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Le récit postmoderne
Áron Kibédi Varga
Abstract
Postmodern is both a concept and a period in time. Dating from May 1968 in France, postmodernism rejects legitimising
discourse and both formalist and marxist rationalism, undermining them through deconstruction. With the gradual discrediting of
structuralist linguistics and a new interest in history, philosophy and biology, the postmodernist adopts a stance that is neither
archaic nor modern but which exists in an historic context. Through « renarrativisation », subjects are « reinvented » using
techniques such as ironic rewriting (Echenoz, Toussaint, « historical » novels, Ransmayr, Härtling) or dissimulation (Manganelli,
Perec, Pavic, Temesi).
Kibédi Varga Áron. Le récit postmoderne. In: Littérature, n°77, 1990. Situation de la fiction. pp. 3-22;
doi : https://doi.org/10.3406/litt.1990.1506
https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1990_num_77_1_1506
LE RECIT POSTMODERNE
LA POSTMODERNITÉ :
UNE PÉRIODE ?
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Voici
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postmoderne
littérature
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1. La première partie de cette étude est une version légèrement remaniée de mon article
« Récit et postmodernité », paru dans A. Kibédi Varga, éd., Littérature et postmodernité,
C.R.I.N., Groningue, 1986 (trad. angl. dans D'Haen-Bertens).
2. Certains refusent radicalement de considérer le terme comme désignant une période ;
cf. P. Strasser, « Epochen-Schwindel », in : P. Burtscher, 1989 : 36.
devient individu et il est pris en charge par l'histoire :
« Modus der Erfahrung des Geschichtlichen » (Anton,
P. 9).
3. Si la société archaïque se caractérise par un savoir
narratif (Lyotard), la société moderne naît au moment où
savoir et narration se séparent. Le récit devient un objet de
mépris et de méfiance pour les savants, mais certains « récits »
privilégiés — celui de la spéculation et de l'émancipation —
gardent une fonction essentielle : celle de légitimer le savoir
(la volonté de savoir). Le capitalisme apparaîtra alors comme
la fin de la modernité si au moins on veut bien définir celui-là,
avec Deleuze et Guattari, comme un « décodage » généralisé,
comme un système « cynique » qui ne fait appel à aucune
croyance, à aucun sacré pour fonctionner (Descombes, 1979,
p. 205), et la postmodernité comme la perte des récits de
légitimation.
Quelque définition qu'on adopte, la modernité est toujours
conçue comme un divorce et comme une fragmentation. Les
parties se font autonomes, le tout se dissout, l'Un disparaît. Ce
qui reste, cependant, ce sont les tentatives pathétiques pour
donner un fondement unitaire et rationnel aux activés
fragmentées : humanisme, progrès, liberté. La raison est
universelle, elle ne peut être que bonne, elle qui semble tracer notre
parcours dans l'histoire.
Or, la postmodernité c'est, dans un premier temps,
précisément la mise en question de ce qui s'est affirmé, pendant
plusieurs siècles, comme le fondement d'une société
sécularisée et émancipée ; elle se définit comme déclin de la croyance
dans les récits qui légitiment, comme soupçon croissant
vis-à-vis de la rationalité. Selon Manfred Frank, l'incroyable
vient d'arriver : la rationalité, instance suprême de
légitimation jusqu'ici, doit elle-même prouver sa légitimité 3.
Il est curieux de constater que, de Hegel à Habermas, les
philosophes de la modernité sont presque tous des
Allemands : romantisme oblige !, — tandis que les principaux
« postmodernes » se trouvent dans le camp français :
Foucault, Derrida, Lyotard. Avec leurs disciples américains,
notamment les déconstructivistes. Un dialogue complexe et
confus se poursuit ainsi entre Paris et Francfort ou Berlin,
entre Paris et New Haven ou New York, avec des
répercussions variées et inattendues, mais toujours fortes. Le dialogue
3. « Die Rationalitàt nach ihrer Legitimitât befragen, heisst nichts geringeres, als diejenige
Instanz, in deren Namen bislang Legitimitàt zuerkannt wurde, selbst als etwas der Legitimitàt
Bedûrftiges unter verdach stellen. » (Frank, 1983 : 8).
Situation de la fiction
8. Pour les différentes périodes de la modernité, telles qu'elles se trouvent définies chez
Jauss, Lyotard, Jencks et d'autres, mais qui servent toutes de repoussoir au terme postmoderne,
cf. Welsch 1987 : 46-47 et Renner 1989 : 7-8. — La littérature de la modernité, essentiellement
critique (cf. le réalisme critique de Lukàcs) et contestataire (et s'opposant ainsi largement à la
littérature classique de caractère en majorité officiel et encomiastique), la littérature de la
modernité donc, connaît tantôt des périodes modernistes — pour reprendre un terme anglosaxon
désignant l'expression d'un malaise généralisé à F intérieur des formes artistiques héritées — et
tantôt des périodes d'avant-garde — le malaise s'exprime par le refus de ces formes.
9. Voir à ce sujet mon article « De derde période in de moderne Franse literatuur », in
Beginning, I960.
Situation de la fiction
10. Voir par exemple Les lignes de départ de Francis Jeanson (Seuil, 1963).
11. Voir les travaux cites de Jean-Paul Aron, de Luc Ferry et Alain Renaut.
12. Cf. J.J. Wunenberger.
13- Je me permets de renvoyer à mon article « Le Maître et l'Ange », in : Rapports 1981 :
58-63.
faire ainsi l'arme de la modernité), elle doit analyser la guerre,
la violence, les conflits.
Le problème politique est l'un des problèmes à la fois les
plus aigus et les plus difficiles de la postmodernité, dans la
mesure même où il est un problème moral. Les impostures
totalitaires et les illusions formalistes sont repoussées, nous le
voyons, au nom du sujet et de la valeur. Mais si les récits de
légitimation sont tombés en discrédit, où prendre les critères
qui permettent de juger ? Et sans choix moral préalable
comment s'engager ? Les penseurs politiques ont toujours été
convaincus qu'on peut tirer « d'une description vraie (...) des
prescriptions justes ». Mais les jeux de langage (le descriptif
ou dénotatif, le prescriptif, etc.) sont incommensurables, ils
n'ont pu être liés l'un à l'autre par le métarécit fondateur : « ce
qui doit être ne peut pas être conclu de ce qui est » 14.
L'analyse postmoderne de Mai 68 — il ne peut guère y en
avoir d'autre — apporte peut-être la solution provisoire, si
tant est qu'on accepte « les leçons de l'histoire ». Les
interprétations ont été en effet innombrables, tant les faits — quels
sont-ils ? — semblent dérouter les commentateurs
traditionnels les plus intelligents (Alain Touraine, Raymond Aron).
Sans aller jusqu'à lui conférer, avec Clavel 15, un sens
purement métaphysique ou à le ranger, avec le christianisme
primitif et la révolution culturelle chinoise parmi l'une des
trois véritables révolutions culturelles qu'ait connu notre
histoire — comme le font Lardreau et Jambet l6 — , nous
adopterons la définition de Vincent Descombes : Mai 68 fut
une révolution impertinente 17. Ce ne fut pas une révolution qui
s'opposait au pouvoir et au savoir ; ceci aurait engendré un
autre pouvoir et un autre savoir. Toute révolution classique
recrée un ordre. Il faut donc, contre le pouvoir au sens où
Foucault entend ce terme, trouver une forme de révolution
qui ne s'y oppose pas mais qui triche avec lui. Tricher avec le
pouvoir comme on triche avec la langue, qui est au service des
forces qui dominent : la littérature, telle que Barthes la définit
(comme tricherie — contre ? avec ? — le fascisme inhérent à
la langue) rejoint, on le voit, la révolution (Barthes, 1978,
p. 14).
8
Situation de la fiction
Lyotard
18. répond
A la question
: « Theory
de savoir
is in effect
si « theory
a genre,is amerely
toughone
genre.
genre
Modern
of discourse
logic hasamong
elaborated
othersthe
»,
déconstruction antistructuraliste se dirige en particulier et
avec prédilection contre les oppositions binaires, contre les
dichotomies : il s'agit d'effacer les frontières 19. Deux
exemples particulièrement lourds de conséquences.
L'effort déconstructiviste de la postmodernité rencontre
les tentatives des sciences naturelles lorsqu'il cherche à
nuancer les rapports entre sujet et objet, au-delà des
dichotomies simplistes de la tradition. S'il est vrai que l'objet se
modifie sous l'influence de la présence du sujet, si le sujet ne
peut jamais constituer un objet autonome préalable à son
enquête, alors tout énoncé (descriptif ou prescriptif,
scientifique ou moral) sera entaché d'un élément autoréflexif. Dans
le domaine des arts, ceci signifie que l'artiste moderne
s'adonne finalement aux mêmes illusions que l'artiste
classique : représenter ne va pas sans se représenter, le créateur peut
chercher à détruire la distance qui le sépare de l'objet
représenté, par l'ironie autoréflexive ou en permettant
délibérément au matériau utilisé de traverser l'objet 20, mais il peut
désormais aussi bien s'en passer. Le romancier postmoderne
ne s'insurge plus contre l'omniscience du narrateur classique,
comme l'a fait naguère Robbe-Grillet : les deux attitudes sont
possibles et égales, un même jeu ironique englobe l'illusion
des classiques et des modernes.
Le second exemple concerne la sexualité. Tandis que la
période structuraliste se caractérise par une mise en valeur de
l'opposition des sexes et une importance accordée à la liberté
sexuelle, la déconstruction postmoderne consiste à privilégier
les formes hybrides (homosexualité, androgynie) 21. Les rôles
sexuels s'estompent dans la vie sociale et les progrès du
rules for this genre : consistency, completeness, decidability of the system of axioms. (...)
theory is a remarkable elaboration of the linkings between phrases, and first of all of their
fonnation into 'well-formed expressions' or propositions. It is only a question of determining
the cases in which the theoretical genre engenders paralogisms (which the Sophists, Russell, or
Gôdel did, each in his own way) (...) I have always been attracted by formalism (...) Terror
through theory only begins when one also claims to axiomatize discourses that assume or even
cultivate incompleteness, inconsistency or indecidability. Contemporary 'French thought' is
often accused of irrationalism because it resists this extension. But it is this extension that is
irrational. » {Diacritics, p. 19).
19. L'irritation de Habermas contre les « postmodernes français » est nette lorsqu'il
proteste contre la suppression des règles constituant les genres de discours, en particulier celles
qui séparent philosophie et littérature (1985 : 224-246).
20. Ce sont là, me semble-t-il, les deux procédés majeurs de la modernité, aussi bien dans
le domaine des arts plastiques que dans celui de la littérature.
21. L'exposition Les Immatériaux (Paris, Centre Beaubourg, 1985), « dramaturgie d'un
siècle qui vient » accorde une place à la transsexualité (Théofilakis, 1985 : 93-99) et une chaire
(la première peut-être) de transsexualité a été créée en 1988 à la Faculté de Médecine de
l'Université Libre d'Amsterdam. Pour l'androgynie, voir June Singer, Androgyny, toward a new
theory of sexuality, Anchor Books, New York, 1976 et le recueil collectif U Androgyne, Albin
Michel, 1986.
10
Situation de la fiction
22. Voir les travaux de Jean Galard et, pour une attitude nuancée mais hostile, Odo
Marquard.
23. Interview accordée à l'hebdomadaire Vrij Nederland, 22 juin 1985.
24. Il faudrait sans doute ajouter encore l'évolution récente vers une réflexion à la fois
ontologique et esthétisante autour de la notion du sublime. Voir le recueil collectif Du Sublime
(Belin, 1987).
11
Paul Morand, jusque-là complètement oublié, fait une
apparition triomphale en 1982 ! Le choix et le vocabulaire reflètent
non seulement le goût différent et personnel des auteurs, mais
aussi et surtout la différence des trois périodes. Un travail
analogue pourrait être fait, en comparant par exemple France
mère des arts ? publié par Maurice Nadeau en 1963 et l'Enquête
sur les idées contemporaines de Jean-Marie Domenach (1981),
pour enregistrer certains glissements significatifs du côté des
disciplines scientifiques et pour savoir quelle a été, à un
moment donné, la science-pilote qui servait de modèle à
toutes les autres. Il semble bien que chaque époque connaît sa
« mode », son snobisme scientifique particulier — les travaux
d'historiens des idées comme Love joy, Kluckhohn, Boas ou
Foucault le confirment. Qui dit structuralisme, dit
linguistique ; et l'on sait quelle hégémonie cette discipline a exercé,
grâce aux services intermédiaires de l'anthropologie, sur
l'ensemble des sciences humaines. En revanche, le livre de
Domenach ne comporte plus de chapitre consacré à la
linguistique : on y parle d'histoire, de philosophie, de
biologie. Le déclin des sciences humaines, qu'on proclame un peu
partout aujourd'hui, faut-il en chercher la raison dans le fait,
noté par Wunenberger, qu'elles n'ont toujours pas surmonté
« la phase de formation d'instruments », autrement dit qu'elles
ne cessent de nuancer et de raffiner leurs outils et classements
sans pointer outre, sans oser aborder le grave problème du
sens ? Quoi qu'il en soit, ce déclin signifie parallèlement la
remontée spectaculaire de la seule science humaine discréditée
par le structuralisme, à savoir Yhistoire, et le retour fortement
marqué de la philosophie. Il y a quinze ans, les sciences
humaines sonnaient le glas de la philosophie non-
formalisable ; or, voici que les débats les plus passionnants
tournent de nouveau autour de Kant et de Platon.
Les sciences naturelles, et en particulier la biologie,
complètent ce tableau des activités intellectuelles de la période
postmoderne. Il est intéressant de constater que, au moment
même où les siences humaines ont œuvré pour évacuer
définitivement la philosophie, celle-ci retrouve sa place grâce
aux sciences de la nature.
Parmi les « découvertes » récentes de celles-ci, il y en a une
qui concerne de près notre propos et qui pourrait avoir des
conséquences énormes et encore imprévisibles pour la théorie
et la réflexion philosophique sur \ histoire. Le structuralisme,
suivant sur ce point la physique en vigueur depuis Newton,
s'enthousiasmait encore à l'idée de V arbitraire du temps et des
12
Situation de la fiction
25. Voir e.a. O.E. Overseth, « Experiments in Time Reversai », in : Scientific American,
octobre 1969.
26. L'emploi du terme récit fut du reste critiqué : implicitement par Frank qui, tout en
reprenant l'idée de Lyotard sur la légitimation de la modernité, ne parle pas de récit (1983 :
108) et par Lacoue-Labarthe à propos de Platon (1985 : 181). — Dans les pages suivantes nous
rejoignons donc une étape plus ancienne de la pensée de Lyotard, telle qu'elle se trouve
présentée chez Descombes (1979 : 215-217) à la suite de Nietzsche : « ha fin de l'Histoire signifie
maintenant que l'humanité se prépare à sortir du temps historique pour entrer de nouveau dans
'le temps du mythe'. Et c'est justement en cela que consiste l'éternel retour : la sortie hors de
l'histoire c'est-à-dire l'oubli actif du passé, condition préalable de la création de nouveaux
dieux. » (p. 215).
27. « There is no way to give us an understanding of any society, including our own,
except through the stock of stories which constitute its initial dramatic resources » (Mclntyre,
1981 : 201).
13
physiques, revenir à la question du récit dans la
postmodernité.
28. Dans les récits cashinahua « Le narrateur se perçoit, à la fois, comme le narrataire de
ces récits, et comme le narré de certains autres qui définissent le lien social sous la forme des
relations de parenté. En disant au début : voilà, je vais vous raconter ce que j'ai toujours
entendu, et à la fin, je m'appelle comme ceci, il se situe aux deux pôles oubliés (dans le sens d'un
oubli actif, d'un refoulement) dans la pensée ou la tradition moderne occidentale de
l'autonomie. » (Lyotard-Thébaud, p. 165 ; voir aussi La condition postmoderne, pp. 39-43.)
29. La perte définitive coïncidant, bien entendu, avec l'avènement de la postmodernité.
14
Situation de la fiction
15
turaliste affichait, à l'égard de cette agonie, une belle et cruelle
indifférence, la littérature postmoderne retrouve un ton à la
fois ironique et joyeux. Le triple retour du sujet, de l'éthique
et du récit se fait dans le désir et non pas sur la base d'aucun
puissant métarécit de légitimation : l'homme qui désire se
réconcilier avec le monde narrable ne peut le faire
qu'ironiquement. Il parle, il juge, il aime « sans critères » : c'est
l'ironie qui protège les fils encore ténus de son récit.
Dans le cas de Michel Foucault, de Roland Barthes et de
Tzvetan Todorov, une évolution nette conduit de la période
structuraliste à la période postmoderne. De même, en
littérature, les changements se mesurent parfois à l'intérieur
d'un mouvement 31 ou d'une personnalité. L'exemple de
Robbe-Grillet est spectaculaire dans la mesure où, à la lumière
de ses écrits autobiographiques, ses romans d'autrefois se
voient rétroactivement dotés d'un sujet : ils se «
déstructurassent ».
Ce qui caractérise le plus profondément peut-être la
nouvelle littérature postmoderne, c'est la renarrativisation du
texte, c'est l'effort de construire de nouveau des récits 32. Il y
a vingt ans on s'étonnait couramment de ce que le monde
moderne, s'il offrait autant et peut-être même plus
d'événements extraordinaires et passionnants que celui du dix-
neuvième, ne suscitait pourtant pas un foisonnement
romanesque, d'autres genres et d'autres média ayant pris la relève
pour les raconter. Certes, après Proust et Sarraute, on ne peut
plus retourner à Balzac : le conteur « naïf » et « omniscient »
n'existe plus. Le retour s'effectue selon d'autres voies.
Mais pourquoi le conteur naïf ne peut-il plus exister ?
Nous savons, depuis Aristote, qu'un récit ne saurait se passer
de personnages et d'intrigue. Mais nous savons aussi, depuis
le Nouveau Roman en particulier, qu'il s'agit là, moins
peut-être de « quelques notions périmées », que de notions
extrêmement complexes : les personnages traditionnels d'« un
avare » ou d'« un égoïste » apparaissent en effet comme
31. On pourrait signaler enfin des cas plus ambigus de « transition » entre modernité et
postmodernité : Boris Vian, Louis-René Des Forêts, Italo Calvino.
32. Il est curieux de constater que cette tentative de renarrativiser la littérature coïncide
avec la tentative de réhabiliter la narration dans les sciences dites non-exactes (économie, droit,
psychiatrie, pédagogie, etc.) Cf. D.E. Polkinghorne, Narrative Knowing and the Human Sciences,
New York, S.U.N.Y. Press, 1988 ; T.R. Sarbin, Narrative Psychology : the Storied Nature of
Human Conduct, New York, Praeger, 1986 ; Christopher Nash, Narrative in Culture, Londres,
Routledge, 1990. — Parmi les travaux signalés dans la bibliographie, on trouvera des réflexions
sur la littérature postmoderne dans les ouvrages de Bessière, Burger, Burtscher, d'Haen,
Renner, Scherpe et Voss. Les points de vue de ces auteurs ne correspondent pas toujours avec
les miens.
16
Situation de la fiction
33- Voir encore l'interview de Nathalie Sarraute dans Libération, 28 sept. 1989-
34. Dans notre perspective, l'avant-garde et la modernité représentent des périodes de la
critique du sujet, tandis que la postmodernité se caractérise par un effort complexe pour préparer
les conditions d'un retour du sujet. (Ce n'est qu'en apparence que Brandon Taylor adopte, dans
son livre intéressant, un point de vue opposé, pp. 16, 37, 48 et passim).
17
ha réécriture ne peut bien entendu concerner que des genres
narratifs connus et largement codifiés ; elle se distingue
cependant de la parodie proprement dite dans la mesure où
son attitude à l'égard du pré-texte est allusif et ludique. Il
s'agit de clins d'oeil lancés au public des connaisseurs et non
pas d'une volonté systématique de ridiculiser. Ceci vaut aussi
bien pour des romans en apparence graves et inquiétants
comme les romans « fantastiques » de Marie Ndiayé, que pour
les réécritures plus légères des romans réalistes et des romans
policiers chez Jean-Philippe Toussaint et Jean Echenoz. Les
personnages et les actions sont d'une simplicité si exacerbante
que le lecteur (à moins de rejeter en bloc cette littérature de
surface, scandaleusement dérisoire) ne peut pas s'empêcher
d'y voir à la fois une déconstruction minutieuse — non pas
destruction, ce qui caractériserait une parodie moderniste —
des genres populaires et une humilité quasi-métaphysique
pour repartir de zéro, pour reconstruire avec une extrême
prudence les intrigues du quotidien, et à travers ces intrigues,
en filigrane, les premières traces d'un sujet qui renaît.
Cependant, la tentative la plus massive de réécriture
postmoderne a lieu, ces derniers temps, du côté du roman
historique. Au moment même où les historiens de profession,
tel Hayden White ou Frank Ankersmit, insistent sur le
caractère nécessairement fictionnel de toute narration
historique et sur la part incontournable de la littérature dans
l'historiographie, les romanciers prennent conscience des
possibilités immenses qu'offre la réécriture d'histoires déjà
existantes, d'histoires bien connues ; celles-ci peuvent être
actualisées ou réactualisées grâce à quelques procédés très
simples.
Le premier consiste à inventer, pour relier entre eux les
divers moments d'une séquence narrative, des liens de
causalité, c'est-à-dire, en l'occurrence, de motivation
psychologique. La sèche chronique des événements qui se succèdent peut
ainsi se transformer en roman historique, comme ce fut déjà
le cas du Don Carlos de Saint-Réal au dix-septième siècle. La
motivation classique repose, bien entendu, sur la psychologie
des passions telle qu'elle se trouve chez Descartes et ses
contemporains. La réécriture postmoderne modifie
radicalement la nature de ce qui s'insère (comme réflexion,
motivation, commentaire, confession) entre les événements. Ainsi,
l'œuvre de Michel Tournier peut être considérée comme une
vaste tentative de réécriture d'histoires préexistantes, celle du
capitalisme naissant dans Vendredi, celle de la collaboration
18
Situation de la fiction
35. La même fiction historique joue dans le cas du dialogue de Gaulle-Sartre, inventé par
Bernard Fauconnier {L'Être et le Géant, Paris, Régine Desforges, 1989), et qui renoue en fait
avec le curieux genre antique du « dialogue des morts » (repris en France notamment par
Fénelon et Fontenelle).
36. Christian Ransmayr, Le dernier des mondes, Flammarion, POL, 1989 ; Peter Hàrtling,
Hôlderlin, ein Roman, Luchterhand, 1976 ; Renaud Camus, Roman Roi, POL, 1983 ; Wolfgang
Hildesheimer, Marbot, Suhrkamp, 1981 ; Jean Guerreschi, Montée en première ligne, Julliard,
1988.
37. C'est ce qui explique l'ambiguïté des romans historiques nés dans des pays plus ou
moins « post-totalitaires » comme ceux de l'Albanais Kadaré, du Géorgien Okoudjava ou du
Hongrois Spirô (Les Anonymes, Éd. Bernard Coutaz, s.L, 1988).
19
pologique et ontologique plus vaste : faire revivre les
histoires, c'est-à-dire les intrigues et leurs motivations, dans leur
vertigineuse pluralité, c'est repartir, au-delà du politique, à la
recherche du sujet, c'est recontextualiser l'homme
d'aujourd'hui.
Le roman-réécriture observe certaines lois fondamentales des
genres narratifs de manière explicite : le début et la fin de
l'intrigue sont marqués, les personnages principaux sont
reconnaissables. Le roman déguisé n'offre pas toujours de telles
commodités : le lecteur se trouve dérouté dès le début. Là, en
cours de route, le récit prend des allures inquiétantes et
inattendues, ici, ce n'est qu'après coup, une fois la lecture
terminée, que le lecteur est en mesure de construire le récit,
c'est-à-dire de conférer un sens unificateur aux événements
présentés par le texte. On pourrait mentionner le roman
réduit dans le temps et le roman dilaté dans l'espace. Manga-
nelli publie un recueil qui contient le résumé de cent romans-
fleuves : l'intrigue résumée en une page inclut d'ailleurs sa
propre inanité, le récit se suicide avant même de pouvoir
épanouir. Et Perec écrit non pas l'histoire simultanée de
plusieurs personnes, ce qui donne un roman historique d'un
type particulier (Guerreschi), mais celle de toutes les
chambres d'un même immeuble parisien : la synthèse finale aboutit
à une même impossibilité de raconter. Enfin, le roman
postmoderne peut surgir au bout d'un déguisement encore
plus étonnant et nettement non-narratif : c'est au sortir de la
lecture alphabétique d'une encyclopédie que Pavic et Temesi
offrent au lecteur la possibilité de saisir leur récit, c'est en
suivant les méandres du travail philologique d'une édition
critique fictive que le lecteur découvrira un ou plusieurs des
sens possibles du récit de Nabokov 38.
La distinction entre réécriture et déguisement ne concerne
par ailleurs que la forme narrative : le sens du récit est miné,
dans les deux cas, par la même ironie. D'Echenoz à Perec, de
Tournier à Nabokov, on voit tout autant la volonté de rendre
et de reconstruire le récit qu'une gêne profonde à l'égard de
l'intrigue traditionnelle : le dénouement est ridicule et
invraisemblable, le message n'a pas la moindre profondeur. On
n'est pas conteur quand on veut ; on ne guérit pas rapidement
de l'antinarrativisme de la modernité.
38. Giorgio Manganelli, Centurie, cent petits romans-fleuves, W, Mâcon, 1985 ; Georges
Perec, ha vie mode d'emploi ; Milorad Pavic, Le dictionnaire kbaqar, Belfond, 1988 ; Ferenc
Temesi, Por, Budapest, 1987 ; Nabokov, Feu pâle, Gallimard 1981.
20
Situation de la fiction
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