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Résumé
Le colonialisme a partie liée avec l'idéologie de la IIIe République naissante : il permet de contrebalancer le " revanchisme " de
droite et d affermir la République encore fragile avec un projet porteur d'unité nationale. Associée au progrès, à l'égalité -certes
différée en ce qui concerne les colonisés -et à la grandeur de la nation, la "mission civilisatrice de la France" a laissé des traces
importantes dans les représentations politiques républicaines.
Aussi la déconstruction de l'idéologie coloniale est-elle essentielle pour comprendre l'attitude de la société d'aujourd'hui à
l'égard de l'immigration en provenance de pays anciennement colonisés.
Bancel Nicolas, Blanchard Pascal. Le colonialisme, "un anneau dans le nez de la République". In: Hommes et Migrations,
n°1228, Novembre-décembre 2000. L'héritage colonial, un trou de mémoire. pp. 80-92;
doi : https://doi.org/10.3406/homig.2000.3601
https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_2000_num_1228_1_3601
par
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* L'expression est d'Aragon, dans le poème II pleut, il pleut sur l'Exposition coloniale , 1931.
** Nicolas Bancel est historien, maître de conférences à l'université Paris Sud-Orsay (Upres 1609, CRSS) ; Pascal Blanchar
est historien, chercheur associé au Cersoi (Aix-en-Provence), directeur de l'agence historique Les Bâtisseurs de mémoire.
Ils ont fondé et codirigent depuis dix ans l'Achac, en tant que vice-président et président, avec Sandrine Lemaire
2)-On nous permettra de citer aux films de propagande de l'Agence des colonies des années cinquante.
notre travail à titre d'exemple :
l'exposition Images et Enfin, comment ne pas rendre hommage ici à deux films "historiques" :
colonies, présentée à Paris
et dans plusieurs villes Afrique 50 , de René Vautier, qui reste un document exceptionnel et,
françaises, européennes dans un autre registre, Coup de torchon , de Bertrand Tavernier, cer¬
et africaines depuis 1993,
et surtout le programme tainement l'une des meilleures fictions sur le passé colonial français.
pédagogique (mallette
et exposition) diffusé à plus Or, la déconstruction de cette période est essentielle pour appré¬
de 120 exemplaires et qui hender les prolongements actuels de cette histoire, dans le domaine
continue aujourd'hui à être
largement exploité en Europe, notamment des mentalités - comment s'est construit notre rapport à
dans les Dom-Tom et dans une
quinzaine de pays africains. l'Autre, le colonisé, puis à son successeur, l'immigré© - et dans celui,
(Voir aussi la chronique
"Livres", p. 155-157). déterminant également, des rapports intercommunautaires. Le présent
article témoigne peut-être, pour nous, d'une interrogation d'autant plus
3)-Voir Pascal Blanchard et
Nicolas Bancel, De l'indigène essentielle qu'elle nous renvoie à une difficulté très réelle à faire socia¬
à l'immigré, Gallimard, coll.
"Découvertes", Paris, 1998. lement résonner la question de l'histoire coloniale. Manifestement, alors
qu'aujourd'hui les connaissances existent, que l'impact de la colonisa¬
tion sur la France contemporaine est à présent démontré, ces connais¬
sances ne rencontrent pas d'échos significatifs. Nous sommes confron¬
tés, d'une certaine manière, à notre propre impuissance. Il faut donc
nous interroger sur le pourquoi de ce silence, sur les raisons de résis¬
tances d'ordre politique, mais aussi social et idéologique.
Notre hypothèse est que la colonisation remet en question un réfè¬
rent identitaire national et politique quasi universel en France : la
République et ses valeurs. Il semble en effet que la colonisation - mais
aussi les politiques d'immigration qui lui sont directement liées - bou¬
leverse le socle idéologique sur lequel repose l'idée de République.
Cette idée républicaine doit être prise non dans son acception étroi¬
tement politique, mais bien plutôt dans sa consonance sociale et cul¬
turelle, comme l'un des ferments idéologiques essentiels sur lequel
va se bâtir l'État-nation dans la première partie du XXe siècle.
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6)-Sur ces questions, on lira pour l'expansion coloniale. Il apparaît évident - et c'est un facteur
Raoul Girardet, L'idée
coloniale en France , Seuil, qui n'est pas contestable, avancé comme un argument par les répu¬
coll. "Points", Paris, 1995,
et la première partie blicains eux-mêmes au cours des années 1880 -, que la concurrence
de la thèse de Pascal avec les autres puissances européennes est un moteur suffisant.
Blanchard, Nationalisme
et colonialisme, université L'anglophobie est à cet égard puissamment ancrée et la fascination
Paris-I, 3 tomes, 1994.
haineuse pour la puissance impériale britannique est un catalyseur
pour la projection, en Afrique notamment, des rivalités continentales.
La course à la grandeur, la volonté d'oublier la défaite de 1870 face
à la Prusse, l'obsession de retrouver un rang de grande nation,
7)-Et sur la modification des
programmes scolaires, avec comme le désir de préparer la Revanche sont aussi des raisons évi¬
notamment l'introduction
de la gymnastique obligatoire dentes de cet engagement outre-mer.
dès l'École primaire - dont Mais ce qu'on ne saurait ignorer également, c'est que la coloni¬
lesdeobjectifs
et mobilisation
disciplinaires
sation a été intégrée par les républicains à travers un dispositif de
nationale trouveront
leur aboutissement dans mobilisation idéologique à usage interne. Les républicains opportu¬
les bataillons scolaires -
qui doivent permettre nistes, politiquement fragiles, menacés en permanence par un pos¬
d'éduquer les parents sible retour de la monarchie, introduisent ou poursuivent des réformes
par l'intermédiaire de
leurs enfants. Voir à ce sujet de mobilisation populaire créatrices d'unité nationale et susceptibles
Arnaud Pierre, Le militaire,
l'écolier, le gymnaste : d'asseoir socialement leur pouvoir. Il s'agit, bien entendu, de la loi
naissance de l'éducation sur l'école obligatoire en 1882(y), de la généralisation de la conscrip¬
physique en France
(1869-1889), Presses tion, de même que de l'encouragement par les républicains des ten¬
universitaires de Lyon, 1991.
tatives alors les plus marquantes pour créer une unité nationale autour
de leur projet, notamment à travers le soutien à la Ligue de l'ensei¬
gnement ou au réseau très dense, très organisé et actif des sociétés
8)-Jacques Defrance, patriotiques de gymnastique*®.
L'excellence corporelle.
La formation des activités Le projet républicain tente de répondre alors à la question de la
physiques et sportives
modernes 1770-1914, création d'une communauté nationale en gestation, communauté
coll. "Cultures corporelles", encore à l'état d'ébauche car non seulement menacée par les divi¬
Presses universitaires
de Rennes, 1987. sions politiques, mais aussi par les fractures régionales - les identi¬
tés locales sont encore très vivaces -, l'hétérogénéité linguistique -
et l'on sait que l'un des combats essentiels de l'école sera de com¬
battre par tous les moyens la pluralité des langues -, mais aussi par
des institutions a priori hostiles, l'Église et l'armée. Le pouvoir répu¬
blicain est donc, dans ce contexte, un pouvoir obsédé par sa propre
fragilité, et toute la stratégie idéologique de la République est de
récupérer pour son propre compte l'idée de nation, d'unité nationale,
de créer les valeurs politiques transcendantes à même de mobiliser
autour du pouvoir la plus large partie de la société.
Jg deson
Et républicains
ne voit pas pourquoi
pour l'expansion
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coloniale
lesa orientations
donc d'autrespolitico-
motifs.
«
S
® XIXe
Avant
siècle.
même la grande poussée expansionniste des annees
La grandeur de la nation
PASSE PAR L'EXPANSION COLONIALE
Or, l'imaginaire colonial qui est en train de s'imposer à la société
française montre les sociétés colonisées, particulièrement en Afrique
noire, comme des sociétés de la misère, de la famine, de l'anarchie
et des coutumes "barbares". Image renversée de l'idéal républicain,
les sociétés "indigènes" (malgré les hiérarchies explicites ou impli¬
cites entre les différentes sociétés colonisées) sont les réceptacles
privilégiés du missionarisme laïc véhiculé par l'universalisme répu¬
blicain. On voit ainsi que, dans la construction idéologique républi¬
Images
9)-Voir
Bancel,
et
BDIC,
surLaurent
les Paris,
discours
àPascal
et ceColonies,
Gervereau,
sujet
1993
Blanchard
Nicolas
et,
Achac- caine, l'idée coloniale s'enchâsse naturellement, comme le prolon¬
gement outre-mer d'une conquête qui, dans un premier temps, a
de l'anthropologie, Gilles concerné la métropole. Pour s'en convaincre, il suffit de relire Paul
Boëtsch, "Anthropologie
et 'indigènes' : mesurer la Leroy-Beaulieu en 1874 : "La colonisation est laforce expansive d'un
diversité, montrer l'altérité",
in Pascal Blanchard, peuple, c'est sa puissance de reproduction, c'est sa distanciation
Stéphane Blanchoin, Nicolas dans l'espace et sa multiplication à travers les espaces ; c'est la sou¬
Bancel, Gilles Boëtsch
et Hubert Gerbeau, L'Autre et mission de l'univers ou d'une vaste partie à sa langue, à ses idées
Nous, Achac-Syros, 1995
et C. Blanckaert, A. Ducros et à ses lois. "(10) On peut dire à cet égard que la conquête coloniale
et J.-J. Hublin (dir.), poursuit et étend la colonisation de la métropole entreprise par les
"Histoire de l'anthropologie :
hommes, idées, moments", républicains, d'abord lors de la Révolution française puis au début
Bulletins et mémoires
de la Société d'anthropologie de la IIIe République.
de Paris, nouvelle série,
tome I, n° 3-4, 1989. La grandeur de la nation est le second thème par lequel l'idéo¬
la question du patriotisme est centrale. On a affaire à une duali
profonde et idéologique entre un nationalisme continental reven
diqué par la droite nationale - de la ligue de la Patrie française à
ligue des Patriotes en passant par la jeune Action française - et u
nationalisme colonial naissant. Les perspectives offertes par
monopolisation du thème colonial en ce domaine sont prome
teuses (puisque les républicains ne peuvent rivaliser avec la droi
sur le terrain de la germanophobie) : la colonisation est immédi
tement perçue à la fois comme une extension de la nation françai
mais aussi comme la condition de sa puissance face aux compét
teurs européens. De ce fait, l'idéologie coloniale en formati
intègre à l'origine l'idée que les colonies sont ou seront une exte
sion de la France républicaine. L'identification entre nation, Ét
républicain et empire colonial est donc essentielle dans le proce
sus de formation de l'idéologie coloniale.
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la République en l'intégrant au cœur de la pensée du régime. À l'oc¬
casion de la semaine coloniale de 1941, l'amiral Platon (en charge
des colonies) rappelle dans un long discours cette continuité et l'im¬
plication de la France outre-mer : "Partout nos soldats, nos marins,
nos instituteurs, nos administrateurs, nos colons ont fait régner
l'ordre, diffuser l'enseignement, distribuer la justice, dompter la
12)-Nous renvoyons
sur ce point à la prochaine nature, fait reculer la famine et le fléau des épidémies. Nous avons
soutenance de thèse
de Sandrine Lemaire marqué de notre empreinte, parce que nous les avons aimés, les
(à l'Institut européen de peuples qui s'étaient confiés à nous." La propagande coloniale,
Florence en décembre 2000),
qui souligne avec précision étroitement contrôlée par l'État dès les années vingt, va ainsi déployer
le mécanisme de l'Agence
dans la diffusion tous ses efforts en ce sens, vantant les lumières apportées aux "indi¬
de la pensée coloniale au gènes" grâce à l'accomplissement de la "mission civilisatrice" de la
cœur de l'édifice républicain.
De toute évidence, l'Agence France. La mise en place effective d'une propagande d'État structu¬
est tout autant au service
de l'idée coloniale qu'au rée, à travers la création de l'Agence des colonies, est l'exemple le
service de l'élaboration
plus tangible de la volonté de la République de promouvoir de façon
d'une citoyenneté coloniale
en métropole. active et pérenne l'idéologie coloniale en métropole12).
Peut on décoloniser
Ce
larôle
République
de la colonisation?
dans l'idéologie républicaine nous amène
à penser que l'impossibilité actuelle de socialiser la mémoire de la
période coloniale et, bien entendu, de saisir les liens entre cette
période et la nôtre, témoigne de la difficulté à analyser comment
l'idéologie coloniale a contribué à former la pensée républicaine. Or,
les idées républicaines n'appartiennent pas seulement aux répu¬
blicains estampillés comme tels. Ces valeurs ont été très intimement
incorporées par une large majorité de Français, à travers l'École
notamment, comme des valeurs transcendant les clivages poli¬ o
o
tiques. Elles font aujourd'hui partie d'un patrimoine culturel com¬ u
M
15)-Cf. le discours du mun, référent identitaire fondamental15), consciemment ou incons¬ 9
Premier ministre, $
ciemment assumé. «
s
le 19laoctobre
sur notion de
2000, sur TF1,
"communauté nationale". C'est là, sans doute, l'une des raisons qui rendent extrêmement
difficiles un retour critique sur la colonisation et ses effets contem¬
porains. De ce fait, nous restons désespérément aveugles aux enjeux
contemporains de l'histoire coloniale : les articulations colonisation-
immigration, le racisme spécifique dans ce pays envers les popula¬
tions autrefois colonisées, la relation paternaliste de la France à
l'égard de l'Afrique depuis quarante ans, ou la non-intégration de fait
et la ghettoïsation active de certaines populations dans nos banlieues,
sont des exemples probants - et suffisants - pour que nous prenions
conscience de ce passé mal assumé.
Déconstruire les fondements républicains de l'idéologie coloniale
doit rendre possible l'analyse des continuums entre colonisation et
France contemporaine. À cet égard, l'article paru dans Libération le
18 juin 2000 (la date est le fruit du hasard !) au titre explicite : "Un
musée pour la France coloniale ne montre que l'une des facettes du
problème : le blocage par l'administration, les politiques et les médias,
quand il est question de la création d'un lieu de mémoire sur le passé
colonial de la France. Et ce blocage (en tout cas cette absence de prise
de conscience) est d'autant plus fort que la mémoire coloniale remet
en cause, à la différence de Vichy, l'histoire
et l'idéologie de la République.
Éric Conan et Henry Rousso, dans un
livre qui a fait date16), introduisaient leur
propos par ses lignes : "Les souvenirs de
l'Occupation obsèdent la conscience natio¬
nale. Le constat est devenu banal. . . La pré¬
sence de ce passé est trace d'un deuil ina¬
chevé. Elle est aussi un signal d'alerte
relatif à l'avenir de l'identité française et
à la force de ses valeurs universalistes. "
Sans établir une comparaison systématique
entre ces deux pages sombres de notre his¬
toire, il nous semble évident qu'en termes
de mémoire (ou d'absence de mémoire), le SOUSCRIVEZ aux
•••••••••••••••••••••••••••••••••a