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Cahiers d'Études Germaniques

La poupée d’Oskar Kokoschka, du simulacre à l’œuvre


Katja Wimmer

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Wimmer Katja. La poupée d’Oskar Kokoschka, du simulacre à l’œuvre. In: Cahiers d'Études Germaniques, numéro 50, 2006/1.
L'amour autour de 1900. Actes du colloque international Aix-en-Provence, 3, 4 et 5 mars 2005. pp. 227-239;

doi : https://doi.org/10.3406/cetge.2006.1724

https://www.persee.fr/doc/cetge_0751-4239_2006_num_50_1_1724

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La poupée d’Oskar Kokoschka,
du simulacre à l’œuvre

Katja WIMMER
Université
(Montpellier
Paul-Valéry
III)

Le peintre amoureux

En 1912, l’année de leur rencontre, Oskar Kokoschka commence un


double portrait d’Alma Mahler et de lui-même1. Les deux personnages y sont
représentés jusqu’à mi-corps, la femme assise sur les genoux de l’homme, et
nous font face, cherchant notre regard. Le geste de l’homme peut passer pour
celui d’un jeune époux qui passe au doigt de sa promise l’anneau et le tableau
reprend le dispositif d’une tradition picturale ancienne, celle du “sposalizio”,
d’un tableau représentant les jeunes mariés2. Les lettres contemporaines
du tableau adressées à Alma Mahler font effectivement état du désir de
Kokoschka d’en faire sa femme au plus tôt. Elles révèlent également les
disputes, les désaccords profonds entre les deux amants et les dérobades
continuelles d’Alma concernant ce mariage, qui en définitive n’aura jamais
lieu3. En ce sens, du fait de son ancrage dans la tradition iconographique du
“sposalizio”, le tableau fait illusion ou du moins sert-il à la projection d’un
désir.

Les espoirs et les craintes qui marquent la correspondance caractérisent éga¬


lement ce tableau d’une grande ambivalence. Ainsi, de nombreux éléments
picturaux suggèrent la durée et l’harmonie, mais sont contredits point par
point par des facteurs de tension et d’instabilité. Le format, presque carré, du
tableau est favorable à la représentation d’une scène empreinte de calme et

1 Le Double portrait Oskar Kokoschka et Alma Mahler est une huile sur toile de 100 x
90 cm, conservée au Musée Folkwang à Essen.
2 Kokoschka s’appuie plus précisément sur des autoportraits d’autres artistes en com¬
pagnie de leur jeune femme, notamment ceux de Rembrandt et de Rubens. A ce propos, voir
Heinz SPIELMANN, Oskar Kokoschka; Leben und Werk, Dumont, Köln 2003, p. 143.
3 Cf. Oskar KOKOSCHKA et Heinz SPIELMANN (éd.), Oskar Kokoschka, Briefe 1,
Claassen, Düsseldorf, 1984, p. 29-225. Il ne s’agira toutefois pas ici de revenir dans le détail
sur la relation passionnée entre Kokoschka et Alma Mahler. On pourra se rapporter, à ce
propos, à Heinz SPIELMANN, Oskar Kokoschka ; Leben und Werk, p. 136-200 , ainsi qu’à
Heinz SPIELMANN, Oskar Kokoschka. Die Fächer für Alma Mahler, Harenberg, Dortmund,
1985 ou encore, en version romancée, à Hilde BERGER, Ob es Hass ist, solche Liebe?,
Böhlau, Wien, Köln, Weimar 1999.
228 KATJA WIMMER

d’équilibre4. Le couple se découpe sur un arrière-plan non structuré, hors du


monde, et rayonne d’une lumière propre. Il se présente presque comme un
être unique mais double, bicéphale et symétrique, formant une structure cir¬
culaire idéale comme dans le mythe platonicien de l’amour. En revanche, le
couple se trouve légèrement excentré, en une négation voulue de la symétrie
qui provoque déséquilibre et incertitude. De même, le fait que les corps soient
coupés au-dessous de la taille par le bord inférieur du tableau crée une ten¬
sion entre le haut et le bas, une instabilité en contradiction avec le format du
tableau5. La symétrie ‘parfaite’ du couple est en outre troublée par le fait

qu’
Les
renfrognée.
la
àpassage,
l’immuable
comme
doutes,
l’autre.
couleur
Alma
regards
les
fatale
comme
domine
Ainsi,
en
oscillations.
ne
L’absence
etde
se
et
deparadoxalement,
si
légèrement
croisent
étemelle,
larges
l’instable,
les choses
de
méandres
pas
contours
mais
Oskar,
et
étaient
la les
relation
àledonnent
et
tout
visages
que
temps
susceptibles
donc
leur
jamais
amoureuse
du
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une
sont
tenue
tableau
repères
marquée
impression
émaciés,
de
et leur
se
relève
ystables,
dissoudre
est
carnation
par
l’expression
de
certes
simultanément
l’incertitude,
l’application
fluctuation,
d’un
contrastent.
représentée
d’Alma
instant
les
de

Quoi qu’il en soit, dans l’effort de saisir et de figer ce qui ne cesse de se


transformer, le tableau inscrit cet amour orageux et aliénant dans la durée et
cherche à en perpétuer la mémoire6. Si l’image est bien par définition la
modalité spécifique de la présence par laquelle se manifeste l’absence de tout
objet, cela vaut certainement tout particulièrement pour les portraits qui
cherchent à compenser l’absence (tout en étant la preuve de cette dernière), à
retenir l’objet du désir7. C’est en ce sens d’ailleurs que Kokoschka avait fait
cadeau à Alma Mahler d’un de ses autoportraits dès le début de leur liaison :
elle était censée emporter ce double dès qu’ils étaient séparés en guise de
compensation8...

4 “Da [das Quadrat] in sich selbst keinen Unterschied zwischen der strebenden und
lagernden Achse macht, da seine Seiten gleichmäßig auf einen Mittelpunkt bezogen sind, ist
diese Innerzeitlichkeit erfüllt von jenem Stille-und Ruhezustand einer stabilen und uner¬
schütterlichen Weltordnung, wie sie das orthogonale Raumsystem hervorgebracht hatte.”
Cf. Heinrich THEISSING, Die Zeit im Bild, Wissenschaftliche Buchgesellschaft 1987, p. 103.
5 “[Die exzentrische Lage] erzeugt Spannung, weil die Stellung des Betrachters mit der
Bildwelt disharmoniert und dieser das Gleichgewicht durch Züge in Richtung auf Ausgewo¬
genheit herzustellen sucht [...]. [Durch die Randüberschneidung] entsteht Unvollständigkeit,
und sie erzeugt Erwartungsvorstellungen - eine Spannung, welche die Lücken füllen möchte,
weil jede unvollständige Form auf Ergänzung drängt...” Ibid, p. 134.
6 A cet égard, Spielmann note que, en comparaison avec un portrait d’Alma et un auto¬
portrait de la même année, les deux personnages sont représentés considérablement vieillis.
Cf. Heinz SPIELMANN, Leben und Werk, p. 143.
7 “La question du portrait commence peut-être le jour où le visage commence de n’être
plus là parce que la terre commence à le dévorer.” Georges Didi HUBERMANN, cité (sans
référence) in Sylvie COURTINE-DENAMY, Le Visage en question. De l’image à l’éthique,
Éditions de la Différence, Paris 2004, p. 77.
8 Cf. Heinz SPIELMANN, Leben und Werk, p. 136.
LA POUPÉE D’OSKAR KOKOSCHKA, DU SIMULACRE À L’ŒUVRE 229

Mais la problématique dépasse ici indubitablement celle de la simple logique


du substitut ou de l’effigie. De par leur frontalité, de par l’insistance de leur
regard (les yeux de Kokoschka sont démesurément grands) les deux person¬
nages grandeur nature imposent au spectateur une confrontation. Le visage en
effet se définit en termes de réciprocité, il a besoin du regard de l’autre, il est
ce qui est vu en même temps qu’il voit9. Dans le dédoublement de soi que
représente tout autoportrait s’opère une distanciation entre le peintre et son
double, l’artiste étant simultanément sujet et objet de son tableau et de son
propre regard. Mais voir et être vu sont alors inséparables et l’on pourrait
étendre à l’autoportrait cette réflexion sur le double en littérature :
Le dédoublement passe par le regard, et plus précisément par le point de vue,
comme si, dans la manifestation du double, il n’y avait pas seulement scission,
mais signe d’un travail d’unification dans l’acte circulaire qui consiste à se voir
se regarder.10
De fait, c’est un tel regard “circulaire” qui est mis en scène dans le double
portrait où le spectateur se retrouve en quelque sorte en train de réfléchir le
regard des deux personnages : il les regarde le regarder, il découvre leur être
unique et double à la fois.
Le tableau est au croisement de multiples paradoxes : il conjugue l’éphé¬
mère au durable, l’absence à la présence, l’union à la scission, l’affirmation
de l’identité à sa mise en question. Toutes ces tensions peuvent se décliner
aussi bien en termes de discours amoureux que de discours artistique : c’est
bien là l’œuvre d’un “peintre amoureux”.

La séparation. L’idée grotesque.

La séparation, absolument prévisible, advient début 1915 quand Alma Mahler


décide d’épouser non pas Oskar Kokoschka mais Walter Gropius. Dans sa
détresse, Kokoschka décide alors de se porter volontaire pour combattre sur
le front, afin de “trouver un nouveau rapport au monde, que se soit pour le
meilleur ou pour le pire”, ainsi qu’il l’écrit dans son texte autobiographique
Ma vie, paru en 1971 n. Plus loin, il précise qu’il s’est “retrouvé dans la
guerre à cause d’une histoire d’amour”, qu’il a “pris la fuite devant une situa¬
tion qui [lui] paraissait sans issue”12. Contrairement à ses attentes, il ne

Nathan,
das
die
ein
p.
eine
Schlechteren.”
144.
912
110
inneues
richtige
1Flucht
Cf.
einer
Cf.
“Mir
“In
L’autobiographie
Paris
Sylvie
Pierre
den
Verhältnis
umstürzenden
aus
war
Mädchen
1996,
Oskar
Weltkrieg
einer
COURTINE-DENAMY,
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p.aussichtslos
KOKOSCHKA,
nicht
zum
ähnlich
108.
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gefunden
Paolo
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wegen
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TORTONESE,
Mein
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Le
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ce
wie
einer
Visage
qui
Leben,
Umwelt,
vielen
oder
Liebesaffäre
suit
en-des
Situation.”
Visages
de
Verlag
question,
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littéraire,
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1971,
zumes
230 KATJA WIMMER

trouvera pas la mort en fuyant l’amour. Grièvement blessé à deux reprises,


affecté de troubles neurologiques suite à une explosion, il est néanmoins en
voie de guérison vers la fin de la guerre. Il réside dans le sanatorium du
Dr Teuscher à Dresde et reprend progressivement ses activités artistiques.
C’est au courant de l’année 1918, alors que la rupture avec Alma Mahler
date déjà de trois bonnes années et qu’entre temps il a échappé par deux fois
à la mort, que Kokoschka se met en tête une “idée grotesque”, ainsi qu’il la
désigne lui-même, à savoir de faire réaliser une poupée grandeur nature à
l’effigie d’Alma Mahler (ML 188). Grâce à la poupée, il s’agit “d’en finir
avec
de la fatale
cette histoire
boîte de Alma
Pandore
Mahler
et de et
sondelotnedepas
malheurs”13.
être victime
À en
encore
croireune
le récit
fois

rétrospectif de l’autobiographie, il y a, à l’origine de ce projet pour le moins


surprenant, un sentiment d’identité en péril, d’impossibilité de coïncider avec
soi-même.

La poupée thérapeutique est donc confectionnée, arrive à Dresde, emménage


et se voit traitée avec tous les égards qui lui sont dus. C’est en tout cas de la
sorte que la réalisation du projet est relatée dans l’autobiographie, écrite - la
chose a son importance - quelque cinquante années après. Fort de la distance
qui le sépare des événements, l’artiste leur donne des allures de jeu collectif
auquel participent plusieurs complices, notamment une jeune bonne chargée
de prendre soin de la nouvelle maîtresse de céans, mais aussi de répandre
en ville des bruits sur la mystérieuse “femme silencieuse”, bref d’aider
Kokoschka à lui donner vie14. Tout cela n’empêche pas la jeune bonne délu¬
rée -toujours d’après Kokoschka - de lui tenir des propos pleins de sous-
entendus par exemple quand elle s’inquiète du manque de chaleur dans la
couche
le ton est
deàl’artiste,
la farce. chaleur qu’elle est toute prête à lui donner...15 On le voit,

Toutefois, dans ce récit qui s’efforce d’être ironique, finissent par pointer
violence et agressivité. Même cinquante années après, il n’est nullement ques¬
tion que “la femme silencieuse” gagne en autonomie et échappe au scénario
que lui impose son créateur. C’est ainsi qu’une fête est organisée en
l’honneur de la poupée. L’exhibition en public à elle seule fait figure de
vengeance, car du temps de leurs amours, Alma Mahler tenait à ce que leur
liaison restât cachée et à ce que Kokoschka ne fut jamais admis aux soirées

13 “[...] doch jetzt dachte ich mit Spannung an die Ankunft der Puppe, für welche ich
auch Pariser Unterwäsche und Kleider gekauft hatte, um endlich die Alma-Mahler-
Geschichte in Ordnung zu bringen und um nicht erneut der fatalen Pandorabüchse zum
Opfer zu fallen, von der ich bereits genug Unheil erfahren hatte.” (ML 190)
14 “Reserl und ich nannten sie nur ‘die stille Frau’. Reserl musste in meinem Auftrag
Gerüchte über den Liebreiz, die mysteriöse Herkunft der ‘stillen Frau’ unter die Leute
bringen, zum Beispiel, dass ich einen Fiaker gemietet hätte, um sie an den sonnigen Tagen
ins Freie zu fahren, eine Loge in der Oper, um sie herzuzeigen.” (ML 191)
15 “Ihre Aufgabe wäre doch, Kammerzofe meiner Puppe zu sein, die zu meiner Lebens¬
gefährtin bestimmt sei. Ihr gesunder Menschenverstand jedoch sage ihr, dass mir dann die
Wärme im Bett fehlen würde. Da wurde ihr munteres Geplauder unterbrochen, die Haus¬
hälterin rief: ‘Hulda!’ Hulda trocknete sich eiligst ab und zog ihre Kleider an.” (ML 190)
LA POUPÉE D’OSKAR KOKOSCHKA, DU SIMULACRE À L’ŒUVRE 231

mondaines qu’elle donnait, provoquant une forte jalousie de son amant, qui
n’avait le droit de la rejoindre qu’une fois la nuit tombée. Mais la fête est
aussi conçue comme un véritable exorcisme, puisqu’il s’agit de “mettre fin à
l’existence” de la poupée16. Pendant les agapes, la poupée a la tête arrachée,
on lui renverse du vin dessus et au petit matin elle gît, tel un cadavre décapité
et ensanglanté, dans le jardin où le facteur la découvre et alerte les gen¬
darmes. Une fois la situation expliquée aux forces de l’ordre, la conclusion
de l’épisode paraît bien laconique :
Das öffentliche Ärgemiss musste auf jeden Fall entfernt werden.
Mais à y regarder de plus près, peut-être pas si laconique que ça :

Die Müllabfuhr
abgeholt.
(ML 192)Die Puppe
hat imwar
grauen
eine Morgen
Effigie, den
die kein
TraumPygmalion
der Wiederkehr
zum Leben
der Eurydike
erweckt.

Même un demi-siècle plus tard, derrière l’écran de la farce et du récit de la


mise à mort grotesque affleurent des mythes, des mythes d’amour, de mort et
d’absence, mais aussi de création.

“Mon but est d’être trompé”

Il existe également des documents contemporains de l’affaire de la poupée,


à travers lesquels nous nous trouvons confrontés à un discours bien plus
complexe encore. Le corpus est essentiellement constitué par un jeu de lettres
adressées à la marionnettiste Hermine Moos, chargée de l’élaboration de la
poupée d’après les minutieuses indications de l’artiste. L’entreprise est sérieuse
et fort longue : une douzaine de lettres17 sont envoyées par Kokoschka entre
le 22 juillet 1918 et le 6 avril 1919, date de l’arrivée de la poupée, après,
notons-le, neuf mois de gestation... Et c’est un véritable travail à deux qui
s’instaure avec cette complice féminine, qui fait en quelque sorte pendant à la
petite bonne de l’autobiographie. Les deux apprentis-Pygmalions échangent
inlassablement des descriptions, des souhaits, des croquis, des dessins prépa¬
ratoires, des photos qui se reflètent et se répondent pour mettre au monde ce
que Kokoschka, dans les lettres en question, désigne tour à tour d’être de
rêve, de princesse de fantaisie, de fétiche, d’idole, de déesse, d’amante, de
centre de son monde, d’héroïne, et - d’affreux tas de chiffons18 . . .

16 “Bei einem großen Fest mit meinen Freundinnen und Freunden mit Champagner
wollte ich das Dasein meiner Lebensgefährtin beenden.” (ML 191)
17 Cf. Oskar KOKOSCHKA, Briefe 1, p. 290-313. Ce premier volume de la correspon¬
dance de Kokoschka sera désormais cité comme suit : BRI + page.
18 Les réponses d’Hermine Moos à Kokoschka n’ont pas été conservées. Pour les
détails concernant la genèse de la poupée, voir le catalogue d’exposition suivant : Klaus
GALLNITZ et Stephan MANN, Oskar Kokoschka und Alma Mahler; Die Puppe. Epilog
einer Passion, Städtische Galerie im Städel. Ausstellung vom 06/08 bis 18/10 1992.
Frankfurt 1992.
232 KATJA WIMMER

Comme nous aurons l’occasion de le vérifier, cette correspondance féti¬


chiste et obsessionnelle est étonnante, voire troublante. Heinz Spielmann note
que l’artiste lui-même en a autorisé la publication dès 1926 et y voit un
indice pour la ramener à un jeu, à une “sottise littéraire”19 d’autant plus que
les lettres sont, selon lui, organisées à la manière d’une nouvelle littéraire.
Ailleurs, il parle d’une revanche “pleine de dérision et d’ironie”20 sur Alma
Mahler. Nul doute qu’il y a une part de vengeance dans le projet qui pourtant
ne s’en tient pas là, nul doute non plus quant à la part d’ironie, mais qu’il
faudrait alors entendre au sens romantique du terme. Le temps passé à la cor¬
respondance, à la réalisation des croquis, la quête frénétique de matériaux
coûteux pour la confection de la poupée en pleine disette d’après-guerre
disent assez l’importance vitale du projet. L’auteur des lettres tourne sans
doute en dérision ses propres obsessions, il exagère ce qu’il est ou laisse
entendre ce qu’il n’est pas pour qu’on ne sache jamais ce qu’il est vraiment.
En ce sens, il y a bien jeu, un jeu auquel son propre instigateur se prend, en
un dialogue “entre les différentes instances de la personne, dont aucune ne
prétend plus exercer de fonction dominante”21.
Dans la fantaisie créatrice qui s’ouvre de ce fait à travers les lettres, plu¬
sieurs réseaux signifiants dominants, parfois contradictoires, s’entremêlent, le
plus ostensible étant celui de la fonction simulacre de la poupée, qui ramène à
la problématique de l’ absence-présence dont il a déjà été question à propos du
double portrait.
Quand Kokoschka envoie à Hermine Moos une huile sur papier grandeur
nature
la recommandation
“d’une poupée suivante
ayant :les traits d’Alma Mahler”22, il l’accompagne de

Ich sandte
welche
ganzen Geduld
ich Sie
Ihnen
und
bitte
gestern...
Sensualität
recht getreu
eine
in Realität
nachzuahmen
lebensgroße
umzuschaffen.
Darstellung
und mit(BRI
dem
meiner
293)
Aufgebot
Geliebten,
Ihrer

Le rapport entre le modèle et la poupée est avant tout mimétique, il s’agit


qu’elle soit
moiselle Moos
ressemblante,
est censéequ’elle
abolir ait
la l’apparence
différence du
entre
même.
l’humain
En outre,
et leMade¬
non-

humain, puisque la poupée doit donner l’illusion d’être vivante, quand on la


regarde aussi bien que quand on la touche :

Wenn Sie und


vorzutäuschen,
Vorstellung
Erfindung die
lebendig
Ihren
Aufgabe
daß weiblichen
zuichmachen
fürbeim
mich
Nerven...
glaube,
Ansehen
glücklich
liebes
(BRI
undlösen,
Frl.
291)
Angreifen
Moos,
mir eine
dann
dassolche
danke
WeibZauberei
ichmeiner
Ihrer

19 “Die Tatsache allerdings, daß Kokoschka diese Briefe bereits wenige Jahre später
-1926-durch Paul Westheim veröffentlichen ließ, legt den Schluß nahe, daß die Obsession
Teil des Spiels war, eine literarisch gefaßte Sottise.” Heinz SPIELMANN, Leben und Werk,
p. 179.
20 Ibid., p. 177.
21 Pierre JOURDE et Paolo TORTONESE, Visages du double, p. 30.
22 Cette œuvre est notamment reproduite chez Heinz SPIELMANN, Leben und Werk,
p. 177.
LA POUPÉE D’OSKAR KOKOSCHKA, DU SIMULACRE À L’ŒUVRE 233

Le vieux phantasme d’animer la matière morte passe par le lien mystérieux et


quasi magique de la ressemblance qui ferait que tout ce qui advient à la
poupée adviendrait aussi à son modèle.
Cette illusion désirée se doit d’être complète. Si la sensualité de l’entre¬
prise ne manque pas d’être abordée dans la correspondance, si la tentation du
lecteur de voir dans la poupée un véritable objet sexuel est grande, la
question finit par être abordée directement dans l’une des dernières lettres :
Ich muß es noch schreiben, obwohl ich mich schäme, aber es bleibt unser
Geheimnis (und sie sind meine Vertraute!): es müssen die parties honteuses
auch vollkommen und üppig ausgefuhrt werden und mit Haaren besetzt sein,
sonst wird es kein Weib, sondern ein Monstrum. Und ich kann nur von einem
Weib zu Kunstwerken begeistert werden, wenn es allerdings auch nur in meiner
Phantasie lebt. (BRI 306)
La poupée fétiche est indispensable à une sexualité toute entière obsédée
par le manque, qu’elle ne cesse de traquer en même temps qu’elle le nie. Car
l’auteur de la lettre voit bien les écueils de l’entreprise, marquée par la
tension entre la conscience et le désir d’être leurré23. C’est ainsi que “l’idole”
est parfois appelée “le pitoyable tas de chiffons” (“der elende Fetzenbalg”, ou
“der Fetzenbündel”), c’est ainsi que Mademoiselle Moos est constamment
invitée à: faire disparaître toute trace de fabrication pour maintenir la précaire
illusion

Wenn ich nur einen Faden sehe, bin ich gepeinigt ein Leben lang. (BRI 306)

Morcellement. Dissection.

Dans la lettre du 20 novembre 1918, Kokoschka tient encore à rappeler


son désir de substituer la poupée à ce qui est physiquement absent :

von
klauben
Sie werden
nunzuanmüssen
den
nicht
Fetisch
aus
mehr
Erwartungen
so
damit
lebenswahr
überlasten
und herausputzen,
Erinnerungen.
muss, ihn (dass
mir
BRI täglich
ich
299)meine
zusammen
Träume

D’autre part, de manière plus abstraite et plus complexe, le fétiche vient en


lieu et place d’un travail de mémoire et de projections obsédantes à travers
lesquels l’imagination créatrice de Kokoschka tente jour après jour de faire
reprendre corps à l’image de la femme aimée. En d’autres termes, une unité
doit se substituer à des fragments innombrables, un objet à une quête. Dans la
forme définitive du fétiche va s’inscrire le désir, dynamique par définition,
pour s’y pétrifier. De même que dans l’histoire d’amour avec Alma Mahler
la rupture paraissait d’emblée inévitable, l’exorcisme de la poupée, en un
redoublement parfait, induit son propre échec.

23 Cette tension, et donc en quelque sorte la conscience de la vanité du projet, est thé-
matisée à de multiples reprises dans les lettres : “Ich bin von Monat zu Monat begieriger
auf dieses Wunschgeschöpf, das sie sicher so allen Sinnen ablisten werden, dass ich mein
Ziel erreiche, getäuscht zu werden.” (BRI 293) Cf. également p. 302.
234 KATJA WIMMER

Pour l’heure, Kokoschka doit toutefois procéder encore une fois à cette
tâche pénible de puiser dans ses souvenirs - le “zusammen klauben” dans la
citation précédente impliquant à la fois l’idée d’une collecte et d’un tri - afin
de donner toutes les indications d’importance à Mademoiselle Moos. Pour ce
faire, le corps est morcelé et ses parties isolées sont décrites dans une obses¬
sion du détail grandissante. La chair, l’épiderme, le teint, les plissements
insensibles de l’expression, la chevelure et son implantation, le système
pileux, les membres, les articulations et les muscles sont soumis à un examen
approfondi, des propositions sont faites quant au choix des matières, velours
et soie pour la peau, coton et duvet pour les fesses et les seins auxquels une
demi-page est consacrée. Pour résoudre le problème de la carnation,
Kokoschka privilégie l’utilisation d’extraits de plantes naturels :

Und zwar:
leicht
Gesäßspalte,
natürlicher
Safrangelb.
Nussfarbe.
Rückenfurche,
Kreuzbein, Augenhöhlen,
Schulterblätter,
Rist,Halsrücken,
Scham, innerer
Nabel,
Oberarm
Schenkelansatz:
leicht mit

Bauch, Gesäß, Brüste, Venusberg, Handteller, Sohlen, Wangen, Nasenlöcher,


äußerer Schenkel leicht rosa mit gewässertem Rotwein. (BRI 306)
En dernière analyse, le regard de l’homme assaille le corps féminin
membre par membre, parcelle par parcelle, tout en le métamorphosant. En
cherchant à n’omettre aucun détail, c’est bien l’autre dans sa totalité qui est
visé comme s’il n’était constitué que d’une simple addition de ses qualités.
En réalité, ce regard morcelle, dissèque, anéantit.
Kokoschka se penche aussi sur l’intérieur ou les “dessous” de l’affaire. Il
s’interroge sur la meilleure manière de réaliser le squelette - qu’il suggère de
confectionner en fil de fer enrobé de papier mâché - et sur le choix du meil¬
leur matériau pour assurer la stabilité de l’ensemble :

Als
müssen
lassen.
(BRI erste
294)
Daran
dazu
Lageein
dann
(innerlich)
altes
Säckchen
Sofanehmen
oder
mit dergleichen
Daunen
Sie bitte
gestopft,
kaufen,
das feinam
das
gekräuselte
Gesäß
Roßhaar
undRoßhaar,
desinfizieren
der Brust...
Sie

L’auteur des lettres s’applique à détruire ses propres désirs et manifeste une
peur rageuse qui le condamne à fouiller, à ouvrir la poupée, à regarder sous
sa peau comme si cela permettait d’en découvrir enfin le mystère, de réduire
àson
desexistence
données et
matérielles
son essence,
énumérables.
et par glissements rapides celles d’Alma Mahler,

Le même phantasme destructeur s’inscrit d’ailleurs dans le récit autobio¬


graphique de 1971, cité tout au début, où le fétiche décapité révèle en
quelque sorte son intérieur, brise l’enchantement et finit à la décharge. La
puissance créatrice est en somme délétère : dans son rêve même de ramener
l’objet du désir, elle le met à mort.
Toutes les conditions étaient réunies pour aboutir à un échec. Pendant les
presque neuf mois de gestation, Kokoschka n’a jamais voulu venir se rendre
compte de l’avancement des travaux. Une petite angoisse semble déjà pointer
au vu de photos du fétiche envoyées en décembre 1918 par Hermine Moos et
LA POUPÉE D’OSKAR KOKOSCHKA, DU SIMULACRE À L’ŒUVRE 235

Kokoschka parle d’une vie fantomatique (“gespensterhafte Lebendigkeit”,


BRI 299). Le 6 avril 1919, la poupée arrive en colis express. La rencontre
avec “l’être de rêve” est catastrophique. Dans une dernière lettre, plutôt
sèche, à Mademoiselle Moos, Kokoschka laisse libre cours à sa déception
dont il cherche à faire endosser l’entière responsabilité à la marionnettiste24
Rien ne convient, ni le squelette, ni les proportions, ni surtout le toucher
qui le fait penser à une descente de lit en imitation de fourrure d’ours polaire,
les jambes ressemblent à des sacs de farine et l’une d’elles est déjà à moitié
décrochée. Dès le premier contact, des épingles et des fils de fer se font
sentir, confirmant ses pires craintes25.

Les vies multiples de la poupée

Partant, la poupée devient un vrai problème du moment où elle a pris


définitivement corps. Elle matérialise et fige en effet l’objet du désir, par
définition hors d’atteinte, et laisse une impression de vide et de vertige. Mais
elle a certainement d’autres formes d’existence que celle résultant de son
incarnation. Elle existe virtuellement, mais de manière tout aussi légitime,
dans l’échange avec Mademoiselle Moos, dans sa genèse qui est pour le coup
à l’image de la dynamique du désir. Elle existe sous forme de mise en scène,
sous forme de jeu avec l ’Autre, apparemment indispensable à toutes ses
manifestations.

Aussi bien dans l’autobiographie que dans les lettres, les amis sont convo¬
qués pour tisser un réseau d’activités dont la poupée est le centre : rappelons-
nous la bonne affectée au service du fétiche et la fête organisée en son
honneur ; dans les lettres à Mademoiselle Moos, Kokoschka indique à de mul¬
tiples reprises à quel ami il a demandé de se procurer telle ou telle pièce de
soie ou de velours pour simuler la peau ou autre26. L’altérité se manifeste
encore à travers tout un réseau de références et de clins d’œil artistiques et
littéraires : pour réaliser la poitrine par exemple, Mademoiselle Moss est
invitée à prendre modèle sur un nu d’Hélène Fourment réalisé par Rubens27.
Il existe des photos de la poupée où celle-ci est installée à la manière de la

24 “[...] zum Schluß der Mängel muß ich noch sagen, daß meine schon gelegentlich der
Photographie geäußerte Besorgnis, daß die Verhältnisse nicht meiner Zeichnung ent¬
sprächen, nur zu richtig war...” (BRI 313)
25 Pour se faire une idée du degré de réussite de l’entreprise, on pourra se reporter à des
photos de la poupée, par exemple chez Heinz SPIELMANN, Leben und Werk, p. 179.
26 “Lassen Sie, bitte, die Haare vorher (ich glaube Frl. Richter versprach Sie Ihnen) in
einem Ton färben der etwa ein goldenes Kastanienrot ist (Tizianhaar).” (BRI 291); ou
encore “Am besten ist es, wenn sie wieder in Berlin sind, mit Kestenberg die Material¬
beschaffung zu organisieren und dabei Frau Leiko zu treffen, die, eine Freundin von mir,
Ihnen helfen wird wegen Twist usw.” (BRI 293)
27 “Das vollkommene Modell [der Brüste] sind die der Helene Fourment in dem klei¬
nen Rubensbüchel, wo sie den einen Knaben am Schoß hält und der andere steht. Ungefähr
so ist das Bild (Skizze).” (BRI 300)
236 KATJA WIMMER

Vénus du Titien ou de l’Olympia de Manet. L’idéal en peinture se superpose


alors à l’objet de désir initial. Par ailleurs, la poupée s’apparente à la Copélia
de L ’homme au sable de Hoffmann28. La poupée mène des vies multiples.
La partenaire privilégiée de ce jeu étourdissant demeure Mademoiselle
Moos, ce qui s’explique du fait de l’activité créatrice de la marionnettiste, de
ses assurances réitérées de comprendre parfaitement le projet de Kokoschka
qui dit avoir pleinement confiance en “ses mains et en sa fantaisie” (BRI
313). Il fait appel à sa patience, sa sensibilité féminine et la prie, à plusieurs
reprises, de prendre son propre corps pour modèle en cas de doute, dans des
passages équivoques, à la lecture desquels il semble que l’image de Mademoi¬
selle Moos s’amalgame à celle de la poupée :

Die
chen
Körper
Nicht
304)29
Bemalung
geschehen,
mit
zumeinem
Modell,
darf
und
Instrument.
nur
so
bitte.
mit
diskret,
Und
Puder,
Wann
daß
[darf]
Nußsaft,
man
halte
nursiemit
ich
Obstsäften,
nurdieses
den
ahnt;
Fingern
nehmen
alles
Goldstaub,
aufgetragen
in Sie
Händen?
ihren
Wachshäut¬
werden.
eigenen
(BRI

En définitive, la correspondance rapproche l’imagination, la création et l’éro¬


tisme, parfois elle tend même à suggérer qu’il ne s’agit que d’une seule et
même dynamique :

[...] ich beschwöre


versichern Sie mir, Sie
daßbeiSieihrer
diese
künstlerischen
pfirsichrauhe,Fruchtbarkeit
leuchtende für
Farbe
alleerschaffen
Zukunft,
konnten, mit welcher ich meine Wunschgeliebte schon längst in Gedanken
umhüllt habe, und daß die irdischen Spuren, wie es gemacht wurde, entweder
durch glückliche Einfalle der schöpferischen erotischen Laune vernichtet
wurden oder zu neuen Bereicherungen des Glücks und Wohllustempfmdens
umgedeutet werden. (BRI 304, c’est moi qui souligne)
“L’humeur érotique créative”, simplifiant, déniant et/ou transformant la réa¬
lité, qui est ici prêtée à Mademoiselle Moos de manière tout d’abord un peu
surprenante, décrit en somme un processus de transformation métaphorique et
métonymique qui rejoint la logique du désir et de la création.

La poupée en peinture

Dans la perspective de “l’humeur érotique créative”, mais du peintre cette


fois, une autre des existences possibles de la poupée doit encore être mention-

28 Structurellement, la correspondance avec Mademoiselle Moos rappelle évidemment


le début épistolaire de cette nouvelle. Les thèmes du double, de la folie sont présents de
part et d’autre. Comme Nathanaël, Kokoschka s’intéresse aux yeux de la poupée. Peut-être
peut-on voir un véritable “clin d’œil”, quand Kokoschka, pour éviter de suivre l’exemple de
Nathanaël dont la folie se concentre dans le regard vide d’Olimpia, exige qu’on puisse fer¬
mer les yeux de la poupée : “Machen Sie Lid, Pupille, Augapfel, Augenwinkel, Dicke etc.
möglichst Ihren eigenen nach. Die Hornhaut vielleicht mit Nagellack glasieren. Es wäre
hübsch, wenn man die Lider über das Auge auch schließen könnte.” (BRI 300)
29 Voir un passage similaire aux pages 294-295.
LA POUPÉE D’OSKAR KOKOSCHKA, DU SIMULACRE À L’ŒUVRE 237

née. Elle est en effet également conçue pour être un modèle, et même le
modèle idéal :
[Ich] möchte nach dem Modell malen könne[n] und zwar besser als nach einem
lebenden - weshalb ich ja die Puppe machen ließ. (BRI 312)
Malgré la déception, la poupée n’a pas été “assassinée” aussi rapidement
que le veut l’ autobiographie, où tout l’édifice narratif tend bien à présenter la
destruction comme la finalité première du projet. On ne sait dans quelle
mesure Kokoschka partagea véritablement sa vie avec son fétiche, en tout cas,
il l’a dessiné et peint pendant quelques années (au moins jusqu’en 1922),
assis,
l’artiste.
couché, habillé, nu, à demi-vêtu, seul ou en double portrait avec

Une des principales raisons d’être de la poupée aurait donc été en


définitive de servir de modèle parfait à son initiateur : la boucle paraît être
bouclée. La poupée a pris corps à partir des dessins préparatoires envoyés à
Mademoiselle Moos pour redevenir, en un dédoublement supplémentaire, un
objet pictural. Voilà un Pygmalion bien paradoxal auquel on veut prêter vie
avant de se l’approprier à nouveau dans l’œuvre d’art, en une vision imman¬
quablement réificatrice, transformant encore une fois l’autre en objet. Pour¬
tant, dans cette trajectoire en apparence circulaire, des éléments essentiels se
sont déplacés.
Toujours dans son autobiographie de 1971, Kokoschka se remémore
l’arrivée de la poupée comme suit :

jetzt
Als der
gerufen
und
Licht,
mit
dem
Alma
Larve,
ich
ans
Machwerk
inMahler
das
die
der
in
Technik
hat,
Tageslicht
fieberhafter
die
in
Staatsgalerie
die
Seidengespinst
Optik
zuEffigie
aus
und
erkennen,
gebracht
Stoff
kennt,
den
Erwartung,
der
inTheorien
und
Stuttgart.
Alma
“Die
hat
hatte,
überwintert
Holzwolle,
nichts
wie
Mahler
blaue
fühlte
der
(ML
Orpheus
gemeinsam
Neuimpressionisten
Frau”,
aus
ich
131)
und
in welchem
der
eine
wie
zum
dieVerpackung
mit
plötzliche
Eurydike
sie
Schmetterling
dem,
ich vergeblich
jetzt was
[...]
genannt
aus
Erleuchtung.
der
jetzt
ich
der
Kiste
wird,
sah,
Unterwelt
sah
wird.
versuchte
befreit
nichts
ich
hängt
Das
Die
in

La déception est ici moindre que celle dont fait état la correspondance,
néanmoins la “matérialité” de la poupée, du méchant ouvrage, n’est nulle¬
ment niée, pas plus que le fait qu’elle est incapable de créer l’illusion. En
revanche, la poupée suscite une épiphanie, une vision immédiatement mise en
relation avec l’acte de création. L’un des premiers tableaux peints d’après la
poupée, tableau datant de 1919, s’intitule en effet La femme en bleu. Un être
féminin y est représenté jusqu’à mi-corps, à moitié allongé, la tête appuyée
sur un bras, l’autre étendu, vêtu d’une robe bleue et la poitrine dénudée.
S’agit-il d’un portrait de femme, comme le suggère le titre, ou d’une repré¬
sentation de la poupée, comme le suggère le bras gauche désarticulé ? L’auto¬
biographie de Kokoschka tend plutôt à dire qu’il ne s’agit plus ni d’Alma
Mahler, ni de la poupée, mais d’une réalité toute neuve que la vision et l’acte
une
créateur
transcendance.
ont fait surgir de manière imprévisible après une métamorphose et
238 KATJA WIMMER

L’unité dans le redoublement. Le regard du peintre.

Pour définir plus précisément la nature de ce que Kokoschka appelle “son


illumination” ou “son inspiration” (“die Erleuchtung”) et pour poursuivre
notre réflexion sur les manières dont s’articulent amour, érotisme, vie, mort
et création autour de la poupée, regardons le tableau qui clôt l’épisode de la
poupée, du moins en peinture.
Il date de 1922, s’intitule A utoportrait à la poupée, mesure 85 sur 120 cm
et il est conservé à la Nouvelle Galerie Nationale de Berlin. Il reprend dans
l’ensemble le dispositif de L ’autoportrait avec Alma Mahler commenté au
début de cet article, mais en une sorte de distorsion. À gauche de l’image, la
poupée
vrir en occupe
entier lel’emplacement
corps nu, légèrement
d’Alma. désarticulé
Le tableau et
permet
grotesque.
cette fois
Le peintre
de décou¬
se
trouve toujours à droite de l’image, à moitié allongé et partiellement caché
derrière la poupée. Dans ce format longitudinal, les deux protagonistes, tous
deux au sol, paraissent atterrés et affligés, résignés à leur sort30. Leurs mains
ne sont plus jointes comme dans le premier tableau, leurs regards tourmentés
partent dans des directions différentes sans plus croiser cette fois celui du
spectateur. Il y a effritement de l’unité, mise en scène d’une détresse et d’une
aliénation.

La main de Kokoschka, quasiment au centre de la composition, désigne


l’endroit du sexe de la poupée, ce qui n’est pas sans rappeler la lettre à Made¬
moiselle Moos dans laquelle il est question des “parties honteuses”, soi-disant
indispensables pour que la poupée ne soit pas un monstre31. Serait-ce à dire
que la poupée du tableau n’est pas une femme, mais un monstre ? Car si la
main du peintre pointe l’endroit du sexe, elle désigne aussi un vide - le sexe
restant justement invisible - de même que les mains de la poupée désignent,
tout en le recouvrant, l’endroit où devraient se trouver les seins. Au fond, le
corps de la poupée n’est guère féminin, sans taille, et on aurait peine à y
retrouver toute la sophistication et les rondeurs que laissait présager la
correspondance. Elle est “d’une inquiétante étrangeté”, hostile et familière à
la fois, car son corps ressemble à s’y méprendre au corps de l’homme du
tableau comme si sa dislocation contaminait l’artiste, lui-même à mi-chemin
entre le pantin et l’humain. Inversement, le visage du fétiche apparaît comme
un redoublement du visage de Kokoschka dont il adopte les traits ainsi que le
regard désemparé.
L ’autoportrait à la poupée est en ce sens quasiment un double autoportrait
marqué par la pétrification, par la peur de la dépossession, marqué par
l’effroi d’être resté seul face à face avec la poupée qui, plus qu’un double

30 À propos du format longitudinal, Theissing écrit : “[Das Querformat] akzeptiert die


Wirkung der Heinrich
beschränkt.” Schwerkraft,
THEISSING,
welcheDie
alleZeit
Bewegung
im Bild, p.auf
104.das Hin und Her am Erdboden
3 1 Pour mémoire : “Es müssen die parties honteuses auch vollkommen und üppig aus-
gefuhrt werden und mit Haaren besetzt sein, sonst wird es kein Weib, sondern ein
Monstrum. Und ich kann nur von einem Weib zu Kunstwerken begeistert werden, wenn es
allerdings auch nur in meiner Phantasie lebt.” (BRI 312)
LA POUPÉE D’OSKAR KOKOSCHKA, DU SIMULACRE À L’ŒUVRE 239

d’Alma Mahler, s’avère n’être rien d’autre qu’un double de Kokoschka lui-
même. La poupée est donc bien un monstre, dans le sens où elle démontre à
l’artiste, et au spectateur, que dans le désir de l’autre, il s’est désiré lui-
même. Dans le tableau réside la possibilité d’être un autre, de se définir dans
son unicité en ne pouvant la saisir que dans son dédoublement, de se différen¬
cier de sa réalité tout en la reconnaissant.
Dans les deux tableaux, à travers ce que l’on pourrait appeler deux êtres
doubles, Kokoschka interroge les limites du moi. La question de la frontière
où le moi cesse d’être moi se pose dans la relation amoureuse, mais aussi
dans la perspective de l’identité de peintre. Ainsi, les seules choses animées
qui demeurent dans le tableau sont bien les regards. La main droite désignant
l’endroit du sexe, tandis que la gauche maintient écartée l’une de jambes de
la poupée, est exactement au centre du tableau. Du fait de ce geste qui montre
ce qui ne se voit pas, le peintre se présente comme étant en train de
représenter, de sorte que le spectateur ne peut que se percevoir comme sujet
regardant. Et c’est en quelque sorte ce qu’il ne voit pas qui façonne ce qu’il
voit. C’est en ce sens, parce qu’il échappe à l’univoque, que le tableau est
érotique, qu’il définit la peinture même comme érotique, ainsi que le regard
du spectateur32.
tour
Dans
de sa
force
représentation
de faire lade démonstration
l’absence, Kokoschka
de son réussit
vide amoureux
dans ce tableau
tout en
le

affirmant son identité de peintre.

32 Dans un ordre d’idées approchant et dans la perspective de celui qui écrit l’histoire
de l’art, Daniel Arasse parle de la peinture comme d’un constant objet du désir : “Je choisis
comme objet d’étude d’écrire ou de parler sur la peinture, qui est précisément ce qui
échappe à l’écriture ou au discours. La peinture reste donc objet du désir : plus j’en parle,
plus je serai amené à en parler. C’est inévitable. À chaque fois que j’en parle, je la restaure
comme ce qui échappe à ce que j’en dis !” Daniel ARASSE, Histoires de peintures, Denoël,
Paris 2004, p. 211

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