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Communications

Temps, devenir, évolution


François Meyer

Citer ce document / Cite this document :

Meyer François. Temps, devenir, évolution. In: Communications, 41, 1985. L'espace perdu et le temps retrouvé. pp. 111-122;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1985.1611

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1985_num_41_1_1611

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François Meyer

Temps, devenir, évolution

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de tout ce qui change pour lui appliquer un traitement propre à mettre


en évidence sous la chair du devenir le squelette du permanent.
Il est vrai qu'il est traditionnel de saluer l'avènement de la
thermodynamique au XIXe siècle, grâce à laquelle, à la réversibilité abstraite des
équations de la mécanique classique, se substitue une flèche du temps,
celle de l'irréversibilité de la dégradation entropique. Mais là encore il
est clair que le temps du deuxième principe entraîne tout système
d'étape en étape vers des états de moindre énergie libre et finalement
vers l'épuisement de son devenir. La logique du deuxième principe n'est
qu'une variante subtile sur le thème réducteur d'un temps qui ne trouve
son statut que dans sa propre disparition et dans sa négation même.
C'est un courant millénaire que remonte le paradigme du devenir, au
milieu de résistances qui, il faut le prévoir, ne sont pas près de
faiblir.

Il rend, ce paradigme, au temps et au changement leur fluidité.


L'univers contient en lui-même un pouvoir quasi (ou pseudo ?)
créateur, il voit surgir, sur fond d'agitation aléatoire, et s'alimentant de la
dissipation entropique. des structures locales et des convections auto-
entretenues. Il instaure une nouvelle Weltanschauung qui donne du
champ au devenir.
Mais a-t-on, pour autant, accompliyw^w 'au bout le mouvement d'un
retour au Temps, dans toute sa dimension, dans tout son sens ? Nous
voilà bien sans doute installés dans un monde qui bouge, à la source
même du changement, des agitations, des tourbillons créateurs. C'est là
en quelque sorte la matière première du devenir, mais, de cette matière,
quelle est la forme dans le temps concret, dans le flux massif de l'histoire
des choses ? De quoi est fait le Devenir du devenir ? En particulier, de
quoi est fait le devenir biologique à l'échelle des temps paléontolo-
giques ? Impossible d'en décider a priori, il faut y aller voir sous peine de
rester dans l'abstraction (fût-elle significative) d'un principe paradig-
matique. Il faut se mettre à l'école du temps.
Dans cette perspective, la paléontologie est la seule science habilitée,
au-delà des interminables discussions sur les mécanismes de l'évolution,
à tirer des archives du temps l'histoire concrète de la biosphère.
J.B.S. Haldane. mathématicien et généticien matérialiste et peu suspect
comme tel de donner dans le brouillard parascientifique. rappelait que
« l'évolution est un fait historique indépendant des hypothèses
concernant son mécanisme ». « 11 est plus important, disait-il, de connaître le
compte rendu historique de révolution. »
Ce plaidoyer pour une approche de l'évolution comme histoire, très
clair chez Haldane (et chez quelques autres), n'est pas toujours
cependant exempt de malentendus. La science, et la philosophie aussi,
répètent à satiété que ce qui est historique est contingent et n'offre pas
de prise à une rationalité opératoire. Une histoire se raconte, c'est tout.

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Temps, devenir, évolution

Une vérité scientifique est répétable expérimentalement, l'histoire, elle,


ne se répète pas : pas de science de ce côté-là. Ce lieu commun ne résiste
pas à l'examen.
Il faut se convaincre en effet que, s'agissant d'évolution, le matériel
paléontologique offre, du point de vue même du devenir biologique, une
consistance qu'on aurait tort de renvoyer à l'inconsistance d'un simple
récit.
Si l'on convient de prendre au sérieux le temps de révolution, la
méthode d'approche est épistémologiquement sans mystère. On se réfère
sans difficulté à l'échelle des temps basée sur la méthode des minéraux
radioactifs. Cette chronologie constitue le background temporel
indiscutable de l'histoire de la biosphère. Elle conduit de manière toute
classique à poser Taxe des temps comme abscisse et à porter en
ordonnée, à la date d'apparition paléontologique des formes successives
(groupes dominants d'A. Huxley), les valeurs des indices mesurés par les
sciences de la vie : anatomie comparée, mais aussi physiologie,
biochimie, etc.
Pour ne prendre qu'un exemple parmi un grand nombre d'exemples
possibles, le coefficient de céphalisation (Dubois. Anthony) passe de
0.04 pour l'oiseau à 2.8 pour Homo Sapiens. La courbe représentative
obtenue (graphique 1) donne une idée immédiate de la dynamique
évolutive concernant cette variable. On constate du même coup que le
compte rendu historique de l'évolution ne s'apparente pas au simple
récit historique, anomique. sans queue ni tête, mais offre au contraire
une consistance particulière. Si de plus on constate qu'un grand nombre
d'autres « grandeurs d'évolutions ' » présentent des courbes de même
forme, remarquablement creuses et cabrées, on est bien tenu de conclure
que le concept (ï accélération évolutive constitue un concept majeur de
la science de l'évolution et traduit sa dynamique propre.

L'évolution à l'échelle des temps géologiques possède en quelque sorte


son temps propre, qui ne se confond pas avec la temporalité de base où
se situent les innombrables situations locales, toutes différentes,
inanalysables dans leur hypercomplexité et toutes indépendantes les unes des
autres. Il faut conclure ici à une disjonction des temps, une disjonction
micro/macro des niveaux temporels d'observation. Du niveau
microtemporel des situations et des mécanismes, il n'est pas possible de
« viser » les phénomènes qui « apparaissent » au niveau macrotemporel.
Il y faut un saut épistémologique ad hoc.
A ce niveau d'observation, l'évolution apparaît comme la trace laissée
dans le temps cosmique et dans l'histoire de la biosphère par un certain
nombre de variables caractéristiques. Cette trace, parfaitement
objective, renvoie au domaine de la polémique verbale les interminables
discussions sur le « progrès ». La science est méfiante à l'égard de ce
concept, jugé « normatif ». Et. s'il est vrai qu'on peut toujours s'inter-

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François Meyer

roger pour savoir si l'évolution est un progrès, il reste qu'un certain


nombre de variables évolutives au moins manifestent une progression
qu'il est impossible de mettre en doute.
On objectera cependant que c'est l'homme qui trace, à partir de ses
concepts et de ses normes, les courbes évolutives dont il occupe le
sommet ; ces courbes sont donc entachées d'anthropomorphisme et
d'anthropocentrisme. Si, dit-on, le ver de terre faisait l'histoire de la
biosphère en se référant à ses propres normes, il occuperait sans doute le
sommet de l'évolution. Needham fait subtilement remarquer, pour en
finir non sans humour avec cet argument d'obstruction, que le ver de
terre ne possède ni normes ni concepts : il est bien incapable de faire
l'histoire de la biosphère. La question, référée au ver de terre, n'a pas de
sens.
En revanche, la question prend tout son sens comme cas
particulier d'un- principe cosmologique fondamental, le principe : anthropi-
que.
La logique de ce principe repose sur la nécessité, pour juger des
hypothèses sur l'évolution de l'univers, de tenir compte du fait que cette
évolution aboutit actuellement, à notre connaissance, à cette machine
hypercomplexe qu'est la machine humaine. Parmi tous les univers
possibles, il faut donc ne retenir qu'un univers dont les composants et la
durée même d'évolution sont compatibles avec cet accomplissement.
C'est donc très objectivement que le « point de vue » de l'homme
s'impose comme le critère de la connaissance du passé qui a conduit
jusqu'à lui. L'intelligibilité des choses est au prix d'un rebroussement du
temps, d'une « lecture à rebours » de la flèche du temps.
De même, observer l'évolution à partir de la situation, à partir du
« point de vue » de l'homme, à partir de la résultante actuelle de son
devenir, constitue la seule lecture légitime et en quelque sorte naturelle
du devenir évolutif.

L'Homo Sapiens est en situation évolutive au sommet des courbes


tracées more biologico. Mais à travers lui se poursuit, en changeant de
régime, le mouvement. La « tendance du vivant à dominer le milieu et à
se rendre indépendant de lui » (J. Huxley) passe du biologique au
technologique et au socioculturel. L'accélération s'y donne un nouvel
élan.
L'évolution d'Homo Sapiens se traduit d'abord par une croissance en
nombre, qui assure à cette espèce héritière de l'évolution un
investissement progressif de l'espace aux . dimensions planétaires. Le caractère
explosif de la croissance démographique mondiale est régulièrement
évoqué. Ce qu'on sait moins, c'est que, depuis le XVIIe siècle au moins et
sans doute depuis la préhistoire (A. Cailleux), les chiffres dessinent une
courbe typiquement accélérée (graphiques 2 et 3). La phase actuelle, sur
laquelle se focalise l'attention, n'est en fait que l'aboutissement d'une

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Temps, devenir, évolution

vague issue du passé lointain, qui s'enfle progressivement et déferle


aujourd'hui sur le monde.
Des recherches précises ont porté à un assez haut degré d'élaboration
épistémologique l'analyse de ce phénomène 2. Sans entrer dans les
détails techniques, il s'avère que la forme de cette dynamique accélérée
est non pas, comme le veut un stéréotype tenace, de forme exponentielle
banale (c'est-à-dire à taux constant), mais bien surexponentielle (le taux
de croissance croît lui-même constamment) et même paradoxalement
hyperbolique. Le taux annuel moyen croît de 0,0002 % au paléolithique
à 0,27 % pour le XVIIe siècle et 2 % pour l'actuel *.
Un modèle à double feed-back rend compte de cette évolution
paradoxale (Meyer). Le formalisme mathématique, appliqué au modèle,
en déduit en toute rigueur une évolution hyperbolique (von Foerster). Ici
encore, le temps de l'Histoire, transcendant en quelque sorte l'imbroglio
obscur et indéfini des situations événementielles, offre une forme
macroscopique, une légalité propre, une rationalité ad hoc.
L'évolution technologique, caractéristique de l'Homo Faber- Sapiens,
présente de son côté elle aussi des courbes du même type. Ce qu'il est
convenu d'appeler la conquête de l'énergie passe par les formes
successives des puissances motrices à la disposition de l'homme. La
courbe résultante est une courbe remarquablement creuse et cabrée,
d'une accélération typique (graphique 4).
En préhistoire, Leroi-Gourhan évalue le progrès des industries
lithiques en mesurant, pour les techniques successives, la longueur de
tranchant obtenue pour une masse théorique d'1 kg de silex 4. Cette
variable passe de 0.4 m pour la Pebble Culture à 120 m pour les
microlithes du mésolithique (graphique 7). Le nombre moyen d'outils
nouveaux apparus par millénaire au cours des étapes successives est lui
aussi significatif : 0,001 (zéro zéro zéro un) pour la civilisation des
galets aménagés, puis 0.14. 1.7, 5, 40 et 100 pour le néolithique. Les
courbes surprennent autant par l'interminable lenteur des débuts que
par la vigueur de l'arrachement final.
Le concept tf accélération de Vhistoire, évoqué jadis en quelques mots
et de manière purement rhétorique par Daniel Halévy 5, prend ainsi une
consistance évidente. Il est l'homologue du concept d'accélération
évolutive, dont il est un cas particulier et le prolongement.

L'évolution des techniques présente par ailleurs un terrain favorable à


une analyse fine des procédures évolutives.
L'évolution de la vitesse des engins de déplacement dans l'espace,
depuis le début du XIXe siècle, s'opère non pas de façon monotone et
continue mais à la faveur d'une succession de relais (graphique 5).
Chacun des engins qui se succèdent au palmarès des records accélère son
allure propre jusqu'à atteindre les limites de ses possibilités. C'est alors
qu'un autre engin, qualitativement différent, parti de plus bas et

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François Meyer

traînant tout d'abord l'allure, vient comme à point nommé crever la


courbe plafonnante de l'engin précédent. Même dispositif pour les
progrès du rendement des moteurs-vapeur (graphique 6).
On assiste à une succession de courbes plafonnantes, relayées chaque
fois par une autre courbe, qui sera relayée à son tour. Ainsi se poursuit
l'escalade, chaque courbe partielle donnant un nouvel élan, plus rapide
que le précédent. On saute ainsi de palier en palier, comme un
conducteur qui change de vitesse pour accélérer son allure. Les
spécialistes de prospective industrielle de l'Hudson Institute 6 proposent
dans des cas semblables d'appeler courbe-enveloppe la courbe
résultante. Tout se passe comme si. disent-ils, la courbe-enveloppe avait plus
de « réalité » que les courbes-éléments, comme si elle était la courbe-
mère des courbes-éléments. Et c'est bien elle en effet qui mesure
l'évolution de la variable en cause et dessine la flèche du temps quant à
cette variable. On a l'impression que c'est elle qui commande macros-
copiquement le jeu de l'escalade.
Le mécanisme de relais présente en fait une très grande généralité. On
le retrouve dans toutes les situations évolutives caractéristiques. Deux
exemples illustrent de manière significative cette généralité, l'un en
préhistoire, l'autre dans l'actuel.
Leroi-Gourhan présente avec beaucoup d'élégance un graphique
composite (graphique 7) où il porte à la fois l'accroissement du volume
de l'encéphale et les progrès de l'industrie préhistorique. On voit alors
les courbes technologiques, d'abord extrêmement plates et traînant
l'allure, accélérer progressivement pour venir finalement, en un rush
vigoureux, crever la courbe encéphalique au moment même où elle vient
à plafonner.
Tout se passe comme si la variable bio-anatomique, ayant atteint la
limite de ses possibilités évolutives et se montrant incapable de
poursuivre le rythme de l'accélération, se voyait relayée par une autre
variable, douée de moindre inertie et » capable de prendre la relève.
Leroi-Gourhan nous fait toucher du doigt le relais majeur par lequel
l'évolution saute de l'orbite bio-anatomique à l'orbite technologique.
Désormais, l'évolution abandonne à ses lenteurs la variable biologique et
poursuit, à la faveur d'une stratégie nouvelle, l'escalade de
l'accélération. L'Homo Faber-Sapiens, prenant en quelque sorte son élan sur le
tremplin du biologique, passe au régime supérieur. Pour paraphraser
Clausewitz : le technique, c'est le biologique poursuivi par d'autres
moyens.
A l'autre bout de l'histoire, dans l'actuel, on assiste à un relais qui
saute aux yeux. La conquête de l'énergie, qui a dominé l'histoire, voit
aujourd'hui plafonner sa progression millénaire. La variable
énergétique est relayée par une autre variable, douée d'une vitesse d'évolution
remarquable, la variable informationnelle. C'est elle qui mobilise

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Temps, devenir, évolution

l'investissement économique et l'invention technique. C'est sur elle que


mise aujourd'hui l'évolution.
Si on observe de près ce dernier relais, on en tire un enseignement
capital. Si, en effet, en passant de l'énergie à l'information on saute
visiblement d'une variable à une autre, en revanche il apparaît au
regard de la théorie physique que ces deux variables ont même
« dimension » abstraite, celle du logarithme d'une probabilité (néguen-
tropie). Il y a donc comme une « continuité cachée » qui court sous le
discontinu. C'est d'une certaine manière la même variable sous une
autre forme qui prend le relais.
Un relais évolutif, quel qu'il soit, est un moment subtil de la vieille
dialectique du même et de l'autre, du continu et du discontinu. Cette
dialectique travaille, au moins depuis Platon, sous des formes diverses,
philosophiques, métaphysiques ou épistémologiques, toute l'histoire de
la pensée occidentale. Elle a sans doute valeur ontologique, mais prend
son sens le plus aigu quand on passe « de l'être au devenir », comme
l'avait compris Heraclite.
Et, puisqu'il s'agit de dialectique, on peut dire aussi sur le mode
marxiste qu'on trouve à l'œuvre dans le relais évolutif la dialectique du
quantitatif et du qualitatif. Tout accroissement quantitatif, lorsqu'il
dépasse un certain seuil, entraîne un saut qualitatif... A moins qu'on ne
prenne le risque de dire que c'est la loi des émergences qualitatives qui
appelle l'accroissement des quantités ! La première des interprétations
est plus réductrice, la seconde plus riche de sens. Sans doute le propre
d'une relation dialectique est-il de pouvoir être lue dans les deux sens —
et chacun est libre de sa lecture — , mais c'est bien en dernier ressort le
qualitatif qui est l'essence des existences concrètes, actuelles et
simplement observables, et qui mérite de ne pas être réduit au rang de vaine
apparence du monde abstrait des quantités. L'accroissement
quantitatif, sans doute toujours présent dans l'évolution, n'est que l'arête du
poisson ; la chair autour, vivante et vécue, c'est le qualitatif. Que serait
le devenir, réduit à l'addition des quantités ? Le devenir est
changement, avènement et parfois surgissement de nouveauté qualitative. La
quantité le soutient imprescriptiblement, mais ne le constitue pas.

Le temps retrouvé, ce n'est pas seulement le monde des tourbillons et


des surgissements néguentropiques, c'est aussi la forme concrète des
devenirs multimillénaires. Le temps des situations n'est pas le Temps
qui coule, le Temps qui entraîne chacun de ses moments dans une dérive
macrotemporelle qui les dépasse tous.
Le devenir des choses dans son cours continu depuis trois ou quatre
milliards d'années se présente au niveau macrotemporel (quasi
cosmique) comme une lame de fond d'abord infiniment lente et qui accélère
hyperboliquement son allure jusqu'à l'actuel. A travers les relais
paléontologiques des groupes dominants, l'évolution, pour prendre une

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François Meyer

image empruntée à la physique quantique, saute d'orbite en orbite, de


niveau d'activation en niveau d'activation. Elle suractive
progressivement les systèmes biologiques. En un dernier relais, elle place sur orbite
le système vivant en qui s'actualise la néguentropie maximale connue
dans l'histoire de la biosphère. Ce « néganthrope » engage une nouvelle
histoire, libérée des lenteurs biologiques. « Avec l'homme, la chaîne se
brise » (Bergson).
Placée sur orbite technologique, mais aussi sociale et culturelle,
l'espèce humaine multiplie sur un rythme accéléré les relais de son
évolution propre. Elle s'empare du milieu et le transforme à son gré.
Mais l'homme n'est pas seulement « le seul animal producteur de ses
moyens d'existence » (K. Marx), il est le vivant qui investit la planète par
sa démographie hyperbolique : par sa technologie, il l'enserre d'un
réseau de plus en plus dense, de plus en plus complexe et de plus en plus
étendu de communication, d'interconnexions, de concurrences et de
solidarités. 11 achemine la planète vers la totalité : « Le temps du monde
fini commence. »
L'aventure du néganthrope prend le relais de l'évolution tâtonnante
des espèces. Sa néguentropie technologique et culturelle aboutit
aujourd'hui à dégager une variable significative, l'information dans tous
les sens qu'on peut donner à ce mot. Mais, rétrospectivement, c'est toute
l'évolution qui apparaît liée à la croissance de l'information, au sens
d'un accroissement cybernétique des régulations, des interconnexions,
des complexités qui assurent progressivement aux systèmes biologiques
leur autonomie et leur efficacité. La notion abstraite d'information
évolutive s'actualise aujourd'hui en l'homme en un sens concret, celui
que tout le monde entend et qui s'appelle connaissance. L'information
« cachée » qui sous-tend l'évolution biologique affleure en quelque sorte
dans l'homme sous forme manifeste et achevée.
Si on embrasse la biosphère dans la totalité des durées paléontologi-
ques, on y entendra comme un bruit de fond aléatoire et continu, mais
au sein de ce bruit naît et se développe comme un son identifiable et de
plus en plus modulé. Cet effet contre-aléatoire est comme le fil rouge qui
marque la direction de l'évolution.
Comment ne pas évoquer alors le paradigme de l'« ordre par le
bruit », à l'échelle même de l'histoire du vivant ? Il rendrait compte, ce
paradigme, non seulement de l'apparition des îlots de néguentropie
locale au sein du magma aléatoire, mais aussi de l'évolution néguentro-
pique globale dans l'histoire de la biosphère.
C'est alors cependant qu'il convient de marquer un temps d'arrêt. Il
n'est pas d'emblée certain que les procédures expérimentales et les
stratégies de formalisation qui éclairent les processus néguentropiques à
l'échelle locale puissent être sans difficultés théoriques étendues d'un
coup à l'échelle de la biosphère. Si le rapport du local et du global est lui

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Temps, devenir, évolution

aussi à l'ordre du jour de la connaissance, il ne semble pas qu'il soit


définitivement élucidé.
De plus, et quelle que soit l'issue de cette problématique, on resterait
dans l'abstraction si, s'agissant de tester la puissance du modèle local
pour l'intelligibilité du phénomène global, on ne tenait pas compte de
l'allure particulière et définie de ce phénomène global. Il n'est
indifférent en effet que les variables évolutives accusent, non pas un «
accroissement » quelconque, mais une dynamique définie. On peut toujours
discuter rhétoriquement sur la question de savoir si la néguentropie
évolutive est justiciable de l'ordre par le bruit, de l'ordre dans le bruit,
éventuellement de l'ordre contre le bruit, et si elle relève d'une logique
purement stochastique ou de tout autre chose. Mais, si on veut que la
problématique de révolution soit une problématique réaliste, il faut bien
évidemment savoir de quoi on parle. Et c'est seulement en confrontant le
modèle aux courbes évolutives en temps réel que le problème peut être
correctement posé, avant d'être résolu. Les conditions de cette
confrontation ne sont pas encore réunies. Et toute précipitation serait
aventureuse.
Il n'en reste pas moins que l'évolution est un fait. La complexité
indéfinie et infinie de la somme de toutes les situations locales
accumulées au cours des quelques milliards d'années d'évolution est
comme transcendée par la simplicité du fil rouge qui court le long de
cette histoire. Pour prendre une autre image, le son du vivant, qu'il soit
né du bruit ou dans le bruit, d'abord aux limites de l'infrason; s'enfle
jusqu'à passer du grave à l'aigu et à dominer peu à peu le bruit de la
biosphère. Nous sommes au temps du suraigu et notre temps semble
hésiter entre monter à l'ultrason ou retomber dans le bruit, et la
fureur.
L'actuel, ce moment singulier du devenir, n'est pas un accident
contingent, une fantaisie événementielle de l'histoire, mais
l'aboutissement d'une vague évolutive qui sourd des profondeurs du passé. Le
Temps n'est rien moins que la trace planétaire (cosmique ?) du devenir.
Il a propulsé l'Homo Sapiens au sommet de la courbe, où il nous laisse,
en situation d'équilibre instable, devant l'interrogation des lendemains.
La conscience de l'époque perçoit plus ou moins confusément les
tensions et les distorsions qui travaillent la planète et appellent un relais
majeur de civilisation.
Cette « problématique de l'espèce » qu'on évoquait récemment à
l'UNESCO, cette problématique de la survie est bien de savoir si, où,
quand . et comment s'accomplira le saut à une nouvelle orbite de
.

civilisation capable de dépasser les contradictions d'un monde qui finit.


On sent bien qu'il n'y faudrait rien moins qu'un renouvellement majeur
des concepts, des valeurs et des stratégies, des paradigmes aussi, plus
profond sans doute que tous ceux que l'histoire a connus. L'enjeu est
double et sans précédent : le défi est pour la première fois de dimension

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François Meyer

planétaire, les délais de réponse s'amenuisent en fonction même de


l'accélération. Un espace agrandi, un temps rétréci, cette singularité
d'espace- temps définit la situation et ses contraintes.
L'Homo Sapiens assumera-t-il le grand relais ? Nous sommes, disait
Karl Marx, « à l'avant-dernière phase de la. préhistoire de l'humanité ».
Ce qui signifie que nous sommes en mouvement vers une histoire
véritable, enfin libérée des contradictions. A cet optimisme, Bergson fait
écho, sur un mode cependant plus interrogatif :

L'humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu'elle a


faits. A elle de voir d'abord si elle veut continuer de vivre. A elle de se
demander ensuite si elle veut fournir en outre l'effort nécessaire pour
que s'accomplisse jusque sur notre planète réfractaire la fonction
essentielle de l'univers, qui est une machine à faire des dieux.

Le Devenir, pour nous, c'est aujourd'hui cette interrogation.

François MEYER

NOTES

1. D. Florkin, Uévolution bio-chimique, 1947. Sur, l'évolution comportementale.


A. Cailleux, Société géologique de France, 4 février 1952.
2. A. Cailleux. « L'homme en surexpansion ». Bulletin de la Société préhistorique de
France, t. XL VIII. 1951. H. von Foerster, m Science (USA). 4 novembre 1960. et The
Numbers of Man, Biological Computer Laboratory. University of Illinois. 1966.
S.A. Kaplan. « The Theory of Development of Civilizations ». Israel Program for
Scientific Translations, 1969. traduit de Vnemhye tsivilizatii, Moscou. F. Meyer. La
Surchauffe de la croissance, essai sur la dynamique de l'évolution, Paris. Fayard, 1974.
F. .Meyer et J.' Vallée. «The Dynamics of Long-Term Growth». Technological
Forecasting and Social Change, t. VII. 1975. R. Taagepera, « A Long-Range Interaction
Model for People Skills and Resources », Environment and Population, New York.
Praeger.1983.
3. La loi de croissance du taux de croissance, vérifiée depuis les origines, ne peut
poursuivre indéfiniment ses effets. On en convient aujourd'hui (Conférence de Mexico.
1984). Le taux devrait, selon les spécialistes de l'ONU et de la Banque mondiale,
décroître progressivement jusqu'à conduire la courbe démographique à sa stabilisation
au cours du xxr siècle. La vague démographique par laquelle l'espèce investit l'espace
planétaire semble bien sur le point d'avoir donné tout son effet.
4. A. Leroi-Courhan. Le Geste et la Parole, 1964.
5. D. Halévy, L'Accélération de l'histoire, 1948.
6. R.U. Ayrès, « On Technological Forecasting ». Selected Papers from The Hudson
Institute, 1966. De même : F. Mever, Problématique de l'évolution, Paris, PUF,
1954.
Graphique 1
L'évolution du coefficient
de céphalisation

1. Oiseaux 0,04 à 0,05


2. Rongeurs 0,07
3. Carnivores 0,31 à 0,34
1- 4. Singes inférieurs 0,4 à 0,5
5. Anthropoïdes 0,7 à 0,8
6. Hommes 2,8
10 6 4 2
dizaines de millions d'années
Graphique 2
L'expansion démographique
(XVHe-XX«s.)

Population Taux %
(millions)
1984 4 750 1,88
1960 3 027 1,26
1930 2 070 0,86
1900 1600 0,62
1850 1 170 0,52
1800 900 0,44
1- 1750 720 0,31
1700 620 0,27
1650 540
1600 1700 1800 1900 2000

Graphique 3
L'expansion démographique
(histoire et préhistoire)
population log.
Populations Taux%
1010.
109 1984 1984 4 750 000 000 1,87
1950 2 513 000 000 0,90
10» _ 1900 1 600 000 000 0,43
in7 1650 540 000 000 0,07
j -2500 30 000 000 0,014
106- J -25000 1 300 000 0,0007
250000 300 000 0 0002
-800000 100 000

800 000 années


puissances log.
L'évolution
Graphique
des puissances
4
1 000 000-
100 000. 81
10 000. 1. âne 4. moulin à eau 7. machine de Watt
1 000. 2. bœuf 5. moulin à vent 8. centrale électrique
/ 3. chevall fixe 9. poussée de fusée
100. 6. moulin à vent
10- giratoire
1- énergie énergie énergie
animale éléments naturels physico-chimique
- 2000 - 1000 0 1000 2000
vitesse (km/h) Graphique 5
10
L'évolution des vitesses

1. malle-poste
2. train
3. voiture
4. avion à hélice
5. jet
6. fusée à propulsion chimique
7. fusée à propulsion nucléaire

2000
Graphique 6
60. L'évolution des rendements
(moteurs-vapeur)

40- 1. Savery (1698)


Newcomen(1712)
2. Watt (1770, 1796)
3. Cornish (1830, 1846)
20- 4. Triple expansion (1890)
5. Turbine de Parsons (1910)
6. Turbine à haute pression
(1950, 1955)
7. TG ? CDP ? MHD ?
1700 1970

— — capacité crânienne (cm )


outillage (longueur de tranchant
et nombre d'outils)

1500.
Pithécanthrope
1000-
500. Australanthropes _.
Graphique 7
Le relais technologique
1,5 0,5
millions d'années

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