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Revue du monde musulman et de

la Méditerranée

Le paradoxe de la construction du fait patrimonial en situation


coloniale. Le cas du Maroc
Abdelmajid Arrif

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Arrif Abdelmajid. Le paradoxe de la construction du fait patrimonial en situation coloniale. Le cas du Maroc. In: Revue du
monde musulman et de la Méditerranée, n°73-74, 1994. Figures de l'orientalisme en architecture. pp. 153-166;

doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1994.1673

https://www.persee.fr/doc/remmm_0997-1327_1994_num_73_1_1673

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Abdelmajid ArriP

Le paradoxe de la construction du fait

patrimonial en situation coloniale

Le cas du Maroc

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La construction patrimoniale appliquée à un territoire (pays, région, ville,


quartier...), pour le conserver, le sauvegarder, est une opération complexe qui
implique le croisement de différents ordres de réalité. Les uns se rapportent aux
modes de gestion juridique, réglementaire et administrative, et les autres aux
referents identitaires, temporels, esthétiques attachés aux objets patrimoniaux
que la société charge (dans les deux sens du terme) de signifier. Le patrimoine, à
travers ses usages et ses représentations, est une manière (ou bien une opération
symbolique) de construire un lien avec le passé - en établissant et fixant une
figure de la durée face aux bouleversements présents. C'est, aussi, une manière de
revendiquer une filiation, ou, en d'autres termes, de "fabriquer des pères" (pour

* Anthropologue, IREMAM.

REMMM 73-74, 1994/3-4


154 1 Abdelmajid Arrif

reprendre la formule de P. Legendre)2, auxquels on s'identifie. La construction


patrimoniale consiste en une certaine sacralisation et réappropriation d'objets, de
symboles, de fragments d'histoire, de lieux,. . . exprimant une cohésion et excluant
les ruptures et les conflits (culturels, historiques, politiques...). Le terme
"patrimoine" désigne, aussi, un ensemble de réalisations, d'objets de productions
matérielles élevées, par une société ou un groupe, au rang d'objets-témoins d'une
civilisation, d'une histoire édifiante, d'un personnage, auxquels est rendu un "culte
civil" et autour desquels une société ou un groupe se reconnaissent. Dans ce cas,
le patrimoine a une fonction à la fois de "miroir réflexif", dans lequel une société,
un groupe se regardent pour se reconnaître, et de "miroir transitif" qui tend ou
donne à voir l'image que cette société expose au regard de l'Autre - étranger - pour
se faire reconnaître dans sa spécificité et sa singularité3.
Qu'en est-il de la construction du fait patrimonial en situation coloniale ?
Situation marquée par la mise en présence et en contact de deux sociétés
différentes dans le cadre de rapports inégaux de domination. Cette question sera
traitée à partir de l'expérience marocaine au temps du protectorat français. La
question du patrimoine, dans une telle situation, est une question paradoxale, à plus
d'un titre. Et c'est du constat de ce paradoxe et de la volonté d'en faire le lieu réflexif
de mes interrogations (nourries, par ailleurs, de discussions avec des chercheurs
travaillant sur le thème de la ville coloniale4) que ce texte est né.
Dans ces conditions, comment le pouvoir colonial a-t-il procédé pour
construire, en tant que patrimoine, les médinas marocaines et déterminer des
éléments significatifs de filiation, d'identification et de continuité ? Et ce, alors
même que la présence coloniale est synonyme de confrontation et s'accompagne
de bouleversements et de ruptures violentes. Comment prendre, alors, en charge
la mémoire de l'autre, perçu comme radicalement autre (souvent dans des termes
stigmatisant son archaïsme, son arriération. . :) et se l'approprier comme héritage,
traces, valeurs..., comme patrimoine objet de commémoration, de sauvegarde
et digne de transmission ? La question patrimoniale, dans une situation qui
croise des territoires urbains, des identités et des mémoires hétérogènes et
conflictuelles, est une question problématique. D'autant plus problématique que ces
territoires sont gérés et aménagés sans volonté de les confondre et de les sédimenter.
La résolution de ce paradoxe réside, justement, dans cette volonté d'inscrire
l'hétérogénéité et le dualisme dans l'espace urbain, de ménager la diversité
culturelle propre à la situation coloniale. Le traitement des médinas comme
patrimoine n'obéit pas au principe de l'identique mais au principe de reconnaissance
de la différence. Reconnaissance empreinte d'ambiguïté et d'ambivalence. Nous
en développerons, plus loin, le contenu.
L'objet central de ce texte est l'analyse de la construction coloniale du fait
patrimonial au Maroc pendant les trente premières années du protectorat. Je
tenterai de mettre en perspective ce processus de patrimonialisation des médinas
marocaines en traitant de ses dimensions juridiques, administratives et politiques
ainsi que des effets de sens et de connaissance-reconnaissance qui lui sont liés. Ces
Le paradoxe de la construction du fait patrimonial. . . 1 155

effets se manifestent à travers les formes de réappropriation de ce patrimoine,


d'identification des styles architecturaux et décoratifs, le souci de les constituer en savoir
à maintenir ou à transmettre et enfin par l'intégration de certains de ses éléments
dans le cadre de réalisations architecturales et urbanistiques.
La ville coloniale au Maroc ne peut être considérée comme espace sédimen-
taire dont la fondation serait pensée en termes de continuité et d'intégration à
l'espace historique préexistant (la médina). Au contraire, elle s'inscrit dans une
logique de juxtaposition, de dualité et dans une logique de séparation de deux ordres
spatiaux, qui sont l'expression de rapports sociaux inégaux (distance
culturelle / distance physique). Le cas du Maroc, à travers la politique du Protectorat
de Lyautey et son principe de séparation de la ville indigène de la nouvelle ville
européenne, est un cas intéressant à ce sujet, car la question du rapport à
l'existant est posée d'emblée dans des termes qui ne le nient pas, mais le ménagent, le
protègent de toute intrusion architecturale ou urbanistique en dissonance avec le
"style local". Les principes de séparation et de préservation de la médina - deux
principes clés de la politique lyautéenne en matière d'urbanisme - ont confronté
les différents acteurs de la ville (administrateurs, architectes, urbanistes. . .) aux
problèmes de la hiérarchie des cultures, du rapport au passé, du rapport de
l'universel et du local, de la gestion de territoires différents et "autonomisés", ainsi que
de la prise en compte de la diversité et de la différence culturelle dans leur forme
d'expression (territoriale, architecturale, esthétique...) propre. Le projet urbain
développé pendant cette période produit de la discontinuité à la fois en terme
d'espace et de temps. La construction coloniale de la médina en tant que fait
patrimonial est au cœur du traitement de ces différents aspects.
Dès l'établissement du protectorat, et bien avant la maîtrise totale du territoire
du pays, le protectorat met en œuvre un dispositif juridique et administratif dont
l'objectif est la sauvegarde et la gestion du territoire urbain de la ville "indigène",
à savoir la médina. Lyautey, instruit par l'expérience coloniale française en
Algérie et dans une moindre mesure en Tunisie, affiche sa volonté de rompre avec les
pratiques antérieures de non respect et de non prise en compte de l'espace urbain
existant qui avaient conduit soit à la défiguration soit à la destruction partielle du
tissu urbain et parfois à l'appropriation et au détournement de fonctions de
certains lieux symboliques forts (mosquée, palais. . .). Au moment même où il mène
ses opérations de conquête ("pacification" dans le langage colonial) du pays,
Lyautey promeut, paradoxalement, des actions de sauvegarde et de préservation de la
médina en invoquant une situation d'urgence liée à la fois à la multiplication dans
les médinas de constructions européennes réalisées dans un style architectural en
rupture avec le style local et au délabrement des monuments et des bâtis recelant
une grande valeur historique (palais, medersas, mosquées, grandes demeures. . .).
Ce souci témoigne, d'une part, de sa sensibilité et de son admiration de
l'architecture "islamique" éprouvée lors de ses voyages (par exemple en Turquie) et,
d'autre part, de son "goût de la couleur locale", de la « diversité des mœurs et des
architectures [qui selon lui] diminuent sur le globe ».
156 1 Abdelmajid Arrif

« On arrivait, écrit-il, dans un pays qui, avec l'Arabie et certaines régions de l'Asie
centrale, renfermait les seules villes du monde où l'exotisme eût gardé sa pureté. Il fallait
sauver le caractère de ces villes [...]5. »

Sans oublier que ce souci renvoie à sa politique de protectorat et de


"pacification" du pays. C'est dans ce sens qu'on a souvent désigné l'urbanisme lyautéen
du terme d'urbanisme du "protecteur" en opposition à l'urbanisme du
"vainqueur"6 pratiqué en Algérie. Le processus de "construction coloniale du fait
patrimonial" au Maroc se met en place dans ce contexte politique et en référence aux
principes de séparation et de préservation.

La médina : lieu patrimonial à gérer

Lyautey crée par arrêté, dès 19127, le service des Antiquités, des Beaux-Arts
et des Monuments historiques destiné à conserver les «richesses artistiques du
passé». Cet arrêté évoluera jusqu'aux années 1940 enregistrant l'élargissement de
son champ d'application. L'échelle territoriale concernée est variable, allant du
monument (mosquée, medersa, bastion, pont, porte. . .) aux murailles, bois sacré
lié à la présence d'un marabout, à la médina intra-muros et jusqu'au site
naturel. Le classement d'une zone est accompagné de servitudes diverses de nature
esthétique ou/et architecturale définissant, par exemple, un espace non œdifi-
candi (30 mètres à l'intérieur des remparts, 250 mètres à l'extérieur et 150 à 280
mètres à proximité d'un monument ; c'est le cas de la mosquée Koutoubya à
Marrakech), la hauteur du bâti à proximité de la zone classée (hauteur ne devant pas
dépasser celle des remparts, afin de protéger le paysage urbain), les servitudes
architecturales liées aux éléments décoratifs de façade ou de toiture (frontons,
balustrades, couronnements, acro-projet, ouvertures, couleur des tuiles, utilisation de
matériaux et de styles architecturaux locaux8. . .) ; et formulant différentes
interdictions (relatives à l'introduction d'enseignes, de panneaux et d'affiches dans les
médinas, ou "d'essence étrangère" au site naturel classé).
Ces réglementations ne s'appliquent pas seulement à l'intérieur de la zone
classée et protégée mais, également et ce, dès 1924, à certaines constructions des
villes nouvelles. Dans ce cadre, le service des Beaux-Arts et des Monuments
historiques collaborera avec le service d'urbanisme, sous la direction de H. Prost, et
certaines servitudes seront intégrées dans les plans d'aménagement et d'extension.
Il s'agit, en particulier, de l'emplacement de certains bâtiments publics, des
servitudes d'alignement de hauteur ou de retrait. Ces ordonnances architecturales
s'appliqueront essentiellement aux édifices publics.
Ces arrêtés donnent au Service des Beaux-Arts et des Monuments historiques
un droit de regard sur toute opération de transformation des constructions situées
à l'intérieur de la médina. L'autorisation de ce service est obligatoire. La
procédure consiste à lui soumettre le plan établi par l'architecte figurant les différentes
modifications proposées.
Le paradoxe de la construction du fait patrimonial. . . 1 157

« Article 6 : Tout propriétaire qui se propose d'effectuer des travaux de restauration ou


de construction devra adresser une demande dans ce cas au chef des services
municipaux qui prendront l'avis de l'agent régional du service des Monuments historiques.
(...) [Ce dernier] indiquera, le cas échéant, au chef des services municipaux les
modifications qu'il jugera utiles d'imposer aux constructions pour ménager la physionomie
et le caractère des différents quartiers de la ville dans la disposition des façades et des
toitures notamment dans la distribution et la grandeur des ouvertures, la dimension
et la coloration des boutiques et magasins, celle des enseignes, etc.9 »
Les actions de classement et de protection présentent un triple intérêt lié à la
fois à l'échelle territoriale de classement, à la définition du style architectural à
sauvegarder et à reproduire et au savoir-faire lié aux métiers d'art et de bâtiment. Le
service des Beaux-Arts et des Monuments historiques s'est inspiré de la loi
tunisienne (Régence) et de la loi italienne, dite "Edit Pacca"10, pour les appliquer à
la conservation des monuments marocains. Mais l'originalité de la loi marocaine
consiste dans la définition même du monument et de son articulation au tissu
urbain l'environnant. Elle ne s'applique pas de façon restrictive à un objet isolé
de son contexte architectural et urbain mais, au contraire, concerne un monument
ou un ensemble d'équipements socio-culturels inscrits à une échelle urbaine plus
large qui permet de les envisager à la fois dans leur dimension de type
architectural et dans leur dimension de morphologie urbaine articulant, ainsi, des échelles
variées. Ce qui permet aussi de ne pas les isoler de leur contexte social et des
pratiques d'appropriation, d'usage et d'habiter qui les font exister en tant qu'espaces
significatifs et porteurs de pratiques socio-spatiales. Le deuxième élément
d'originalité concerne la notion de style architectural. Il ne s'agissait pas de définir un
style unique, "national" qu'on appliquerait à toutes les médinas marocaines mais
plutôt de se référer à un style local propre à chaque médina, et parfois à l'échelle
plus réduite du quartier. Lyautey incite le service des Beaux-Arts et des Monuments
historiques à « regarder tout l'ensemble d'un quartier comme un monument
historique intangible dans sa forme et dans son passé1 1 ». Le dahir ci-après,
concernant la ville de Fès, en donne l'exemple :
« Le Grand Visir
« Vu le dahir du 16 avril 1914 relatif aux alignements plans d'aménagement des villes
et servitudes de voirie modifié par les dahirs des 25 juin 1916, 10 novembre 1917 et
23 octobre 1920 ;
« Considérant ainsi qu'il est dit dans l'exposé des motifs de ce texte «qu'en vue de
l'avenir même du pays, il est du devoir de l'administration d'empêcher que des
constructions européennes ne viennent compromettre le pittoresque des quartiers de la
population indigène ; (...)
« Considérant que la ville de Fès a été en tout temps le foyer des arts de l'Empire ; qu'en
la prenant dans son ensemble sous un règlement dont les conséquences seront de
nature à stimuler le génie de sa tradition, on doit assurer la persistance de l'influence
artistique qu'elle a exercé dans le pays ;
« Considérant que la ville forme dans son enceinte, une agglomération compacte et
homogène ; qu'il serait regrettable, tant pour la compréhension de nos dispositions et leur sûre
158 1 ' Abdelmajid Arrif

application que pour l'effet général qu'on se propose, de faire, îlots à part et soustraits
à notre règlement, des quartiers où on été élevées des maisons européennes [sic] ;(...)
« Considérant qu'il n'est pas impossible d'adapter le style marocain à la construction
des immeubles qui, dans certains quartiers, seraient édifiés pour le commerce ou
l'habitation des européens ou des nécessités sociales ou économiques nouvelles ;(...)
« Considérant qu elles auront enfin l'effet d'assurer de façon durable à la ville les
avantages du tourisme puisqu'elles tendent exclusivement à lui conserver l'aspect pour
lequel elle est universellement admirée,

ARRÊTÉ:
« Article premier. — L'agglomération de la ville de Fès comprise dans la grande enceinte,
déjà classée comme monument historique par dahir du 28 août 1914, est grevée d'une
servitude d'aspect, savoir :
« Toute l'étendue urbaine comprise dans la ceinture des murs et remparts (...)
« Cette servitude aura pour effet de maintenir la ville de Fès dans son aspect original,
en imposant aux habitants l'obligation de ne restaurer leurs maisons ou d'en édifier de
nouvelles que dans les conditions qui concourent à cet effet suivant les proportions
d'ensemble et l'ornementation qui caractérisent l'architecture de cette agglomération.
« Article 2. — dans les constructions actuelles de style marocain local (style fassi "el béni
fassi"), tous les éléments d'architecture qui contribuent à l'aspect des façades : corniches,
cheminées, fenêtres, grillages, moucharabiés, auvents, portes, etc. pour lesquels sont
utilisés tuiles vernissées, corbeaux, consoles, fers forgés, bois peints sculptés ou cloutés,
plâtres sculptés, etc. devront être restaurés suivant leur état antérieur.
« Article 3. — II ne poura être édifié aucune construction nouvelle que dans le style
marocain fassi {el béni fassi) et, dans le choix des éléments d'architecture ci-dessus énumé-
rés le constructeur devra s'inspirer de ceux qui caractérisent le quartier dans lequel cette
construction sera élevée12. »

Le troisième aspect de l'action du service des Beaux-Arts et des Monuments


historiques concerne la sauvegarde, le maintien et la promotion de l'art "indigène"
- défini étroitement comme art décoratif - et du savoir-faire des artisans et
ouvriers du bâtiment. L'objectif est d'investir ce savoir-faire dans les opérations
de restauration des monuments. Ce volet de l'action de sauvegarde des métiers
d'art dits "indigènes" atteste aussi l'ambiguïté et le paradoxe qui caractérisent la
construction coloniale du fait patrimonial. Car au moment même où ces métiers
d'art sont mis à rude épreuve et soumis à la concurrence des produits
manufacturés européens, où les bases sociales d'encadrement et d'organisation
professionnels des artisans (les corporations) sont en voie de disparition, les autorités
coloniales invoquent l'urgence de la préservation, de la régénération et de la
promotion de la tradition au nom de sa "vitalité millénaire". R. Kcechlin, par exemple,
préconise des actions pour éviter
« que le contact de notre civilisation moderne ne gâtât définitivement ce qui restait du
vieux Maroc, que nos immeubles à loyer n'envahissent ses ruelles, que nos armoires à
glace ne prissent la place des coffres peints et que le veston ne se substituât au burnous
et à la gandourah. (...) L'on s'attacha ensuite à sauvegarder, pour servir d'enseignement
Le paradoxe de la construction du fait patrimonial. . . 1 159

aux jeunes générations, les précieux vestiges et les monuments du passé. (...) Sans les
gâter par des restaurations indiscrètes leur consolidation fut entreprise et l'on y trouva
l'avantage non seulement d'assurer la conservation de monuments admirables, mais aussi,
en familiarisant avec le style de la grande époque les ouvriers chargés de leur remise en
état de rapprendre à ces ouvriers des métiers dont ils commençaient à oublier l'esprit.
Tailleurs de plâtres, assembleurs de mosaïques de faïence, charpentiers et sculpteurs sur
bois, peintres aussi - car toutes les architectures étaient coloriées jadis - demeuraient,
en effet assez habiles pour la plupart et les tours de main traditionnels leur restaient
familiers mais leur art s'aveulissait : la fréquentation des grands modèles leur sera
salutaire et l'on peut en espérer une régénération1^ »
Au moment où l'art "indigène" s'étale dans les bazars des médinas au long des
circuits touristiques, on s'émeut donc des effets néfastes, sur cet art, du contact
entre les deux civilisations et de son aveulissement ; et on "prend en charge" sa
régénération, terme caractéristique du début du XXe siècle. Un dicton marocain rend
bien le paradoxe de cette situation : « ad-ddwa ad-dawâ '» ("le mal et le remède").
Le service des Beaux-Arts et des Monuments historiques crée ainsi en 1918 un
Office des Industries d'Arts indigènes dont le programme14 se donnait comme
objectifs de recueillir des objets d'art ancien pour les musées d'art indigène de
manière à faciliter partout la rééducation1^ des artisans adultes et l'initiation aux
arts du pays des générations nouvelles, de recenser et d'identifier les artisans
capables de collaborer à la rénovation entreprise, et les aider à produire et à
trouver des débouchés, de démêler les méthodes, les adapter et les faire évoluer vers
la formule de l'industrie privée, d'établir la documentation artistique nécessaire
à la rénovation générale pour ensuite aider à sa vulgarisation, et enfin de
participer, au Maroc et à l'étranger, aux expositions destinées à faire connaître les
produits de l'art indigène et à les aider à conquérir de nouveaux marchés.
« Inventorier, étudier, ressusciter certaines choses du passé, tel est le programme qu'on
s'est tracé dès le début. En tenant à faire respecter un legs ancestral particulièrement
riche (...), en dressant une barrière contre les initiatives qui sous prétexte de progrès
eussent pu gravement nuire au développement rationel de l'art du pays (. . .)16. »
Le protectorat français affirmait, de la sorte, son rôle de protecteur de la
tradition et les termes utilisés renvoient tous au thème de la régénération :
revivifier, réanimer, réapprendre, rénover, faire évoluer, ressusciter. . . une médina, une
architecture, des métiers d'art qui sont au point de rupture avec une tradition, une
mémoire et un patrimoine ancestraux et soumis aux influences européennes. Ce
rôle revendiqué par le protectorat n'est pas dénué de visée politique. Le lien entre
protection, protectorat et pacification est explicite. Tranchant de Lunel, chef du
service des Antiquités, des Beaux-Arts et des Monuments historiques du Maroc,
en exprime l'imbrication :
« Et puisque la tradition est la base solide sur laquelle repose l'art marocain nous
nous ferons, écrit-il, nous serviteurs de l'art, les fidèles gardiens de la Tradition. Mais
au maintien de la Tradition celui de la paix est nécessaire. [Et il écrit, plus loin] que
confiant dans la vaillance des troupes qui gardent le front marocain, marquons les efforts
160 1 Abdelmajid Arrif

de la lutte en détournant les regards des tribus pacifiées vers les splendeurs de leur passé
national17. »
Le souhait de maintien et de promotion des métiers d'art est intimement lié
à la sauvegarde de la médina et de son style architectural. D'ailleurs, l'arrêté du
8 mai 1923 stipule que les
« mesures tendant à la protection des médinas doivent avoir pour conséquence directe
la protection des métiers de tous ceux qui fabriquent ou emploient des éléments de
construction redevables de leur caractère à des techniques locales qu'ainsi elles
concourant à assurer à un grand nombre d'artisans et d'ouvriers par leurs moyens
accoutumés, le travail et les profits de la production. »
Dans le même esprit, l'utilisation des matériaux locaux a été encouragée. Ce
savoir-faire propre à l'art constructif marocain - reconnu comme "science du
décor" - a été investi essentiellement dans la restauration des monuments et dans
la construction des édifices publics (palais de justice, banques postes, hôtels de
ville. . .) construits dans la ville européenne. Ces derniers s'inscrivent dans les
réalisations du mouvement architectural qualifié par F. Béguin "d'arabisances", et
témoignent de la sensibilité des architectes, travaillant en liaison directe avec Lyautey,
à l'art marocain et de leur recherche de "métissage" et d'"arabisation" des styles
architecturaux occidentaux. De La Nézière, adjoint au chef du service des Beaux-
Arts et des Monuments historiques appelait ainsi de ses vœux les artistes
décorateurs et architectes, à s'inspirer du patrimoine artistique et architectural marocain
pour leurs œuvres de construction et d'ornement :
« J'ose dire plus. Je prétends que nous-mêmes artistes, architectes, décorateurs, résolus à
nous soustraire aux influences étrangères, (...) avons à glaner sur le sol marocain. Nous
y trouverons des inspirations heureuses en matière de construction en même temps
qu'en matière d'ornement. Imprégnons-nous donc, Français, de l'art marocain, parce que
nous pouvons le comprendre et l'aimer ; faisons lui de larges emprunts. Mais rappelons-
nous que notre rôle est de le conserver, de le diriger parfois, jamais de le faire dévier18. »
Mais face à ce discours empreint d'admiration, de reconnaissance et de
paternalisme se dresse un autre discours porteur d'une vision ethnocentrique et de
jugements dévalorisants, mettant plus l'accent sur le caractère vieillissant, léthargique,
figé, de survivances des formes architecturales et décoratives "arrêtées". Ce discours
fait correspondre ces formes matérielles mortes à une forme de civilisation, à une
mentalité et à une pensée toujours la même, expression d'un parti pris archaïque
a-historique.
« Souvent à Meknès, à Marrakech, dans les maisons et les patios d'hier, comme de ceux
du XIVe siècle retrouvant toujours les mêmes architectures, les mêmes thèmes
sempiternels et l'arabesque - roues, étoiles, nids d'abeilles, stalactites - je songeais à ce qu'une
telle monotonie symbolise, et que nous savions déjà : la répétition à travers les siècles
des mêmes hommes, des mêmes idées, des mêmes gestes. Ici encore la vie s'est
emprisonnée dans la forme qu'elle a développée. Par le contraste avec les diversités
successives de l'Europe, je croyais voir une civilisation d'insectes19. »
Le paradoxe de la construction du fait patrimonial. . . 1 161

D'autres auteurs insistent sur l'état de ruine et de non entretien des monuments
marocains. Ils font de cet état la métaphore de la "ruine des âmes", ainsi que
l'écrira le Dr Maurin, qui poursuit, dans un langage agressif et violent, que
« si poète que l'on soit ces sultanes [les vieilles villes bourgeoises marocaines] décrépites
ne supportent pas le "déshabillé". (. . .) De pareilles villes appartiennent au passé et non
à l'avenir ; elles resteront des nids à documents intéressants pour l'histoire marocaine ;
elles ont pu avoir leur heure de célébrité (...) mais elles portent en elles des germes de
mort lente et inspirent déjà cette curiosité attendrie qui s'attachent aux ruines20. »

Une conception controversée

Si, sous Lyautey, la sauvegarde "intégrale" de la médina et de son style


architectural était l'objet d'un consensus entre architectes, urbanistes et
administrateurs, elle le devient moins dans les années 1940. La conception culturaliste du
patrimoine, représentée par le service des Beaux-Arts et des Monuments
historiques, sera critiquée et une volonté d'assouplissement de la réglementation et
de son contenu contraignant sera affichée notamment par l'architecte-urbaniste
M. Ecochard. Ce dernier est porteur d'une vision opposée, se référant aux
notions d'évolution et de progrès, et intégrant de nouvelles dimensions liées à
la circulation automobile, à l'hygiène et au droit à l'air et au soleil, affichant ainsi
son adhésion aux conceptions du mouvement moderne représenté par la Charte
d'Athènes. Un texte rare21, sous forme de procès-verbal de la réunion du 26
novembre 1949 de la Commission consultative en matière de Protection des
médinas et des zones classées, fait ainsi état des conflits opposant le service de
l'urbanisme (dirigé par M. Ecochard) à l'inspection des monuments historiques
(dirigée par H. Terrasse). Cette commission est née de la nécessité d'arbitrer ces
conflits et de définir les attributions de chacun des deux services. Ecochard
reproche au service des Beaux-Arts et des Monuments historiques, l'archaïsme
et le caractère contraignant des servitudes et des réglementations qu'il impose à
toute intervention architecturale ou urbanistique dans les médinas et de gêner,
ainsi, l'évolution de celles-ci. En s'attaquant aux prérogatives du service des
Beaux-Arts et des Monuments historiques, il voudrait substituer aux conceptions
patrimoniales de ce dernier de nouvelles normes pour pouvoir opérer des
percées dans la médina, les ouvrir à la circulation automobile, appliquer de nouvelles
normes constructives et d'hygiène, rompre avec le style architectural marocain
(en imposant de larges ouvertures sur les façades). De même, sa conception du
monument, dans son rapport au territoire, ainsi que de la zone à protéger est
limitative. L'intérêt de ce procès-verbal est qu'il nous restitue, de façon vivante, la
controverse entre Terrasse et Ecochard au sujet de la protection des médina et
leur divergence de vue.

« M. Terrasse relève certains passages (dans la note qu Ecochard a présentée au Ministre)


qui semblent contenir des erreurs.
162 1 Abdelmajid Arrif

« 1° — M. Terrasse observe qu'il y a dans les médinas des "zones classées" mais non
point de "zones protégées", ce sont les villes anciennes dans leur ensemble qui font
l'objet d'une protection.
« M. Ecochard (. . .) souhaite que cette protection soit sagement limitée à des secteurs
dont le caractère pittoresque est indiscuté et qu'ailleurs aucune servitude ne vienne gêner
l'évolution normale de l'habitat. M. Terrasse indique qu'il ne s'agit pas seulement de
préserver les abords de certains monuments ou de conserver certains quartiers
pittoresques, mais de protéger la ville entière considérée comme le monument premier et
essentiel. On a voulu éviter au Maroc ce qui s'est passé au Proche-Orient où il ne
subsiste plus que des lambeaux des anciennes villes. (.••)
« 2° — M. Ecochard reproche aux nouveaux projets de l'Inspection des monuments
historiques d'empêcher toute évolution architecturale dans la médina et s'élève contre
le grand nombre de prescriptions de détails, alors que les règlements actuels prévoient
seulement le maintien du style architectural propre à la ville.
M. Terrasse précise que ces règlements ont été élaborés il y a plusieurs années, à la
demande de la Direction des affaires politiques22 (. . .).
« Toute discussion sur les points litigieux a généralement abouti à une impasse.
« 3° — M. Ecochard ne peut admettre que soient imposées à des édifices publics en
médina des formes architecturales qui vont à l'encontre de l'hygiène. Sa "conscience
d'architecte moderne" lui fait réprouver de telles servitudes de style.
« Selon M. Terrasse ces servitudes sont légales ; on ne saurait en dispenser entièrement
les édifices publics, quelles que soient les dérogations qu'il puisse être utile d'y
apporter. Il y a lieu seulement d'obtenir que ces édifices ne forment pas tache trop voyante
et ne constituent pas trop des éléments étrangers dans les médinas. La valeur esthétique
des médinas est faite de leur harmonie et de leur unité d'échelle. Tout édifice en
désaccord avec l'ensemble, toute masse trop importante et trop rigide gâchent une rue
entière, et même, lorsqu'ils sont vus de l'extérieur, un site urbain. Au demeurant les
monuments historiques ne demandent que des corrections de façades sans modifier les
plans. Ils n'exigent jamais une réduction des ouvertures mais une répartition différente
et équivalente.
«(...) [Ecochard] estime que de tels édifices ne sauraient être conçus avec des façades
sur lesquelles serait artificiellement plaqué un style local, il demande que le visa incombe
au seul service de l'urbanisme.
« 4° — (...) M. Ecochard ayant posé le problème de la circulation dans les médinas,
M. Terrasse répond que l'Inspection des monuments historiques, ne s'est jamais
opposée à des rectifications de détails pouvant favoriser la circulation. Elle s'oppose par
contre, aux grandes percées qui - l'exemple des villes d'Orient le montre23 -
détruiraient les villes anciennes. (...)
« 5° — M. Ecochard pose les éléments du problème. Selon ses vues, il y a lieu de
réserver à l'Inspection des monuments historiques l'entretien des monuments anciens
et s'il y a lieu, les secteurs qui permettent de conserver ceux-ci dans leur cadre
historique ; au service de l'urbanisme devrait incomber la responsabilité de l'évolution
moderne de ces villes où, pour une période encore longue, vit la majorité de la
population musulmane citadine qui a droit à l'air, au soleil, aux facilités de circulation.
Le paradoxe de la construction du fait patrimonial. . . 1 163

« M. Terrasse répond qu'il demande au contraire que l'Inspection des monuments


historiques soit chargée de tout ce qui concerne les médinas protégées, aussi bien pour
les questions d'aménagement et de voirie, que pour le contrôle architectural, en
liaison et en accord avec les autorités de contrôle ; que la Charte d'Athènes invoquée par
M. Ecochard est bien dépassée, et que la restauration de chaque monument pose des
problèmes qu'il faut étudier et résoudre sans se laisser lier par des principes trop
abstraits et trop rigides. »

La construction patrimoniale
comme opérateur symbolique

Au-delà des questions réglementaires que soulève la construction


patrimoniale d'un territoire, se posent des questions plus liées à la construction de sens
attachée au lieu, à ses habitants, à sa mémoire, à l'identité et à son rapport à la
dynamique du présent (transformations urbaines, économiques, sociales...). Ces
questions, du fait de la situation coloniale dans laquelle elles sont posées et
traitées, s'inscrivent dans une problématique du rapport à la diversité culturelle et de
sa prise en compte - prise en compte de l'hétérogénéité des appartenances et des
références identitaires, de la diversité des formes de structurations urbaines mais
aussi volonté de les inscrire dans des configurations territoriales spécifiques
(médina / ville européenne). La ville coloniale marocaine, nous l'avons vu, est une
ville duale marquée par l'hétérogénéité de ses formes. Le traitement patrimonial
de la médina participe de cette logique duale.
« En somme, le programme des Beaux-Arts, [écrit Tranchant de Lunel], est
parfaitement clair. Il se résume en ces mots : "Toucher à tout, sans rien changer". Les
nécessités du progrès nous amèneront, sans aucun doute, à créer, pour des besoins nouveaux,
des bâtiments nouveaux ; mais suivant l'exemple des Anglais aux Indes, nous placerons
les jeunes constructions à une distance suffisante des anciennes pour qu'elles ne se
confondent pas avec elles. Il faut qu'il y ait juxtaposition, mais non mélange24. »
Ceci s'apparente à une forme de mise en scène des différences et de
théâtralisation des distances spatiales et culturelles. Il trahit le "grand partage" (évolués/non
évolués, modernes/traditionnels) qui se trouve au cœur de la ville coloniale et de
la vision dichotomique qui l'anime. D'un côté la médina, "ville-musée" figée, et
de l'autre la ville européenne, "ville-chantier" en expansion. La ville marocaine
représentait à la fois une vision moderne d'un ordre formel (alignement, places spacieuses,
rues droites, une "police de construction" intégrant les éléments de confort et
d'hygiène. . .) et une vision exotique d'un monde archaïque, "nid à document". A
la discontinuité spatiale correspond dans les représentations, une discontinuité
historique : une société ancrée dans le présent et se projetant dans le futur et une
autre dont le présent est inscrit dans le passé et est réduit au rôle de témoin passif
des splendeurs révolues. Utilisant une métaphore géologique, L. Villème décrit le
contact entre la société marocaine et la société européenne comme le heurt entre
la « vieille base stable de la cité marocaine et la lave du dynamisme européen^ ».
164 1 Abdelmajid Arrif

La sauvegarde de la médina n'est pas gestion d'un potentiel, d'un flux mais
gestion d'un acquis, d'un stock offert à la délectation esthétique et au regard du
touriste et constitue une compensation pour le colonisé. C'est, aussi, une forme
d'inscription de la durée qui masque mal les ruptures et les bouleversements qui
affectent la société dans son ensemble. D'où l'ambivalence attachée à la
reconnaissance d'un « droit à la différence » de la société colonisée et des traitements
qui en sont faits. Au moment où ce passé est "classé" (mis en réserve) et, de ce fait
même exclu, il est « rendu visible26 » et exposé. La muséification de la médina est
en quelque sorte une célébration de son deuil.
La superposition de deux ordres territoriaux et anthropologiques renvoie
également à une conception du patrimoine totalisante qui radicalise et essentialise
les expressions de l'identité en les enfermant dans un registre unique d'où sont
exclus le changement, la pluralité, le syncrétisme, les ruptures, les conflits. . . Cette
conception du patrimoine confond espace, culture et identité en les situant dans
un rapport de réciprocité et d'équivalence généralisées. En se focalisant sur
l'identique, elle s'interdit de voir et d'intégrer les nouvelles formes urbaines et habita-
tives que les marocains expérimentent à l'extérieur de la médina (lotissements,
nouveaux quartiers, bidonvilles, constructions verticales. . .) et qui ne sont pas des "copies
conformes"
de son modèle. L'"échappée" du marocain de la médina n'est pas
envisagée, et l'évolution interne de celle-ci est ignorée. On se montre scrupuleux
dans la protection du style des façades et on méconnaît le processus de taudifi-
cation, de surpeuplement et de dégradation, de l'intérieur, des maisons. Autre
paradoxe de l'esprit muséal appliqué à un territoire vivant et actif et autre dérive de
la notion de "droit à la différence" : la sauvegarde et la protection, invoquées au
nom de l'urgence qui leur confère une certaine dramatisation, sont porteuses de
destruction.
« On pourrait croire qu'elles tentent d'évacuer tout mouvement de la destruction. En
fait, celui-ci se passe dans la conservation par l'éclatement des figures de temporalité.2? »
Celles-ci ne renvoient plus qu'à la figure de la durée et de la continuité du passé
dans le présent et ce dernier est traité comme "futur passé"28. « Le passé et le
présent, hier et aujourd'hui, c'est un tout », écrivaient Jérôme et Jean Tharaud29. Le
présent étant, plutôt, porteur en l'occurrence de la dynamique des sociétés
exogènes colonisatrices.

Une question d'actualité

La construction du fait patrimonial, en situation coloniale, malgré ses paradoxes


et ses ambiguïtés, présente quelques traits d'originalité au regard d'autres
situations européennes et d'autres colonies françaises (Algérie, Tunisie. . .). Cette
originalité est liée, essentiellement, aux réglementations et aux conceptions de la monu-
mentalité appliquée à un territoire, à savoir la médina. Il s'agit d'une conception
qui n'atomise pas le monument mais l'envisage dans son rapport à d'autres échelles
territoriales (le quartier, la ville, le paysage, Xintra et Yextra-muros...). Elle ne
Le paradoxe de la construction du fait patrimonial. . . 1 165

s'applique pas, non plus, aux seuls monuments prestigieux mais intègre, également,
le bâti ordinaire. Le champ que couvre cette conception du patrimoine ne se
limite pas aux seules formes construites et englobe des pratiques, des valeurs et
des formes sociales qui les actualisent dans un ensemble urbain donné. Une
mosquée, une zaouia, une medrassa, un Jbndouk, une fontaine. . . sont-ils plus intéressants
à considérer dans leur dimension bâtie ou bien dans l'articulation de celle-ci avec
les savoirs, les pratiques, les représentations, les formes sociales qui leur donnent
vie et les animent ? Si la muséification d'un territoire peut lui conférer une valeur
historique, plastique et symbolique, elle peut aussi le vider de sa substance. Les
lieux à valeur patrimoniale forte ne se confondent pas toujours avec les vestiges
bâtis prestigieux et peuvent se rapporter aux formes discrètes des expressions
culturelles, aux formes "non cristallisées" des pratiques et des savoirs et savoirs-faire ;
sorte de patrimoine immatériel.
La construction du fait patrimonial, au regard des questions qu elle soulève et
de l'intérêt de la définition de la monumentalité et du patrimoine qu elle propose,
ne peut se réduire à un simple avatar de la période coloniale et s'avère, au contraire,
d'une grande actualité. Celle-ci est double : car, d'une part, la réglementation
produite pendant la période coloniale est toujours en vigueur et, d'autre part, la
question de la place des médinas et de leur centralité (fonctionnelle, historique. . .)
par rapport au reste de l'espace urbain est reposée en même temps qu'est
proclamée X urgence àt leur sauvegarde. Le détour par la période coloniale est, au regard
de cette actualité, utile et nécessaire.

NOTES

1 . Delure, "Les travaux publics au Maroc", in L 'Œuvre du Protectorat, Conférences Franco-Marocaines,


Exposition Franco-Marocaine de Casablanca, T. I, Paris, Librairie Pion, 1917, p.157.
2. Cité par H. P. Jeudy (dir.) in Patrimoine en folie, Paris, éd. de la M.S.H., 1990, p.l.
3. Les termes de miroir réflexif et de miroir transitif sont empruntés à Devallon (J.) > "Philosophie des
écomusées et mise en exposition" in J. Devallon (dir), Claquemurer, pour ainsi dire, tout l'univers. La mise
en exposition, Paris, éd. du centre Georges Pompidou, CCI., coll. Alors, 1986, p. 105-125.
4. Et en particulier de différents membres du réseau "Architectures exportées".
5. Services de la Résidence générale sous la direction de M. le Général Lyautey, Rapport général sur la
situation du protectorat du Maroc au 31 juilletl9l4 Rabat, Résidence générale de la République française au
Maroc, 1914, p. 201.
6. Les qualificatifs de "protecteur" et de "vainqueur" sont empruntés à F. Béguin, Arabisâmes : décor
architectural et tracé urbain en Afrique du Nord (1830-1950), Paris, Dunod, 1983.
7. Bulletin officiel du 29 novembre 1912, n° 5, p. 25-26.
8. Le style local fait référence soit au style de la ville concernée soit, à une échelle plus restreinte, à celui
du quartier.
9. B.O. n° 550 du 8 mai 1923 portant sur le "Règlement pour la protection artistique de la Médina de
Fès (Fès-jedid et Fès-el-Bali)".
166 1 Abdelmajid Arrif

10. Service de la Résidence Générale sous la direction de M. Le General Lyautey, Rapport général sur la
situation du protectorat du Maroc au 31 juillet 1914, Rabat, 1914, p. 203.
1 1. P. Lyautey, Lyautey l'africain. Textes et lettres, éd. Pion, 1957.
12. B.O n° 550 du 8 mai 1923, "Arrêté visiriel du 23 avril 1923 portant règlement pour la protection
artistique de la Médina de Fès (Fès-Jedid et Fès-El-Bali)", p. 579.
13. R Koechlin, "L'art marocain", Le Maroc artistique, Revue d'art ancien et moderne, 1917, p. 16-17.
14. Direction Générale de l'Instruction Publique, des Beaux-Arts et des Antiquités Historiques (1912-1930)
publié à l'occasion de l'exposition coloniale de Paris, 1931, p. 147.
15. Souligné par nous.
16. Direction générale de l'instruction publique, des Beaux-Arts et des Antiquités historiques, op. cit., p. 1 59.
17. Tranchant de Lunel, "L'art et les monuments du Maroc" in l'Œuvre du Protectorat. Conférences franco-
marocaines, Exposition franco-marocaine de Casablanca, tome I, Paris, Librairie Pion, 1916, p. 270 et
p. 272.
18. De La Nezière, "Notre protectorat sur l'art marocain", Revue d'art ancien et moderne, 1917, p. 51.
19. A. Chevrillon, Marrakech sous les palmes, éd. Calman-Levy, 12* éd, 1920, p. 375-76.
20. Dr Maurin, La société marocaine. Etudes sociales, impressions et souvenirs, Paris, éd. Henri Paulin et O,
p. 70. Dans le même esprit, voir également le livre de Jérôme et Jean Tharaud, Le visage de la France, l'Afrique
du Nord, Algérie, Tunisie, Maroc, Paris, éd. Horizons de France, 1927. x
21. Je tiens ici à remercier Mme Fatima Bouazza, responsable des archives de la délégation du Patrimoine
à Rabat, de m'avoir signalé ce document.
22. Ce qui atteste de l'imbrication, sous Lyautey, du culturel, de l'architectural et du politique dans le
traitement de la sauvegarde de la médina. x
23. Allusion aux projets Danger-Ecochardconcernant la Syrie mandataire.
24. Tranchant de Lunel, op. cit., p. 270. \
25. L. Villeme, "L'évolution de la vie citadine au Maroc", Les Cahiers de l'Afrique et de l'Asie, \95\, p.
55.
26. M. Guillaume, "Invention et stratégies du patrimoine" in H. P. Jeudy (dir), Patrimoine en folie,
Paris,éd.delaM.S.H., 1990.
27. H. P. Jeudy (dir), "Introduction", in Patrimoine en folie, Paris, éd. de la M.S.H., 1990, p. 8.
28. M. Guillaume, "Invention et stratégies du patrimoine", op. cit.
29. Jérôme et Jean Tharaud, op. cit.

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