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Cahiers d'outre-mer

La nouvelle Médina de Casablanca. Le derb Carlotti


Jean-Louis Miège

Citer ce document / Cite this document :

Miège Jean-Louis. La nouvelle Médina de Casablanca. Le derb Carlotti. In: Cahiers d'outre-mer. N° 23 - 6e année, Juillet-
septembre 1953. pp. 244-257;

doi : https://doi.org/10.3406/caoum.1953.1859

https://www.persee.fr/doc/caoum_0373-5834_1953_num_6_23_1859

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La nouvelle Médina de Casablanca

Le derb Carlotti

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Maroc
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considérables
importantes
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développement
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l'évo¬
éco¬

Nulle part mieux qu'à Casablanca n'est sensible la naissance de


cette nouvelle classe de citadins, si différente de celle des vieilles
cités : il s'agit d'une population composite dans laquelle d'ailleurs le
prolétariat constitue l'élément numériquement le plus nombreux et
aussi le plus dynamique. Une récente enquête, dirigée par M. Monta¬
gne, vient d'en étudier les multiples aspects (1). En ce qui concerne
Casablanca, l'ouvrage ne traite que de l'ancienne médina et des bidon¬
villes rapidement développés sur les marges de la ville européenne; à
l'étude de ces quartiers les travaux récents de M. André Adam viennent
d'apporter une importante contribution (2). Mais à côté de ces types
la nouvelle médina offre une physionomie originale et voit se poser en
termes sensiblement différents les problèmes d'adaptation des anciens
ruraux aux nouveaux cadres urbains : à travers un quartier de cette
nouvelle médina, le derb Carlotti, nous voudrions souligner quelques-
uns de ses traits particuliers (3).
Les aspects du derb.
Dès avant 1907 Casablanca avait vu sa population déborder du
cadre trop étroit des murailles et s'entourait de nouallas et de fon-
douks qui, hors des murs, annonçaient l'essor de la ville. Le dévelop¬
pement rapide et anarchique des quartiers européens de 1907 à 1924,
construits en arc de cercle autour de l'ancienne médina, empêcha son
accroissement normal. Vite saturée, celle-ci ne put accueillir les nou¬
velles masses appelées du bled par la création du port. Pour éviter
l'entassement dans les bidonvilles, pour empêcher aussi la dispersion

letin(3)
J.-P.
lisation,
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les (l)
(2)
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économique
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le
LA NOUVELLE MÉDINA DE CASABLANCA 245

des éléments marocains dans la ville européenne, l'administration


apporta son appui à la création par les Habous de la nouvelle Médina.
Déjà s'était édifié, au Sud de la ville, un quartier formé à l'inten¬
tion des serviteurs du palais du Sultan, le derb Soltan. Autour du
quartier réservé de Bou-Sbir, se groupaient également boutiques et
nouallas. D'abord assez lente à se développer (elle n'accueillit de 1923
à 1936 qu'une quarantaine de milliers d'habitants) la nouvelle médina
s'accrut bientôt rapidement et sa population était estimée au 1er juil¬
let 1947 à 255.621 habitants. La précision du chiffre ne doit pas faire
illusion : les contrôleurs s'avouent incapables d'évaluer à 20 ou 30.000
habitants près une masse humaine formée en partie d'éléments flot¬
tants.
Installée sur les hauteurs de Mers-Sultan, la nouvelle médina dévale
le versant Sud pour mordre de plus en plus sur la campagne et s'atta¬
quer à la colline d'Aïn Cliok. A l'Ouest les quartiers résidentiels euro¬
péens, à l'Est les quartiers industriel et militaire entravent en effet son
développement (fig. 1).
Avec ses mosquées, ses marchés, son organisation administrative
c'est une véritable ville dont les quartiers les plus anciens se trouvent
au Nord-Ouest. Le derb Garlotti, un des premiers construits, permet le
mieux de saisir, en ses débuts, le développement de la ville et offre
un ensemble d'une stabilité suffisante pour que l'enquête ne se trouve
pas dépassée sitôt achevée comme c'est le cas pour les marges de la
cité. D'autre part, en contact avec la ville européenne, il offre un des
meilleurs terrains d'étude des interférences urbaines.
Le derb Garlotti est limité à l'Ouest par la voie ferrée; la route
de Mediouna, le grand axe qui relie Casablanca à la région de Marra¬
kech, le borde au Nord. Au Sud-Est il s'arrête à la rue d'Abyssinie, une
des artères maîtresses de la nouvelle médina qui le sépare des quar¬
tiers des Carrières Garlotti; il touche au Sud-Ouest au quartier Balaïda
par la rue Abd-el-Moumen. Son nom de Carlotti vient de l'ancien pro¬
priétaire du terrain qui en loua des parcelles aux premiers habitants à
raison de 60 centimes le mètre par an. Ceux-ci sans être propriétaires
du sol eurent la faculté d'y construire leur maison : dans la nouvelle
médina, terrains et immeubles appartiennent ainsi le plus souvent à
deux propriétaires distincts.
Les premières maisons s'élevèrent en 1924 : elles furent construites
soit par des habitants de l'ancienne médina désireux de se donner de
l'air, soit par .quelques gros cultivateurs des environs voulant s'assurer
un pied à terre en ville, soit — et c'est le cas le plus fréquent — par
des commerçants de Fès qui sont, actuellement, les plus importants
propriétaires du quartier (4).

siècle.
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Croquis

1.
Fig.
LA NOUVELLE MÉDINA DE CASABLANCA 247

Le derb offre un ensemble de caractères traditionnels et modernes


qui le font très différent et des anciennes médinas et des villes euro¬
péennes. De la ville créée il a la régularité. En réalité c'est une création
mi-spontanée mi-dirigée. Le lotissement s'est fait librement dans un ca¬
dre imposé par les services du plan. Les rues rectilignes se coupent à an¬
gle droit. On chercherait en vain ces tracés en zigzag, ces courbes et ces
impasses chères aux vieilles médinas. La commodité du lotissement
n'est pas seule responsable de ce plan régulier. S'agissant surtout de
maisons de rapport, les propriétaires se sont efforcés de ne laisser inem¬
ployée aucune parcelle. Le tracé géométrique permet le mieux cette
utilisation totale. Les surfaces libres sont restreintes et toutes publi¬
ques. Il n'existe ni cour ni jardin particulier. Le patio, presque tou¬
jours présent dans la maison, fait partie intégrante de l'habitation et,
réduit à une étroite petite cour intérieure, possède de véritables fonc¬
tions domestiques. Les rues ne paraissent relativement larges que par
l'absence de trottoir et elles n'ont- guère que de trois à cinq mètres.
Pavées de grosses pierres, avec leurs bouches d'égouts médianes, elles
conservent le profil traditionnel. Les maisons débordent généralement
sur la rue par leur premier étage (Planches xxxm et xxxiv).
Un étroit couloir coudé conduit à la cour intérieure sur laquelle
s'ouvrent les différentes pièces. Mais l'on a renoncé ici aux murs
aveugles et aux hautes lucarnes des anciennes demeures. Si les fenê¬
tres sont rares au rez-de-chaussée, elles sont nombreuses aux étages.
Elles sont d'ailleurs toujours munies de vitres colorées. Il y a là un
compromis entre les tendances modernes et la tradition qui dans tout
l'Islam fait considérer la maison comme domaine strict de l'intimité
domestique. La maison gagne en hauteur : l'étage est la règle, les im¬
meubles de deux étages ne sont pas rares, qui permettent un gain plus
grand et qu'autorise l'emploi, généralisé dans la nouvelle médina, du
ciment armé (5).
Toutes les maisons possèdent l'égout, souvent l'électricité; sur les
portes le heurtoir traditionnel commence à céder la place aux sonnettes
électriques. Toutefois l'eau courante n'existe guère que dans les cafés,
les ateliers, les boulangeries : on continue d'avoir recours aux fontaines
publiques et au porteur d'eau. Celui-ci ne ressemble pas à son confrère
de la vieille médina avec son outre recouverte de peau de chèvre et sa
clochette; il transporte dans une voiturette a bras d'anciens bidons à
pétrole d'une contenance d'environ dix litres.
La population du derb.
Dans le derb Carlotti, les familles bourgeoises sont rares : une dou¬
zaine tout au plus, venues depuis une dizaine d'années. Cet élément mis

interdiction
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quelques
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haut de
et
248 LES CAHIERS D'OUTRE-MER

à part, deux groupes, d'inégale importance numérique, forment la


population du quartier : celui des artisans traditionnels, surtout du
bois, ayant leur travail à domicile, vendeurs en même temps que fabri¬
cants; celui des ouvriers d'usine travaillant à l'extérieur du derb.
Ce dernier élément domine. Les ouvriers sont venus, en partie, de
l'ancienne médina, pour se rapprocher de leur travail (habous, halle
aux grains\ et aussi parce que la nouvelle médina jouissait semble-t-il
d'un préjugé favorable : le dar el Maghzen y était en construction; elle
possédait les plus grands hammams, les plus belles kissarias et des éco¬
les neuves. Cet élément psychologique n'était pas sans effet sur des
populations où se discernent à la fois l'attachement aux traditions et
le goût pour le modernisme. Mais c'est surtout des apports du bled que
s'est peuplé le derb; sur 304 cas étudiés, 70 seulement indiquaient une
origine casablancaise : proportion sensiblement supérieure, d'ailleurs,
à celle des autres quartiers (6).
Les motifs de l'installation en ville sont assez complexes. Les cau¬
ses économiques apparaissent comme les plus évidentes. Le surpeuple¬
ment chronique des régions méridionales du Maroc, la mise en place
d'un équipement moderne réclamant une main-d'œuvre abondante, les
années de sécheresse désolant le bled : autant de raisons qui poussenl
le fellah vers la ville. Mais les mobiles psychologiques ne sont pas négli¬
geables. Les anciens militaires ne peuvent que difficilement se réaccou¬
tumer à la vie campagnarde. Et puis, pour tous, la ville apparaît com¬
me un îlot, de liberté. La campagne demeure plus ou moins soumise
à l'arbitraire du caïd mais en ville « tout le monde est caïd » disent les
ouvriers. Egalité des conditions, liberté plus grande hors des liens tri¬
baux et familiaux sont, encore, autant de facteurs qui jouent.
La zone d'émigration peut être représentée par Un triangle dont
Casablanca serait le sommet, les côtés une ligne Casablanca-Goulimine
et la côte, la base le Drâa. La plupart des ouvriers viennent des plaines
de la Chaouïa, des Abda, des Doukkala; d'autres, moins nombreux,
sont originaires de la région de Marrakech, du Sous, de l'Anti-Atlas;
quelques-uns, du Drâa, des oasis sahariennes, ou encore de Rabat, de
Fès et du Gharb.
La diversité de ces apports est remarquable. Si, au début, les arri¬
vants s'assemblèrent dans le derb suivant leur pays d'origine, les dif¬
ficultés de logement dissocièrent vite ces groupes ethniques et les bras¬
sèrent : la ville agit ainsi comme un creuset.
Le derb Carlotti est surpeuplé. Le recensement de i947 donne le
chiffre de 13.384 habitants mais il s'effectua à partir d'indications très
incertaines fournies par le Service du ravitaillement. Celui-ci indique

l'ancienne
(Naissance
(6) Les médina.
chiffres
du Prolétariat,
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y oscillent,
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d'Outre-Mer
Maison
Cahiers
Les
LA NOUVELLE MÉDINA DE CASABLANCA 249

pour 1949 le chiffre de 14.632, certainement exagéré (7). Le nombre des


chefs de famille fourni par les rôles d'imposition est, à cette dernière
date, de 1.593; il laisserait supposer que le chiffre de la population du
derb ne dépasserait pas 10.000 habitants; mais les données des percep¬
tions ne tiennent pas compte d'un certain pourcentage de population
flottante. Le chiffre de 13.000 à 13.500 habitants nous semble le plus
près de la réalité (8).
Le derb paraît avoir atteint depuis plusieurs années un point de
saturation ne lui permettant pas de voir s'accroître de façon notable
sa population. Malgré les interdictions un certain nombre de bara¬
ques, cachées derrière les murs des terrasses se sont édifiées ces der¬
nières années sur les maisons; mais ce véritable bidonville d'altitude
n'augmente que faiblement la capacité du derb.
Néanmoins son développement, les maisons à étage, l'absence de
vastes surfaces libres, l'entassement des familles donnent une densité
très forte. Les rôles d'imposition indiquent un chiffre d'immeubles légè¬
rement inférieur à 500; ce qui signifie quelque vingt-cinq à trente per¬
sonnes pour chacun d'eux. Le calcul de la densité, qui ne peut être
qu'approximatif, donne un chiffre voisin de 980 habitants à l'hectare :
il apparaît sensiblement plus bas que celui trouvé pour la vieille ville
(1.290) ou pour le derb Rhallef (1.593) mais légèrement supérieur à
celui de l'ensemble de la nouvelle médina (852). Il s'agit d'un quartier
assez ancien, ayant fait « son plein » et à peu près saturé.
Les professions.
Les ouvriers, hier fellahs, ne sont, pour la plupart, que des ma¬
nœuvres sans spécialisation. Sur 276 cas étudiés (226 fiches de la caisse
d'aide sociale (9) et 50 d'enquête personnelle) nous trouvons : 123 ma-

pour
famille.
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LES CAHIERS D'OUTRE-MER n


250 LES CAHIERS D'OUTRE-MER
LA NOUVELLE MÉDINA DE CASABLANCA 251

nœuvres (soit 45,2 %), 95 ouvriers, dont 15 maçons et 10 menuisiers, 32


employés, 26 mécaniciens et chauffeurs. Ces données, précises mais
peu nombreuses, sont complétées par celles, plus nombreuses mais va¬
gues, des rôles d'impôts. La taxe d'habitation donne pour les 1.593 chefs
de famille du derb : 801 « journaliers », soit 50,2 %, 331 « sans pro¬
fession », 115 commerçants, 68 employés et fonctionnaires, 28 mécani¬
ciens et chauffeurs, 196 propriétaires; dans 54 cas, la profession n'est
pas indiquée. Ces chiffres exigeraient une longue interprétation. Indi¬
quons seulement que la rubrique « sans profession » comprend non seu¬
lement les chômeurs véritables, mais certains tâcherons, les mendiants
professionnels, les prostituées, etc... et que sous la rubrique « com¬
merçants » sont groupés épiciers, marchands de meubles, d'herbes,
marchands de kif (10), d'eau, de beignets, etc.., Les 196 imposés clas¬
sés « propriétaires » sont loin de vivre de leurs revenus; parfois ils pos¬
sèdent le local qu'ils occupent, le plus souvent ils ont gardé dans le
territoire de leur tribu d'origine quelques lopins de terre; la taxe
d'habitation qu'ils paient ne diffère généralement pas de celle de la
masse des autres habitants du quartier et oscille entre 125 et 200 francs;
la plupart de ces propriétaires devraient aller grossir la rubrique des
artisans et des commerçants et le reste compléter celle des journaliers.
Le terme même de « journalier », appliqué aux ouvriers, souligne
suffisamment la faiblesse de la spécialisation. Toutefois leur pourcen¬
tage par rapport aux aLitres professions paraît inférieur à ce qu'il est
dans les autres secteurs de la ville. Ici encore il s'agit d'une population
relativement stabilisée, dont l'adaptation à la vie moderne est relative¬
ment poussée. Les inadaptés ont été en grande partie éliminés sur les
marges de la cité. Le quartier foiirnit une véritable classe de néo-cita-
dins, embryon d'une petite bourgeoisie ou d'une classe ouvrière fixée
in).
La vie familiale.
L'étude démographique du quartier ne peut être tentée que sous
forme d'approximation et en rappelant que, en cette matière surtout,
les chiffres n'ont qu'une valeur indicative (12).
La polygamie semble rare. Très rare même et certainement très
inférieure aux taux qui ont pu être relevés dans certains autres quar¬
tiers : nous n'en avons relevé que cinq cas sur 243 familles. Ce chiffre
peut sans doute être augmenté du fait de l'existence d'épouses laissées

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:
252 LES CAHIERS D'OUTRE-MER

dans les tribus d'origine. De toute façon, il n'est en rien comparable à


ceux qui ont été avancés pour d'autres villes.
Le mariage temporaire, ou muta , si fréquent dans les bidonvilles,
où il entraîne une véritable « polygamie dans le temps », est aussi beau¬
coup plus rare. Sans doute faut-il y voir une des conséquences de la
création de la caisse d'aide sociale qui fait obligation aux ouvriers,
pour percevoir les allocations, d'être légalement mariés : ce qui multi¬
plie les mariages devant le cadi. Mais surtout cela traduit, là encore,
le caractère « stabilisé » des habitants des quartiers : ici domine la
famille de type européen alors que dans les campagnes subsiste la
famille patriarcale et que dans les bidonvilles règne l'anarchie fami¬
liale.
On peut voir dans cet état de fait une des conséquences de l'appli¬
cation d'une législation moderne à une population qui tend à s'y adap¬
ter. Le trait le plus surprenant est le faible nombre d'enfants. Sur 243
familles ouvrières recensées dans le derb, on compte une moyenne de
deux enfants (13). Encore les chiffres que nous avons trouvés pour le
derb Carlotti doivent-ils être légèrement supérieurs à la réalité, notre
source principale de renseignements (la caisse d'aide sociale) indiquant
seulement les ménages avec enfants.
Les études sur les autres secteurs de la ville corroborent d'ailleurs
ces chiffres. Ils paraissent même sensiblement plus élevés dans le derb
Carlotti que dans certains autres quartiers. Notons que sur 163 famil¬
les « bourgeoises » habitant dans l'ensemble de la nouvelle médina,
nous avons compté 836 enfants pour 118 familles de propriétaires et
commerçants et 245 pour 45 familles d'employés et fonctionnaires (14) :
soit une moyenne de 6,63 enfants par famille; ce chiffre apparaît extra-
ordinairement élevé et indique une disparité complète dans la struc¬
ture des familles ouvrières et bourgeoises. La même source de ren¬
seignements donne pour 13 familles d'ouvriers 50 enfants, soit 3,8
par famille. Ces chiffres contradictoires et assez déroutants peuvent
s'expliquer : d'une part la population ouvrière formée surtout de ma¬
nœuvres est jeune, beaucoup plus que celle des bourgeois, d'autre part
la polygamie demeure fréquente chez ces derniers. Il n'en reste pas
moins que la fécondité paraît beaucoup plus faible dans les milieux
ouvriers où elle marque un fléchissement qui traduit leurs difficultés
d'adaptation. Le fait a été relevé également pour les bidonvilles et l'an¬
cienne médina.
Le mouvement général de la population dans le derb Carlotti est
à peu près impossible à suivre. Les déclarations de naissance varient
considérablement d'une source à l'autre : pour l'année 1948 les chif¬
fres fournis au service du ravitaillement étaient de 333, ceux de l'état

employés).
(13) D'après
(14) Exactement
les fiches
2,08 (avec
des élèves
les extrêmes
musulmans
de du
1,77Lycée
pour Lyautey.
les manœuvres, 2,3 pour les
LA NOUVELLE MÉDINA DE CASABLANCA 253

civil de 114 ! En prenant le chiffre le plus élevé, certainement inexact,


nous n'obtenons qu'un taux de natalité de 25 p. 1.000, inférieur au
taux moyen des naissances pour l'ensemble du Maroc (15).
Le logement et la vie de relations.
La vie demeure difficile pour la plupart des habitants du derb. Le
logement normal de la famille ouvrière est la pièce unique; chambre
de 3 à 6 mètres de long, de 2 à 3 mètres de large (16), blanchie à la
chaux, carrelée ou cimentée et s' ouvrant sur une petite cour intérieure.
S'il n'y a pas beaucoup d'enfants, les grands-parents ou les beaux-
parents, un cousin ou un frère vivent souvent sous le même toit. Nous
pourrions multiplier les exemples d'entassement effarant n'ayant rien
à envier à ceux que l'on trouve en ancienne médina. Rue 34 n° 15, huit
personnes (père, mère, 4 enfants, 2 grands-parents) vivent dans une
pièce sans fenêtre de 12 m2 ouvrant sur une cour de 3 mètres sur 4
commune à trois familles; rue 41, n° 5, cinq personnes dans une pièce
de 12 m2 prenant jour sur une cour de 3 m. 50 sur 3 m. 50, servant
à tous les locataires, soit 34 personnes. Les chiffres moyens donnent une
surface approximative de 3 m-par personne.
Certainement ce problème du logement est le plus grave de ceux
que doivent résoudre les nouveaux citadins. Un de ceux qui pèsent
aussi le plus sur leur intégration dans la cité et la formation d'une
nouvelle élite urbaine. L'entassement et la promiscuité suppriment
toute intimité familiale. On ne peut guère cuisiner que dans la cour
et c'est à tour de rôle souvent qu'on occupe le seul bas-flanc de la pièce.
Mais surtout si insuffisant que soit ce logement il absorbe une bonne
part du salaire ouvrier. Le loyer oscille entre 1.000 et 2.000 francs par
mois. Le salaire moyen paraît s'établir entre 8 et 9.000 francs.
Si ces difficultés de logement entravent le développement de la vie
familiale, elles ont néanmoins, au début, l'avantage de développer la
vie de relations. Sans parler de la promiscuité même dans laquelle
vivent les cinq ou six familles de chaque maison, l'absence de com¬
modité entraîne le recours aux services mutuels et des habitudes com¬
munautaires.
Les établissements publics sont nombreux et fréquentés. Les ou¬
vriers vont régulièrement aux bains maures (il en est trois dans le derb :
le prix d'un bain est à la portée des bourses les plus modestes (20 à
25 francs).
Les fondouks se sont installées de préférence route de Médiouna,
dans l'ancien maghzen de protection où descendent les derniers arrivés

mation
(15) Celui-ci
très exagérée.
aurait été de 44 p. 1.000 entre 1941 et 1945. Mais il ne s'ag't que d'une esti¬
demeurent
d'oeuvre
(16) Cequiles
plan
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mêmes.
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employés.
est traditionnel
Bien que leet mode
provient
de couverture
de la faible
ait dimension
changé, lesdesformes
bois
254 LES CAHIERS D'OUTRE-MER

du bled. La route de Médiouna, grande voie du Sud, concentre les cafés,


les hôtels, les garages, les restaurants d'aspect entièrement modernes
avec glaces, peintures, décorations et panneaux-réclame. A l'intérieur
du derb, des gargottes servent des bols de soupe, des poissons frits, du
couscous au petit lait; les ouvriers y viennent dès 18 heures, n'en par¬
tent que vers 20 heures, consomment assez peu : thé, café, boissons
modernes aussi : coca-cola dont le succès toutefois est en baisse (17); on
y joue aux cartes et aux dames; on y rêve surtout en écoutant la T. S. F.
Les écoles.
C'est par l'école surtout que pénètrent les influences modernes. Les
msids ou écoles coraniques se dispersent dans tout le derb qui en compte
vingt ayant de 5 à 35 élèves (350 à 375 pour l'ensemble du quartier).
Parfois l'école est gratuite lorsque le fquih est entretenu par un nota¬
ble. Souvent on paie le maître en nature : en dîners qu'il vient pren¬
dre chaque semaine. Dans les autres cas, il reçoit de 100 à 150 francs
par mois. L'enseignement coranique se double de quelques notions de
grammaire, voire de calcul. La tablette traditionnelle est de plus en
plus remplacée par des cahiers et le tableau noir apparaît.
Deux médersas, installées rue Opitz et rue 4 dans le grand axe du
derb, fournissent aussi l'enseignement traditionnel. Douze professeurs
y préparent 225 élèves aux concours des Services de l'Enseignement du
Maghzen. Sur les trente heures des cours hebdomadaires, cinq seule¬
ment sont consacrées au français; encore cet enseignement est-il assuré
par des professeurs qui n'ont que leur certificat d'études. La médersa
de la rue Opitz, dirigée par un vieux fquih, est particulièrement esti¬
mée et les parents n'hésitent pas à y payer de 250 francs à 500 francs
par mois les études de leurs enfants.
Les écoles fréquentées à l'extérieur du derb sont surtout les écoles
françaises qui jouissent d'un très grand prestige. Savoir le français
permet une véritable promotion sociale. A cet espoir de condition meil¬
leure s'ajoute une sorte de mot d'ordre politique de tous les partis maro¬
cains qui invitent à développer au maximum la fréquentation scolaire.
Les ouvriers envoient dans la mesure du possible leurs enfants dans
ces établissements. Lors de nos enquêtes il nous fut donné plus d'une
fois de voir un manœuvre ne sachant ni lire ni écrire, ne parlant ni
ne comprenant le français nous apporter le cahier d'écriture de son
fils, nous montrer du doigt les exercices : « Le chien de chasse est à
l'arrêt... » « La petite sœur de Jacques n'est pas gentille... » L'école
Camille Mathieu, école d'apprentissage installée dans la nouvelle mé-

mans
dans(17)
Cdt
tefois
127-137).
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1950,
musul¬
place
tou¬
pp.
du
LA NOUVELLE MÉDINA DE CASABLANCA 255

dina, paraît la plus fréquentée. Au lycée, dix élèves viennent du


derb (18).
Les conséquences de cet enseignement ne sont guère encore per¬
ceptibles, ni prévisibles mais seront certainement considérables.
L'école contribue activement à la formation d'une nouvelle men¬
talité, d'un esprit public de néo-citadins. Dans une de nos enquêtes
nous avons été frappés par la présence insolite d'un banc, dans une
pièce, seul logement d'une famille d'ouvriers. Interrogé, le locataire,
maçon au service d'un entrepreneur indigène, indiqua que son fils,
depuis qu'il allait à « l'école française », ne voulait plus manger ac¬
croupi et, qu'il avait été obligé pour mettre fin aux scènes, de lui ache¬
ter ce banc.
Dans cette évolution le cinéma joue aussi son rôle. Il est très fré¬
quenté. Le cinéma de la route de Médiouna contient 500 places. Soi¬
rées et matinées ont lieu tous les jours et la salle ne désemplit pas. Les
films les plus appréciés sont les films américains d'action et surtout
les films égyptiens. Il n'est pas rare que des spectateurs reviennent trois
et quatre fois dans la semaine pour voir le même film. Et, fait plus
significatif, le nombre des femmes qui suivent les séances s'accroît
rapidement.
Une société nouvelle.
La population n'offre pas le désencadrement auquel on pourrait
s'attendre de la part de citadins somme toute assez récents. Sans doute
les habitudes communautaires que nous avons notées contribuent-elles
à maintenir son homogénéité. Mais à cet égard sont essentiels le lien
familial qui reste fort et le lien religieux. La foi demeure vivac-e et la
religion joue toujours un rôle capital dans tous les actes de la vie. Il
n'est pas rare de trouver accrochées aux murs des plus modestes cham¬
bres quelques planchettes portant des inscriptions coraniques.
La mosquée est très fréquentée, soit les grandes mosquées extérieu¬
res, soit la petite mosquée du quartier. Il existe en outre une dizaine
d'oratoires, pièces mises à la disposition des fidèles par quelques
bourgeois. Ainsi, à l'angle de la rue 40, c'est un entrepreneur de cycle,
qui, enrichi dans la réparation et la location des bicyclettes, a fait édi¬
fier une grande maison dans laquelle il a réservé, au rez-de-chaussée,
une vaste pièce servant de mosquée avec des nattes sur le sol, un mihrab
dessiné sur le mur.
Les liens tribaux, qui apparaissent si affaiblis en ancienne médi¬
na (19), demeurent assez forts ici. Les retours temporaires au pays ne
sont pas rares; beaucoup font un voyage annuel dans le bled : sur 40

commerçants,
jardinier...
situation
(19)
(18) A.I, financière
'école
Adam.l C.LadeMathieu
prolétarisation...
très gênée.
maquignon,
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Aul 65d'entrepreneur,
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l ded'ouvriers
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d'une
1 de
256 LES CAHIERS D'OUTRE-MER

ouvriers dont nous avons étudié le cas, 23 retournaient dans leur tribu
généralement pendant l'été, époque des moissons et morte-saison des
industries urbaines. L'envoi de fonds à la famille restée à la campagne
est fréquent et la correspondance active.
Toutefois, ces liens tendent à se relâcher dans une population d'im¬
migrés déjà stabilisés. Les enfants naissent à la ville, y prennent femme,
se sentent Casablancais. De nouvelles influences aussi s'exercent. Et
point seulement celles, évidentes, de la vie moderne et européenne mais
aussi, plus nettement, celles des milieux anciennement urbanisés : in¬
fluence arabe et bourgeoise des fassis et des vieux Casablancais. Car le
noyau de population formé par ceux-ci est plus important qu'on ne le
dit généralement. Il y a là. un facteur social trop souvent négligé. Casa¬
blanca en 1907 comptait 25.000 Marocains installés souvent depuis long¬
temps dans la ville. En 1912 celle-ci avait déjà une quarantaine de
milliers d'habitants musulmans. Si l'on ajoute à ce chiffre ceux qui
vinrent ultérieurement des autres villes on s'aperçoit que le groupe
des vieux citadins est relativement considérable et a, du moins dans
les quartiers assez anciens comme le derb Carlotti, servi d'encadrement
à la population rurale appelée ensuite dans la ville.
Les ouvriers issus d'un milieu rural traditionnel, le plus souvent
berbère, sont soumis non seulement aux sollicitations d'une société
moderne agissant par l'école, le cinéma, l'usine et l'exemple, mais
aussi aux influences d'une bourgeoisie arabisée qui agit par son pres¬
tige, ses écoles traditionnelles, son emprise économique. Et aussi par
ses journaux et ses sociétés sportives, notamment ses équipes de foot¬
ball qui tend à devenir le grand sport marocain. C'est cette bourgeoi¬
sie qui répand le nationalisme; nationalisme d'aspect religieux s'incar-
nant dans la vénération portée au sultan, chef des croyants. La fré¬
quence de ses portraits dans les lieux publics et dans les logis des ou¬
vriers en porte témoignage.
Certes, la plupart des ouvriers demeurent entièrement absorbés par
les difficultés de leur vie quotidienne. Les liens avec la campagne, le
sentiment, malgré tout, d'une certaine amélioration de leur sort con¬
tribuent aussi à éviter toute conscience de crise. Contrairement à ce
que l'on pourrait croire, ce n'est pas chez les nouveaux urbanisés que
les problèmes apparaissent; mais chez ceux ayant atteint un certain
degré de stabilisation, lorsque se détendent les liens traditionnels et que
deviennent sensibles d'autres lignes de force.
L'école est le grand ferment. Elle fait naître l'inquiétude; et par
elle souvent cette crise de civilisation se double d'une crise sociale.
Combien de fils d'ouvriers, de petits commerçants devenus « savants »
se sentent doublement étrangers à leur milieu traditionnaliste et mo¬
deste. Que de drames les conversations avec nos élèves musulmans nous
révèlent. Un double choc affectif rythme leurs journées : la sortie du
derb vers l'école, de l'école vers la famille. Une conscience de plus en
LA NOUVELLE MÉDINA DE CASABLANCA 2 57

plus aiguë d'être étrangers à l'un et l'autre de ces milieux les saisit
à un âge où tout problème prend un caractère d'absolu. Peut-être serait-
il exagéré de parler de « métis intellectuels »; mais le mot, trop fort,
n'en éclaire pas moins le problème.
Or, il faut le dire, la plupart des Européens ignorent tout de ces
crises, vivent, indifférents aux côtés de ces masses de nouveaux cita¬
dins, sans songer que ceux-ci sont différents et des fellahs et des anciens
bourgeois des vieilles villes. Pendant toute notre enquête il ne nous a
pas été donné de rencontrer un seul Européen hasardé dans le quartier.
N'y habitent que 4 Français, un boucher qui, installé depuis 26 ans,
avoue n'avoir jamais eu de fréquentation avec la population musul¬
mane, un hôtelier, un cafetier, le directeur du cinéma, sur la route de
Médiouna, c'est-à-dire en marge du derb et ne participant nullement
à sa vie. Les deux milieux se touchent mais vivent étrangers l'un à
l'autre. Il n'existe qu'un ménage mixte, rue Opitz. Le mari est agri¬
culteur, la femme ouvrière dans une imprimerie. Mais le ménage n'en¬
tretient aucun rapport avec ses voisins, ne pratique aucune religion, vit
replié sur lui-même en marge des deux groupes.
L'administration du quartier accentue cet isolement. Les habitants
ne connaissent que le moqadem indigène, employé du khalifat d'arron¬
dissement auquel le contrôleur civil s'en remet pour toutes les questions
de détail.
Dans ce grand isolement, les nouveaux citadins, une fois relâchés
les liens tribaux, sont livrés aux influences contraires de leur patri¬
moine campagnard, des traditions urbaines arabes et de ce qu'ils peu¬
vent deviner de la vie européenne moderne.
Parmi les difficultés de l'existence quotidienne, aggravées par des
problèmes de classe et d'évolution sociale, au milieu des joies et des
peines domestiques, ainsi tiraillés, ils élaborent obscurément une civili¬
sation nouvelle.

Jean-Louis MIÈGE.

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