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GRANDE INTERVIEW DE MOHAMED ENNAJI


« Il faut un torrent économique
pour briser les résistances culturelles »
Propos recueillis par Fadma Aït Mous & Driss Ksikes

Essai de réflexion
Thèses et synthèses

Dernier mot
Chroniques tunisiennes par Nadia Alaoui Hachimi
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CARTE BLANCHE

« Il faut un torrent
économique pour briser
les résistances culturelles »
Propos recueillis
par Fadma AIT MOUS : Chercheuse, CESEM, Rabat.
et Driss KSIKES : Directeur du CESEM, Rabat.

Depuis ses premiers travaux au côté de Paul Pascon,


Votre dernier essai, Le sujet et le jusqu’à son dernier livre, Le sujet et le mamelouk, à
mamelouk –Esclavage, pouvoir et
religion dans le monde arabe, retrace
travers tout son parcours, l’économiste Mohamed
la genèse de la sujétion dans le monde Ennaji se révèle être un universitaire libéré des
arabe. Vous ne parlez pas du 20ème et du carcans académiques, qui cherche à remonter à
21ème siècles, mais votre analyse laisse
chaque fois encore plus loin dans le passé, pour
croire qu’il y a constance et continuité
dans ces histoires de servitude. S’agit-il mieux comprendre la servitude d’aujourd’hui, et un
d’un déterminisme historique ? intellectuel qui s’approche des cercles du pouvoir
actuels pour ne pas se tromper de jugement.
C’est une certaine insatisfaction
ressentie après tous les travaux sur deux éléments conjugués qui m’ont laquelle ?
le Makhzen et ne rendant pas fonda- ramené à la matrice, à la genèse. Je crois que le fait d’avoir jusque-là
mentalement compte de la sujétion Ceci dit, je suis arrivé à ce sujet sans perçu l’esclavage dans la même
au Maroc, qui est à l’origine de ce même m’en rendre compte. C’est perspective que le modèle occiden-
travail. Comprendre les mécanismes cette histoire du caïd Abdallah qui tal, c’est-à-dire sous l’angle exclusif
de domination, aller au fond des m’y a conduit, après des années de du système productif, a enfermé la
choses pour en saisir l’essence, voilà tâtonnement. réflexion dans la perspective étroite
l’objectif. Il va de soi qu’il est ques- de l’esclavage domestique et a
tion du présent avant tout, sinon Voilà qui nous ramène à une autre éliminé toute possibilité d’attribuer
il s’agirait d’une lecture historique question, planifiée plus loin. Dans à cette institution une fonction im-
sans intérêt. Car il y a une constante Soldats, domestiques et concubines, portante et essentielle dans le monde
entre hier et aujourd’hui : la sujétion vous dites modestement que vous ne arabe, particulièrement dans le sys-
est toujours là. Et l’histoire est pouvez tirer de votre analyse une théorie tème politique. Cet état des choses
d’autant plus importante qu’une de l’esclavage, tant qu’elle n’est pas a profondément appauvri la pensée
autre question se pose, liée à l’is- généralisée au monde arabe. Après Le politique. Et voilà que le fait d’avoir
lamisme et à son «projet social», où sujet et le mamelouk, pensez-vous laissé de côté l’esclavage productif
le passé pèse très lourd. Ce sont ces avoir développé cette théorie ? Et si oui, s’est révélé fructueux. Parce qu’il y a
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quand même des choses… il est sûr


que les pays arabes sont différents,
Bibliographie
il y a cependant une caractéristique
sélective de Mohammed Ennaji
commune aux monarchies comme
aux républiques, c’est le pouvoir LIVRES
illimité du chef ; c’est la référence
• Le sujet et le mamelouk. Esclavage, pouvoir
à l’islam quant à la légitimité du
et religion dans le monde arabe. Préface de
pouvoir. Ce sont des invariants.
Régis Debray. Essai. Mille et une nuits.
2007.
Sommes-nous condamnés à l’auto- • L'amitié du prince, suivi d'autres textes.
ritarisme ? Est-il véritablement une Casablanca : Editions Aïni Bennaï, 2005.
fatalité? 137 p.
C’est le fait d’appliquer mécanique- • Serving the master : slavery and society in
ment des recettes «démocratiques» nineteenth-century Morocco ; transl. by Seth
empruntées à l’Occident qui est à Graebner. - London : Macmillan Press, 1999. - 166 p.
l’origine de telles croyances qu’on • Expansion européenne et changement social au Maroc,
pourrait qualifier de grossières 16ème-19ème siècles. - Casablanca : Eddif, 1996. 174 p.
• Soldats, domestiques et concubines : l'esclavage au Maroc
bêtises. On n’était pas du tout dans
au 19ème siècle ; préf. de Ernest Gellner. - Casablanca :
une logique d’évolution européenne
Les questions Eddif, 1994. - 220 p.
et on ne peut en conséquence créer • Le Makhzen et le Sous al-aqsa : la correspondance politique
aussi facilement de toutes pièces stratégiques
de la maison d'Illigh, Avec Paul Pascon, 1821-1894. Paris
des institutions qui sont le fruit de qui gravitent
: CNRS éditions, 1988. - 248 p
plusieurs siècles d’évolution ailleurs. autour de • Les paysans sans terre au Maroc - Casablanca : Toubkal,
Aussi, nous faut-il comprendre les l’économique 1986. - 133 p.
fondements de l’autoritarisme chez pur
nous, afin d’y voir clair et de penser concernent
le retour de
ARTICLES
l’avenir de façon lucide.
la logique de • «Crises de subsistances, endettement de la paysannerie et
Vous écrivez dans l’un de vos articles guerre, les transformations sociales : le cas du Maroc au 19ème siècle»
que «la réponse primordiale à l’en- confrontations In Maroc actuel : une modernisation au miroir de la
semble des questions actuellement en par media tradition ? / Etudes réunies par Jean-Claude Santucci.
jeu – de la stratégie de développement, interposés, et Paris : CNRS éditions, 1992. - p. 17-43.
aux différents aspects liés aux modalités les questions • «Le trône du roi et la chaise de l'ambassadeur : à propos
d’exercice du pouvoir et aux droits de territoriales d'un incident diplomatique à la cour de Hassan 1er» In
(Sahara) et Travaux de la rencontre nationale sur la réforme du droit
régionales et le développement humain, [tenue à] Rabat, les 30 juin
et 1er juillet 2005 / [organisée par] la Faculté des sciences
juridiques, économiques et sociales de Rabat-Agdal ; en
partenariat avec le Centre marocain des études juridiques
et l'Institut marocain des juristes francophones ; préface
de Farid el Bacha, 2006 . - Vol. 2, p. 94-103.
• «Culture et changement social au Maroc» In Le Maroc
en mouvement : créations contemporaines / sous la
direction de Nicole de Pontcharra et de Maati Kabbal,
Paris : Maisonneuve et Larose, 2000. - p. 27-32.
• «De l'ancien sous couvert du nouveau» In Les Cahiers de
l'Orient : revue d'étude et de réflexion sur le monde
arabe et musulman. - N. 58 (2000). - p. 135-144.
• «Réforme et modernisation technique dans le Maroc du
19ème siècle» In Revue des mondes musulmans et de la
Méditerranée. - N. 72 (1994). - p. 75-83.
• «Une science sociale au Maroc, pourquoi faire ?»
In Peuples méditerranéens : revue trimestrielle
Mediterranean peoples. - N. 54-55 (1991). - p. 213-220.
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CARTE BLANCHE

l’homme… est étroitement conditionnée islamistes et un signe de l’absence de a un projet culturel clair qui pose le
par le traitement réservé au problème projet social réellement moderniste. problème, qui pose les liens entre les
culturel au sens large». Faut-il lire que Alors que la question est de passer différentes instances. Personne n’ose
la citoyenneté ne s’acquiert pas mais d’un paradigme à l’autre, celui de la affronter la religion…
se mérite, une fois que les conditions modernité, de la raison scientifique. Et puis regardez les campagnes,
culturelles sont réunies ? même aujourd’hui ! Quel contraste
À mon sens, c’est essentiel. Il n’y a Il y a quelques années, nous écoutions avec la ville ! L’emprise de celle-ci
pas eu une révolution philosophique tous l’adhan (l’appel à la prière) sur sur les campagnes est encore faible :
en Europe pour rien, il n’y a pas eu la radio de la RTM. Aujourd’hui, alors c’est un héritage historique et l’une
une révolution culturelle en Chine qu’il existe de très nombreuses chaînes, des causes du sous-développement
pour rien. Sans cela, les sociétés ne il est exclusivement disponible sur la du Maroc.
changent pas et surtout ne prennent chaîne Mohammed VI pour le Coran.
pas conscience de leur changement. Est-ce qu’il n’y a pas quand même Vous écrivez dans Expansion euro-
Mais quand je dis «culture», il faut (comme une étude de Tozy, El Ayadi et péenne et changement social au
qu’on s’entende bien. Pour moi, Rachik le montre quelque part), une Maroc (16ème-19ème siècles) que
la culture au Maroc relève de l’in- certaine sécularisation en marche. Cette l’économique «est une source de souci
frastructure. Durant tous les siècles usure dont vous parlez, est-ce que vous pour le pouvoir. Jugé subversif, il est
de ce qu’on appelle la formation ne la sous-estimez pas un peu ? bridé et contenu. Un système de verrous
du nationalisme marocain ou de la J’ai écrit quelque part que nous som- est mis en place pour le contrôler».
nation marocaine, la culture a été mes au seuil de la rupture culturelle, Pensez-vous que le système politique
déterminante. Ce ne sont pas des ce qui veut dire que la culture domi- marocain ne puisse réellement favoriser
pôles industriels et des pôles éco- nante n’est plus en mesure de conte- un libéralisme économique ? Autrement
nomiques qui ont structuré l’espace nir parfaitement, sans problèmes, dit, l’Etat marocain, qui a un soubas-
national, ce sont des pôles religieux. les changements intervenus dans sement religieux, a-t-il lui-même peur
La culture fondamentalement reli- notre société. Le problème est qu’on du torrent ?
gieuse a structuré l’espace. Malgré ne franchit pas le seuil et qu’on ne J’ai en tête une citation du Prophète
tous les débordements économiques pense même pas à l’éventualité de qui s’inscrit dans ce cadre : «ettabban
contemporains, nous ne sommes pas le franchir. Les conditions n’y sont li dhahabi wa alfidda» (lit. malédic-
définitivement sortis de tion sur l’or et l’argent).
ce modèle. Les problèmes Le pouvoir fascine toujours, pas C’est très profond : en fait,
viennent justement de
là: l’économie a changé,
seulement comme objet de c’est tout simplement l’ef-
fet de désagrégation des
la société aussi, mais la recherche, mais plus encore structures, des rapports
culture reste, dans ses personnels de façon géné-
profondeurs, inchangée, par son pouvoir d’hypnose. rale. Et c’est exactement
malgré l’usure dont elle ce qui se passe jusqu’à la
fait l’objet. Je veux dire la culture en pas encore propices. Il faut d’abord fin du 19ème siècle. Pourquoi l’Etat
tant que représentation du monde. que l’économique joue pleinement marocain ferme-t-il les portes et
Or, c’est ce qui détermine toutes son rôle. En Europe, l’économie a tient-il toujours à contrôler les cir-
les réponses de notre société, de déferlé, tel un torrent qui a tout brisé cuits de passage et de circulation des
notre Etat. Jusqu’au début du 20ème sur son passage. Ici, elle est encore marchandises ? Pourquoi centralise-
siècle, tout a été déterminé par des anémique, elle n’atteint pas ce seuil t-il les relations avec l’étranger ? Et à
réponses culturelles, sans qu’il y ait qui fait éclater les barrières. Parce l’intérieur, pourquoi contrôle-t-il les
de rupture à ce niveau. que les campagnes ont toujours été différents centres marchands ? C’est
très faibles, ce sont les villes qui, à un tout simplement parce qu’il sait que
En quoi consisteraient ces ruptures certain moment, ont été des centres, ce sont pratiquement des sources de
«culturelles» ? mais animés par le commerce, non subversion contre lui. Aujourd’hui,
Elles nous permettraient justement par la production, ce qui est la pre- avec la mondialisation, c’est très
d’échapper à cette prééminence du mière condition. La deuxième, c’est difficile, mais il contrôle quand
religieux, à ne pas nous y engluer en- le culturel. Aujourd’hui je veux bien même. D’abord par la maîtrise du
core plus, ce qui serait faire le jeu des qu’on me montre qui, dans ce pays, processus de décision dans l’ad-
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ministration, qui est essentiel aux


entreprises, ensuite par le contrôle
de pôles économiques puissants, et
enfin, par la distribution de richesse
et de légitimité à ceux qui en sont
déjà pourvus.

En tant qu’économiste, pensez-vous,


comme Weber, que c’est la réforme
économique qui entraînera le besoin de
réforme religieuse ?
Pour moi, c’est central. J’ai beau-
coup travaillé sur le Moyen Age et je
suis fasciné par la force avec laquelle
l’économie a desserré les rapports
sociaux. Et c’est vraiment l’agricul-
ture qui a relâché tous les étaux et
préparé de loin la faillite de l’Eglise
et l’économie dans l’agriculture !
L’Etat européen moderne est né sur
ce terreau-là. Le jour où, chez nous,
l’économie fonctionnera à plein
régime, elle fera sauter les verrous…
On peut voir dans des choses très
simples, par exemple dans les rap-
ports familiaux, comment l’écono-
mie vient à bout des comportements
et des rapports. Le fils ou la fille qui
émigre, se marie à l’étranger… tous
les blocages religieux sautent, mal-
gré le respect de façade. Economie
oblige.

Et là encore, vous pensez qu’on n’est


«pas en mesure de», ou pensez-vous
qu’il y ait un mouvement latent en
train d’agir ?
La croissance économique reste faible
et irrégulière, elle n’est pas suffisante que les musulmans pratiquent, et c’est arabe était une société tribale au
pour accélérer le changement. Nous une énigme en soi. La duplicité humaine moment de la naissance de l’is-
ne sommes plus au stade de sécula- qui consiste à transformer un message lam. Et de l’islam, dans une telle
riser par morceaux, entre nous, dans d’émancipation en goulag humain fait société, est né un Etat, ce qui est
le secret de la pratique quotidienne. partie intégrante de ce paradoxe». Votre déjà révolutionnaire. Mais comment
Nous devons passer au stade de la livre vient à un moment où l’on accable mettre en place une structure autori-
rupture réfléchie et explicite. Notre les fondamentaux de l’islam de biais taire aussi impressionnante dans ces
discours dans les années soixante- produits par l’histoire des musulmans. conditions? Le seul lien d’autorité
dix, très radical en apparence, ne Pensez-vous que l’autocratie ait une efficace et existant à l’époque était
prenait pas en compte ces lenteurs, origine textuelle ou contextuelle ? l’esclavage. Alors, il fallait s’appuyer
le poids des structures… Il l’a payé Pour moi, l’islam n’a pas tout dessus. Mais dire que l’islam a posé
cher. bouleversé. Sur certains plans, il les bases de la libération des esclaves
y a non seulement continuité mais et que les sociétés n’ont pas suivi est
Dans Islam et esclavage, Malek Chebel même retour en arrière, comme sur une erreur provenant d’une mécon-
conclut que L’islam «dit l’inverse de ce la question de la liberté. Le monde naissance des textes.
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CARTE BLANCHE

Dans mon livre, la nouveauté de ses mystères. C’est intéressant Ce retour au passé importe pour vous,
consiste dans une autre lecture des au niveau de la psychologie de la parce qu’il permet d’éclairer le présent.
textes, moins conditionnée par les servitude. Mais est-ce que ce sont les mêmes struc-
représentations. Voyez : Al-mou- tures qui continuent ? Quelle relativité
harrar (l’affranchi) n’est pas le horr Pour le scientifique et l’essayiste qui faut-il avoir par rapport au présent ?
(l’homme libre) ; il s’agit de deux travaille sur des éléments comme ceux- Revenir au passé est important pour
statuts différents, on est loin de là, quel type d’empathie (ou non) cela mieux comprendre. Par exemple
l’abolition de l’esclavage… crée-t-il ? Et quelle distance faut-il pour lire les mécanismes autori-
observer ? taires, pour lire la nature de l’Etat
Vous écrivez dans l’Amitié du prince Le hasard fait beaucoup de choses etc, il faut revenir au passé pour
que le pouvoir «est friand de servitude». dans la vie. Pour moi, il faut lui mieux comprendre. Évidemment,
C’est la «société de cour» qui produit rendre grâce. Je ne crois pas qu’il les choses ont structurellement
les mécanismes de servitude ou bien y ait une attitude claire, tranchée beaucoup changé. C’est tout à fait
le réflexe de «servitude volontaire» qui et définitivement figée. C’est rare clair, nous ne sommes plus dans une
l’alimente ?
La servitude volontaire est commune
dans l’histoire:
il n’y a que les
Nous ne sommes plus au stade
et l’on peut s’en rendre compte de saints ou les de séculariser par morceaux,
nos jours, même dans les régimes gens privilégiés
modernes occidentaux, en observant destinés à une entre nous, dans le secret
les cercles du pouvoir. Dans la cité
arabe, ce phénomène existe évidem-
mission
relèvent d’un
qui
de la pratique quotidienne.
ment. C’est tout à fait clair. Pour tel état. Pour la
ma part, j’ai voulu insister sur les plupart, le basculement d’un côté ou
mécanismes de servitude contrainte, de l’autre peut intervenir à n’importe
c’est-à-dire la mainmise du pouvoir quel moment, parce que le pouvoir
sur des richesses limitées, notam- fascine toujours, pas seulement
ment l’eau, les terres fertiles, le comme objet de recherche, mais plus
commerce. Tout cela fonctionne sur encore par son pouvoir d’hypnose.
la base de la servitude, et il n’y a pas,
en dehors d’elle, d’autres modalités Vous êtes un passionné du 19ème siècle,
pour accéder à la société de cour et pensez-vous comme Abdallah Laroui
d’approcher le roi. Nous sommes en que (presque) tout a été déterminé par
présence d’un autre système social, ce siècle-là ? Est-ce de la distance aca-
différent de l’européen. démique ou de la prudence politique ?
Non, je ne le pense pas. Je pense
Vous avez toujours été personnellement en revanche que la fin du Moyen
au seuil de l’espace qui tourne autour Age, le 16ème siècle en particulier,
du pouvoir. En quoi cette position vous a été déterminant pour la formation
a-t-elle ou pas aidé dans la compréhen- de la société. L’Etat chérifien est né
sion de la servitude ? durant cette période, le chérifisme société tribale, nous n’avons plus
Le rapport d’autorité est fascinant. Il n’est pas né au 19ème siècle. A mon des économies archaïques, même si
ne faut pas se faire d’illusions. Même avis, ces siècles qu’on a négligés l’agriculture reste faible, les gens ne
des observateurs européens sont sont absolument fondamentaux… sont plus aussi ignorants… Mais le
fascinés par le Palais et ses alentours, A ce sujet, le livre récent de Rosen- mécanisme du pouvoir, quant à lui,
par ses éclipses et ses apparitions. berger sur le 16ème siècle1 comme est resté le même dans son essence.
Observer de près ce rapport en celui de Mohamed Kably sont très
mouvement est certes une chance importants. Cependant la transition Vous évoquez dans vos écrits plusieurs
qui aide à mieux formuler ces ques- vers le capitalisme moderne a été types de résistance à la modernité. Par
tions, à mieux se rendre compte de entamée au 19ème siècle et, sur ce ailleurs, vous affirmez, en concluant
la complexité du lien d’autorité et plan, Abdallah Laroui a raison. votre premier livre sur l’esclavage (Sol-
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dats, domestiques et concubines),


que ce phénomène finira par dispa-
raître. Ces résistances à la modernité
disparaîtront-elles aussi par la force
des choses ou bien nécessitent-elles une
intervention du politique ?
Je ne crois pas qu’un changement
social radical puisse s’opérer comme
ça, sans frottement, sans vision
d’avenir, sans initiative et projet
social. Or, notre société est encore
captive d’anciennes représentations
du monde, ce n’est pas simplement
un problème politique. Il y a néces-
sité d’une révolution culturelle. Et
quand je dis révolution culturelle,
c’est avec tout son contenu, parce
que la notion suppose une écono-
mie autrement gérée, autrement
expansive… Ce qui veut dire rompre Alors, il faut poser de nouvelles
avec les représentations surannées Votre approche lexicale semble être questions, réfléchir sur la démarche
et archaïques du monde, œuvrer inspirée par la philologie, qu’en est-il à suivre, c’est essentiel.
pour une société qui maîtrise son réellement ? Et en quoi cette méthode
évolution et mettre ainsi en place les est-elle fructueuse ? Est-ce votre compagnonnage avec Paul
bases d’une vraie citoyenneté, tout Fructueuse elle l’est, assurément ! Et Pascon qui a été à l’origine de cette
cela de façon explicite et sans que ce pour cause : les sources classiques démarche du «flair» ?
soit encore enrobé dans un tissu de investies traditionnellement par la re- Oui, de toute façon, tout vient de
considérations religieuses. Autrement cherche historique se taisent sur bien cette aventure avec lui. Et cela a
dit, des décrets d’un Etat moderne et des aspects. Alors j’ai préféré, pour déjà commencé par exemple dans
non des fatwas. Un exemple parmi ouvrir des pistes nouvelles, adopter La correspondance politique. Il fal-
tant d’autres : l’égalité de la femme une démarche autre, qui consiste à lait lire de grandes sommes, tel le
et de l’homme, sur tous les plans, et questionner les mots et à les faire Maassoul de Moukhtar Soussi. C’est
notamment et particulièrement sur parler. Et ils ont une prodigieuse pourquoi je pense que les choses ont
celui de l’héritage. mémoire, comme vous voyez. commencé avec Paul et grâce à lui.
C’est un vrai maître qui vous porte
Votre étude lexicale des termes en rapport On a l’impression que vous êtes un au-delà de ce que vous êtes.
avec le pouvoir présente le monde arabe éternel autodidacte.
comme une catégorie en soi. Le monde Oui. Parce que je n’ai pas de forma- Vous êtes, donc, l’un des disciples/com-
arabe est-il culturellement homogène ? tion philosophique, je n’ai pas de pagnons de Paul Pascon. Vous avez été
Bien sûr que non, c’est clair ! Mais formation à proprement parler his- de l’expérience de Lamalif. Pensez-vous
là, je donne des éléments, des pistes. torique. Mais en même temps cette que le croisement du politique et du
Après, il faut faire des comparaisons posture d’autodidacte libère. Elle ne culturel, possible à l’époque, ne puisse
pour arriver à des choses beaucoup castre pas et incite à l’aventure, aux plus se reproduire ?
plus approfondies, plus affinées, tâtonnements qui peuvent se révéler L’université ne me semble plus aussi
mieux construites. Cela dit, il est très productifs. productive qu’elle l’était dans les
quand même étrange que l’étude du années soixante-dix. On raconte
lexique arabe permette d’expliquer Donc pour vous, les cadres théoriques beaucoup de mensonges sur le nom-
bien des choses au Maghreb ! Il est sont des carcans qui nous empêchent bre de publications, sur la richesse
important de noter que des agisse- d’avancer… culturelle, c’est tout à fait faux.
ments « locaux » (esclavage, sujétion, A un certain moment, sur un certain Aujourd’hui, nous sommes dans la
soumission, etc.) trouvent leur expli- plan, quand la réflexion est bloquée, logique d’une évolution qui a vu
cation dans un passé lointain et dans quand elle n’avance plus. C’est le disparaître le Bulletin économique
les replis de la langue arabe. cas de la recherche sur le Makhzen. et social, de Lamalif, et ce n’est pas
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uniquement à cause du ministère Ça veut dire déconstruire la matrice


de l’Intérieur. C’est vraiment une culturelle ?
évolution beaucoup plus grave, parce Remettre en question les origines,
que si c’était uniquement Basri qui penser l’impensé, désacraliser les
avait interdit, cela pourrait repren- hommes et les textes fondateurs.
dre. Regardez Hespéris, qui paraît au S’en prendre au «quartier général»,
compte-gouttes. C’est le signe d’une en un mot.
grave crise de la pensée chez nous.
Voyez combien le politique est pau- Sur cette question, deux noms, Laroui
vre à ce niveau, ce qui est une des et Jabri : pour aller vers la modernité,
conséquences de la morosité régnant l’un prône une relecture de l’intérieur,
dans les universités. Le champ scien- l’autre de l’extérieur. Vous semblez opter
tifique doit être refondu, restructuré, pour la voie de l’intérieur. Pourquoi ?
afin que la recherche puisse repren- C’est une déformation d’économiste.
dre sérieusement et sur des bases La force des néo-radicaux a été
nationales. Regardez-la aujourd’hui: d’être d’excellents connaisseurs de

L’amour de la musique me vient


sans doute de loin, même si je
d’emblée, non pas dans la cité de
n’organise pas de festival soufi. la jet-set, mais dans celle, plus sou-
J’aime la musique, un point, c’est tout. terraine, des marginaux. Le mot est
lâché, j’adore les marges créatrices.
J’ai un ami qui est le guide parfait
elle est l’œuvre d’individus, reliés la l’économie néoclassique, de prendre dans cet espace, c’est le peintre
plupart du temps à des structures ses hypothèses et de les critiquer. Houssein Miloudi. Il détient les
non nationales. Les mécanismes Donc, c’est une critique interne qui secrets des lieux.
d’incitation n’existent plus au niveau déconstruit tout. Je pense que c’est
national. Ce n’est pas pour rien que vraiment ce qu’on doit faire. Parce Vous êtes un mélomane. Dans vos
l’université a perdu son rôle politique que la question n’est pas de dire : écrits, on sent un rapport très particu-
d’avant-garde progressiste et que les «C’est vrai ou c’est faux !» Là n’est lier au rythme et au silence. Comment
islamistes l’ont investie aujourd’hui. pas la question… Mais il y a lecture définissez-vous le lien entre la musique
Elle a perdu en même temps son de l’intérieur et lecture de l’intérieur. et l’écriture ?
rôle de formation et d’espace de La mienne est d’un certain côté Je ne travaille jamais sans la musi-
recherche. extérieure, c’est-à-dire qu’elle ne que. Et curieusement, je pense que
s’empêtre à aucun moment dans le l’école coranique n’a pas été sans
Il y a une littérature libérale abondante discours dominant. effet à ce niveau. Parce que l’école
écrite en arabe. Mais parce qu’elle coranique, c’est d’abord le rythme.
a été cataloguée de gauche, elle est Dans un beau texte, Autant en em- J’écoute beaucoup le Coran, et il y a
aujourd’hui oubliée. Vous inscrivez-vous porte le vent, vous décrivez l’agitation des lectures (tartil) qui sont absolu-
dans la même lignée ? du vent et évoquez Essaouira comme une ment fantastiques. Le prophète Mo-
C’est un cheminement de longue sorte de «germe de dissidence créatrice». hammed avait une conscience aiguë
haleine. Et ce n’est pas le travail D’après vous, où se situent les lieux de de l’importance du chant et recom-
d’un ou deux chercheurs. Il y a cette dissidence créatrice ? mandait de chanter le texte sacré. Le
bien longtemps que des chercheurs Essaouira, pour moi, c’est le mou- chant a été fondamental pour séduire
ont parlé de lecture rationnelle du vement hippie et c’est le vent dans et convaincre les croyants. L’amour
Coran…, mais on doit aller un peu le sens de la liberté et du refus du de la musique me vient sans doute
plus loin et secouer les idées reçues conformisme. C’est cette plage de loin, même si je n’organise pas de
un peu plus fort. immense qui semble ouvrir tant de festival soufi. J’aime la musique, un
perspectives de liberté. Je me situe point, c’est tout.
138
CARTE BLANCHE
Essais de réflexion

Le Maroc
vu par ses spécialistes
par Driss Ksikes
Directeur du CESEM, Rabat.

Parlant un arabe oriental mais avec


Dans ce livre collectif, Le Maroc aujourd’hui,
assez de mots du terroir pour se
faire comprendre, l’arabisante Paola orchestré par Paola Gandolfi, se dessinent quelques
Gandolfi a accumulé suffisamment traits distinctifs du pays, sous la plume de spécia-
de connaissances sur le Maroc migra- listes reconnus et suffisamment légitimes pour en
toire, en particulier, pour tenter de
saisir «les flux et reflux» et, partant, dresser le portrait présent. Sauf que l’image qui se
les mutations qui traversent l’ensem- dessine manque visiblement de netteté.
ble du pays. Elle a donc invité en
janvier 2005, à l’université de Venise,
un groupe hétérogène de spécialistes
(sociologues, économistes, politolo-
gues, anthropologues, critiques litté-
raires, berbéristes, artistes), pour se
mettre au chevet du patient chérifien
et tâter le pouls de ce Maroc pluriel,
en mutation, voire en processus
irréversible d’ouverture, mais im-
possible à capter sans un retour sur
la mémoire et le passé. Le résultat
s’appelle «Le Maroc aujourd’hui», portrait flou du Maroc d’aujourd’hui». moyens, sans une contextualisation
un ouvrage, aux regards multiples, Que ressort-il de cette nébuleuse ? des auditions et une «ethnographie
qui nous aide à peine à en saisir Que le Maroc ouvre des brèches, qui des témoignages», on n’arriverait pas
l’essence peuvent se refermer si l’on ne sait à écrire l’histoire contemporaine du
pas enfoncer le clou. Exemple évo- Maroc, œuvre salutaire pour mieux
Enseignements qué par Mohamed Tozy, en rapport avancer. Autre exemple, en lien avec
polyphoniques avec l’IER, «ces mémoires collectées l’affaire du Sahara, mis en exergue
«Les voix polyphoniques, explique- par l’IER constituent un important par Khadija Mohsen-Finan, «l’auto-
t-elle, et les formes de parcours in- matériau pour l’écriture de l’histoire, nomie … peut constituer une sortie
dividuels et collectifs, les fragments à condition d’en faire une histoire». de crise … mais elle implique pour le
d’histoire et les tentatives incertaines Il estime, à juste titre, que même Maroc une transformation relative à
de narration du présent brossent un si le travail de l’IER en fournit les son assise territoriale et à son régime
CARTE BLANCHE La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008 139

interne qui peut affecter son identité


politique».

En somme, la prise en compte des


risques, l’engagement réel dans la
voie des réformes ébauchées ou
annoncées, tout cela semble encore
marqué par une dose d’hésitation (ou
d’incertitude) manifeste. Pourquoi?
Dans son article, «sortie d’autori-
tarisme : le Maroc à la recherche
d’une voie», Abdellah Hammoudi
estime que les «libertés acquises
n’embrayent guère sur les leviers de
transformation : la Constitution n’a
connu aucune modification, le Parle-
ment continue sa tâche d’enregistre-
ment, et l’insertion de la monarchie
dans les structures locales, aussi bien de l’idéologisation de l’éducation ailleurs, à lire des témoignages
que dans l’économie, est puissante, dans sa globalité. Les raisons de son individuels, singuliers, de migrants,
voire étendue». Autrement dit, le incrédulité sont de deux sortes : le de créateurs et autres acteurs de la
Maroc de la nouvelle ère se donne contenu des manuels et la formation scène socioculturelle. A côté des
en spectacle, mais n’arrive pas à des enseignants, également mis en femmes qui se battent pour que le
effectuer de ruptures. Mais est-ce cause dans les rapports de l’OMDH «je» individuel existe face au «nous»
uniquement une affaire de pouvoir ? et de l’AMDH. conjugal et familial, le poète Jalal
En lisant l’article de l’anthropologue Hakmaoui explique comment les
Hassan Rachik, sur «la marocanité», Au fond, que ce soit d’un point de manieurs du verbe font exister le
on est tenté de croire que la neutra- vue social ou économique, le Maroc «je» trash, inclassable, face au nous
lité, l’ambivalence et l’instabilité des d’aujourd’hui semble être au bord tribal en régression. Et le «nous»
Marocains compliquent fortement la d’une rupture possible, mais s’avère dogmatique, religieux ? De bout en
donne du changement. être à cours de ressources, humaines bout, Gandolfi a évité, sciemment,
en particulier, pour franchir le pas. de mêler les islamistes à ce puzzle
Vous avez dit «réforme» ! Mais l’un des contre-exemples, bien déjà assez composite. Est-ce une
Qu’en est-il alors des réformes en élucidé par l’anthropologue Hayat omission, une exclusion ou un acte
chantier, promises, annoncées ou à Zirari, est le statut des femmes. Sur manqué ? Elle en est suffisamment
peine amorcées ? Sur le volet écono- ce chapitre, tout aussi crucial que consciente, mais elle a voulu sortir
mique, fort déterminant pour le reste, celui de la sécularisation, il s’avère des sentiers battus. Au-delà des
Larabi Jaïdi énumère les raisons qui que les préalables juridiques et stéréotypes ressassés, elle invite le
freinent le processus de réforme : «le institutionnels, requis pour l’amorce lecteur, étranger principalement, à
faible impact de la privatisation, la d’un changement, ont été établis, découvrir un Maroc empêtré dans
timidité des réformes fiscales et la avec plus ou moins de bonheur. une dynamique complexe de chan-
volonté de sauvegarder les intérêts Mais, comme le montre l’historienne gement. N’aurait-il pas fallu intégrer
des clientèles politiques du régime». Yolande Cohen, sur ce même cha- la donne islamiste pour montrer
Si l’économiste socialiste énumère pitre, la question de la domination combien l’équation est difficile à
les privilèges indus qui montrent masculin / féminin demeure encore résoudre ? Par optimisme mais aussi
pourquoi le développement sans un frein structurel majeur. Pas seule- pour favoriser l’approche culturelle,
démocratie restera amputé, l’histo- ment au Maroc, d’ailleurs. elle fait l’impasse sur l’instrumenta-
rien Mohamed El Ayadi demeure lisation politique de la culture. Cela
sceptique quant à la capacité des Des témoignages donne un Maroc d’aujourd’hui,
ministères des Habous et de l’Educa- pour changer assez partiel.
tion nationale à moderniser l’ensei- Au-delà de tout déterminisme
gnement religieux et à se débarrasser culturel, le livre nous invite, par
140
CARTE BLANCHE

Thèses et synthèses par Fadma Aït Mous


Chercheuse, CESEM, Rabat.

Le culte de la marque ses relations d’échange avec son environnement.


Lahoucine Berbou
L’autre apport, non moins important, de cette thèse est
La thèse d’Etat en sciences de la gestion de Lahoucine d’avoir construit un modèle de mesure du capital de la
Berbou est intitulée Contribution à la connaissance des marque. Lahoucine Berbou considère à ce propos que
effets de la confiance et de l’attachement à la marque sur le «très souvent, on mesure la fidélité à la marque à partir
capital de marque : Rôle de la fidélité à la marque - Cas de des achats précédents des consommateurs en négligeant
produits de grande consommation-. ses composantes attitudinales. Le présent travail a permis
Elle traite de la marque, outil stratégique de marketing de prendre en considération les deux niveaux, mais des
et phénomène central des économies modernes. L’auteur développements restent à faire dans ce sens ou dans un
s’intéresse tout particulièrement «au rôle joué par les fac- autre. Autrement, en plus de ces mesures de la part
teurs affectifs (tels que la personnalité et l’attachement) dumarché et du prix relatif, d’autres indicateurs de la
et cognitifs (comme la confiance) dans la création et performance de la marque, comme la contribution directe
la consolidation de la valeur de la marque, en consi- de la marque au profit, devront être estimés». Ce modèle
dérant la fidélité comme une variable médiatrice». Le agrégé utilisant les marques comme unités d’analyse
principal apport de cette recherche réside dans le fait «a été validé via une étude des trajectoires allant de la
«d’avoir identifié et analysé les relations qui existent fidélité comportementale vers la part de marché et de la
entre l’univers psychologique de l’individu (exprimé par fidélité attitudinale vers le prix relatif».
sa personnalité et sa prédisposition à faire confiance à la
marque) et celui de la marque (exprimé par son identité,
son image et ses caractéristiques intrinsèques)». L’auteur
démontre ainsi que la performance d’une marque réside
moins dans ses caractéristiques intrinsèques que dans Le 21ème siècle
est-il celui de l’ingérence ?
Mohamed Saïd Alj Bentires

La thèse de doctorat d’Etat ès sciences politiques de


Mohamed Saïd Alj Bentires s’intitule Genèse et développe-
ment du principe de non-intervention en droit international
public.
Elle a pour objectif d’étudier le principe de non-interven-
tion en droit international, en tant que principe juridique
servant à contrôler la légalité des actes internationaux,
le principe de non-intervention étant défini comme une
obligation négative, dans la mesure où il constitue la né-
gation de la pratique d’intervention. Ce principe consti-
tue un «standard minimum de protection, de sécurité
pour l’avenir des Etats et des peuples qu’ils abritent et
un contrepoids nécessaire à l’exercice du pouvoir discré-
tionnaire des Etats». L’auteur a minutieusement retracé
la genèse de ce principe et son développement, aussi
bien dans la doctrine que dans la pratique des Etats ; son
évolution, son contenu en tant que principe juridique
fondamental. Il est fondamental, car «immanent à l’Etat
comme l’est le principe de la souveraineté ou celui de
l’intégrité territoriale». Mais sur le plan pratique, c’est
l’intervention qui domine, ce qui a suscité de grands
débats au sein de l’ONU et parmi les théoriciens des
CARTE BLANCHE La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008 141

relations internationales. Maroc.


L’apport de cette thèse étant de rappeler l’importance Elle a pour objectif principal d’étudier la probléma-
cruciale du principe de non-intervention à l’heure de tique de la formation professionnelle, dans le secteur
la mondialisation, l’auteur discute ici de la thèse de la du tourisme au Maroc. L’ONU définit ce domaine
faillite de l’Etat et conclut que la mondialisation «n’est d’activité comme étant «l’ensemble des activités éco-
pas en train de faire disparaître l’Etat, mais de l’affaiblir… nomiques consistant à fournir des produits et services
Cela signifie que l’Etat s’annonce comme seule forme aux voyageurs et aux touristes». Au Maroc, le tourisme a
d’abri et de protection de l’individu, par conséquent été consacré locomotive du développement depuis l’ac-
le principe de non-intervention s’avère d’une extrême cord-cadre de 2001 entre gouvernement et secteur privé
importance ; car la souveraineté des Etats et la pérennité qui s’est fixé pour objectif d’atteindre le chiffre de 10
de ces derniers en dépend». Dans le contexte actuel, les millions de touristes à l’horizon 2010. Cette consécration
violations de ce principe dominent la scène internatio- a mobilisé plusieurs acteurs autour de la problématique
nale sous forme d’invasion (question d’Orient, Pologne, de la formation professionnelle de ce secteur. Le défi à
Hongrie, Tchécoslovaquie, Panama, Irak, etc.). L’auteur relever est double. «D’une part, il manque une certaine
affirme que cela «ne diminue en rien sa propre valeur réactualisation des connaissances scientifiques inhérentes
déterminante d’ailleurs du sort de l’Etat et par ricochet aux nouvelles technologies et à leur évolution et, d’autre
de l’individu. L’ignorer, c’est sombrer dans le chaos et part, l’innovation dans les méthodes d’enseignement et
l’incertain». Mohamed Saïd Alj se demande, à juste titre, de formation fait défaut». En plus de cette insuffisance
si le 21ème siècle ne serait pas un siècle de l’ingérence de la formation, il faut noter aussi la «précarité de l’em-
sous prétexte de garantir «la paix», la «démocratie» et le ploi, le turn-over de la main d’œuvre dans le secteur
«respect des droits de l’homme» ? et la faiblesse des salaires». Fatima Zohra Guertioui met
l’accent sur ce qu’elle appelle une «crise des motivations
dans les métiers du tourisme» qui, selon elle, s’oppose à
la pérennité des emplois et à la fidélisation des ressources
humaines. Le défi consiste à développer ces dernières en
Booster le tourisme quantité et en qualité, en vue de créer de vrais emplois
par la formation durables et «professionnalisables».
Fatima Zohra Guertaoui

La thèse de Fatima Zohra Guertaoui s’intitule Formation


et compétences, vecteurs de développement du tourisme au
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Chroniques tunisiennes
de 3%. Par une méthodologie de calcul lère de jeunes ingénieurs de la région
Avenue Bourguiba, différente de celle de l’Etat, intégrant a tourné, en avril dernier, après trois
mardi 29 avril. les critères entrant dans la composi- mois de sit-in et de marches pacifistes,
tion de l’IDH, l’universitaire voit le en émeutes.
Drapeaux, banderoles, en moins de taux multiplié par 2. 6% de pauvres
quelques heures, cette coquette artère contre 3% officiels, rien d’exorbitant, Cité Ibn Khaldoun,
du centre ville tunisois se remplit de ni même de déshonorant, comparé quartier populaire
centaines de personnes. Le président notamment à la moyenne des pays d’El Bardo, Tunis.
Ben Ali, dont les affiches sont pla- arabes. Mais en Tunisie, on ne joue
cardées dans toute la ville en vue des pas avec le miracle économique. Notre Sa spécialité, c’est la petite cylindrée.
élections de 2009, s’apprête à s’offrir universitaire l’a compris à ses dépens. La fourgonnette ou la petite 4 portes
un bain de foule avec son «ami» Nicolas à 20 000 dinars. Il y a encore cinq
Sarkozy, en visite au pays du jasmin. Le chômage, la plaie ans, Najib, responsable commercial
Aux alentours du centre ville barricadé, du miracle économique chez Citroën depuis près de 20 ans,
aucun camion n’est venu transporter la tunisien en vendait une cinquantaine par mois
horde de jeunes, bardés de drapeaux contre une vingtaine aujourd’hui.
tunisiens. La spontanéité en Tunisie se Ils donnent rendez-vous dans un café Mais en Tunisie, les temps changent et
monnaye. Une journée de salaire en populaire de Tunis. Un album-photo, l’acquisition d’une voiture, même dans
moins, une ligne de crédit supprimée témoin de la centaine de manifes- sa version basique, est devenue un
du fonds de solidarité nationale (le fa- tations qu’ils ont organisées ces six luxe. Résultat : une baisse de revenus
meux 26-26 source d’inspiration) pour derniers mois, leur sert de carte de de près de 30%, et avec 1 200 dinars
tout manquement à un déplacement visite. Elle a 32 ans, il en a 28. Une en moyenne, pas toujours facile pour
officiel. C’est un journaliste tunisien, maîtrise en sciences de la vie pour ce père de trois enfants de boucler les
en grève de la faim à l’occasion de la elle et un master en histoire pour lui, fins de mois. Et à Ibn Khaldoun, cité
visite du président français, qui nous tous deux sont membres fondateurs populaire où se côtoient immeubles de
l’affirmait. Info, intox, la pratique, de l’Union des diplômés chômeurs. quatre étages et petites maisons indivi-
en tout cas, sonne vrai, dans un pays Le miracle économique tunisien leur a duelles, il n’est pas le seul. En Tunisie,
où, depuis cinquante ans, paradoxa- permis de faire des études supérieures, depuis quelques années, le marché
lement, l’incroyable déploiement de comme 30% de la population, mais intérieur repose essentiellement sur
filets sociaux a servi progressivement pas de trouver du boulot à la sortie de les banques, placées sous la coupe
de filets sécuritaires. Par nature, les l’université. Ils ne sont pas les seuls : d’une banque centrale sous contrôle
dictateurs sont rarement bienveillants. en Tunisie, 20% des jeunes diplômés «politique». Une économie de l’endet-
sont sans emploi. Conséquence du tement qui concerne consommateurs
Les chiffres trompeurs formidable effort de formation de comme entreprises, où les créances
ces 20 dernières années, le chômage sont très souvent douteuses. 25% de
Il était professeur d’économie à la des diplômés reflète aussi le manque celles des entreprises ne seraient pas
faculté de Tunis. Son domaine de de souffle de l’économie tunisienne. provisionnées dans les banques à
recherche : la pauvreté. Un thème en Alors à Tunis aujourd’hui, tous les capitaux tunisiens.
soi peu subversif, comparé à celui des espoirs du gouvernement se tournent «Face au poids de la dette, écrit la
libertés politiques ou des droits de vers les investissements émiratis pour chercheuse Béatrice Hibou, tout le
l’homme. Pourtant ses travaux aca- lesquels une loi vient tout récemment monde fait comme s’il n’existait pas
démiques lui ont coûté sa place. Une d’autoriser la concession au dinar de risques systémiques, comme si
mise à la retraite tombée un peu plus symbolique de centaines d’hectares leur ampleur ne posait pas de graves
tôt que prévue, à la suite d’une publi- du domaine public. Mais en attendant problèmes». Sans contre-pouvoir, les
cation sur le taux de misère en Tunisie. le ton monte. A Gafsa, au sud-est du régimes ont toujours les moyens d’ali-
Officiellement, le taux de pauvreté est pays, dans le bassin phosphatier, la co- menter la fiction.

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