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Ida Zilio-Grandi

La Vierge Marie dans le Coran


In: Revue de l'histoire des religions, tome 214 n°1, 1997. pp. 57-103.

Abstract
The Virgin Mary in the Koran

In the Holy Book, the Virgin Mary shows very definite features and a deep theological value. Here we consider the most relevant
passages concerning Mary in the Koran as well as in some well-known exegetical works. She appears as a paradigmatic figure of
the human condition related to the divine ; she is endowed with all perfections which could reach the prophetic dignity. Quite far
from the Christian mother of God, she belongs to the Koranic and Islamic world completely.

Résumé
Dans le Livre, Marie présente des traits spécifiques et recèle une valeur théologique de très haute importance. L'examen des
passages les plus significatifs du Coran consacrés à la Vierge, ainsi que celui des réflexions relatives à ce point issues de
l'exégèse, montre qu'elle est l'exemple paradigmatique de la condition humaine, faite d'abstinence face à la Révélation, de
dévotion et d'observance légale les plus pures qui soient. Signe privilégié de l'infinie Puissance, elle jouit d'une grâce si profonde
aux yeux de Dieu qu'elle en a reçu toute perfection : elle s'inscrit dans un horizon masculin, elle est accueillie dans l'univers de
l'Islam et, ce qui suscite le plus vif intérêt, il lui est conféré la dignité prophétique. Fort éloignée de la mère chrétienne du Christ,
elle appartient tout entière au système coranique et islamique.

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Zilio-Grandi Ida. La Vierge Marie dans le Coran. In: Revue de l'histoire des religions, tome 214 n°1, 1997. pp. 57-103.

doi : 10.3406/rhr.1997.1188

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1997_num_214_1_1188
IDA ZILIO-GRANDI
Université de Venise

La Vierge Marie dans le Coran

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ienttout entière au système coranique et islamique.

The Virgin Mary in the Koran

In the Holy Book, the Virgin Mary shows very definite features and
a deep theological value. Here we consider the most relevant passages
concerning Mary in the Koran as well as in some well-known exegetical
works. She appears as a paradigmatic figure of the human condition
related to the divine ; she is endowed with all perfections which could
reach the prophetic dignity. Quite far from the Christian mother of God,
she belongs to the Koranic and Islamic world completely.

Revue de l'Histoire des Religions, 214-1/1997, p. 57 à 103


Si chaque fois que Dieu a voulu raconter des histoires aux
hommes, II l'a fait en leur donnant des exemples, si chaque
personnage du Coran est le paradigme d'une condition exis
tentielle à abhorrer - sous peine de châtiment - ou à imiter
de bon gré, la mère de Jésus incarne alors le modèle du parf
ait croyant. Les notes dominantes de Maryam, sa soumission
patiente, son humilité et son acceptation sereine du décret
divin sont précisément les premières vertus que l'Islam
demande au musulman.
Cet essai présentera la figure coranique de Marie. Comme
les passages significatifs que le Livre lui dédie1 se reportent à
d'autres passages et se recoupent aussi avec d'autres, il est
possible de distinguer des groupes de versets ou d'images iso
lées homogènes entre elles pour ce qui est de l'intention
didactique qui les anime, comme de leur dimension apologé
tique ou simplement descriptive. Afin de faciliter cet exposé,
nous avons subdivisé ces passages similaires du Coran en cinq
paragraphes.
Cette analyse sera effectuée à la lumière des commentaires
sunnites les plus connus, dont la réputation est tellement
étendue et l'autorité si reconnue qu'on peut les considérer
comme une sorte de canon. L'objectif fixé consiste à définir la
figure mariale au sein de la structure textuelle et culturelle à
laquelle elle appartient, définition qui implique, autrement dit,
le respect du savoir et de l'exégèse coraniques, tout en cher
chant à se soustraire à l'influence des ressemblances ou des
différences d'ordre historique et théologique avec la tradition
chrétienne, ce qui caractérise au contraire, comme l'a remar
qué Roger Arnaldez, la majeure partie de la recherche islamo-

1. Dans l'ensemble, les passages concernant Marie sont les suivants:


3:31-48; 4:156 et 171; 5:17, 46, 75 et 78; 19:16-30; 21:91; 23:50; 43:57;
66:12. Dans ce travail, ils seront pris en considération dans l'ordre qui suit:
19:26 et 3:37; 19:17-21 et 3:45-47; 66:12 et 21:91; encore 21:91 et 23:50;
encore 66:12 et 3:42-43.
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 59

logique menée sur ce sujet2. Après avoir présenté les explica


tions«mythiques» ou rationalisantes et les extensions légen
daires livrées par les exégètes, on tentera, là où c'est néces
saire et possible, de les éclairer à notre tour et de remonter à
leur sens général.
Introduisons à présent, et dans ses grandes lignes, afin de
mieux pouvoir le suivre, le travail accompli par l'exégèse.
Naturellement, il a pour point de départ la compréhension
exacte des mots, avec l'aide de la grammaire, de la philologie,
de la rhétorique et de l'usage linguistique en œuvre à l'époque
du Prophète. La connaissance du contexte historique des ver
sets, ainsi que des conditions réelles où ceux-ci furent révélés
(asbáb al-nuzul), revête en outre une grande importance. L'in
sistance sur les aspects formels et historiques ne doit pas sur
prendre vu que, lorsque le Prophète de l'Islam prononce le
texte, il n'est pas simplement inspiré, il n'est pas cause instru-

2. R. Arnaldez, Jésus fils de Marie prophète de l'Islam, Paris, 1980, 14;


voir aussi son plus récent ouvrage : Jésus dans la pensée musulmane, Paris,
1988. La bibliographie occidentale est très vaste; signalons, parmi les contri
butions les plus remarquables, par ordre chronologique : A. J. Wensinck,
Maryam, Encyclopédie de l'Islam (= El), 1™ éd. (seule la bibliographie a été
mise à jour dans la 2e édition) ; 'Abd-el-Jalil, La vie de Marie selon le Coran
et l'Islam, Maria, A (1949), 183-211, et Marie et l'Islam, Paris, 1950;
O. Vehia, Le dogme de l'Immaculée Conception dans les perspectives islami
ques, Bikfaya (Liban), 1951; V. Courtois, Mary in Islam, Calcutta, 1954;
M. Hayek, Le Christ de l'Islam, Paris, 1959, 73 sgg. ; G. Parrinder, Jesus in
the Qur'ân, London, 1965, 60-66; N. Geagea, Maria nel messaggio coranico,
Roma, 1972, et Maria, segno ed esempio secondo il Corano, De cultu mariano
saeculis Vi-xii, 5 (1972), 369-388; T. Jablanovic, Les privilèges de Marie selon
les sources de la foi islamique, ibid., 357-368; J. D. McAuliffe, Chosen of all
women: Mary and Fatima in Qur'ânic Exegesis, Islamo-christiana, 1 (1981),
19-28; G. Gharib, Musulmani, in S. De Flores, S. Meo (éd.), Nuovo Diziona-
rio di Mariologia, Cinisello Balsamo, 1986, 1001-1011; Kh. Samir Khalil,
Quelques expressions de la piété mariale contemporaine chez les musulmanes
d'Egypte (et d'Iraq), dans E. Peretto (éd.), Maria nell'Ebraismo e nell'Islam
oggi, Atti del 6° Simposio Internazionale Mariologico, Roma-Bologna, 1987,
141-166; T. Michel, Mary in Islamic Devotion in South-East Asia, ibid., 167-
175; G. Basetti Sani, Maria e Gesùfiglio di Maria nel Corano, I.l.a.-Palma,
1989; G. Ragozzino, Maryam. La Vergine-Madre nel Corano e nella tradi-
zione musulmana, Padova, 1990; L. Hagemann, Mariologische Aspekte im
Koran Forschungsergebnisse seit dem letzten Jahrhundert, De cultu mariano
saeculis XIX- XX, 2 (1991), 605-635.
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mentale libre comme l'auteur biblique, mais il agit comme sous


la dictée; il dit les mots dans la langue dans laquelle Dieu a
choisi de s'exprimer et au moment précis où II a choisi de parl
er. En outre, remarquons qu'il ne s'est pas écoulé moins de
deux siècles entre le moment de la rédaction définitive du
Coran, sous le califat de 'Utmân (m. 35/656), et l'apparition
des premiers grands commentaires - ce qui a sans doute rendu
la compréhension du texte moins immédiate aux dévots des
époques plus récentes.
C'est sur cette base linguistico-historique que les exégètes se
sont livrés à une véritable interprétation qui n'a pas pour
moteur l'actualisation du texte, mais la mise en lumière du sens
des passages obscurs du Coran (mutasâbih) . La plus ancienne
de ces interprétations est « traditioniste », autrement dit, elle
explique les points ambigus, ceux où le sens explicite semble
peu satisfaisant, en recourant aux éclaircissements du Prophète
ou de ses Compagnons, tels que la tradition les a transmis
(tafsïr bi-al-manqul) . La tendance inverse, qui est née de la
pensée mu'tazilite et qui s'est développée avec la théologie3, est
spéculative (tafsïr bi-al-'aql) ; elle laisse une plus ample liberté
à la raison de l'exégète, elle explique les passages obscurs du
Livre en recourant à la métaphore (moins souvent à l'allégorie)
et elle leur reconnaît même plus d'une signification vraie. Il est
plus approprié, dans ce cas, de parler de ta'wïl, recherche per
sonnelle de ce sens premier qui ne se livre pas immédiatement,
mais qui s'atteint à la suite d'un effort d'interprétation. Entre
ces deux extrêmes se situe la position as'arite, qui accepte aussi
bien les comptes rendus de la tradition qu'un ta'wïl modéré,
non hostile au syllogisme ou à d'autres apports de la philoso
phie ; en tant que via media, l'exégèse as'arite a connu une
grande fortune et s'est identifiée très souvent aux dogmes offi
ciels de l'Islam sunnite. Il est également opportun d'ajouter

3. La théologie philosophique musulmane, le kalâm, se distingue de la


falsafa d'origine grecque à laquelle elle est toutefois redevable : un mutakallim
comme Râzï, par exemple, a ouvertement combattu un faylasuf comme
Avicenne.
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 61

qu'en général les commentateurs aiment à recourir à l'analogie


interne au texte coranique et qu'ils ne dédaignent pas d'intégrer
les histoires narrées par le Livre sacré à des passages tirés des
textes des deux grands monothéismes qui ont précédé l'Islam
(isrâ'ïliyyât, tel est le nom des passages vétéro-testamentaires
ou aggadiques, et masïhiyyàt, celui des passages évangéliques,
même apocryphes). Nous pouvons conclure que, quels que
soient les différentes voies et les différents points de vue adopt
és,le travail des exégètes semble orienté vers une compréhens
ion correcte de la parole et vers la volonté d'en tirer des impli
cations théologiques d'une plus vaste portée ; par conséquent,
nous pouvons paraphraser l'affirmation d'un des grands cher
cheurs de la pensée islamique, « ce que l'on trouvera dans les
œuvres d'exégèse coranique est plus qu'une application du
Coran lui-même et plus qu'une explication »4.
Nous présentons par ordre chronologique les commentaires
pris en considération. Le plus ancien est le ùâmV al-bayân de
l'historien Tabarî (m. 310/923), qui a surtout eu le mérite de
recueillir de manière systématique les traditions du Prophète
(hadit), qui devinrent la base des œuvres suivantes, mais aussi
d'avoir tenté une première interprétation du texte coranique.
Le Kaššaf du grammairien et philologue Zamahsarî
(m. 538/1144), grand représentant de l'exégèse mu'tazilite,
relève d'un esprit tout à fait différent ; son œuvre réduit l'i
mportance des traditions pour se consacrer davantage aux
aspects lexicographiques et pour les interpréter ensuite du
point de vue dogmatique. Le Mafàtïh al-gayb du théologien et
philosophe Râzï (m. 606/1209) repose sur une position as'arite
qui toutefois prête attention aux suggestions mu'tazilites ; en
effet, ce commentaire voit l'application fréquente du ta'wïl, la

4. C'est Carra de Vaux, qui écrivit: «II en résulte qu'en réalité le tefsir
apparaît comme une sorte de construction factice faite sur le Coran comme
base, plutôt que comme une étude vraiment critique, ayant pour but la
recherche du sens véritable et originel du Livre. C'est une application du
Coran plus encore qu'une explication », dans Les penseurs de l'Islam, III :
L'exégèse, la Tradition et la jurisprudence, Paris, 1984 (réimpr. anast. de
l'éd. 1921-1926), 380.
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recherche de la signification cachée, le plus souvent dans un


sens anthropologico-moral. Le čámť al-ahkâm li-al-Qur'àn de
l'Andalou QurtubI (m. 671/1272), qui est lui aussi as'arite en
matière de théologie et mâlikite en matière de droit5, ne se
contente pas du sens littéral (zâhir) des expressions corani
ques.Cette œuvre professe un grand respect pour les traditions
comme le càniï de Tabarî, mais, contrairement à ce dernier,
Qurtubï analyse davantage le texte des hadït que l'exactitude
de la transmission de celui-ci ; en outre, l'attention portée ici
aux isrâ'ïliyyât, aux masïhiyyât, ou à d'autres sources non isl
amiques que l'auteur ne considère pas comme dignes d'intérêt,
est plutôt réduite. Nous avons en outre consulté: le célèbre
Anwar al-tanzïl que Baydâwï (m. 691/1291), théologien et phi
losophe également as'arite, a écrit dans l'intention précise de
corriger le rationalisme de Zamahšari; le Durr al-mantur de
Suyutï (911/1505), auteur égyptien éclectique qui a été proche,
toute sa vie durant, des confréries mystiques et le Ruh al-ma'ânï
de l'Irakien moderne Àlusï (m. 1270/1854), capable de syn
thèses habiles et attentif aussi à l'exégèse sï'ite. Enfin, pour de
rapides allusions à l'interprétation mystique proprement dite,
nous avons tenu compte du Tafslr Ibn 'Arabï6.

5. Signalons que, en général, les adeptes de l'école religieuse as'arite se


réfèrent aux écoles mâlikite ou š âfi'ite, tandis que les adeptes de l'école rel
igieuse mâturïdite sont, en droit, hanbalites ou hanafïtes.
6. Tabari, ùânti' al-bayàn, éd. Sâkir, Dur al-ma'ârif, Le Caire, s.d.
(désormais = T); Zamahsarï, al-Kaššáf 'an haqa'iq gawâmid al-tanzïl, Dur al-
kitâb
3e éd., al-'arabï,
1405/1985Beirut,
(= R);s.dQurtubï,
(= Z) ; Râzï,
al-Gâmi'
Ma'fâtïh
li-ahkàm
al-Ôayb,
al-Qur'ân,
Dâr al-fikr,
Dâr al-mak-
Beirut,
taba al-'ilmiyya, Beirut, 1413/1993 (= Q); Baydâwï, Anwâr al-tanzïl, éd.
Fleischer (Beidhawi, Commentantes in Coranum, 1846-1848), Osnabruck,
1968 (= B); Suyutï, al-Durr al-mantur, Beirut, 1411/1990 (= S); Àlusï, Ruh
al-ma'ânï, Dâr al-turât al-'arabï, Beirut, s.d. (= A); Tafslr Ibn 'Arabï, Dâr
Sâdir, Beirut, s.d. (l'attribution à Ibn 'Arabï est due à l'éditeur libanais, il
s'agit du Ta'wïlât al-Qur'ân de Qâsânï, cf. P. Lory, Les commentaires ésotéri-
ques du Coran selon A. R. Al-Qâshânï, Les Deux Océans, Paris, 1991). Ce tra
vail ne comporte pas les commentaires sï'ites qui toutefois apporteraient peu,
en suivant le travail déjà cité de J. McAuliffe, Chosen of all women, 24-25, à la
réflexion sunnite sur la figure mariale, si l'on exclut le rapprochement cons
tant avec Fâtima, la fille du Prophète.
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 63

1 I La silencieuse, nourrie de Dieu {Cor. 19:26 et 3:37)

Lors de cette première approche de la figure mariale pré


sente dans le Coran, nous examinerons les versets 19:26 et 3:37.
Ils se réfèrent tous deux à une provision miraculeuse de nourri
ture,question qui est, comme nous le verrons, d'une impor
tanceprimordiale ; en effet, elle confine avec la possibilité d'at
tribuer à Marie la dignité de prophète, nœud crucial de la
mariologie islamique postcoranique. Bien que les moyens narr
atifs de chacun de ces versets soient tout à fait différents l'un
de l'autre et que le rapprochement ne semble pas immédiat à la
première lecture, il est toutefois suggéré dans l'exégèse, qui
relève entre les deux versets en question des affinités qui méri
tent d'être signalées.
Voyons le premier. Après le récit de l'annonciation, de la
conception et du retrait en un « lieu lointain », le Coran s'attarde
sur la douleur et la tristesse de la Vierge qui, adossée au tronc
d'un palmier, est en prise aux douleurs de l'enfantement ; une
voix, celle de Gabriel ou de Jésus, l'appelle pour la consoler,
l'avertit de l'apparition d'un ruisseau à ses pieds et de la vivifica-
tion du tronc de ce palmier, qui porte maintenant des dattes fraî
ches et mûres. Suit le verset qui fait l'objet de notre examen
(19:26) et qui dit : « Mange et bois, rends à ton œil la fraîcheur.
Au premier humain que tu verras, dis: "J'ai fait vœu au Tout
miséricorde déjeuner. Je ne parlerai ce jour à personne !" »7
Comme on l'a dit, l'excellence de Marie est ici exprimée par
la grâce du don de la nourriture ; les œuvres exégétiques attr
ibuent à cette provision (fa Ida) de dattes et d'eau une impor
tanceparticulière et certains auteurs y voient non seulement un
élément d'élection mais aussi une preuve de véridicité que Dieu
donna à Marie face aux incrédules. La question réside dans la
manière correcte d'interpréter ce don de nourriture. Doit-on le
considérer comme une simple karâma, autrement dit un
prodige que Dieu accorde à ceux qui Lui sont chers ? Ou bien

7. La traduction est celle de J. Berque, Le Coran, Paris, 1990.


64 IDA ZILIO-GRANDI

doit-on le considérer comme une mu'giza, miracle/preuve de


mission prophétique, événement contraire à l'ordre habituel
des choses, acte de Dieu, inimitable pour toutes les créatures
(cf. Cor. 17:88)8? Et selon cette dernière hypothèse, peut-on
soutenir que c'est un miracle de Marie, vu que la Vierge
n'appartenait pas au nombre des prophètes et n'a été chargée
d'aucune mission ?
En réponse à la première question, Tabarï écrit: «Le pal
mier ne portait pas de fruits vu que, s'il en avait porté, Marie
aurait mangé bien avant d'en recevoir l'ordre ; c'était l'hiver, et
la présence de dattiers hors saison et qui se mettent tout à coup
à mûrir signifie qu'il se produisit un miracle prophétique
(mu'giza) : il est en effet dans l'ordre des choses que les dattiers
soient tout d'abord fleur, baie et fruit sur.»9 La réflexion du
théologien as'arite Razï touche aussi au second point de la
question, relatif à l'attribution de l'événement : « Dieu fit du
bien de deux manières à Marie, l'une par la nourriture et la
boisson, l'autre en lui réconfortant le cœur, et donc il y eut
deux miracles (mu'gizatâni). On se demande à qui ils furent
réservés et les mu'tazilites répondent que ce furent des miracles
du tuteur de la Vierge, le prophète Zacharie (...); c'est faux, car
Zacharie ignorait qu'ils avaient eu lieu et même où. De quels
miracles prophétiques s'agit-il donc? La vérité est que ce furent
de saints prodiges (karâmât) réservés à Marie, ou bien des
signes prédictifs (irhâs) de la venue de Jésus. »10
Le verset 37 de la sourate de la Famille de 'Imrân {Cor. 3),
le second verset que l'on entend examiner ici, présente encore le
don divin de nourriture: «... Chaque fois qu'il (= Zacharie)
allait la voir dans le Saint des saints, il trouvait auprès d'elle
une attribution. Il dit: "O Marie, d'où cela te vient-il?" -

8. La définition technique de miracle comprend en effet les notions pr


imaires d'inimitabilité et de rupture du cours habituel des choses. Pour rendre
évident son propre miracle, le soi-disant prophète devra proclamer sa propre
mission en annonçant le miracle (da'wa), et défier ensuite les incrédules de
l'imiter (tahaddî).
9. T, XVI, 31.
10. R, XXI, 207.
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 65

"Cela vient de Dieu", dit-elle, Dieu attribue à qui II veut sans


compter. »"
Les questions débattues par les commentateurs à propos de
ce verset sont approximativement les mêmes que celles que
nous avons déjà vues ci-dessus. Nous ne rapporterons donc
que la réflexion de Àlûsï, qui résume bien les principales posi
tions des chercheurs qui l'ont précédé : « La nourriture dans le
temple démontre la possibilité du prodige des saints (karâma),
vu que, conformément à l'opinion répandue, Marie ne reçut
pas la dignité de prophète : sur ce point convergent les sunnites
et les sï'ites. Les mu'tazilites (qui ne croient pas à la possibilité
du prodige des saints) proposent des solutions différentes.
Balhï, par exemple, y lit un signe prédictif (irhâs) de la venue
de Jésus, tandis que Gubba'ï, du fait de la ressemblance entre
cet événement et le miracle prophétique (mu'giza), y voit au
contraire un miracle du prophète Zacharie... »12 Àlûsï n'est pas
d'accord avec les lectures proposées par les deux représentants
de l'école mu'tazilite et il les conteste tous deux au nom d'argu
ments tant d'ordre traditionnel que rationnel. Au premier - qui
interprétait le fait comme l'annonce préalable de la mission de
Jésus - il répond que les signes prédictifs précèdent la procla
mation formelle (da'wa) d'une mission prophétique; dans le
cas de Muhammad, en effet, les nuages lui firent de l'ombre et
les pierres lui parlèrent avant qu'il ne se proclamât Envoyé de
Dieu; en outre, ces signes apparaissent dans l'histoire de ce
même prophète et non pas d'une autre personne. Àlûsï fait sim
plement remarquer à l'autre interprète - qui voulait attribuer
l'événement à Zacharie, parce qu'il était convaincu que ce don
de nourriture possédait les caractéristiques du miracle prophé-

11. Selon les commentateurs, Zacharie s'étonne de trouver des fruits


d'hiver l'été et des fruits d'été l'hiver, ou peut-être plus qu'il n'en avait
apporté, cf. par ex. T, VI, 353-356 et S, II, 35. Signalons ici également l'affi
rmation de l'ancien Mugahid rapportée par Suyûtï lui-même, ibid. : la divine
providence (rizq) qui provoque l'étonnement de Zacharie ne devrait pas être
lue comme nourriture mais comme science ('ilm).
12. A, III, 140; pour le passage suivant, III, 154. Pour les positions
mu'tazilites, cf. Z, I, 360.
66 IDA ZILIO-GRANDI

tique - que l'on ne peut pas parler de miracle prophétique car


il manque un élément fondamental. Zacharie, en effet, n'a
jamais défié personne à l'imiter (tahaddï)n. En niant donc qu'il
s'agisse d'un Signe réservé à d'autres, Àlusï conclut sa disserta
tion en rappelant l'annonciation, la Bonne Nouvelle que les
anges apportèrent à Marie14 et non pas à Zacharie, tout en
sachant bien que la présence de l'Ange n'est pas un facteur de
peu d'importance : « C'est précisément sur ce verset que se fon
dent ceux qui croient dans la prophétie (nubuwwa) de Marie,
et le fait que les anges lui aient adressé la parole constitue dans
ce cas une preuve décisive. »
La divine provision de nourriture se trouve ainsi au centre
de la spéculation islamique sur la figure de Marie, plus encore
peut-être que la conception, Signe qui n'appartient pas à elle
seule mais qu'elle partage avec son propre fils. Pour citer
l'exemple d'un auteur différent de ceux qui ont été purement
considérés ici, dans le chapitre du Fisal que le grand polémiste
et hérésiographe Ibn Hazm (m. 454/1013) consacre à la pro
phétie des femmes, la véridicité de la prophétie de Marie est
mise en relation directe avec le miracle/preuve de la nourriture
dans le temple. Après avoir rappelé, sur des bases coraniques,
que Dieu envoya l'inspiration à plus d'une femme par le biais
de Ses anges, et que l'inspiration divine appartient sans aucun
doute au chapitre de la prophétie, Ibn Hazm observe : « Dieu
envoya Gabriel à Marie, mère de Jésus, avec des mots pour elle
(...) et ceci est une véritable prophétie (nubuwwa), où le Mess
age (risâla) lui est réellement adressé, et il est réellement ins
piré de Dieu. Auprès d'elle, Zacharie trouvait souvent une pro
vidence de Dieu, descendue du Ciel...»15

13. Comme nous l'avions déjà indiqué, défier les incrédules d'accomplir
le même geste dans le but de démontrer leur incapacité, est un aspect essentiel
du miracle/preuve de prophète, comme l'indique déjà l'étymologie du mot
(mu'giza = ce que l'on ne peut pas imiter).
14. Cf. Cor. 3:42: «Lors les anges dirent: "Marie, Dieu t'a élue..."» et
19:19: «Je ne suis, dit-il (= l'Ange), qu'un envoyé de ton Seigneur, venu te
faire présent d'un garçon tout pur. » Nous reviendrons sur ces passages.
15. Kitàb al- Fisal fi al-milal wa al-ahwâ' wa al-nihal, Le Caire, 1317/z,
V, 17-18.
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 67

Marie a été nourrie par Dieu et cette caractéristique a


paru tellement remarquable qu'elle a également été attribuée
à Fâtima, la fille du Prophète16. Ce rapport entre Marie et la
nourriture, suggéré par le Coran, est parfois poussé à ses
conséquences extrêmes et se transforme en une similitude :
Àlusï, se fondant sur l'assimilation des hommes aux arbres,
établie par la célèbre phrase du Prophète: «Le croyant est
comme l'arbre vert qui ne perd pas ses feuilles »17, affirme
qu'il est possible d'opérer une comparaison entre la Vierge
mère et le palmier sec vivifié, puisque tous deux possèdent de
solides racines et de hautes branches dans le ciel et que le fils
de Marie serait devenu utile à l'humanité autant que l'est le
doux fruit du palmier18.
De manière plutôt inattendue, le Coran juxtapose le jeûne
à cette profusion de nourriture. Si nous revenons au ver
set 19:26 («Mange et bois... Au premier humain que tu ver
ras, dis : "J'ai fait vœu au Tout miséricorde de jeûner. Je ne
parlerai ce jour à personne!"»), nous remarquons en effet
que le don de boisson et de dattes, ainsi que l'ordre de se
nourrir, s'accompagne de l'ordre inverse : l'interdiction liée au
vœu de jeûner.
Les commentaires coraniques examinés tournent tous, de
façon quasiment unanime, autour de cette obscurité du sens
manifeste (mange, même si tu as fait vœu de jeûner) et propo-

16. Cf. L. Veccia Vaglieri, Fâtima, El, T éd., III, 866. Pour les traditions
sur le don de nourriture à Fâtima et à Marie dans le temple, v. Arnaldez,
Jésus fils de Marie, 56-59. L'étude de la corrélation entre les deux figures
féminines, entreprise par McAuliffe sous l'angle de l'exégèse, avait été menée
sous l'aspect de la dévotion par L. Massignon, L'Oratoire de Marie à l'Aqça,
vu sous le voile de deuil de Fâtima (1956), dans Opera Minora, Beirut, 1963, 1,
592-618.
17. Variante: «Parmi les arbres, certains possèdent la bénédiction
(baraka), comme la possèdent les musulmans», ces deux dictons ont été
recueillis par Buhârî, cf. A. J. Wensinck, Concordance et indices de la tradi
tionmusulmane, Leiden, 1936..., réimpr. an. 1988, III, 67-68.
18. A, XVI, 81. T, VI, 33 était aussi moins explicite mais semblable. Il
serait intéressant de pouvoir développer le rapport entre la reproduction par
bouture qui est le propre du palmier (ce qui a fait d'elle l'emblème du phénix
dans de nombreuses cultures) et celle qui devient mère sans le concours d'un
homme.
68 IDA ZILIO-GRANDI

sent deux solutions. La première est, naturellement, d'ordre


lexicologique et s'appuie sur la synonymie entre jeûne et
silence19 : elle permet d'éliminer la contradiction incluse dans le
discours de Marie (qui deviendrait : j'ai fait vœu de silence et ne
parlerai point) et de maintenir une séquence correcte et logique
par rapport aux versets suivants, où Jésus défendra sa mère de
la calomnie, en suppléant précisément à son silence. « Le jeûne
(sawm) et le silence (samt) sont la même chose » écrit par
exemple Qurtubï ; « En effet, jeûne signifie abstention (imsàk)
et le silence est abstention de la parole. »20
La seconde solution est d'ordre juridique et fait corre
spondre à l'identification des termes sawm (jeûne) et samt
(silence) une concomitance rituelle: tous les commentateurs
affirment qu'auprès du peuple de Marie, il était obligatoire
d'observer le silence pendant le jeûne et que la communication
n'était possible que par gestes ; cette interdiction est évincée de
la loi islamique qui ne prescrit que l'abstention du parler
abject21. Le vœu de silence, qui jouit, selon la loi précédente,
d'un prestige égal à celui du vœu du voyage à La Mecque dans
l'Islam, déplaît tout particulièrement à la nouvelle religion car
il causerait à l'âme restriction et souffrance ; le Prophète l'inter-

19. Sur le silence de Marie dans l'enseignement ésotérique de l'Islam,


v. C.-A. Gilis, Marie en Islam, Paris, 1990, 15-24 (chap. «Le signe muet»).
20. Q, XI, 66-67, cf. T, XVI, 32; Z, III, 14; R, XXI, 207; B, I, 570; S,
IV, 478 ; A, XVI, 86-87. Les lexicographes considérés par E. W. Lane {Ara
bic-English Lexicon, IV, London, 1872, Beirut, 1968, s.v.) confirment que
dans la langue arabe correcte jeûne signifie abstention au sens absolu du
terme, donc de nourriture, de boisson, de coït et de parole ; en se basant sur
le passage coranique examiné ici (Cor. 19:26), ils entendent en particulier le
silence. Sur le terme sawm comme abstention du mouvement (et applicable
donc à l'apparente immobilité du soleil à midi ou à l'absence de vent ou au
calme de la mer), cf. infra.
21. Comme en témoigne un hadîi du Prophète, toujours chez Qurtubï,
ibid. : « Si quelqu'un d'entre vous est en train de jeûner, qu'il ne fasse pas de
propositions obscènes aux femmes, qu'il ne parle pas comme un insensé et ne
prenne pas part à des litiges ni ne profère d'insultes, mais qu'il réponde : "Je
suis en train de jeûner." Pour toutes les traditions sur le silence, y compris
celles de isnâd faible et donc non pas prises en considération par les recueils
canoniques, on renvoie à Ibn Abi al-Dunyâ (m. 281/894)», Kitâb al-samt,
Beirut, 1410/1990. Sur le vœu de jeûne silencieux des femmes musulmanes
contemporaines, v. Michel, Mary in Islamic Devotion, 173.
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 69

dit en même temps que d'autres vœux, comme celui de rester


debout sous le soleil22.
En lisant le vœu de Marie comme vœu de silence, les com
mentateurs se trouvent face à un nouveau problème : comment
celui qui veut vraiment observer son vœu de silence pourra-t-il le
communiquer aux hommes ? D'après le texte coranique, la voix
ordonna en effet à Marie : « Au premier humain que tu verras,
dis : "J'ai fait vœu au Tout miséricorde de jeûner. Je ne parlerai
ce jour à personne !" » Comment pourra-t-il alors obéir à l'impér
atifdivin quulï ! (dis !) ? Les commentateurs envisagent alors
plusieurs solutions. Selon Tabarï, par exemple, Marie parla pour
annoncer son propre vœu puis elle se tut ; selon Suyutï, le vœu de
silence ne concernerait que les modalités de la naissance de Jésus,
et seulement ce point. Selon Zamahsarï, il ne s'agirait que d'une
interdiction de répondre aux sots, et le Tafslr Ibn 'Arabï propose
aussi comme interprétation le fait de « ne pas s'asseoir à la table
de ceux qui ne peuvent pas comprendre »23.
Toutefois, les exégètes penchent en général pour une solu
tion qui exploite l'analogie avec un autre verset coranique ; ils
pensent que Marie a communiqué par gestes parce qu'ils en
appellent à Cor. 3:41, où l'on narre l'imposition du silence à
Zacharie. Enhardi précisément par le don divin de nourriture
offert à Marie dans le temple24, ce prophète avait en effet osé

22. Cf. surtout Cor. 22:29: «Et puis qu'ils éliminent leurs excroissances,
qu'ils s'acquittent de leurs vœux, qu'ils fassent le tour de la franche Maison »,
ainsi que les chapitres sur les vœux contenus dans les recueils de traditions
(cf. Wensinck, Concordance, III, 449). Valable pour tous, à ce sujet, est Mâlik
b. Anas, Muwattâ', Dâr al-fikr, Beirut, 1907/1987, 388-389, n. 8: «Le Pro
phète vit un homme debout sous le soleil et il lui demanda ce qu'il avait ; ils
lui répondirent qu'il avait fait vœu de ne pas parler, de ne pas rester à
l'ombre, de ne pas s'asseoir et de jeûner. Le Prophète ordonna qu'il parlât,
qu'il restât à l'ombre, qu'il s'assît et qu'il mît fin à son jeûne»; ibid., n. 9:
« Le Prophète lui ordonna de compléter ce qui fait partie de l'obéissance à
Dieu et de laisser ce qui fait partie de la désobéissance. »
23. T, XVI, 32; S, IV, 478; Z, III, 14; Tafslr Ibn 'Arabï, II, 7.
24. Telle est l'opinion des commentateurs, par ex. Q, IV, 46 ; Z, I, 359.
La corrélation, de mémoire biblique, entre les histoires de Zacharie et de
Marie dans ce passage coranique et ailleurs, est particulièrement mis en évi
dence par T, XVI, 30.
70 IDA ZILIO-GRANDI

demander au Seigneur la naissance d'un fils ; après qu'il lui fut


annoncé la naissance de Jean, il voulut un Signe et Dieu lui
répondit: «Ton signe... sera de ne parler à personne de trois
jours que par mimiques. En outre rappelle intensément ton Sei
gneur, exalte Sa transcendance soir et matin ! » Bien que les
deux genres de silence, celui de Marie et celui de Zacharie,
soient traités différemment par les commentateurs, puisque,
dans celui de Marie, ils ne révèlent pas l'aspect punitif qu'ils
ont au contraire dans celui de Zacharie, il est intéressant de
recourir à l'interprétation de ce passage par rapport aux deux
versets relatifs à Marie, examinés dans ce paragraphe.
En observant le verset sur le silence de Zacharie, les auteurs
remarquent la même obscurité quant au sens explicite du
terme : comment celui qui reste muet pourra-t-il exalter Dieu ?
Ils estiment l'expression gestuelle tout à fait impossible, cette
forme d'expression invoquée par le tafsïr dans le cas de Marie ;
ils en appellent alors à nouveau à la synonymie entre silence et
jeûne, et ils lisent au contraire le signe du silence comme un
jeûne (Qurtubï et Àlûsï); ou bien ils pensent au seul mouve
mentdes lèvres non accompagné d'émission de voix (Tabarî et
Zamahsarî)25 ; ou encore, ce qui est beaucoup plus significatif,
ils affirment que le miracle réside précisément dans la possibil
ité de glorifier Dieu malgré cette aphasie temporaire. « Lors
que Zacharie se réveilla, il ne parvenait pas à parler, mais il
pouvait tout de même réciter la Torah et rappeler Dieu », écrit
Qurtubï, et Alûsï le reprend en ces termes : « Le signe consiste
à le rendre muet pour tout, sauf pour rappeler Dieu et pour Le
louer. »26 Le théologien distingue en effet très clairement le
double niveau d'expression auquel le Coran se réfère, celui du
silence, qui est humain, et celui de la parole, qui est divin.
En d'autres termes, on admet, grâce à ces explications, la
simultanéité et le caractère non contradictoire du commande-

25. Q, IV, 53: «Signifie qu'elle ne mangera pas pendant trois jours,
parce qu'ils ne parlaient pas quand ils jeûnaient»; A, III, 150: «On pense
que le silence est une métonymie (kinâya) pour le jeûne, car, quand ils jeû
naient, ils ne parlaient à personne » ; T, VI, 384 sgg. ; Z, I, 354.
26. Q, IV, 52; A, III, 150; R, VIII, 44.
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 71

ment et de l'interdiction, vu que l'interdiction ne concernait


que le milieu humain. Dit d'une manière plus générale, le rap
port de l'homme à l'homme est autre chose que le rapport de
l'homme à Dieu, car là est en vigueur la norme imposée par la
loi religieuse, tandis qu'ici il règne une liberté absolue, qui ne
peut être sujette à aucune limitation. Et encore, en considérant
un autre point de vue : lorsque Dieu Se révèle, lorsqu'il confère
Sa grâce aux hommes, ceux-ci doivent se mettre dans un état
d'abstention et au fond, peu importe qu'il s'agisse de jeûne ou
de silence. Pendant que Marie jeûne ou se tait, Dieu envoie Sa
propre nourriture et Son verbe27 au monde, en lui permettant la
naissance miraculeuse de Jésus, «Parole de Dieu» (Cor. 3:39
et 45). Exactement comme il avait proclamé la naissance de
Jean dans le silence, ou le jeûne de Zacharie.
Le Livre Saint fournit un grand exemple de la manière
dont l'action divine prescrit l'abstention humaine, lorsqu'il
affirme que le Ramadan, le mois de jeûne pour tous les
musulmans, est aussi le mois « pendant lequel fut commencée
la descente du Coran, en tant que guidance pour les hommes
et que preuves ressortissant de la guidance et de la
démarcation (entre le bien et le mal)» (Cor. 2:185, cf. 97:1
et 44:3). Les traditions canoniques étendent la Révélation
au-delà de la Nuit du Destin: «Gabriel jetait des mots au
Prophète chaque nuit du Ramadan »28 ; d'autres traditions
rappelées par les commentateurs vont jusqu'à affirmer que
toutes les lois monothéistes descendirent en ce mois29 choisi

27. Au rapprochement entre le jeûne et le silence correspond évidem


mentcelui entre la nourriture et la parole ; parmi les traditions recueillies par
Ibn Abî al-Dunyâ, K. al-samt, 166 : «Au Paradis il y a une pièce d'où on voit
à l'extérieur et elle est réservée à ceux qui ont bonne parole et bonne nourri
ture(husn al-kalám wa dill al-ta'âm)»; 175: «Te sont prescrites la bonne
nourriture et la bonne parole.» Également Cor. 14:25 qui déclare explicit
ement la similitude entre la bonne parole et l'arbre qui donne ses fruits en
toute saison.
28. Cf. Wensinck, Concordance, II, 307, d'après Bufrarî, Sahlh, Dâr al-
gîl, Beirut, s.d., I, 5 (Bad' al-fjalq, et Muslim).
29. Q, II, 199; Z, I, 226: «On fit descendre les feuillets d'Abraham la
première nuit du Ramadan, la Torah la sixième nuit, l'Évangile la treizième et
le Coran la vingt-quatrième. »
72 IDA ZILIO-GRANDI

par Dieu comme moment privilégié pour sa propre manifesta


tion qui ne peut donc pas se confondre avec les suggestions
diaboliques30.
Ainsi le jeûne/silence de Marie apparaît-il, sous certains
aspects, applicable à tout croyant comme métaphore de la
condition humaine face à la divinité. Le fait que l'on consi
dèreque l'élément fondamental de la divinité même est préc
isément la parole et l'attribution du silence à l'humanité appar
aîtra alors dans toute sa cohérence; de toutes les différentes
manières dont le Coran exprime la distance qui sépare
l'homme de Dieu, l'opposition silence/parole semble final
ement l'une des plus significatives. Et ce n'est pas un hasard si,
lorsque ce Dieu, qui détient la parole, veut offrir au monde
Sa clémence et Sa miséricorde, II le fait en intimant à un pro
phète l'ordre de répandre Sa loi; II le fait en arrachant
l'homme à son silence31.

30. Tel semble être le sens du hadït_ (rapporté par ex. par Q, II, 196,
d'après Buharî, Muslim et Tirmidï) selon lequel, pendant le Ramadan, on
ouvre toutes grandes les portes de la miséricorde divine mais on ferme les
portes de l'enfer et l'on enchaîne les diables. Et peut-être est-il possible de lire
également de cette manière les interdictions de jeûne prolongés en d'autres
mois, cf. encore Wensinck, ibid., d'après Buhari, Muslim, Tirmidï et Ibn
Mâga, et III, 445 : «Ceux qui jeûnent toujours ne jeûnent pas» (dans Buhârï,
Muslim, Nisa'ï, Ibn Mâga).
31. Cf. d'abord les nombreux impératifs coraniques qui (dis!) et iqra'
(récite !) qui sont de plus en plus nombreux en passant de la période mec-
quoise à la période médinoise (R. Blachère, Le Coran, Paris, 1980, Introduct
ion, 22). Toute la cosmologie du Coran peut s'inscrire entre parole et
silence : le terme kalima, d'emploi essentiellement médinois, apparaît, aussi au
pluriel, toujours en référence à Dieu ou à Jésus Sa Parole (seul dans Cor. 18:5
c'est le mot blasphème prononcé par les Hébreux), cf. surtout T. O'Shaugh-
nessy, The Coranic Concept of the Word of God, Roma, 1948, 16-22. Le terme
plus neutre qawl, d'emploi mecquois et médinois, s'applique aussi à l'homme,
à Satan et aux idoles, mais il se réfère bien plus souvent à Dieu ; Satan (1 14:4,
23:108, 11:105, 78:38) et le méchant murmurent (20:102-103), les méchants
sont muets le Jour du Jugement Dernier (36: 63-65, 23:108, 11:105), comme
sont muettes les idoles sur cette terre (7:148, 35:14) mais elles répondront à
Dieu le Jour du Jugement Dernier (18:52, 46:5, 28:63, 25:17, 4386...).
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 73

21 La femme chaste et l'Ange {Cor. 19:17-21 et 3:45-47)

Comme le démontre le paragraphe précédent, Marie, dans le


Coran, est une figure d'abstention, une abstention qui s'accom
pagneponctuellement, en revanche, d'une sorte de plénitude
majeure : le Livre montre en effet la mère de Jésus qui s'éloigne de
la nourriture et de la parole humaine pour se rendre apte à
accueillir la nourriture du Logos divin (cf. en particulier
Cor. 19:26). Cet élément d'abstention se présente de manière
explicite comme une abstention du contact masculin dans le récit
de l'annonciation contenu dans la sourate «Marie» {Cor. 19).
Ici la jeune femme, effrayée par l'apparition de cet homme parf
ait, qui est la représentation anthropomorphe de l'Esprit divin,
s'éloigne de lui en cherchant refuge auprès du Miséricordieux et,
de par ce retrait, elle reçoit le don de Jésus, « le garçon tout pur ».
Son effroi est aussitôt remplacé par la stupeur de pouvoir avoir
un enfant sans avoir jamais été touchée par un homme.
Le récit contenu dans la sourate de la Famille de 'Imrân
{Cor. 3), du fait qu'il est chronologiquement postérieur à l'autre
et qu'il fait peut-être appel à la mémoire des auditeurs, apparaît
moins articulé. La conception est donnée comme implicite, la
crainte de la Vierge est négligée et les paroles de l'Ange ne susci
tentque l'étonnement devant la naissance prochaine.
Rapportons tout de suite les deux passages pour les analy
ser ensuite, en suivant les indications des commentateurs.
Cor. 19:17-21: «... Nous lui envoyâmes Notre Esprit
(Rûhanâ), qui revêtit pour elle la semblance d'un humain parf
ait - Elle dit : « Mon refuge contre toi soit le Tout miséricorde,
si tu es de ceux qui se prémunissent !» - « Je ne suis, dit-il,
qu'un envoyé de ton Seigneur, venu te faire présent d'un gar
çon tout pur.» - «Comment, dit-elle, aurais-je un garçon,
quand nul époux ne m'a touchée, et que je ne suis pas une
gaupe?» - il32 dit: "C'est ainsi. Ton Seigneur dit: 'C'est pour
Moi bien facile'... Et ce fut chose accomplie. " »

32. Le sujet est sous-entendu dans le texte arabe et il n'est pas évident
pour les exégètes qu'il s'agisse de l'Ange, cf. infra.
74 IDA ZILIO-GRANDI

Cor. 3:45-47 : « Lors les Anges dirent : "Marie, Dieu te fait


l'annonce d'une Parole de Lui venue..." - "Mon Seigneur,
dit-elle, comment enfanterais-je sans qu'un homme ne m'ait
touchée?" - "C'est ainsi", dit-Il - Dieu crée ce qu'il veut. S'il
décrète une chose, II Lui suffit de dire : "Sois", et elle est. »
Les passages cités présentent des aspects communs, tant
dans l'annonciation que dans la conception; en particulier,
pour ce qui est de l'annonciation, la présence concrète de
l'Ange (ou des anges) ; et pour la conception, l'extrême spiri-
tualisation des modalités de la conception même. En effet, que
ce soit dans l'un ou l'autre récit, le Coran n'associe pas à la
nature physique de l'Ange la nature tout autant physique,
matérielle, tangible, de la pénétration de l'Esprit33. En
revanche, il fait appel au décret immédiat de Dieu, à la parole
instantanée créatrice, le кип (sois !) très simple de Sa volonté,
cet acte facile, qu'il accomplit en toute aisance, légèrement,
sans le moindre effort ('alâ hayy in).
Si nous recourons à présent aux commentaires, les questions
soulevées avant toutes choses autour de l'Ange et de son humanis
ation sont nombreuses ; en premier lieu, naturellement, on tente
d'expliquer quel ange se cache derrière la définition coranique de
«Notre Esprit» dans Cor. 19:17 («Nous lui envoyâmes Notre
Esprit (Rûhanâ), qui revêtit pour elle la semblance d'un humain
parfait » ). Le plus souvent, les auteurs y reconnaissent l'Ange
Gabriel puisque tel serait le sens manifeste (zâhir) du passage34.
Certains ont tenté ensuite de donner un autre fondement à leur
conviction. Le philosophe as'arite Râzï, par exemple, soutient
qu'il s'agit sans aucun doute de Gabriel et non pas d'un autre
ange s'appelant Esprit (Ruhp5, puisque le Messager par excel-

33. Comme ce sera le cas, au contraire, dans deux autres versets analo
guesexaminés plus loin.
34. T, XVI, 22 ; Z, III, 9 ; R, XXI, 198 et VIII, 52 ; Q, XXI, 62 ; B, I, 578
et I, 155 ; S, IV, 477; A, XVI, 75 et III, 159. Le Tafsïr Ibn 'Arabî (cf. II, 5) ne
donne pas de nom à l'Esprit Saint (al-ruh al-amln).
35. Ruh, l'ange le plus élevé, est l'esprit vital et chaque particule de
son souffle deviendrait l'âme d'un nouveau-né selon Qazwïnï, 'Aga 'ib
al-ma}} luqât, I, 56, cit. de T. Fahd, Génies, anges et démons en Islam, in
Génies, anges et démons, «Sources orientales», VIII, Paris, 1971, 168.
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 75

lence, celui qui apporta toujours la révélation de Dieu aux


hommes, n'est autre que Gabriel., De la même façon, l'auteur
moderne Àlûsï soutient qu'il s'agit sans aucun doute de Gabriel
et non pas d'un autre ange s'appelant Ruhannâ36, car la religion
ne reçoit une nouvelle vie que grâce à Gabriel et à l'inspiration
qu'il insuffle aux créatures. Le mu'tazilite Zamahšari, qui cite
une lecture non canonique, accepte la possibilité de vocaliser le
système consonantique non en Ruh, Esprit, mais en Rawh, quié
tude37 : pour cet auteur, Gabriel, quiétude du Très- Haut, apaise
les cœurs des croyants et les rend dignes du repos paradisiaque
dont participent ceux qui sont proches de Dieu38.
A la question: pourquoi le Coran n'a-t-il pas appelé
Gabriel simplement par son nom, certains répondent que la
locution « Notre Esprit » signifierait l'amour que Dieu nourrit
pour Gabriel, puisque dans la langue arabe il est courant de
dire « mon esprit » à son bien-aimé39.
Pour des raisons doctrinales, comme on l'a vu, certains
commentateurs ne se contentent pas de l'interprétation expli
citedu verbe coranique (zâhir) : ils préfèrent alors lire ces
paroles du Livre comme une allusion non pas à Gabriel mais à
l'esprit de Jésus ; le mâlikite Qurtubï en est un exemple. Il écrit
en effet : « Bien que certains affirment que c'est Gabriel, "Notre
Esprit" fait allusion en revanche à l'esprit de Jésus, puisque le
Très-Haut crée d'abord les esprits, puis II crée les corps, et l'es
prit de Jésus fut d'abord créé puis mêlé au corps qui fut ensuite
créé, à son tour, dans le ventre de la mère. »40
Quel que soit l'aspect précis de Г « humain parfait » (bašar
sawï) qui apparut à Marie, il s'agit là d'un problème qui ne

36. Le nom de Ruhannâ est possible si on lit différemment le système


consonantique contenu dans le Coran (qui est ruhnâ), et qui est rendu au
contraire dans la lecture canonique par ruham, Notre Esprit.
37. Ceci est également rendu possible par le fait que l'écriture arabe,
comme celle d'autres langues sémitiques, est defective.
38. Z, III, 9, en appelle à Cor. 56:88-89 : «Ainsi donc, s'il est des rappro
chés - repos, myrte et Jardin du bonheur. »
39. Z, ibid. ; R, XXI, 198 ; A, XVI, 75.
40. Ibid, cf. R, XXI, 197 et A, ibid.
76 IDA ZILIO-GRANDI

passionne que les moins spéculatifs des auteurs considérés, les


plus enclins à donner des détails d'ordre narratif. Suyûtï est un
exemple frappant: «Son corps était proportionné, il était
jeune, sa peau était claire, ses cheveux étaient coupés à la
bonne longueur, et sa moustache était noire. »41 En général, les
exégètes entendent par «humain parfait» un homme normal,
un homme qui possède toutes les perfections qualifiant le genre
humain, et il leur semble plus important de comprendre pour
quelle raison l'Ange a pris une forme humaine. C'est sur ce
point précisément que l'aspect physique de l'annonciation,
mentionnée précédemment, est particulièrement souligné.
Après avoir établi que l'apparition de l'Ange est un événe
ment miraculeux, les commentateurs affirment en chœur que ce
n'est qu'en s'humanisant que l'Ange pouvait s'approcher de la
Vierge; en effet, s'il s'était montré sous l'aspect grandiose et
effroyable, qui est propre aux anges, Marie, effrayée, se serait
enfuie et n'aurait pas pu écouter le Message qui lui était des
tiné. C'est pourquoi certains en sont arrivés à soutenir que
Gabriel prit les traits de personnes déjà connues de la jeune
femme, comme Joseph, qui était lui aussi serviteur au Temple42.
Autre détail intéressant: ce n'est qu'en prenant une forme
humaine que Gabriel pouvait s'exprimer par des mots
humains, comme si une traduction du langage divin ne comp
ortait pas seulement l'utilisation de différentes modalités
expressives, mais même une configuration différente de l'être
même qui les traduit43.
En plongeant plus profondément encore dans l'atmosphère
extrêmement concrète qui enveloppe le récit de l'annonciation,
certains commentateurs débouchent sur la conception lors
qu'ils ajoutent que ce n'est qu'en se présentant comme un jeune

41 . S, IV, 477 ; cf. T, XVI, 23 ; Q, 62.


42. S, IV, 478 ; A, XVI, 76 ; R, XXI, 199 ; cet auteur cite aussi une autre
explication, mais qu'il considère comme invraisemblable : en lisant comme un
nom propre le terme que Berque a traduit par « de ceux qui se prémunissent »
(taqï), quelqu'un a avancé la possibilité qu'il s'agisse d'un certain Taqï, qui
avait coutume à l'époque de suivre les femmes. Q insiste particulièrement sur
l'impossibilité de voir Gabriel sous forme d'ange, XXI, 198.
43. R, XXI, 198 ; B, I, 578 ; A, XVI, 75.
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 77

homme d'une rare beauté que l'Ange Gabriel pouvait susciter


le désir de la Vierge et que ce n'est que sous une forme parfai
tement humaine qu'il pouvait instiller dans l'utérus de la
femme sa propre goutte de sperme44. L'interprétation mystique
du Tafslr Ibn 'Arabl s'attarde de manière particulière sur ce
point : « L'Esprit prit la forme d'un homme beau pour pouvoir
attirer à lui l'âme de la femme ; il s'humanisa, il se mit en mou
vement car c'était nécessaire pour les créatures et il fît passer le
fait du monde de l'imaginaire (bayàl) à celui de la réalité, il
provoqua le désir de la jeune femme, il eut une pollution
comme cela se produit dans les rêves de la puberté, et il déposa
dans l'utérus cette humeur à partir de laquelle se forma l'en
fant», écrit l'auteur, et il conclut: «Du reste il a déjà été dit
que l'inspiration divine est très proche des rêves qui s'avèrent
(manâmàt sâdiqa).»45
Comme on peut s'y attendre, les objections ne manquent
pas; le plus convaincu des exégètes que nous avons pris en
considération est Àlusï : « Le discours selon lequel l'Ange s'hu
manisa pour susciter le désir de la Vierge et déposer la semence
dans son utérus est une interprétation viciée ; la preuve en est le
fait que Marie éloigna l'Ange d'elle-même. Le Coran précis
émentle dément lorsqu'il rapporte les paroles de la Vierge:
"Mon refuge contre toi soit le Tout miséricorde, si tu es de
ceux qui se prémunissent!" (Cor. 19:17). Et si quelqu'un se
demande si le fait qu'elle cherche refuge en Dieu ne se justifie
pas précisément par le désir et l'attirance réelle qu'elle éprouva
pour l'Ange... ceci aussi est un mensonge. »*
Après cette analyse des principales explications données à
propos de l'annonciation, examinons à présent le volet de la
conception. Comme on l'a déjà dit, le caractère physique du
début est tout à fait abandonné. Cette représentation de l'Ange
incarne toutes les qualités humaines; cette figure, qui semble
tout entière orientée vers l'acte de la procréation, en dernière

44. R, ibid. ; В, ibid. ; A, ibid.


45. II, 5.
46. A, XVI, 75-76.
78 IDA ZILIO-GRANDI

analyse ne l'accomplit pas. Ou, tout au moins, elle ne l'accomp


lit pas selon les modalités suggérées par sa forme humaine car,
et c'est l'évidence même, Jésus est né sans père au sens absolu
du terme, et non seulement sans père humain.
Gabriel passe soudainement au second plan. La parole
créatrice кип (sois !) n'est pas une parole de Gabriel, mais une
parole de Dieu, Sa parole car, comme le rappelle Tabarî, elle
est corrélée à Son décret (amr)41. Ce n'est pas un hasard si, sur
ce point, les exégètes ne sont pas tous convaincus que ce soit
l'Ange qui ait vraiment toujours parlé ; lorsque Marie s'étonne
et demande comment pourra être possible la naissance d'un
enfant («Mon Seigneur, dit-elle, comment enfanterais-je... »,
Cor. 3 :47), Baydâwï estime que la réponse peut avoir été pro
férée à la fois par Gabriel et par Dieu, tandis que Àlusï ne
songe qu'à Dieu et voit l'Ange comme le simple narrateur de
paroles déjà prononcées48.
La conception de Jésus est effectivement rendue, dans ces
passages du Livre, comme la transcription terrestre directe de
ce qui, dans le ciel, est imprimé sur la Table écrite et qui recèle
toute l'histoire du monde ; c'est la concrétisation du décret qui
a la perfection de l'immédiateté ; il se concrétise, autrement dit,
sans cette cause médiane, conforme aux lois de la coutume et
de l'habitude, qui distingue l'apparition de toute autre vie.
C'est précisément l'absence d'une cause semblable dans l'his
toire de Jésus qui a incité quelques commentateurs à penser
que la parole adressée à Marie (« Marie, Dieu te fait l'annonce
d'une Parole de Lui venue...», Cor. 3:45) pouvait être Jésus
lui-même49. Les commentaires d'Àlusï et de Razí sont très clairs
à ce propos.
Le premier écrit: «Le Livre dit "Verbe de Lui" parce que
Jésus, contrairement à tous les autres fils d'Adam, ne fut pas
créé par l'intermédiaire du père mais de la seule Parole
"Sois !" ; par conséquent, l'impression produite par la Parole,

47. T, VI, 410.


48. B, I, 155; A, Ш, 164.
49. Par ex. T, VI, 410.
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 79

dans le cas de Jésus, est plus nette et plus parfaite.»50. Râzl


avait davantage fait le point de la question en ajoutant à l'e
xplication d'ordre théologique celle dictée par la convention li
nguistique : « Toute formation de vie advient à l'origine par le
biais de la Parole qui est "Sois !" ; dans le cas de Jésus, toutef
ois,la cause habituelle (muta'ârif), autrement dit le père, a di
sparu et le lien entre sa venue à la vie et la Parole "Sois!" est
donc plus plein et plus complet. Dans ce cas, "Parole" a été
interprétée comme Jésus pour deux raisons: tout d'abord,
parce que, si quelqu'un excelle en générosité, libéralité et bonne
disposition envers les autres, on a coutume de dire, de manière
hyperbolique, qu'il est la générosité même ; en second lieu, de
même que l'on a coutume de dire d'un sultan juste qu'il est
l'ombre de Dieu sur la terre, pour dire qu'il est la cause de l'ap
parition sur la terre de l'ombre de la justice divine et de la
lumière des bonnes actions, de même Jésus est la cause de l'ap
parition sur la terre de la parole de Dieu, parce qu'il enseigna
beaucoup de choses et qu'il mit fin à des doutes et à des mens
onges. Donc, selon cette interprétation (ta'wïl), l'appeler
"Parole de Dieu" n'est pas éloigné de la vérité. »51
Le même auteur continue son discours en affirmant que les
philosophes et les théologiens sont tombés d'accord sur la possibil
ité d'une naissance sans génération. En effet, les philosophes52
l'admettent en alléguant un argument physiologique (la combi
naison adéquate des humeurs mène nécessairement à la constitu
tion d'un individu) ; en alléguant un argument empirique « natur
aliste » (constatation de la naissance des rats à partir de la boue,
des serpents à partir des plantes en putréfaction, et ainsi de suite)53

50. A, Ш, 160.
51. R, VIII, 52; ce passage est également cité par Arnaldez, Jésus, 83.
Sur Jésus/Parole comme science de l'Esprit divin et donc capacité de mener à
la vie, les réflexions du grand mystique murcien Ibn 'Arabi (m. 638/1240)
reportées en traduction par Hayek, Le Christ, 109, présentent un très vif
intérêt.
52. Où philosophes est entendu comme disciples des théories philosophi
ques grecques.
53. A, III, 165, qui le suit mot à mot, ajoute aussi la naissance des mouc
hes à partir des fèves.
80 IDA ZILIO-GRANDI

ainsi qu'un argument lié à la nécessité, pour l'intelligence, d'ac


cepter des faits pour lesquels elle ne sait pas établir les causes (les
fièvres, la possibilité pour l'homme de marcher sur des plans hor
izontaux mais non verticaux, les miracles...). Les philosophes
mêmes ne savent pas trouver, quoi qu'il en soit, d'explication
satisfaisante à la naissance d'un enfant sans père ; là où il manque
l'aide de la raison et de la science, ils sont obligés de reconnaître
simplement qu'un tel fait n'est pas impossible, et, pour le prouver,
ils recourent, en accord avec les théologiens, à ce que les Arabes
ont écrit et transmis. « Dieu fait ce qu'il veut, rappelle Àlusï, et II le
fait sans changer l'ordre habituel des choses, et il s'agit alors
de regarder en arrière et de poser Son regard sur ce qui existe déjà
(iltifàt) ou, s'il le veut, en le changeant. »54
Dans ces passages, la naissance de Jésus est directement liée,
comme on l'a dit, à la parole créatrice de Dieu, à Son décret, et
elle est l'expression de la puissance de la volonté divine. Pour
conclure l'analyse de ces deux passages coraniques, voyons enfin
de manière spécifique quelles sont les caractéristiques constitu
tive et opérationnelle de cette Parole, ce qu'est le divin « Sois ! »
et comment il agit. Le commentaire particulièrement explicatif
de Àlûsï constitue une véritable synthèse à ce propos : « Dire que
Dieu a décrété une chose signifie dire qu'il la veut, car décret
signifie commandement ; la Parole est la volonté divine injonc-
tive (qat 'iyya), qui fait exister ce qui n'existe pas et annule ce qui
existe et elle est appelée "décret" à cause de la nécessité absolue
qu'elle porte en elle (...) Selon la majeure partie des exégètes,
l'exemple le plus apte à rendre les effets de la puissance de Dieu
sur ce qu'il veut est la manière dont un ordre est exécuté au
moment même où il est donné, sans que s'interpose le moindre
obstacle, sans le moindre retard, sans l'intercession de la
moindre œuvre, sans l'utilisation du moindre -instrument;
l'exemple est celui d'une chose qui se fait en grande hâte, d'une
chose qui se fait instantanément. »55

54. A, III, 164.


55. A, III, 164-165; cf. B, I, 155; S, II, 45; pour rendre l'immédiateté de
l'exécution, Tabarï utilise l'expression fi al-hàl, tout de suite, dans le présent.
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 81

3 I Le réceptacle d'Esprit (Cor. 66:12 et 21:91)

Deux autres versets diffèrent complètement du fait de leur


plus grande force expressive générale et du fait qu'ils soulèvent
un plus grand nombre de questions et qu'ils suscitent par
conséquent une plus forte attention chez les commentateurs.
Bien qu'ils traitent des mêmes questions de l'annonciation et de
la conception, qui ont déjà été considérées dans le paragraphe
précédent, ces versets proposent, pour ainsi dire, un renverse
ment complet de la tendance : l'annonciation est plutôt négli
géeet l'attention se porte tout entière sur la conception. En
outre, l'esprit n'est pas concrétisé et personnalisé, mais rendu
dans sa plus grande légèreté, tandis que les modalités de sa
pénétration se font plus matérielles et palpables. Il s'agit du
verset 91 de la sourate «Les Prophètes» (Cor. 21) et du ver
set 12 de la sourate « L'Interdiction» (Cor. 66). Nous les repor
tonsimmédiatement, l'un après l'autre: Cor. 21:91 : «Et celle
qui préserva son sexe, et en qui Nous insufflâmes de Notre
Esprit et de qui Nous fîmes, ainsi que de son fils, un signe pour
les univers... »
Cor. 66:12: «Et Marie, fille de Joachim (= 'Imrân). Elle sut
fortifier son sexe. Nous y insufflâmes de Notre Esprit. Elle
avéra les paroles de son Seigneur et des Écritures. Dévote fut-
elle entre tous. »
Comme dans les deux passages, l'action de Dieu advient et
manifeste en force cet état d'abstinence de la femme, cet état
mérite une attention primordiale, en ce sens que sa définition
exacte doit précéder toute autre réflexion. Rappelons donc, en
premier lieu, que les locutions « préserver, fortifier son sexe » de
la version française de Berque signifient littéralement : « garder
sa propre ouverture», ou fente, ou espace vide ou découvert
entre deux parties, en arabe farg56. Bien que dans les autres
récurrences coraniques le terme de farg soit appliqué à

56. Cf. E. W. Lane, Arabic-English Lexicon, I, 6, 2359-2360, où l'on rap


pelle aussi le sens proche de frontière, confin entre deux terres.
82 IDA ZILIO-GRANDI

l'homme et à la femme, et qu'il indique en général cette partie


du corps « dont on recommande la garde »57, il ne désigne pas
nécessairement, selon les commentateurs, les organes génitaux.
Àlusï, avec cette clarté avec laquelle il résume habituellement
les positions de l'exégèse plus ancienne, écrit : « Dans son sens
d'origine, farg est le point situé entre deux choses. Comme l'o
rgane génital se trouve au milieu, entre les deux jambes, farg est
utilisé comme métonymie pour les parties naturelles et cette
signification s'est affirmée, jusqu'à devenir unique. Dans ce cas
aussi, pour la majeure partie des exégètes, le sens est celui-ci et
le passage signifie donc que Marie protégea sa propre partie
féminine lors des noces vu que, comme Dieu le dit, aucun
homme ne l'avait touchée58. Certains en revanche affirmèrent
que farg signifie ici l'ouverture dans l'encolure du vêtement et
que c'est cette ouverture que Marie voulut défendre lorsque
Gabriel s'approcha d'elle pour souffler dans sa tunique sans
qu'elle s'en aperçoive. »59
En revanche, Râzï tient pour vraies les deux explications, en
voyant dans l'une la signification littérale, explicite (zàhir),
dans l'autre le sens caché (bâtin) : «Sache que la phrase "Et
celle qui préserva son sexe" a deux significations : la première
est qu'elle est restée complètement chaste de toute action inter
dite (harâm) et même de chacun de ces actes que la loi ne
considère pas bons ni même mauvais (halâl). La seconde signi
fication est : elle protégea son encolure du souffle de Gabriel ;

57. Cor. 23:5; 70:29; 24:30-31 ; 33:35; il est appliqué au ciel «édifié et
orné sans qu'y soient des fissures », comme exemple de la perfection créative
de Dieu, Cor. 50:6.
58. Cor. 19:20: «Comment, dit-elle, aurais-je un garçon, quand nul
époux ne m'a touchée... »
59. A, XVII, 88, commentaire du Cor. 21:91; semblable à celui du
Cor. 66:12, A, XXVIII, 164. Rappelons que \efarg auquel font allusion les
textes considérés correspond plus précisément à la coupe verticale qui pro
longe vers le bas le décolleté du vêtement oriental et qui, pour ceux qui por
tent une ceinture, sert aussi de poche ; c'est pour cette raison que certains isla-
mologues ont préféré la traduction «poche», en négligeant cependant de
cette manière le sens de «se trouver au milieu». Sur \efarg comme ouverture
du vêtement ou poche, voir aussi T, XIII, 57 et XXVIII.129; Q, XI, 223-224
et XVIII, 133 ; S, III, 305-306 et VI, 378.
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 83

autrement dit, elle lui refusa, avant de le connaître, l'ouverture


de sa tunique60. Le premier sens, quoi qu'il en soit, vient
d'abord, puisque c'est le sens manifeste. » 61
Certains commentateurs préfèrent Xvcsfarg comme encolure
du vêtement, car cette lecture leur semble plus respectueuse à
l'égard de la mère de Jésus ; Àlusï toujours observe que parler
du vêtement revient à chanter à Marie une louange plus élevée
encore, car l'interdiction du décolleté est une interdiction supé
rieure et un plus grand châtiment pour l'âme charnelle62.
« Dans tous les cas, poursuit-il, s'il est vrai, comme beaucoup
l'affirment, que "préserva son sexe" signifie qu'elle protégea
son décolleté, ceci est la traduction métonymique de la retenue
devant les plaisirs de la chair, comme le confirme le dicton:
"Ceux qui sont propres au niveau du décolleté sont propres
aussi en bas" (naql al-gayb tâhir al-dayl). »
Qurtubî qui, comme on l'a vu, n'apprécie pas l'interpréta
tion littérale du texte et préfère s'appuyer sur les témoignages
des Anciens, propose une explication différente encore : « Selon
certains, farg serait ici l'ouverture du vêtement, et le passage
signifierait qu'elle n'orna les ouvertures de ses vêtements d'au
cunélément qui aurait pu susciter des soupçons, autrement dit
elle fut chaste dans sa manière de s'habiller. Le vêtement fémi
ninprésente quatre ouvertures : aux deux poignets, dans la part
ie supérieure et dans la partie inférieure. Suhaylï dit que l'on
ne doit avoir absolument d'autre opinion que celle-ci, qui est
une excellente métonymie : car le Coran a toujours la significa-

60. En commentant le verset 66:12, l'auteur lui-même précise, d'après


Ibn 'Abbas (m. 68/687, il est considéré comme le fondateur de l'exégèse cora
nique), que Gabriel tira vers lui et ouvrit de deux doigts le vêtement de Marie
pour pouvoir souffler à l'intérieur de celui-ci, R, XXX, 50-51. Sur le sens de la
virginité comme abstention de harâm et de halâl, voir aussi B, I, 623 et II, 343
(comm. de Cor. 66:12).
61. R, XXII, 218-219, comm. aussi de Cor. 21:91, sous forme de monog
raphie (al-qissa
IV," al-'àsira, qissat Maryam 'alayhâ al-salam). Analogue Z, III,
133 s. et 573-574 (comm. du Cor. 66:12). L'anti-mu'tazilite Tabari
penche aussi vers « l'abstention des choses abjectes et de la souillure due à la
désobéissance à la Loi», T, XIII, 57 et XXVIII, 129 (pour Cor. 66:12).
62. A, XXVIII, 164-165.
84 IDA ZILIO-GRANDI

tion la plus pure, l'expression la plus équilibrée, le sens explicite


le plus noble, le sens caché le plus sain et meilleur que ne le
croient ceux qui s'en approchent sans le connaître. »63
D'après ces passages, il semble clair que la virginité de
Marie n'a pas toujours été accueillie dans l'Islam dans son sens
le plus fort, vu que la méthode de l'exégèse a plutôt vu cette
vertu comme une continence générale des us et coutumes et
comme une manière de se conformer aux prescriptions légales ;
par conséquent, ce qui, dans l'histoire coranique, mérite l'a
pprobation de Dieu et suscite son intervention miraculeuse n'est
pas tant, ou tout au moins pas particulièrement, la chasteté
volontaire, mais bien l'obéissance aux lois pour ce qui est des
rapports avec l'autre sexe, la modération, la pudeur. On peut
conclure que le genre d'abstinence mariale énoncé ici n'est pas
principalement l'abstention du contact masculin, mais celle de
l'excès ou de la faute par rapport à la Loi.
Du reste, comme on le sait, la chasteté même n'est pas du tout
une valeur positive dans le milieu islamique. Dans les recueils de
traditions, à l'exclusion du cas de Marie la Vierge, al-'Adrà\ al-
Batul, la chasteté volontaire (tabattul) est traitée comme une
abjection et est assimilée à la castration64. Dans le chapitre du
Sahïh, consacré justement à la fois à l'interdiction de la chasteté
et à la castration, Buhârï rapporte que le Prophète dit : « Si la
chasteté était licite, mes Compagnons se seraient castrés », en fai
sant allusion à une question de 'Utmân, inquiet du désir des
hommes et de l'absence de femmes au cours d'une razzia.
Muhammad affirma le caractère illicite de ces deux pratiques et
récita le verset : « Vous qui croyez, ne tenez pas pour interdites
des choses bonnes parmi celles que Dieu vous rend licites ; ne
commettez point pour autant de transgression - Dieu n'aime pas
les transgresseurs » {Cor. 5:87)65.

63. Q, XI, 223-224.


64. Wensinck, Concordance, I, 143. Sur l'extension de la virginité à
Fatima, voir McAuliffe, Chosen of all women, 23-27.
65. Sahïh, VII, 5 (Nikâh, 8). Sur l'obligation du mariage et de l'amour
physique, surtout pour la femme, on renvoie à A. Bouhdiba, La sexualité en
Islam, Paris, 1975, 110-112.
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 85

Le tabattul est ignoré du Coran lui-même. Dans la sourate


«L'Emmitouflé» {Cor. 73), seul cas où il emploie la
racine btř6, le Livre se réfère au fait de se vouer à Dieu seul,
mais dans le sens d'abandonner le culte polythéiste, sans
aucune référence possible à la chasteté mystico-sacerdotale. Si
l'on voulait appliquer ce passage aux rapports entre les
hommes, on se rapprocherait sans doute davantage de la
monogamie que de la chasteté. Mais il y a plus. L'éloignement,
dans la mentalité islamique, de la notion de chasteté volontaire
est certainement la raison pour laquelle Yexemplum mariai
auquel renvoie le Coran a été traduit par certains comment
ateurs comme le paradigme existentiel non pas de la
vierge mais de la veuve, la femme qui a eu un mari et qui l'a
perdu. En se référant au verset 66:12, où l'histoire de Marie
suit celle de la pieuse épouse du Pharaon, Alusï écrit, en repre
nant Zamahsarï : « La phrase "Marie fille de Joachim" est en
rapport avec la phrase "la femme de Pharaon" du verset précé
dent. On y juxtapose l'épouse du Pharaon, la femme qui a un
mari, et Marie, celle qui n'en a pas. Que la grâce que Marie
reçut dans cette vie et dans l'Autre et la pureté qu'elle conserva,
bien qu'elle appartînt à un peuple de mécréants, soient un
exemple pour ceux qui croient, une consolation pour les veuves
et un bénéfice pour leurs âmes. »67
Dans le contexte de la condition que nous venons de défi
nir, Dieu insuffle en la femme Son propre Esprit. Nous ne nous
attarderons pas sur la notion d'Esprit, que cet essai ne se pro
pose pas d'examiner ; nous chercherons par contre à analyser le
souffle divin dans une perspective concernant la stricte figure
de Marie.
Pour ce qui est de l'effet de cette action divine, Tabarî et
Suyutï considèrent tous deux que Jésus est le seul objet du
souffle angélique et ne tiennent absolument pas compte de

66. Cor. 73:8: «Rappelle le nom de Ton Seigneur et te dévoue à Lui


profondément » (73:9 : « ... il n'est de dieu que Lui - prends-le pour
répondant »).
67. A, XXVIII, 164; Z, IV, 573.
86 IDA ZILIO-GRANDI

Marie : le souffle de l'esprit est destiné à se mêler directement à


l'âme de l'enfant, pour lui donner vie dans le ventre de la
mère68. Nous trouvons donc davantage d'intérêt à la position
du ta'wïl mu'tazilite où, en recourant à des analogies internes
au Coran lui-même, on signale un rapprochement entre Marie
et Adam le premier homme, rapprochement plutôt inédit car
on connaît bien mieux celui entre Adam et Jésus, nés tous deux
sans père69. On voit donc dans le souffle de l'esprit la vivifïca-
tion non seulement de Jésus mais aussi de Marie elle-même. Il
s'agit d'une simultanéité qui est aussi monosémantique: la
création de la vie en l'enfant Jésus est la création de la vie chez
sa mère. « Insuffler l'esprit dans un corps, écrit Zamahsarï, doit
être interprété comme sa vivifîcation. » En effet, en rappelant
Adam, Dieu dit : « Quand Je l'aurai rendu complet, lui aurai
insufflé de Mon Esprit (Ruh)... »70 II indiqua, par ces mots,
qu'il le mènera à la vie. Si ceci est clair, et si la ressemblance
avec le passage : « Nous y insufflâmes de Notre Esprit » (Ruh)
est claire aussi, cela signifie alors la vivification de Marie71.
L'as'arite Râzï le suit : « Nous soufflâmes en elle de Notre
esprit» signifie que Dieu donna vie à Marie72 et il précise ail
leurs : « Autrement dit : Nous créâmes dans l'ouverture de sa
tunique ce par quoi apparut la vie dans nos corps. »73
Plus qu'une vivification, le juriste Qurtubï voit dans le
souffle en Marie le moment de sa rédemption ; lavée de l'accu
sation d'adultère, elle est à présent sanctifiée (muqaddasa),
purifiée (muthara)14. Marie reste encore en rapport avec Adam
dans le commentaire de Suyutï, cette fois pour le grand hon-

68. T, XIII, 57 et XXVIII, 129 (comm. du Cor. 66:12) ; B, I, 623.


69. Pour le rapprochement entre Adam et Jésus, mis aussi en évidence
par Abd-el-Jalil, Marie, 64-65 suite à Cor. 3:58, on renvoie en particulier à
Arnaldez, Jésus Fils de Marie, 99-100, qui suit les commentaires de Tabarî et
de Râzi.
70. Cor. 15:29; identique en arabe à 38:72: «Quand Je l'aurai rendu
complet, lui aurai insufflé de Mon souffle...»
71. Z, III, 133.
72. R, XXII, 218.
73. R, XXX, 51.
74. Q, XI, 223.
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 87

neur que Dieu concéda à tous deux. Cet exégète transmet la


réponse que le calife Mu'âwiya aurait donnée au régent byzant
in suite à la question: quels sont l'homme et la femme que
Dieu a le plus honorés? «L'homme est Adam, répondit
Mu'âwiya, que Dieu créa de Sa main et auquel II enseigna le
nom de toutes choses (cf. Cor. 2:31); la femme est Marie, fille
de 'Imran, "celle qui préserva son sexe".»75
Mais à quoi font allusion les commentaires, lorsqu'ils par
lent de vivifier, de racheter, d'honorer, si Marie était déjà
vivante, déjà pure, déjà élue de Dieu (cf. Cor. 3:42), au point de
pouvoir devenir la mère d'un prophète et un signe pour les
créatures? Quelle autre élection y a-t-il à opérer? Il est clair
que les exégètes voient en Marie une valeur religieuse très forte,
qui l'élève au-dessus des autres femmes que l'on évoque dans le
Livre et au-dessus de ses contemporains - même de Zacharie
qui fut prophète ; c'est cette forte dimension qui les fait parfois
pencher vers une investiture prophétique possible76.
L'œuvre de Zamaparï recèle cette tentative d'exprimer la
précellence de Marie, qui ne se fonde pas sur la prophétie mais
au moins sur une appartenance ante litteram à l'Islam. Pour
commenter un des deux passages examinés dans cet essai, le
verset 12 de la sourate « L'interdiction», il recueille une phrase
de Muhammad et rapporte qu'un jour la jeune épouse 'À'isa,
intriguée par le fait que Marie fût la seule femme appelée par
son nom dans le Coran, demanda au Prophète: «Mais pour
quoi Dieu a-t-il appelé par son nom la musulmane - en enten
dant Marie - et pas les femmes impies?» Il répondit: «Parce
qu'il les haïssait ! » 'À'isa continua en demandant leurs noms.
Il est à remarquer que l'ancien commentateur a cité cette tradi
tion tout en la reconnaissant pourtant infondée et manifeste
ment fausse vu que, comme il le soutient, « Dieu nomma plus
d'un mécréant par son nom et par son surnom (kunya) ; et, en

75. S, III, 601.


76. Comme cela ressort des commentaires, considérés ailleurs, sûr les
versets attenant à la nourriture au Temple {Cor. 3:37) et à la vivification du
palmier sec {Cor. 19:26).
88 IDA ZILIO-GRANDI

outre, si appeler par son nom était un signe d'amour, II aurait


aussi nommé Àsiya, l'épouse du Pharaon, qu'il évoqua aussi
auprès de Marie, pour les faire ressembler toutes deux à des
croyants77. Les discours de notre Prophète, conclut Zamahsarï,
furent certes plus doctes et plus dénués d'erreurs que
celui-ci. »78 II reste le fait qu'une certaine exégèse a reconnu
dans l'événement du souffle de l'Ange un changement radical
dans la vie de cette femme, qui renaît et entre à juste titre dans
l'univers des convertis à l'Islam.
La fonction de Marie que le Coran suggère dans ces pas
sages est celle d'un réceptacle d'esprit, d'un réceptacle du
Verbe. Toutefois est absente du langage coranique toute locu
tion qui puisse faire penser à une représentation spatiale de la
Vierge, semblable à l'icône mariale de l'Arche de l'Alliance, du
Tabernacle ou du Temple du Verbe, qui fascina tellement le
christianisme des origines et les pères d'Orient79. On peut
peut-être en entrevoir une pâle image, asservie aux contraintes
de la langue arabe et qui n'a pu certes causer aucune forme
d'enthousiasme en matière de dévotion, dans certains des com
mentaires examinés ici. Zamahsarï, Razï et Alusï écrivent, en
utilisant la même terminologie: «Lorsque Dieu dit: "Nous y
insufflâmes de Notre Esprit", II voulait dire qu'il insuffla en
Jésus qui était en elle; et c'est là la signification juste, parce,
que lorsqu'un flûtiste dit qu'il a joué chez un tel, il veut dire
qu'il a soufflé dans sa flûte et que la flûte se trouvait chez un tel
à ce moment-là. »80 L'acte d'insuffler en Marie et l'acte d'insuff
ler en Jésus ne sont absolument pas perçus comme différents ;
c'est le but visé qui est différent, non pas l'acte en soi. A la
figure de la mère, qui est l'objet immédiat du souffle, en tant

77. Elles sont en effet dans le Coran un exemple pour ceux qui croient,
tandis que l'épouse de Noé et l'épouse de Loth, qui trompèrent leurs époux
respectifs, sont un exemple «aux dénégateurs», cf. Cor. 66:10-11. L'épouse
du Pharaon citée dans le Cor. 66:1 1 et 28:8 s. sauva Moïse des eaux du fleuve
et le rendit à sa mère.
78. Z, IV, 573.
79. Suite à des passages vétéro- et néo-testamentaires, en particulier
2 Same, 6,9 et Le 9, 51-19,28.
80. Z, III, 133 ; R, XXII, 218 ; A, XVII, 88.
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 89

que réceptacle du prophète pas encore né, est attribuée une cer
taine forme d'identité avec lui. En d'autres termes, le souffle
divin, considéré du point de vue de Marie, recèle la significa
tion suivante : faire d'elle et de Jésus une seule et unique chose.

A I Le Signe pour les créatures (Cor. 21:91 et 23:50)

Reprenons à présent, mais sous un autre angle, un des ver


sets que nous venons d'examiner, le verset 91 de la sourate
«Les Prophètes» (Cor. 21) qui dit: «... et en qui Nous insuf
flâmes de Notre Esprit, et de qui Nous fîmes, ainsi que de son
fils, un signe (âya) pour les univers... »
On se réfère ici à un signe unique et non pas à deux signes
distincts, comme on pourrait s'y attendre vu que l'on ment
ionne deux personnes et non pas une seule. Du moment que le
Livre connaît l'emploi du terme âya sous sa forme duelle (âya-
tâni)*\ l'emploi de la forme au singulier a capté l'attention des
commentateurs. L'exégèse se révèle ici intéressante parce qu'au
fond le sens manifeste ne souffre d'aucune obscurité ; il est au
contraire extrêmement clair et nous pouvons soutenir, à partir
du silence des commentateurs, que ce sujet est exempt de tradi
tions prophétiques. Le problème se présente donc comme dél
icieusement herméneutique et possède des implications théolo
giques de haute importance.
La signification du passage coranique diffère radicalement
selon les solutions proposées par- l'exégèse, qui peuvent se
réduire à deux. L'une d'elles porte sur la grammaire et sur les
règles stylistiques, au premier chef la concision (ïgàz), élément
fortement apprécié et qui constitue, aux yeux d'un musulman,
une des premières beautés du Coran. En d'autres termes, cer
tains commentateurs estiment que le sens de la phrase est:
«Nous fîmes d'elle un signe et de son fils, un signe.» Du
moment que, au plan conceptuel, le premier signe, relatif à

8 1 . Cor. 1 7: 1 2 : « Du jour et de la nuit, Nous avons fait deux signes », cit.


d'après Z, III, 133.
90 IDA ZILIO-GRANDI

Marie, est déjà contenu dans le second, relatif à Jésus, ils admir
ent la non-répétition du terme âya (signe) et ils trouvent le
résultat plus beau formellement, plus apte à un discours élevé.
Cette explication est fournie par Qurtubî, qui s'appuie sur
Sïbawayh, le très célèbre grammairien de Basra (VIIF siècle),
ainsi que par Àlusï82. Toutefois ces derniers se rendent compte
que de cette manière, en se référant à deux signes distincts en
les personnes de Marie et de Jésus, on pourrait percevoir, dans
le texte coranique, une allusion à d'autres miracles ou dons de
grâce prodigieux, qui n'ont rien à voir avec la conception
divine, autrement dit avec ce signe unique en lequel deux
personnes trouvent leur propre identité et qui, ce qui est loin
d'être sans importance, est l'argument traité dans le verset en
question.
Malgré leurs nombreuses hésitations, tous les exégètes
considérés (même les deux que nous venons de citer) semblent
alors pencher pour la seconde solution: accueillir l'emploi du
terme au singulier simpliciter, voir dans l'expression coranique
la volonté d'unifier Marie et Jésus comme des éléments indisso
ciables procédant d'un même miracle.
«Le terme âya est au singulier car le signe miraculeux se
trouve dans l'histoire (qissa), dans la condition (Ml) »,
observe Baydâwï83. Et Razï, qui résume la question tout entière
avec une grande lucidité, écrit : « Les signes de Marie sont
nombreux : le premier est sa grossesse sans le concours d'un
homme, qui est signe (âya) et aussi miracle/preuve d'une pro
phétie (mu'giza), car il contredit l'ordre des choses84. Le second
est la provision de nourriture que les anges lui apportèrent du
Paradis, comme on le lit dans le verset du temple (= Cor. 3:37).
Le troisième et le quatrième, comme l'enseigne la tradition,

82. Q, XI, 223-224; A, XVII, 88. Signalons ici la position singulière de


Tabarï : il pense que le terme de âya est utilisé dans ce cas comme synonyme
de dalâla, indication, et que donc, dans cette acception, le pluriel serait
dépourvu de sens, cf. T, XIII, 57.
83. B, 1,623.
84. Nous répétons qu'une des conditions pour que s'accomplisse le
miracle prophétique est la rupture avec l'ordinaire (frâriq li-al-'ûda) .
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 91

sont que Marie ne fut jamais allaitée, pas même un seul jour, et
qu'elle aussi, comme Jésus, parla dans son berceau (...)85. Ici le
Très-Haut annonce au contraire qu'il fit de tous deux un seul
signe afin que les gens pussent réfléchir sur un seul signe, qui les
distingua tous deux tout en faisant d'eux la preuve de Sa force
et de Sa sagesse. Et si quelqu'un nous demandait pourquoi
Dieu n'a pas dit plutôt "deux signes", nous répondrions just
ement que tous deux constituent ensemble un signe unique, qui
est qu'elle lui donna le jour, sans le concours d'un homme. »86
Si la tradition reconnaît, comme on le sait, de nombreux mirac
lesà Marie, et à Jésus, qui se distinguent complètement les
uns des autres, elle crée donc une unité authentique en ce signe
particulier ; exemple qui figure parmi les plus excellents de
l'omnipotence divine.
Éclaircir l'emploi du terme singulier âya, en rapport à la
fois avec Marie et Jésus, est un problème qui se présentera à
nouveau aux commentateurs dans l'exégèse de la sourate « Les
croyants» (Cor. 23) au verset 50 que nous reportons ci-des
sous: «Du Fils de Marie et de sa mère Nous avons fait un
signe ; Nous les avons tous deux recueillis sur une spacieuse et
jaillissante colline... »
Comme c'est prévisible, les commentateurs se répètent dans
la majeure partie de leurs observations, ou laissent tomber la
question parce qu'ils l'ont traitée précédemment. Mais le com
mentaire de Râzï, qui voit dans l'utilisation du terme au singul
ier une signification bien plus profonde, présente aussi un inté
rêtcertain. Il voit le miracle à la fois en Marie et Jésus, mais
pas dans le sens d'accompli par Dieu par leur intermédiaire
('alâ yad), mais plutôt dans le sens de constitué par eux.
Comme il manque, pour ainsi dire, « les auteurs » ou, mieux, en
langage islamique, « les exécuteurs manuels » du miracle, toute
pluralité se révèle véritablement insignifiante. Le théologien
écrit : « Dieu dit les paroles : "Du Fils de Marie et de sa mère

85. L'auteur néglige ici les miracles de Jésus parce qu'il renvoie à un pas
sage précédent de son œuvre.
86. R, XXII, 219.
92 IDA ZILIO-GRANDI

Nous avons fait un signe..."», car le signe en réalité est le


caractère inimitable de l'événement qui se manifesta en eux, et
non par eux; ce signe est bien plus important que les autres
signes que Dieu montra par l'intermédiaire de Jésus (...) car sa
naissance est signe en lui et en elle, tandis que les autres signes
ne sont pas en lui mais par lui. Le signe est dit au singulier,
poursuit-il, car c'est un fait qui ne s'accomplit qu'en présence
des deux ensemble. »87
On pourrait discuter longuement sur cette dernière sugges
tion de Râzï, sur cette représentation de Jésus et de sa mère
non pas comme des médiateurs d'événements inimitables, ni
même comme des événements eux-mêmes inimitables (qui
seraient, dans ce cas, multipliables à l'infini), mais comme l'Ini-
mitabilité, la Puissance indivisible. Ils font partie d'une struc
turebinaire indivisible, ce sont des éléments réciproques et ina
liénables, ils perdent toute leur grandeur par le simple fait
qu'on les éloigne. Il nous semble que c'est précisément dans ce
nœud que se trouve la signification dernière de Maryam qui,
grâce à sa conduite chaste et respectueuse de la Loi, devient le
réceptacle du souffle divin, c'est-à-dire au moment même où
elle parvient à une assimilation, à une gemination avec la figure
de Jésus.
Cette identification est suggérée, comme nous l'avons vu
jusqu'à présent, par la réflexion de l'exégèse sur des passages
examinés, mais elle est confortée dans le Livre même en d'au
tres endroits: quand Dieu déclare qu'il peut annihiler aussi
bien Jésus que sa mère (Cor. 5:17), quand II affirme la complète
humanité des deux (Cor. 5:116) ou lorsque, d'une manière plus
générale, II en mêle invariablement les noms88. En conclusion, il
existe un autre passage coranique qu'il semble pertinent de
citer, bien que les commentateurs opposent ici, quant à l'iden
tification qui vient d'être proposée, une certaine surdité ; il
s'agit des versets 49 et 50 de la sourate «La Concertation»

87. R, XXII, 103.


88. Sur les 25 récurrences coraniques du nom de Jésus, il apparaît 24 fois
dans la formule 'Isa ibn Maryam (Jésus fils de Marie).
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 93

(Cor. 42) qui disent : « II accorde à qui II veut des femelles, II


accorde à qui II veut des mâles - ou les apparie en mâles et
femelles (...) - II est Connaissant, Tout-Puissant.»

5 I La femme masculine, l'Élue (Cor. 66:12 et 3:42-43)

L'attention portée à la grammaire, présente dans une grande


partie des commentaires coraniques, a incité les exégètes à réflé
chir, comme nous l'avons vu dans le paragraphe précédent, à
l'étrangeté apparente d'un terme employé au singulier, alors
qu'il se réfère à deux personnes différentes, autrement dit à
l'application du terme àya aussi bien à Marie qu'à Jésus. Les
auteurs considérés ont démontré la possibilité de saisir un sens
duel même dans le terme au singulier, mais ils ont préféré dépass
er les problèmes d'ordre formel pour conclure que la véritable
intention de la parole divine est précisément celle de déclarer
l'unité entre les deux personnes de Marie et de Jésus, au moins
aux effets du signe même. Nous voulons à présent montrer que le
grammairien Zamahšarí, le théologien Râzï, le juriste Qurtubï et
le grand auteur de synthèses Àlusï, juriste, penseur et polémiste,
en tenant compte des différences respectives dues à leurs disci
plines et à leurs doctrines, mais en prêtant la même attention, ont
tenté d'expliquer les cas où Marie est incluse dans un pluriel masc
ulin (Cor. 66:12 et 3:43)89.
Si l'on prend en considération la spécificité et l'exactitude
extrêmes de la langue arabe, l'insertion d'une femme dans un
terme masculin n'est en effet absolument pas normale. En
outre, l'idée d'une appartenance masculine de Marie trouve un
terrain fertile dans le Livre sacré de l'Islam : en effet, la Vierge
est incluse dans la séquence des prophètes, tous hommes,
contenue dans la sourate déjà citée « Les Prophètes» (Cor. 21)
où son nom s'ajoute à celui de Moïse et d'Aaron, Abraham,
Isaac et Jacob, Loth, et d'autres encore ; et elle est incluse dans

89. Les autres auteurs considérés: Tabari, Baydâwî et Suyutï, ne sem


blent pas s'intéresser particulièrement à cet argument.
94 IDA ZILIO-GRANDI

une séquence semblable contenue dans la sourate « Marie »


(Cor. 19), au terme de laquelle on lit, en plus: «Tels furent les
gratifiés de Dieu parmi les Prophètes de la postérité
d'Adam.»90 Les commentateurs sont face à un véritable
dilemme : est-il licite d'attribuer à la Vierge la dignité de
prophète, bien qu'elle soit une femme, ou non? La solution
d'Alusï qui, réfléchissant sur les listes de prophètes citées à
présent, a fini par reconnaître définitivement un prophète
même en Marie, «vu qu'elle est désignée près d'eux au genre
masculin»91, n'a pas fait l'unanimité des autres penseurs. La
difficulté vient en effet de ce que la féminité de la mère de Jésus
se heurte au célèbre verset : « Avant toi (= Muhammad), Nous
n'avons envoyé que des hommes auxquels il était fait révéla
tion,parmi les habitants des cités...» (Cor. 12:109, cf. 16:43
et 21:7).
Le but de ce dernier paragraphe est alors d'examiner, en
s'appuyant toujours sur l'exégèse, la possibilité d'une attribu
tion de caractères masculins à Marie, possibilité qui va de pair,
naturellement, avec l'attribution de caractères prophétiques.
Même dans ce cas, la lettre du texte coranique, claire en elle-
même, donne lieu à des dissertations doctrinales et finit par
révéler un contenu dogmatique de haute importance.
Reprenons avant tout le verset 12 de la sourate « L'Interdic
tion» (Cor. 66) dans les formules finales: «Elle avéra les
paroles de Son Seigneur et des Écritures. Dévote (min al-
qânitïn) fut-elle entre tous. » Marie était dévote, min al-qânitïn
- littéralement « parmi ceux qui sont dévots» - parce qu'ils
sont ceux qui observent les prescriptions légales, note le juriste
Qurtubï, « ou peut-être sont-ils ceux qui prient entre le crépus
cule et le soir; toutefois Dieu ne dit pas "parmi celles..." (min
al-qânitât) : II voulut donc dire qu'elle appartenait à un peuple

90. Verset 58. Comme le signale Blachère, Le Coran, 333, ce texte est
vraisemblablement plus tardif.
91. A, XVIII, 88, commentaire de 21:91. Q, XI, 223, voyait au contraire
dans la présence de Marie parmi les prophètes, une simple intégration pléo
nastique de l'histoire de Jésus.
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 95

de dévots, et il est permis de penser que ce peuple était de sa


race puisque tous suivaient là les prescriptions de Dieu »92.
Râzï entend aussi l'emploi du masculin au sens extensif de
peuple entier, car Marie appartenait à la descendance bénie de
Aaron, ou bien dans le sens de incluant à la fois les hommes et
les femmes ; vu la tendance spéculative qui caractérise son
œuvre, ce commentateur estime devoir fonder l'emploi du masc
ulin sur une autre raison: «Bien que la dévotion soit un
aspect embrassant tous ceux qui sont dévots au sein d'un cer
tain peuple, en matière de dévotion, les hommes sont supé
rieurs à leurs femmes. » Être « parmi ceux faisant oraison »
prend alors le sens partitif de recevoir une portion de la supér
iorité masculine, ou même de l'égaler, en atteignant le même
niveau93. Comme le résume Àlusï: « Le partitif indique que
Marie faisait partie des dévots, le masculin donne plus de force
au sens et l'information que Dieu veut enfin donner est que
l'obéissance de Marie ne fut pas inférieure à celle des hommes,
au point d'être incluse parmi eux. »94.
Il ne fait aucun doute qu'une prérogative masculine - celle
qui a affaire à la droiture et à l'obéissance à Dieu - est accueill
ie par une certaine exégèse. C'est une supériorité, ou, pour
mieux rendre la pensée des auteurs, une exhaustivité (karml).
Déplaçons-nous au verset 43 de la sourate «La Famille de
'Imrân» {Cor. 3) où la perfection masculine appliquée à Marie
concerne plus précisément, à présent, le comportement durant
la prière : « Marie, sois dévotieuse à ton Seigneur, incline-toi et
te prosterne avec les prosternants (ma'a al-ràki'ïn). » La ques
tion est la même et les exégètes l'abordent de la même manière.
Qurtubï, attentif comme toujours aux observances légales,
remarque: «... Et te prosterne avec les prosternants» signifie:
« Fais comme ils font, mais en un lieu séparé, même si d'autres

92. Q, XVIII, 133. Comme Z, IV, 573: «La dévotion de Marie est un
aspect qui implique tous les dévots parmi les membres d'une communauté
donnée. »
93. R, XXX, 50. Cf. le Z, IV, 573 fort semblable mais plus concis.
94. A, XXVIII, 165.
96 IDA ZILIO-GRANDI

ont entendu dans le même lieu et y ont vu une référence à la prière


en commun avec les hommes. »95 Parmi ceux qui ont compris cet
impératif coranique comme un ordre relatif à la prière en
commun se trouve Râzï, dont l'interprétation est plus répandue
et complexe : «... Et te prosterne avec les prosternants » signifie :
« Accomplis l'acte de la prière avec les hommes, ce qui signifie à
son tour : fais comme ils font, prie à Jérusalem avec tes voisins, et
ne te distingue pas d'eux (...). » Pourquoi Dieu n'a-t-Il pas utilisé
un féminin, pourquoi n'a-t-Il pas dit « avec les prosternantes,
avec celles qui se prosternent ? », poursuit cet auteur, « la réponse
est : parce que suivre l'exemple des hommes est mieux que suivre
l'exemple des femmes »96. Il voit donc dans le passage coranique
une injonction du Seigneur à Marie afin qu'elle abandonne la
prière accomplie dans la solitude ou parmi les autres femmes,
pour s'unir aux hommes.
Même l'auteur moderne Àlusï estime que le Livre fait sub
stantiel ement allusion à la prière en commun, mais il trouve des
motivations suffisantes pour illustrer le contraire : « La meilleure
explication des mots : "... Et te prosterne avec les prosternants"
est celle qu'a donnée l'auteur du Хя.ШД c'est-à-dire Zamahšarí)
qui y a vu la prière en présence des hommes : de cette manière, en
effet, il est possible de suivre l'exemple de celui qui guide les
orants (imâm). D'autres au contraire ont pensé que prier avec les
hommes ne signifie pas du tout en présence des hommes et donc
avec eux, mais comme les hommes ; en effet, lorsque Marie a
commencé à prier dans sa cellule au temple, elle n'était pas
encore adolescente, et la Loi réprouve la prière en groupe pour
ceux qui ne sont pas encore adolescents. Le fait que notre Loi le
réprouve, toutefois, n'implique pas que cela fût le cas aussi dans
les Lois précédant la nôtre. Quant au masculin pluriel, il est

95. Q, IV, 55. Le caractère licite de la prière en commun n'est pas clair,
même dans les traditions; Buhârî, par exemple, rapporte que le Prophète
éloignait les femmes pendant la prière mais il les gardait avec lui pendant les
ablutions et la profession de foi (sahâda), tandis que Tirmidï rapporte que le
rite tout entier de la prière s'accomplissait en commun; cf. Wensinck,
Concordance, VI, 434-435.
96. R, VIII, 46 s.
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 97

employé car c'est un terme général, il inclut les hommes et les


femmes et c'est pour cette raison qu'il l'emporte. Son emploi
s'explique en outre par analogie avec d'autres versets. Enfin, si
l'on veut soutenir que le Coran fait allusion à la prière en com
mun, imiter les hommes, c'est mieux. »97 Dans l'acte rituel, la jux
taposition entre la figure de Marie et l'univers masculin est alors
envisagée très nettement par ces exégètes, comme auparavant
dans la dimension éthique au sens large du terme.
Sous cet éclairage, la précellence de Marie, exprimée avec
une force extrême dans le même passage (toujours Cor. 3:42),
revêt une signification plus intense : « Marie, Dieu t'a élue et t'a
purifiée : II t'a élue sur les femmes des univers. » Les explica
tions des commentateurs, on le verra, se développent à présent
d'une manière vraiment intéressante pour le but que nous
poursuivons dans cette étude.
Avant toutes choses, au nom de la concision coranique in
imitable (ïgâz) ils considèrent comme impossible que Dieu se
soit répété inutilement et avec leur précision habituelle, ils
lisent dans les trois verbes (t'a élue, t'a purifiée, t'a élue) trois
interventions divines différentes opérées sur Marie. Arrêtons-
nous en premier lieu sur la purification. Tous les auteurs consi
dérés ici voient en général dans la purification de Marie le fait
qu'elle soit lavée de l'accusation de fornication (zinâ) ; autre
ment dit, Dieu libéra la Vierge des soupçons et des calomnies
que les Hébreux insinuèrent autour de la naissance de Jésus.
Dans le travail de Zamahsarî, de Qurtubî et Àlusï, la purifica
tion acquiert cependant une signification plus forte car elle
inclut, en plus d'une conversion ante litteram de Marie à l'I
slam, voilée mais indéniable, le fait que Marie ait été exemptée
des traits caractéristiques de la physiologie féminine98.

97. A, III, 158-159.


98. Comme on peut s'y attendre, vu l'analogie habituelle entre Marie et
Fâtima la fille du Prophète, on attribue aussi cette exemption à cette dernière,
cf. McAuliffe, Chosen of all women, 23 et 27, qui se fonde pour cela sur les
commentaires si'ites de Abu al-Futùh Razï (xn sec.) et du moderne Tabâta-
ba'ï; cf. aussi l'entrée Fâtima in El, 866. Pour l'idée d'une conversion de
Marie à l'Islam, voir plus haut, au paragraphe n° 3.
98 IDA ZILIO-GRANDI

La réflexion de Àlusî vaut ainsi pour tous : «Purifiée signi


fie purifiée des souillures qui sont celles des femmes, comme le
sang des menstrues ou le sang de l'accouchement, afin que
Marie fût pure (sâliha) pour le service du Temple; d'autres
dirent au contraire que Dieu la purifia de l'impiété dans la rel
igion et de la faute dans la dévotion. En définitive, ceci signifie
qu'il la garda éloignée aussi bien des aspects déplorables de la
nature que des habitudes corrompues (...), Il la purifia autre
ment dit des souillures des sens, de l'esprit, de l'extériorité et de
l'intériorité. »"
Le rapport que Alusï établit entre l'absence d'éléments phy
siologiques féminins et le service dans le Temple est en effet de
grande importance, car ce sont précisément les impuretés phy
siques qui empêchaient les petites filles d'être préposées au ser
vice sacré du Temple de Jérusalem100; c'est la raison pour
laquelle la naissance de Marie avait profondément déçu sa
mère, car elle avait fait vœu de consacrer son propre enfant à
Dieu et elle attendait donc la naissance d'un garçon101.
Attardons-nous à présent sur les deux autres actions opé
rées par Dieu sur la Vierge et relatives à son élection ( « Marie,
Dieu t'a élue et II t'a élue sur les femmes des univers»).

99. A, III, 154; cf. Z, I, 362, Q, IV, 54. La purification comme exempt
ion de la féminité remonterait, selon ces auteurs, à Za|gâg, grammairien et
commentateur coranique de Bagdad, m. 311/923, donc contemporain de
Tabarï; l'exemption de l'impiété et de la faute, en revanche, remonterait à
Ibn čubayr, savant de Kufa m. 95/714, au célèbre prédicateur Hasan al-
Basrï, m. 1 10/728, et à Mugâhid, m. 104/722.
100. Hayek, Le Christ, 68. L'Islam fait preuve d'une plus grande tolé
rance, cf. par ex. le haďit accueilli par tous les recueils canoniques : « Si le Pro
phète avait donné de l'importance à ce qui arrive aux femmes, il leur aurait
interdit le temple (= la mosquée) comme les Hébreux l'interdirent à leurs
femmes » (Wensinck, Concordances, VI, 434). L'impureté légale interdit à la
femme l'accès à la mosquée et à l'enceinte sacrée, mais cette interdiction n'a
pas de valeur si la femme y est obligée, comme en cas de danger ou de besoin
d'eau, cf. Bouhdiba, Sexualité, 69.
101 . Cor. 3:35-36 : « Lors la femme de 'Imran dit : "Seigneur mien, je Te
voue, libéré de tout autre lien, ce que porte mon sein..." quand elle l'eut mis
au monde, elle dit : "Seigneur mien, je l'ai mis au monde, dans l'état de fille...
garçon n'est
recours..." » point comme fille ! Je l'ai dénommée Marie. Je la place sous Ton
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 99

Comme on l'a dit, les commentateurs estiment que l'emploi réi


téré du verbe élire (istafâ) ne s'explique pas simplement par le
fait qu'il renforcerait l'expression et confirmerait l'idée. Comme
l'observe Râzï, « il n'est pas possible que le fait d'avoir été élue
la première fois soit la même chose qu'être élue la seconde fois,
vu que la répétition ne convient pas à un discours clair». Ces
derniers préfèrent y voir, au contraire, une référence aux deux
parties de la vie de Marie, celle précédant la naissance de Jésus
et celle qui l'a suivie ; dans la première partie, Dieu l'a élue en
l'acceptant de sa mère, bien qu'elle fût une fille, dans la
seconde, Dieu l'a élue « sur les femmes des univers » en lui don
nant un fils sans père102. Dans les commentaires considérés, la
réflexion porte surtout sur le fait d'entendre correctement la
précellence de Marie sur toutes les femmes de la création : dans
le sens large de chaque femme, de la création à la fin du monde,
ou dans le sens restreint de chaque femme de son époque? - ce
qui autorise à considérer la Vierge comme supérieure aux
femmes qui ont eu la révélation islamique et constitue donc, en
un certain sens, un retour à la question de l'appartenance de
Marie à l'Islam.
Le fait d'avoir placé un personnage préislamique avant les
femmes de l'Islam n'a pas suscité la moindre gêne103. Citons à
ce propos un passage très clair de Qurtubî, qui prend appui sur
des sages plus anciens : « Élue sur les femmes des univers signif
ie,selon Hasan et Ibn ôurayg, élue sur toutes les femmes de
son temps; d'autres dirent au contraire que cela signifie élue
sur toute femme au sens absolu, c'est-à-dire jusqu'au jour
"quand de la trompe il sera sonné" {Cor. 74:8); à notre avis,
c'est cette dernière interprétation, déjà affirmée par Zaggàg et
d'autres encore, qui est exacte.»104 Râzï partage la même opi
nion, qu'il fonde sur une célèbre tradition du Prophète, sans

102. Z, I, 361 ; R, VIII, 47 ; Q, IV, 53 ; A, III, 154.


103. Les prophètes en général, donc ceux aussi qui ont précédé Muhamm
ad, sont les meilleurs des hommes, cf. infra.
104. Ibid. Sur Hasan, voir plus haut, n. 99; Ibn čurayg, m. 150/767, qui
étudia le Coran et la tradition du Prophète, est généralement considéré
comme digne de foi.
100 IDA ZILIO-GRANDI

perdre de vue l'empreinte coranique de la réflexion herméneut


ique : « On raconte que le Prophète dit : "Qu'il te suffise
quatre femmes de toute la création : Marie, Àsiya, épouse du
Pharaon, Hadïga et Fâtima." Sur la base de ces paroles, cer
tains pensent que les meilleures femmes de la création sont au
nombre de quatre, mais le verset coranique affirme au contraire
que Marie est la meilleure de toutes. Quant à ceux qui soutien
nent que celui-ci parle seulement de la meilleure de son temps,
ils perdent de vue le sens littéral. »105
Comme le suggère ce dernier passage, le vrai problème pour
les exégètes réside dans le fait de placer Marie avant les épouses
du Prophète, avant la première épouse Hadîga, qui vient d'être
mentionnée, mais aussi de la plus jeune, 'À' i š a106 ; et surtout de
placer Marie avant Fâtima fille du Prophète, la seule qui lui
donna une descendance masculine, et à laquelle, comme on l'a
vu, Marie est souvent alliée. Que l'on se souvienne que la véné
ration pour Fâtima n'est pas du tout confinée au monde sï'ite :
bien que de nombreux traditionnistes confèrent le titre de
«Dame (sayyida) des femmes du Paradis» à Marie, Buhârï
- l'auteur du recueil de traditions peut-être le plus vénéré du
monde islamique sunnite - a recueilli précisément un hadït de
Muhammad qui donne ce titre à Fâtima107.
La question de la précellence de Fâtima est ressentie avec
autant de force par Alusï, qui écrit : « Certains soutiennent que la
supériorité de Marie est relative aux seules femmes de son temps ;
pour ceux-ci, en effet, il n'est pas nécessaire d'admettre aussi sa
supériorité sur Fâtima. Comme on le transmet depuis Ibn
'Abbâs108, il y a quatre femmes meilleures, chacune meilleure en
son temps: Marie fille de 'Imrân, Àsiya épouse du Pharaon,

105. R, VIII, 47-48. Évitons de nous attarder sur les interminables débats
qui se sont développés autour de traditions divergentes sur la question : qui
est « la meilleure femme de la création » ; il suffit de dire, en suivant Arnaldez,
Jésus, 78, « quelles que soient les variantes et les hiérarchies qui sont propos
ées... elles placent presque toujours Marie en tête ».
106. Wensinck, Concordance, VI, 435-436.
107. Sahïh, V, 36 (Bâb manâqib Fâtima).
108. Sur ce personnage voir plus haut, n. 60.
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 101

Hadîga fille de Huwaylid et Fâtima fille de Muhammad ; toutef


ois,la meilleure de toute l'histoire du monde est Fâtima. Et
comme le disait le célèbre imâm de la famille du Prophète, Abu
Ga'far, que je suis, la Vierge Fâtima est la meilleure de toutes les
femmes, du passé et de l'avenir, car elle est une partie (biďa) de
l'Envoyé et aussi pour d'autres raisons. »109
Mais que doit-on lire derrière ces hiérarchies de femmes,
quelle valeur cela a-t-il d'être « la meilleure du monde » outre
l'honneur qui découle de ce titre ? Une autre phrase célèbre de
Muhammad en fournit la réponse ; cette phrase, citée par Qur-
tubï, est semblable à celles déjà signalées, mais elle recèle un
sens plus profond car elle met en lumière le fait que cette pré
éminence n'est autre que l'accès à la perfection masculine : « Le
Prophète dit : "Les hommes qui atteignirent l'exhaustivité
(kamala) sont nombreux, tandis que les femmes furent seul
ement Marie et Àsiya l'épouse du Pharaon ; quant à l'excellence
d"À'isa parmi les femmes, elle est comme l'excellence de la
soupe de pain parmi les plats." »no
Continuons à citer le texte de l'auteur andalou. Son dis
cours se déploie d'une manière extrêmement cohérente et la
prérogative masculine de Marie revêt alors les traits bien mar
qués de la prophétie. « Nos sages, Dieu ait d'eux miséricorde,
dirent que l'exhaustivité est la totalité, c'est atteindre le plus
haut degré, c'est chaque chose selon le juste calcul, et ils dirent
que ce caractère exhaustif, accompli, appartient à Dieu seule
ment. Or, il ne fait aucun doute que les hommes les plus
accomplis furent les prophètes, et après les prophètes, les saints
(awliya') et après les saints les véridiques (siddîqun) et après
eux, les martyrs (šuhadď) et après eux encore, les pieux
(sâlihun). Après avoir établi ce point, le caractère accompli

109. A, III, 155, comme on l'a signalé au début de cet essai, Alusl est très
proche des positions sl'ites. Cf. Buhârï, Sahlh, V, 37: «Le Prophète dit:
"Fâtima est une partie de moi et ceux qui la mettent en colère me mettent
aussi en colère." » Abu ôa 'far Qommi est un célèbre théologien qui appart
int à la Sï'a duodecimane, m. 290/903.
1 10. Hadit cité, comme le rappelle l'auteur lui-même, Q, IV, 53, par Musl
im. Pour le passage suivant, ibid., 53-54.
1 02 IDA ZILIO-GRANDI

dont parla le Prophète est certainement la prophétie et ce qui


s'ensuit est que Marie et Àsiya furent prophetesses, comme cer
tains en effet l'affirmèrent. Mais la vérité est que seule Marie fut
prophétesse, puisque ce n'est qu'auprès d'elle que Dieu se
révéla par le biais de l'Ange, comme auprès des prophètes (...).
Quant à Àsiya, il ne me semble pas qu'il y ait en elle de claires
indications de prophétie, mais plutôt de véridicité (sidďiqiyya)
et d'excellence (fadl). »
II est intéressant de remarquer que la foi dans la prophétie
de Marie ne pose pas des problèmes pour ceux qui nient sa
supériorité absolue sur les femmes de toute l'histoire. Àlusï,
comme on l'a dit, affirme de manière catégorique la précellence
de Fatima sur toute autre femme du fait de certains aspects,
avant tout celui d'être la fille de l'Envoyé de Dieu et une partie
de lui. Cet auteur admet toutefois que d'autres lui sont supé
rieures sous d'autres aspects et selon différentes modalités :
« On peut croire à la supériorité de Fâtima bien que l'on croie
à la prophétie de Marie, du moment que le fait d'être une part
iedu Prophète ne concerne Marie en aucune façon. »U1
Supérieure aux autres femmes, aussi accomplie que les
hommes et prophétesse, Marie est même supérieure à au moins
un homme et un prophète. En effet, la Vierge a manifesté, selon
le Coran, une confiance en Dieu et un abandon à Sa volonté
- autrement dit une pleine conformité au premier impératif de
l'Islam - qui l'élève bien au-dessus de son tuteur Zacharie112, ce
qui n'échappa pas aux exégètes : « Comme Dieu le dit, Marie
"avéra les paroles de son Seigneur et des Écritures"113, et elle ne
demanda pas de signe lorsqu'on lui annonça la Nouvelle,
contrairement à Zacharie. C'est pour cette raison que Dieu
l'appela Véridique114 et qu'il lui conféra la foi en Ses paroles et
en l'obéissance envers Lui (qunut). Il lui fut dit "C'est ainsi"

111. A, III, 155.


112. Voir ci-dessus, au point La silencieuse, nourrie de Dieu, Cor. 3:41 et
l'histoire du silence de Zacharie.
113. Cor. 66:12.
114. Siddîqa, Cor. 5:75.
LA VIERGE MARIE DANS LE CORAN 103

{Cor. 19:21) et elle se contenta de ces paroles, sans demander


de signes qui l'éclairassent davantage sur ce fait (...) C'est pour
quoi on raconte que Marie sera parmi les premiers à entrer au
Paradis, avec les prophètes. Il y aura un peu plus d'une dizaine
d'hommes (ragul), comme le raconta notre Envoyé, ils entre
ront au Paradis avant qu'il n'entre lui à la tête de sa Commun
auté ; ce seront Abraham, Ismaël, Isaac, Jacob et les Tribus,
Moïse, Jésus et Marie, fille de 'Imran. »115*

(Traduit de l'italien par Gabriella Zimmermann.)

San Marco 2474


30124 Venise
Italie

115. Q, IV, 54.


* Je voudrais exprimer tous mes remerciements à M. Pierre Lory (École
Pratique des Hautes Études) pour ses précieuses remarques.

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