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Revue néo-scolastique de

philosophie

L'abstraction
Albert Dondeyne

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Dondeyne Albert. L'abstraction. In: Revue néo-scolastique de philosophie. 41ᵉ année, Deuxième série, n°57, 1938. pp. 5-20;

doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1938.3873

https://www.persee.fr/doc/phlou_0776-555x_1938_num_41_57_3873

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5

L'abstraction

de
le
métaphysique.
nature
sensible
première
difficultés
d'éviter,
partie.
réunir,
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matière
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aussi
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la

Une première alternative : Réalisme ou idéalisme.

Devant le problème de l'abstraction, la pensée humaine a


oscillé entre des solutions extrêmes.
Nous constatons une première tendance que les penseurs
modernes d'inspiration idéaliste désignent communément du nom de
réalisme. Ils entendent par là l'attitude de pensée qui,
.

conformément aux conceptions du sens commun, réaliste par instinct, donne


la priorité au monde matériel, au sensible. Il y a d'abord le réel
sensible, l'univers matériel, et il y a ensuite la pensée, l'esprit, en
face de ce monde, ouvert sur le monde, entrant en contact
immédiat avec lui par l'intuition sensible. Dans cette conception,
l'abstraction intellectuelle se présente avant tout comme l'analyse d'un
donné. Elle s'exprime en termes d'analyse : l'intellect découvre
son contenu propre dans le donné sensible, il l'abstrait de ce
donné. D'où la solide objectivité de l'intelligible : celui-ci se fonde
sur un contenu sensible qui est indéniablement objectif, vu que le
6 A. Dondeyne

sens se laisse mouler sur le réel avec la fidélité d'une réceptivité


toute passive.
Or, cette conception de sens commun, ce réalisme «
bourgeois », comme l'appelait Fichte, ne résiste pas à la- réflexion. Il
conduit tout droit à la suppression même de la pensée objective ;
en d'autres mots, l'attitude réaliste vulgaire, dès qu'elle prend
conscience d'elle-même, s'évanouit dans sa propre négation. En
effet, un des premiers résultats du progrès des sciences physiques
et de la critique scientifique a été de mettre en évidence le
caractère déficient, superficiel et relatif de l'intuition sensible. Non pas
qu'il faille dénier à cette intuition toute « intentionalité », toute
objectivité quelconque ; mais cette intentionalité et cette objectivité
ne sont qu'une imitation lointaine, déficiente, de l'objectivité ' au
sens propre, la seule digne de ce nom, la seule aussi que vise
réellement l'attitude réaliste, quand elle se sert de ce terme. Car,
qu'est-ce au fond, pour un réaliste, que l'objectivité de la
connaissance, sinon cette perspicace lucidité, par laquelle la pensée atteint
une chose telle qu'elle est en elle-même, indépendamment du sujet
connaissant, telle donc qu'elle doit apparaître à n'importe quelle
pensée, quel que soit l'individu qui pense et quel que soit le moment
auquel a lieu l'acte de pensée, ou la pensée-événement ? Or, il
semble bien que la sensation ne jouit pas de cette intemporalité
visée par la pensée objective au sens fort ; son contenu n'a pas
cette indépendance par rapport à la sensation- événement. Elle
est plutôt comme une impression subie, un renseignement vécu par
un organisme biologique. Ce contenu de sensation n'est pas
seulement fonction de l'excitant, mais encore de l'état physique de
l'organisme. Il varie d'un instant à l'autre et d'un individu à l'autre.
Surtout, il ne pénètre pas jusqu'aux profondeurs intimes du réel,
celles que la métaphysique a en vue. Vouloir fonder les valeurs
intellectuelles et tout spécialement les affirmations métaphysiques
sur la base fragile de la sensibilité, c'est donc bâtir sur le sable
ou s'enfermer dans un sensualisme phénoméniste définitif. Descartes
avait raison de s'indigner contre l'adage scolastique — du moins
tel qu'on l'entendait de son temps dans les écoles — « qu'il n'y a
rien dans l'entendement qui n'ait premièrement été dans le sens,
où toutefois il est certain que les idées de Dieu et de l'âme n'ont
jamais été » (X).

<l> Discours de la Méthode, IV« Partie.


U abstraction 7

Et qu'on ne croie pas qu'on a réellement dépassé les frontières


de l'empirisme, pour avoir invoqué la notion vague de Yabstrac-
tion. Car, comme Kant le remarquait déjà fort judicieusement dans
sa dissertation inaugurale de 1770 (2), ce terme peut revêtir des
significations bien différentes. Il peut désigner une simple analyse,
une généralisation schématisante du donné sensible ; en ce cas le
contenu abstrait se fonde vraiment sur le sensible, mais il ne le
dépasse pas en valeur objective ; on reste en plein empirisme. Ou
bien l'abstraction nous mène au delà du sensible, nous révèle des
valeurs franchement métempiriques, telles les idées et les
affirmations métaphysiques (par exemple les idées que Kant appelait
pures : idées de nécessité, de possibilité, de causalité, de
transcendance,, etc.) ; mais alors ne disons pas, sans plus, que celles-ci
sont fondées sur le donné sensible et ne faisons pas trop aisément
appel à la notion de l'abstraction à partir du sensible, pour
revendiquer l'objectivité métasensible de ces idées. Ce serait prendre
une image pour une explication rationnelle.
• Que faire ? Faudra-t-il donc se réfugier dans un dogmatisme
de désespoir et dire avec Wolff et son école : « Les idées claires
sont objectives, parce qu'elles sont objectives ; l'évidence claire de
leur contenu est la garantie de leur objectivité, car c'est le propre
de l'intelligence de saisir l'essence profonde des choses » ?

Non, dira l'idéaliste. Le problème est mal posé. Le réalisme


part d'une conception grossière de la pensée. Fonder l'intelléction
sur un donné, c'est inconsciemment se représenter le sujet comme -
dérivant de l'objet, ou, pour le moins, concevoir objet et sujet comme
posés l'un en face de l'autre, à la façon de deux en-soi, de deux
absolus. Quant au dogmatisme rationaliste, il n'est qu'un réalisme
.

larvé, il procède de la même idée fondamentale de la pensée face


à l'objet. D'où le problème de la correspondance entre les deux.
Le problème ainsi formulé est insoluble : on commence par poser
une dualité et on espère en voir surgir l'unité ! Ne faut-il pas tout
simplement renverser les termes du problème ? Après tout, un
objet qui n'est pas objet-pour-et-dans-un sujet est un non-sens,
et, d'autre part, un sujet n'est pas, en premier lieu, une chose ou
un objet, mais une action, une identité active, un Ich déniée. Ce
n'est donc pas l'objet qui est premier et l'esprit qui tourne autour

<3) De mundi sensibilis at que intelligibilis forma et principiis, Sectio II, § 6.


8 A. Dondeyne

de lui, essayant de le capter, de le comprendre. C'est Y esprit qui


est d'abord et qui pose l'objet. Aussi la vie de conscience,
considérée dans son être profond, ne doit pas se définir en termes de
réceptivité et d'analyse, mais en termes d'action et de synthèse.
Le moi se pose et pose le non-moi ; le sujet construit l'objet, au
moins quant à sa forme ; l'analyse n'est qu'une opération
superficielle et dérivée de la conscience, celle-ci étant fondamentalement
et premièrement activité synthétique, identité active ou action iden-
tificatrice du sujet avec lui-même et avec son objet. C'est cette
gigantesque « révolution copernicienne » qu'on a convenu
d'appeler idéalisme.
L'attitude idéaliste, dont nous venons de rappeler l'idée
principale, a eu, si on se place au point de vue de l'histoire de la
pensée, l'énorme mérite d'attirer l'attention des philosophes sur
le centre le plus lumineux de l'univers intelligible qui est la Pensée
en acte. — Mais elle n'est pas non plus sans présenter de bien
graves difficultés. Tout comme > l'attitude réaliste, lorsque, par un
retour sur soi, elle prend nettement conscience d'elle-même, elle
se heurte à sa propre position, s'embarrasse dans ses propres
affirmations et ne peut se maintenir dans toute sa pureté. En effet,
à la réflexion, l'idéalisme se présente comme un idéal que rêve
la pensée humaine, mais qu'elle ne réalise pas. Il y a des limites
au moi constructeur, même si par ce terme on entend le Moi
profond, supra-individuel qui sous-tend notre pauvre moi humain :
il y a les « petits moi » avec leur autonomie ; il y a le non-moi qui
n'est pas que posé par le moi, mais qui encore s'oppose au moi ;
il y a la sensation qui fournit du donné, indispensable d'ailleurs
pour un savoir riche et étoffé ; il y a le fait brutal de l'expérience,
le fait-événement. On sait que depuis le jour où Kant annonça la
révolution copernicienne, l'idéalisme a multiplié les tentatives pour
dépasser ces « limites du moi » sans cesse renaissantes et,
franchement, on ne peut dire que, jusqu'à présent, il soit venu à bout de
son adversaire immanent.
Nous voilà donc, semble-t-il, acculés à l'impasse. Le réalisme
détruit la primitivité et la transcendentalité indéniables du moi
comme acte, l'idéalisme ne réussit pas à expliquer l'existence non
moins indubitable du non-moi comme fait. Cependant, l'un et l'autre
semblent contenir assez de vérité pour être capables de fasciner la
pensée humaine en quête du vrai. Aucun des deux toutefois n'est
assez fort pour la satisfaire tout de bon et la maintenir dans une
L* abstraction 9

position définitive. Il est donc probable que le lieu d'équilibre est


à chercher entre ces deux extrêmes, c'est-à-dire dans une attitude
qui sauvegarde et synthétise les vraies valeurs, je dirais même les
intuitions fondamentales de l'un et de l'autre système. Mais avant
d'en arriver là, il nous faut examiner une seconde alternative que
la pensée humaine a trouvée sur son chemin à toutes les époques
de son histoire, à savoir l'alternative : intuition ou affirmation
transcendentale .

Une seconde alternative :


Intuition empirique ou dialectique transcendentale.

Bien que de fait les philosophes de l'intuition — entendue au


sens d'intuition empirique du concret — appartiennent pour là
plupart au camp réaliste, on aurait tort cependant d'identifier sans
plus réalisme et intuitionisme. Tel idéaliste est un adversaire
acharné des démonstrations métaphysiques par concepts ou
principes abstraits. Tout le monde se rappelle les thèmes célèbres de
l'idéaliste bien connu, M. Edouard Le Roy : « On ne démontre
pas une réalité concrète, on la perçoit » (3>. « Déduire Dieu
équivaut à le nier »(4). Il y a même des intuitionistes « neutres ». Je
pense par exemple au « radical empiricism » de William James :
la donnée pure, c'est-à-dire le contenu immédiat de la perception
pure ou de l'intuition pure, voilà la seule valeur irrécusablement
vraie et objective. Tout le reste, réalisme ou idéalisme,
rattachement de la perception soit à un objet-chose, soit à un
sujet-subsistance, tout cela est déjà du système, c'est-à-dire est construit,
est hypothétique.
Ce qui fait la force de cette philosophie de l'intuition, si
étroitement apparentée à l'empirisme — James aimait à se considérer
comme l'héritier de cette glorieuse lignée de penseurs anglo-saxons,
qui par delà Spencer et Hume remonte au Bacon du moyen âge
— c'est la solidité irrésistible du fait. Les démonstrations les plus
savantes et les déductions les plus subtiles ne pourront jamais rien
contre la simple constatation du fait ! Et d'autre part, combien de
discussions philosophiques seraient tranchées pour tout de bon,
combien de constructions métaphysiques s'effondreraient comme

c> Le problème de Dieu, p. 81.


<*> Ibidem, p. 83.
10 A. Dondeyne

châteaux de cartes, le jour où un recours à l'expérience


deviendrait possible en ces matières ! Le fait constaté, éprouvé dans une
intuition immédiate — externe ou interne, peu importe — voilà
pour la pensée le seul roc inébranlable, son absolu véritable, son
lieu de repos naturel, le lieu où elle se sent à l'aise, où elle entre
indubitablement en possession de ce qu'elle cherchait. Aussi
l'empirisme intuitioniste constitue-t-il dans l'histoire de la philosophie
non pas un événement passager, mais un courant quasi continu.
Bien souvent les métaphysiciens ne voient dans ces retours répétés
de la pensée humaine à l'empirisme que des phénomènes de
lassitude intellectuelle, de défaillance philosophique, et en quelque sorte
de suicide de la pensée. James, Bergson, dira-t-on, ne sont pas
métaphysiciens, ils sont tout au plus des psychologues. Et les
métaphysiciens se croient à l'aise à l'abri de tels jugements. La chose
ne nous paraît pas si simple. Au lieu de hausser les épaules devant
l'intuitionisme empiriste, il y aurait lieu d'étudier la nature,
l'essence du fait, la nature, l'essence de notre appétit naturel du fait.
On verrait peut-être que fait expérimental, sensation et réceptivité
passive ne sont pas notions équivalentes, comme on a coutume dé
le penser depuis Kant ; qu'au contraire, ce que nous désignons
communément comme « fait », est avant tout un acte, une exis-
tence vécue dans uneimmédiateté active ; ensuite, que si la
sensation se montre révélatrice d'existence, c'est parce qu'elle n'est
pas simple contenu sensoriel, mais qu'elle renferme en son sein
« du fait », c'est-à-dire de l'action vécue, ébauche imparfaite et
lointaine de l'identité active plus parfaite qu'est la pensée-en-
acte ; enfin que notre appétit naturel du « fait » met à nu la
nature la plus profonde de la pensée, à savoir que la pensée
n'est rien d'autre que V existence activement identique et claire à
ellcmême. La pensée idéale, la connaissance que Dieu a de lui-
même et de ce qu'il fait, est, somme toute, une expérience
absolue.

Mais il est un autre fait non moins irrécusable et significatif,


à savoir que la pensée humaine n'a jamais pu se contenter de
l'empirisme. A côté de la soif du « fait », l'intelligence éprouve
le besoin irrésistible de légiférer sur le fait, de transcender
l'expérience passée et présente, d'établir la loi de toute expérience
possible. Encore qu'il constitue pour la pensée humaine un lieu de
repos recherché, le fait constaté se présente aussi comme un trem-
L'abstraction 11

plin d'où l'esprit s'élance vers les régions du nécessaire, de


l'universel strict,, de l'a priori. Ce qui plus est, l'intuition du concret,
même quand elle se trouve entourée de tous les soins d'une méthode
scientifique aussi ingénieuse que précise, paraît toujours - pauvre et
décevante à la raison humaine. Elle ne lui livre pas les natures
intimes des choses, les raisons profondes, les richesses
métaphysiques. Enfin, ce qui à première vue peut paraître étonnant, il
semble qu'il existe un lien fort étroit entre l'appétit métaphysique,
lequel est un appétit du concret intime et du transcendant, et le
désir naturel de l'abstrait, de l'universel, du transcendental, et
d'aucuns définiront la métaphysique comme la science de
l'universel le plus strict, de l'absolument transcendental, du nécessaire
au sens le plus fort -de ce mot, comme s'il était a priori évident
que la pensée humaine ne peut atteindre le concret intime et le
transcendant qu'à travers le transcendental.
Jusqu'ici nous ne faisions qu'enregistrer un fait. La
métaphysique, avec son allure a priori et ses prétentions transcendentales,
existe. Elle est un jeu intellectuel dont le charme est indéniable
et qui répond à un besoin inné. Mais la question devient ardue,
quand il s'agit de définir la signification exacte de ce jeu, de
montrer le bien fondé de l'affirmation métempirique et d'en
mesurer la portée objective. Notre sens du réel, qui s'exprime dans
la passion du fait, nous met en- garde contre les constructions
métempiriques qui ne se fondent pas sur quelque donné réel,
immédiatement présent et qui ne possèdent d'autres lettres de créance
que la séduction de leur cohérence logique interne. Mais, d'autre
part, on ne voit pas bien comment la saisie intuitive d'un donné
concret pourrait fonder (et non pas simplement préparer, ou
stimuler à la manière d'un choc) des affirmations dont la portée
dépasse infiniment le contenu immédiat de ce donné. La remarque
que fait Kant au seuil de sa Critique de la raison pure — faisant
écho aux réflexions si pénétrantes de Hume — gardera toujours
sa valeur ; elle dénonce un problème séculaire : « L'expérience
nous apprend bien que quelque chose est de telle ou telle
manière, mais non point que cela ne peut pas être autrement...
.Nécessité et stricte universalité sont les marques sûres d'une
connaissance a priori »(5). Nous voilà donc de nouveau en face du
dilemme, auquel nous nous étions heurtés en examinant la. solution

<"> Introduction, § 2. Trad. TrEMESAYGUES, p. 41.


12 A, Dondeyne

réaliste. Vouloir fonder le transcendental et le transcendant sur un-


donné concret, le métempirique sur une expérience, c'est, semble-
t-il, vider le transcendental et le métempirique de leur valeur
propre. Par contre, enlever aux constructions métaphysiques leur
base existentielle concrète, n'est-ce pas professer un dogmatisme
critiquement intenable ? Comme on le voit, la difficulté provient
de ce que, d'une part, le savoir humain se développe à partir de
l'intuition du réel concret, qu'il a besoin de pareille intuition pour
se justifier ; tandis que, d'autre part, les valeurs universelles et
nécessaires, qu'envisage la métaphysique, semblent échapper à
cette intuition originaire. L'esprit humain ne trouve pas le
nécessaire, l'universel, le transcendental et le transcendant, tout donnés
dans une présence. Il les affirme. La métaphysique humaine
procédera toujours par concepts et affirmations. Et derechef le recours
à l'idée d'abstraction ne suffira pas à nous faire sortir de l'impasse,
vu l'effrayante ambiguïté de ce terme.
Or, ce fut précisément la grande découverte de la philosophie
transcendentaliste d'avoir remarqué ou, du moins, d'avoir pressenti
qu'il n'était pas impossible de lier le transcendental au concret et,
par conséquent, de fonder critiquement la transcendance. L'acre
d'affirmation se présente à la réflexion comme un«« universel
concret », détenteur et révélateur de valeurs transcendentales et
absolues. Non pas que l'Absolu ou le Nécessaire se fonde
précisément sur l'affirmation considérée comme un événement éphémère,
mais à l'intérieur de l'affirmation ils se révèlent à la pensée-en-
acte dans l'action d'affirmer. Que le lecteur se rappelle l'exorde
bien connu de la Wissenschajtslehre de Fichte, la magna charta
de la philosophie transcendentaliste, où le philosophe de Iéna
passe du principe d'identité, A = A (parmi tous les principes, le
plus pauvre, le plus vide, le plus abstrait, semble-t-il) à
l'affirmation la plus concrète qui soit, la position du Moi fondamental,
principe profond de l'univers : « Das Ich setzt urspriinglich schlechtin
sein eignes Sein ». De prime abord, cette déduction fort originale
peut paraître un tour de passe-passe métaphysique, un passage du
logique au réel. Cependant il n'en est rien. Sans doute, on peut
discuter sur la portée exacte de la conclusion : « Das Ich setzt
etc.. », et surtout on peut mettre en doute la valeur des
déductions ultérieures de la Wissenschajtslehre, qui feront surgir, comme
par enchantement, des connaissances de plus en plus précises,
jusqu'à rejoindre les données mêmes de l'expérience ! Tout cela n'em-
L'abstraction 13

pêche pas qu'il y a dans ces débuts de la philosophie


transcendentaliste une intuition géniale, une découverte réelle, qui devait faire
fortune. Ce que Fichte a vu, c'est que le principe d'identité,
quelque abstrait qu'il soit, quelque logique et formel qu'il puisse
sembler, est après tout la forme même de la pensée en acte. Il "
est la forme d'un concret existentiel, qui est en même temps un
concret universel, et cela n'est pas contradictoire, car la pensée
n'est pas une chose, mais une action, « ein tun ». Aussi le
principe d'identité nous révèle-t-il la nature intime de la pensée
(l'identité active du Moi avec lui-même) et, à travers la pensée, il nous
laisse entrevoir la nature profonde de l'être.
Malheureusement la philosophie transcendentaliste, tout comme
l' idéalisme, se laissa aveugler par sa propre découverte. Elle oublia
trop facilement que ce n'est qu'à travers l'acte d'un petit moi que
le grand Moi apparaît à l'esprit humain et qu'il lui apparaît comme
objet simplement affirmé, tandis que l'acte du petit moi affirmant
se présente comme une existence donnée et vécue. Aussi est-il
faux de dire que ce grand fait existentiel qu'est le petit moi, n'a
d'autre fonction que de limiter l'affirmation à la manière d'un choc.
Ce serait conférer à l'affirmation la priorité sur l'existence. Or on
peut montrer que c'est l'inverse qui est vrai. L'affirmation s'appuye
sur l'existence ; elle n'est rien d'autre que l'existence se révélant
à elle-même. Mais n'anticipons pas sur notre seconde partie.

La synthèse kantienne et la synthèse thomiste.

Au cours de l'histoire de la philosophie, deux grands systèmes


ont donné au problème de l'abstraction des solutions qui se
tiennent à égale distance des positions extrêmes que nous venons de
passer en revue. Ils ont ceci de commun qu'ils assignent aux
différents éléments qui entrent dans la constitution du savoir humain
— à savoir la sensibilité et l'entendement, le fait donné et
l'affirmation transcendentale — une fonction positive, mais de soi incom~
plète. La sensation n'est pas conçue comme une simple limite de
l'esprit et, par contre, le concept intellectuel et l'affirmation
représentent beaucoup plus qu'une schématisation simplificatrice de
l'intuition originaire. Sens et entendement collaborent de façon
positive à la genèse de la connaissance, apportant chacun des éléments
propres. Cependant, considérés à part, ni l'un ni l'autre ne con-
14 A. Dondeyne

stituent une connaissance vraie, ayant un contenu achevé ; ils sont


proprement les principes constitutifs d'une connaissance une.
Bien que d'aucuns aient essayé de donner du système kantien
une interprétation idéaliste et transcendentaliste, il nous semble
toujours que Kant est avant tout un réaliste empiriste. Il a débuté
en disciple de Newton et c'est encore l'empirisme newtonien qui
fait l'arrière-fond de ses grandes œuvres critiques. Pour Kant, seul
le donné sensible fournit l'étoffe du savoir humain théorique, lui
donne un contenu réel, lui confère sa valeur de saisie d'être, encore
que cette saisie n'atteigne pas l'en soi intime des choses, - mais
seulement le réel phénoménal. Au fond de cet empirisme se cache
même un réalisme fort vulgaire, qui identifie à tort « fait
empirique », « réceptivité sensible » et « saisie ayant valeur réelle ».
Kant ne reconnaît que deux formes possibles de connaissance ayant
valeur réelle : l'une est l'intellection créatrice, Y intellectus arche-
typus, qui connaît les choses par cela même qu'il les pose dans
l'existence ; l'autre est l'entendement qui se laisse modeler sur les
choses par passivité stricte (et donc par l'intermédiaire d'une
sensibilité) : comme si la connaissance était une impression
passivement subie par un sujet et dérivant d'un objet par voie de causalité
transitive ! Aussi, selon Kant, le rôle de l'entendement dans la
genèse du savoir humain, est d'ordre purement formel. Il fait que
le réel donné à l'intuition réceptrice — et qui, laissé à lui-même, -
ne serait qu'un chaos informe d'impressions fluctuantes — devienne
objet pensé et affirmé, c'est-à-dire se trouve rapporté d'une part
à l'unité de YIch denke, et d'autre part à un objet (signifié dans
le sujet logique de nos propositions). En effet, connaître, c'est se
dire à soi-même ce que les choses sont et comment elles sont ;
c'est donc attribuer les contenus de sensation à un objet, c'est les
concevoir comme appartenant à un objet, et cela à l'intérieur d'un
acte de conscience (Ich denke). Remarquons que cet Ich denke est
un acte d'aperception transcendentale, dépassant la conscience du
petit moi, étant donné que la synthèse affirmative, par laquelle
j'attribue mes contenus de sensibilité à un objet, prend une portée
manifestement supra-individuelle, valable pour tout entendement.
En effet, alors que mes contenus de sensibilité se présentent à ma
conscience comme des impressions purement subjectives, valables
pour, moi seul (blosse modifikationen des Gemûths), en tant que
contenus d'affirmation, ils s'objectivent, ils entrent dans une syn- .
thèse qui possède une valeur supra- individuelle. Ainsi, dans le
L'abstraction 15

jugement : « tous les corps sont pesants », ce que j'affirme ce n'est


pas précisément que, dans ma conscience à moi, la vue et le toucher
d'un corps s'accompagnent de l'impression de pesanteur, mais que
les corps eux-mêmes sont pesants, affirmation qui, comme on le voit,
a la prétention de valoir pour tout le monde. La superactualité de
l*/c/i denke dépasse et contient pour ainsi dire tous les petits je
(considérés évidemment comme fonctions cognitives et non comme
substances), tous les actes de pensée-événement et de sensation-
événement. Aucun contenu de sensation ne pourra donc échapper
à l'action synthétique de YIch dentée. Et ainsi la transcendentalité
de YIch déniée devient la source du caractère transcendental des
catégories ou idées pures de l'entendement, c'est-à-dire de leur
valeur strictement universelle et nécessaire. Ces catégories ne sont
autre chose que les règles les plus générales de la synthèse
objectivante : c'est ainsi que la connaissance d'une chose, consistant à
attribuer un ensemble de contenus d'intuition à un objet au moyen
de la synthèse affirmative, impliquera forcément que je conçoive
cet objet comme une substance, sujet récepteur des déterminations
multiples.
Par cette théorie de l'aperception transcendentale, source des
valeurs universelles et aussi grâce à des conceptions propres sur
l'intellect pratique, dont l'affirmation, tout en ayant une portée a
priori, nous introduit dans l'en-soi des choses, Kant, tout empiriste
qu'il est resté par ailleurs, prépara la philosophie transcendentaliste
et mit en vogue une nouvelle conception de l'abstraction : celle-ci
est avant tout une synthèse et non une analyse. Ce fut là son plus
grand mérite. Le système kantien, sous sa forme authentique,
n'était pas viable, parce qu'il comprenait à la fois un réalisme
vulgaire et le germe d'une position transcendentaliste. Ce système
était moins une synthèse, qu'une juxtaposition de deux extrêmes.

La synthèse aristotélico-thomiste se présente-t-elle dans de


meilleures conditions ? Ici l'intelligible reçoit une valeur franchement
métempirique. Cependant il ne se justifie pas pleinement tout seul,
mais il se fonde, d'une certaine façon, sur le réel donné dans la
sensation : la doctrine augustinienne de l'illumination, qui est comme
l'équivalent antique du dogmatisme rationaliste, est abandonnée
et remplacée par une théorie de l'abstraction. Le donné matériel
est à la fois le fondement de l'intelligible, tout en ne l'étant pas
pleinement — ce qu'il ne faut évidemment pas comprendre quan-
16 A. Dondeyne

titativement, comme s'il était le fondement pour la moitié ou un


tiers seulement de l'intelligible ; ce ne serait que déplacer la
difficulté. Comment cela est-il possible ? C'est un cas d'application
de la thèse métaphysique de la puissance et de l'acte. Le sensible
est intelligible en puissance, il ne devient intelligible en acte que
dans l'acte même d' intellection, grâce à l'action dématérialisante
et abstrayante de l'intellect actif : « Ad causandam intellectualem
operationem secundum Aristotelem non sufficit sola impressio sen-
sibilium corporum, sed requiritur aliquid nobilius... Illud superius
et nobilius agens quod vocat intellectum agentem, facit phantasmata
a sensibus accepta» intelligibilia in actu per modum v abstractionis
cujusdam » <6). Cette position tient un juste milieu entre le réalisme
grossier et l'idéalisme transcendentaliste aigu, car elle reconnaît
pour la constitution de la connaissance objective, la nécessité du
donné matériel mais aussi d'une activité de l'esprit. On peut se
demander s'il faut définir le thomisme un réalisme intuitioniste
corrigé par une métaphysique franchement transcendentaliste, ou
plutôt un idéalisme transcendental modéré par le bon sens réaliste.
Voilà bien une position d'équilibre que la pensée moderne a
rarement atteinte.
Et cependant, tout en étant fermement convaincu que la
métaphysique spiritualiste de saint Thomas contient des vues du plus
haut intérêt pour la solution des difficiles problèmes que nous avons
abordés, nous nous demandons si la victoire est définitivement
assurée et si tout est résolu par cette doctrine de l'abstraction, telle
que nous la trouvons formulée dans l'aristotélisme thomiste du
moyen âge. C'est que, après tout, cette doctrine reste entourée
d'une frange d'ambiguïté et s'accompagne de nombreuses
incertitudes. Elle pose autant de problèmes qu'elle en résout. En effet,
quel est donc le rôle exact de l'action abstractive de l'intellect
agent ? Comment réussit-elle à faire surgir du sensible concret des
valeurs métempiriques transcendentales ?
Tantôt on fera appel à l'image de l'illumination : « [Intellectus
agens] quasi illustrando phantasmata facit ea intelligibilia in actu » (7).
« Propter idem [requiritur] intellectus agens ad intelligendum prop-
ter quod lumen ad videndum » <8). Et Cajetan de commenter :
« Abstractio autem in qua non est mendacium, cum consistât in

<•) SAINT THOMAS, Somme Théologique. I, q. LXXXIV, a. 6.


<T> Ibidem, I. q. LXXIX, a. 4, c.
<8> Ibidem, I, q. LXXIX, a. 3, ad 2.
L'abstraction 17

acceptione unius et non alterius sibi conjuncti, ejus proprius quasi


effectus est apparere unum, non apparendo aliud, ut de se patet.
Unde... adveniente lumine intellectus agentis, phantasma illustra-
tur... qua illustratione splendet atque relucet in phantasmate non
totum quod est in eo, sed quidditas seu natura tantum, et non sin-
gularitas illius ei conjuncta ; ita quod ista illuminatio est abstractiva,
quia facit apparere unum, scilicet quod quid est, non apparendo
aliud, scilicet principium individuans. Ac per hoc splendet in
phantasmate intelligibile in actu, natura scilicet abstrahens ab hic et
nunc : et taie intelligibile in actu movet intellectum possibilem m (9).
Le rôle de l'intellect agent est donc de mettre en lumière, de faire
apparaître l'intelligible au sein du sensible concret.
L'image est intéressante et confère une couleur bien réaliste
à l'abstractionnisme thomiste. Toutefois elle ne satisfait pas
pleinement l'intelligence, qui ne pourra s'empêcher de se poser à
nouveau la question : comment donc un sensible concret peut-il
manifester en son sein et fonder pour ainsi dire des valeurs aussi
transcendentales que les idées et affirmations métaphysiques, celle-
ci, par exemple, que tout être fini est totalement dépendant d'un
être infini ? L'intellect agent ne serait-il pas lui-même la source
des valeurs métempiriques, à la façon de l'aperception transcen-
dentale de Kant, a priori subjectif toujours en acte ?
Et de fait, il ne manque pas des textes qui inclinent vers une
conception analogue et qui, en tout cas, rendent un son fort augus-
tinien. Il est tel passage dans les écrits du Docteur angélique, où
la fonction du contenu sensible dans la saisie des valeurs
métaphysiques suprêmes (des prima intelligibilia, comme on disait en
ce temps) semble fort minimisée. « Sensibilis cognitio non est tota-
lis et perfecta causa intellectualis cognitionis, sed magis quodam-
modo materia causae » (10). La sensation n'aurait donc qu'un rôle
bien humble, celui d'une matière sur laquelle l'intellect agent
travaille, et à laquelle il applique, pour ainsi dire, les prima
intelligibilia, qui sont son bien propre : « Cognoscere prima intelligibilia
est actio consequens speciem humanam... Principium hujus actio-
nis est virtus intellectus agentis » (U). Ces prima intelligibilia sont
comme l'empreinte de l'Intellect divin en notre faculté cognitive,

<9) In Summam Theologicam, Ia, q. LXXIX, art. III, n. IX. Ed. léonine,
t. V, p. 266.
<10> Somme Théologique, I, q. LXXXVI, a. 6, c.
(") Ibidem, I, q. LXXIX, a. 5, ad 3.
18 A. Dondeyne

laquelle est une conscience métempirique, qui saisit les choses


d'un point de vue absolu, parce que précisément, dans sa nature
profonde, elle s'alimente à la Vérité première, dont elle est
essentiellement une participation dérivée : « In intellectu insunt nobis
naturaliter quaedam conceptiones omnibus notae ut entis, unius,
boni et hujusmodi... Et quia naturalis cognitio est quaedam simi-
litudo divinae veritatis menti nostrae impressa... ideo dicit Augus-
tinus quod hujusmodi habitus cognoscuntur in prima veritate »(12).
Aussi, à l'intérieur de ses prima intelligibilia avec leur valeur
transcendentale, se révèle en nous, comme en un miroir, la
transcendance de la Vérité première : « Anima non secundum quam-
cumque veritatem judicat de rebus omnibus sed secundum verita-
tem primam, inquantum résultat in ea sicut in speculo secundum
prima intelligibilia » (13).
Nous voici donc, semble-t-il, devant deux tendances opposées
et mal agencées, au sein même de la synthèse aristotélico-tho-
miste. Et qu'on ne dise pas que tout s'éclaircit si l'on se souvient
de la doctrine métaphysique de l'acte et de la puissance qui
constitue le fond véritable et la lumière intérieure de l'abstraction-
nisme thomiste : « le sensible est un intelligible en puissance,
rendu intelligible en acte par un intellect en acte, à l'intérieur
de l'acte d'intellection ». Car, aussi longtemps qu'on ne montre
pas avec précision en quoi consistent « l'intellection en acte » et
« l'intelligible en acte », en quel sens le sensible peut être appelé
un « intelligible en puissance », et comment il faut comprendre le
rôle « actualisant » de l'intellect agent, on se paie de mots et on
prend des termes vagues pour des explications rationnelles. Ne
disait-on pas au moyen âge que le sommeil en acte est 1'
actuation de la puissance dormitive ? En quoi, certainement, on ne se
trompait pas, mais on ne disait rien.
Comme on le voit, la doctrine de l'abstraction, telle qu'on la
trouve formulée dans l'aristotélisme thomiste du moyen âge —
toute riche qu'elle soit en idées fécondes et justes — ne manque
pas d'imprécision ; elle laisse planer des doutes fort graves sur le
sens exact de la synthèse sensitivo-rationnelle, qui en constitue la
pièce maîtresse. Aussi, on comprend que Descartes, voulant
rénover la philosophie décadente de son temps et l'asseoir sur des

<l2> Quodlibetum VIII, q. II, a. 4.


'1S> Somme Thêologique, I, q. XVI, a. 6, ad I.
L'abstraction 19

bases critiques, précisément au moment où la valeur objective de


la sensation se trouvait sérieusement ébranlée .par le progrès des
sciences, ne tourna pas ses regards du côté de l'abstractionnisme
thomiste, n'espérant pas en recevoir quelque lumière. Ce qui le
scandalisait avant tout, c'était l'adage qu'on lui avait enseigné à
l'école et qui pour lui résumait tout l'aristotélisme scolastique :
« .Nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu » (14).

Nous ne pensons pas que depuis le moyen âge la théorie de


l'abstraction n'a fait aucun progrès. Le va-et-vient continu de la
pensée moderne, allant du réalisme à l'idéalisme, de l'empirisme
au transcendentalisme, et inversement, ne nous apparaît nullement
comme une oscillation oiseuse, occasionnée par une malheureuse
rupture d'équilibre, consignée dans les annales de la philosophie
sous le nom trop fameux du « songe de Descartes ». Nous voyons
plutôt en ce va-et-vient de la philosophie le résultat d'un effort
constant et assidu de la pensée, essayant de prendre conscience
d'elle-même et découvrant peu à peu les multiples aspects,
antinomiques au premier abord, qu'elle recèle en son sein.
Descartes mit en lumière, non sans tomber dans un excès
malsain, l'autonomie et la transcendance de l'intelligible par
rapport au sensible et il a posé l'exigence d'un point de départ
critique où pensée et existence coïncident vraiment. Hume posa
le doigt sur le point crucial du problème de l'abstraction : il
montra que le savoir humain est un devenir, un cheminement
partant de données immédiates et aboutissant à des conceptions et des
affirmations qui dépassent largement le contenu originaire du point
de départ. Il a mis au point la portée exacte de l'expérience
sensible et il a dénoncé le vide des notions pseudo-métaphysiques si
fréquentes dans la physique ancienne, comme les idées de propriété
physique, de connexion causale, de force, toutes notions qui avaient
la prétention de manifester la nature intime des essences, alors
qu'elles n'étaient que des résumés d'expériences. Par là même il
réveilla la pensée de son sommeil dogmatique. K'ant, après de
pénibles tâtonnements et grâce à un travail de réflexion
herculéen, découvrit l'acte synthétique transcendental, source des
valeurs nécessaires et universelles, et montra par le fait même que
l'abstraction est plutôt une synthèse qu'une analyse. L'idéalisme

<14> Discours, IVe partie, vers la fin.


20 A. Dondeyne

transcendentaliste mit au grand jour l'aspect immanent et actif de


la pensée, la priorité indéniable de l'esprit sur la matière, et il
poussa plus à fond l'étude de la valeur transcendentale de
l'affirmation. Enfin, après un long séjour dans l'idéalisme et des retours
plutôt brefs vers l'empirisme, on voit la pensée moderne revenir
vers la transcendance, mais avec un sens du réel et de
l'existentiel digne du moyen âge. Le récent Congrès Descartes est fort
significatif à ce sujet.
Pour mener à bien cette étude sur l'abstraction, nous aurons
à profiter largement des enseignements du passé.

• • *

Le problème de l'abstraction nous a donc mis en présence


d'une antinomie inhérente à la pensée humaine elle-même. L'esprit
humain n'est pas créateur sans plus. Son rôle principal n'est pas
d'inventer, mais d'affirmer ce qui est, de se conformer au réel.
La réalité concrète, donnée dans une présence, est, semble-t-il,
pour lui le seul point de départ assuré. Toutefois ce point de départ
ne réussit pas à satisfaire les appétits métempiriques de notre esprit :
besoin naturel du nécessaire, de l'universel, du transcendental et
du transcendant. Ces valeurs métempiriques échappent à l'intuition
originaire du donné concret. Elles ne se révèlent à la pensée
humaine qu'à l'intérieur du concept et de l'affirmation, qu'au sein de
la pensée abstraite. Ceci pose le problème de leur origine et de
leur valeur objective. Vouloir les fonder sur le point de départ
expérimental, c'est les vider de leur contenu propre. Les déduire
d'un a priori subjectif, c'est compromettre leur objectivité véritable.
En d'autres mots, si l'on conçoit l'abstraction comme une simple-
analyse de la réalité concrète donnée, on ne pourra dépasser
l'empirisme ; si, au contraire, on la conçoit comme une construction,
une position de valeurs spirituelles et métaphysiques, n'est-ce pas
s'engager sur la route glissante et sans issue du subjectivisme ?
C'est surtout sur cette antinomie que nous allons concentrer nos
efforts dans la seconde partie de cette étude.
A. Dondeyne.
(à suivre).

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