le susdit scénario, le renouvelle en y insérant un objet discursif participant
de l'actualité doxique et dont les quotidiens de l'époque faisaient leur beurre: le
suicide. Escousse, ce n'est pas seulement un poète malheureux, c'est un poète qui
fait son malheur et qui porte atteinte à la poésie dont il est le représentant. les
jeunes rimeurs malades qui exhalent leurs derniers soupirs avant lui sont des
vicdmeJ; ils meurent, pourrait-on dire, à leur luth défendant, emportés par la
maladie, la folle ou la persécution, et désespérés de n'avoir pas eu le temps d'écrire
quelque grande œuvre qui les immortalise. Mais ici, le jeune aiglon ferme ses ailes
de son propre chef, sans même avoir été cc foudroyé en plein vol » par la maladie
ou tiré à bout portant par des « méchants », ce qui fait potentiellement de lui un
criminel devant la loi divine et un égoïste devant les hommes.

70 Voir « Annexe 3 ». Le texte de la chanson (<< Suicide ») ainsi que la vignette proviennent de
Béranger, Chansons de P.-J. de Béranger anciennes et posthumes, nouvelle éd. populaire ornée de
161 dessins inédits et de vignettes nombreuses, Paris, Perrotin, 1866, p. 457-458.
322

C'est que le suicide, au Xlxe siècle, n'est pas une mince affaire; il est fortement
réprouvé par les autorités (civiles et religieuses) et condamné par les écrivains
soucieux d'orthodoxie. Le XVIW siècle philosophique était parvenu dans l'ensemble
à rendre acceptable, ou du moins tolérable, le suicide comme phénomène social 72 •
Même s'il restait l'objet de débats, on ne punissait plus ceux qui s'y adonnaient. À
la fin du XVIW siècle, les autorités se contentaient dans la pratique de fermer les
yeux, pourvu que les apparences fussent sauves73 • Mais les autorités
révolutionnaires d'abord, puis les gouvernements qui lui succèdent au Xlxe siècle,
refoulent le suicide au rang des interdits sociaux. Les médecins le considèrent
comme un type de folie 74, et les écrivains même les plus libéraux hésitent à se
prononcer en sa faveur. Madame de Staël, après avoir prêché la liberté de conduite
devant la mort, revient sur ses positions dans ses Réflexions sur le suicide7 5; elle
implore la pitié du public pour les malheureux qui ont attenté à leurs jours, mais
n'en place pas moins la {( véritable dignité morale de l'homme» du côté de la vie, à
tout prix76 • Béranger, qui est l'un des champions du clan libéral durant la
Restauration 77, ne prétend pas non plus justifier les suicides d'Escousse et de Lebras

71 Ibid., p. 458.
72 Contre l'Église qui condamne le suicide depuis saint Augustin, les philosophes ont tendance à en
faire l'apologie. Robert Favre remarque que le suicide « est la seule action destructrice, le seul crime
contre l'homme qui semble trouver grâce [aux yeux des philosophes], mais non pas sans réticences
ni réserves graves, et plutôt selon le droit que dans les faits. » (La mort dans /a littérature et /a
pensée française au siècle des Lumières, Lyon, Presses universitaires de Lyon, s.d., p. 470.)
73 Voir George Minois, Histoire du suicide. La société occidentale face J la mort volontaire, Paris,
Fayard, 1995, p. 340 et suiv.
74 Ibid., p. 368.
75 Germaine de Staël, Réflexions sur le suicide, dans Œuvres complètes de Madame la baronne de
Staël-Holstein, Genève, Slatkine Reprints, 1967, réimp. de l'éd. de Paris, 1861, 2 vol., vol. 1,
p. 176-196.
76 Ibid., p. 186.
77 Bénichou rappelle que les critiques libéraux du temps mettaient Béranger et Casimir Delavigne
bien au-dessus de Lamartine (Le sacre de l'écrivain, p. 319).
323

dans la chanson qu'il compose sur ce sujet. Le suicide reste ici un objet cc affreux ",
un cc triste objet de stupeur », une sorte de calomnie contre la vie 78 • Le
chansonnier n'accuse pas les deux jeunes gens de crime - ce ne sont à ses yeux
que de « pauvres enfants» égarés -, mais n'en ramène pas moins leur geste à de la
c( démence ,,79. Inutile d'ajouter que la presse conservatrice y met beaucoup moins
de tact et se montre ouvertement hostile au suicide, certains auteurs allant jusqu'à
réclamer que soient rétablies les lois contre la mort volontaire80• Le suicide est un
mal social qu'il faut à tout prix ou guérir ou cacher, pour éviter qu'il ne se répande
comme une épidémie 81 • C'est une chose qu'on peut lire dans les AnniJ/es
d'hygiène en 1829 : {{ Les journaux devraient s'abstenir d'annoncer un suicide quel
qu'II soit. Nous avons de fortes raisons de croire que de pareilles publicités ont plus
d'une fois déterminé de nombreux individus, déjà mal disposés, à précipiter le
terme de leur vie. ,,82

Dans ce contexte, on comprend que le plus grand nombre des suicidés ou leur
famille aient cherché à déguiser les circonstances de leur mort; on comprend aussi,
par contrecoup, en raison même de l'interdit jeté sur la question de la mort
volontaire, quel impact les suicides assumés, annoncés, voire accompagnés de
messages et d'({ adieux à la vie", devaient avoir sur les lecteurs de journaux. Il y
avait là, évidemment, un formidable potentiel publicitaire pour les jeunes aspirants
à la gloire posthume, et c'est sans aucun doute ce que vit Escousse qui, plus

78 Béranger, « le suicide », dans Chansons de P.-J. de Béranger anciennes et posthumes, p. 457.


79 « Dieu créateur, pardonne à leur démence. )) (Ibid., p. 458.)
80 Voir Minois, Histoire du suicide, p. 365.
81 les statistiques, qui font état d'une croissance étonnante du nombre de suicides entre 1825 et
1845, alarment les moralistes qui multiplient les ouvrages sur le sujet. le nombre annuel moyen de
suicides passe de 1827 (entre 1826 et 1830) à 2931 (entre 1841 et 1845), ce qui témoigne
d'une augmentation de 70% (voir ibid., p. 364).
82 Oté dans ibid., p. 364.
324

téméraire que son compagnon Lebras, se désigna comme suicidé aux journalistes83 •
Les lettres, les notes et les vers qu'il laissa derrière lui, loin d'atténuer l'effet de
scandale, l'attisaient savamment.

Il ne faut pas attendre longtemps avant qu'Escousse ne fasse école. La difficulté


qu'éprouvent les jeunes écrivains à être publiés et à être lus, et plus encore à
obtenir cette gloire tant caressée en rêve à la lecture des grands romantiques, en
incite plus d'un à considérer les stratégies promotionnelles les plus risquées et à
mettre en jeu, à défaut d'une fortune qu'ils n'ont pas, une vie qui n'a guère de sens
dans l'anonymat. L'essentiel est de ne pas passer inaperçu, comme ce « fantôme
solitaire)} tout droit sorti du roman noir auquel se compare Escousse. Et c'est
malheureusement ce qui attend une très forte proportion des candidats à la gloire
qui ne trouvent pas même d'éditeur pour publier leurs vers, ou dont les
productions moisissent plusieurs années - parfois jusqu'à leur mort - avant de
voir le jour. C'est qu'en dépit de la croissance spectaculaire de la production de
l'imprimé entre la fin de l'Ancien Régime et la monarchie de Juillet, croissance
corrélative à l'augmentation du nombre de lecteurs 84, les éditeurs hésitent à
prendre des risques et à miser sur de nouveaux auteurs : le marché est instable, le
prix du livre reste très élevé, le débit des cabinets de lecture est faible et la
compétition est féroce. Les stratégies éditoriales, tournées essentiellement vers la
publication des classiques ou des auteurs à succès, font donc une place très

83 Lebras n'a rien laissé pour les journaux et sa dernière lettre à ses parents déguise les causes
exactes de sa mort. Il n'y est question que d'une maladie soudaine: « Une maladie cruelle, causée
par un trop grand travail, a miné mes forces ... Je vais mourir..• De grâce, pensez quelquefois à votre
pauvre Auguste, qui vous attend dans un monde meilleur. .. » (Cité dans Anne Martin-Fugler, Les
romantiques 1820-1848, p. 198.)
84 Entre 1780 et 1830, le nombre de Français sachant lire passe de sept à douze millions, et l'on
imprime sous la monarchie de Juillet au moins cinq et peut-être dix fois plus de volumes que sous
l'Ancien Régime. Voir David Bellos, « La conjoncture de la production », dans HÉF, vol. 2, p. 552-
557, surtout p. 552.
325

restreinte à l'édition des auteurs sans notoriété85 . La scolarisation les a d'ailleurs


multipliés86 en même temps que diminuaient les fonds publics consacrés aux
écrivains et qu'expirait le mécénat d'État. À moins donc qu'il ne s'appelle « le
vicomte d'Arlincourt, "prince des romantiques", Paul de Kock, Honoré de Balzac
ou Victor Hugo», l'écrivain débutant n'a « que le droit de se taire »87 et de
mourir de faim. Le suicide s'offre ainsi pour plusieurs comme un moyen d'exprimer
leurs frustrations devant un monde où il est si difficile de faire sa marque, mais aussi
comme un moyen leur permettant justement de se faire voir, d'attirer l'attention
des journaux et du public bourgeois sur leur malheureuse personne. Il est en même
temps un cri d'indignation et un levier promotionnel offrant aux malheureux
l'occasion de se hisser, Mt-ce un moment, fût-ce au prix de la vie, au statut
d'auteurs en vue.

Dans le cas d'Escousse, cette « stratégie» donne des résultats concrets: les
journaux annoncent sa mort et reproduisent sa notice et son poème; Béranger fait
de son suicide le sujet d'une chanson, Bayard le représente en route vers le ciel, et
tout le monde parle de lui. Il est chanté, cité 88, critiqué89 . En bref, le drame de sa

85 À ce titre, un témoignage littéraire, qu'il faut lire en faisant la part de la rhétorique, tiré d'un
article de Victor Hugo: « Le Styx, pour le pauvre jeune artiste inconnu, c'est le libraire qui dit, en
lui rendant son manuscrit: Faites-vous une réputation. C'est le théâtre qui dit: Faites-vous une
réputation. C'est le musée qui dit: Faites-vous une réputation. Eh mais! laissez-les commencer!
aidez-les! Ceux qui sont célèbres n'ont-ils pas d'abord été obscurs? Et comment se faire une
réputation, quel que soit leur génie, sans musée pour leur tableau, sans théâtre pour leur pièce, sans
libraire pour leur livre?» (Victor Hugo, « Ymbert Galloix» [1833], dans Œuvres complètes,
présentation de Jean-Pierre Reynaud, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, 16 voL,
vol. 12, p. 206. Cette édition des œuvres de Hugo sera dorénavant désignée par le sigle OCH.)
86 Voir Leonore O'Boyle, « The Problem of an Excess of Educated Men ln Western Europe, 1800-
1850», Joumal of Modem History, vol. 42, n° 3, sept. 1970, p. 471-495 : « The evidence
points to the conclusion that there was a real problem of intellectual overproduction in thls period,
at least in Paris. The French economy was relatively underdevelopped; for an educated young man
there was no such range of economic opportunity as existed in England. » (Ibid., p. 493.)
87 Robert Bied, « Le monde des auteurs », dans HÉF, vol. 2, p. 589-605, texte cité p. 598.
88 Voir par exemple Musset:
326

mort tourne au succès, même si c'est un succès de scandale. Mais sa stratégie n'est
pas parfaite; elle a le grave défaut d'éliminer celui dont elle a pour charge de faire
la promotion. Aussi, d'autres écrivains, plus malins, cherchent-ils à améliorer la
recette d'Escousse en y supprimant ce qu'elle a de désagréable pour l'auteur. Pétrus
Borel fait ainsi paraître, en 1833, un recueil de contes en tête duquel il insère une
notice de l'éditeur annonçant son propre suicide (qui n'eut jamais lieu) : « Pétrus
Borel s'est tué ce printemps: prions Dieu pour lui, afin que son âme, à laquelle il
ne croyait plus, trouve merci devant Dieu qu'il niait, afin que Dieu ne frappe pas
l'erreur du même bras que le crime. }}90 Curieusement, et en dépit de la
supercherie dont il se fait l'auteur, Borel mise dans cette préface sur une stratégie
de l'authenticité et de la sincérité. Son propos est de montrer que Pétrus Borel,
avant qu'il ne se donne la mort, était un être vrai, écorché, sensible, supérieur9 1, à
l'image de ses poésies qui étaient, selon le jugement du pseudo-éditeur, « abruptes,
souffertes, senties, pleines de feu »92. Du poète souffrant à ses écrits douloureux et
de ses écrits au poète, il n'y avait pas solution de continuité : les poésies étaient
déjà un acte et la vie de Borel, un poème, tous deux supérieurement douloureux.

Quand on est pauvre et fier, quand on est riche et triste,


On n'est plus assez fou pour se faire trapistej
Mais on fait comme Escousse, on s'allume un réchaud.
«( Rolla », dans Poésies complètes, texte établi et annoté par Maurice Allem, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade», 1957, p. 287.)
89 Voir notamment Murger, qui reproduit les « adieux à la vie )) d'Escousse et commente : « Ce
chant désespéré de Victor Escousse, asphyxié par l'orgueil que lui avait inoculé un triomphe factice,
est devenu un certain temps la Marseillaise des volontaires de l'art, qui allaient s'inscrire au
martyrologe de la médiocrité. )) (Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, introduction et notes
de Loïc Chotard avec la collab. de Graham Robb, Paris, Gallimard, coll. « Folio )), 1988, p. 38.)
90 Pétrus Borel, Champavert. Contes Immoraux, p. 3. La supercherie de Borel est brillamment
analysée par Jean-Luc Steinmetz dans la préface de l'ouvrage (p. VII-XXV) et dans son livre PétnJs
Borel Un auteur provisoire, Lille, Presses universitaires de Lille, 1986, p. 17-36.
91 Sensible, donc supérieur: le lien de consécution est affirmé par Borel: « Il n'est pas de plus
doux plaisir que celui de descendre dans l'intimité d'un être sensible, c'est-à-dire supérieur, qui s'est
éteint [..• l. )) (Champavert. Contes Immoraux, p. 4.)
92 Ibid., p. 7.
327

Le suicide était l'épilogue des Rh3psodles, comme les rhapsodies étaient le premier
acte du suicide: « une œuvre comme celle-là n'a pas de second tome: son
épilogue, c'est la mort »93.

Une telle mise en scène n'est pas sans rappeler celle déployée par Sainte-Beuve en
1829 dans Vie, poésies et pensées de Joseph Delormtft4. Delorme, ce quasi-
suicidé95, ce cygne miséreux qui, selon la fiction inventée de toutes pièces par
Sainte-Beuve, s'était enveloppé dans sa misère et laissé mourir de phtisie en rimant,
était donné pour l'auteur des poèmes et pensées du recueil. Leur véritable auteur
n'était nul autre que Sainte-Beuve, rédacteur au Globe, soucieux de jeter un voile
sur ses audaces poétiques qui sentaient bon la nouvelle école romantique à laquelle
il venait d'adhérer96 • Or Borel, s'il s'inspirait de toute évidence du montage de son
prédécesseur9 7, ne s'en tenait pourtant pas à une simple imitation. Le poète que
Sainte-Beuve exécute dans sa notice était un pur inconnu dans le monde des lettres,
et puis son suicide n'avait rien d'une mort éclatante, Delorme s'étant tout
simplement laissé mourir de misère98 • Borel pousse le jeu à son extrême limite en
donnant au suicidé son propre nom et en le faisant mourir d'un coup de poignard

93 Ibid.
94 Sainte-Beuve, Vie, poésies et pensées de Joseph Detonne, éd. avec introduaion, notes et lexique
par Gérald Antoine, Paris, Nouvelles éditions latines, 1956.
95 C'est Sainte-Beuve qui, dans ta notice qu'il rédige sur la vie de Joseph Delorme, qualifie sa mort
de « profond suicide»: « Il reprit un logement dans son ancien quartier, et s'y confina plus
étroitement que jamais, n'en sortant qu'à la nuit close. Là commença de propos délibéré, et se
poursuivit sans relâche, son lent et profond suicide [ ••• l. » (Ibid., p. 16.)
96 Voir l'introduaion de Gérald Antoine, ibid., p. XXII.
97 Il en dénonce même la « supercherie »1 Voir Borel, Champavert. Contes immoraux, p. 4.
98 Selon Sainte-Beuve, auteur de la notice sur la vie de Joseph Delorme, celui-ci serait mort d'une
phtisie pulmonaire aggravée par une affection de cœur. Voir Sainte-Beuve, We, poésies et pensées
de Joseph Detonne, p. 21.
328

au cœur99 • Il faut ajouter que le poète mis à mort par Borel n'a rien du cygne ou
de l'aiglon romantique qui cherche, tant bien que mal, à prendre son envol dans les
poésies de Joseph Delorme. La fierté, la pudeur, la douceur du cygne mourant
cèdent ici la place aux vers tapageurs d'un mécontent qui entend bien crier sa faim
avant de précipiter sa fin. Dans les pièces citées par Borel se profile en effet un
auteur au ventre creux, « miné par la faim homicide )} 100, se parant de sa misère
comme d'un manteau d'apparat et refusant surtout de cacher les marques de sa
souffrance :

Quoi! ma franchise te blesse?


Voudrais-tu que, par faiblesse,
On voilât sa pauvreté?
Non! non! nouveau Malfilâtre,
Je veux, au siècle parâtre,
Étaler ma nudité!101

Pas question de dérober au regard du public les plaies du cœur données pour
source poétique et signes avant-coureurs d'un suicide éclatant. Que le « siècle
parâtre )} contemple ses poètes en guenilles, ses enfants sacrifiés, ses génies tenaillés
par la faim et poussés au désespoir: le suicide du poète, en toute logique, est son
œuvre.

Cette grande « vérité )} voulant que la société soit le véritable auteur des suicides
littéraires, Vigny entend la démontrer par le biais d'un cas exemplaire, celui de

99 Après avoir affirmé que Pétrus Borel était mort, l'auteur de la préface (Borel lui-même) dit que
le vrai nom de Borel est en réalité Champavert, c'est-à-dire le nom du personnage du dernier conte,
lequel meurt en se poignardant. Évidemment, si Champavert est Borel et qu'il se suicide, il ne peut
avoir écrit le conte qui raconte son propre suicide. Pour une explication détaillée de cet Imbroglio
identitaire, voir la notice de Steinmetz dans Pétrus Borel, Champavert. Contes immoraux, p. VII-X.
100 Ibid, p. 11. Tiré du poème « Heur et malheur ».
101 Ibid, p. 8. Vers tirés de la pièce « Prologue».
329

Chatterton, jeune poète anglais mort à dix-huit ans dans une cambuse londonienne.
Son histoire, épurée pour l'occasion 102, est d'abord exposée dans Stello (1831-
1832) par le Docteur-Noir, un médecin de l'âme chargé de guérir un poète
mélancolique (Stello), malade au point de songer à se lancer dans l'action politique.
Pour le détourner d'une « chute )) aussi préjudiciable à son génie et le dégoûter tout
à fait du politique, le Docteur-Noir fait le récit de trois destinées de poètes morts
dans la fleur de l'âge (Gilbert, Chatterton, Chénier), directement ou indirectement
assassinés par les puissants - rois, lords ou républicains. Par ce moyen, il entend
provoquer une réaction salutaire chez son malade et lui montrer que le pouvoir, de
quelque couleur et de quelque tendance qu'il soit, est, par nature, ennemi de la
poésie et du poète, parce que ce dernier est lui-même, par nature, attaché à la
vérité éternelle. La monarchie de droit divin, qui craint les poètes, les laisse mourir
de faim (Gilbert>; la monarchie constitutionnelle, qui les méprise, les humilie et les
pousse au suicide (Chatterton); la république, qui les hait en tant qu'êtres
supérieurs, les supprime par la guillotine (Chénier). En conséquence de quoi,
déclare le Docteur-Noir dans son ordonnance finale, le poète doit séparer la vie
poétique de la vie politique, laisser la place publique aux hommes nés à cet effet
(politiciens et journalistes) et rechercher la solitude inspiratrice.

La décision de Vigny de porter à la scène l'histoire de Chatterton en 1835 tient à


plusieurs raisons dont la principale est sans doute anecdotique: l'amant de Marie
Dorval souhaitait offrir un grand rôle à cette comédienne de boulevard,
nouvellement entrée à la Comédie-Française et sourdement persécutée par ses

102 De l'aveu même de Vigny: « Le Poète était tout pour moii Chatterton n'était qu'un nom
d'homme, et je viens d'écarter à dessein des faits exacts de sa vie pour ne prendre de sa destinée
que ce qui la rend un exemple à jamais déplorable d'une noble misère. )) (Chatterton, dans Œuvres
complètes [éd. de François Germain, d'André Jarry et d'Alphonse Bouvet], vol. l, p. 759.)
330

collègues 103. Le personnage angélique de Kitty Bell, créé de toutes pièces dans
Stello pour offrir un pendant féminin au jeune Chatterton, était exactement ce qu'il
lui fallait. Amoureuse innocente du poète désespéré, Kitty Bell devait mourir à la
fin du drame en découvrant que Chatterton s'était empoisonné. Le soir de la
première, le 14 février 1835, cette scène permit à Marie Dorval de donner au
public du Théâtre-Français toute la mesure de son génie dramatique et de s'imposer
comme la digne rivale de Mlle Mars. À la surprise générale, elle n'hésita pas à se
laisser choir le long de la rampe de l'escalier conduisant à la chambre de
Chatterton, située à l'étage. Ce jeu de scène risqué, répété en secret par la
comédienne, eut un effet de surprise qui ne contribua pas peu au triomphe de la
pièce 104.

Mais Vigny avait bien d'autres raisons pour s'intéresser de nouveau à Chatterton et
pour transposer son drame au théâtre. Tout d'abord, il s'agissait pour lui de
prendre une longueur d'avance sur ses rivaux dans la course au protectorat
littéraire. Après Stello, Vigny se devait de marquer le coup, de baliser son territoire
et de signifier que, parmi les principaux représentants du romantisme, l'avocat des
obscurs, le médiateur entre la société et le poète, c'était lui. Ce rôle, taillé sur
mesure pour un « mage romantique »105, était convoité par Victor Hugo à la
même époque. Celui-ci avait publié en décembre 1833 un article consacré à un
poète mort de misère, Ymbert Galloix, où il prononçait un vibrant réquisitoire en

103 Vigny ne laissait pas ignorer ce fait, comme en témoigne cet extrait d'une lettre à son ami
Auguste Brizeux datée du 21 février 1835 : « Sans Kitty Bell, celle [Marie Dorval] qui le joue avec
un admirable génie était perdue au théâtre et succombait sous les cabales [... ].» (Vigny,
Correspondance d'Alfred de Vigny, textes réunis, classés et annotés sous la dir. de Madeleine
Ambrière, Paris, PUF, 1989-, 4 voL, vol. 2, p. 386-387.)
104 Voir Jean Jourdheuil, (( L'escalier de Chatterton», Romantisme, n° 38, 1982, p. 107-115,
surtout p. 109.
331

faveur de cette jeunesse intelligente (symbolisée par Galloix), affamée par une
société cruelle et indifférente :

Un grand fait pourtant domine cette morne histoire [celle de Galloix] : c'est
un penseur qui meurt de misère/Voilà ce que Paris, la cité intelligente, a fait
d'une intelligence. Ceci est à méditer. En général, la société a parfois
d'étranges façons de traiter les poètes. Le rôle qu'elle joue dans leur vie est
tantôt passif, tantôt actif, mais toujours triste. En temps de paix, elle les
laisse mourir comme Malfilâtre; en temps de révolution, elle les fait mourir
comme André Chénier.
Ymbert Galloix, pour nous, n'est pas seulement Ymbert Galloix, il est un
symbole. Il représente à nos yeux une notable portion de la généreuse
jeunesse d'à présent. Au dedans d'elle, un génie mal compris qui la dévore;
au dehors, une société mal posée qui l'étouffe. Pas d'issue pour l'homme
pris sous la société. 106

Pour comprendre la reprise par Vigny d'un sujet déjà traité dans Stello, il faut tenir
compte de la rivalité entre les « grands écrivains}) du romantisme, pour qui le
sauvetage des faibles, la défense des victimes de la société restait un moyen de
mesurer leur crédit social, d'éprouver leur génie, de déployer leur grandeur. C'est
après avoir « sauvé }) la famille Calas et réemployé à bon escient son crédit à la cour
que Voltaire avait accédé au statut de {{ héros })107. Ce n'est donc pas seulement
par bonté d'âme que Vigny et Hugo se disputèrent la fonction d'avocat des

105 Voir Paul Bénichou, Les mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988. Pour Bénichou, les trois
« mages romantiques» sont Lamartine, Vigny et Hugo.
106 Victor Hugo, « Ymbert Galloix», dans OCH, vol. 12, p. 205. Hugo a publié en 1830 un
autre article sur un jeune poète mort avant l'âge, Charles Dovalle. Voir OCH, vol. 12, p. 173-
176.
107 À son retour à Paris en 1778, c'est le sauveur des Calas, aussi bien que l'auteur de Mahomet,
que la foule acclama en la personne de Voltaire. Lorsque ses cendres furent transportées au
Panthéon en 1791, on fit inscrire sur le sarcophage: « Il vengea Calas, La Barre, Sirven et
Montbailli» (voir Raymond Trousson, Jeroom Vercruysse et Jacques Lemaire [dlr.l, Dictionnaire
Voltaire, Paris, Espace de libertés 1 Hachette, 1994, p. 27). Jules Michelet parlait de Voltaire
comme d'un Christ des temps modernes qui avait « pris sur lui toutes les douleurs des hommes ».
(Michelet, cité par Jacques Van den Heuvel dans Voltaire, L'affaire Calas et autres affaires, éd.
présentée, établie et annotée par Jacques Van den Heuvel, Paris, Gallimard, 1975, p. 21.)
332

écrivains de « second ordre» 108: il y allait de leur accession au tout premier rang
des écrivains de « premier ordre ». Dans son article sur Ymbert Galloix, Hugo
prenait d'ailleurs la peine de souligner que la première place dans la littérature du
Xlxe siècle restait encore à prendre, l'équivalent poétique de Napoléon, à trouver,
le premier génie du siècle, à identifier :

Toute grande ère a deux faces; tout siècle est un binome, il + b, l'homme
d'action plus l'homme de pensée, qui se multiplient l'un par l'autre et
expriment la valeur de leur temps. L'homme d'action, plus l'homme de
pensée; l'homme de la civilisation, plus l'homme de l'artj Luther, plus
Shakespeare; Richelieu, plus Corneille; Cromwell, plus Milton; Napoléon,
plus l'Inconnu. Laissez donc se dégager l'Inconnu!109

Personne ne doutera que Hugo n'ait souhaité s'emparer de ce ({ b », être Identiflé


comme cet ({ Inconnu», et que le parrainage des lyres brisées ne se soit inscrit dans
une stratégie globale devant lui permettre d'arriver à ses fins. Personne ne doutera
par ailleurs qu'une grande part de sincérité n'ait entré dans ces stratégies de
légitimation. Les efforts réels de Hugo pour venir en aide à des écrivains moins
fortunés 110, la ténacité que manifesta Vigny tout au long de sa carrière dans la
défense des auteurs désargentés montrent que nos deux mages ont cru à leur
magistère et qu'ils ont ignoré jusqu'à un certain point l'intérêt qu'Ils avaient à
prendre la défense de leurs confrères. Aux hordes de « Chatterton» qui firent
appel à lui, Vigny répondit avec bienveillance, prodigua conseils et

108 L'expression est utilisée par Hugo pour qualifier Ymbert Galloix (<< Ymbert Galloix», dans
OCH, vol. 12, p. 192).
109 Ibid., p. 206.
110 Victor Hugo écrivait en 1834 au ministre Thiers qu'Élisa Mercœur et sa mère mouraient de
faim, « J la lettre». Sa missive avait pour objectif de transférer sur la tête de la poétesse une pension
de 2 000 francs qu'il avait déclinée deux ans auparavant. 1\ ne semble pas que cette intervention de
Hugo ait porté fruits. Voir sa lettre à Thiers du 15 juin 1834, dans Œuvres complètes de Victor
Hugo. Correspondance T.I, publiées par Paul Meurice, puis par Gustave Simon, document
électronique numérisé par la BNF, reprod. de l'éd. de Paris, A. Michel, Ollendorff, 1947, p. 541.
333

encouragements, lut et annota les manuscrits qu'on lui envoya, ouvrit quelquefois
sa bourse, fit des démarches auprès des ministres en vue d'obtenir, pour l'un une
gratification, pour l'autre un poste, etc. Ses Correspondances sont parsemées de
ces lettres adressées à des auteurs dépourvus d'entrées dans le monde littéraire et
désespérant de s'y faire jamais une place 111. De sorte qu'il faut à la fois reconnaître
qu'il y avait, dans Chatterton, une part de calcul, un « bon COuP» à faire, et
souligner que ce calcul était en partie ignoré par Vigny, persuadé sans doute de
faire purement et simplement son devoir de « grand écrivain »112, ({ d'accomplir sa
mission )), comme le dit si bien le Docteur-Noir de Stello.

L'aspect stratégique de Chatterton se laisse saisir notamment par ses effets: les
lettres et poèmes nombreux dont Vigny est inondé dans les mois qui suivent la
première représentation. Sand et Musset prirent par exemple sa défense contre
Gustave Planche qui avait fait paraître une très mauvaise critique de la pièce dans
1éI revue des deux mondes. Vigny, ayant parlé en faveur des victimes sociales, était
défendu à son tour par de jeunes écrivains qui s'identifiaient à Chatterton 11 3. Il en

111 Voir par exemple les lettres d'encouragement de Vigny au poète Émile Péhant, auquel il fait
attribuer une chaire de lettres au COllège de Vienne par l'entremise d'Abel Villemain, dans Vigny,
Correspondance d'Alfred de Vigny, vol. 2, p. 431-432 et 445-447. On trouvera réunies d'autres
lettres de Vigny à des poètes dans Œuvres complètes, texte présenté et commenté par
F. Baldensperger, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1948, 2 voL, vol. l,
p.931-962.
112 On se souviendra que le « grand écrivain D, selon la typologie proposée par Vigny dans la
préface de Chatterton, est un homme de combat qui voue sa vie à « ceux qui croient en lui », c'est-
à-dire au « peuple auquel il parle» (Vigny, ChattertOn, p. 752). le « grand écrivain » n'est pas,
comme le poète, du côté des victimes - « il n'a nul besoin de votre pitié » (Ibid.), dit à son propos
Vigny; il fait partie des forts, mais c'est un fort qui se montre sensible aux souffrances des faibles,
qui leur parle et qui parle pour eux. À ce titre, on verra que Chatterton propose un amalgame entre
la cause du poète, écrasé par le lord-maire, lord Beckford, et celle des ouvriers, écrasés par leur
patron, John Bell (ibid., acte l, scène 2, p. 765-766.)
113 les sonnets de Musset et de Sand sont reproduits par Vigny dans son Journal en date du 18
février 1836 (Alfred de Vigny, Œuvres complètes [éd. de F. Baldensperger], vol. 2, p. 1040).
334

est d'autres qui lui écrivirent des vers pour lui rendre hommage 114 ou encore pour
lui demander assistance 115 • Tous ces vers, toutes ces requêtes sont autant de
preuves que l'on croyait à la puissance (ou à l'illusion de puissance) de Vigny. Les
jeunes auteurs sans notoriété ne lui adressaient leurs requêtes que parce qu'ils
pensaient que celui-ci pouvait, fort de son génie et de sa position, réussir à les
« sauver )) (terme qu'utilisait Vigny lui-même lorsqu'il parvenait à placer l'un de ses
protégés 116 ). La pièce de Vigny montrait d'ailleurs, par le biais du face-à-face de
Chatterton et de Lord Beckford, que la relation directe entre l'homme de pouvoir
et le poète dans la fleur de l'âge était vouée à l'échec, la société industrielle n'ayant
d'autre dieu que l'argent et d'autre valeur que la productivité. Le cc grand écrivain ))
devenait plus que jamais nécessaire pour servir, tel un nouveau Christ,
d'intermédiaire entre les puissants et les faibles.

Vigny avait au moins une autre excellente raison pour traiter à nouveau le sujet de
Chatterton. Avec ce jeune poète suicidé, il se trouvait à reprendre un thème illustré
par les grands maîtres du romantisme et à se mesurer aux Goethe, aux
Chateaubriand et aux Byron. Il reprenait le modèle du jeune homme aspirant à la
destruction de lui-même, mais en le distinguant de ses incarnations antérieures, et
notamment de Werther et de René. Le premier s'était fait sauter la cervelle par
suite d'une déception amoureuse; le second avait résolu de se tuer par simple
dégoût de la vie. Chatterton ne pouvait se tuer pour les mêmes raisons : Vigny
devait trouver autre chose. Il reprit donc l'idée principale du Stella (idée qui ne lui

114 Voir par exemple le poème qu'Adolphe Breulier envoie à Alfred de Vigny en date du 5 mars
1835, dans Vigny, Correspondance d'Alfred de VJ8ny, vol. 2, p. 401. Voir encore le sonnet
d'Émile Péhant, cité dans ibid, p. 409.
115 Voir le poème d'Hégésippe Moreau intitulé « À l'auteur de Chatterton)J, cité dans Ibid,
p.433.
116 Voir son Joumal, dans Œuvres complètes (éd. de F. Baldensperger), vol. 2, p. 1027.
335

était pas tout à fait propre, mais à laquelle il avait donné sa plus claire expression
jusqu'alors) et fit de son suicide le crime d'une société indifférente à la poésie. En
Chatterton, ce n'était plus un amant qui mourait - quoiqu'II fût effectivement
amoureux d'une jeune femme mariée, à l'Instar de Werther -, ce n'était plus
seulement le jeune homme mélancolique - quoiqu'II fût aussi jeune et
mélancolique que René -, c'était le poète. Vigny trouvait ainsi le moyen de
reprendre un thème propre à la jeune tradition romantique et à l'indexer à
l'actualité doxique, Escousse et ses imitateurs se chargeant de montrer au bourgeois
ahuri que Chatterton était un type aussi vrai que vraisemblable.

Un bJt3rd de OIatterton : Pierre François Laœnaire


Et vous avez cru que je tuais uniquement
pour me procurer de l'argent! Ah! si vous
aviez pu lire dans mon cœur, vous .y
auriez lu la pensée intime du suicide, mais
d'un suicide éclatant, profitant à la partie
de la société que je représentais en 1829
alors qu'on me refusait place au banquet.
Lacenaire, Mémoires

Parmi les poètes affamés de gloire et affamés tout court qui, sous la monarchie de
Juillet, choisissent le suicide comme tactique promotionnelle après avoir longtemps
tralné leur misère dans les dédales du monde littéraire, il en est un qui y vint - au
suicide - par un chemin particulièrement tortueux: Pierre François Lacenaire.
Journaliste malheureux, écrivain public congédié puis ambulant, chantre de bagne
et chansonnier politique, ce « Manfred du ruisseau » 117 donna une application bien
particulière à la morale véhiculée par Vigny dans Stello et dans Chatterton:
puisque la société affame et persécute le poète, ne serait-il pas logique que le poète
336

tourne le fer contre la société et lui fasse payer ses méfaits? C'est ce qu'il soutint en
cour d'assises devant une assemblée nombreuse et passablement frissonnante,
ajoutant que sa mort était un autre suicide d'écrivain, mais un suicide par la
guillodne.

Ce fils de bourgeois n'avait pourtant pas l'étoffe d'un grand meurtrier. C'est
Maxime Du Camp qui le remarquait en 1875 : « Lacenaire, qui se donnait pour un
professeur d'assassinat, [... ] n'a jamais réussi à tuer du premier coup. »118 Et de
fait, le seul meurtre dont il était chargé lors de son procès en cour d'assises, qu'il
revendiquait et qui restait prouvé, était celui accompli dans le passage du Cheval-
Rouge, où il lui avait fallu « un quart d'heure [pour] exécuter une vieille femme,
qu'il [laissa] agoniser sous une pile d'oreillers» t t 9. Cadet mal aimé de bonne
famille dépourvu soudain de ressources à la suite de la faillite paternelle, Lacenaire
avait tout pour échouer, c'est-à-dire pour sombrer dans la plus épaisse des nuits de
l'histoire, tant littéraire que criminelle. Seulement, cet homme de lettres manqué
était assassin, et cet assassin sans carrure était poète t 20.

t t 7 Théophile Gautier, Cl la main de lacenaire», Émaux et camées, reprod. complète de l'éd.


définitive (1872), suivie de Poésies choisies avec une esquisse biographique et des notes par
Adolphe Boschot, Paris, Garnier frères, 1929, p. 14.
t t 8 Maxime Du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions, sa vie dans la seconde moitié du XIX
siècle, Paris, Hachette, 1869-1875, 6 voL, vol. 4, p. 491.
t t 9 René Passeron, « Pourquoi lacenaire?», Critique: revue générale de publications françaises et
étrangères, vol. XXV, n° 261, février 1969, p. 162.
t 20 le texte qui suit est tiré pour l'essentiel d'une communication prononcée le 5 novembre 1999,
au Département de langue et littérature françaises de l'Université McGiII, dans le cadre d'un
colloque organisé par Marc Angenot et intitulé « les mots et les crimes ». Il a déjà fait l'objet d'une
publication dans les actes de ce colloque sous le titre de « lacenaire poète, une proposition
criminelle» (dans Pascal Brlssette et Paul Cholnière [dir.l, « Sociocritique et analyse du discours »,
Discours social/Social Discourse [nouvelle sériel, vol. 3, 2001, p. 129-148).
337

Lacenaire, un monstre qui a le ton


Né en 1803, Lacenaire fait ses humanités dans les collèges de Lyon et de ses
environs. Très peu au fait des affaires de son père, il est pris de court en apprenant
sa banqueroute en 1829, au retour d'un bref séjour dans les armées de Charles X.
C'est le 10 mai de cette année 1829, cc après un mois sur le pavé de Paris }), qu'il
aurait, selon ses Mémoires écrits durant sa captivité, décidé de cc frapper l'édifice
social}) en cc systématisant le meurtre et le vol }) 121. A cette date, il a déjà commis
quelques faux en écriture et, s'il faut l'en croire, un meurtre sur la personne d'un
Suisse en Italie; de même, il a déjà rempli quelques emplois subalternes dans une
étude d'avoué, chez un notaire et dans une maison de banque. Cette vie
vagabonde, Lacenaire la vivait de manière insouciante encore, croyant pouvoir se
reposer sur la fortune paternelle pour réparer ses frasques et rembourser les
victimes de ses faux. A partir du 10 mai 1829, après un effort inutile pour vivre
du joumalisme 122, il se fait assassin et voleur d'intention. La rencontre de
Vigouroux, rédacteur au journal Le Bon Sens, dont il fait la connaissance lors d'une
incarcération à la Force, lui fait néanmoins mettre sur la glace ses projets de lutte
contre la société. Les promesses réitérées de Vigouroux et ses offres de service le
désarment; l'idée de réintégrer la société par le journalisme le séduit :

[... ] jamais on ne m'avait fait une si belle proposition, une proposition si


bien selon mon cœur : m'ouvrir un chemin dans la carrière littéraire; mais
c'était tout mon rêve de félicité accompli: j'y aurais vécu si calme, si
paisible, si honnête, une fois que j'aurais été à l'abri du besoin; c'était si
beau que je n'osais y croire; cependant j'espérais. 123

121 Lacenaire, Mémoires, éd. établie par Jacques Simoneiii, Paris, José Corti, 1991, p. 112, 114
et 115.
122 Lacenaire plaça quelques articles non payés lors d'un premier séjour à Paris en 1824. Les
articles « à payer )) qu'il envoya aux journaux en 1829 n'eurent aucun succès. Voir ibid., p. 104.
123/bid., p. 137.
338

Multipliant dès lors ses efforts poétiques et les chansons politiques, il attend avec
impatience le moment de sa sortie, plaçant toutes ses espérances dans les promesses
de Vigouroux. Espoirs déçus, car c'est finalement un emploi de porteur de journal
que les directeurs du Bon Sens lui offrent à sa sortie de prison. Indigné, Lacenaire
refuse. On lui propose alors de rédiger une série d'articles sur le milieu carcéral,
articles habituellement payés 25 francs pièce pour lesquels on lui offre la modique
somme de 5 francs. Doublement indigné, Lacenaire se brouille avec les
philanthropes du Bon sens et va essayer du tire-point dans le passage du Cheval-
Rouge, où il assassine un ancien détenu de Poissy, Chardon, ainsi que sa mère.
Outre l'élimination d'un ennemi personnel, ce meurtre lui rapportait quelques
centaines de francs et lui donnait surtout l'assurance de ne pas finir ses jours entre
quatre murs 124 - la plus grande peur de Lacenaire étant de moisir en prison et de
mourir dans l'anonymat125 •

Engagé de la sorte, il cherche à assassiner un garçon de recette dans la rue de


Montorgueil, et multiplie les faux. C'est d'abord pour ces escroqueries qu'il se fait
écrouer à Baune sous le nom de Jacob Lévi, puis ramener à Paris. Trahi par ses
complices, il décide d'avouer au chef de la Sûreté, M. Allard, des crimes dont il
n'est même pas soupçonné, de manière à entraîner ses délateurs dans sa chute.
Nous sommes alors au printemps 1835. Jusque-là, l'activité littéraire de Lacenaire

124 Le meurtre était en effet passible de la peine de mort.


125 Lacenaire appela la condamnation et le châtiment social de toute sa verve lors de son procès:
« Grâce de la vie! Ah! c'est une grâce que je ne demande pas [... ] Une grâce! Vous ne pouvez pas
m'en faire; je ne vous en demande pas, je n'en attends pas de vous: elle serait inutile! » (Procès
complet de Lacenaire et de ses complices, imprimé sur les épreuves corrigées de sa main, avec le
réquisitoire entier du ministère public, le plaidoyer de l'avocat de lacenaire [... ], Paris, Bureau de
l'Observateur des tribunaux, 1836, p. 116.)
339

s'est révélée un échec 126 et ses crimes ne lui ont valu que de courts articles
informatifs dans La Gazette des tribunaux1 27 : c'est un criminel banal et un écrivain
sans nom. Mais à l'approche du procès, la curiosité des journalistes et du public
s'éveille, surtout lorsque Lacenaire envoie une réclamation rimée à La Gazette des
tribunaux pour revendiquer la paternité d'une chanson publiée une semaine
auparavant et faussement attribuée à l'écrivain républicain Altaroche 128. Ce voleur
volé qui, à la veille d'un procès en cour d'assises, s'occupe plus de ses chansons que
de sa défense, étonne, fait sensation. Ce n'est pourtant rien à côté du bruit que fait
son procès, au cours duquel Lacenaire transgresse systématiquement les règles de la
représentation judiciaire et déroute les attentes du public - pour son plus grand
plaisir. Au contraire de ses coaccusés, Avril et François, Lacenaire ne fuit pas, ne se
défend pas, ne ment pas; il est parfaitement calme, « devis[e] à l'aise avec ses
juges }}129, rectifie les erreurs, s'arroge le rôle d'avocat-général sous l'œil
approbateur et complaisant du président130, rit jusqu'aux larmes lorsque Avril
s'embrouille dans ses mensonges et s'empêtre dans ses mots. Lacenaire, lui, ne
confond pas la langue du bagne et celle du tribunal; il domine son assistance et
jusqu'à ses juges parce qu'il maîtrise les différents registres langagiers. Si on le laisse
jouer, si on l'y encourage, c'est qu'il parle comme il faut, se tient comme il faut, ne
tremble pas dans son rôle, est en fait au-dessus de ce rôle d'accusé, donnant
l'agréable impression à son public qu'il oublie la mort au bout du procès,

126 Il faut tout de même dire que Lacenalre eut quelque succès avec un vaudeville ... qui n'était pas
de lui, exception faite des couplets. le manuscrit de cette pièce avait été cédé à lacenalre par un
ami. Voir Mémoires, p. 97.
127 Voir Anne-Emmanuelle Demartinl, « Lacenalre, un monstre dans la société de la monarchie de
Juillet », thèse de doctorat d'histoire sous la direction d'Alain Corbin, Université Paris-I Panthéon-
Sorbonne, 1998, p. 57-61.
128 Sur cet événement, voir ibid, p. 60-61.
129 (( lacenalre», La France, 15 novembre 1835, cité dans ibid, p. 870.
130 (( Procès de lacenalre », dans Mémoires, révéladons et poésies de Lacenaire écrits par lui-m~me
à la Conciergerie, Paris, Aux marchants de nouveautés, 1836,2 vol., vol. 2, p. 251.
340

contrastant en cela avec François et Avril, qui cherchent maladroitement à sauver


leur peau. Comédien brillant qui donne le ton, Lacenaire possède ce talent de
parler du meurtre dans une langue soutenue, talent apprécié, bien sûr, par les
dames venues en nombre au rendez-vous judiciaire, mais aussi par ces jeunes
avocats qui, après le troisième jour du procès, « se pressent en foule autour de
Lacenaire )} 131 et le comblent de félicitations. Lacenaire rit et fait rire, sourit et
séduit. Voici un extrait d'une lettre de Charles Read tiré de ses Mémoires secrets
qui témoigne de la fascination exercée par Lacenaire sur la jeunesse lettrée :

Je sors de bien tragiques assises [... ]. Il fallait voir [... ] avec quelle facilité
pure et élégante, de quel style net, nerveux, coloré, [Lacenaire] tournait un
morceau de prose politique pour Le Bon Sens, rimait le début d'un poëme
ou les scènes d'un drame populaire, et soutenait les incidents d'un débat
compliqué! Les journaux vous redisent bien à peu près les mots; mais ils ne
peuvent vous rendre cette aisance de bon goût et de bonne compagnie, ces
manières toutes gracieuses, appliquées au récit des actions les plus atroces.
[ ••• ] C'est là du vrai fantastique, et tous les mélodrames sont bien pâles en
comparaison. 132

Anne-Emmanuelle Demartini, spécialiste de Lacenaire, articule avec raison les


propos tenus sur l'assassin pendant et après son procès autour de la figure du
monstre 133. Les discours abondants de la presse et des revues y reviennent comme
mus par une force centripète. Comment en effet rationaliser l'attitude d'un homme
tel que Lacenaire, qui lit le journal avec nonchalance dans le box des accusés
pendant qu'on dépose contre lui et qui, au lieu d'invoquer la pitié de ses Juges au
moment de sa défense, en appelle au châtiment? La monarchie bourgeoise se

131 Procès complet de Lacenaire et de ses complices, p. t 8.


132 A.-J. de Marnay, alias Charles Read, « Lettre à M. N... 30 novembre t 835 », cité dans Anne-
Emmanuelle Demartini, « Lacenaire, un monstre dans la société de la monarchie de Juillet », p. 8 t •
133 Voir tout particulièrement le cinquième chapitre de la deuxième partie de sa thèse, « Le
romantisme ou la production d'un monstre littéraire », ibid., p. 6 t 8-699.
341

rassure en pensant Lacenaire comme un monstre, c'est-à-dire comme une


exception: cc Il se Juge en ce moment, lit-on dans Le Charivari du 15 novembre
1835, [ ... ] un procès qui excite au plus haut point l'attention publique, moins
encore par la nature et le grand nombre des crimes révélés aux débats, que par le
caractère, heureusement exceptionnel, du principal accusé.» 134 Cet appel à
l'exception, qu'on lit dans chaque article, traduit l'angoisse d'une bourgeoisie
regardant avec horreur l'un de ses rejetons sur le banc d'infamie.

On ne peut en effet négliger de rappeler que l'affaire Lacenaire est prise en charge
par une presse essentiellement bourgeoise. Si on trouve, comme le dit la revue La
Mode, cc dans le galetas du pauvre, collé au mur, le portrait de lacenaire)) 135,
c'est surtout le bourgeois lettré qui a accès aux chroniques judiciaires des
quotidiens, expressément écrites à son intention. la presse travaille donc, tout au
long du procès, et même après l'exécution de Lacenaire, à faire de lui un hapax,
horrible par les principes qu'il défend, mais plus horrible encore en ce qu'il énonce
ces mêmes principes avec clarté et logique, avec une parfaite maîtrise des codes
langagiers et culturels bourgeois, comme un digne produit des collèges. À travers
Lacenaire, c'est sa propre déchéance que le journaliste semble chercher à conjurer,
tout en laissant quelquefois poindre, par-delà son dégoOt, sa fascination pour cet
alter ego superbement déchu, car c'est encore déchoir avec goOtque de déchoir en
citant Horace.

Les mots et les crimes


Si les crimes de Lacenaire relèvent du fait divers, son procès et son exécution
participent, quant à eux, de l'événement, eu égard à la personnalité singulière de

134 Le Charivari, 4e année, n° 318, 15 novembre 1835, texte cité à la une.


342

l'assassin 136• Le Charivari en convenait; voici ce qu'ajoute Le Corsaire du 20


décembre 1835 :

Qu'on fouille bien avant dans les annales judiciaires, qu'on relise l'histoire
des condamnés célèbres à divers titres, Papavoine, Castaing, Bastide, et l'on
pourra se convaincre qu'aucun de ces hommes ne s'est présenté sous un
aspect d'excentricité aussi complète. D'ordinaire pour un condamné à mort,
le monde est muré; on dirait qu'il se regarde comme exclu d'une société qui
l'a retranché de son sein. [... ] Lacenaire, au contraire, semble oublier que le
glaive est d'aplomb sur sa tête. [ ... ] Il s'inquiète de tout, sait tout, lit tout,
et intervient pour dire son mot dans toutes les choses de son ressort. On
dirait que la Conciergerie est son cabinet de lecture. 137

Si Lacenaire fascine l'homme lettré des années 1830, c'est aussi que son
comportement appelle un déchiffrement littéraire que seul un lettré est à même
d'accomplir. Lacenaire, ce n'est pas seulement un modèle pour des personnages de
fiction 138, c'est aussi une personnalité façonnée par ses références livresques, qu'il
partage avec les hommes de sa caste. Tout en Lacenaire interpelle l'homme de
lettres, le provoque, le force à la lecture. C'est ainsi qu'on peut lire, dans Le Ven-
Vendu 25 novembre 1835 :

Jamais, en effet, les fastes de la cour d'assises n'avaient montré une


semblable réunion de qualités énergiques et de corruption; ce vernis
d'éducation recouvrant cette disposition au meurtre, cette philosophie
épouvantable, tout concourt à faire de Lacenaire un de ces scélérats
poétiques qui se placent à côté des êtres fictifs que l'imagination des
romanciers a créés : Charles Moor de Schiller, et Roques de Cervantes. 139

135 La Mode, 30 janvier 1836, cité par Jacques Simonelli dans Lacenaire, Mémoires, p. 10.
136 Anne-Emmanuelle Demartini a examiné en détail le rôle de la presse dans la création de
1'« affaire Lacenaire». Voir « Lacenaire, un monstre dans la société de la monarchie de Juillet»,
p.127-169.
137 Cité dans ibid., p. 873.
138 On pense ici au personnage de Valbayre de Stendhal, amant de l'héroïne dans Lamie!, et au
Lacenaire campé par Marcel Herrand dans le film de Marcel Carné, Les enfants du paradis (1945).
139 Velt- Ve~ 3e année, nO 329, 23 novembre 1835, s.p.
343

Les dernières citations suffisent à montrer que Louis Chevalier, dans Classes
laborieuses et classes dangereuses, n'a qu'en partie raison de mettre Lacenaire dans
les rangs de la criminalité ancienne et exceptionnelle, dans la lignée des Ravaillac et
des Damiens 140• Il est vrai que Lacenaire, ce n'est pas le criminel obscur et oublié
des agglomérations, des masses, des faubourgs; c'est la criminalité éclatante,
portant sa superbe sur l'échafaud et levant la tête, pourrait-on dire, au moment de
la perdre. Ce que l'historien ne dit pas, c'est que les crimes mêmes de Lacenaire ne
sont pas très brillants, que son succès est un pur produit de la presse. L'horreur
qu'inspire Lacenaire tient d'abord à son verbe; son crime en est un qui s'énonce,
qui se dit et se publie, et sans la presse répétant et commentant à l'infini ses
propos, diffusant ses poèmes et des fragments de ses Mémoires, personne ne se
souviendrait de cet {( Horace d'échafaud» 141. Lacenaire fit de son procès un
spectacle et aurait voulu que son exécution en fût l'éclatante conclusion. Ce qui est
fâcheux, c'est que, dès 1832, le pouvoir avait décidé de contrer l'effet
spectaculaire des décapitations en déplaçant la guillotine de la place de Grève, où
elle était jusqu'alors, à la barrière Saint-Jacques (du cœur de Paris à sa périphérie),
et en procédant aux exécutions au point du jour. On commençait visiblement à
douter du caractère moral des supplices et on souhaitait voir le public s'intéresser
davantage au spectacle de la condamnation, c'est-à-dire au procès lui-même. Qu'on
ne nt pas exception pour Lacenaire, ce grand scélérat autoproclamé, eut l'heur de
déplaire au principal intéressé, lequel comprit très bien qu'il manquerait une plume
à son panache, qu'une exécution quasi secrète ternirait son auréole de monstre.

140 « Lacenaire relève encore de la vieille criminalité exceptionnelle et monstrueuse. C'est elle qu'il
représente et continuera d'évoquer. [... ] Il reste étranger à cette criminalité diffuse, collective,
sociale dont la description constitue le thème essentiel des Misérables. )) (Louis Chevalier, Classes
laborieuses et classes dangereuses J Paris pendant la première moitIé du XIX siècle, Paris, Plon,
1958, p. 117-118.)
344

Ainsi lance-t-il, au cours d'une conversation: « On m'a dit qu'on m'exécuterait à


sept heures du matin, et que je serais conduit dans une espèce de charrette
couverte. Je vous jure que j'en suis très-fâché. J'aurais voulu que ce fût en plein
jour, à deux heures par exemple, et en place de Grève ou sur le Pont-Neufl » 142
Lacenaire chevauche en quelque sorte cette ligne de démarcation entre la
criminalité anonyme et la criminalité éclatante, entre le criminel de barrière et le
géant du crime. Pour résumer ce qui précède, on pourrait dire que le scandale de
cette affaire célèbre tient à la mise en valeur réciproque des mots et des crimes:
c'est le verbe de Lacenaire qui rehaussa l'éclat de ses crimes, et ce sont ses crimes
qui donnèrent à ce lettré sans crédit un auditoire.

Poète et assassin: un amalgame inacceptable


Que Lacenaire ait récolté ses lauriers littéraires en cour d'assises est une chose que
poètes et écrivains ne lui pardonnent pas. Les officiants de la sphère lettrée
travaillant à la séparation des champs et à l'autonomisation du littéraire ne peuvent
que s'indigner de voir ce poète de tribunal choyé par les graveurs, couru par les
journaux officiels, les revues et les libraires, bref royalement servi par la machine
littéraire, lorsque tant de jeunes écrivains, les Chatterton du Xlxe siècle, peinent
pour dénicher un éditeur qui veuille bien publier leurs vers: « [ ... ] des libraires, dit
La Chronique de Paris, qui laissent tant de pauvres enfants réchauffer leurs doigts
glacés aux flammes d'un manuscrit repoussé de toutes parts, des libraires se
disputaient les feuillets écrits par cet homme. » 143 Il n'y a pas de mots trop durs,
d'ironie trop amère pour dénoncer ce scandale. Hégésippe Moreau prend même la

141 Amédée Pommier, Les assassins, Paris, Delaunay, 1837, p. 26.


142 Lacenaire après sa condamnation. Ses conversations intimes, ses poésies, sa correspondance, un
drame en trois actes, Paris, Marchant, 1836, p. 93.
143 La Chronique de Paris, 17 janvier 1836, texte cité dans Demartini, (( lacenaire, un monstre
dans la société de la monarchie de Juillet », p. 631.
345

peine de le versifier dans une pièce pathétique intitulée « Lacenaire poète », parue
quelques mois après l'exécution. Moreau, dans des vers qui rappellent ceux de son
maître en ire et en vertu, Nicolas Gilbert, dénonce haut et fort cette publicité
donnée à un 3ssassin poète, chose hors nature :

Que dis-je la comtesse, au sortir de son bain,


Caressait dans son cœur le hideux chérubin,
Et sous un pli coquet, à travers les gendarmes,
Lui glissait cachetée une aumône de larmes.
Ô femmes de Paris! sur son grabat désert
Un sourire de vous aurait sauvé Gilbert!
Et dans ses fils nombreux Gilbert respire encore;
Il leur souffla, mourant, l'âme qui les dévore.
Ah! sur tes échos sourds la lyre est sans pouvoir!
Il faut des condamnés à mort pour t'émouvoir,
Paris! Eh bien! écoute: ici, comme à Venise,
Un peuple condamné sous les plombs agonise.
[ ...]
Sans éveiller de bruits, sans prêter à leurs côtés,
Ils vont mourir, ceux-là, durement cahotés.
Chaque Jour les condamne, et, comme au roi qui passe,
À chaque lendemain ils demandent leur grâce.
L'Espérance, avocat à la magique voix,
Les traîne ainsi longtemps de pourvois en pourvois•••
Mais, pareil au bourreau qui vient et frappe à l'heure,
Le Suicide enfin les prend ••• et nul ne pleure I ...]. 144

Le modèle du « poète mourant» est à ce point ancré dans l'imaginaire lettré des
années 1830, il est si peu régulier de rencontrer un « poète tuant", que certains
journalistes s'étonnent de ce que Lacenaire n'ait pas tout simplement mis fin à ses
jours. À l'un d'entre eux qui fait part à Lacenaire de son étonnement, ce dernier
répond, en résumé, qu'étant victime de la société il se devait de frapper celle-ci
346

pour assurer sa propre conservation 145. Cette terrible logique en épouvante plus
d'un: « qu'arriverait-il, demande-t-on en 1836, si le grand nombre de ceux qui
quittent ainsi résolument la vie, prenaient la détermination de courir du moins
quelques chances de fortune, et si, comme Lacenaire, ils voulaient se suicider par
l'échafaud? »146 Lacenaire vient en somme mettre un peu de chair sur ce topos
frénétique du suicide par l'échafaud, tel qu'il se développe en récit chez un Petrus
Borel. Dans l'un des Contes immoraux, le protagoniste va en effet trouver
l'exécuteur public dans sa retraite et lui dit qu'étant las de la vie, il désirerait être
guillotiné. Sanson, interloqué d'abord, finit par refuser et lui conseille de passer
« par les gendarmes, les cachots, les geoliers et les juges»147, de respecter les
formes en quelque sorte. C'est exactement ce que fait Lacenaire : il tue d'abord,
jouit tant qu'il peut des maigres profits de ses escroqueries, puis, une fois arrêté et
écroué, fait des aveux complets sans celer que son exécution est un « suicide
éclatant» 148, qu'au lieu « de couteau ou de rasoir, [il] choisit la grande hache de
la guillotine» 149. Par ses choix, et surtout par ses écrits, Lacenaire oblige à penser
dans un même mouvement le double thème anxiogène du suicide et du crime qui
circule dans le discours social. La chose est loin d'aller de soi, puisqu'un suicidé est

144 Hégésippe Moreau, « Lacenaire poète », dans Le myosotis. Petits contes et petits vel3j nouvelle
éd. illustrée de cent trente-quatre compositions de [A.] Robaudi gravées sur bois par Clément
Bellenger, préface par André Theuriet, Paris, L. Conquet, 1893, p. 222-223.
145 Voici le dialogue exact avec le journaliste du Charivari: (( Ah! il s'est rencontré un jour de ma
vie, répondit-il, où je n'avais d'autre alternative que le suicide ou le crime. - Pourquoi ne vous
êtes-vous pas suicidé? - Je me suis demandé alors si j'étais victime de moi-même ou de la société.
- Mais vous n'avez frappé que des innocens? - Je les ai plains, mals je les ai frappés parce que
c'était un parti pris contre tous. - Ainsi, vous vous étiez fait un système de l'assassinat? - Oui, je
l'al choisi comme moyen de ma propre conservation et pour assurer mon existence. » (Le Charivari,
4e année, nO 318, 15 nov. 1835, s.p.)
146 Article anonyme cité par F.-X. de Cellès dans Le dix-neuvième siècle. 1829, satire première,
suivie de l'athéisme, dithyrambe, par F.-X de Cel/ès, Paris, Aux auteurs modernes, 1836, p. 31.
147 Petrus Borel, (( Passereau, l'écolier », dans Champavert. Les contes immoraux, p. 170.
148 Lacenaire, Mémoires, p. 11 7.
149 Lacenaire après sa condamnation, p. 11.
347

d'abord et avant tout une victime, victime de l'ordre social, diront certains, victime
d'une candeur naïve ou d'un orgueil excessif, diront d'autres150, mais victime dans
tous les cas, comme si l'on tenait à distinguer ce qui frappe de ce qui est frappé, ce
qui tue de ce qui est tué. Lacenaire joue sur cette frontière, l'efface malicieusement
à coups de paradoxes, prétendant au statut de victime et assumant celui d'assassin,
arrivant au suicide par le meurtre et liant par là même le désespoir de la victime à
la scélératesse du meurtrier, le sublime à l'ignominieux. Le doxographe en déroute
ne peut que condamner, au nom de la moralité publique, des propos aussi
contradictoires et aussi peu recevables. Pour lui, Lacenaire atteint le comble du
dérèglement diabolique, il est une sorte de Victor Escousse ayant disjoncté, un
poète malheureux tournant en dérision la leçon de Vigny et jouant son rôle de
victime sociale avec autant de sérieux que Frédérick Lemaître dans l'auberge des
Adrets. On sera longtemps à considérer les cc suicidés par l'échafaud», dont
Lacenaire ouvre la marche, comme une cc variété de fous très-étrange )) 151.

Si, devant cette déraison, le moraliste crie au danger, l'écrivain, lui, hurle au
scandale. Léon Gozlan, qui est l'un et l'autre, s'écrie tout à coup, comme pris de
vertige, au beau milieu d'un texte de facture sérieuse consacré aux problèmes
sociaux soulevés par l'affaire Lacenaire :

Profanation! on a appelé cet homme poète! La poésie! cette exaltation qui


fait d'un mortel un dieu! la poésie! c'est-à-dire une fraternité sainte avec les
anges! la poéSie! cette abnégation de la terre, de la fortune, de tout, à celui
qui arrache un cœur tout vivant de la poitrine d'un homme, et qui va

150 Alphonse Séché, dans Les « poètes-misère AI, excuse Escousse et Lebras au nom de leur candeur
naïve, tandis Que Hugo tend à condamner le suicide. (Alphonse Séché, Les Il poètes-misère N,
p. 20i Victor Hugo, poème «XIII. Il n'avait pas vingt ans... », Chants du crépuscule, dans OCH,
vol. 4, p. 728·731).
151 Maxime Du Camp, Pali~ ses org;Jn~ ses fonction~ sa vie dans la seconde moitié du Xlx.r
siècle, vol. 4, p. 493.
348

s'asseoir, une heure après, aux Variétés, et s'essuie les doigts sur le velours
des banquettes! Je défie un poète d'arracher une aile à un papillon. 152

Que lacenaire emporte les suffrages du public en écrivant des vers somme toute
banals, cela est frustrant pour toutes les lyres brisées et les valeureux incompris qui
tiennent héroïquement leur rôle, comme le laissait deviner le poème de Moreau.
Pourtant, la cause profonde du scandale, ce qui est catégoriquement inadmissible
pour le lettré des années 1830, c'est la superposition des figures du poète et de
l'assassin dont découle justement le succès de lacenaire. Qu'un homme assassine,
même lâchement, passe encore, mais qu'un poète assassine, voilà qui est irrecevable
et foncièrement paradoxal. lacenaire ouvre un abîme et laisse poindre un impensé,
une figure refoulée dont la soudaine (et pourtant prévisible) apparition menace les
fondements idéologiques sur lesquels repose la stratégie du malheur auctoral
employée par plusieurs écrivains pour accéder à la légitimité. l'adjonction des
figures du poète et de l'assassin conduit au renversement de la malédiction littéraire
dont s'autorise la mythologie romantique. lacenaire, dans ce scénario, n'est rien
moins qu'un monstre à refouler dans les entrailles du discours social. le modèle de
l'écrivain promu par le romantisme naissant est incompatible avec l'idée que le
poète puisse éprouver l'ombre d'un désir de vengeance; sa vengeance, c'est son
chant du cygne dont le caractère sublime relève justement de l'impression que le
poète se résigne à sa destinée, qu'il agit conformément au scénario christique, et
que son chant est senti, vécu, éprouvé, le texte poétique coïncidant, enfin, avec le
texte biographique. Voilà pourquoi l'apparition d'un poète qui tue à froid est une
honte. la figure de l'assassin poète est conjoncturellement pensable, puisqu'elle
n'est que l'envers de celle du poète martyr, mais elle est idéologiquement
irrecevable, car elle sape la crédibilité du système des représentations au centre

152 Léon Gozlan, « À propos de lacenaire», La Revue de Paris, vol. XXV, n° l, janvier 1836,
349

duquel se trouve le malheur poétique. Pour les pauvres diables qui ont pleuré à la
lecture de Stello, re-pleuré sur la tombe d'Escousse, qui misent sur l'image du
poète sacrifié, la comédie Jouée par Lacenaire, que le public a la mauvaise grâce
d'applaudir, est de très mauvais goOt, car elle fait ressortir l'aspect parfaitement
arbitraire de leur propre posture, elle désigne leur malheur comme pose. D'où la
nécessité de discréditer Lacenaire coOte que coOte, à force d'attaques ad hominem.
C'est le moment ou jamais pour les critiques littéraires de se faire valoir. Voici le
début du deuxième article que Jules Janin consacre à son ex-condisciple du collège
de Lyon: « Parmi les poëtes de la fange et les beaux esprits de l'échafaud, cet
homme, ce bandit, Lacenaire, un des noms les plus souillés que le bourreau ait
inscrits sur sa liste, restera comme une épouvante. »153 L'indignation du critique
littéraire de La Chronique de Paris n'a rien à envier au dégoOt affecté de Janin:
« Homme de lettres! la boue, l'écume, le rebut, la lie sociale; tout cela assimilé à la
première des catégories de l'humanité, à celle qui exerce sa pensée, à celle qui
remue les empires et agrandit le monde! à celle que Dieu a chargé d'un sacerdoce
sublime! » 154 Mais la meilleure tactique reste encore celle de Moreau, laquelle
consiste simplement à dénier à Lacenaire le droit de se dire et d'être dit poète:

Mais tuer sans combat, égorger qui sommeille,


Ramasser un écu dans le sang d'une vieille,
Et pouvoir dire après: « Je suis poète!... » Non!
Car Il ne suffit pas, pour mériter ce nom,
D'emprunter au public de banales pensées

p. 252-268, texte cité p. 263.


153 Jules Janin, « littérature de Bicêtre. L'aigle de la Sélléide, drame en trois actes et en vers, par
Lacenaire », Le Joumal des débats et des décrets, 11 janvier 1836, reproduit dans Janin, Critiques
dramatiques, t. 1/: la tragédie, Paris, librairie des bibliophiles, 1877, p. 284-302, texte cité
p.284.
154 Philarète Chasles, «Chronique littéraire », La Chronique de Paris, 27 décembre 1835, cité
dans Demartlni, « Lacenaire, un monstre dans la société de la monarchie de Juillet )), p. 629.
350

Qu'on rejette au public en phrases cadencées:


Le poète, amoureux du bien comme du beau,
Attend deux avenirs par delà le tombeau,
Et riche, en vieillissant, de candeur enfantine,
N'a rien à démêler avec la guillotine.
Le poète ne voit qu'un seul bourreau de près :
Le Malheur! ou, frappé par d'iniques arrêts,
S'il meurt, c'est en martyr, et le ciel est en fête,
Et personne ici-bas ne dit: « Justice est faite! )}
Interrogez Samson : depuis qu'André Chénier
D'un sang si précieux parfuma son panier,
Jamais son doigt savant (Thémis en soit bénie!)
Sur un front condamné ne palpa le génie.
C'est un roi qu'un poète, et la hache des lois
Tua Chénier du temps que l'on tuait les rois ... 155

Après avoir été conduit à la barrière Saint-Jacques pour son exécution, Lacenaire,
ce faux cygne romantique, ce bâtard de Chatterton, est refoulé à la barrière du
poétique. Au double crime correspond la double exécution : comme assassin tout
court, il est guillotiné; comme poète-assassin, il est iIIégitimé. Voilà ce qu'il en
coûte d'écrire des vers avec le sang des autres.

155 Hégésippe Moreau, « lacenaire poète », dans Le myosotis. Pedts contes et petits ve~ p. 220-
221.
CHAPITRE VII

DU POÈTE MALHEUREUX AU POÈTE MAUDIT


352

On s'était naguère gaussé des prétentions du philosophe à poser en martyr de la


pensée en même temps qu'il occupait l'avant-scène culturelle, s'infiltrait dans les
institutions de prestige et s'imposait comme héros du monde des lettres. Un
Palissot pouvait par exemple écrire, vers 1760, que les soi-disant philosophes
tâchaient « de se rendre intéressant[s], en affectant de s'attendre à des persécutions
qui n'arrivèrent point» 1. Un semblable destin guettait notre Poète malheureux qui,
en la personne de Chatterton, triomphait sur la scène du Théâtre-Français en
18 35. À son tour, il prêta le flanc aux sarcasmes et aux critiques et fut bientôt
rangé parmi les modèles désuets de la malédiction littéraire: il avait eu son
triomphe, il avait fait son temps, il devait céder la place à de nouvelles figures. Le
problème sera ici d'expliquer à la fois la virulence des critiques adressées au modèle
chattertonien par différents agents de la sphère littéraire et la perpétuation du
mythe de la malédiction jusqu'à Bloy et Verlaine. Comment a-t-on pu briser les
statues de Gilbert, de Malfilâtre et de Chatterton, c'est-à-dire du Poète malheureux
dont ces quelques auteurs étaient autant d'incarnations exemplaires, sans atteindre
du même coup les topiques de la malédiction? Lorsque Reybaud, Flaubert ou
Murger font de l'humour sur le dos des « Chatterton manqués »2, que disent-ils
exactement? À grands pas, ce chapitre voudrait expliquer les mécanismes qui ont
permis au mythe de se maintenir en se transformant et d'accoucher, à la fin du
siècle, de cet énième fleuron de la malédiction : le Poète maudit.

1 Palissot, Petites lettres sur de grands philosophes (1757), Œuvres complètes de M. Pallssot 1,
document électronique numérisé par la BNF, reprod. de l'éd. de Paris, L. Collin, 1809, p. 269-
316, p. 272.
2 L'expression est d'Ernest Renan, L'avenir de la France. Pensées de 1848, dans Œuvres complètes
de Emest Renan, éd. définitive établie par Henriette Psichari, Paris, Calmann-Lévy, [19471, 7 vol.,
vol. 3, p. 1048.
353

Sus à Chatterton: le Poète malheureux contesté


Puisque j'ai nommé Gilbert, je dirai aux
poétereaux pantelants, jeûnants et
mourants, qu'ils me font rire. S'ils ont
faim, cela les corrigera de rimer. C'est un
avis que la Providence leur envoie dans sa
miséricorde. Quant aux poitrinaires, qu'ils
boivent du lait d'ânesse.
Louis Veuillot, Les libres penseurs

« Ymbert Galloix qui souffre vaut Byron»


La première forme de contestation dont il faut prendre acte surgit à l'intérieur
même du fort romantique. C'est Hugo qui, le premier, paraît s'inquiéter de la
tournure frénétique que prend la malédiction littéraire au début des années 1830
et qui décide de mettre les points sur les i. Pour ce grand homme en devenir qui
n'a encore aucun malheur à faire valoir et qui accumule déjà les succès (poétiques,
dramatiques, romanesques), la situation commence à être un brin embarrassante.
Oh, il a bien eu sa part d'ennuis et bien des obstacles à surmonter pour imposer la
manière romantique, et il ne se fait pas faute de le souligner dans un article publié
en 1830 à l'occasion de la parution des poésies de Charles Dovalle, un jeune
amant des muses mort avant l'âge:

Sans doute, c'est triste de voir un poète de vingt ans qui s'en va, une lyre
qui se brise, un avenir qui s'évanouit; mais n'est~ce pas quelque chose aussi
que le repos? N'est~iI pas permis à ceux autour desquels s'amassent
incessamment calomnies, injures, haines, jalousies, sourdes menées, basses
trahisons; hommes loyaux auxquels on fait une guerre déloyale; [... ]
hommes laborieux qui poursuivent paisiblement leur œuvre de conscience,
en proie, d'un côté, à de viles machinations de censure et de police, en
butte, de l'autre, trop souvent, à l'ingratitude des esprits mêmes pour
lesquels ils travaillent; ne leur est~iI pas permis de retourner quelquefois la
tête avec envie vers ceux qui sont tombés derrière eux et qui dorment dans
le tombeau?3

3 Hugo, « Sur M. Charles Dovalle )), dans OeH, vol. 12, p. 175.
354

Mais ce n'est pas là ce qu'on appelle un bon, un vrai malheur, un malheur qui en
impose par sa majesté et son éclat, à la hauteur du génie hugolien. Au plus grand
poète, ce n'est pas un malheur qu'fi faut, c'est un martyre. Que sont ces pauvres
injures et ces misérables calomnies comparées aux désespoirs suicidaires des jeunes
obscurs? Hugo a beau soupirer et envier les heureux disparus qui dorment en paix
et qui échappent aux affres de la bataille romantique, son malheur ne fait pas le
pOids devant la misère morale et matérielle du premier Escousse venu. En avance
dans la production littéraire, fi arrive bon dernier dans la course aux palmes de la
malédiction.

L'importance du malheur comme procédé de légitimation culturelle est telle, dans


les années 1830, surtout au sein de la nouvelle école romantique, que Hugo ne
peut se contenter d'accumuler les bons coups et les succès. Il doit les justifier, ou
les excuser, en tout cas expliquer d'une manière ou d'une autre pourquoi son génie
échappe aux lois de la malédiction. C'est précisément ce qu'il fait en 1833 lorsqu'il
publie son article sur Ymbert Galloix. Cet article a plusieurs visées. La première, la
plus évidente, celte qui retiendra en premier Heu l'attention du lecteur, est de
rendre hommage à un esprit de second ordre, Ymbert Galloix, mort en 1828 -
on remarquera que Hugo y a mis le temps -, et d'attirer l'attention du public sur
la dernière lettre du jeune poète. Cette lettre, selon Hugo, tient du génie et doit
rester dans les annales littéraires comme un chef-d'œuvre; elle est échevelée à
souhait, décousue, écrite comme doit l'être la lettre d'un homme souffrant,
désespéré, à l'agonie: {{ nous le redisons, cette lettre restera »4. Mais par-delà
Galloix et sa lettre, c'est toute la jeunesse malheureuse que Hugo prend sous son

4 Hugo, « Ymbert Ga110ix », dans OCH, vol. 12, p. 205.


355

aile de grand mage et sur laquelle il appelle la pitié des hommes au pouvoir. Il se
veut, comme Vigny dans Stello et Chatterton, le médiateur entre les laissés-pour-
compte et les dirigeants. Le troisième objectif est d'établir une distinction entre les
génies de premier ordre - Byron sert d'exemple à Hugo - et les génies qu'on
pourrait dire (( accidentels », ces esprits de second ordre qui, à l'instar d'Ymbert
Galloix, n'atteignent véritablement à la vérité littéraire qu'au moment où ils ont
renoncé, par désespoir, à faire œuvre littéraire. À ces auteurs secondaires, le
malheur est vraiment utile en ce qu'il les force à redevenir hommes et à écrire en
hommes pour des hommes. À propos de la dernière lettre d'Ymbert Galloix, voici
ce que dit Hugo :

C'est un homme qui souffre et qui le dit à un autre homme. Voilà tout.
Remarquez ceci, à un autre homme, pas à vingt, pas à dix, pas à deux, car,
au lieu d'un ami, s'il avait deux auditeurs seulement, ce poète, ce qu'il fait
là, ce serait une élégie, ce serait un chapitre, ce ne serait plus une lettre.
Adieu la nature, l'abandon, le laisser-aller, la réalité, la vérité; la prétention
viendrait. Il se draperait dans son haillon. Pour écrire une lettre pareille,
aussi négligée, aussi poignante, aussi belle, sans être malheureux comme
l'était Ymbert Galloix, par le seul effort de la création littéraire, il faudrait
du génie. Ymbert Galloix qui souffre vaut Byron. 5

Ymbert Galloix qui souffre vaut Byron. Hugo dit ici deux choses: que la souffrance
élève les auteurs sans génie au rang d'écrivain de premier ordre - et en cela il
reconduit la topique de la malédiction -, mais aussi qu'un homme de génie, né
poète et génial, n'a pas besoin de souffrir pour de vrai pour être égal à lui-même et
faire œuvre de génie. Un Byron (ou un Hugo) n'est pas tenu de vivre chacune des
souffrances qu'il inflige à ses personnages; sa force, son génie réside justement dans
sa capacité à reproduire en imagination les souffrances qu'il peint en littérature et à
les rendre vraisemblables :
356

Certes, ce n'est pas nous qui répéterons les banalités convenues, ce n'est pas
nous qui exigerons que toutes souffrances peintes par l'artiste soient
constamment éprouvées par l'artiste, ce n'est pas nous qui trouverons
mauvais que Byron pleure dans une élégie et rie à son billard, ce n'est pas
nous qui poserons des limites à la création littéraire et qui blâmerons le
poète de se donner artificiellement telle ou telle douleur pour l'analyser dans
ses conwlsions comme le médecin s'inocule telle ou telle fièvre pour l'épier
dans ses paroxysmes. Nous reconnaissons plus que personne tout ce qu'il y a
de réel, de vrai, de beau et de profond dans certaines études psychologiques
faites sur des souffrances d'exception et sur des états singuliers du cœur par
d'éminents poètes contemporains qui n'en sont pas morts. 6

À tout prendre, le plaidoyer de Hugo en faveur de la jeunesse malheureuse en est


aussi un pour les grands hommes qui ne le sont pas, eux, malheureux. Le mythe
exerce une pression idéologique sur les écrivains pour qu'ils exposent au public les
preuves de leur mérite, les tourments réels par le biais desquels ils ont atteint au
génie. La question Implicite qui se pose à Hugo, que chaque mort d'écrivain
miséreux et désespéré renouvelle, est celle de la légitimité de son succès. Comment
un écrivain qui a lui-même chanté dans ses vers le calvaire nécessaire du grand
homme 7 peut-il être à la fois heureux et grand homme? À cette question, Hugo
répond finalement en deux temps. Le premier est celui de l'article sur Charles
Dovalle, où il signale à ses lecteurs ses souffrances de chef d'école persécuté par les
envieux. Le deuxième est celui de l'article sur Ymbert Galloix où il invoque

5 Ibid, p. 204.
6 Ibid, p. 203.
7 Voir notamment l'ode « Le poëte dans les révolutions» (1821) du premier livre des Odes et
ballades, ainsi que la deuxième du troisième livre, Intitulée « À M. de Chateaubriand» (1824),
OCH, vol. 4, p. 71-73 et 165-166. On y trouve des vers comme ceux-ci :
Qu'un autre au céleste martyre
Préfère un repos sans honneur!
La gloire est le but où j'aspire;
On n'y va point par le bonheur.
(Ibid, p. 73.)
357

l'argument de l'exception: au contraire des auteurs de deuxième ordre, les grands


hommes n'ont pas besoin de la souffrance pour s'élever au génie. C'est la réponse
d'un aigle menacé par les cygnes.

Le Poète malheureux comme objet de rigolade


D'autres hommes de lettres seront moins tendres que Hugo à l'endroit des poètes
soi-disant malheureux et ne leur épargneront pas les assauts de la rigolade.

La tactique n'est pas nouvelle. Le lecteur de Gi/ D/ilS de Lesage était déjà invité à
sourire des errances et ratages de Fabrice, le métromane de service qui affirmait
avoir renoncé à la poésie et qui écrivait des vers sur son lit d'hôpital pour dire
adieu aux muses8 • Les amateurs de Voltaire avaient pu s'amuser à leur tour aux
dépens du poète impécunieux et laborieux du Piluvre diilb/e, dont l'auteur faisait
finalement un excellent portier9 • Plus tard, lorsque le malheur acquit ses lettres de
noblesse et devint le nec plus u/tril de la distinction, les spectateurs du Théâtre-
Français avalent ri de la manie du Mil/heureux imilginilire, le duc de Nemours,
personnage ridicule à qui tout réussissait et qui n'ambitionnait pourtant qu'une

8 Lesage, Histoire de GII BIas de Santlllane, livre XI, chapitre 7, dans Romanciers du XVII' siècle ,.
Hamilton, Le Sage, Prévost, p. 1132. Compatriote de GII Bias, Fabrice quitte le village d'Oviedo en
même temps que le protagoniste et le croise à quelques reprises au fil de ses aventures. Moins
perspicace que celui-ci, il abandonne une charge de laquais pour courir la carrière incertaine des
lettres et du bel esprit après un succès à la comédie. Saisi de la fi rage d'écrire» (Ibid., p. 1030), Il
se rend à Madrid et fait son entrée dans le monde littéraire et dans les grandes maisons où il trouve
un débit pour ses productions. Ses récompenses, pourtant, sont de peu de poids, et ce (( nourrisson
des muses» (Ibid., p. 1178) a beau être bien en cour et discuter de plain-pied avec les grands du
jour, il se retrouve bientôt à l'hôpital, abandonné, sans le sou. C'est là que Gil Bias le rencontre au
livre XI et lui demande d'abjurer la poésie qui l'a conduit à sa perte. La réponse de Fabrice, pour
rassurante qu'elle se veuille, montre qu'une fois attrapée la folie de la rime on n'en réchappe pas si
aisément: « [La rechute] est ce que je n'appréhende point du tout, repartit-il. J'ai pris une ferme
résolution d'abandonner les muses: quand tu es entré dans cette salle, je composais des vers, pour
leur dire un éternel adieu. » (Ibid., p. 1132.)
9 Voltaire, Le pauvre diable, p. 97-113. Voir aussi supra, chap. Il : « La pauvreté ridicule: poète
crotté (XVne s.) et pauvre diable (XVIIIe s.) »
358

chose : qu'on le proclamât le plus malheureux de tous les hommes 10. Les quelques
satires du Poète malheureux qui paraissent après la révolution de Juillet s'inscrivent
donc dans une tradition littéraire bien établie.

Celle qui jouit du plus grand succès parut en 1842 sous le titre de Jérôme Paturot
à la recherche d'une position sodale11. Cet ouvrage, dont les éditions se multiplient
au fil du siècle 12, est l'histoire d'une ascension sociale avortée et des échecs répétés
d'un jeune lettré romantique cherchant désespérément à rompre avec la profession
de ses pères, le commerce des bonnets, et à faire son chemin jusqu'à la gloire par le
seul travail de sa plume et de son imagination. Comme ses confrères en
métromanie du XVIW siècle, Jérôme a la tête montée par ses lectures et son
éducation; il ne se rend pas compte qu'il n'a rien de ce qu'il faut pour faire sa
route dans le monde tel qu'il va, et surtout pas dans ce monde des aventuriers de la
plume et de l'industrie où il fraye à la recherche de la fortune. Poète romantique, il
a un nom tout ce qu'il y a de plus prosaïque; saint-simonien, il ignore les rudiments
de l'économie politique et de la philosophie transcendante; homme d'affaires mis à
la tête d'une compagnie de bitume, sa conscience et sa probité lui font obstacle, et
ainsi de suite. Le problème de Jérôme tient à la fois à ce qu'il cherche à conquérir
des postes pour lesquels il n'a aucune disposition et au fait qu'il arrive toujours trop
tard dans la course aux places. Il pratique avec zèle et excès la manière romantique
à une époque où les chefs et sous-chefs du romantisme sont déjà trouvés; il fonde
un journal politique et littéraire dans un marché éditorial déjà saturé. Jérôme ne fait

10 Dorat, Le malheureux imaginaire. Voir supra, chap. IV : « Le roman de Julie Il.


11 Louis Reybaud, Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale, nouvelle éd. entièrement
revue et corrigée, Paris, Michel Lévy Frères, 1870.
12 Le catalogue de la Bibliothèque nationale en compte plus d'une vingtaine jusqu'à aujourd'hui,
mises à part les éditions électroniques (1995 et 1997). La première édition parut en 1842 chez
Paulin, à Paris, en format in-octavo, sans nom d'auteur. Une édition illustrée par Grandville parut en
1846 chez Duhochet et Le Chevalier, en format in-quarto.
359

rien à temps et se voue, par son inaptitude à flairer les bons coups et à deviner
l'attente du public, à singer les innovations d'autrui et à retourner à la case départ :
le commerce des bonnets.

Avant d'en arriver là, Jérôme tente tout de même un dernier coup: le suicide. Pas
plus que ses contemporains, il n'ignore le fabuleux potentiel promotionnel de la
chose:

l'idée d'un suicide me poursuivait, et cette manie devenait d'autant plus


dangereuse, qu'elle procédait moins du désespoir que du calcul. l ... ]
« Malvina, disais-je, un suicide pose un homme. On n'est rien debout: mort
on devient un héros. là où les jalousies cessent, l'apothéose commence. De
mon vivant, qui est-ce qui a parlé de mes Fleurs du Sahara, de ma Cité de
rApoca!ypse? À peine serai-je parti, que chacun de ces volumes deviendra
un monument, une œuvre de génie. J'aurai des prôneurs; je ferai école,
c'est infaillible. Tous les suicides ont du succès, les journaux s'en emparent,
l'émotion s'y attache. Décidément il faut que je fasse mes préparatifs. » 13

Mais là encore, Jérôme ne parvient même pas à innover et à se distinguer des


autres suicidés romantiques. Au lieu d'intégrer à la mise en scène de sa mort
quelque élément inédit qui lui assure une place à part dans l'histoire des suicidés, il
se contente d'imiter Escousse et lebras et d'allumer un banal réchaud. la tentative
est avortée par l'arrivée inopinée de l'oncle Paturot, lequel parvient enfin à
convaincre son neveu des avantages du commerce. Dommage, car Jérôme avait
écrit un « Adieu à la vie » qui lui eût certainement assuré une place, sinon parmi les
grands poètes du temps, du moins parmi les rois de l'incongruité littéraire de la

13 Louis Reybaud, Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale, p. 126.


360

monarchie de Juillet14 (on remarquera au passage le pastiche parodique de 1'« Ode


imitée de plusieurs psaumes» de Nicolas Gilbert) :

Au banquet du pouvoir infortuné convive,


Je m'assis et m'y consolaii
Mais quand on me traita d'une façon trop vive,
Tranquillement je m'en allai.

Je vais donc terminer cette rude existence


Avec ma femme qui l'ornai
Je vais, en écrivant une dernière stance,
M'immoler avec Malvina. 15

Sur quoi repose le rire dans Jérôme Paturof} De quoi les contemporains de
Reybaud étaient-ils supposés rire en riant de Jérôme? De son manque absolu
d'originalité et de flair? Oui, sans doute, et de sa naïveté aussi, c'est-à-dire du
décalage entre le monde tel qu'il est (c'est-à-dire tel que perçu et décrit par Jérôme
devenu bonnetier, narrateur de sa propre histoire), et le monde tel que Jérôme le
voit à l'époque de ses aventures. Jérôme est incapable de se mettre au diapason du
réel, de prévoir la tournure des événements, de comprendre, au détour d'une
phrase ou d'un regard, les intentions malveillantes des escrocs auxquels il se frotte.
Tous les personnages lisent en lui comme en un livre ouvert, mais lui, qui se dit
lettré, éprouve des difficultés à lire le réel. En projetant sur le monde qui l'entoure
les chimères de son imagination, il s'empêche d'y être le conquérant qu'il veut être.
Aussi son ascension prend-elle la tournure d'une dégringolade sociale, dégringolade
qui ne porte pas à conséquence puisqu'un filet l'attend (la boutique) qui l'empêche

14 Voir l'article de Pierre Popovic, « Paulin Gagne, le poète qui faisait rire de lui)), Tangence,
n° 53, décembre 1996, p. 76·10l.
15 Louis Reybaud, Jérôme Paturot J /a recherche d'une position sociale, p. 132. Le poème
comporte en tout neuf strophes; nous ne citons que les deux premières.
361

de sombrer dans la plus profonde misère. Les bonnets sont là pour freiner la chute
du Poète malheureux qui avait cru pouvoir échapper à sa vocation de bonnetier.

Or on peut finalement se demander si la précondition du comique, dans Jér6me


Pi/turot, n'est pas justement ce modèle du Poète malheureux dont Jérôme est une
incarnation singulière. De même que le rire de Don Quichotte repose sur la vogue
des romans de chevalerie, celui de Jér6me Pi/turot a besoin des drames, romans,
notices biographiques, de toutes ces œuvres de fiction et de ces écrits non littéraires
qui réaffirment encore et toujours que le poète est voué au malheur. Poète, Jérôme
l'est bel et bien, et malheureux de surcroît. Tous les signes sont là : ses débuts
comme poète romantique et ses publications à compte d'auteur, ses errances à
travers le monde de l'édition et des journaux, la mansarde qu'il habite et qui est à
elle seule, depuis Mercier, un indicateur du génie méconnu 16• Tout ce qui lui
manque pour correspondre parfaitement au modèle chattertonien et gilbertien,
c'est d'être un provincial fraîchement débarqué à Paris. Mais ce n'est pas tout à fait
essentiel, puisqu'il y a une place au royaume du malheur pour les authentiques
Parisiens - témoin Escousse. Ses échecs et ses disgrâces, qui font tant rire le
lecteur, n'ont rien de drôle du point de vue du principal intéressé :

L'avenir se présentait à moi sous les couleurs les plus sombres. Au lieu
d'avancer, je reculais; loin d'atteindre à une position sociale, je voyais les
obstacles surgir de toutes parts. Qu'est-ce donc qu'une vie, Monsieur, dont
les abords sont si difficiles et où les plus belles années se consument dans
l'impuissance et dans le tâtonnement? Que faire? qu'essayer encore? Je me
laissais aller au découragement et à la tristesse. L'existence me pesait; je
regrettais parfois que la maladie m'eOt épargné. 17

16 Voir louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, chap. 2 (<< les greniers »), vol. l, p. 10-13.
17 louis Reybaud, Jér6me Paturot J /a recherche d'une position socla/e, p. 40. Voir aussi p. 124
et 125.
362

On ne saurait nier qu'il y ait là de la graine de Poète malheureux, et de la


meilleure. Si ce malheur ne porte pas à conséquence, s'il peut finalement
provoquer le rire et non la compassion, c'est qu'il y a, qui couvre ce malheur, un
bonnet de coton signé Paturot. Le lecteur ne peut jamais oublier le risible destin de
Jérôme-poète-malheureux, parce qu'il est précisément raconté par Jérôme-
bonnetier. Le récit transite par ce personnage-narrateur dont on sait qu'il a
finalement réussi à faire fortune, mais dans le commerce le moins poétique qui
soit t 8. Le bonnetier sans le poète eût été insignifiant; le poète malheureux sans la
destinée du bonnet n'eût guère fait rire. C'est la superposition des deux figures,
parfaitement incompatibles, qui assure le comique et le succès du roman.

Reste à savoir pourquoi Reybaud couvre le Poète malheureux d'un bonnet et le


tourne en ridicule. Car le rire dans Jérôme Paturot, pas plus que les larmes dans
Chatterton, n'est gratuit; il y a là-dessous une morale dont l'histoire de Jérôme est
chargée d'attester la valeur, morale qu'on pourrait énoncer comme suit: la
mobilité sociale est inutile (Jérôme est finalement rattrapé par le bonnet qu'il fuit et
s'aperçoit qu'il a perdu son temps) et dangereuse (Jérôme n'échappe au suicide
que de justesse). Ce que cherche à montrer Reybaud est en effet qu'un bon
commerçant de bonnets, bien établi et bien prospère, est cent fois plus utile à l'État
qu'un héritier de la bonneterie qui fuit le métier de ses pères et qui cherche sa
fortune dans les chemins surpeuplés des professions libérales t 9. Autrement dit, il

t 8 Rappelons que Théophile Gautier avait déjà, dans ses Jeunes France, mis un bonnet de coton sur
la tête d'un jeune poète byronien. Le Rodolphe de « Celle-ci et celle-là}), rencontré en bonnet de
coton par sa Béatrix, va se jeter dans la Seine. Voir Gautier, Les Jeunes France. Romans goguenards,
introduction et notes par René )asinski, Paris, Flammarion, coll. (( Nouvelle bibliothèque
romantique}), 1974, p. 124-126.
t 9 Cette thèse est réaffirmée à quelques reprises au cours du roman: (( Évidemment, l'équilibre des
fonctions n'est pas, dans notre monde, ce qu'II devrait être. Les éducations d'élite sont celles qui
aboutissent avec le plus de difficulté. L'instrument sert d'autant moins qu'il semble acquérir plus de
puissance. Cela tient à ce fatal usage des distinctions et des catégories que toute société, même
363

n'y a des Chatterton que parce qu'il y a, parmi la jeunesse, trop de rêveurs qui se
croient destinés à de hautes fonctions sociales et qui cherchent à occuper les mêmes
postes et les mêmes positions socialement valorisés. Le monde irait moins mal, il y
aurait moins de désespoir et moins de suicides parmi la jeunesse si les fils de la
bourgeoisie restaient dans les ornières tracées par leurs ancêtres et s'occupaient de
produire au lieu de rêver. Vigny accusait la société d'affamer le poète et d'ignorer
le talent; Reybaud rétorque par le biais de son roman qu'il n'y a tant d'affamés que
parce qu'il y a trop d'étourdis poursuivant les mêmes chimères, trop de rimailleurs
persuadés de leur génie, trop de gens éduqués qui tournent au parasitisme social en
convoitant une position pour laquelle ils ne sont pas nés. Tant de souffrance pour
finir bonnetier: ce n'était vraiment pas la peine.

Assez les jérémiades


Oubliez les enfants par la mort arrêtés;
Oubliez Chatterton, Gilbert et Maltilâtre;
De l'œuvre d'avenir saintement idolâtre,
Enfin oubliez l'Homme en vous même.
Alfred de Vigny, Les destinées

Il existe une autre catégorie de textes prenant pour cible le Poète malheureux et ce
qu'on appelle ses « jérémiades )}20 dont l'objectif est peut-être moins de faire rire

démocratique, a jusqu'ici maintenues. On s'obstine à considérer de certaines professions comme


dignes et honorables par-dessus les autres; et le plus grand nombre s'y précipite. Qu'en résulte-t-it?
qu'on s'y étouffe et que, pour se tirer d'affaire, on s'abaisse, on dégrade la profession. Dites donc,
une fois pour toutes, que c'est l'homme qui honore la fonction, et qu'un bon ouvrier rend plus de
services à la société qu'un méchant écrivain. Alors vous serez dans le vrai, et l'équilibre dans les
diverses carrières se rétablira de lui-même. Le bel avantage, vraiment, que celui d'avoir une foule
inquiète de postulants pour des places déjà prises: écrivains sans éditeurs, avocats sans clients,
médecins sans malades, ingénieurs sans emploi, artistes sans commandes, population improductive,
presque parasite, que les atteintes de la misère ne guérissent pas toujours des inspirations de
l'orgueil.» (Louis Reybaud, Jérôme Paturot à /a recherche d'une posidon sociale, p. 40-41. Voir
aussi p. 90-91 et p. 100.)
20 Dans la préface des Cariaddes de Théodore de Banville, par exemple: « Mals, pour Dieu!
commencez par mettre un terme aux élégies quotidiennes que vous versez à pleines corbeilles sur la
364

- quoiqu'on y pratique souvent un humour un peu lourd - que de signifier la


distanciation de leur auteur à l'égard d'une certaine manière d'être malheureux ou
de certains thèmes dont il trouve qu'ils sont franchement éculés. La chose se traduit
quelquefois par une volée d'insultes jetée à la face des principaux représentants du
romantisme, auxquels on associe les épanchements lyriques du « poète mourant ».
Flaubert écrit ainsi à Louise Colet en t 853, à propos de Lamartine qui, croit-il,
« se crève )} :

Non, je n'ai aucune sympathie pour cet écrivain sans rythme, pour cet
homme d'État sans initiative. C'est à lui que nous devons tous les
embêtements bleuâtres du lyrisme poitrinaire, et lui que nous devons
remercier de l'Empire: homme qui va aux médiocres et qui les aime. [ .•. ] Il
ne restera pas de Lamartine de quoi faire un demi-volume de pièces
détachées. C'est un esprit eunuque, la couille lui manque, il n'a jamais pissé
que de l'eau claire.21

Isidore Ducasse, que le genre lyrique indispose encore davantage si c'est possible
(et qui d'ailleurs ne tient pas Flaubert en très haute estime), se moque dans ses
Poésies 1 de la « convention peu tacite entre l'auteur et le lecteur, par laquelle le
premier s'intitule malade, et accepte le second comme garde-malade )}22. Le
pauvre Lamartine, qui n'en peut mais, s'y voit traité de « Cigogne-Larmoyante »23,

tombe de notre grand Hégésippe Moreau; économisez Gilbert; ne nous jetez pas Chatterton à la
tête. Cessez cela et les autres jérémiades.» «( Préface de l'édition de 1842», dans Œuvres
poétiques complètes, T. l, éd. critique publiée sous la dir. de Peter ]. Edwards, Paris, Honoré
Champion,2ooo, p. 339.)
21 Flaubert, « À Louise Colet. [Croisset,] mercredi soir, minuit. [6 avril 1853] », Correspondance,
éd. établie, présentée et annotée par Jean Bruneau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade», 1973-, 5 vol., vol. 2, p. 299.
22 Isidore Ducasse, Poésies 1 (1870), dans Œuvres poétiques complètes: Arthur Rimbaud, Charles
CroSI Tristan Corbièrel Lautréamont, préface de Hubert Juin, éditions présentées et annotées par
Alain Blottière (Rimbaud), Pascal Pia (Cros), Michel Dansel (Corbière) et Jérôme Bancilhon
(Lautréamont), Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1980, p. 767.
23 Ibid., p. 776.
365

tandis que Chateaubriand y est désigné comme le « Mohican-Mélancolique »24.


Que la poésie décrive les formes et l'expérience de la douleur, Ducasse n'est
évidemment pas contre (voir Les chants de Maldoron; ce qu'il ne peut supporter,
c'est la poésie de l'épanchement, de l'émotion, celle qui s'attache au malheur et à
l'expression du moi souffrant: « Les gémissements poétiques de ce siècle ne sont
que des sophismes »25; « Ne pleurez pas en public »26; « Si vous êtes malheureux,
il ne faut pas le dire au lecteur. Gardez cela pour vous »27. Le poète de la cruauté
ne pleurniche pas; il écrit au sein de la douleur sans s'apitoyer sur lui-même, sans
rechercher la compassion de son lecteur, avec la lucidité et la froideur d'un
c1inicien 28 •

Un contemporain de Ducasse, Tristan Corbière, se démarque du Poète malheureux


d'une autre manière: par le rire. Non pas le rire de Jérôme Paturot, ce rire
inconscient de lui-même, mais le rire de l'autodérision, conforme à la poétique tout
en accrocs ludiques des Amours jaunes. En guise d'épigraphe à son poème « Un
jeune qui s'en va », Corbière propose le néologisme « Morire», autrement dit la

24 Ibid, p. 775.
25 Ibid, p. 767.
26 Ibid, p. 774.
27 Ibid, p. 775.
28 Voir encore ce passage du premier des Chants de Maldoror: « Je me propose, sans être ému,
de déclamer à grande voix la strophe sérieuse et froide que vous allez entendre. [•.• ] Écartons en
conséquence toute idée de comparaison avec le cygne, au moment où son existence s'envole, et ne
voyez devant vous qu'un monstre, dont je suis heureux que vous ne puissiez pas apercevoir la figure;
mais, moins horrible est-elle que son âme." (Lautréamont, Les chants de Maldoror, dans IbId,
p. 598-599.) Voir aussi la lettre de Ducasse « À Monsieur Darasse. Paris, 12 mars 1870 ", dans
Ibid, p. 800-801 : « Les gémissements poétiques de ce siècle ne sont que des sophismes hideux.
Chanter l'ennui, les douleurs, les tristesses, les mélancolies, la mort, l'ombre, le sombre, etc., c'est
ne vouloir, à toute force, regarder que le puéril revers des choses. Lamartine, Hugo, Musset se sont
métamorphosés volontairement en femmelettes. Ce sont les Grandes-Têtes-Molles de notre époque.
Toujours pleurnicher! Voilà pourquoi j'ai complètement changé de méthode, pour ne chanter
exclusivement que l'espoir, l'espérance, LE CALME, le bonheur, LE DEVOIR. Et c'est ainsi que je

\
366

mort pour rire et la mort risible, ridicule, celle d'un jeune poète qui se sait
bêtement {( mourir dans la fleur de l'âge }), comme tant de poètes avant lui, et qui
ne veut pourtant pas refaire Gilbert, Musset ou Moreau. Comment mourir jeune et
poète après le romantisme sans prêter à rire? Et comment rire d'une mort qui n'a
pourtant rien de drôle? En riant « jaune }), de force, et en épinglant au fronton du
poème les noms de ceux dont on poursuit la tradition littéraire, tout en montrant
qu'on n'en est pas dupe et qu'on s'en distingue:

À moi, Myosods! Feuille morte


De Jeune malade à pas lent!
Souvenir de soi ... qu'on emporte
En croyant le laisser - souvent!

- Décès : Rolla : - l'Académie -


Murger, 8eaudelaire : - hôpital, -
Lamartine : - en perdant la vie
De sa fille, en strophes pas mal. ..

Doux bedeau, pleureuse en lévite,


Harmonieux tronc des moissonnés,
Inventeur de la larme écrite,
Lacrymatoire d'abonnés!. ..

Moreau - j'oubliais - Hégésippe,


Créateur de l'art-hôpital...
Depuis, j'ai la phtisie en grippe;
Ce n'est même plus original.

- Escousse encor: mort en extase


De lui; mort phtisique d'orgueil.
- Gilbert : phtisie en paraphrase
Rentrée, en se pleurant J l'œil 29

renoue avec les Corneille et les Racine la chaîne du bon sens et du sang-froid, brusquement
interrompue depuis les poseurs Voltaire et Jean-Jacques Rousseau. » (Ibid., p. 801.)
367

La question implicite suggérée par cette élégie antiélégiaque de Corbière -


comment écrire la mort poétique après le romantisme? - s'est posée à Henry
Murger deux décennies plus tôt à propos de la pauvreté: comment écrire la
pauvreté littéraire après Vigny et Moreau? Comment redire la faim, la misère, le
désarroi et la précarité économique de l'écrivain, rester dans le connu et le
vraisemblable en somme, sans pourtant avoir l'air de poser au martyr de la poésie
et de réécrire Chatterton?

La chose était d'autant plus malaisée que, parmi la jeunesse artistique des années
1840, de nombreux bohémiens continuaient de s'identifier au modèle
chattertonien. De la Société des buveurs d'eau qui se compose à l'automne 1841
et qui réunit plusieurs bohémiens (dont Murger), un ancien membre, Champfleury,
écrit qu'il y (( régnait une tendance à la Chatterton »30. Murger lUi-même, lorsqu'il
écrira son roman Les buveurs d'eau en 1855, décrira ses anciens compagnons
comme des artistes sectaires attachés à la sainte pauvreté et refusant tout
compromis avec l'ordre économique31 • Qui plus est, le type du bohémien, tel

29 Tristan Corbière, « Un jeune qui s'en va », Les amours jaunes, dans ibid., p. 415-416.
30 « Les applaudissements remplaçaient les rafratchissements; mals la fol était vive parmi les
auditeurs qui, tous, se croyaient appelés à jouer le rôle de Victor Hugo, de Musset, d'Alfred de
Vigny. Tels étaient les dieux de cette mansarde [celle de Murger], où régnait une tendance à la
Chatterton. » (Champfleury, Souvenirs et portraits de jeunesse, cité par Anne Martin-Fugier, Les
romantiques 1820-1848, p. 324.)
31 Dans Les buveurs d'eau, Francis, un peintre sans grand talent qui parvient à placer ses toiles chez
un marchand d'art, est incité à rompre avec ce dernier par ses nouveaux compagnons les buveurs
d'eau, sous prétexte qu'il encourage le travail de l'à-peu-près et empêche les artistes de se consacrer
sérieusement à leur art (voir Murger, Les buveurs d'eau, dans Œuvres complètes, Genève, Slatkine
Reprints, 1971 [réimp. de l'éd. de Paris, 1855-1861], 12 t. en 6 vol., vol. 1, t. 1, p. 71-74).
L'un des articles de la Société des buveurs d'eau, à laquelle se joint Francis, se lit comme suit: « Le
but de la société étant principalement de maintenir chacun de ses membres dans la stricte intégrité
de son art, aucun d'eux ne pourra s'en éloigner ni se livrer à des productions dites de commerce,
quel que soit d'ailleurs le bénéfice qu'il pourrait en retirer... » (Ibid., p. 88.) Sur la Société des
buveurs d'eau, voir Anne Martin-Fugier, Les romantiques 1820-1848, p. 323-329.
368

qu'esquissé dans la presse et les romans de l'époque, partageait de nombreux traits


avec le Poète malheureux des années 1830. Tous deux étaient également jeunes,
pauvres, sans stabilité sociale aucune et faisaient l'aller-retour de la mansarde à
l'hôpital, jusqu'à ce qu'ils n'aient plus la force de quitter leur grabat de l'Hôtel-
Dieu. La presse chrétienne, qui se faisait un devoir d'éliminer la race bohémienne,
traitait cette gent sans morale et sans habit de « Chatterton d'imitation »32.

C'est dans ses Scènes de /a vie de bohème3 3, publiées chez Lévy en 1851, que
Murger cherche à briser l'amalgame entre bohème et martyr poétique. Rassemblant
la plupart des épisodes parus en feuilleton dans le Corsaire-Satan entre 1845 et
1849, ce roman raconte la formation et les aventures ou mésaventures d'un petit
groupe d'artistes et de poètes sans le sou (Rodolphe, Colline, Marcel, Schaunard)
réunis par un certain mode de vie dont les deux principaux pôles sont la paresse et
la débrouillardise. Ceci est à noter: les bohémiens de Murger ne sont pas liés par
des opinions politiques ni même par une doctrine artistique. C'est par hasard qu'ils
se rencontrent; c'est par besoin qu'ils s'unissent34 • Ils ont en commun une même
insouciance devant les embOches, une même confiance en leur ingéniosité et leur
destin, et croient que le hasard se chargera de leur faire un nom, comme de leur
apporter l'écu qui leur manque pour diner. Et quand ils s'aperçoivent que l'écu

32 Le réveil, 30 janvier 1858, cité dans Jean Marie Goulemot et Daniel Oster, Gens de lettres,
~crivains et bohème, p. 138. Sur les ennemis de la bohème, on consultera les pages 135 à 144 de
cet ouvrage.
33 L'édition utilisée ici est celle de Loïc Chotard déjà citée.
34 Voici la description du premier dîner - décisif - entre les principaux personnages des Scènes:
« La connaissance ébauchée la veille entre Colline et Schaunard, et plus tard avec Marcel, devint
plus intimej chacun des quatre jeunes gens arbora le drapeau de son opinion dans l'artj tous quatre
reconnurent qu'ils avaient courage égal et même espérance. En causant et en discutant, ils
s'aperçurent que leurs sympathies étaient communes, qu'ils avaient tous dans l'esprit la même
habileté d'escrime comique, qui égaye sans blesser, et que toutes les belles vertus de la jeunesse
n'avaient point laissé de place vide dans leur cœur, facile à mettre en émoi par la vue ou le récit
d'une belle chose. » (Ibid., p. 80-81.)
369

n'arrive pas, que leur destin tarde à se produire, Ils l'aident de leur mieux et se
mettent au travail. La misère, ici, n'est pas triste ni tragique; le désespoir du
bohème se meuble de calembours et son pain quotidien est le mot d'esprit. Et c'est
là tout à la fois l'une des causes du succès des Scènes de /3 vie de bohème et ce qui
distingue la pauvreté bohémienne de la misère chattertonienne : elle sait s'égayer.
Le bohémien de Murger ne croit pas que la fatalité pèse sur sa tête ni qu'il soit
voué à mourir de faim; il vit sa pauvreté au jour le jour, sans penser au lendemain,
sans penser surtout qu'elle puisse s'éterniser. Le hasard et l'errance aidant, il saura
trouver l'occasion de faire fortune ou de se faire un nom. Il n'y a donc pas lieu de
prendre l'existence au tragique et de précipiter sa tin. D'autant que le bohémien
n'est pas seul et qu'il peut compter, pour souffrir gaiement avec lui, sur ses
collègues et ses amours. Et c'est en cela aussi qu'il se distingue du poète martyr de
l'époque précédente: il n'est pas naturellement solitaire ni mélancolique, ne se vit
pas dans un état d'ostracisme perpétuel, et sait trouver des compagnons et des
maîtresses en accord avec sa marginalité transitoire. Point d'amour fatal dans les
annales de la bohème, mais des amours en passant, avec des grisettes qui donnent
et prennent, vont et reviennent sans scrupules ni remords.

A ce titre, une seule exception dans les Scènes de /3 vie de bohème: Jacques D•••,
sculpteur, qui apparaît dans l'épisode cc Le manchon de Francine »35, où un
narrateur intradiégétique raconte ses derniers amours et sa misérable tin sur un
mode mélahcolique. cc Ce n'est point gai tous les jours la bohème »36, prévient ce
narrateur avant d'entamer l'histoire de Jacques. Celle-ci est d'ailleurs très simple:
Jacques a faim et cherche à échapper au désespoir et à ses velléités suicidaires;
survient une voisine de palier, une grisette nommée Francine, qui le détourne de

35 Ibid., p. 274-300.
370

ses sombres desseins et lui permet de connaître quelques mois de bonheur et


d'amour; elle meurt dans la mansarde de Jacques un jour d'automne. En dépit de
tous ses efforts pour se remettre, ce dernier est inconsolable et ne peut oublier sa
maîtresse. La morosité et la misère le conduisent bientôt à l'hôpital, puis au
cimetière. L'intérêt de cette (( scène}) est double. D'une part, elle provoque une
rupture dans la tonalité générale du roman, qui est celle de la gaieté insouciante, et
laisse présager la conversion finale de Rodolphe et de sa compagnie en artistes
sérieux et embourgeoisés: l'histoire de Jacques est chargée de montrer, en somme,
que la vraie bohème, comme la jeunesse qui est l'une de ses composantes
essentielles, (( n'a qu'un temps })37, sans quoi elle tourne au tragique et n'est plus la
(( vraie bohème}). D'autre part, elle permet à l'auteur de toucher un mot d'une
deuxième catégorie de bohémiens, celle formée par la Société dite des buveurs
d'eau 38 • Cette société, à laquelle appartient le personnage de Jacques jusqu'à sa
liaison avec Francine, est décrite par le narrateur comme un rassemblement de
jeunes artistes orgueilleux, sectaires, dogmatiques et rigoristes, faisant passer l'art
avant la vie, le malheur avant la gaieté et le travail avant l'amour:

Perpétuellement juchés sur les échasses d'un orgueil absurde, ces jeunes gens
avaient érigé en principe souverain, dans leur association, qu'ils ne devraient
jamais quitter les hautes cimes de l'art, c'est-à-dire que, malgré leur misère
mortelle, aucun d'eux ne voulait faire de concession à la nécessité. Ainsi, le
poète Melchior n'aurait jamais consenti à abandonner ce qu'il appelait sa
lyre, pour écrire un prospectus commercial ou une profession de foi. C'était
bon pour Rodolphe, un propre à rien qui était bon à tout, et qui ne laissait

36 Ibid., p. 276.
37 Voir le dernier chapitre des Scènes de /a vie de bohème, « La jeunesse n'a qu'un temps", ibid.,
p.393-397.
38 Le nom de cette société romanesque est emprunté à la petite communauté créée en 1841 par
Murger, André Léon-Noël et Joseph Desbrosses. À ce propos, voir Anne Martin-Fugler, Les
romantiques 1820-1848, p. 323-329.
371

jamais passer une pièce de cent sous devant lui sans tirer dessus n'importe
avec quoi.3 9

Jacques ne quitte pas la société de son propre gré; il en est exclu par le président,
un certain Lazare, peintre et {( orgueilleux porte-haillons »40, auquel il apprend qu'il
souhaite accepter désormais tout travail qui pourrait lui être lucratif, question de
nourrir sa Francine. La réponse du président est cinglante :

Mon cher, lui répondit Lazare, ta déclaration d'amour était ta démission


d'artiste. Nous resterons tes amis si tu veux, mais nous ne serons plus tes
associés. Fais du métier tout à ton aise; pour moi, tu n'es plus un sculpteur,
tu es un gâcheur de plâtre. Il est vrai que tu pourras boire du vin, mais nous,
qui continuerons à boire notre eau et à manger notre pain de munition,
nous resterons des artistes. 41

Il est obvie que cette petite société, pour être l'une des branches de la bohème, n'a
rien à voir avec la bohème formée par Rodolphe et ses compagnons. Celle-là
pratique l'art sur le mode vocationnel, ses membres se prennent au sérieux, ne sont
prêts à faire aucune concession avec le cc métier » et se montrent fiers et jaloux de
leur pauvreté austère. L'art est pour eux inconciliable avec l'amour (de la femme)
et avec la vie qu'ils boudent au profit de leur cc Œuvre». Tout à l'opposé, les
bohémiens dont le roman retrace les allées et venues répondent à une logique de la
dépense, et de la dépense immédiate: celle des mots d'esprit, du talent, des
sentiments et, bien entendu, de l'argent qui transite par leurs mains et qu'ils ont
vite fait de transformer en festin. Là, on se coupe du monde; ici, on transige avec
lui, et de toutes les manières possibles. Si l'histoire de Jacques est digne d'être
comptée comme une histoire de la bohème, si lui-même peut être tenu pour un

39 Murger, Scènes de /a vie de bohème, p. 292.


40 Ibid.
41 Ibid., p. 293.
372

vrai bohémien par le narrateur, et cela en dépit de sa tristesse et de son attitude


peu riante devant la vie, c'est précisément que l'amour l'a fait transfuge, qu'il a su
se montrer raisonnable et composer avec les lois de l'existence - et du marché. Au
lieu de refuser l'amour au profit de l'art, il a soumis son art et son talent à la
logique économique~

À travers la Société des buveurs d'eau, refoulée aux frontières du roman 42 et si


clairement réprouvée par l'auteur, c'est le modèle chattertonien qui se voit
disqualifié. Retirés dans leurs mansardes d'ivoire à l'abri du bourgeois qu'ils
conspuent, les dénommés buveurs d'eau se vivent comme des génies incompris et
perçoivent leur pauvreté comme le signe de leur pureté et la condition de leur
postérité. Ils sont bien, en cela, les continuateurs de Gilbert, d'Escousse et de
Moreau. La préface que propose Murger en 1851 pour accompagner ses Scènes
renforce d'ailleurs la filiation en même temps qu'elle fustige cette branche maladive
de la bohème. Pour Murger, Gilbert et ses bâtards sont aussi des bohémiens, mais

42 Panni les « scènes )) publiées en feuilleton dans le COlSaire-S3tan entre 1.845 et 1849, il Y en
avait une consacrée spécifiquement au poète Melchior et à son groupe d'artistes martyrs, intitulée
« Un po~te de gouttière )). Cette charge satirique ne fut pas retenue par Murger pour la publication
en volume des Scènes de /a vie de bohème, refoulant ainsi les « martyrs de l'art)) aux frontières de
la « bohème ». L'épisode en question fut inséré dans les Scènes de /a vie de jeunesse publiées chez
Lévy la même année que les Scènes de /a vie de bohème (1851). Voici un passage qui donne le
ton : « Je l'ai dit déjà, Melchior et ses amis faisaient partie de cette bande, et Ils avaient inventé
pour leur usage cette maxime singulière "que la misère est l'engrais du talent". Bien que plusieurs
occasions se fussent présentées qui auraient aidé Melchior à sortir de sa mauvaise situation, il
s'obstinait à y demeurer; cette misère, disait-il, était une ombre où rayonnaient mieux ces deux
pures étoiles: la poésie et le souvenir de son premier amour. Et puis la misère! la misère, cela prête
si bien à l'élégie et au dithyrambe! cela fournit naturellement de si glorieux parallèles! - Melchior,
lui, ne trouvait même pas la sienne assez complète. Martyr, à sa couronne il manquait une épine,
comme il le chantait quelquefois, en implorant la fatalité qui se montrait si clémente à son égard,
après avoir été si rigoureuse pour ses frères. - Enfin, le croirait-on, Melchior ambitionnait l'hôpital,
et ne désirait rien tant qu'une bonne maladie qui lui pennettrait d'aller à son tour chanter un hymne
à la douleur sur un grabat de l'Hôtel-Dieu. )) (Murger, « Un po~e de gouttière », Scènes de /a vie
de jeunesse, dans Œuvres complètes, Genève, Slatkine Reprints, 1971 [rélmp. de l'éd. de Paris,
1855-18611, 12 t. en 6 vol., vol. S, t. 9, p. 231-232.)
373

des bohémiens aux « réputations surfaites »43. Ils sont les premiers représentants de
cette bohème que Murger qualifie plus loin d'« ignorée» et qu'il décrit ainsi:

Cette bohème-là se recrute parmi ces jeunes gens dont on dit qu'ils donnent
des espérances, et parmi ceux qui réalisent les espérances données, mais qui,
par insouciance, par timidité, ou par ignorance de la vie pratique,
s'imaginent que tout est dit quand l'œuvre est terminée, et attendent que
l'admiration publique et la fortune entrent chez eux par escalade et avec
effraction. 44

Si cette « bohème ignorée» est si populeuse, c'est, ajoute Murger, parce que
« Beaucoup de jeunes gens ont pris au sérieux les déclamations faites à propos des
artistes et des poètes malheureux ». Joignant le clan des moralistes, Murger ajoute:

Les noms de Gilbert, de Malfilâtre, de Chatterton, de Moreau, ont été trop


souvent, trop imprudemment, et surtout trop inutilement jetés en l'air. On a
fait de la tombe de ces infortunés une chaire du haut de laquelle on prêchait
le martyre de l'art et de la poésie.
Adieu, trop inféconde terre,
Fléaux humains, soleil glacé!
Comme un fantôme solitaire,
Inaperçu, j'aurai passé.
Ce chant désespéré de Victor Escousse, asphyxié par l'orgueil que lui avait
inoculé un triomphe factice, est devenu un certain temps la Marseillaise des
volontaires de l'art, qui allaient s'inscrire au martyrologe de la médiocrité.
Car toutes ces funèbres apothéoses, ce Requiem louangeur, ayant tout
l'attrait de l'abîme pour les esprits faibles et les vanités ambitieuses,
beaucoup, subissant cette fatale attraction, ont pensé que la fatalité était la
moitié du génie; beaucoup ont rêvé ce lit d'hôpital où mourut Gilbert,
espérant qu'ils y deviendraient poètes comme il le devint un quart d'heure
avant de mourir, et croyant que c'était là une étape obligée pour arriver à la
gloire.
[ ... ]

43 Murger, Scènes de la vie de bohème, p. 34.


44 Ibid., p. 35.
374

Ce sont ces prédications dangereuses, ces inutiles exaltations posthumes qui


ont créé la race ridicule des incompris, des poètes pleurards dont la Muse a
toujours les yeux rouges et les cheveux mal peignés, et toutes les médiocrités
impuissantes qui, enfermées dans l'écrou de l'inédit, appellent la muse
marâtre et l'art bourreau. 45

À son verbe défendant, Murger témoigne du « charme» dont jouit encore, au


mitan du siècle, le modèle du Poète malheureux et le mythe de la malédiction
littéraire. S'il n'avait pas à lutter contre un fort courant doxique affirmant
l'inéluctabilité du malheur poétique, si son parti pris « réaliste» et bourgeois de la
production artistique ne prêtait le flanc à la critique, il ne s'acharnerait pas avec une
telle violence sur ces figures illustres qui incarnent, pour ses contemporains,
l'intégrité artistique et l'idéal poétique assumé jusqu'à la mort. D'ailleurs, pendant
que Murger livre un dernier combat au poète mourant, qui n'en finit plus
d'agoniser sous la férule de ses détracteurs, le mythe se perpétue ailleurs, sous
d'autres formes, sous d'autres plumes.

Avatars de la malédiction littéraire


En effet, le mythe, que l'on critique indirectement à travers la figure du Poète
malheureux après 1840, ne perd rien de son charme doxique. Parmi ceux qui se
montrent les plus caustiques à l'endroit du modèle chattertonien se rencontrent des
écrivains qui n'en croient pas moins que le malheur est inséparable de la valeur
littéraire et qu'il en est même un des meilleurs indicateurs. Tout se passe comme si
la contestation d'un modèle tenu pour désuet, loin de nuire au mythe, était la
condition de sa perpétuation. Après la Terreur, le Poète malheureux s'était
substitué au Philosophe persécuté qui n'avait plus valeur consensuelle. Après 1840,

45 Ibid., p. 37-38.
375

le Poète malheureux subit le même sort, et sa désintégration prépare le terrain à


l'avènement du Poète maudit. Le mythe, dans ces transformations successives et
par le moyen même de ces transformations, parvient à conserver un « air de
jeunesse». Les figures se succèdent, le vocabulaire se modifie, certains termes ou
expressions - le « grand homme»i la « mélancolie »i le « malheur» - prennent
de l'âge et sont progressivement remplacés par d'autres - 1'« artiste pUr»i la
« monomanie»i la « malédiction» -, mais les concepts, les connexions et les
topiques auxquels ces termes sont associés se perpétuent au fil du siècle. Autrement
dit, le mythe suit, dans ses transformations successives, les règles du dicible
inhérentes à ce que Marc Angenot a appelé le « discours social »46i et c'est
précisément parce qu'il parvient à se plier à ces règles qu'il conserve un semblant
d'évidence, qu'on continue à le croire apte à expliquer une réalité révoltante (la
souffrance des écrivains).

Avant que Verlaine ne fournisse au mythe sa troisième grande figure (le Poète
maudit), le mythe se manifestera sous une multitude de formes et dans un très
grand nombre d'œuvres et de discours. Il ne saurait être question d'étudier ici ces
formes et discours dans leur diversité - une autre thèse y suffirait à peine. Il
s'agira, plus modestement, de donner une idée des principaux lieux de l'institution
littéraire où se perpétue la malédiction et de suggérer quelques pistes de réflexion.

46 « Le discours social: tout ce qui se dit et s'écrit dans un état de société; tout ce qui s'imprime,
tout ce qui se parle publiquement ou se représente aujourd'hui dans les médias électroniques. Tout
ce qui narre et argumente, si l'on pose que narrer et argumenter sont les deux grands modes de
mise en discours. / Ou plutôt, appelons "discours social" non pas ce tout empirique, cacophonique
à la fois et redondant, mais les systèmes génériques, les répertoires topiques, les règles
d'enchaînement d'énoncés qui, dans une société donnée, organisent le dicible - le narrable et
l'opinable - et assurent la division du travail discursif.» (Marc Angenot, 1889. Un étàt du
discours social, Longueuil, Le Préambule, coll. (( L'Univers des discours», 1989, p. 13.)
376

Les artistes purs et leur martyre


On n'arrive au style qu'avec un labeur
atroce, avec une opiniâtreté fanatique et
dévouée.
Flaubert à Louise Colet, nuit du 14 au 15
août 1846

Les premiers écrivains chez qui le mythe trouve à se relancer sont ceux qui
cherchent à occuper la scène restreinte et, au premier titre, ces cc artistes purs» qui
imposent, par leur refus de l'art bourgeois, un nouvel ordre dans le champ littéraire
et contribuent à sa structuration interne. Les grands ennemis de l'écrivain, jusqu'au
Xlxe siècle, ceux qui, dans l'imaginaire lettré, avaient principalement joué le rôle de
persécuteurs, étaient les princes et les puissants (Auguste exilant Ovide), les
critiques et les journalistes (Zo·.le contre Homère; Fréron contre Voltaire) ainsi que
les confrères jaloux (l'Académie contre Corneille). Contre tous ces (c méchants », le
public élargi (bourgeois et aristocratique) s'était imposé progressivement comme
une instance de légitimation capable d'offrir aux écrivains soi-disant persécutés et
malheureux une forme de compensation. Les hommes de lettres du dernier tiers du
XVIW siècle n'hésitaient pas à adresser leurs suppliques à ce juge éclairé. Voltaire
appelait sa compassion sur les écrivains de réputation calomniés par les libellistes et
les journalistes; et Gilbert, dont les productions poétiques n'avaient pas retenu
l'attention de l'Académie française à l'occasion des concours annuels de poésie,
demandait au public de renverser le jugement de ces spécialistes, cc corrompus» par
l'esprit philosophique et gagnés par le mauvais goût. En somme, le public bourgeois
était du cc bon côté », celui du progrès, celui des victimes et des génies malheureux.
C'est lui qui avait soutenu les Calas contre les juges toulousains, lui qui avait
réconforté Rousseau dans ses malheurs.

Après 1830, la vapeur est renversée. La bourgeoisie s'installe aux commandes de


l'État et, loin d'améliorer la situation matérielle et morale de l'écrivain, elle
377

l'enferme peu à peu dans une logique de production. Il se sent forcé de livrer « son
talent à l'industrie »47 et devient un producteur comme un autre, à cette différence
près que les biens qu'il met sur le marché sont d'ordre symbolique. Ce nouveau
statut de producteur n'a pas que des aspects négatifs: plusieurs écrivains,
combinant la création littéraire et le journalisme ou la critique, acquièrent une
liberté dont étaient privés la plupart de leurs confrères du temps où l'homme de
lettres ne pouvait se passer des « grands» et devait mettre sa plume à leur service
pour obtenir gains et protection. Mais il en est d'autres pour dire Que la situation
s'est nettement détériorée, puisqu'aux hommes de goût et aux publics connaisseurs
des siècles précédents le XI xe a substitué un public bourgeOis, précisément sans
goût et sans intérêt pour les choses de l'esprit. De sorte que l'artiste doit encore
jouer les flatteurs, mais auprès d'une bourgeoisie incapable de reconnaître ce qui
est « beau », préférant une chanson de Béranger à un poème de Leconte de Lisle.
L'écrivain qui refuse d'entrer dans la logique industrielle et de se plier au goOt
commun afflrme ainsi sa valeur devant ces autres producteurs qui avilissent leur art
et donnent au bourgeois ce qu'II veut bien cc consommer ».

Ces refus opposés à la demande bourgeoise par les cc artistes purs)} contribuent à
diviser le champ littéraire en deux sphères de production obéissant chacune à ses
règles propres48 • C'est d'abord et avant tout vers la sphère de production
restreinte (opposée à celle de grande production) que se déplace progressivement,
dans la deuxième moitié du XIxe siècle, le mythe de la malédiction littéraire. Ceux
qui se désignent, par leurs refus du compromis, comme des artistes purs et des

47 C'est un « artiste » qui parle: « Ne pouvant pas travailler pour tous, et créer une œuvre sociale,
[l'artiste] travaille pour des individus et ne crée que des petites œuvres de goOt individuel, des
œuvres de boudoir, de salon; il livre son talent à l'industrie, aux caprices de la mode, aux fantaisies
de ceux qui achètent, des bourgeois.» (Texte publié dans L'Artiste en 1832, cité dans Anne
Martln-Fugier, Les romantiques 1820-1848, p. 194.)
378

écrivains authentiques ont en effet intérêt à réactiver les topiques d'un mythe qui
affirme la supériorité de l'écrivain exclu et s'excluant d'un monde dégradé par
l'ordre économique (ordre auquel se plie la sphère de grande production). Leur
« malheur)}, la persécution dont ils font l'objet (voir les procès de Flaubert et de
Baudelaire), ou encore l'indifférence dans laquelle leurs œuvres paraissent, sont vite
perçus par eux comme le signe de leur valeur artistique et de l'absence corrélative
de goût d'une société d'épiciers 49 • Voici ce que dit Flaubert de son ami Bouilhet,
auteur d'un poème intitulé Melaenis:

La mère de Bouilhet et Cany tout entier se sont fâchés contre lui pour avoir
écrit un livre immoral. Ça a fait scandale. On le regarde comme un homme
d'esprit, mais perdu; c'est un paria. Si j'avais eu quelques doutes sur la
valeur de l'œuvre et de l'homme, je ne les aurais plus. Cette consécration lui
manquait. On n'en peut avoir de plus belle : être renié de sa famille et de
son pays! (C'est très sérieusement que je parle.) Il y a des outrages qui vous
vengent de tous les triomphes, des sifflets qui sont plus doux pour l'orgueil
que des bravos. Le voilà donc, pour sa biographie future, classé grand
homme d'après toutes les règles de l'histoire. so

C'est que l'homme de style, le travailleur de l'esprit rigoureux, possédé par l'amour
du beau, est trop au-dessus de la masse pour en être compris. Cette masse,
contrairement à celle conspuée naguère par les Diderot ou les Naudé, sait lire et a
accès au savoir, mais elle ne sait pas reconnaître ce qui vaut la peine d'être lu. Le
peuple s'attache au banal, aux lieux communs, à la feuille de journal éphémère ou à

48 Voir, de Pierre Bourdieu, Les règles de l'ait pour une démonstration détaillée.
49 George Sand à Flaubert, pour le consoler de l'insuccès de Saint-Antoine: (( Le siècle actuel
n'aime pas le lyrisme, attendons la réaction, elle viendra pour toi, et splendide. Réjouis-toi des
injures, ce sont de grandes promesses d'avenir. » «( George Sand à Gustave Flaubert. [Nohant,] 4
mai [1874] », dans Flaubert, Correspondance, vol. 4, p. 797.)
50 Flaubert, (( À Louise Colet, [Croisset,] vendredi soir. [16 janvier 1852] », dans ibid., vol. 2,
p.32.
379

la littérature industrielle faite pour être jetée sitôt que consommée. Il n'a aucune
idée de ce que c'est qu'un livre bien fait et un auteur consciencieux:

Les gens qui travaillent leur forme en ce siècle ne sont pas heureux.
Vraiment à voir l'hostilité du public pour le style travaillé, le style de toutes
les œuvres qui sont restées, on dirait que le public n'a jamais lu un livre
ancien, qu'il se figure sérieusement que toutes les œuvres d'imagination ont
été écrites par M. Dumas et toute l'Histoire par M. Thiers. Le public semble
vouloir lire comme il dort, sans une fatigue, sans un effort et sa haine semble
tourner à la fureur de l'ignorance. 51

Et plus on descend dans l'échelle sociale, plus on se rapproche du bas peuple, et


plus le beau est méconnu. Le bourgeois ignore ce qu'est le beau; les petites gens
sans éducation l'ont en horreur52 . C'est ce qui fait dire à Flaubert que, dans le
règne de l'égalité qui approche, « on écorchera vif tout ce qui ne sera pas couvert
de verrues »53. La « masse» aime avant tout les ouvrages bâclés, pourvu qu'ils
soient distrayants, utiles ou bêtement moraux: « Faites-lui des vaudevilles, des
traités sur le travail des prisons, sur les cités ouvrières et les intérêts matériels du
moment, encore. Il y a conjuration permanente contre l'original, voilà ce qu'il faut
se fourrer dans la cervelle. »54

Or le malheur veut que, pour être vraiment original et pour créer des œuvres
authentiquement belles, il faille travailler d'un travail qui reste finalement ignoré du

51 Edmond et Jules de Goncourt, Journal Mémoires de la vie littéraire, texte intégral établi et
annoté par Robert Ricatte, préface et chronologie de Robert Kopp, avant-propos de l'Académie
Goncourt, introduction de Robert Ricatte, Paris, Robert Laffont, coll. (( Bouquins", 1989, 3 vol.,
vol. l, p. 259.
52 Le Journal des Goncourt, en date du 17 février 1859 : cc Le beau est ce que les yeux sans
éducation trouvent abominable. Le beau est ce que ma maîtresse et ma servante trouvent d'instinct
affreux. " (Ibid, p. 441.)
53 Flaubert, (( À Louise Colet, [Croisset,] lundi, minuit. [20 juin 1853] ", dans Correspondance,
vol. 2, p. 358.
54 Ibid
380

plus grand nombre. L'exclusion n'est en effet qu'un aspect du martyre de l'artiste
puri il faut aussi considérer cette énergie qu'il consume en pure perte, pour la
beauté du geste et de l'œuvre, tout en sachant - ou en croyant savoir - que le
public bourgeois ne sera pas à même d'apprécier son labeur. Chez Flaubert, la
souffrance liée à la dépense physique et artistique atteint des sommets vertigineux.
À la lettre, d'ailleurs, car le long et difficile travail du styliste prend dans sa
Correspondance la tournure d'une ascension laborieuse au terme de laquelle, après
s'être déchiré les ongles sur des rochers taillés à pic, l'artiste pur trouve enfin la
Beauté et la mort :

N'en est-il pas de la vie d'artiste, ou plutôt d'une œuvre d'Art à accomplir,
comme d'une grande montagne à escalader? Dur voyage, et qui demande
une volonté acharnée! D'abord on aperçoit d'en bas une haute cime. Dans
les cieux, elle est étincelante de pureté, elle est effrayante de hauteur, et elle
vous sollicite cependant à cause de cela même. On part. Mais à chaque
plateau de la route, le sommet grandit, l'horizon se recule, on va par les
précipices, les vertiges et les découragements. (( fait froid et l'éternel
ouragan des hautes régions vous enlève en passant jusqu'au dernier lambeau
de votre vêtement. La terre est perdue pour toujours, et le but sans doute
ne s'atteindra pas. C'est l'heure où l'on compte ses fatigues, où l'on regarde
avec épouvante les gerçures de sa peau. L'on n'a rien qu'une indomptable
envie de monter plus haut, d'en finir, de mourir. Quelquefois, pourtant, un
coup des vents du ciel arrive et dévoile à votre éblouissement des
perspectives innombrables, infinies, merveilleuses! [•.. ] Puis, le brouillard
retombe et l'on continue à tâtons, à tâtons, s'écorchant les ongles aux
rochers et pleurant dans la solitude. N'importe! Mourons dans la neige,
périssons dans la blanche douleur de notre désir, au murmure des torrents
de l'Esprit, et la figure tournée vers le soleil!
J'ai travaillé ce soir avec émotion, mes bonnes sueurs sont revenues et j'ai
regueulé, comme par le passé. 55

55 Flaubert, (( À Louise Colet, [Croisset,] vendredi, minuit. [16 septembre 1853]", dans
Correspondance, vol. 2, p. 431-432.
381

L'idée de représenter l'écrivain en grimpeur irréductible des sommets artistiques n'a


rien de très original en soi : on est là en terrain connu et l'image est tout à fait
conforme à la représentation romantique du poète en conquérant de l'Élysée, tel
qu'il se donne par exemple à voir dans le tableau de Friedrich, Voyageur au-dessus
de la mer de nuages (181 8) 56. L'originalité de Flaubert vient de ce que, dans
l'extrait précité, il insiste sur la montée, sur les efforts déployés par l'artiste et les
douleurs qu'il doit patiemment endurer pour atteindre un but qui toujours recule et
se dérobe. Rien à voir avec l'aiglon romantique qui monte au firmament et chute
dans les abîmes avec une égale fulgurance. Le styliste flaubertien, qui « compte ses
fatigues)} et avance « à tâtons, à tâtons)}, pour qui chaque pas est une épine de
plus dans la couronne de son martyre, n'a pas d'ailes et semble même avoir perdu,
outre la carte qui lui indiquerait le chemin vers les sommets, la certitude d'y arriver
un jour. Et puisque le Beau ne se révèle pas à lui d'emblée (comme au temps des
poètes romantiques), puisqu'on ne monte plus au sommet du Parnasse par la voie
des airs, l'artiste alpiniste doit consentir à la dépense, intellectuelle aussi bien que
physique. On sait que Flaubert « gueulait)} ses textes jusqu'à ce qu'il en soit
parfaitement satisfait; une page n'était comptée, ne pouvait être dite « écrite )},
qu'après avoir passé le test du gueuloir57• C'est à la transpiration de l'artiste, aux
« bonnes sueurs)} qu'il produit en le lisant à haute voix, qu'on reconnaît le texte
bien écrit. Le temps est passé de la beauté révélée; pour Flaubert, la littérature se
sue.

56 Sur l'imagerie romantique du poète en alpiniste, voir infra, « Épilogue )).


57 « La tête me tourne, et la gorge me brûle, d'avoir cherché, bûché, creusé, retourné, farfouillé et
hurlé de cent mille façons différentes, une phrase qui vient enfin de se finir. - Elle est bonne. J'en
réponds; mais ce n'a pas été sans mal! -» «( À Louise Colet. [Croisset,] nuit de samedi,
1 h[eure]. [25 mars 1854.] )), dans Correspondance, vol. 2, p. 540.)
382

On voit sans peine de qui Flaubert, sans les nommer, pouvait chercher à se
distinguer en affichant ainsi les marques de son labeur artistique. De Larmartine et
des poètes romantiques en général, ces pisseurs d'eau claire 58 et agonisants
perpétuels qui n'avaient guère d'inclination pour l'athlétisme et pour qui l'art
relevait de l'inspiration59 et de la révélation; mais aussi et surtout des artistes
bohémiens qui, au mitan du siècle, cherchent à occuper les devants de la scène
littéraire et font de la paresse l'une des qualités de l'artiste authentique: (( Mais
Jacques était paresseux comme tous les vrais artistes »60, dixit le narrateur des
Scènes de la vie de bohème. Il y a loin de cet adepte du farniente au Flaubert qui
avoue aux frères Goncourt avoir un jour travaillé (( à SALAMMBO trente-huit heures
de suite» et être tombé dans un tel état d'épuisement qu'il n'avait plus la force, à
table, (( de soulever la carafe pour se verser à boire »61. De même que Murger,
dans ses ouvrages, jette le discrédit sur les buveurs d'eau et autres adeptes de

58 Voir Flaubert, « À Louise Colet. [Croisset,1 mercredi soir, minuit. [6 avril 18531 », dans ibid,
p.299.
59 Dans une lettre à Louise Colet, à propos de La Bretàgne qui lui a donné un mal énorme et dont
chaque mot lui a coûté, Flaubert avoue qu'il n'est « pas un inspiré, tant s'en faut» «( À Louise
Colet. [Croisset,1 samedi soir. [24 avril 1852.1», dans ibid., p. 75-82). Dans la même lettre,
Flaubert critique le Graziella de Lamartine, roman écrit « tout d'une seule haleine et en pleurant".
Le styliste commente: « Quel joli procédé poétique! " (Ibid, p. 78.) Mettant à profit la métaphore
équestre, il voudrait y avoir w de ces phrases « à muscles saillants, cambrées, et dont le talon
sonne» (ibid, p. 79).
60 Murger, Scènes de la vie de bohème, p. 293.
61 Tiré du Journal des Goncourt, en date du 16 février 1862: « Flaubert me raconte qu'il a
travaillé une fols à SALAMMBO trente-huit heures de suite et qu'il était tellement épuisé qu'à table, il
n'avait plus la force de soulever la carafe pour se verser à boire. " Uournal Mémoires de la vie
littéraire, vol. l, p. 771.) Voir encore le Journal en date du 1er septembre 1876: « Flaubert
racontait que pendant ces deux mols où il était resté chambré, la chaleur lui avait donné comme une
ivresse de travail, et qu'il avait travaillé quinze heures tous les jours. Il se couchait à quatre heures du
matin et s'étonnait de se trouver à sa table de travail quelquefois à neuf heures. Un bûchage coupé
seulement de pleines eaux, le soir, dans la Seine. " (Ibid, vol. 2, p. 709.)
383

l'étude consciencieuse et du travail bien fait, ainsi Flaubert, de son côté, n'a que du
mépris pour le travail vite fait et qui ne coûte rien à l'artiste62 •

Sur son « martyre», Flaubert ne ftt jamais un roman comme le lui demandait
George Sand63 • Pour l'auteur de Madame Bovary, la souffrance de l'artiste, tout
comme son labeur, devaient rester cachés à l'œil du profane64 • Le récit des
combats livrés par le styliste en vue d'atteindre les sommets de l'art, Flaubert le
gardait pour ses proches65 j le public, lui, ne devait avoir accès qu'à l'œuvre
achevée. Tous les artistes purs ne résistèrent pourtant pas à l'envie de faire un livre
avec leurs souffrances. Les Goncourt commencèrent par en faire une pièce en cinq

62 Les lettres de Flaubert à Louise Colet, où le premier fait la critique des œuvres de la seconde,
sont instructives à cet égard. Pour Flaubert, Colet est le type de la poétesse douée mals qui travaille
un peu trop vite. Voir par exemple les lettres du 3 et du 8 avril 1852 dans Flaubert,
Correspondance, vol. 2, p. 65-70.
63 Sand à Flaubert: « Ne te plains donc pas d'avoir à piocher et peins-nous ton martyre, il y a un
«(
beau livre à faire là-dessus.)) George Sand à Gustave Flaubert. Nohant, 16 janvier [18]75)),
dans Ibid, vol. 4, p. 904.)
64 On connaît le fameux mot de Flaubert: « L'auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans
«(
l'univers, présent partout, et visible nulle part.)) À Louise Colet, [Croisset,] jeudi, 1 h[eure]
d'après-midi. [9 décembre 1852] )), dans Ibid, vol. 2, p. 204.) Voici la suite: « L'art étant une
seconde nature, le créateur de cette nature-là doit agir par des procédés analogues: que l'on sente
dans tous les atomes, à tous les aspects, une impassibilité cachée et infinie. L'effet, pour le
spectateur, doit être une espèce d'ébahissement. Comment tout cela s'est-i1 fait! doit-on dire! et
qu'on se sente écrasé sans savoir pourquoi. )) (Ibid)
65 La correspondance de Flaubert abonde en plaintes de toutes sortes sur les souffrances de l'artiste,
des souffrances que l'on oserait dire nécessaires à la formation de l'écrivain et à l'enfantement de
son œuvre: « Moi aussi, j'ai considérablement aimé, en silence, - et puis à vingt et un ans, j'al
manqué mourir d'une maladie nerveuse, amenée par une série d'irritations et de chagrins, à force de
veilles et de colères. Cette maladie m'a duré dix ans. (Tout ce qu'il y a dans sainte Thérèse, dans
Hoffmann et dans Edgar Poe, je l'ai senti, je l'ai vu, les hallucinés me sont fort compréhensibles.)
Mais j'en suis sorti bronzé et très expérimenté tout à coup sur un tas de choses que j'avals à peine
effleurées dans la vie. » (Flaubert, « À Mademoiselle Leroyer de Chantepie, [Paris,] lundI. [30 mars
1857.] )), dans Ibid, p. 697.) Voir aussi la lettre qu'envole Flaubert à son ami Feydeau à l'occasion
de la mort de son épouse: « C'est affreux! Tu as et tu vas avoir de bons tableaux et tu pourras faire
de bonnes études! C'est chèrement les payer. Les bourgeois ne se doutent guère que nous leur
servons notre cœur. La race des gladiateurs n'est pas morte, tout artiste en est un. Il amuse le public
«(
avec ses agonies. » À Ernest Feydeau, [Croisset, première quinzaine d'octobre 1859.] )), dans
Ibid, vol. 3, p. 50.)
384

actes: Les hommes de lettres. Exhibant les dessous de la petite presse et s'attaquant
à la bohème qui en était le contingent, cette pièce fut refusée par tous les théâtres
qui craignaient de s'aliéner les journalistes à la plume acérée du Corsaire-Saf:3n ou
du Figaro. les deux frères firent donc de la pièce un roman qui parut chez Dentu
en 186066 • le même roman, publié sous le titre de Charles Demail/yen 186867,
fut adapté à son tour pour le théâtre par Paul Alexis et Oscar Méténier en 1892.
l'une des thèses du roman, à savoir que la petite presse est devenue sous le Second
Empire une puissance, est ainsi confirmée par la difficulté même qu'éprouvèrent les
Goncourt à faire paraître leur satire du monde des lettres.

En fait, comme l'ont écrit les Goncourt en réponse aux critiques qui les accusaient
de rabaisser le métier d'écrivain 68, ce n'est pas tant le monde des lettres qui est
satirisé dans le roman, que le bas-monde des lettres composé d'une poignée
d'ambitieux et de journalistes hargneux, sans carrure réelle, jalousant tout ce qui les
dépasse et tirant à vue sur le mérite littéraire pour le seul plaisir de faire du mal. le
personnage central du roman, Demailly, est le type de l'écrivain talentueux, que sa

66 Le roman fut d'abord proposé à La Presse, puis aux éditeurs Lévy et Amyot. Sur les difficultés
éprouvées par les Goncourt pour faire paraître leur roman, voir la préface de Nadine Satiat dans
Charles Demail/y, préface de Nadine Satiat, Paris, Christian 8ourgois éditeur, coll. ({ 10 1 18 )}, série
« Fins de siècles)l, 1990, p. 15-16. Cette édition servira d'édition de référence.
67 Pour cette réédition, les Goncourt ont tenu compte des critiques qui leur reprochèrent
notamment le titre du roman. Ils supprimèrent de même les chapitres XL et XLI, et une partie du
chapitre XLII. L'édition de 1868 paraît chez A. Lacroix et Verboeckhoven. Une nouvelle édition
paraît en 1876 chez Charpentier. Le roman est aussi publié en feuilleton dans Le rappel à partir de
1883, avant d'être adapté pour la scène à la fin du siècle.
68 Voir la lettre écrite par les Goncourt en réponse à la critique de Jules Janin publiée dans le
Journal des débats, reproduite, en date du 31 janvier 1860, dans Goncourt, Joumal. Mémoires de
la vie littéraire, vol. 1, p. 526-527: « Notre livre - notre conscience nous en rend témoignage -,
n'est point cette œuvre amère, sans pitié et sans consolation. S'il touche aux choses qui déshonorent
le métier des lettres, aux hommes qui le compromettent, Il parie aussi des nobles pasSions et des
généreux esprits qui l'ennoblissent. S'il est brutal pour les scandales et les bassesses, il a des saluts
pour les grandeurs, les dévouements, les héroïsmes silencieux, les vertus méconnues du monde des
385

fortune personnelle protège de la misère, et qui devient la victime des menées et


jalousies de deux journalistes (Nachette et Couturat) du Scandale, un petit journal
auquel il collabore quelque temps. Cette collaboration est d'ailleurs la première
erreur de Charles69 : il se collette à un milieu, se frotte à des hommes qui
prendront bientôt d'autant plus de plaisir à le déchirer dans leurs articles 70 qu'il
aura pu se passer d'eux et du journalisme pour faire sa place dans le monde des
lettres. Sur le conseil d'un ami campagnard (Chavannes), Charles s'isole en effet
chez lui, se concentre, travaille sérieusement et compose un ouvrage qui reçoit un
mauvais accueil dans la petite presse, mais qui est apprécié d'un autre groupe
d'hommes de lettres et d'artistes auquel il se lie. Cette deuxième communauté, en
accord avec ses goOts, son caractère et ses aspirations, en vient ainsi à se substituer
au premier groupe d'« amis » de Charles, les journalistes bohèmes du Scandale qui
l'égratignent en attendant de pouvoir faire mieux.

Ces nouveaux amis et alliés s'opposent en tous points aux journalistes fréquentés
initialement par Charles. Ceux-ci sont réunis pour faire marcher le Scandale - dans
tous les sens du terme - et ont principalement en vue leur intérêt personnel. Leur
talent, ils le dépensent dans la production sérielle de paradoxes et de bons mots
destinés à égayer le public aux dépens des personnalités du jour, ou à se faire
craindre de leurs ennemis. Leur attention se porte sur l'éphémère, la nouvelle du

lettres. » (Ibid., p. 526.) Cette lettre, déposée à la rédaction du Joumal des débats, fut finalement
retirée par les Goncourt avant sa publication (voir ibid., p. 528).
69 la deuxième faute de Charles sera de se marier. Voir Infra.
70 « Si bien enfermé que fût Charles, si bien gardé du monde, si bien enterré dans son travail qu'il
vécût, il lui tomba sous la main quelques numéros de journaux où il était égratigné. Il avait
commencé par deviner dans ces égratignures la plume de Nachette ou du moins ses mots et sa
dictée; il finit par lire au bas sa signature. C'était le 'premier châtiment qu'inflige le petit journal à
celui qui le quitte, et qui n'ayant plus d'arme, voit tous les ressentiments, toutes les rancunes et
toutes les jalousies qu'il a semées derrière lui sortir de leur passivité et de leur silence, prendre voix,
s'enhardir et commencer à se venger. » (Goncourt, Charles Demail/y, p. 132.)
386

moment, le bruit à relayer, le secret à dévoiler, le {{ cancan }}. Ce sont des individus
sans idéal 71 que la nécessité a réuni dans une même salle de rédaction. L'autre
société, dont les principales figures sont Boisroger et de Rémonville, repose au
contraire sur une base affective et élective. Sont invités à prendre part aux {{ dîners
du jeudi}} ceux que le groupe a reconnus siens, comme Charles dont Boisroger a lu
et apprécié les écrits. Francs, honnêtes, animés par des aspirations nobles et
élevées, ces écrivains et artistes sont en outre des bûcheurs convaincus qui
travaillent avec l'amour de l'œuvre bien faite. S'ils ne partagent pas tous les mêmes
idées, tous ont au moins en we un même idéal, celui de la Pensée et de l'Art. À
peu de choses près, leur éthique est celle du clan de d'Arthez que croise en ses
errances parisiennes le héros des Illusions perdues de Balzac72, ou encore de la
Société des buveurs d'eau mis en scène par Murger dans son roman 73 •

Ce qui vient détruire le nouveau bonheur de Charles et l'équilibre intellectuel qu'il


est parvenu à trouver grâce à ses nouveaux amis est son mariage avec une jeune

71 Exception faite, peut-être, de Malgrat, dit le Père Malgrat, qui idéalise la famille et la paternité.
Voir ibid., p. 51-52.
72 Après ses premières désillusions parisiennes, Lucien de Rubempré croise à la bibliothèque Sainte-
Geneviève l'écrivain Daniel d'Arthez qui lui prodigue maints conseils littéraires, l'engage à travailler
assidûment, et finit par l'intégrer dans un cénacle de futurs grands hommes dont il est la figure de
proue. Cette petite communauté émotionnelle est composée des Horace Bianchon (médecin), Léon
Giraud (philosophe), Joseph Bridau (peintre), Fulgence Ridai (auteur comique), Meyraux
(scientifique), Louis Lambert (philosophe et cc génie mystique») et Michel Chrestien (penseur
républicain). À l'époque où Lucien fait connaissance avec d'Arthez et ses amis, Lambert a déjà
quitté Paris (voir Balzac, Louis Lambert). D'Arthez a tout du grand homme en puissance tel que le
décrit déjà Mercier dans son Tableau de Paris: il est pauvre, stoïque et patient, et travaille sans
relâche sans se laisser décourager par sa pauvreté et ses malheurs. Il se donne pour modèle des
grands hommes martyrs et espère arriver, avec la même ténacité, à la reconnaissance publique. La
mansarde qu'il habite et qui est le lieu de rendez-vous du cénacle a d'ailleurs été occupée avant lui
par un homme de génie qui cc souffrit son premier martyre en se débattant avec les premières
difficultés de la vie et de la gloire à Paris». (Balzac, Illusions perdues, éd. établie par Philippe
Berthier, Paris, Flammarion, coll. cc GF ", 1990, p. 235.) Les autres membres du groupe partagent
les mêmes valeurs, étudient et travaillent avec la même sincérité et la même dignité, et sont tous
résolus à arriver à la gloire par le travail - non par l'intrigue.
387

comédienne du Gymnase dénommée Marthe Mance. Si Charles se laisse séduire


par cette jeune femme au point de lui donner son nom, lui qui était pourtant
prévenu contre le mariage74, c'est qu'il croit reconnaître en elle l'incarnation d'un
idéal 75, d'une ingénue dont il a fait le personnage central de sa pièce, l'Ut
enchanté. 1\ est finalement amoureux d'une chimère engendrée par son imagination
- Pygmalion n'est pas loin - et oublie que derrière la comédienne il y a une
femme, et en l'occurrence une femme qui se révèle, à l'état de nature, exactement
le contraire du personnage qu'elle devait incarner. Charles avait cru épouser son
Idéalj il découvre peu à peu, et avec une stupéfaction qui frôle l'horreur, qu'il s'est
uni à un être sans intelligence ni sensibilité, portant au suprême degré le mauvais
goût, la méchanceté et la vanité. Cette union n'eût sans doute pas porté à
conséquence si Charles n'avait été lui-même un être délicat et fragile, d'une nature
maladive, sensitive et impressionnable, ayant de toutes choses cc une perception
aiguë »76j si, en un mot, il n'avait été un mélancolique77 • Tant qu'il était
célibataire, Charles avait trouvé dans cette mélancolie un avantage cc littéraire », un
outil de travailj elle avait fait de lui un observateur d'une perspicacité supérieure,
nerveux, sensible et original, capable de rendre dans ses écrits les impressions

73 Murger, Les buveurs d'eau, dans Œuvres complètes, vol. 1.


74 Charles affirme en effet, lors d'un dîner avec ses nouveaux amis, que le mariage est défendu à
l'homme de lettres sérieux: « Parce Que nous ne pouvons faire des maris ••• Un homme Qui passe sa
vie à attraper des papillons dans un encrier est un homme hors la loi sociale, hors la règle
conjugale •.. D'ailleurs, le célibat est nécessaire à la pensée ••• » (Goncourt, Chartes Demailly, p. 229-
230.)
75 « Il aimait peut-être plus encore en auteur Qu'en amoureux. C'était moins la femme Qui lui
parlait dans cette femme Que l'actrice. Marthe était pour lui la forme vivante et la vie charmante de
son idée; elle était le rôle même qu'il avait caressé dans sa pièce et cherché con amore. Elle était son
imagination personnifiée, sa création traduite et glorifiée en une créature, le corps et l'ame de son
œuvre. Elle n'était plus Marthe; elle était Rosalba, elle était l'héroTne, la jeune tille de sa pièce, la
bien-aimée de son esprit••• » (Ibid., p. 237.)
76 Ibid., p. 105.
388

venues à lui par ses organes sensitifs délicats. Elle lui avait en outre donné ce
pouvoir de concentration, cet amour exclusif pour la littérature nécessaire à la
création d'une grande œuvre. Il était, comme les mélancoliques de la tradition
littéraire, de ces hommes capables de mettre toute leur passion, toute leur attention
dans un objet unique78 • Mais la cohabitation de Charles avec Marthe, en plus de le
détourner du travail littéraire et de son groupe d'amis (Qui le fortifiait dans sa
volonté de travail), accentue le caractère maladif de sa mélancolie et détraque
progressivement sa machine sensitive. Avec des petits riens, des cruautés de chaque
jour, Marthe parvient à briser l'équilibre, toujours précaire pour un
mélancollQue79, Que Charles était parvenu à trouver et qui lui assurait une santé
relative. Son détraquement se manifeste d'abord par une maladie de nerfs80 Que
Charles cherche à soigner en allant aux eaux. Puis, la dose de cruauté augmentant,
il est pris d'une fureur telle qu'il fonce tête baissée dans un mur et vient bien près
de jeter sa femme par la fenêtre81 • Un nouveau choc, plus violent encore, survient
à la lecture d'un article assassin de Nachette dans le Scandale: Quelque chose se
brise en lui, rompant le lien qui unit ses sens à son intelligence. Progressivement, il
tombe dans la folle. Il est conduit à Charenton où il retrouve temporairement sa

77 « Cette sensitlvité nerveuse, cette secousse continue des impressions, désagréables pour la
plupart, et choquant les délicatesses intimes de Charles plus souvent qu'elles ne le caressaient, avait
fait de Charles un mélancolique. )) (Ibid., p. 106.)
78 « Charles n'avait qu'un amour, qu'un dévouement, qu'une foi: les lettres. Les lettres étaient sa
vie; elles étaient tout son cœur. Il s'y était voué tout entier; il y avait jeté ses passions, le feu de la
fièvre d'une nature ardente, sous une apparence froide. » (Ibid., p. 107.) La mélancolie entre au
Xlxe siècle dans l'ordre des monomanies (délires fixes et permanents). Voici comment Esquirol
décrit la mélancolie proprement dite, qu'il nomme « Iypémanie )) : « L'attention du mélancolique est
d'une activité très grande, dirigée sur un objet particulier avec une force de tension presque
insurmontable; concentré tout entier sur l'objet qui l'affecte, le malade ne peut détourner son
attention ni la porter sur les autres objets étrangers à son affection. )) (Étienne Esquirol, Des maladies
mentales, considérées sous les rapports médical, hygiénique et médiCO-légal, document électronique
numérisé par la BNF, reprod. de l'éd. de Paris, J.-B. Baillière, 1838, 3 vol., vol. l, p. 419.)
79 Voir supra, chap. 1.
80 Les différents signes et symptômes de cette maladie sont décrits dans Charles Demallly, p. 304.
389

santé mentale grace à un traitement des plus roboratifs, revient dans le monde,
subit un nouveau choc en revoyant Marthe sur la scène d'un petit théatre de
boulevard, puis tombe dans un état de démence tout à fait irrécupérable. Il termine
ses jours à Charenton, martyr de la pensée humaine82, nouveau Tasse prouvant
que l'homme supérieur est toujours à deux doigtS de la folie.

On ne s'étonnera pas de trouver, dans le Journal des frères Goncourt ou dans la


Correspondance de Flaubert83, des pages qu'on croirait tirées de Charles Demailly.
Charles est l'artiste pur qui n'a pas appliqué à la lettre la règle de conduite que se
sont prescrite ses créateurs ou l'anachorète de Croisset (célibat, retraite, travail),
qui a fauté, deux fois plutôt qu'une, et qui paye de sa santé mentale son
acoquinement avec les journalistes de la petite presse et avec les femmes. L'artiste
pur se doit à l'Art, et à l'Art seulement; il lui est certes permis de frayer dans les
milieux de la bohème et d'aller au bordel comme il irait dans un salon princier ou
au théatre, mais il doit en tout temps rester un spectateur, un observateur de la
nature, un passant. Or Charles, au lieu de simplement passer et d'observer, s'est
laissé retenir par l'objet de son observation (Marthe) et duper par un envieux

81 Ibid., p. 375.
82 « Et il vécut. Il vit, comme s'il avait été dévoué à épuiser jusqu'à l'horreur les expiations et les
humiliations de la pensée humaine. » (Ibid., p. 444.)
83 Dans sa Correspondance, Flaubert manifeste à plusieurs reprises sa crainte de sombrer dans la
folie: « Qu'ai-je donc? Je sens bien en moi de grands tourbillons, mais je les comprime. Transpire-t-
il quelque chose de tout ce qu'on ne dit pas? Suis-je un peu fou moi-même? Je le crois. Les
affections nerveuses d'ailleurs sont contagieuses et il m'a peut-être fallu une constitution d'âme
robuste, pour résister à la charge que mes nerfs battaient sur la peau d'âne de mon entendement. »
(Flaubert, « À Louise Colet, [Croisset,] mercredi, minuit. [1 er juin 1853] », dans Correspondance,
vol. 2, p. 341.) La lecture de Louis Lambert en 1852 le bouleverse et lui fait craindre une destinée
semblable à celle du philosophe monomane de Balzac : « Oh! comme on se sent près de la folie
quelquefois, moi surtout! Tu sais mon influence sur les fous et comme ils m'aiment! Je t'assure que
j'ai peur maintenant. » (Flaubert, «À Louise Colet, [Croisset,] lundi, 5 h[eures]. [27 décembre
1852] », dans ibid., p. 219.) Sur la folie, voir encore ({ À Louise Colet, [Croisset,] nuit de
vendredi à samedi, 2 h[eures]. [1 er_2 octobre 1852] », dans ibid., p. 165-167.
390

(Nachette). Faisant d'une catin une épouse légitime et d'un bohème un ami, il a
autorisé les deux ennemis naturels de l'Art à s'incruster dans son intimité et à briser
son tête à tête avec son œuvre. Il était donc naturel que l'Art aille se faire voir
ailleurs et que l'infidèle artiste expie sa trahison. On ne déroge pas impunément à
l'Idéal : telle est la morale de l'histoire.

Des avant-gardes aux bas-côtés


A côté des « artistes purs » qui contribuent, par leur refus des compromis et des
esthétiques en vogue, à poser les bases de l'autonomie littéraire et à fonder un
champ de production restreinte, il est une foule d'écrivains qui ne parviendront
jamais à être reconnus comme des précurseurs ni à occuper les devants ou le centre
de la scène institutionnelle, qui seront relégués dans ses bas-côtés et qui, de ce fait,
auront aussi intérêt à remotiver les topiques du mythe qui nous occupe.

Ces occupants des marges, qu'ils y passent ou qu'ils y restent, qu'ils s'y complaisent
ou s'y débattent, sont extrêmement nombreux et forment une cohue pas mal
bigarrée84 • Ce sont quelquefois des écrivains qui en font trop, beaucoup trop, tel
ce Colins de Ham, fondateur d'une religion rationnelle qui compose vers le milieu
du Xlxe siècle une Science sociale en dix-neuf volumes et qui prétend dévoiler les
secrets de l'humanité et de l'histoire85 j ce sont aussi ces hommes de lettres qui, en
dépit de leur bonne volonté, n'ont pas ce qu'il faut, sont incapables de trouver le

84 Sur les « marginaux littéraires», plusieurs études de qualité ont paru ces dernières années. Voir
supra, introduction, note 4.
85 Voir Marc Angenot, Colins et le socialisme rationnel Persuadé de posséder la vérité et de
l'exposer le plus clairement du monde dans ses ouvrages, Colins ne s'étonnait pas de ne rencontrer
qu'incompréhension et qu'ingratitude de la part de ses contemporains. Pour ce prophète
autoproclamé, il fallait forcément que la Vérité soit perçue comme une extravagance dans un
monde où régnait l'anarchie morale et intellectuelle; il pouvait toujours parler et donner sa
démonstration, mais celle-cl « ne serait lue qu'après» (cité dans ibid., p. 22).
391

ton qui convient pour être pris au sérieux, comme le poète Paulin Gagne qui
devient en raison de ses archi-maladresses le pitre littéraire du Second Empire86; ce
sont enfin ces mauvais sujets qui font très sciemment le contraire de ce qu'il leur
faudrait faire pour être lus, achetés et appréciés par le bourgeois qu'ils exècrent et
qui le leur rend bien, tels ces prophètes sociaux, ces écrivains doctrinaires et ces
anarchistes qui, de 1830 au début du siècle suivant, multiplient les anathèmes
contre une société injuste et décadente87• Bon nombre de ces {( originaux », de ces
« détraqués », de ces « demi-fous », de ces « excentriques», de ces « irréguliers »,
de ces « déclassés» et de ces « enragés» - c'est ainsi qu'on les désigne
tendrement dans les lieux autorisés - osent croire que leur insuccès est
précisément dû au fait qu'ils sont en avance sur leur temps, ou que leur temps ne
viendra jamais, étant voués à parler dans un désert, et que leur exclusion est la
preuve ultime de leur génie: le monde étant ce qu'il est, c'est-à-dire dégradé, il est
normal que les meilleurs soient exclus du banquet social.

De ces marges littéraires où le mythe en console plus d'un, on n'examinera qu'un


spécimen dont la première œuvre de fiction, Le désespért!3 8, est tout entière
consacrée à la douleur d'un écrivain de génie: Léon Bloy. À quoi se reconnaît la
marginalité de Bloy? D'abord, à la manière dont il est désigné par ses confrères
journalistes, ou dont ses œuvres sont reçues par la critique. Bloy est pour le monde

86 Voir l'article de Pierre Popovic déjà cité, « Paulin Gagne, le poète qui faisait rire de lui ».
87 Voir Marc Angenot, « L'ennemi du peuple. Représentation du bourgeois dans le discours
socialiste, 1830-1917», Discours social/Social Discourse (nouvelle série), vol. IV, 2001.
88 Léon Bloy, Le désespéré, dans Œuvres de Léon Bloy, éd. établie par Joseph Bollery et Jacques
Petit, Paris, Mercure de France, 1964, 15 voL, vol. 3. (Les Œuvres de Léon Bloyseront désormais
désignée par le sigle OLB.) Entrepris dès 1884, Le désespéré ne fut publié qu'en 1887 chez Soirat,
après plusieurs démêlés avec les journalistes et les éditeurs, les uns cherchant à décourager les
seconds d'assumer la responsabilité de l'édition. Sur l'histoire de cette publication, voir l'ouvrage un
peu ancien, et dans l'ensemble assez favorable à Léon Bloy, mais très bien documenté de Joseph
392

de la presse une curiosité, un phénomène, un écrivain hors nature dans la société


du Xlxe siècle, tenant à la fois du prophète et de l'inquisiteur89 • Annoncé comme
un « illuminé de l'éloquence la plus extraordinaire »90 et généralement admiré pour
son style original, fougueux et personnel, il n'en reste pas moins un collègue
embarrassant, auquel ses meilleurs amis écrivains hésitent à associer leur nom. Lors
de la publication du Désespéré, Bloy attend vainement un article favorable de
Barbey d'Aurevilly, son maître et ami, qui avait pourtant apprécié son roman 91 •
Pour presque tous, Bloy est un écrivain qui ne cadre pas dans le monde tel qu'il va,
dont la place est ailleurs, dans les premiers siècles du christianisme ou au Moyen
Âge92, mais surtout pas ici et maintenant, au tirmament du Xlxe siècle. Et c'est ce
qui explique ce demi-silence qui s'établit autour de ses œuvres lors de leur parution.
Voulant être d'un autre siècle, refusant d'adopter les us et coutumes de son monde
et de son temps, le pamphlétaire est isolé et tenu dans l'obscurité. Les piliers du
journalisme, insultés par Bloy, refusent de lui faire de la réclame et de donner de
l'écho à ses cris. Ils le condamnent à hurler dans le désert, espérant qu'il s'y brise la
voix. Voici ce que l'un d'entre eux écrit dans Le courrier français du 5 décembre
1886 :

Bollery, Le désespéré de Léon Bloy. Histoire anecdotique, littéraire et bibliographique, Paris, Société
française d'éditions littéraires et techniques, 1937.
89 Lorsque paraît Le pal, le pamphlet hebdomadaire de Léon Bloy, le Voltaire publie une intelView
avec Joë Brescou où Bloy est qualifié de « Jérémie» et de « grand Inquisiteur du Xlxe siècle ». Voir
Sœur Marie Saint-Louis de Gonzague, Léon Bloy face J la critique. Bibliographie critique, Nashua,
Collège Rivier, 1959, p. 61. Voir encore cet article d'Émile Verhaeren publié dans L'art moderne
le 30 janvier 1887 : « Léon Bloy tient de ces grands et décharnés prophètes, de ces invectiveurs
publics qui cognaient de leurs injures les portes des villes maudites, jadis.» (Cité dans Joseph
Bollery, Le désespéré de Léon Bloy, p. 214.)
90 « Prospectus du Désespéré», cité dans ibid., p. 200.
91 Voir ibid., p. 173.
92 Fénéon, dans sa critique du Désespéré, dit de Bloy qu'il est un homme du Moyen Âge, Idée que
partagent notamment les symbolistes. Voir Philippe Oriol, « Bloy dans l'archipel symboliste et
décadent », dans Pierre Glaudes (dir.), Léon Bloy 4. Un siècle de réception. Hommage J Yves
Reulier, Paris / Caen, Lettres modernes Minard, 1999, coll. « La revue des lettres modernes )},
p. 41-58, notamment p. 55.
393

La presse a déjà éprouvé contre le calomniateur [Bloy] l'efficacité du


silence. Nous le mettrons tous encore une fois sous le même manteau de
plomb. Il n'y aura pas une protestation écrite, pas une gifle, pas un procès.
On méprisera parce que le livre sera ignoré; personne ne soupçonnera son
existence. [ ••• ]
Quant à l'éditeur qui espère ramasser un peu d'argent dans cette boue, il
verra ce qu'il y recueillera. La presse le mettra à l'index comme elle y a déjà
mis son misérable auteur. Allez-y, mes petits serpents, usez-vous les dents
sur cette lime : le journalisme; mettez-vous sous cette cloche pneumatique :
le silence. 93

Et c'est ce silence, bien plus que les reproches ou les insultes qu'on lui jette en
pâture, qui désespère le déjà désespéré. Tant qu'on parle de lui, cet ({ esprit
chaviré »94, cet « outrancier »95, ce ({ fou »96 existe sur la scène culturelle, fût-ce
dans ses accotements. Mais le silence - partiel et relatif, s'entend, car il y a
toujours des journalistes indépendants ou étrangers pour parler de ses ouvrages -
tend à le faire disparaître de la table de jeu.

Aussi Bloy se démène-t-il pour conserver cette place, bien exiguë, qu'on lui
accorde en dépit de tout. D'ailleurs, il n'échangerait jamais celle-ci contre celle
d'un auteur (( comme il faut» obtenant les suffrages de ses confrères et du public.
C'est en toute connaissance de cause qu'il reste « en dehors, planté sur le trottoir,
mais dominant l'égout »97 du siècle et il est parfaitement à son aise dans le rôle de

93 Cité dans Joseph Bollery, Le désespéré de Léon Bloy, p. 159.


94 Camille Mauclair, cité dans Philippe Oriol, « Bloy dans l'archipel symboliste et décadent»,
p.48.
95 Lettre du directeur de L'événement à Bloy, datée du 8 décembre 1884 et citée dans Sœur
Marie Saint-Louis de Gonzague, Léon Bloy face J la critique, p. 59.
96 Article de Mermeix paru dans La France du 10 mars 1885, cité dans ibid., p. 61.
97 Émile Verhaeren, « Léon Bloy. Un désespéré. Paris, Soirat)J, article sur le Désespéré paru
initialement dans L ~It modeme (Bruxelles) le 30 janvier 1887 et reproduit dans Joseph Bollery,
Le désespéré de Léon Bloy, p. 216.
394

« monstre )} que lui font jouer ses contemporains. Il comprend ou croit comprendre
que c'est le seul emploi qui convienne à sa nature. À Rodolphe Salis, le fondateur
du Chat noir qui lui offrit une tribune pendant quelque temps, il écrit dans sa
dédicace des Propos d'un entrepreneur de démolitions:

Tu as compris que le journalisme, tel qu'on le conçoit ordinairement, ne


m'est pas possible. La preuve en est faite et elle surabonde. Il faudrait un
directeur de journal qui, voyant en moi un monstre, aurait l'idée de
m'exhiber franchement comme un spécimen curieux de tératologie religieuse
et littéraire. Alors, peut-être, il me serait donné de m'épanouir en liberté
comme une gibbosité miraculeuse. Tu as accompli ce déballage et cet
étalage autant que tu le pouvais. Qu'eussé-je fait autrement?98

Il se veut parfaitement irrécupérable et inassimilable. Il ne suffit pas à ce farouche


chrétien de donner du battoir contre tous les libres penseurs et autres ennemis de
l'Église, il se plaÎt à écorcher ceux-là même que l'Église reconnaÎt comme ses plus
vaillants soldats, tel Louis Veuillot, le rédacteur de L'univers, sur qui il déverse un
flot d'insultes en guise d'oraison funèbre et qu'il méprise souverainement en raison
des moyens immenses dont il dispose pour anathémiser le siècle99 . Tout ce qui
occupe une « place)} dans le monde, tout homme qui possède une parcelle de
pouvoir et de légitimité dans cette société à vau-l'eau, qu'il porte haut la bannière
du catholicisme ou se targue d'anticléricalisme, est l'objet de ses imprécations. Dans
la perspective qui est la sienne, le monde tel qu'il va est inacceptable et c'est une
lâcheté d'épargner tel ou tel individu, tel ou tel parti en place. C'est à l'esprit du
catholicisme et à la souffrance de Jésus qu'il est fidèle, non à ses serviteurs
autorisés. L'idée seule de mettre sa plume au service d'un clan ou d'être associé à
une chapelle esthétique quelconque le fait frémir: « Vous le savez, ce que je

98 Léon Bloy, Propos d'un entrepreneur de démolitions, dans OLB, vol. 2, p. 16.
99 Voir ([ Les obsèques de Caliban )J, dans ibid., p. 29-41.
395

méprise le plus en Art, c'est d'appartenir à une école, de vaquer à des consignes et
de faire Vamour sous une étiquette. / Je vais tout seul, Dieu merci, et je n'ai pas
plus besoin de caporaux Que de cantharides. Je suis un solitaire de première
marque, voilà tout. »100

Parmi les contemporains de Bloy, une seule classe d'hommes trouve grâce à ses
yeux, celle des exclus, des parlas, des misérables, des méconnus dont il peut parler
avec enthousiasme, Quelles Que soient leurs opinions politiques ou religieuses, s'il les
voit souffrir ou leur reconnaît du génie, de la sincérité et la vocation du malheul'. il
admire par exemple Rollinat et peut se targuer d'avoir clamé, l'un des premiers, la
grandeur méconnue de Lautréamont, lequel vomit pourtant le Tout-Puissant adoré
par Bloyl0l. Le cc parti» de Bloy, à supposer que parti il y ait, est celui des
cc irréguliers» et des cc réfractaires» auxquels les soi-disant serviteurs de l'Église
refusent leur miséricorde sous prétexte qu'ils ne sont pas fréquentables 102. Comme
le Christ dont il se veut l'imitateur, Bloy va parmi les lépreux de la modernité, les
pauvres, les mendiants, les prostitués, qui sont à ses yeux la fine fieur de la
chrétienté et dont il se veut le coryphée, et il n'hésite pas même à se frotter à la
crapule des journaux qui a l'Art et la Religion en haine. Bloy est un catholique qui
se commet et se compromet, un porcher vivant parmi les porcs:

100 Lettre de Léon Bloy au directeur de La plume, datée du 6 septembre 1890, reproduite dans
Philippe Oriol, « Bloy dans l'archipel symboliste et décadent », p. 44-45.
101 Voir « Le cabanon de Prométhée », Belluaires et porchers, dans OLB, vol. 2, p. 186-196.
102 À propos de Louis Veuillot et du parti catholique dont il est le chef: « Même faste des
pratiques extérieures de la vertu; même absence de miséricorde pour les irréguliers et les réfractaires
de toute sorte; même fuite exaspérée du pardon des offenses; même mépriS de toute expression
plastique de la beauté; même exécration de toute supériorité intellectuelle; même obturation de
l'esprit, mêmes ténèbres du cœur et même certitude d'être l'élite du genre humain. )) (Bloy, « Les
obsèques de Caliban », Propos d'un entrepreneur de démolitions, p. 36.)
396

Pour mol, catholique, qui ai le cynisme de l'intolérance de ma foi, je consens


volontiers à écrire dans les milieux les moins favorables. Il m'est égal de
panacher dans la plus éclectique des rédactions, et je ne m'offense nullement
des promiscuités les plus hétéroclites. On peut être athée et même socialiste
à côté de moi sans que je me fâche, à condition, toutefois, qu'on ne me
tripote pas. 103

Il aurait bien voulu se faire trappiste 104 et vivre en paix dans un saint lieu mais,
ayant été refoulé dans le monde, il poursuit la mission qui lui a été assignée par
Dieu, de prêcher dans le désert, de maudire son siècle, et de souffrir:

Dieu ne m'ayant pas honoré de la vocation sacerdotale, j'ai dO chercher ma


vie dans un monde que je n'aime pas, avec l'énorme désavantage d'être
passionné pour ce qu'il méprise. [ ••. ] J'apportais ce que Dieu voulut me
donner en me créant pour souffrir: les effusions lyriques du contemplateur
et les armes agressives du polémiste. lOS

Comme le laissent entendre ces dernières lignes, la mission de Bloy est double, elle
a deux versants qui correspondent respectivement aux deux pôles esthétiques de
son œuvre: lyrique et polémique. L'écriture du moi souffrant est ici complétée par
celle du moi persécutant, assumant pleinement, outre son destin de martyr, sa
fonction d'ange exterminateur. C'est d'abord par là que Bloy renouvelle la topique
de la malédiction. Maudit sur cette terre, désigné par Dieu pour éprouver la
gamme complète des souffrances humaines (pauvreté, mélancolie, persécution) 106,

103 Bloy, « Notre linge sale )l, dans ibid., p. 106.


104 Il effectue deux séjours à la Grande Trappe de Soligny en 1877 et 1878. Selon une lettre
écrite à Barbey d'Aurevilly, le père chargé de sa retraite l'aurait, après examen, renvoyé dans le
monde, ne lui trouvant pas les dispositions nécessaires pour prendre la bure. Voir Joseph Bollery, le
désespéré de Léon Bloy, p. 11-13.
105 Lettre de Bloy à M. Godard datée du mois de mai 1886, reproduite dans ibid., p. 123-128,
texte cité p. 124-125).
106 Pauvre parmi les pauvres, persécuté par ses collègues hommes de lettres, Bloy n'échappe pas
non plus aux affres de la mélancolie: « Mélancolique avec ça, au point de noircir les cuillers
d'argent dont j'aurais pu me servir pour entonner des soupes toujours incertaines, - mélancolique
397

il est en outre l'instrument de la malédiction divine, chargé de flageller avec un


verbe flamboyant ses contemporains qui ont oublié la valeur rédemptrice de la
souffrance. Il ne lui suffit pas d'être solidaire des poètes malheureux du premier
tiers du siècle 107; il ne lui suffit pas plus de tourner le fer contre lui-même, à
l'instar de l'héautontimorouménos baudelairien 108; il joint à sa vocation de martyr
celle de bourreau des temps modernes, assommant le plus de monde possible et
faisant le vide autour de lui :

Le poète, disent mes voix, est le plus sublime des persécutés et le plus
impatient des persécuteurs [... ]. / Si la Beauté vous persécute et vous
dévore, dévorez à votre tour tout ce qui vous environne, comme un palais
incendié qui darde autour de lui ses flèches, ses fleuves, ses nappes de
flammes. Persécuté d'en haut, persécutez la création tout entière et fatiguez
de vos clameurs le ciel même. 109

Le réel, c'est de savourer des épithètes homicides, des métaphores


assommantes, des incidentes à couper et triangulaires. Il faut inventer des
catachrèses qui empalent, des métonymies qui grillent les pieds, des
synecdoques qui arrachent les ongles, des ironies qui déchirent les sinuosités
du râble, des litotes qui écorchent vif, des périphrases qui émasculent et des
hyperboles de plomb fondu. Surtout, il ne faut pas que la mort soit
douce. 110

et bêtement tendre, il eût été difficile de rêver un être plus savamment organisé pour manquer de
toute mesure et pour manœuvrer giratoirement les plus longues gaffes, avant d'avoir conquis son
équilibre. » (Bloy, Belluaires et porchers, p. 179.)
107 Il arrive en effet à Bloy de prendre la défense du cc poète souffrant et naïf» qui, dans sa
perspective, cc intercède auprès du genre humain pour la Beauté éternelle» (cc L'extrémité de la
queue», Propos d'un entrepreneur de démolitions, p. 57.) Voir aussi cc Les obsèques de Caliban »,
dans ibid., p. 35.
108 cc Je suis la plaie et le couteau! / Je suis le soufflet et la joue! / Je suis les membres et la roue, /
Et la victime et le bourreau!» (Baudelaire, cc L'héautontimorouménos», Les Heurs du ma~ dans
Œuvres complètes, p. 57.)
109 Dédicace des Propos d'un entrepreneur de démolidons, p. 18.
110 Bloy, cc L'art de déplaire», dans ibid., p. 76.
398

Et de même qu'il est l'instrument d'un Dieu oublié et en colère, l'écrivain bloyen
est le bras vengeur de la Beauté offensée. Sa double mission de martyr et de
bourreau relève à la fois de la sphère religieuse et de la sphère esthétiquej son
gourdin d'insultes s'abat avec une égale pesanteur sur les mécréants et sur les
mauvais écrivains, sur M. Fior Q'Squarr, le « cent-unième chacal» de
l'anticléricalisme 111, aussi bien que sur Zola, le « Triton de la fosse d'aisance
naturaliste, le cloporte vengeur par qui toute ordure est enfin mise à sa vraie
place »112. En Bloy, le catholique ne s'indigne pas moins devant le manque de
ferveur religieuse de ses contemporains que l'artiste ne se révolte devant l'état de la
littérature. Le Beau et le Christ se rejoignent dans un même idéal et le combat du
pamphlétaire est celui de l'artiste et du serviteur de Dieu. Lutter pour l'Art, c'est
aussi lutter pour la Croix, et c'est parce que le siècle ne croit plus en l'un ni en
l'autre qu'il faut, par des cris de douleur en direction de Dieu et des imprécations
assassines à destination des hommes, hâter l'approche d'un nouveau règne: « Je
pense que l'humanité est finie usée, pourrie, expirante. Je sais que Dieu peut lui
redonner la force et la vie par un miracle. Mais, naturellement, tout est bien perdu,
flambé et fricassé [... ]. »113 Il n'existe qu'une raison pour continuer de vivre et
d'écrire dans « un monde ignoblement futile et contingent, avec une famine
enragée de réalités absolues}) 114, c'est de souffrir et de faire souffrir en attendant
que se produise le miracle tant espéré.

Caïn Marchenoir, le pamphlétaire catholique dont Le désespéré fait la désespérante


histoire, n'est pas moins persuadé des bienfaits de la douleur que son créateur.

111 Bloy, « Le cent-unlème chacal )J, dans IbId., p. 127.


112 Bloy, « L'extrémité de la queue)J, dans IbId., p. 55. Sur ou contre Zola, voir surtout Je
m'accuse..., dans OlB., vol. 4, p. 157·228.
113 Bloy, « L'enthousiasme en art ", Propos d'un entrepreneur de démolitions, p. 27.
114 Bloy, « Le bon conseil ", Belluaires et porchers, p. 170.
399

Souffrir et faire souffrir est son lot et sa mission dans ce bas monde qui est
justement au plus bas 115. Les premiers mots du roman le campent en persécuteur
de son propre père : « Quand vous recevrez cette lettre, [écrit-il à un ami parisien
depuis le Périgueux où il est en train d'assister à l'agonie de son père], j'aurai
achevé de tuer mon père)} 1 16, et les ouvrages incendiaires et prophétiques qu'il
lance dans le siècle sont autant de soufflets appliqués au visage d'une humanité
dévitalisée et agonisante : « Il était condamné à l'incertaine expérience de gifler son
siècle pour obtenir d'en être écouté et, justement, l'énormité d'un pareil défi avait
pour lui le ragoût d'une tentation de volupté. )} 1 17 Pour Marchenoir et pour le
narrateur qui partage rigoureusement ses vues, un vrai catholique n'a pas le droit
d'être tolérant en face de la décadence. Il faudrait que « la Foi fût archisublime et
fulgurât comme un soleil)} 1 18 au milieu des débauches universelles; que les
catholiques luttassent, avec leurs larmes et toutes leurs armes, contre l'Impie; qu'ils
fissent preuve du plus grand héroïsme et du plus pur amour pour les douleurs au
milieu des goujats bienheureux de la décadence. Mais, comme l'explique le
narrateur au chapitre XLVI et Marchenoir au chapitre Lili, l'Église n'a plus en elle-
même la force de l'intolérance et du martyre. Elle a renoncé à l'ascétisme ancien et
s'évertue à prêcher la douceur et l'indulgence dans un monde qui ne l'écoute plus,
qui se détourne d'elle et de Dieu. Elle se fait vertueuse et aimable quand il lui
faudrait lever le glaive et faire couler le sang; elle étouffe l'enthousiasme de ses
mystiques qui seuls seraient peut-être capables de la sauver; elle exclut de son sein

115 « Le mal est plus universel et paraît plus grand, à cette heure, qu'il ne fut jamais, parce que,
jamais encore, la civilisation n'avait pendu si près de terre, les âmes n'avaient été si avilies, ni le bras
des maîtres si débiles. » (Ibid, p. 175.)
116 Voir Le désespéré, p. 29.
117 Ibid, p. 133.
1 18 Ibid, p. 1 78.
400

tous ceux qui refusent de s'abaisser au niveau général - le plus inférieur - et de


recouvrir leur foi de la « lèpre neigeuse du sentimentalisme religieux}) 119.

Marchenoir est l'un de ces rares et magnifiques guerriers de la Croix voués à


scandaliser tous les incroyants et les tièdes du parti catholique 120. Flanqué de deux
adorateurs qu'il électrise dans le privé de ses discours et de ses rages (Leverdier et
Véronique), il « marche}) dans le « noir}) et âpre chemin de la Foi, déplaisant le
plus qu'il peut à ses contemporains et cherchant à servir le Christ de sa mâle
éloquence et de ses violences incandescentes. Son malheur est de connaître la
Vérité et de vivre dans un monde qui ne veut pas l'entendre; d'être viril et
impitoyable dans un temps où les hommes sont des sentimentaux dégénérés qui
confondent la charité avec la lâcheté. À ceux qui lui reprochent ses violences, il
répond, selon un principe que n'eût pas désavoué Saint-Just en d'autres temps, que
« le véritable amour est implacable »121 et que celui à qui ont été données la Vue
et la Parole n'a pas le droit de se taire: « Qui donc parlera pour les muets, pour les
opprimés et les faibles, si ceux-là se taisent, qui furent investis de la Parole?}) 122
Mais si personne n'écoute l'Élu, à quoi bon parler? Marchenoir, là encore, a une
réponse toute prête: « [ ••• ] au fond du désert, il faudrait, quand même, rendre
témoignage, ne fût-ce que pour l'honneur de la Vérité et pour l'édification des
fauves, comme faisaient, autrefois, les anachorètes solitaires. }) 123 Et puis, il y a
cette idée, bien ancienne, que les desseins de Dieu sont impénétrables. De là à se
croire chargé d'une mission divine, il n'y a qu'un pas: « Est-il croyable, d'ailleurs,

119 Ibid., p. 183.


120 « Je serai Marchenoir le contemplateur, le vociférateur et le désespéré, - joyeux d'écumer et
satisfait de déplaire, mais difficilement intimidable et broyant volontiers les doigtS qui tenteraient de
le bâillonner. » (Ibid., p. 226.)
121 Ibid., p. 225.
122 Ibid.
401

qu'une telle opulence de rage m'ait été octroyée pour rien? [... ] Je vivrai donc sur
ma vocation jusqu'à ce que j'en meure, dans quelque orgie de misère. »124

Cette mort, qui met fin au martyre du protagoniste et à sa mission vengeresse, ne


se fait guère attendre. Elle survient une fois le grand Œuvre achevé, cet ouvrage sur
le Symbolisme, entamé au début du roman et poursuivi dans des souffrances
inexprimables, dont la visée est d'« envelopper, d'une seule étreinte, l'histoire du
monde}) 125 - excusez du peu. Comprenne qui voudra que le martyre du créateur
était nécessaire à l'enfantement de son œuvre. Qui sait d'ailleurs si l'écriture de cet
ouvrage n'était pas l'élément principal de la mission de Marchenoir? C'est du moins
ce que laisse penser sa mort, survenant tout juste au terme de la rédaction.
Bêtement renversé par un camion, l'écrivain expire dans la solitude la plus
complète, sans avoir pu obtenir qu'on lui amène seulement un prêtre et sans avoir
revu son seul et dernier ami, Leverdier, à qui il a légué son manuscrit. Le génie
meurt, mais l'œuvre restera - on peut du moins le supposer.

Le désespéré, vu sous cet angle, est finalement un roman assez optimiste, beaucoup
plus optimiste en tout cas que le Charles Demailly des Goncourt. Charles est
enfermé à Charenton avant que son génie n'ait atteint son plein développement.
Les tourments excessifs que lui infligent son épouse et les journalistes du Scandale le
brisent dans son essor littéraire. La souffrance, pour lui être bénéfique, devait être
absorbée à petites doses, et sa mélancolie seule lui était une ressource suffisante.
Marchenoir est au contraire l'homme des grandes épreuves et des souffrances
incommensurables. Sa grandeur d'écrivain n'a d'égale que sa capacité à souffrir

123 Ibid., p. 226.


124 Ibid.
402

chaque tourment et à l'apprécier. Il avait, dit le narrateur, « l'étrangeté de chérir sa


peine »126 et était « prêt à toutes les acceptations du martyre ))127. En dépit de sa
mort, Marchenoir est un gagnant; il parvient à résister aux assauts des deux ennemis
de l'Art auxquels succombe la raison de Demailly: la femme et les journalistes. La
femme, la Véronique du Désespéré dont Marchenoir est amoureux, est une sainte
qui, pour éviter d'être l'obstacle au salut littéraire de son adoré, se fait raser la tête
et arracher toutes les dents 128 • C'est ce qui s'appelle aimer. Quant aux journalistes
que la destinée romanesque met sur la route de Marchenoir en manière
d'« épreuve diabolique »129, l'Incorruptible leur sert, lors d'un souper réunissant
tout ce que Paris compte de porte-plume en vue, un ragoOt d'invectives avant de
s'en aller, la tête haute, pour ne plus y revenir 130• C'est, en somme, la démesure
même du personnage, démesure qui contraint Marchenoir à vivre dans les marges
de l'institution, qui le préserve du plus grand malheur de l'écrivain de génie et du
prophète: ne pas livrer au monde le message dont il était porteur.

D'une malédiction l'autre


L'émergence du concept de malédiction littéraire précède de plus d'un siècle la
célèbre formule lancée par Verlaine en 1884: « poètes maudits ))131. Rousseau et
plusieurs de ses contemporains, s'Ils n'employaient pas encore les termes « maudit ))

125 Ibid., p. 131. L'auteur souhaite y envisager les événements historiques « comme les
hiéroglyphes divins d'une révélation par les symboles, corroborative de l'autre Révélation » (ibid.)
126 Ibid., p. 56.
127 Ibid., p. 57.
128 Voir les chapitres XLI à XLIV, ibid., p. 160-173.
129 « L'épreuve diabolique» est le titre de la troisième partie du Désespéré.
130 Voir la longue scène du dfner chez Properce Beauvivier, direaeur du Pilate, ibid., p. 237-271.
131 La première série de portraits des Poètes maudits (Corbière, Rimbaud, Mallarmé) parut dans la
revue Lutèce entre le 24 aoOt 1883 et le 5 janvier 1884. Elle parut en volume, chez Léon Vanier,
en 1884. La deuxième série de portraits (Desbordes-Valmore, Villiers de L'Isle-Adam, Pauvre
403

et « malédiction », n' en pensaient pas moins Que l'homme de génie était fatalement
voué à souffrir plus Que le commun des hommes. Et c'est toujours cette idée, ce
topos fondamental, Qu'on retrouve derrière la galerie de portraits Qu'offre Verlaine
dans Les poètes m3udits. Notre propos n'est évidemment pas d'avancer Que
Diderot ou Rousseau pensent et disent le malheur de l'homme de génie de la même
manière que Bloy ou Verlaine. Tout au contraire, ce que nous avons cherché à
montrer dans le cours de cette thèse est Que les modulations nombreuses de la
topique de la malédiction étaient la condition même de sa perpétuation.

On peut distinguer, grosso modo, trois grandes formes de malédiction


correspondant respectivement aux périodes t 760- t 820, t 820- t 852, t 852-
1888. Inutile de dire que ces dates ne sont Que des points de repère; que
l'évolution des formes et la transformation des discours sont en réalité continues;
qu'il n'y a rien qui « naisse» et rien qui « meure» en t 820 ou en 1852; que ces
dates charnières correspondent simplement à des événements d'ordre littéraire (la
publication des Médit3tions poédques de Lamartine) ou politique (l'avènement du
Second Empire) qui ont valeur symbolique pour les écrivains du temps, ce qui en
fait des jalons historiques commodes.

les deux premières formes de malédiction sont concomitantes du processus


d'institutionnalisation de la littérature et des luttes pour son autonomisation. le
littéraire cherche à échapper aux lois qui lui sont imposées du dehors et à se
constituer en sphère d'activité et de production autonome, avec ses règles de jeu,
ses juges attitrés, ses critères spécifiques. Dans ce contexte, le martyre du grand
homme est souvent lié aux efforts Qu'il fait pour conserver son indépendance et sa

Lélian [Paul Verlaine]) ne parut que Quatre ans plus tard. L'édition des Poètes maudits utilisée ici est
celle de Michel Décaudln : Verlaine, Les poètes maudits de Paul Verlaine.
404

liberté. D'Alembert cherche par exemple à montrer, dans son Essai sur la société
des gens de lettres et des grands, que les « grands» en question, contrairement à ce
que pensent la plupart des gens de lettres, n'ont pas le bagage culturel qu'il faut
pour se faire une opinion éclairée sur les ouvrages de littérature; que l'éducation, le
métier, la connaissance des règles de l'art manquent à la plupart d'entre eux et que
leur jugement est le plus souvent motivé par les flatteries qui leur sont prodiguées
par les auteurs 132. En conséquence de quoi, d'Alembert enjoint aux gens de lettres
de s'en remettre aux ({ personnes de l'art» pour apprécier leurs ouvrages 133 et de
faire montre d'un peu plus de dignité et d'indépendance à l'endroit des grands, les
« talents» passant avant la « naissance» ou la « fortune)} dans l'ordre des
mérites 134• C'est pour assurer cette liberté que les hommes de lettres, selon
d'Alembert, doivent accepter le principe de la pauvreté. Il n'est évidemment pas
nécessaire d'être pauvre pour être libre, et d'Alembert se garde bien de prêcher la
misère à tout prix. Mais la pauvreté, si elle est acceptée dans toute son étendue -
Diogène est un modèle à cet égard -, assure à l'écrivain son entière autonomie:
« Quand je dis que la pauvreté doit être un des mots de la devise des gens de

132 « C'est avec ce riche fonds d'idées et de lumière que tant de grands seigneurs jugent et décrient
ce qu'ils devraient respecter. Ils n'ont pas même le triste honneur d'être injustes avec connaissance.
N'ayant ni reçu d'ailleurs, ni acquis par eux-mêmes de principes pour rien apprécier, est-II étonnant
qu'ils ne sachent faire ni la différence des ouvrages ni celle des hommes? L'homme de lettres qui les
voit et qui les flatte le plus, est pour eux, quelque médiocre qu'il soit, le premier dans son genre; à
peu près comme les grâces d'un ministre sont pour ceux qui lui font la cour la plus assidue. Cet
homme de lettres est leur oracle et leur conseil; ils sont l'écho de ses décisions ridicules.»
(D'Alembert, Essai sur la société des gens de lettres et des grands, p. 344.)
133 (( [ ...1 c'est aux personnes seules de l'art qu'il est réservé d'apprécier les vraies beautés d'un
ouvrage, et le degré de difficulté vaincue; s'il appartient aux grands d'en porter un jugement sain, ce
n'est qu'autant qu'ils seront eux-mêmes gens de lettres dans toute la rigueur. » (Ibid)
134 (( Si les talens sont justement choqués de ce partage, c'est à eux seuls qu'ils doivent s'en
prendre; qu'ils cessent de prodiguer leurs hommages à des gens qui croient les honorer d'un regard,
et qui semblent les avertir par les démonstrations de leur politesse même qu'elle est un acte de
bienveillance plutôt que de justice; qu'ils cessent de rechercher la société des grands malgré les
dégoûts visibles ou secrets qu'ils y rencontrent, d'ignorer les avantages que la supériorité du génie
405

lettres, je ne prétends pas qu'ils soient obligés d'être indigens, comme ils le sont
d'être vrais et libres, et que la pauvreté doive être un attribut essentiel de leur état;
je dis seulement qu'ils ne doivent pas la redouter. »135 L'homme de lettres doit
accepter la pauvreté pour assurer son indépendance, mais il doit aussi courir le
risque de la persécution et faire passer la vérité avant tout, quelles qu'en soient les
conséquences pour lui. L'Essai de d'Alembert ne dit rien de cette autre épée de
Damoclès qui pend au-dessus de la tête du philosophe, mais c'est, comme on l'a
vu 136, un thème commun de la littérature de la deuxième moitié du XVIW siècle.

Cette première forme de malédiction, qui fait du philosophe sa figure principale,


est progressivement remplacée dans le premier tiers du Xlxe siècle par une
malédiction de type romantique. Le poète, cette fois-ci, en est la figure centrale et
sert précisément de repoussoir à celle du philosophe. Aux Socrate, aux Descarte,
aux Bayle que les écrivains du XVIW siècle élevaient au rang de martyrs laïques, les
écrivains ultras substituent les Ovide, les Torquato Tasso, les Gilbert, les Chénier,
tous hommes de génie prétendument persécutés par le pouvoir ou par les
philosophes. La malédiction prend alors une double orientation métaphysique et
sociale. Métaphysique, puisque le génie et son martyre sont, lit-on un peu partout,
voulus par Dieu lui-même; sociale, puisque ce sont leurs semblables, les hommes, la
Société, dont ils se veulent les médiateurs et guides spirituels, qui les méprisent et
les persécutent. Ce qui donne Stello ou Chatterton, deux œuvres faisant valoir non
seulement la nature quasi divine du poète 137, mais encore le divorce nécessaire du

donne sur les autres hommes, de se prosterner enfin aux genoux de ceux qui devraient être à leurs
pieds. » (Ibid, p. 355.)
135 Ibid, p. 368.
136 Voir surtout supra, chap. III.
137 cc Suivez votre vocation. Votre royaume n'est pas de ce monde sur lequel vos yeux sont
ouverts, mais de celui qui sera quand vos yeux seront fermés. » (Vigny, Stello, p. 664.)
406

poète d'avec ses semblables. Les écrivains, au nom même des martyrs littéraires des
siècles précédents (Gilbert, Chatterton, Chénier), sont sommés de travailler pour
les hommes, mais à l'écart des hommes et avant tout des hommes de pouvoir:
« Laisser à tous les Césars la place publique, et les laisser jouer leur rôle, et passer,
[... ] heureux si vos veilles peuvent aider l'humanité à se grouper et s'unir autour
d'une clarté plus pure! »138 Perpétuelle victime d'un ordre social ennemi de la
vérité, il est juste que le poète s'exclue lui-même d'un monde dont il est le souffre-
douleur, exclusion qui tend à s'exprimer, dans les années 1830, par l'exil
volontaire aussi bien que par le suicide.

Si le terme de « malédiction» apparaît dès la deuxième époque 139, ce n'est


qu'après le coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte qu'il prend, peu à peu, le
sens que lui donnera Verlaine, celui d'un ostracisme du poète résultant de ses choix
esthétiques, de son avant-gardisme, et de l'incapacité même de la plupart des
lecteurs avertis de reconnaître sa supériorité et de le mettre au premier rang qui est
le sien. Chez Vigny, chez Hugo, chez Lamartine ou chez Sand, on est poète ou on
ne l'est pas; on a été ou non (et de tout temps) désigné par Dieu pour guider
l'humanité et édifier les peuples. Il y a certes des poètes de moindre envergure et
des poètes de génie faits pour dominer le siècle, des grands aigles et des aiglons, des
cygnes majestueux et des cygnes mourants. Mais les uns et les autres sont unis dans
une même opposition face aux hommes de pouvoir et aux bourgeois. Pour Verlaine
au contraire, il y a des poètes à succès, goûtés du public, sans véritable audace
esthétique - les poètes de la tradition romantique et du Parnasse -, puis il y a,
s'opposant à ceux-cl par leur refus du sentimentalisme facile et des beaux vers

138 Ibid, p. 662.


139 Chez Vigny, par exemple : « le poète naît avec une malédiction sur sa vie et une bénédiction
sur son nom. » (Ibid, p. 664.)
407

impassibles, par leur refus aussi de rien céder au public, les (( maudits}), les mal-
aimés, les obscurs et méconnus. La (( malédiction » revêt ici un caractère nettement
moins métaphysique qu'à l'époque romantique: le poète est maudit, moins parce
que Dieu ou la Destinée l'ont voulu que parce qu'il a poussé les audaces un peu
trop loin, comme Mallarmé dont les vers font (( scandale dans les journaux}) 140, ou
encore parce qu'il a, comme Rimbaud ou Corbière, dédaigné le succès et refusé de
faire quoi que ce soit pour se lancep 41. De plus, le Poète maudit est nettement
plus actif, volontaire, sinon pervers, que le Poète malheureux de l'époque
précédente. Il peut très bien décider, comme Rimbaud, d'envoyer promener la
Muse, la littérature, et son destin de poète pour courir (( tous les Continents, tous
les Océans}) 142 et affirmer sa liberté entière. Cette audace se donne d'ailleurs
directement à lire sur sa physionomie, comme en témoigne la description du
portrait photogravé de Rimbaud par Verlaine : (( Un Casanova gosse mais bien plus
expert ès aventures ne rit-il pas dans ces narines hardies, et ce beau menton
accidenté ne s'en vient-il pas dire: "va te faire lanlaire" à toute illusion qui ne
doive l'existence à la plus irrévocable volonté? )} 143 Et puis, il y a cette chevelure
rimbaldienne, (( superbe tignasse [qui] ne put être ainsi mise à mal que par de
savants oreillers d'ailleurs foulés du coude d'un pur caprice sultanesque }) 144. De la
poésie qui décoiffe les traditions à la chevelure savamment ébouriffée, il n'y a
évidemment aucune solution de continuité.

140 Verlaine, Les poètes maudits de Paul Verlaine, p. 39.


141 À propos de Corbière: « (On raconte de lui des prodiges d'imprudence folle); dédaigneux du
Succès et de la Gloire au point qu'il avait l'air de défier ces deux imbéciles d'émouvoir un instant sa
pitié pour eux! » (Ibid, p. 19.) Plus loin, à propos de Rimbaud: (( M. Rimbaud, trop dédaigneux,
plus dédaigneux même que Corbière qui du moins a jeté son volume au nez du siècle, n'a rien voulu
faire paraître en fait de vers. » (Ibid, p. 35.)
142 Ibid, p. 36. Voir aussi ibid, p. 37.
143 Ibid, p. 16.
408

Cette nouvelle forme de malédiction, qui touche essentiellement l'avant-garde non


reconnue, est liée à l'émergence de ce que Bourdieu appelle la « structure
dualiste)} du champ littéraire 145, structure qui prend plusieurs décennies à
s'imposer et qui repose sur la division de chaque sous-champ (poésie, roman,
théâtre) en deux pôles de production, celui de la production restreinte où les
écrivains tendent à produire pour les connaisseurs capables d'apprécier leur travail,
et celui de grande production où l'on tient essentiellement compte des attentes du
public. C'est de cette forme de malédiction qu'il est déjà question dans Charles
Demailly des Goncourt ou dans la Correspondance de Flaubert, une malédiction
qui tient au martyre de l'artiste pur, refusant tout semblant de compromission avec
l'ordre économique et dédaignant les formes littéraires convenues, trop faciles, le
sentimentalisme banal de Lamartine ou le réalisme « bas)} d'un Murger ou d'un
Champfleury. Il s'agit en quelque sorte d'une malédiction de la distinction. Pour
être artiste pur, et non seulement artiste, il y a un prix à payer.

Au reste, la transition entre la malédiction romantique et la malédiction


verlainienne s'effectue sans véritable heurt. Le premier Verlaine, celui des Poèmes
saturniens, appartient encore par plusieurs points à la malédiction romantique, celle
du poète divin, ou plutôt des poètes divins, non divisés encore en chapelles
esthétiques, fuyant « le monde, que troublait leur parole profonde)} 146. Le grand
ennemi y est le bourgeois, attaché aux « besognes vulgaires)} et aux « vanités

144 Ibid.
145 Voir Bourdieu, Les règles de l'art, p. 165-200. Christophe Charles parle de son côté de
« fractionnement du champ littéraire » «( Le champ de la production littéraire », dans HÉF, vol. 2,
p. 127-157, plus précisément p. 132.)
146 Verlaine, « Prologue», Poèmes satumiens, dans Œuvres poétiques complètes, texte établi et
annoté par Y.-G. Le Dantec, éd. révisée, complétée et présentée par Jacques Borel, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1962, p. 60.
409

plates" 147, qui ose considérer les malheureux enfants de Saturne - la planète des
mélancoliques 148 comme de vulgaires {( vauriens ", comme des
{( maroufles ,,149. Si le renouvellement de l'esthétique parnassienne se donne déjà à
lire dans la facture mélodieuse et impressionniste des Poèmes satumiens, la
malédiction qui s'y chante touche encore par plusieurs points au romantisme.

Baudelaire, que certains critiques considèrent comme le premier vrai {{ poète


maudit" 150, prône aussi une malédiction qui tient des deuxième et troisième
formes. Il y a à la fois, dans le portrait qu'il trace d'Edgar Allan Poe, du Poète
malheureux et du Poète maudit. Le Poète malheureux, c'est le génie qui porte sur
son front la marque de sa destinée malheureuse, qui expie comme un Christ les
péchés du monde, dont les dieux et les hommes tout ensemble font leur victime :

Il Y a dans l'histoire littéraire des destinées analogues, de vraies damnations,


- des hommes qui portent le mot guignon écrit en caractères mystérieux
dans les plis sinueux de leur front. L'Ange aveugle de l'expiation s'est
emparé d'eux et les fouette à tour de bras pour l'édification des autres. En
vain leur vie montre-t-elle des talents, des vertus, de la grâce; la Société a
pour eux un anathème spécial, et accuse en eux les infirmités que sa
persécution leur a données. [... ] Existe-t-il donc une Providence diabolique
qui prépare le malheur dès le berceau, - qui jette avec préméditation des
natures spirituelles et angéliques dans des milieux hostiles, comme des
martyrs dans les cirques? Y a-t-il donc des âmes sacrées, vouées à l'autel,
condamnées à marcher à la mort et à la gloire à travers leurs propres
ruines?151

147 Ibid.
148 Sur Saturne et la mélancolie, voir supra, chap. 1.
149 Verlaine, « V. Monsieur Prudhomme », Poèmes satumiens, dans Œuvres poétiques complètes,
p.77.
150 Diana Festa-McCormick affirme par exemple que Baudelaire donna sa première impulsion au
mythe du poète maudit «(( The Myth of the Poètes Maudits», dans Robert L. Mitchell, Pre-
text / Text / Context, p. 200).
151 Charles Baudelaire, (( Edgar Poe, sa vie et ses œuvres» [préface des Histoires extraordinaires de
1856], dans Œuvres complètes, p. 575.
410

Comme il l'annonce lui~même dès les premières pages, son portrait de Poe pourrait
sans peine s'insérer dans le Stello de Vigny et en confirmer les thèses :

J'apporte aujourd'hui une nouvelle légende à l'appui de sa thèse [de Vigny],


j'ajoute un saint nouveau au martyrologe: j'ai à écrire l'histoire d'un de ces
illustres malheureux, trop riche de poésie et de passion, qui est venu, après
tant d'autres, faire en ce bas monde le rude apprentissage du génie chez les
âmes inférieures. 152

On aurait tort, pourtant, de trop se fier à ces protestations de fidélité à la tradition


romantique, car « saint)} et ({ martyr », victime malheureuse d'une société
industrielle, le Poe baudelairien ne l'est qu'à moitié. L'autre moitié appartient déjà
à la {{ décadence}} 153, à cette malédiction fin~de~siècle, recherchée, consciente
d' elle~même et volontaire. Ce qui distingue Edgar Poe des autres littérateurs
américains, ce n'est pas seulement, propose Baudelaire, qu'il a refusé de monnayer
son talent, de se faire {{ money m3king 3uthor}}154, c'est aussi qu'il se moque de
ces fétiches de la modernité que sont la démocratie et le progrès. De ces beaux
mensonges, de ces blagues à caractère utopique, Poe {{ ne fut jamais dupe}} 155, lui
qui osa affirmer {{ la méchanceté naturelle de l'Homme }}156 et dont l'œuvre
montre qu'il existe en chaque être humain un penchant irrésistible pour le mal, une
inclination naturelle vers la Faute:

152 Ibid, p. 575-576.


153 Voir les premières lignes de « Notes nouvelles sur Edgar Poe» [préface des Nouvelles histoires
extraordInaires de 18571, dans IbId, p. 589-590. Le terme « décadence ", utilisé d'abord par
Baudelaire comme le rappel d'une insulte faite par les défenseurs du classicisme à l'endroit de la
poésie nouvelle, est finalement plus ou moins accepté par lui comme désignant la fin d'une
évolution inévitable et fatale dans l'ordre esthétique.
154 « Edgar Poe, sa vie et ses œuvres », dans ibId, p. 576.
155 « Notes nouvelles sur Edgar Poe », dans ibid, p. 591.
156 Ibid
411

Il Y a dans l'homme, dit [Poe], une force mystérieuse dont la philosophie


moderne ne veut pas tenir compte; et cependant, sans cette force
innommée, sans ce penchant primordial, une foule d'actions humaines
resteront inexpliquées, inexplicables. Ces actions n'ont d'attrait que parce
que elles sont mauvaises, dangereuses: elles possèdent l'attirance du gouffre.
Cette force primitive, irrésistible, est la Perversité naturelle, qui fait que
l'homme est sans cesse et à la fois homicide et suicide, assassin et bourreau
[. •• ].1 57

Le mal sur terre, contrairement à ce que prônent les philosophes humanitaires - et


les grands romantiques qui ont donné dans leur farce -, ne vient pas de ce que les
hommes sont encore dans les ténèbres de l'Ignorance, mais tout simplement de ce
qu'il y a un certain plaisir à faire le mal, au risque de se détruire soi-même: « [ ••• ]

nous sommes tous nés marquis pour le malI )} 158

Le penchant irrésistible de Poe pour la dive bouteille illustre cet attrait invincible de
l'homme pour le gouffre. Baudelaire donne à l'alcoolisme de Poe deux explications
tout à fait différentes. La première est toute romantique : l'alcoolisme aurait été
pour ce génie malheureux, mal-aimé d'une société industrielle, une manière de fuir
et d'oublier: « Il est d'ailleurs facile de supposer qu'un homme aussi réellement
solitaire, aussi profondément malheureux, et qui a pu souvent envisager tout le
système social comme un paradoxe et une imposture, [qu']un homme [... ] harcelé
par une destinée sans pitié [... ] ait cherché parfois une volupté d'oubli dans les
bouteilles. » 159 Cette explication, qui fait de l'écrivain américain une victime de la
destinée et de l'ordre social, pour plausible qu'elle paraisse, ne satisfait pas
entièrement l'auteur des Fleurs du mal qui tend plutôt à voir dans l'alcoolisme de

157 Ibid
158 Ibid, p. 592.
159 « Edgar Poe, sa vie et ses œuvres », dans ibid, p. 586.
412

Poe le mal en action 160. Certains témoignages, constate Baudelaire, avancent que
l'écrivain buvait quelquefois avant de se mettre au travail; c'est donc qu'il se servait
aussi de l'alcool, de façon volontaire et raisonnée, comme d'un excitant intellectuel
lui permettant de retrouver certains « enchaînements de rêves )} et des « séries de
raisonnements )} 161 plus ou moins enfouies dans sa mémoire. Se mettre en état
d'ivresse était pour ce fin travailleur de l'esprit le chemin le plus dangereux, mais le
plus direct, pour arriver aux fins esthétiques qu'il s'était données: « Si le lecteur
m'a suivi sans répugnance, il a déjà deviné ma conclusion: je crois que dans
beaucoup de cas, non pas certainement dans tous, l'ivrognerie de Poe était un
moyen mnémonique, une méthode de travail, méthode énergique et mortelle, mais
appropriée à sa nature passionnée. )} 162 D'où cette idée que Poe a été son propre
bourreau, tournant à dessein le fer contre lui-même, ne résistant pas à son désir
d'autodestruction, d'autant que celui-ci contribuait à l'édification de son œuvre:
« Une partie de ce qui fait aujourd'hui notre jouissance est ce qui l'a tué. }}163

Ainsi, à mi-chemin entre 1'« albatros)} 164 - symbole du poète en exil sur la terre,
victime passive de la destinée et de ses semblables et

160 (( Mais quelque bonne que paraisse cette explication, je ne la trouve pas suffisamment large, et
je m'en défie à cause de sa déplorable simplicité. » (Ibid)
161 Ibid, p. 587.
162 Ibid
163 Ibid
164 Voir Les fleurs du mal, dans Œuvres complètes, p. 7.
413

1'« héautontimorouménos » 165 - le bourreau de lui-même -, l'Edgar Poe de


Baudelaire est encore un Poète malheureux et déjà un Poète maudit, actif et
volontaire dans sa malédiction.

165 Volr rt..·,/ p. 57 .


. !V!u.,
ÉPILOGUE
415

On a afflrmé plus haut que le mythe de la malédiction littéraire tend à se déplacer


vers les avant-gardes et vers les marges dans la deuxième moitié du Xlxe siècle.
L'analyse photographique qui suit, qui porte sur le malheur grandiose de Victor
Hugo, a pour objectif de souligner le caractère relatif de cette proposition. Victor
Hugo, au lendemain du coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte, n'est pas
précisément ce qu'on pourrait appeler un écrivain d'avant-garde, ni un marginal
littéraire. Et pourtant, le grand champion de la malédiction de la deuxième moitié
du Xlxe siècle, celui qui aura peut-être tiré de son malheur personnel la plus grande
part de légitimité, c'est lui l .

* * *

les faiseurs d'esthétique, dans l'avenir,


remercieront peut-être la Providence de
cette monstruosité, de cette consécration.
Car ce qui complète la Vertu, n'est-ce pas
le martyre? Ce qui grandit encore la
grandeur, n'est-ce pas l'outrage? Et il ne
vous aura rien manqué, ni du dedans, ni
du dehors.
Flaubert à Hugo, 2 juin 1853.

Si l'on se fle aux comptes rendus des séances de l'Assemblée législative reproduits
dans Actes et paroles de même qu'aux caricatures parues dans les journaux de la
Deuxième République, on a beaucoup ri de Victor Hugo orateur entre 1848 et
1851 2 • Pourtant, c'est en plein cœur de l'Assemblée que Hugo souhaitait avant
tout apparaître comme prophète et guide de la nation, debout sur la tribune, tel le
Mirabeau d'un nouvel ordre social transmettant, du haut de ce trépied toujours

1 le texte qui suit a paru avec quelques modifications dans Maxime Prévost et Yan Hamel (dir.),
Victor Hugo 200J-1802. Images et transnguratio~ Montréal, Fides, 2003, p. 60-76.
416

vibrant de la parole publique, le message du peuple et l'énigme de la société future.


Louis Bonaparte, en supprimant la tribune et en forçant de nombreux représentants
à prendre le chemin de l'exil, a coupé court au rêve de Hugo de figurer en tribun
de génie devant ses contemporains et la postérité.

Or c'est dans cet exil que le poète parvient finalement à faire coïncider son
personnage public et la figure idéalisée du poète en prophète. Perché là-haut sur
son rocher de Jersey (voir annexe 4, figure 1)3, posant à l'éternel insoumis et
prédisant le renversement toujours imminent du tyran, il trouve enfin ce qui lui
manquait depuis vingt ans, ce que sa brillante ascension sociale l'avait toujours
empêché d'acquérir et ce dont tout grand homme peut se prévaloir: le malheur.
Ou plutôt l'image du malheur, puisqu'on est ici dans le monde des représentations.
Pour remplir pleinement la mission dont était investi Victor, il fallait qu'il
démontrât qu'il pouvait aussi rester debout dans l'adversité et figurer en Victus.
C'est ce que donne à voir le corpus photographique de Jersey: le malheur en plein
travail, authentifiant l'identité du prophète et la valeur du grand homme.

Des quelque 400 clichés pris par Hugo fils et Vacquerie entre 1852 et 1855, on
n'examinera ici qu'un échantillon dont le sujet principal est Victor Hugo lui-même,
le Victor Hugo d'avant la barbe que connurent les premiers lecteurs des Châtiments
et des Contemplations, deux ouvrages que les photographies étaient initialement
destinées à iIIustrer4. Sur les photographies exclues de notre survol figurent les

2 À ce titre, voir Maxime Prévost, « Victor Hugo, L'homme qui rit et l'orateur maudit)), dans Jean-
Jacques Lefrère et al (dir.), Les ratés de la littérature, p. 175-189.
3 Les quelques photographies, lithographies et dessins commentés dans cette analyse sont réunis
dans l'annexe 4. Dorénavant, seul le numéro de la figure sera fourni entre parenthèses.
4 Les photographies de l'exil sont nées à Marine Terrace d'un double projet dont aucun n'aboutit
réellement. Le premier était de produire une série de portraits destinés à être vendus avec les
œuvres du poète; le deuxième était de créer un ouvrage collectif sur les tles de la Manche auquel
417

différents membres du clan Hugo, mais aussi d'autres victimes du coup d'État
réfugiées à Jersey, des compatriotes de Hugo venus lui rendre visite dans son ne, ou
encore des paysages insulaires. Ce qui veut dire que le projet de Victor Hugo et des
siens, quand ils se mettent à la photographie en 1852, n'est pas de mettre en
valeur la seule personne du poète, mais plus globalement de recréer, par le moyen
de l'image, l'univers de l'exil, un univers composé d'une multitude de visages et de
paysages dont le poète est le principe organisateur et directeur.

Le rocher des Proscrits


Républicain en deuil et poète malheureux, martyr du droit et prophète vindicatif:
Hugo à Jersey est tout cela - ou veut le paraître. Mais, pour y arriver, Il lui faut se
mettre en scène en tirant profit des différents éléments que lui fournit le décor
insulaire. De fait, si Hugo va précisément s'établir, non dans une grande ville
comme Londres où il risque d'être confondu avec la foule, mais dans une ne aux
paysages désertiques, c'est évidemment pour qu'on l'y voie. Le corpus
photographique de Jersey joue au maximum sur les éléments de ce décor, lesquels
attestent, mieux qu'aucun discours, le malheur de l'exilé, la profondeur de sa
solitude, l'austérité de son deuil. Pour être juste, il faut rappeler que la faible

auraient contribué les différents membres du clan Hugo et Qui aurait rapporté des revenus
supplémentaires aux exilés. les aspects économique et promotionnel, dans les deux cas, étaient de
première importance. Même si ces projets ne furent jamais menés à terme, de nombreux portraits
de Hugo circulèrent en France durant son exil. le poète les envoyait par la poste à ses
correspondants en y joignant la plupart du temps un commentaire, un discours ou un poème. Pour
l'aspect technique de la photographie et des informations complémentaires touchant l'activité
photographique des Hugo à Jersey, voir Paul Gruyer, Hugo photographe, Paris, Charles Mendel,
1905; Christian Chelebourg, « Poétiques à l'épreuve. Balzac, Nerval, Hugo », Romantisme, n° 105,
automne 1999, p. 57-70; ainsi Que les études de Nicole Savy, Françoise Heilbrun, Quentin Baiac
et Philippe Néagu publiées dans le catalogue de l'exposition sur les photographies de l'exil:
Françoise Heilbrun et Danielle Molinari (dir.), En collaboration avec le soleil. Victor Hugo.
Photographies de l'exil, Paris, Réunion des Musées nationaux / Paris-Musées / Maison de Victor
Hugo, 1998, p. 16-144.
418

sensibilité des plaques à l'albumine et au collodion, utilisées pour produire des


négatifs, oblige le poète à poser en plein air, cc en collaboration avec le soleil )),
comme il le dit lui-même dans une lettre à Flaubert5; mais rien, par ailleurs, ne le
contraint à figurer au milieu des ruines, appuyé contre les brise-lames ou debout sur
la grève. En se laissant voir dans le décor de l'île, Hugo prend possession des objets
de l'exil et les charge de dire son malheur, tandis que sa posture a pour fonction de
montrer que, si immense que soit son infortune, le grand homme est toujours
debout.

l'un des éléments que Hugo s'est approprié par le moyen de l'image est le rocher
dit des Proscrits. Plusieurs photographies le montrent assis à son sommet (1) ou
appuyé contre ses parois (2). Ce fragment de l'île, plus qu'aucun autre, dit le
malheur de la proscription. Ille dit explicitement d'abord, en raison même du nom
que lui a donné la petite communauté française de Jersey. Mais l'image du rocher,
dans l'imaginaire européen du XIXe siècle, renvoie à l'exil pour bien d'autres
raisons. Exil volontaire, d'abord, si l'on pense à Werther6 et à Manfred7 qui, tous
deux, se réfugient sur un rocher pour admirer une dernière fois la nature dans ses
débordements avant de chercher dans la mort le remède à leurs maux. Exil
volontaire, encore, si l'on songe au René de Chateaubriand qu'on voit s'asseoir au

5 « Voici un nouveau paquet pour Mme C[olet]. Permettez-moi d'y joindre, pour vous, mon
portrait; c'est un ouvrage de mon fils, fait en collaboration avec le soleil. Il doit être ressemblant.
Solem quis dicere falsum audeat?)} (Victor Hugo, « À Gustave Flaubert. Marine Terrace, 28 juin
[1853] )}, dans Correspondance Tome 1/ [années 1849-18661, Paris, Albin Michel, 1950,
p. 161.)
6 Goethe, Les souffrances du jeune Werther, préface d'Antoine Blondin, traduit de l'allemand par
B. Groethuysen, Paris, le livre de poche, 1947, p. 143.
7 lord Byron, Manfred, acte l, scène 2, dans The Complete Poetical Wolts, édité par Jerome J.
McGann, Oxford, Clarendon Press, 1986, 7 vol., vol. 4, p. 62-66.
419

crépuscule sur un rocher du Nouveau Monde8; au poète contemplatif des


Méditiltion# de Lamartine qui gravit hardiment les rocs escarpés, pareil à l'aigle,
son semblable, son frère; à la Lélia révoltée de George Sand qui insulte à la beauté
de la création du haut d'un promontoire en pierre 10, et ainsi de suite 11. Le poète
aiglon de l'époque impériale, tout grisé de la mythologie du grand homme, trouve
dans le rocher le symbole de la gloire réservée à quelques élus; il y pose le pied en
conquérant de l'Élysée et contemple l'infini, son vaste domaine. Même pendant la
Restauration, où tant de poètes mourants encombrent la scène littéraire, le symbole
du rocher comme lieu d'exil continue de travailler l'imaginaire des hommes de
lettres, comme en témoignent les lithographies d'Achille Devéria illustrant La
nouvelle Héloïse12 ou Les méditiltions poédques13.

Il ne fait aucun doute que les photographies de Hugo en exil renouvellent ou


remotivent ces représentations de l'écrivain comme exilé volontaire dans un monde
dégradé. Dans un univers où les médiocres occupent le centre, c'est forcément à
l'écart, dans les déserts, sur les rochers au bord de l'infini qu'on retrouve l'Unique,
l'être d'exception, le seul homme portant encore haut le drapeau de l'idéal. En ce
sens, les photographies de l'exil sont le pendant iconographique des écrits
pamphlétaires de l'exil, de Napoléon le Pedt et des ChJtlments, qui dépeignent le

8 « On montre encore un rocher où il [René] allait s'asseoir au soleil couchant. » (Chateaubliand,


René, dans At3/a. René, chronologie et préface par Pierre Reboul, Paris, GF Flammarion, 1964,
p. 176.)
9 Voir notamment la « Méditation treizième. la solitude», dans Médlt3tions, p. 179-182.
10 George Sand, lélia, dans Romans de 1830, préface de Marie-Madeleine Fragonard, Paris,
Presses de la Cité, 1991, p. 459.
11 Voir encore Sainte-Beuve, « le suicide », dans Vie, poésies et pensées de Joseph Delonne,
p.36-4O.
12 « le rocher», dans Collections de vignettes pour les œuvres de Jean-Jacques Rousseau, Paris,
Chez Dalibon, 1825, vignette 18.
13 « la solitude », vignette gravée sur acier d'après Achille Devéria, 1825-1826, reproduite dans
Jean-François Barielle, le grand imagier Victor Hugo, Paris, Flammarion, 1985, p. 148.
420

scandale d'un monde à l'envers où les bandits sont sacrés empereurs et où les justes
sont bannis. Mais l'image de Hugo sur son rocher paraît accomplir un travail plus
important que la simple mise en image du pamphlet; elle suggère, mieux que ne le
fait peut-être l'écrit, le rapprochement entre le vrai Napoléon, l'oncle du Petit, et
Hugo lui-même. On pourrait ainsi avancer que, si la tâche du pamphlet est de
montrer la dissemblance entre les deux Napoléon 14, Auguste et Augustule, la
photographie a de son côté pour fonction de faire apparaître la ressemblance entre
deux génies, le grand Empereur et le poète Hugo.

Voici en effet la manière dont on représente Napoléon 1er en exil au XIXe siècle (3
et 4). la première lithographie (3), exécutée d'après un dessin de Devéria et parue
dans le volume des Odes et balades hugoliennes de 1826, le donne à voir sur son
rocher de Sainte-Hélène. la seconde (4), de Viollat, est tirée de l'édition Perrotin
des Chansons de Béranger; elle représente l'empereur sur l'île d'Elbe. le grand
exilé se met à l'écoute de son étoile, jette son regard par-delà les flots vers Paris et
s'apprête à exécuter un fulgurant retour. Revenons maintenant au portrait déjà
observé de « Victor Hugo sur le rocher des Proscrits )) (1). Nous voyons un grand
homme au sommet d'un rocher observant les côtes de France depuis sa prison
insulaire. le poète exilé, comme le conquérant exilé, est à l'écoute du ciel qui lui
dicte sa conduite. le lien de parenté entre les deux génies se laisse saisir aussi bien
dans les éléments du décor que dans l'attitude altière qu'ils adoptent tous deux
dans l'adversité. l'un et l'autre sont des vaincus grandioses que l'Infortune terrasse
sans parvenir à les briser. Comme le rocher qu'ils surplombent, ils résistent aux
assauts des vagues et tiennent tête aux tempêtes de l'Histoire.

14 Que Napoléon Bonaparte et louis Napoléon Bonaparte soient deux êtres essentiellement
dissemblables, au moral comme au physique, dans leurs ambitions comme dans leurs actions, de
421

Ce que Hugo ne peut jamais dire franchement en prose ou en vers - à savoir qu'il
est, lui grand homme, le véritable homologue de Napoléon le Grand, tandis que
Louis Bonaparte n'en est que le singe -, la photographie le révèle. Il n'est pas
exagéré de dire que Hugo va trouver à Jersey, entre autres choses, les signes et
insignes de l'empereur malheureux. Le rocher a remplacé le trône de l'un et la
tribune de l'autre. Comme le remarque Auguste Vacquerie dans une lettre à Paul
Meurice, « Saint-Hélier [chef-lieu de Jersey] ressemble furieusement à Sainte-
Hélène» t 5.

En ce sens, la photographie de l'exil possède une dimension politique dont étaient


parfaitement dépourvues les représentations du poète mélancolique du premier
romantisme. Hugo sur son rocher est l'amalgame de René et de Napoléon, du
mélancolique et du conquérant, deux versants, l'un littéraire, l'autre politique, dont
rendent comptent deux ouvrages de l'exil : Les contemplations et Châtiments. La
photographie de Hugo le prophète fusionne ce que les hommes de lettres du
Second Empire cherchent justement à disjoindre, la littérature et la politique. Hugo
réaffirme par l'image sa volonté de jouer, ou de poser, sur les deux tableaux à la
fois.

Marine Terrace
Le rocher est l'un des plus importants symboles de l'exil; il n'est pas le seul.
D'autres fragments de l'fie témoignent aussi bien de l'âpreté de la vie des proscrits,

nombreux passages de Napoléon le Pedt et des Châdments l'attestent, ou plutôt le martèlent. Voir
Napoléon le Pedt, dans OCH, vol. 11, p. 15, 86, 111, 116, 124 et 131.
422

notamment la maison habitée par le clan Hugo durant son séjour à Jersey, Marine
Terrace. Celle-ci est le pendant du rocher, une manière de cloître dont elle possède
l'apparence froide et austère (5). À l'instar du rocher des Proscrits, Marine Terrace
se présente en bloc, comme une masse lisse et uniforme, dominant le littoral et
permettant à ceux qui y purgent leur exil de contempler l'océan (6) et surtout le
paradis perdu, la France, dont les côtes sont visibles par temps clair.
Photographiquement parlant, Marine Terrace n'a pas d'intérieur. C'est de deux
choses l'une : ou bien un lieu qui fournit un point de vue sur le dehors ou bien un
objet aux allures sépulcrales que l'on observe de l'extérieur. Au contraire de
Hauteville House, la maison cossue de Guenersey que Hugo décorera avec soin et
dont l'intérieur sera photographié en détail par Edmond Bacot en 1862,
l'habitation de Jersey n'est jamais vue que de l'extérieur. Ou alors, ce sont le
paysage et l'horizon que l'on contemple depuis un intérieur dont il ne nous est pas
donné de percer les secrets.

Pour expliquer ce fait, on peut encore alléguer une raison purement technique : la
nécessité où se trouvent les photographes de travailler en plein air en raison de la
faible sensibilité des plaques utilisées pour produire des négatifs 16. Cette hypothèse
n'est certes pas à exclure, mais elle ne permet pas d'expliquer ce qui fait que cet
intérieur a aussi échappé au pinceau, au crayon, au burin, tandis qu'il existe de
nombreux dessins, gravures et peintures du mobilier et des différentes pièces de
Hauteville House. Si Hugo avait vraiment souhaité montrer certains éléments

15 Lettre d'Auguste Vacquerie à Paul Meurice, août 1853, citée dans Paul Hazard, Avec Victor
Hugo en exil, Paris, Société d'édition « Les belles Lettres n, cahiers (( Études françaises n, 1931,
p.s.
16 C'est l'hypothèse avancée par Quentin Bajac et Philippe Néagu dans leur présentation du
catalogue des œuvres photographiques de l'exil, (( La production de l'atelier de Jersey: catalogue
des œuvres », dans Françoise Heilbrun et Danielle Molinari (dir.), En collaboration avec le soleil
VIctor Hugo. Photographies de l'exil, p. 90-144.
423

intérieurs de Marine Terrace, il aurait pu utiliser un autre média que la


photographie. S'il ne l'a pas fait, c'est peut-être que celui-ci ne devait pas être
représenté ou, pour le dire autrement, que cet intérieur ne trouvait pas sa place
dans la poétique hugolienne des premières années de l'exil.

De fait, entre 1852 à 1855, période de rédaction des Châtiments et des


Contemplations, Hugo est l'homme d'une île, d'un rocher et d'une mer. Le
personnage de l'exilé qui se profile dans ces œuvres est tout extérieur, tout entier
livré aux éléments et à la nature farouche. Ce n'est plus ici le poète des Rayons et
des ombres qui jetait un coup d'œil ravi au grenier de la fille du peuple, l'observait
dans son travail, admirait son bonheur simplet et affirmait préférer « l'algue obscure
aux falaises géantes, 1 Et l'heureuse hirondelle au splendide océan» 17. Exilé, le
promeneur des bois et visiteur des cambuses s'est fait veilleur de nuit et
contemplateur des infinis. Il est plus que jamais le poète des grandes situations, le
chroniqueur de l'Histoire, le médiateur entre les mondes du visible et de l'invisible,
le Penseur au bord du gouffre, etc. Une telle figure ne se rencontre évidemment
pas dans des intérieurs bourgeois, au coin du feu, mais dehors, sur la grève, au
sommet d'un rocher, comme un phare dans la nuit, projetant sa pensée aux quatre
coins du monde :

Mon esprit ressemble à cette île,


Et mon sort à cet océan;
Et je suis l'habitant tranquille
De la foudre et de l'ouragan. 18

17 Victor Hugo, Les rayons et les ombres, dans OCH, vol. 4, p. 937.
18 Victor Hugo, Les contempladons, dans OCH, vol. 5, p. 502.
424

Incarnation vivante de la Conscience - celle-là même qui poursuit Caïn-Bonaparte


jusque dans sa tombe -, Hugo ne peut logiquement ou poédquement poser dans
des espaces clos: l'Œil ne peut se fermer ni l'Homme se renfermer. Son devoir est
de veiller à ciel ouvert.

Le front éclairé

Lieu d'observation et de détention transitoire, Marine Terrace est en outre un


centre de production intellectuelle. L'austérité des lieux s'y prête; la précarité du
statut de proscrit aussi. Hugo a beau posséder plus de 300 000 francs en rentes
sur l'État au moment de quitter la France 19, la chance qui lui est offerte de paraître
sur la scène publique en génie désargenté, contraint de travailler jour et nuit pour
assurer la subsistance des siens, est trop belle pour la laisser passer. C'est qu'il s'agit
pour lui de renverser l'idée que l'on se fait de sa situation dans les milieux littéraires
durant les dernières années de la monarchie de Juillet: un poète riche et ambitieux,
cumulant les titres et s'intégrant aux corps les plus conservateurs qui soient, à seule
fin de se rapprocher du pouvoir. On se gausse de ce révolutionnaire de 1830, chef
de file naguère respecté du romantisme jouant désormais la carte de la
respectabilité et se mettant à l'abri de la nécessité comme un parfait bourgeois.
Une lithographie de Benjamin Roubaud (7), parue dans Le Panthéon charivarique
de 1844, donne une idée de ces bruits qui courent sur le compte de l'académicien
Victor Hugo, bientôt vicomte et pair de France. L'homme, ce géant visiblement
gênant pour les nains obscurs qui cherchent à le détrôner, est confortablement assis
sur son œuvre et présomptueusement appuyé sur l'Académie et le Théâtre-
Français. Son regard est tourné vers le sol, plus exactement vers le coffre où

19 Patrice Boussel et Madeleine Dubois, De quoi vivait Victor Hugo?, présenté par Henri Guillemin,
Paris, Deux-rives, coll. « De quoi vivaient-i1s?», 1952, p. 120.
425

s'entassent patiemment ses rentes et qui écrase de son poids un jeune poète,
symbole même de la poésie étouffée par le vil argent. L'image, qui condamne déjà
de manière explicite le mariage de la littérature et de la fortune, est accompagnée
d'une légende qui insiste sur le caractère ambitieux et démagogique du poète :

Il est grand, il est grand mes frères


Il a sous ses pieds les palais
À ses genoux les ministères
Sous sa main les sociétaires
De ce bon théâtre Français.

C'est notamment cette représentation du poète en bourgeois ambitieux que la


photographie de l'exil a pour charge de faire oublier. À la place des livres que le
caricaturiste empile sous le siège du grand homme, le photographe met un rocher;
aux lieux de pouvoir, comme l'Académie et les théâtres, il substitue le cabanon de
Marine Terrace; sur la lithographie, la pose du poète est ouverte et connote le
pouvoir; sur la photographie, cette pose devient noble, quelquefois terrible, et
généralement fermée; le regard, qui est dirigé vers le sol dans la caricature, est
tourné, dans la photographie, soit vers la France, soit vers le ciel, soit encore vers
l'observateur lui-même. En aucun cas le regard n'est abaissé vers la terre, même
lorsque la tête est inclinée.

Par ailleurs, il est un élément que la lithographie et la photographie mettent toutes


deux en évidence : le front du génie sur lequel se concentrent les rayons du soleil
(2 et 9). Un front éclairé est le signe d'un cerveau qui bouillonne, la marque d'un
génie en pleine activité. Devant l'appareil photographique, Hugo prend des
précautions intlnies pour éviter que ses cheveux ne voilent ce haut portail des
mystères sacrés. L'action combinée de la main, qui agit à la fois comme pointeur et
comme pince à cheveux, et de la lumière qui s'y déverse à flots fait en sorte que ce
426

front ne peut échapper au regard de l'observateur. De toute évidence, c'est là que


se cache et opère l'usine hugolienne. Cette représentation de Hugo en {{ cerveau
bouillonnant »20 redouble sur le plan iconographique le discours tenu par le poète
dans sa correspondance sur un incessant labeur poétique rendu nécessaire, affinne-
t-i1, par la rigueur de l'exil et la détresse où celui-ci le plonge: {{ Vous savez, écrit-il
à Paul Meurice, tout ce qui pèse sur mon exil; outre les petits fardeaux de famille,
la suppression des secours Goudchaux nous met sur les bras plus de détresse que
nous n'en pouvons porter. Le peu même que nous donnons nous épuise. Il faut
donc redoubler de travail, et il faut que le travail produise. »21 Que la machine à
faire des vers fonctionne à plein régime, la photographie de l'exil le certifie sans
aucun doute. On pourrait dire que le rythme des publications durant l'exil l'atteste
aussi bien, et que le poète pouvait s'épargner ces séances d'exhibition frontale.
Mais il faut comprendre que les photographies de Hugo en front éclairé font plus
que confinner l'intense activité intellectuelle du poète. Elles donnent à penser que
cette activité scripturale se fait directement sous les auspices du soleil et que le
poète écrit sous la dictée du ciel, confonnément à la représentation du poète sacré
dont Hugo lui-même fut l'un des promoteurs les plus enthousiastes sous la
monarchie de Juillet:

Peuples! Écoutez le poète!


Écoutez le rêveur sacré!
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé!22

Sous les rayons du soleil, Hugo se désigne comme l'incarnation du poète-phare


dont le front est source de lumière dans la nuit de l'Histoire. Qu'importe que le

20 L'expression est de Paul Gruyer, Victor Hugo photographe, p. t 4.


21 Lettre de Hugo à Paul Meurice du 2 t février t 854, dans Correspondance entre Victor Hugo et
Paul Meurice, préface de Jules Claretie, Paris, Bibliothèque-Charpentier, t 909, p. 38-39.
427

tyran ait supprimé la tribune, cette « prodigieuse turbine d'idées, gigantesque


appareil de civilisation, élevant perpétuellement le niveau des intelligences dans
l'univers entier, et dégageant, au milieu de l'humanité, une quandté énorme de
lumière »23; tant qu'il reste un génie au front éclairé rivé sur un rocher au milieu
de la mer, continuant de scintiller, de guider le peuple dans les ténèbres et de tenir,
en dépit de sa captivité, le flambeau de la vérité, rien n'est perdu.

* * *

Consacré par l'éclatant malheur de l'exil - un exil qu'il sut faire voir et valoir par
le biais de la photographie -, Hugo prit à Jersey une double revanche. Sur les
caricaturistes et les mauvaises langues des milieux littéraires, d'abord, qui s'étaient
crus en droit de lui reprocher, dans les années 1840, sa réussite sociale et sa
fortune; sur les rieurs de la Deuxième République, ensuite, qui s'étaient moqués de
ses performances oratoires pour le moins forcées. L'exil fournit à Hugo le moyen
de se hisser au rang des grands persécutés de l'Histoire et de se constituer un
immense capital d'infortune qu'il sut magnifiquement gérer jusqu'à sa mort. A bien
ri qui a ri le dernier.

22 Victor Hugo, Les rayons et les ombres, p. 929.


23 Victor Hugo, Napoléon le Petit, p. 94; nous soulignons.
CONCLUSION
429

Si cette thèse était à l'image de son objet, elle n'aurait pas de conclusion, ou celle-
ci n'arriverait pas si tôt. On a pu dater approximativement l'émergence du mythe
de la malédiction littéraire autour de 1760-1 770; on ne saurait dire qu'il a épuisé
ses potentialités explicatives et consolatrices au terme du Xlxe siècle, avec la
publication des Poètes maudits de Verlaine. Sur ses avatars au xxe siècle, les
recherches restent à faire, les dates charnières, à trouver, mais on peut d'ores et
déjà avancer, sans trop craindre de se tromper, que le mythe est parvenu à se
maintenir et à se « recycler » jusqu'à tout récemment en s'accommodant des règles
du dicible et du représentable. Jean-Luc Steinmetz ne craignait pas d'affirmer en
1982 que nous étions « toujours familiers de l'image du poète non plus
malheureux, mais maudit»l, et il n'est pas si rare d'entendre un écrivain faire de
nos jours l'apologie de la pauvreté, de la marginalité ou de la souffrance2 • Quel

1 Jean-Luc Steinmetz, « Du poète malheureux au poète maudit (réflexion sur la constitution d'un
mythe) », p. 84.
2 Voir par exemple l'entrewe accordée par Michel Tremblay à Marie-Claire Howard «(( Rencontre
avec Michel Tremblay: "La richesse tue le talent"», L'Express, vol. 15, n° 42, 13-19 novembre
1990, p. 9), où l'auteur des Belles-Sœurs affirme en substance que c'est la pauvreté qui force
l'écrivain à exploiter son talent. On lira encore les propos de Michel Marc Bouchard, qui confiait à
Luc Boulanger en 1995 que sa « blessure" était « un moteur pour écrire" (Luc Boulanger,
« Michel Marc Bouchard: la folie du large ", Voir, du 14 au 20 septembre 1995, p. 13). Plusieurs
pièces de théâtre québécoises des années quatre-vingt mettent en scène des écrivains malheureux.
Voir notamment Michel Marc Bouchard, Les muses orphelines, Montréal, Leméac, 1989; Michel
Tremblay, Nelligan, Montréal, Leméac, 1990. L'hebdomadaire montréalais Voir fait une place
privilégiée aux écrivains obscurs (on dit maintenant « undergrounds») et aux artistes torturés. Voir
par exemple Voir, vol. 12, n° 33, du 20 au 26 aoQt 1998, où l'on peut apprécier, en page
couverture, une photographie représentant Maxime-Olivier Moutier sortant des profondeurs de la
terre (vraisemblablement d'un égout). L'entrevue, qui relate l'expérience asilaire de l'écrivain, de
même que sa tentative de suicide ratée, est aussi à lire dans le même numéro «( Hors la vie :
Maxime Olivier Moutier», ibid., p. 16-17.) Jean Barbe, journaliste à l'hebdomadaire icI, affirmait
en 1998 avoir trouvé dans sa boîte postale un fanzine rédigé par une jeune écrivalne qui annonçait
son suicide prochain. Cette vague petite-cousine d'Escousse et de Lebras, « M. St-A. ", avait écrit
deux romans qu'elle n'avait pas encore essayé de publier, mais qu'elle croyait destinés à un véritable
succès après sa mort (voir Jean Barbe, « C'est la vie? ", icI, du 20 au 27 aoOt 1998, p. 6.) Un
dernier exemple: ce que la presse française a nommé en 2000 1'(( affaire Renaud Camus" tient, du
moins selon le point de we du principal intéressé, à la persécution d'un écrivain contemporain,
condamné publiquement et menacé de poursuites judiciaires en raison de ses propos jugés
« antisémites». Sur le sujet, voir l'imposante collection d'articles réunis par Renaud Camus lui-
430

écrivain d'avant-garde oserait avouer en 2003 son bonheur d'écrire et ses


aspirations au succès? Et quel lecteur trouvera à s'en étonner? Le bonheur, le
succès, c'est bon pour les auteurs populaires et la littérature facile. Le nouveau,
c'est forcément à l'écart qu'il se crée, dans la solitude, et l'écrivain d'avant-garde
doit être prêt à souffrir beaucoup avant de voir son œuvre acceptée par la
communauté. La malédiction littéraire sévit toujours.

On a vu qu'il n'en avait pas toujours été ainsi. Il est vrai que c'est à une époque où
le concept d'avant-gardisme et de « nouveauté» en littérature n'avait guère de
sens. Aux XVIe et XVIIe siècles, un écrivain de génie n'est pas un homme
incompris, en rupture avec son public, se complaisant dans les affres de la création.
Le grand écrivain, jusqu'à Voltaire au moins, a droit au bonheur, à la réussite
sociale. C'est à lui, en principe, que vont les attentions du souverain et des cours,
lui à qui l'on donne des gratifications et qu'on cherche à s'attacher. Il ne va pas de
soi que le meilleur de la production doive s'écrire en marge des institutions de la
vie littéraire, dans la misère et l'exclusion perpétuelles. On peut être riche, titré,
bien en cour et homme de génie tout à la fols, sans que le public y voie matière à
contradiction. Les lettrés ne se sentent pas tenus de poser en martyrs devant leurs
contemporains et la postérité, et ils auront même avantage à ne pas trop faire
sonner les éperons de leur pauvreté et de leur mélancolie s'ils ne veulent pas prêter
le flanc à la satire, le malheur de l'homme de lettres faisant plus souvent rire que
pleurer sur la scène officielle. Entre Voltaire qui se moque des écrivains
désargentés, obligés de calomnier les grands hommes pour survivre, et Vigny ou
Hugo se disputant le parrainage des écrivains mineurs, il y a un monde.

---,'.----------------------------

même sur son site personnel http://perso.wanadoo.fr/renaud.camus/ [site consulté pour la dernière
fois le 15 juillet 2003].
431

Voltaire, pourtant, a déjà un pied dans ce cc monde», dans cette malédiction


littéraire à l'édification de laquelle il participe à partir de 1760. II a très bien senti
que le cc malheur», dont les âmes sensibles faisaient leurs délices, pouvait servir la
cause des philosophes. Seulement, il n'y a aux yeux de Voltaire qu'un malheur
littéraire touchant, la persécution, et qu'un type d'individu digne de succéder au
Christ sur le Golgotha, le philosophe. La mélancolie ou la pauvreté ne trouvent pas
chez lui matière à larmoiements, et les antiphilosophes ne sont jamais des
persécutés, mais des fanatiques, mais des jaloux, mais des bilieux noirs et des fous
qu'il faut museler ou enfermer pour le plus grand bien des honnêtes gens. le terme
cc malheur» est ici très restrictif. Pour que la pauvreté et la mélancolie entrent dans
l'orbe des malheurs touchants, pour qu'elles deviennent les homologues de la
persécution, il faudra, semble-t-i1, qu'un grand homme, un homme de génie
reconnu comme tel par ses contemporains, choisisse la pauvreté comme mode
d'accès à la vérité et soit identifié comme un authentique mélancolique, de cette
mélancolie qui fait les êtres exceptionnels et supérieurs à la moyenne. Jean-Jacques
Rousseau sera cet homme. C'est de lui que se réclameront les auteurs impécunieux
et adeptes de la mélancolie qui, tel Chateaubriand en son exil anglais, chercheront à
attirer l'attention du public et à prendre leur place sur l'échiquier littéraire à la fin
du XVIW siècle.

Mais il ne faut pas non plus surévaluer l'Importance de Rousseau dans ce processus
d'cc homologisation»3 ou d'assimilation des topiques du malheur, Rousseau dont
l'influence sera surtout déterminante après sa mort, survenue en 1778. Dès 1770,
la mélancolie, la pauvreté et la persécution sont déjà plus ou moins mises sur le

3 Ce tenne, qui n'existe malheureusement pas, est pourtant le seul qui convient pour décrire le
phénomène par lequel les trois topiques de la malédiction se voient accorder une valeur équivalente,
homologue.
432

même pied et assimilées à la même catégorie du malheur par différents auteurs.


C'est en t 770 qu'on peut lire, sous la plume de Dellsle de Sales, cette remarque
où le terme « malheur» désigne aussi bien la misère d'Homère et l'exil de
Descartes que la folle du Tasse, trois formes de mal qui, croit l'auteur, ne sont pas
sans rapport avec la supériorité des hommes qu'elles ont touchés (on remarquera
que Rousseau est absent de I.a liste des grands hommes cités en exemple) :

C'est une remarque bien digne de notre attention, que la plupart des
hommes de génie se sont élevés au milieu de l'Infortune et des orages;
Homère et Milton furent aveugles et pauvres, Lucrèce et le Tasse avaient des
accès de folie; Platon peut-être serait inconnu si on n'avait empoisonné
Socrate; Descartes né en France est mort dans les glaces de Stockholm, et le
grand Corneille peu enrichi par le théâtre qu'il avait créé, persécuté par
Richelieu et effacé par Racine, mourut peut-être sans soupçonner son génie
et sa célébrité. Il semble que les grands talents ne servent qu'au malheur de
ceux qui les partagent; comme si le génie avait besoin d'être acheté! Comme
si la nature voulait consoler le vulgaire de la supériorité des grands
hommes!4

C'est l'année suivante que Manon Phlipon, la future Madame Roland, écrit un
court essai où la mélancolie est expliquée aux âmes d'élite et donnée pour un
indicateur de sensibilité. Puis c'est en t 772 que Gilbert compose son Génie 3UX
prises 3vec /3 fortune où sont noués les thèmes de l'indigence et du génie. Bref,
quelque chose se passe à cette époque dans le monde littéraire, dont personne en
particulier n'est responsable - le mythe est un phénomène collectif -, et qui fait
du malheur un objet doxique hautement valorisé et convoité. Réemployant en
territoire profane une logique éminemment chrétienne, on (beaucoup de monde)

4 Delisle de Sales, De la philosophie de la nature, vol. 3, p. 368. Voir encore Thomas dans son
Éloge de Descartes: « Hommes de génie, de quelque pays que vous soyez, voilà votre sort [celui de
Descartes]. Les malheurs, les persécutions, les injustices, le mépris des cours, l'indifférence du
peuple, les calomnies de vos rivaux, ou de ceux qui croiront l'être, l'indigence, l'exil, et peut-être
433

croit découvrir qu'il n'est point de grandes destinées, de grands talents, de


profondes sensibilités qui n'aient partie liée avec le malheur. D'où ces différents
« tournois d'infortunes» auxquels se livrent aussi bien des êtres en chair et en os -
Julie de Lespinasse et le comte de Guibert, par exemple -, que des êtres de fiction
- le Duc de Semour et le Baron de St.Brice dans le Malheureux imaginaire de
Dorat. À celui qui est reconnu le plus malheureux sont aussi concédés un plus
grand mérite et une certaine forme de supériorité. L'infortune classe et rehausse,
tandis que le bonheur est l'attribut des gens communs - « vulgaires», dira-t-on
bientôt5•

Progressivement, on en viendra à croire non seulement que les grands hommes sont
toujours frappés par le malheur, mais encore que le malheur est tout à fait propice
à l'activité poétique et littéraire. Chateaubriand, dans son Essai sur les révolutions,
suggère aux infortunés de chercher dans le malheur lui-même un dédommagement
à leurs souffrances. Le malheur n'incite-t-il pas les hommes à la rêverie et
n'augmente-t-il pas leur sensibilité? Dès lors, il ne tient qu'à eux de tirer profit de
ces rêveries solitaires, de ce surcroît de sensibilité, de ce supplément d'âme et de
génie que leur confère leur infortune et de se livrer à l'écriture, pour leur
consolation personnelle et le bonheur des peuples. L'idée que le chant du malheur
est le plus beau, qu'il existe un lien entre le souffrir et le poétique, est confirmée
par une multitude de poètes au début du Xlxe siècle. Millevoye dit du poète
malheureux qu'il doit bénir son malheur si du moins celui-ci peut lui inspirer de

une mort obscure à cinq cents lieues de votre patrie, voilà ce que je vous annonce.)) (Thomas,
Éloge de Descartes, cité par Delon, L'idée d'énergie au tournant des Lumières, p. 514.)
5 « Je ne prétends pas que la Joie ne puisse pas s'associer avec la Beauté, mais je dis que la Joie [en]
est un des ornements les plus vulgaires; - tandis que la Mélancolie en est pour ainsi dire l'illustre
compagne, à ce point que je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé?) un type
de Beauté où il n'y ait du Malheur. )) (Baudelaire, « Journaux intimes)), dans Œuvres complètes,
p.395.)
434

beaux vers6 , et Lamartine ose avancer que {( La lyre en se brisant jette un son plus
sublime ,,7. C'est l'époque où Gilbert, que l'on admire pour ses « adieux à la vie )J,

est érigé en héros des minores et en héraut de la Poésie chrétienne, victime de


l'impie Philosophie du XVIIIe siècle, l'époque où certains hommes et femmes de
lettres font des centaines de kilomètres pour aller prier sur la tombe du Tasse et
inscrire leur nom sur les murs de l'hôpital Sainte-Anne à Ferrare. Le malheur du
génie inspire alors un respect qui confine au sacré, et l'on imagine mal que le génie
puisse n'être pas malheureux, que ses œuvres sublimes n'aient pas été enfantées
dans la souffrance ou au bord du tombeau.

Dans les années t 830, la malédiction littéraire est arrivée à un tel point d'évidence
qu'elle provoque ce que Steinmetz nomme un « sas idéologique ,,8 : des poètes,
voulant rejoindre Gilbert et Malfilâtre dans le ciel des Poètes malheureux et
sublimes, voulant aussi donner un peu de relief à leur échec (quitte à s'exagérer cet
échec), se tuent pour de vra~ non sans laisser leur chant du cygne et quelques mots
pour les journalistes. Il y a dans le suicide d'un Victor Escousse ou la mort très-
volontaire d'une Élisa Mercœur quelque chose qui tient du religieux, au sens fort
du terme, aussi bien que de la roublardise. Escousse connaît les rouages de la
publicité et n'est pas sans ignorer qu'un suicide, surtout accompagné de quelques
vers, fera son effet si les journalistes y mettent du leur. Mais en même temps,
l'auteur de Raymond eOt-1l allumé son réchaud s'il n'avait cru à la fable du Poète
malheureux, s'il n'avait prêté foi au mythe de la malédiction dans la mémoire
duquel Il allait s'inscrire désormais comme « poète mort dans la fleur de l'âge ,,? En

6 Millevoye, « les plaisirs du poète» (version de 1801), reproduite par P.-l. Jacob dans son éd.
des Œuvres de Mlllevoye, vol. 2, p. 101-102.
7 lamanine, «Méditation Cinquième. le poète mourant », dans Médit3tions, p. 153.
8 Jean-lue Steinmetz, (( Du poète malheureux au poète maudit (réflexion sur la constitution d'un
mythe) », p. 83.
435

cette matière, il est difficile de faire la part exacte de la tactique publicitaire et du


geste sacrificiel, mais sans doute est-il exagéré de considérer Escousse pour une
simple victime du mythe sans tenir compte des enjeux stratégiques dont le suicidé
avait au moins partiellement conscience. Le mythe joue ici un double rôle de
consolation et de légitimation: il fournit à l'écrivain la certitude que ses souffrances
ne sont pas absurdes en l'inscrivant dans une lignée de génies sublimes et
malheureux.

La vague de suicides qui déferle sur la France littéraire des années 1830 alerte les
gardiens de la morale publique et les incite à réagir contre ce mythe qui les dépasse.
Au lieu de s'en prendre directement à l'association topique entre le malheur et la
légitimité, la plupart de ces écrivains et doxographes tourneront l'une de ses
figures, le Poète malheureux, en ridicule. Gautier, dans ses Jeunes France, et
surtout Reybaud, dans Jérôme Paturot à /.1 recherche d'une position sociale,
chercheront à rompre le charme de la malédiction en mettant un bonnet de coton
sur la tête de jeunes poètes suicidaires. Murger fera de son côté, dans la préface de
ses Scènes de /.1 vie de bohème, de l'humour pesant au détriment des poètes
martyrs, et Louis Veuillot leur conseillera, dans ses libres penseurs, de boire du lait
d'ânesse pour se rétablir. La malédiction, pourtant, ne souffre pas de ces attaques
multiples et faciles; il semble au contraire que celles-ci contribuent à la perpétuation
du mythe et de ses topiques. Le Poète malheureux est mort, vive le Poète maudit!
Peu à peu, au fur et à mesure que le champ littéraire se fractionnera et que se
dissocieront les pôles de production, la malédiction littéraire se déplacera vers les
avant-gardes et les marges, offrant aux artistes purs et aux irréductibles le
sentiment, sinon l'assurance, de leur légitimité. Au reste, comme le montrent les
photographies d'exil de Victor Hugo, l'image du prophète romantique, juste et
malheureux, d'autant plus juste que malheureux, se maintient et produit ses
436

meilleurs fruits dans la deuxième moitié du Xlxe siècle. En dépit des quolibets et
des rieurs, Hugo restera, pour ses contemporains, le grand, le magnifique poète
malheureux du siècle. Sur ce plan comme sur bien d'autres, il aura enfoncé tout le
monde.

* * *

Dans ce travail où il s'agissait avant tout d'embrasser l'ensemble du phénomène de


la malédiction littéraire et de brosser les principaux traits de ce mythe complexe et
original, on a forcément insisté davantage sur certaines figures - le Philosophe
persécuté, le Poète malheureux, le Poète maudit - au détriment d'autres, donnant
ainsi l'illusion d'une succession claire et cohérente des différents états de la
malédiction. Les choses sont évidemment beaucoup moins simples et demandent
encore plusieurs études de détail qui laissent ouvert le champ de la recherche.

L'un des problèmes non résolus par ce travail est celui des moyens exigés pour faire
valoir son malheur. Car tout malheur n'est pas d'emblée légitime et légitimant au
XI xe siècle. Il y a par exemple un malheur typique de la femme écrivain qui ne
trouve pas, sur le marché de l'infortune littéraire, à s'échanger contre des parts
« légitimité ». Il y a aussi un malheur plus commun, celui du journaliste obligé par
la nécessité de produire sa dose de bons mots quotidiens en pure perte, qui n'est
Jamais aussi grand, aussi beau, que le malheur des artistes purs. Que faire de ces
« Infortunes subalternes» non valorisées par les écrivains d'avant-garde? Que faire
encore du malheur des obscurs, c'est-à-dire de ces écrivains malheureux qui, étant
sans relation dans le monde littéraire, n'ayant pas même la démesure pamphlétaire
d'un Léon Bloy, sont incapables de se faire entendre et de faire connaître leur
malheur d'être obscur? Contre Victor Hugo exilé, grand opposant autoproclamé
437

du tyran, que peut un Camille Berru, autre homme de lettres prenant le chemin de
la Belgique en décembre 1851 et vivant misérablement des expédients de sa plume
dans les faubourgs les plus crasseux de Bruxelles? Les places au soleil du malheur ne
sont pas si nombreuses que l'on croit et, une fois qu'un grand homme s'est emparé
du titre de l'Exilé, que reste-t-il aux autres, aux petits exilés que leur manque de
notoriété relègue dans les oubliettes de la malédiction? Charles Hugo, le fils de
l'autre, avait bien compris que là résidait le caractère contradictoire de la notion de
« malheur », dans cette capacité qui est donnée aux uns, en raison de leur prestige,
d'être reconnus comme les astres de l'infortune, lors même que pullulent les petits
infortunés de toute espèce auxquels le public n'attache aucune importance:

Les proscrits illustres ont du moins sur eux le regard de l'histoire; les
obscurs, qu'on songe à tout ce qu'il ya dans ce mot, ne se sentent vus que
par eux-mêmes. Et tandis que le plein jour de la célébrité Illumine les grands
exilés, les autres, les obscurs, combattent et souffrent seuls dans la détresse
et dans la nuit, et n'ont pour s'éclairer que leur conscience, cette humble
veilleuse du malheur.
Insistons sur ce point de vue, car il est profondément vrai, nous le croyons
du moins.
La publicité est une force pour les proscrits en vue; le nom soutient le
caractère, la gloire combat avec le génie comme Minerve avec Achille, dans
le nuage lumineux de l'épopée.
[ ••• ] Leur combat singulier avec l'exil a cent mille spectateurs qui sont pour
eux cent mille courages. Rien de ce qu'ils souffrent n'est Ignoré. Leur
pauvreté est aussi en évidence qu'eux-mêmes.
L'histoire pénètre dans leur chambre misérable, s'assied sur leur chaise de
paille, s'invite à leur souper frugal, s'accoude au chevet de leur lit, touche
avec respect leurs vêtements usés, baise leur front pâli et couronne leurs
cheveux blancs.
( ... ] Mais les obscurs, voilà les vrais exilés! Qu'est-ce que l'infortune
applaudie auprès du malheur ignoré? Qu'est-ce que le combat éclairé de
toutes parts auprès du duel sans témoins avec l'exil?
Ceux-là, personne ne les volt souffrir. Personne ne les encourage et ne les
acclame. On ne saura jamais rien d'eux. Ils sont pourtant, comme les
illustres, les martyrs de la cause sainte et tous égaux devant la Révolution;
438

mais ils sont obscurs, et l'histoire ne les regarde pas. Qu'ils vivent, qu'ils
meurent, qu'importe!9

Cette longue citation n'est qu'un fragment d'un chapitre qui semble avoir été écrit
expressément par Charles Hugo contre ce père par trop illustre qui prend toute la
place, même celle réservée aux malheureux. Charles ne nie pas le droit qu'a son
père de figurer en exilé - il consacre d'ailleurs à cette tâche son talent
photographique -, mais il pose cette question, qui est la bonne, la seule vraiment
valable pour les gagne-petit de la malédiction littéraire: où le commun des
malheureux, celui qui passe inaperçu aux yeux du public, peut-il trouver sa
consolation? Le grand malheureux, le vrai malheureux, n'est-ce pas l'obscur qui ne
dispose pas même des ressources nécessaires pour faire reluire son infortune? Cette
question, il revenait sans doute à ce raté du clan Hugo de la poser, à celui qui, tout
en possédant un nom bien en we, était relégué dans l'ombre par son grand homme
de père.

Outre cet aspect, il est une figure importante dans la constitution du mythe qui, en
raison du développement particulier que son étude aurait exigé, a dû être laissée en
plan, celle du Génie méconnu. La cc méconnaissance» du génie est une forme de
malheur qui n'est directement rattachée à aucune des trois topiques décrites dans la
première partie de cette thèse. Et pourtant, que de discours, que de
développements sur le Génie méconnu du XVIe au Xlxe siècles! La problématique
de la méconnaissance apparaît en effet dès la Renaissance, à l'époque où
l'imprimerie donne aux écrivains l'impression que le volume des œuvres produites a
augmenté et que la qualité générale a diminué en proportion. L'idée que les

9 Charles Hugo, Les hommes de l'exil, p. 161·163.


439

meilleurs écrivains allaient être bientôt perdus dans la foule et leurs œuvres, noyées
dans la masse des livres mis en vente sur la place publique, en effrayait plus d'un:

Comment expliquer que, dans ce siècle [le XVn, tant de gens érudits ou
incultes publient des livres et écrivent des poèmes? Pourquoi les livres qui
méritent d'être lus et connus se perdent-ils dans l'obscurité, condamnés aux
mites et aux vers, alors que tant d'œuvres bâclées, écrites sans le secours
d'Apollon ni des Muses, trouvent lecteurs, éloges et diffusion dans les
écoles, sur les marchés et jusque dans les villages? Faut-il croire que la
Fortune, se jouant comme toujours des hommes, éclipse une fois encore
ceux qui brillent pour élever les obscurs? Ou faut-il qu'un livre qui doit
vivre, comme dit un poète [Martiall, soit doué d'un génie qui le sauve d'un
injuste oubli et lui gagne des lecteurs? Voilà probablement pourquoi les
livres de merveilleux écrivains disparaissent, alors qu'on apprécie ceux des
pires scribouillards. 10

Avec l'augmentation progressive du nombre d'auteurs, du volume d'œuvres et des


tirages aux xvne et XVIIIe siècles, les choses ne vont pas s'améliorant. Diderot,
dans le rapport qu'il rédige au sujet de la Librairie, écrit que les meilleurs auteurs ne
sont généralement reconnus qu'après leur mort, lorsque les mauvais ouvrages ont
été justement oubliés et que la postérité a fait un choix éclairé :

Et combien d'auteurs qui n'ont obtenu la célébrité qu'Ils méritaient que


longtemps après leur mort? C'est le sort de presque tous les hommes de
génie; Ils ne sont pas à la portée de leur siècle; ils écrivent pour la génération
suivante. Quand est-ce qu'on va chercher leurs productions chez le libraire?
C'est quelque trentaine d'années après qu'elles sont sorties de son magasin
pour aller chez le cartonnier. 11

Au XIXe siècle, l'idée voulant que le génie reste méconnu par ses contemporains
prend la tournure d'une évidence. Colins de Ham, le glossateur total étudié par

10 Antonio de Nebrija, cité dans Edgar Zilsel, le génie, p. 172-173.


11 lettre historique et politique adressée J un magistrat sur le commerce de la librairie, dans OCD,
vol. 18, p. 16.
440

Marc Angenot, ne s'étonnait pas d'être incompris. Il allait de soi Que, possédant
seul la vérité dans un monde Qui n'était pas prêt à l'entendre, il devait mourir dans
la solitude. II se consolait de son insuccès immédiat par la certitude d'être lu plus
tard, aprè~ lorsque les hommes seraient enfin arrivés, par petits bonds, là où lui
avait pu sauter tout d'un coup. Le malheur de n'être pas compris de son vivant
était pour lui un malheur bien relatif, puisque temporaire. Il pouvait, comme ces
philosophes stoïciens, replacer sa souffrance particulière dans un ensemble cohérent
et ordonné où s'abolissait l'idée de malheur. La topique de la méconnaissance se
renouvelle ainsi jusqu'aux Poètes maudits, où Verlaine agit précisément comme
cette postérité rédemptrice chargée de remettre à leur juste place, au premier rang,
des poètes occultés par leurs contemporains. Les poètes maudits sont ou bien des
inconnus Qui n'ont pas ou peu publié (Rimbaud), ou bien des écrivains injustement
oubliés après leur mort (Desbordes-Valmore), ou bien des méconnus Que le public
ne parvient pas à assimiler en raison de leurs audaces (Corbière, Mallarmé, Pauvre
Lélian, etc.).

* * *

On pourrait multiplier de la sorte les aspects Qui ont dû être écartés de la présente
étude sans parvenir à couvrir l'ensemble du phénomène mythologique et des
problèmes Qu'il soulève. L'important, croyons-nous, reste d'avoir offert un cadre
général de recherche permettant de penser ce phénomène, et de le penser dans
une perspective historique, dans sa relation avec les discours sur le malheur avant
1770. Nous avons en effet cherché à montrer Que le mythe, du point de vue
discursif, a une « préhistoire» et Qu'il n'y a rien qui « naisse» subitement en t 770.
Si les hommes de la deuxième moitié du xvlne siècle ont commencé à attribuer à
certaines formes de malheur - et à l'idée de « malheur» elle-même - une plus-
441

value symbolique, c'est qu'ils y étaient autorisés par plusieurs siècles de discours sur
les vertus de la pauvreté, sur les bienfaits de la mélancolie naturelle, et sur
l'inévitable persécution des hommes supérieurs. Les topiques étudiées dans la
première partie de cette thèse sont la précondition du mythe; à travers elles
s'opèrent déjà les connexions logiques qui seront au cœur de la malédiction
littéraire. L'idée que la fatalité s'abat sur les hommes supérieurs ne s'impose comme
une évidence à tant de monde que parce que la mémoire littéraire est saturée
d'exemples célèbres de philosophes, de savants, de poètes tous plus malheureux et
géniaux les uns que les autres.

Ainsi, en même temps qu'elle confirme plusieurs hypothèses de la belle étude


proposée naguère par Jean"Luc Steinmetz sur le mythe du poète malheureux, cette
thèse s'en dissocie sur quelques points essentiels. Non seulement Steinmetz
accorde+iI au poème de Gilbert, Le génie aux prises avec /a fortune (1772), le
statut d'acte de naissance du mythe, reléguant dans l'ombre une masse d'écrits
portant sur les infortunes du génie avant cette date, mais la seule figure qui trouve
place dans le mythe qu'il étudie est celle du poète, précisément, ce Poète
malheureux dont on a vu qu'il s'imposait pourtant en réacdon contre la figure du
Philosophe persécuté dont les ennemis de Gilbert avaient fait la promotion dès
1750" 1760. La réflexion générale proposée ici a permis d'articuler l'une à l'autre
ces deux figures antagonistes procédant d'une même logique légitimatrice. Ainsi, ce
n'est pas seulement de la poésie que le malheur est le moteur au Xlxe siècle 12, mais
de la littérature dans son ensemble. Ce qui couronne la carrière du poète aussi bien
que du romancier d'avant"garde n'est rien d'autre que le malheur. Hugo, en son

12 « Le malheur social et moral qui affecte donc quelques poètes du XVIW siècle est pensé, au
siècle suivant, comme indispensable moteur de la poésie elle-même. " (Jean-Luc Stelnmetz, « Du
poète malheureux au poète maudit [réflexion sur la constitution d'un mythe] ", p. 84.)
442

exil, enfin martyr public, aussi bien que Flaubert, en son gueuloir de Croisset,
l'avaient également compris.
ANNEXE 1
444

Albrecht Dürer
« Melencolia 1»
ANNEXE Il
446

LES

FORTUNES ET ADVERSITEZ
DE JEAN REGNIER

o Jesus, qui te souffris pendre a iiv


En la croix et ton corps estendre,

Fragment du paratexte de
Les fortunes et adversltez de Jean Regnier
ANNEXE III
448

Émile Bayard
« Le suicide»
ANNEXE IV
450

Figure 1
« Victor Hugo sur le rocher des Proscrits )}, par Charles Hugo, été 1853.
17,4 x 17,4 cm
451

29

figure 2
c( Victor Hugo appuyé au rocher des Proscrits », par Charles Hugo (?), 1853.
7i5 x 7em
452

Figure 3
« Les deux lIes », gravure sur acier par Mauduit,
d'après Achille Devéria, 1826.
453

Figure 4
({ L'aigle et l'étoile », par Viollat, 1866 (?).
454

Figure 5
{{ Marine Terrace », par Charles Hugo, 1853·1854.
7 x 9,9 cm
455

Figure 6
({ Vue de Marine Terrace }), dessin par Victor Hugo, 1852-1855.
28,6 x 44,8 cm
456

Figure 7
cc Victor Hugo }), lithographie par Benjamin Roubaud, 1844.
457

Figure 8
{( Victor Hugo assis, main gauche sur la tête », par Auguste Vacquerie, 1853 (?).
9,6 x 7,5 cm
458

BIBLIOGRAPHIE

La bibliographie comprend deux parties. La première regroupe les principales


œuvres commentées dans la thèsej certains textes, ponctuellement cités pour
appuyer la démonstration, ont été écartés de cette première série. La deuxième
partie rassemble tous les articles et ouvrages critiques cités.
Tous les documents électroniques provenant de la banque Gallica (site de la
Bibliothèque nationale de France) étaient disponibles le 30 juillet 2003. L'adresse
de ce site est http://gallica.bnf.fr/. La dernière date de consultation des autres
textes électroniques et sites de la Toile est indiquée dans les notes.

l Corpus des œuvres


ABÉLARD, Pierre, Histoire de mes m31heurs (Histori3 ClI3mit3tum), dans
l3ment3tions. Histoire de mes m3lheurs. Correspond3nce 3Vec Héloïse, traduit du
latin et présenté par Paul Zumthor, note musicologique de Gérard Le Vot, Paris,
Actes sud, 1992, p. 123-206.

ALEMBERT, Jean Le Rond d', Ess3i sur 13 société des gens de lettres et des gr3nds,
dans Œuvres complètes de d'Alembert, Genève, Slatkine Reprints, 1967, réimp.
de l'éd. de Paris, 1821-1822, 5 vo!., vol. 4, p. 335-373.

ANDRY, M., Recherches sur 13 mél3nchollie. Extr3it des Registres de 13 Société


rOY31e de Médecin~ 3nnées 1782-1783, Paris, Imprimerie de Monsieur, 1785.

ARISTOTE, Problème XXx, 1, dans Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz


Saxi, S3turne et 13 mél3ncolie. Études historiques et philosophiques: n3tureJ
religlonJ médecine et 3rt, traduit de l'anglais et d'autres langues par Fabienne
Durand-Bogaert et Louis Évrard, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des
histoires», 1989 (première édition, 1964), p. 49-75.
459

ARISTOTE, l fhomme de génie et la mélancolie. Problème xxx, l, traduction,


présentation et notes par Jackie Pigeaud, Paris, Éditions Rivages, coll. (( Rivages
poche 1 Petite bibliothèque)}, 1988.

ARNAUD, Baculard d', les époux malheureu~ ou Histoire de Monsieur et


Madame de La Bédoyère, document électronique numérisé par la BnF, reprod. de
l'éd. de Paris, Laporte, 1803, 2 t. en 1 vol.

BAUDELAIRE, Charles, Œuvres complètes, préface de Claude Roy, notice et notes


de Michel Jamet, Paris, Robert Laffont, coll. (( Bouquins )}, 1980.

BÉRANGER, Pierre Jean de, Chansons de P.-]. de Béranger anciennes et


posthumes, nouvelle édition populaire ornée de 161 dessins inédits et de vignettes
nombreuses, Paris, Perrotin, 1866.

BLOY, Léon, Œuvres de Léon Bloy, édition établie par Joseph Bollery et Jacques
Petit, Paris, Mercure de France, 1964, 15 vol. [Propos dfun entrepreneur de
démolitions, le désespéré, Belluaires et porchers, ainsi que Je mfaccuse••• sont cités
dans cette édition, désignée par le sigle OlB.]

BOÈCE, Consolation de la Philosophie, préface de Marc Fumaroli, traduit du latin


par Colette Lazam, Paris, Rivages poche, coll. (( Petite bibliothèque)}, 1989.

BOILEAU, Nicolas, Œuvres de Boileau, avec un commentaire par M. Amar, Paris,


Lefevre, 1824, 4 vol.

BOREL, Petrus, Champavert: contes immoraux, texte établi à partir de l'édition


originale, présenté et annoté par Jean-Luc Steinmetz, Paris, Le Chemin vert, 1985.

BRESSY, Joseph, Recherches sur les vapeurs, Londres 1 Paris, Planche, 1789.

BURTON, Robert, The Anatomy of Melancho/y, what it i~


with ail the kind~
cause~ symptom~ prognostic~ and several cures of i4 by Democritus Junior,
nouvelle édition corrigée et enrichie des traductions des nombreux extraits,
Londres, Duckworth & Co., 1905, 3 vol.

CHATEAUBRIAND, François-René de, Essai sur les révolutions. Génie du


christianisme, texte établi, présenté et annoté par Maurice Regard, Paris, Gallimard,
coll. (( Bibliothèque de la Pléiade )}, 1978.
460

CHÉNIER, André, Œuvres poétiques de André Chénier, avec une notice et des
notes par Raoul Guillard, Paris, Librairie Alphonse Lemerre, 1925, 2 vol.

CHRYSOSTOME, Jean, Lettre dJexil J Olympias et J tous les fidèles (Quod nemo
laeditur), introduction, texte critique, traduction et notes par Anne-Marie
Malingrey, Paris, Les éditions du Cerf, 1964.

CHRYSOSTOME, Jean, Lettres J Olympias, seconde édition augmentée de la Vie


anonyme dJOlympias, introduction, texte critique, traduction et notes par Anne-
Marie Malingrey, Paris, Éditions du Cerf, 1968.

CORBIÈRE, Tristan, Les amours jaunes, dans Œuvres poétiques complètes: Arthur
Rlmbau~ Charles Cro~ Tristan CorbièreJ Lautréamont, préface de Hubert Juin,
éditions présentées et annotées par Alain Blottière (Rimbaud), Pascal Pia (Cros),
Michel Dansel (Corbière) et Jérôme Bancilhon (Lautréamont), Paris, Robert
Laffont, coll. {( Bouquins», 1980, p. 387-530.

DELISLE DE SALES, J.-B.-C., De la philosophie de la nature, document


électronique numérisé par la BnF, reprod. de l'édition d'Amsterdam, Arsktée et
Merkus, 1770, 3 vol.

DIDEROT, Denis, Œuvres complètes de Diderot, notices, notes, table analytique,


étude sur Diderot et le mouvement philosophique au XVIW siècle par J. Assézat,
Paris, Garnier Frères, 1875-1877, 20 vol. [La religieuse, Le fils naturel ou les
épreuves de la vertu, Éloge de RIchardson, Essai sur les règnes de Claude et de
Néron, Le rêve de d~/embert, Le neveu de Rameau et Lettre historique et
politique adressée J un magistrat sur le commerce de la librairie sont cités dans
cette édition, désignée par le sigle OCD.]

DIDEROT, Denis et ALEMBERT, Jean Le Rond d', EncyclopédieJ ou dictionnaire


raisonné des science~ des arts et des métie~ par une société de gens de lettres,
Paris, Briasson 1 David l'aîné 1 Le Breton 1 Durand, 1751-1772, 17 vol. de texte,
11 vol. de planches.

DORAT, Claude Joseph, Le malheureux imaginaire, comédie en cinq actes et en


vers [ ... ] représentée à Paris pour la première fois par les Comédiens François, le
7 décembre 1776, Paris, Ruault, 1777.
461

DUCASSE, Isidore, Poésies 1, dans Œuvres poétiques complètes: Arthur Rimbaud,


Charles Cro~ Trist3n Corbière, Lautréamont, préface de Hubert juin, éditions
présentées et annotées par Alain Blottière (Rimbaud), Pascal Pia (Cros), Michel
Dansel (Corbière) et Jérôme Bancllhon (Lautréamont), Paris, Robert Laffont, coll.
(( Bouquins», 1980, p. 766-777.

DUMARSAIS, César Chesneau, Le philosophe, dans Œuvres de DumarsJis. T. 4


éditées par Duchosal et Million, document électronique numérisé par la BnF,
reprod. de l'éd. de Paris, Pougin, 1797, p. 25-41 du document original.

DU SAU LX, jean, De mes rapports avec ]. ]. Rousseau et de notre


correspondance, suivie d'une notice très-importante, Paris, Didot jeune, an VI -
1798.

DUVAL, Alexandre, Le Tasse, drame historique en cinq actes et en prose, [ •.. ]


représenté, pour la première fois, sur le Théâtre-Français, le 26 décembre 1826,
par les comédiens ordinaires du roi, Paris, chez Barba, 1827.

FLAUBERT, Gustave, Correspondance, édition établie, présentée et annotée par


Jean Bruneau, Paris, Gallimard, coll. (( Bibliothèque de la Pléiade )), 1973-, 5 vol.

GILBERT, Nicolas-joseph-Laurent, Le génie aux prises avec la fortune ou: le poète


malheureux, pièce qui a concouru pour le Prix de cette année, Amsterdam, s.é.,
1772.

GILBERT, Nicolas-Joseph-Laurent, Œuvres de Gilbert, précédée[s] d'une notice


historique par Charles Nodier, nouvelle édition, Paris, Garnier frères, [1859].

GONCOURT, Edmond et Jules de, Journal. Mémoires de la vie littéraire, texte


intégral établi et annoté par Robert Ricatte, préface et chronologie de Robert
Kopp, avant-propos de l'Académie Goncourt, introduction de Robert Ricatte,
Paris, Robert Laffont, coll. (( Bouquins)), 1989, 3 vol.

GONCOURT, Edmond et Jules de, Charles Demail/y, préface de Nadine Satiat,


Paris, Christian Bourgols éditeur, coll. « 10 1 18 )), série (( Fins de siècles )), 1990.

HOLBACH, baron d', Système de la nature ou des loix du monde physique et du


monde mora~ par M. Mlrabaud, document électronique numérisé par la BnF,
reprod. de l'éd. de Londres, s.é., 1771 (première édition, 1770), 2 vol.
462

HUGO, Charles, Les hommes de rexi~ précédés de Mes DIs par Victor Hugo,
Paris, Alphonse Lemerre, 1875.

HUGO, Victor, Œuvres complètes, présentation de Jean-Pierre Reynaud, Paris,


Robert Laffont, coll. « Bouquins», 1985, 16 vol. [Les Chi/flts du crépuscule, Odes
et biJ//iJdes, NiJpoléon le Petit, Les riJyons et les ombres, ainsi que Les
contempliJtions sont cités dans cette édition, désignée par le sigle OCH.]

JODELLE, Étienne, Œuvres complètes, édition établie, présentée et annotée par


Enea Balmas, Paris, Gallimard, 1965-1968, 2 vol.

JUSTIN MARTYR, Œuvres complètes. GriJnde Apologie, DiiJlogue iJvec le juif


Tryphon, Requ~te, TriJité de liJ Résurrection, introduction par Jean Daniel Dubois,
traduction de G. Archambault, L. Pautigny, revues et mises à jour par Élisabeth
Gauché, note sur la chronologie de la vie et des œuvres par A.-G. Hamman, Paris,
Migne, coll. « Bibliothèque», 1994.

JUVÉNAL, SiJtÎres, texte établi et traduit par Pierre de Labriolle et François


Villeneuve, douzième tirage revu, corrigé et augmenté par J. Gérard, Paris, Société
d'édition « Les belles lettres)J, 1983.

LACENAIRE, Pierre François, Procès complet de L:JceniJire et de ses complices,


imprimé sur les épreuves corrigées de SiJ miJin, iJvec le réquisitoire entier du
ministère public, le pl:Jldoyer de riJVOCiJt de L:JceniJire [ .•. ], Paris, Bureau de
L'ObserviJteur des tribuniJux, 1836.

LACENAIRE, Pierre François, L:JceniJire iJprès S:J condiJmniJtion. Ses conveœtlons


intimes, ses poésies, S:J correspondiJnce, un driJme en trois iJetes, Paris, Marchant,
1836.

LACENAIRE, Pierre François, Mémoires, édition établie par Jacques Simonelli,


Paris, José Corti, 1991.

LAMARTINE, Alphonse de, Médit3tions, introduction, note bibliographique,


chronologie, relevé de variantes et notes par Fernand Letessier, Paris, Garnier
Frères, 1968.

LESAGE, Alain René, Histoire de GII BliJS de SiJnti//iJne, dans RomiJnciers du XVII!
siècle J. HiJmilton, Le SiJge, Prévost, textes établis, présentés et annotés par
463

Étiemble, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1960, p. 491-


1197.

LESPINASSE, Julie de, Correspond3nce entre M3demoisel/e de Lespln3sse et le


comte de Guibert, publiée pour la première fois d'après le texte original par le
comte de Villeneuve-Guibert, Paris, Calmann-Lévy, 1906.

LOYSON, Charles, Œuvres choisies de Ch3rles Loyson, publiées par Émile


Grimaud avec une lettre du R. P. Hyacinthe et des notices biographique et littéraire
par MM. Patin et Sainte-Beuve, Paris, 1869.

MAROT, Clément, Œuvres poétiques complètes, édition critique établie, présentée


et annotée par Gérard Defaux, Paris, Bordas, coll. « Classiques Garnier», 1990,
2 vol.

MARTIAL, tplgr3mmes, texte établi et traduit par H. J. lzaac, Paris, Société


d'édition (c Les belles lettres », 1969, 3 vol.

MERCIER, Louis-Sébastien, T3ble3u de P3r1S, document électronique numérisé par


la BnF, reprod. de l'éd. d'Amstredam, s.é., 1782, 8 vol.

MILLEVOYE, Charles-Hubert, Œuvres de Mlllevoye, précédées d'une notice par


M. Sainte-Beuve, Paris, Garnier Frères, s.d.

MILLEVOYE, Charles-Hubert, Œuvres de Mlllevoye, édition publiée avec des


pièces nouvelles et des variantes, par P.-L. Jacob, Paris, A. Quantin, 1880, 3 vol.

MONTAIGNE, Michel de, Ess31s, édition conforme au texte de l'exemplaire de


Bordeaux par Pierre Villey, sous la direction et avec une préface de V.-L. Saulnier,
Paris, PUF, coll. « Quadrige», 1988 (première éd. aux PUF, 1924), 3 vol.

MOREAU, Hégésippe, le myosotis. Petits contes et petits ve~ nouvelle édition


illustrée de cent trente-quatre compositions de [A.] Robaudi gravées sur bois par
Clément Bellenger, préface par André Theuriet, Paris, L. Conquet, 1893.

MORELLET, abbé, Mémoires de l'3bbé Morel/et de l'Ac3démle fr3nç31se sur le


dix-huitième siècle et sur 13 Révolution, introduction de Jean-Pierre Gulcciardi,
Paris, Mercure de France, coll. « Le temps retrouvé», 1988.
464

MURGER, Henry, Les buveurs d'eau, dans Œuvres complètes, Genève, Slatkine
Reprints, 1971 (réimp. de l'éd. de Paris, 1855-1861), 12 t. en 6 vol., vol. l,
t. 1.

MURGER, Henry, Scènes de la vie de bohème, introduction et notes de Loïc


Chotard avec la collab. de Graham Robb, Paris, Gallimard, coll. « Folio», 1988.

NAUDÉ, Gabriel, Apologie pour tous les grands personnages qui ont été
faussement soupçonnés de magie, dans libertins du XVI! siècle 1, édition établie,
présentée et annotée par Jacques Prévot, avec, pour ce volume, la collab. de
Thierry Bedouelle et d'Étienne Wolff, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade», 1998, p. 137-380.

ORIGÈNE, « Préface», Contre Celse, introduction, texte critique, traduction et


notes par Marcel Borret, Paris, Éditions du Cerf, 1967, 5 vol., vol. l, p. 65-69.

OVIDE, Contre Ibis, texte établi et traduit par Jacques André, Paris, Société
d'édition « les belles lettres », coll. « Des universités de France», 1963.

OVIDE, Tristes, texte état)1i et traduit par Jacques André, Paris, Société d'édition
«les belles lettres », coll. « Des universités de France », 1968.

OVIDE, Pontiques, texte établi et traduit par Jacques André, Paris, Société
d'édition « les belles lettres », coll. « Des universités de France», 1977.

PÉTRARQUE, [Le] sage resolu contre la fortune., ou le Petrarque. Seconde partie,


mis en françois par Mr de Crenaille, ouvrage électronique numérisé par la BnF à
partir de l'éd. de Cambridge (Mass.), Omnlsys, 1990, reprod. de l'éd. de Paris,
chez Cardin Besongne, Augustin Besongne, 1667.

PINARD, Abbé, Gilbert ou le poète malheureux, Tours, A. Mame, 1840.

PLATON, Phèdre, dans Le banquet. Phèdre, traduction, notices et notes par Émile
Chambry, Paris, GF-Flammarion, 1964, p. 87-172.

PLATON, Œuvres complètes, sixième édition revue et corrigée, Paris, Société


d'édition ({ les belles lettres », coll. « Universités de France», 1957-1958, 14 vol.
[le Timée et L'apologie de Socrate sont cités dans cette édition.]
465

PLATON, La république, introduction, traduction et notes par Robert Baccou,


Paris, GF-Flammarion, 1966.

PRÉVOST D'EXILES, Le philosophe 3ng!3is ou histoire de Monsieur Clevel3nd,


texte établi par Philip Stewart, dans Œuvres de Prevost, sous la dir. de Jean Sgard,
Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1977-1986, 8 vol., vol. 2.

Prisonnier desconforté du chJte3u de Loches (le), poème Inédit du xve siècle avec
une introduction, des notes, un glossaire et deux fac-similés, Paris, Slatkine
Reprints, 1975, réimp. de l'éd. de Paris, 1909.

RÉGNIER, Jean, Les fortunes et 3dversitez de je3n Regnier, texte publié par
E. Droz, Paris, librairie ancienne Édouard Champion, 1923.

REYBAUD, Louis, jér6me P3turot J 13 recherche d'une posidon soci3le, nouvelle


édition entièrement revue et corrigée, Paris, Michel Lévy Frères, 1870.

ROLAND, Madame, Mémoires de M3d3me Rol3nd, édition présentée et annotée


par Paul de Roux, Paris, Mercure de France, 1966.

RONSARD, Pierre de, Discours et derniers ve~ chronologie, introduction, notes


et glossaire par Yvonne Bellenger, Paris, Garnier-Flammarion, 1979.

ROUSSEAU, Jean-Baptiste, Odes, C3nt3tes, épÎtres et poésies diverses, document


électronique numérisé par la BnF, reprod. de l'éd. de Paris, Didot, 1799, p. 9-186
du document original qui contient 2 vol.

ROUSSEAU, Jean-Jacques, Correspond3nce complète de je3n j3cQues Rousse3u,


édition critique établie et annotée par R. A. Leigh, Genève / Madison, Institut et
musée Voltaire / The University of Wisconsin Press, 1965-1997, 52 vol.

ROUSSEAU, Jean-Jacques, Œuvres complètes 1. Les confessions. Autres textes


3utobiogr3phiQues, édition publiée sous la dir. de Bernard Gagnebin et Marcel
Raymond, Paris, Gallimard, coll. cc Bibliothèque de la Pléiade», 1959. [Les
confessions sont citées dans cette édition, désignée par le sigle OCR.]

RUTEBEUF, Œuvres complètes, texte établi, traduit, annoté et présenté avec


variantes par Michel Zink, Paris, Bordas, 1989, 2 vol.
466

SAINT-AMANT, Antoine Girard sieur de, Le poëte crotté, dans Œuvres


complètes de Saint-Amant, T. l, précédées d'une notice et accompagnées de notes
par M. Ch.-L. Livet, document électronique numérisé par la BnF, reprod. de
l'édition de Paris, P. Jannet, coll. « Bibliothèque elzévirienne», 1855, p. 209-236.

SAINTE-BEUVE, Charles Augustin, Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme,


édition avec introduction, notes et lexique par Gérald Antoine, Paris, Nouvelles
éditions latines, 1956.

SAINT-MAURICE, Charles-R.-E. de, Gilbert. Chronique de l'Hôtel-Dieu (1780),


deuxième édition, Paris, A.-). Dénain, 1832, 2 vol.

SÉNAC OE MEILHAN, Gabriel, L'émigré, dans Romanciers du XVIII siècle II,


préface par Étiemble, Paris, Gallimard, coll. cc Bibliothèque de la Pléiade )), 1965,
p.1541-1912.

SÉNÈQUE, De la providence, dans Les stoïciens, textes traduits par Émile Bréhier,
édités sous la direction de Pierre-Maxime Schuhl, Paris, Gallimard, 1962, p. 753-
776.

SHAKESPEARE, William, Hamlet, édition de Willard Farnham, Harmondsworth,


Penguin Books, 1970.

SOREL, Charles, De la connolssiJnce des bons livres, ou examen de plusieurs


auteurs, introduction et notes de Lucia Moretti Cenerini, Rome, Bulzoni, 1974.

STA~L, Germaine de, Réflexions sur le suicide, dans Œuvres complètes de


Madame la baronne de SUël-Holsteln, Genève, Slatkine Reprints, 1967, réimp. de
l'éd. de Paris, 1861, 2 vol., vol. 1, p. 176-196.

STA~L, Germaine de, De la littérature considérée dans ses rapports avec les
Institutions sociales, éd. critique par Paul van Tieghem, Genève / Paris, Orol /
M. J. Minard, 1959, 2 vol.

STA~L, Germaine de, Corinne ou l'IUlle, édition présentée, établie et annotée par
Simone Balayé, Paris, Gallimard, coll. cc Folio», 1985.

TISSOT, Samuel-Auguste, De /a santé des gens de lettres, préface de Christophe


Calame, Paris, Éditions de la différence, 1991.
467

VERLAINE, Paul, Œuvres poétiques complètes, texte établi et annoté par Y.-G. Le
Dantec, édition révisée, complétée et présentée par Jacques Borel, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1962.

VERLAINE, Paul, Les poètes m3udlts de P3ul Ver/3Ine, introduction et notes par
Michel Décaudin, Paris, Éd. SEDES 1 C.D.U., 1982.

VIAU, Théophile de, Théophile en prison [Theophllus ln Orcere] dans Libertins


du XVI! siècle 1, édition établie, présentée et annotée par Jacques Prévot, avec,
pour ce volume, la collab. de Thierry Bedouelle et d'Étienne Wolff, paris,
Gallimard, coll. cc Bibliothèque de la Pléiade», 1998, p. 47-60.

VIGNY, Alfred de, Œuvres complètes, texte présenté et commenté par


Fernand Baldensperger, Paris, Gallimard, coll. cc Bibliothèque de la Pléiade», 1948,
2 vol.

VIGNY, Alfred de, Œuvres complètes, édition de François Germain, d'André


Jarry et d'Alphonse Bouvet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1986-1993, 2 vol.

VIGNY, Alfred de, Correspond3nce d'Alfred de VW7..Y, textes réunis, classés et


annotés sous la dir. de Madeleine Ambrière, Paris, PUF, 1989-, 4 vol.

VOLTAIRE, Œuvres complètes de Voll:3lre, nouvelle édition précédée de la vie de


Voltaire par Condorcet et d'autres études biographiques, Paris, Garnier Frères,
1877-1885, 52 vol. [Le pauvre diable, Mémoire sur 13 S3dre et Mémoire du sieur
de Voll:3ire sont cités dans cette édition, désignée par le sigle OCV.]

VOLTAIRE, Mél3nges, texte établi et annoté par Jacques Van Den Heuvel, préface
par Emmanuel Berl, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1961.
[Le temple du goût, Le traité sur 13 tolérance, Les honn~tetés littéraires et L'3ff3ire
0/3S. Pièces orlg/n3/es concern3nt 13 mort des sieurs 0/3S sont cités dans cette
édition.]

VOLTAIRE, Dicdonn3ire philosophique, chronologie et préface par René Pomeau,


Paris, GF-Flammarion, 1964.
468

Il Corpus cridque
ABASTADO, Claude, Mythes et rituels de l'écriture, Bruxelles, Éditions Complexe,
1979.

ANGENOT, Marc, 1889. Un état du discours socia~ Longueuil, Le Préambule,


coll. cc L'Univers des discours)}, 1989.

ANGENOT, Marc, L'utopie collectiviste: le grand récit socialiste sous la Deuxième


Internationale, Paris, PUF, 1993.

ANGENOT, Marc, La propagande socialiste: six essais d'analyse du discours,


Montréal, Éditions Balzac, coll. cc L'univers des discours)}, 1997.

ANGENOT, Marc, Colins et le socialisme rationne~ Montréal, Les Presses de


l'Université de Montréal, 1999.

ANGENOT, Marc, cc L'ennemi du peuple. Représentation du bourgeois dans le


discours socialiste, 1830-1917)}, Discours social/Social Discourse (nouvelle
série), vol. IV, 2001.

BACZKO, Bronislaw, Job, mon ami. Promesse du bonheur et fatalité du ma~ Paris,
Gallimard, coll. cc NRF essais)}, 1997.

BALDENSPERGER, Fernand, Le mouvement des idées dans l'Émigradon française


(1789-1915), Paris, Plon, 1924,2 vol.

BARBÉRIS, Pierre, À la recherche d'une écriture. Chateaubriand, Paris, Mame,


1974.

BA RIELLE, Jean-François, Le grand Imagier Victor Hugo, Paris, Flammarion,


1985.

BARTHES, Roland, Mythologies, Paris, Seuil, coll. cc Points Essais», 1970


(première édition, 1957).

BEALL, Chandler B., La fortune du Tasse en France, Eugene (Oregon), University


of Oregon and MLA, coll. cc Studies in Literature and Philology », 1942.
469

BELLANGER, Claude, Jacques GODECHOT, Pierre GUIRAL et Fernand


TERROU (dir.), Histoire générale de la presse française. Tome 1: des origines J
1814, Paris, PUF, 1969.

BELLOS, David, « La conjoncture de la production», dans HtF, vol. 2, p. 552-


557.

BÉNICHOU, Paul, les mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988.

BÉNICHOU, Paul, le sacre de l'écrivain (1750-1830): essai sur l'avènement


d'un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Gallimard, t 996
(première édition, José Corti, t 973).

BIED, Robert, « Le monde des auteurs », dans HtF, vol. 2, p. 589-605.

BISMUTH, Nadine, « Le jeu du paratexte: le second enfer d'Étienne Dolet»,


mémoire de maîtrise, Département de langue et littérature françaises, Université
McGill, 1999.

BLONDEAU, Catherine, « Lectures de la correspondance de Julie de Lespinasse:


une étude de réception », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, n° 308,
1993, p. 223-232.

BOLLERY, Joseph, Le désespéré de Léon Bloy. Histoire anecdotique, littéraire et


bibliographique, Paris, Société française d'éditions littéraires et techniques, t 937.

BONTEMS, Claude, « L'affaire Calas}), dans Jean Imbert (dir.), Quelques procès
criminels des XVI! et XVII! siècles, présentés par un groupe d'étudiants, Paris,
PUF, 1964.

BOUDET DE PUYMAIGRE, Théodore-Joseph, Poètes et romanciers de la


lorraine, par le comte Th. de Puymaigre, Metz, Pallez et Rousseau, 1848.

BOURDIEU, Pierre, les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire,


Paris, Seuil, coll. « Libre examen}), 1992.

BOURGAIN, Pascale, « L'édition des manuscrits », dans HtF, vol. l, p. 49-75.


470

BOUSSEL, Patrice et Madeleine DUBOIS, De quoi vivait Victor Hugo?, présenté


par Henri Guillemin, Paris, Deux-rives, coll. cc De quoi vivaient-ils?», 1952.

BRENOT, Philippe, le génie et la folle, Paris, Plon, 1997.

BRISSETTE, Pascal, Nelligan dans tous ses états: un mythe national, Montréal,
Fides, 1998.

BRISSETTE, Pascal, cc Gilbert ou : quand échouer c'est réussir», dans Jean-Jacques


Lefrère, Michel Pierssens et Jean-Didier Wagneur (dir.), les ratés de la littérature.
Deuxième colloque des Invalides, 11 décembre 1998, Tusson (Charente), Du
Lérot, 1999, p. 17-28.

BRISSETTE, Pascal, cc Lacenaire poète, une proposition criminelle», dans Pascal


Brissette et Paul Choinière (dir.), cc Sociocritique et analyse du discours », Discours
social/Social Discourse (nouvelle série), vol. 3, 2001, p. 129-148.

BRISSETTE, Pascal, cc Victus, sed Victor: notes sur les photographies de l'exil »,
dans Maxime Prévost et Yan Hamel (dir.), Victor Hugo 2003-1802. Images et
transRguradons, Montréal, Fides, 2003, p. 60-76.

BUZZONI, Andrea, Torquato Tasso tra letteratura musica teatro e arti Rgurative,
Bologne, Nuova Alfa Editoriale di aurizio Armaroli, 1985.

CHARLES, Christophe, cc Le champ de la production littéraire », dans HÉF, vol. 2,


p.127-157.

CHARRON-PARENT, Anne, cc Le monde de l'imprimerie humaniste à Paris»,


dans HÉF, vol. l, p. 237-253.

CHARTIER, Roger, cc Espace social et imaginaire social : les intellectuels frustrés au


xvne siècle», Annales: Économies. Sociétés. Civilisations, n° 2, mars-avril 1982,
p.389-400.

CHARTIER, Roger, les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil,


coll. cc L'univers historique», 1990.

CHASTEL, André, Marsile Ficin et l'art, Genève 1 Lille, Droz 1 Giard, 1954.
471

CHELEBOURG, Christian, « Poétiques à l'épreuve. Balzac, Nerval, Hugo »,


Romantisme, n° 105, automne 1999, p. 57-70.

CHEVALIER, Louis, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la


première moitié du XIX siècle, Paris, Plon, 1958.

CH EVROLET, Teresa, « La mélancolie blanche. Physiologie de l'inspiration


poétique à la Renaissance», Versants, n° 26, 1994, p. 67-94.

COQUEREL, Athanase Josué, Jean Calas et sa famille. Étude historique d'après les
documents originaux, suivie de pièces justificatives et des lettres de la sœur A.-J.
Fraisse de la Visitation, Genève, Slatkine Reprints, 1970, réimp. de l'éd. de Paris,
s.é.,1875.

CRISTIN, Claude, Aux ongmes de l'histoire littéraire, Grenoble, Presses


universitaires de Grenoble, 1973.

CUBERO, José, L'affaire Calas. Voltaire contre Toulouse, Paris, Perrin, coll.
« Vérités et Légendes», 1993.

CURTIUS, Ernst Robert, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, traduit


de l'allemand par Jean Bréjoux, Paris, PUF, 1956.

DARNTON, Robert, Bohème littéraire et révolution. Le monde des livres au


XV", siècle, Paris, Gallimard, coll. « Hautes études», 1983 (1982 pour l'édition
originale en anglais).

DARNTON, Robert, Gens de lettres, gens du livre, traduit de l'anglais par Marie-
Alyx Revellat, Paris, Éditions Odile Jacob, coll. « Histoire», 1992 (1990 pour
l'édition originale en anglais).

DARNTON, Robert, « Two Paths Through the Social History of Ideas», dans
Haydn T. Mason (dir.), The Damton Debate. Books and Revolution in the
Eighteenth Century, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, n° 359,
1998, p. 251-294.

DAUZIER, Pierre et Paul LOMBARD, Poètes délaissés. Anthologie, Paris, Éditions


de la Table Ronde, 1999.
472

DELON, Michel, L'idée d'énergie au tournant des Lumières (1770-1820), Paris,


PUF, coll. « Littératures modernes », 1988.

DEMAN, Th., Socrate et Jésus, Paris, L'artisan du livre, 1944.

DEMARTINI, Anne-Emmanuelle, « Lacenaire, un monstre dans la société de la


monarchie de Juillet», thèse de doctorat d'histoire sous la direction d'Alain
Corbin, Université Paris-I Panthéon-Sorbonne, 1998.

DENIS, Benoît, Littérature et engagement de Pascal à Sartre, Paris, Seuil, coll.


« Points Essais. Série Lettres », 2000.

DENOMMÉ, Robert T., « The Motif of the "Poète maudit" in Musset's


Lorenzaccio», L'esprit créateur, vol. 5, n° 3, automne 1965, p. 138-146.

DESAN, Philippe, L'imaginaire économique de la Renaissance, Paris, Éditions


Interuniversitaires, 1993.

DIAZ, José-Luis, « Lamartine et le poète mourant», Romantisme, n° 67, 1990,


p. 47-58.

DIAZ, José-Luis, « Écrire la vie du poète: la biographie d'écrivain entre Lumières


et Romantisme», Revue des sciences humaines, t. LXXXVIII, n° 224, octobre-
décembre 1991, p. 215-233.

DIAZ, José-Luis, « L'aigle et le cygne au temps des poètes mourants», Revue


d'histoire littéraire de la France, n° 5, septembre-octobre 1992, p. 828-845.

DIAZ, José-Luis, « "La nuit sera noire et blanche". Lettres de suicidés de l'époque
romantique », dans André Magnan (dir.), Expériences limites de l'épistolaire.
Lettres d'exi~ d'enfermement, de folie, Actes du Colloque de Caen 16-1 8 juin
1991, Paris, Honoré Champion, 1993, p. 157-174.

DIESBACH, Ghislain de, Histoire de l'Émigration 1789-1814, Paris, Perrin, 1984


(première éd., Grasset et Fasquelle, 1975).
473

DIKMAN, Marta, « Triangle épistolaire - triangle amoureux. Les lettres de Mlle


de Lespinasse au comte de Guibert)}, dans Benoît Melançon et Pierre Popovic
(dir.), Les femmes de lettres. Écriture féminine ou spécificité générique, Actes du
colloque tenu à l'Université de Montréal le 15 avril 1994, Montréal, Centre
universitaire de lecture sociopoétique de l'épistolaire et des correspondances
(CULSEC), 1994, p. 61-74.

DUBY, Georges, « Réflexions sur la douleur physique au Moyen Âge», dans


E. Grabska (dir.), La souffrance au Moyen Âge (France, XI!-XV s.), actes du
Colloque organisé par l'Institut d'études romanes et le Centre d'études françaises
de l'Université de Varsovie, Varsovie, Éditions de l'Université de Varsovie, coll.
« Cahiers de Varsovie», 1988, p. 15-19.

DUCHEMIN, Marcel, Chateaubriand. Essais de cridque et d'histoire littéraire,


Paris, J. Vrin, 1938.

DUMONT, Fernand, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, coll.


« Boréal compact», 1996 (première édition, 1993).

ELIADE, Mircea, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, coll. « Folio 1 Essais», 1991
(première édition, 1963).

ÉTIEMBLE, René, Le mythe de Rimbaud, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des


idées », 1961 (première édition, 1952), 4 vol.

FAVRE, Robert, La mon dans la littérature et la pensée française au siècle des


Lumières, Lyon, Presses universitaires de Lyon, s.d.

FESTA-McCORMICK, Diana, « The Myth of the Poètes Maudits)}, dans Robert L.


Mitchell (dir.), Pre-text / Text / Context: Essays on Nineteenth-Century French
Literature, Colombus, Ohio State University Press, 1980, p. 199-215.

FOUCAULT, Michel, Histoire de la folie ci l'âge classique, suivi de Mon corps, ce


papier, ce feu et La folie, l'absence d'œuvre, Paris, Gallimard, 1972.

FRANCASTEL, Galienne, Le droit au trône: un problème de prééminence dans


l'an chrétien d'Occident du IV au XI! siècle, Paris, Klincksieck, 1973, coll. « Le
signe de l'art ».
474

FUMAGALLI BEONIO BROCCHIERI, Marlateresa, « L'intellectuel», dans


Jacques Le Goff (dir.), L'homme médiéval, Paris, Seuil, coll. « Point 1 Histoire »,
1989, p. 201-232.

GAUVARD, Claude, La France au Moyen Âge du V au XV siècle, Paris, PUF,


1996.

GENGEMBRE, Gérard, La Contre-révolution ou l'histoire désespérante. Histoire


des idées politiques, Paris, Imago, 1989.

GENTY, Maurice, « La mort du poète Gilbert», Le progrès médical, 11 décembre


1935, supplément mensuel n° 11, p. 82-83.

GILBERT LEWIS, Paula, « Emile Nelligan, Poète Maudit of Quebec : The Pervasion
of Black and White Coldness», dans Robert L. Mitchell (dir.), Pre-
text / Text / Context : Essays on Nineteenth-Century French Literature, Colombus,
Ohio State University Press, 1980, p. 229-236.

GONZAGUE, Sœur Marle Saint-Louis de, Léon Bloy face J la critique.


Bibliographie critique, Nashua, Collège Rivier, 1959.

GOULEMOT, Jean Marle, « "Les confessions" : une autobiographie d'écrivain »,


Littérature, n° 33, février 1979, p. 58-74.

GOULEMOT, Jean Marle, « Pourquoi écrire? Devoir et plaisir dans l'écriture de


Jean-Jacques Rousseau », Romanistische Zeitschrlft für Literaturgeschichte / Cahiers
d'histoire des littératures romanes, nOS 2-3, 1980, p. 212-227.

GOULEMOT, Jean Marie, « Aventures des imaginaires de la dissidence et de la


marginalité de Jean-Jacques Rousseau à Jean-Paul Marat», Tangence, n° 57, mai
1998, p. 12-22.

GOULEMOT, Jean Marie, « De la légitimation par l'illégitime: de Rousseau à


Marat », dans Pierre Popovic et Érlk Vigneault (dir.), Les dérèglements de l'art :
formes et procédures de l'illégidmité culturelle en France (1715-1914), Montréal,
Les Presses de l'Université de Montréal, 2000, p. 131-145.

GOULEMOT, Jean Marle et Daniel OSTER, Gens de lettres, écrivains et


bohèmes: l'imaginaire littéraire 1630-1900, Paris, Minerve, 1992.
475

GRUYER, Paul, Hugo photographe, Paris, Charles Mendel, 1905.

GUTTON, Jean-Pierre, La société et les pauvres en Europe (XVI-XVII! siècles),


Paris, PUF, coll. cc L'historien », 1974.

HAZARD, Paul, Avec Victor Hugo en exil, Paris, Société d'édition cc Les belles
Lettres », cahiers cc Études françaises}), 1931.

HEILBRUN, Françoise et Danielle MOLINA RI (dir.), En collaboration avec le


soleil Victor Hugo. Photographies de l'exil, Paris, Réunion des Musées nationaux /
Paris-Musées / Maison de Victor Hugo, 1998.

HERSHMAN, D. Jablow, The Key to Genius, New York, Prometheus Books,


1988.

HICKS, Eric, La vie et les espistres. Pierres Abaelart et Heloys sa Fame, traduction
du XIW siècle attribuée à Jean de Meun, avec une nouvelle édition des textes latins
d'après le ms. Troyes Bibl. mun. 802, Paris, Honoré Champion, 1991, 2 vol.

HUPPERT, George, The Idea ofPerfect History: Historical Erudition and Historical
Philosophy in Renaissance France, Urbana / Chicago / Londres, Presses de
l'Université d'Illinois, 1970.

JANSEN, Albert, jean-Jacques Rousseau. Fragments inédits. Recherches


biographiques et littéraires, Paris / Neuchâtel/Genève / Berlin, Sandoz & Thuillier
/ Librairie J. Sandoz / Librairie Desrogis / Richard Wilhelmi, 1882.

JOURDHEUIL, Jean, cc L'escalier de Chatterton», Romandsme, n° 38, 1982,


p. 107-115.

KLiBANSKI, Raymond, Erwin PANOFSKY et Fritz SAX L, Saturne et la


mélancolie. Études historiques et philosophiques: nature, religion, médecine et art,
traduit de l'anglais et d'autres langues par Fabienne Durand-Bogaert et Louis
Évrard, Paris, Gallimard, coll. cc Bibliothèque des histoires», 1989 (première
édition, 1964).

LABRIOLLE, Pierre de, La réaction païenne, Paris, L'artisan du livre, 1934.

LAFFAY, Ernest, Le poète Gilbert (Nicolas-joseph-Florent). 1750-1780. Étude


biographique et littéraire, Paris, Bloud et Barral, 1898.
476

LÉCUYER, Sylvie, Roger de Collerye: un héritier de Villon, Paris, Champion, coll.


« Bibliothèque du xve siècle », 1997.

LEFRÈRE, Jean-Jacques et Michel PIERSSENS (dir.), Les à-cotés du siècle. Premier


colloque des Invalides, 7 novembre 1998, Montréal, Paragraphes, 1998.

LEFRÈRE, Jean-Jacques, Michel PIERSSENS et Jean-Didier WAGNEUR (dir.), Les


ratés de la littérature. Deuxième colloque des Invalides, 11 décembre 1998,
Tusson (Charente), Du Lérot, 1999.

LE GOFF, Jacques, Les Intellectuels au Moyen Âge, Paris, Seuil, coll. (( Le temps
qui court», 1957.

LE GOFF, Jacques, (( Un roi souffrant: saint Louis», dans E. Grabska (dir.), La


souffrance au Moyen Âge (France, XIf-XV s.), actes du Colloque organisé par
l'Institut d'études romanes et le Centre d'études françaises de l'Université de
Varsovie, Varsovie, Éditions de l'Université de Varsovie, coll. (( Cahiers de
Varsovie», 1988, p. 51-71.

LESCURE, M. de, (( Étude biographique et critique d'après des documents


nouveaux», dans Œuvres choIsies de Gilbert, avec une introduction et des notes
par M. de Lescure, Paris, Librairie des bibliophiles, 1882, p. I-XLlV

LOUGH, John, Writer and Public in France From the Middle Ages to the Present
Day, Oxford, Clarendon Press, 1978.

MANTEUFFEL, Tadeusz, NaIssance d'une hérésie. Les adeptes de la pauvreté


volontaire au Moyen Âge, traduit du polonais par Anna Posner, Paris 1 La Haye,
Mouton & Co, coll. (( Civilisations et Sociétés», 1970.

MARCHAND, Jacques, Claude Gauvreau, poète et mythocrate, Montréal, VLB


éditeur, 1979.

MARTIN-FUGIER, Anne, Les romantiques 1820-1848, Paris, Hachette, coll. (( La


vie quotidienne», 1998.

MAS PERO-CLERC, Hélène, Un journaliste contre-révolutionnaire: Jean-Gabriel


Peltier (1760-1825), préface par Jacques Godechot, Paris, Société des Études
Robespierristes, 1973.
477

MASSEAU, Didier, L'invention de l'intellectuel dans l'Europe du XVIII siècle,


Paris, PUF, 1994.

MASSEAU, Didier, Les ennemis des philosophes. L'antiphilosophie au temps des


Lumières, Paris, Albin Michel, coll. ({ Idées », 2000.

MAZA, Sarah, Vies privées, affaires publiques. Les causes célèbres de la France
prérévolutionnaire, traduit de l'anglais (États-Unis) par Christophe Beslon et Pierre-
Emmanuel Dauzat, Paris, Fayard, 1997 (1993 pour la version originale en langue
anglaise).

McMAHON, Darrin M., « The Counter-Enlightenment and the low-Life of


Literature in Pre-Revolutionary France», Past and Present, n° 159, mai 1998,
p. 77-112.

MElANÇON, Benoît, Diderot épistolier. Contribution J une poétique de la lettre


familière au XVIII siècle, Montréal, Fides, 1996.

MELAN ÇON, Benoît, « Du corps épistolaire. les correspondances de Julie de


lespinasse», OrbisLitterarum, vol. 51, n° 6, 1996, p. 321-333.

MÉlY, Benoît, Jean-Jacques Rousseau, un intellectuel en rupture, Paris, Minerve,


coll. « Voies de l'histoire }), 1985.

MINOIS, George, Histoire du suicide. La société occidentale face J la mort


volontaire, Paris, Fayard, 1995.

MOllAT, Michel, Les pauvres au Moyen Âge. Étude sociale, Paris, Hachette, coll.
« Littérature & sciences humaines », 1978.

MORTIER, Roland, « La satire, ce "poison de la littérature": Voltaire et la


nouvelle déontologie de l'homme de lettres}}, dans Jean Macary (dir.), ways on
the Age of Enlightenment in Honor of Ira O. Wade, Genève, Librairie Droz, 1977,
p.233-246.

MOUREAUX, José-Michel, « La place de Diderot dans la correspondance de


Voltaire: une présence d'absence », Studies on Voltaire and the Eighteenth
Century, n° 242, 1986, p. 169-217.
478

NIETZSCHE, Friedrich, La généalogie de la morale, texte et variantes établis par


Giorgio CoUi et Mazzino Montinari, traduit de l'allemand par Isabelle Hildenbrand
et Jean Gratien, Paris, Gallimard, coll. « Folio / Essais», 1996 (première édition,
1887).

NISARD, Charles, Les gladiateurs de la République des lettres aux XV, XVl et
XVI! siècles, Genève, Slatkine, 1970, réimp. de l'éd. de Paris, 1860, 2 vol.

O'BOYLE, Leonore, « The Problem of an Excess of Educated Men in Western


Europe, 1800-1850», Joumal of Modern History, vol. 42, n° 3, sept. 1970,
p. 471-495.

ORIOL, Philippe, « Bloy dans l'archipel symboliste et décadent», dans Pierre


Glaudes (dir.), Léon Bloy 4. Un siècle de récepdon. Hommage J Yves Reulier,
Paris / Caen, Lettres modernes Minard, 1999, coll. « La revue des lettres
modernes », p. 41-58.

PASCAL, Jean-Noël, « Une exemplaire mort d'amour, Julie de Lespinasse », dans


Paul Viallaneix et Jean Ehrard (dir.), Aimer en France. 1760-1860. Actes du
colloque intemational de Clermont-Ferrand, Clermont-Ferrand, Faculté de Lettres
et Sciences humaines de l'Université de Clermont-Ferrand Il, coll. « Publications de
la Faculté des Lettres de Clermont-Ferrand Il)), nouvelle série, 1980, 2 vol.,
vol. 2, p. 553-563.

PASCAL, Jean-Noël, « La muse de l'Encyclopédie», dans Roland Bonnel et


Catherine Rubinger (dir.), Femmes savantes et femmes d'esprit. Women
Intellectuals of the French Eighteenth Century, New York, Peter Lang, 1994,
p.243-320.

PASSERON, René, «Pourquoi Lacenaire?», Critique: revue générale de


publications françaises et étrangères, vol. XXV, n° 261, février 1969, p. 160-
166.

PÉRARD, Henri, Les poètes maudits: réflexions sur les poètes français du Second
Empire et du début de la Troisième République (de Baudelaire J Laforgue), Dijon,
CRDP de Bourgogne, 1993.

POPKIN, Jeremy, «Pamphlet Journalism at the End of the Old Regime»,


Eighteenth-Century Studies, vol. 22, n° 3, printemps 1989, p. 351-367.
479

POPOVIC, Pierre, la contradiction du poème: poésie et discours social au


Québec de 1948 ci 1953, Candiac, Éditions Balzac, 1992.

POPOVIC, Pierre, ({ Paulin Gagne, le poète qui faisait rire de lui», Tangence,
n° 53, décembre 1996,. p. 76-101.

POPOVIC, Pierre et Érik VIGNEAULT (dir.), Les dérèglements de l'art: formes


et procédures de rillégitimité culturelle en France (1715-1914), Montréal, Les
Presses de l'Université de Montréal, 2000.

PRÉVOST, Maxime, « Victor Hugo, L 'homme qui rit et l'orateur maudit», dans
Jean-Jacques Lefrère, Michel Pierssens et Jean-Didier Wagneur (dir.), Les ratés de
la littérature. Deuxième colloque des Invalides, Il décembre 1998, Tusson
(Charente), Du Lérot, 1999, p. 175-189.

REY, Roselyne, Histoire de la douleur, postface de J. Cambier, postface inédite de


J.-L. Fischer, Paris, La Découverte & Syros, coll. « La Découverte poche }), 2000
(première édition, 1993).

ROTH EN BERG, Albert, Creadvity and Madness: New Findingr and Old
Stereotypes, Baltimore 1 Londres, Johns Hopkins University Press, 1990.

ROUSSEL, Jean, Jean-Jacques Rousseau en France après la Révolution 1795-


1830: lectures et légendes, Paris, Colin, 1972.

SALMON, Étude sur Gilbert, Metz, F. Blanc, 1859.

SCHNEIDERMAN, Leo, The Literary Mind: Portraits in Pain and Creadvity, New
York, Insight Books, 1988.

SÉCHÉ, Alphonse, Les poètes-misère }}. MalRIJtre, Gilbe~ Imbert Gallolx,


II

Auguste le Bras, Victor Escousse, Élisa Mercœur, Émile Roulland, Hégésippe


Moreau, Aloysius Bertrand, Louis Berthaud, ]. P. Veyra~ Albert Gladgny,
Emmanuel Signoret. ChoIx de poésies, illustré de neuf portraits, Paris, Louis-
Michaud, s.d.

SEZNEC, Jean, Essai sur Diderot et l'Andquité grecque, Oxford, Clarendon Press,
1957.
480

SOREL, Georges, Réflexions sur la violence, préface de Jacques Julliard, édition


établie par Michel Prat, Paris, Seuil, 1990 (première édition, 1908).

SULOWSKI, François Jean, ({ Les sources du "De consolatione Philosophiae" de


Boèce », Sophia, vol. 25, n°S 1-2, 1957, p. 76-85.

STAROBINSKI, Jean, ({ Note sur le bouffon romantique», Cahiers du sud,


nOS 387-388, avril-mai-juin 1966, p. 270-275.

STAROBINSKI, Jean, Jean-jacques Rousseau. La transparence et robstacle. Suivi


de sept essais sur Rousseau, Paris, Gallimard, coll. ({ Bibliothèque des idées»,
1971.

STEINMETZ, Jean-Luc, {{ Du poète malheureux au poète maudit (réflexion sur la


constitution d'un mythe) », Œuvres 8l critiques, vol. VII, n° l, 1982, p. 75-86.

STEINMETZ, Jean-Luc, Pétrus Borel Un auteur provisoire, Lille, Presses


universitaires de Lille, 1986.

STEINMETZ, Jean-Luc, {{ Quatre hantises (sur les lieux de la Bohême)),


Romantisme, n° 59, premier trimestre, 1988, p. 59-69.

TROUSSON, Raymond, Socrate devant Voltaire, Diderot et Rousseau: la


conscience en face du mythe, Paris, Minard, coll. ({ Thèmes et mythes », 1967.

TROUSSON, Raymond, Jeroom VERCRUYSSE et Jacques LEMAIRE (dir.),


Dictionnaire Voltaire, Paris, Espace de libertés / Hachette, 1994.

VIALA, Alain, Naissance de récrivain. Sociologie de la littérature J râge classique,


Paris, Minuit, 1985.

VIALA, Alain, Racine. La stratégie du caméléon, Paris, Seghers, coll.


({ Biographies», 1990.

VILA, Anne c., ({ Beyond Sympathy: Vapors, Melancholia, and the Pathology of
Sensibility in Tissot and Rousseau », French Studies, n° 92, 1997, p. 88-101.

VISSE, Bernard, ({ Nicolas-Joseph-Florent Gilbert (1750-1780). L'œuvre satirique.


Tome 1. Édition critique avec les jugements du XVIW siècle », thèse de doctorat
sous la direction de Laurent Versini, Université de Nancy, U.E.R. de lettres, 1985.
481

WALTER, Éric, « Sur l'intelligentsia des Lumières)J, Dix-huitième siècle, n° 5,


1973, p. 173-201.

WALTER, Éric, « Les auteurs et le champ littéraire», dans HÉF, vol. 2, p. 383-
399.

WALTER, Éric, « Les "intellectuels du ruisseau" et Le neveu de Ri1mei1u)J, dans


« Études sur Le neveu de Ri1mei1u et le Pi1ri1doxe sur le comédien de Denis
Diderot)J, actes du colloque organisé à l'Université Paris VII les 15 et
16 novembre 1991, textes réunis par Georges Benrekassa, Marc Buffat et Pierre
Chartier, Revue Textuel, n° Il, février 1992, p. 43-59.

ZILSEL, Edgar, Le génie: histoire d'une notion de l'Antiquité J f3 Reni1issi1nce,


traduction de Michel Thévenaz, préface de Nathalie Heinlch, Paris, Éditions de
Minuit, 1993 (première édition, 1926).

ZINK, Michel, « L'angoisse du héros et la douleur du saint. Souffrance endurée,


souffrance contemplée dans la littérature hagiographique et romanesque (XW-XIW
siècle»), dans E. Grabska (dir.), li1 souffri1nce i1U Moyen Âge (Fri1nce, XIl-
XV s.), actes du Colloque organisé par l'Institut d'études romanes et le Centre
d'études françaises de l'Université de Varsovie, Varsovie, Éditions de l'Université
de Varsovie, coll. « Cahiers de Varsovie», 1988, p. 85-98.

Vous aimerez peut-être aussi