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Sociologie du travail

Vers de nouveaux modèles d'organisation ?


Pierre Veltz, Philippe Zarifian

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Veltz Pierre, Zarifian Philippe. Vers de nouveaux modèles d'organisation ?. In: Sociologie du travail, 35ᵉ année n°1, Janvier-
mars 1993. Dossier-débat. Systèmes productifs : les modèles en question. pp. 3-25;

doi : https://doi.org/10.3406/sotra.1993.2105

https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1993_num_35_1_2105

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Abstract
Pierre Veltz and Philippe Zarifian
Toward New Models of Organization ?
This original contribution to the question of post-Taylorism is based on defining a model as "referential"
with the property of articulating cognitive representa¬ tions and paradigmatic types of social
organization. Far from pleading for the unity of a new model now taking shape, the authors maintain
that, owing to deep structural changes, attention must be drawn to the diversity -even the heteroge¬
neity and indeterminacy -of future forms of work. This thesis comes out of an analysis of a threefold
crisis specific to Taylorism. This crisis affects coopera¬ tion, innovation and the concept of how models
operate. "Event" and "commu¬ nication", two notions underlying emerging models, are brought up of
debate.

Résumé
Partant d'une définition du modèle d'organisation comme «référentiel » dont la propriété est d'articuler
représentations cognitives et schémas types d' organisation sociale, P. Veltz et P. Zarifian proposent
ici une contribution originale à la question du post-taylorisme. Loin de plaider pour l'unité d'un nouveau
modèle en gestation, la thèse d'un changement structurel profond, défendue par les auteurs, met
l'accent sur la diversité, l'hétérogénéité, voire l'indétermination des formes de travail de demain. Elle
prend appui sur l'analyse d'une triple crise - du concept d'opération, des modèles de coopération et d'
innovation - propres à l'axiomatique taylorienne. Elle soumet à débat deux notions, placées au cœur
des modèles émergents : l'événement et la communication.
SOCIOLOGIE DU TRAVAILN° 1/93

Pierre Veltz et Philippe Zarifian

Vers de nouveaux modèles

d'organisation ?

Partant
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gestation,
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Depuis les travaux de ses pères fondateurs, la sociologie du travail et de


l'entreprise en France a suivi, en schématisant grossièrement, deux grandes
trajectoires : d'un côté, vers une sociologie des acteurs, souvent détachée
de la matérialité des processus de production ; de l'autre côté, vers une
sociologie de l'organisation du travail entendue comme le processus social
de mise en œuvre, et plus récemment de conception, des outils techniques
de la production. Ces orientations posent problème lorsqu'on les rapproche
des changements rapides qui se produisent aujourd'hui, sous des formes
souvent tâtonnantes, dans les entreprises, et qu'on peut résumer par
quelques constats :
1. L'organisation du travail se limite de moins en moins à des choix de
mise en œuvre, voire de conception, des techniques. Elle est partie intégrante
Pierre Veltz et Philippe Zarifian

2. L'évolution du travail, dans ces conditions, résulte autant, voire plus,


d'innovations organisationnelles « pures », portant notamment sur les formes
de
intense.
coordination des activités, que de la modernisation technique, pourtant

3. Ces changements ne peuvent pas être analysés comme des changements


locaux, spécifiques aux ateliers, ni même comme ayant leur origine dans les
ateliers; leur champ est celui des « systèmes de production », incluant l'entre¬
prise et les réseaux de coopération dans lesquels elle est engagée.
4. Tout se passe ainsi comme si l'on redécouvrait l'existence au cœur de
l'organisation d'une dimension « économique », qui avait été en quelque
sorte masquée par la stabilité et la simplicité des principes d'efficacité de la
production de masse taylorienne : dimension complexe, qui ne se réduit en
aucune manière à quelques grandes normes enveloppant et surplombant le jeu
concret des activités productives (rentabilité, profit, grandes options portées
par le sommet de la firme), mais qui se ramifie en principes d'action
variables, au même titre que les formes techniques et sociales, dans lesquelles
elle se trouve d'ailleurs étroitement imbriquée.

Une double nécessité s'impose donc pour rendre compte des changements
intenses qui se produisent sous nos yeux : bâtir un cadre d'analyse qui per¬
mette de renouer avec une lecture sociologique de l'entreprise et du travail
intégrant (dans la lignée de Naville et de beaucoup d'autres) la matérialité de
la technique, mais aussi la complexité de l'économique; caractériser de
manière globale ces changements, pour essayer, au-delà de la multiplication
des observations empiriques, de donner une formulation et une réponse non
rhétoriques à la question : y a-t-il émergence d'un nouveau modèle, les chan¬
gements actuels sont-ils fondamentaux ou conjoncturels et de second ordre, le
taylorisme est-il consubstantiel à l'industrie moderne ou non ?

Nous commencerons par expliciter ce que nous entendons par « modèle


d'organisation ». Puis nous esquisserons quelques grandes lignes de fracture
qui nous paraissent caractériser un véritable changement structurel par rap¬
port au modèle que nous appelons « taylorien », ou « classique ». Pour finir,
nous discuterons quelques concepts (« événement » et « communication »)
qui nous paraissent centraux dans la mutation actuelle.

LES MODÈLES D'ORGANISATION

Précisons tout de suite que modèle , à nos yeux, ne désigne pas une sorte de
prêt-à-porter, au sens où on parle souvent de « modèles de management », ou
du « modèle japonais ». Nous utilisons le terme dans un sens plus large, plus

4
Vers de nouveaux modèles d' organisation

proche du concept de paradigme , tel que l'utilise Kuhn dans sa théorie de la


science. Un modèle est bien sûr produit et reproduit par des acteurs sociaux,
mais il est aussi ce qui s'impose aux acteurs comme un cadre, généralement
implicite
lités d'action.
autant et plus qu'explicite, de définition et d'évaluation des rationa¬

Plus précisément, l'idée de modèle d'organisation (de la production)


repose pour nous sur trois ensembles d'hypothèses et de thèses.
D'abord, le modèle est ce qui articule intimement les dimensions tech¬
niques, sociales et économiques d'un univers de production, et ceci dans la
construction même des normes et des règles qui définissent ces dimensions.
La technique, on le sait, ne tombe pas du ciel : elle est construite en intime
imbrication avec les formes sociales. Mais l'économique n'est pas davantage
« naturel » et « universel ». Autour de la question centrale de l'efficience, des
principes spécifiques d'identification et d'évaluation sont construits et décli¬
nés, principes à la fois pluriels et variables dans le temps. Il existe bien sûr
diverses couches dans cet ensemble de principes, et, au niveau le plus « élevé »,
on peut admettre l'existence de constantes. Mais, contrairement à l'image dif¬
fusée par la théorie économique, la production efficiente ne résulte jamais
d'une « optimisation » de la combinaison productive guidée par des critères
simples (comme le coût). Ce schéma théorique axé sur l'allocation de res¬
sources génériques, en effet, ne rend pas compte du processus permanent de
création de ressources par l'organisation1. Et surtout, il cache le fait qu'il
n'existe, au concret, aucune « optimisation », mais seulement un écheveau de
dilemmes coriaces que les acteurs tentent de hiérarchiser et de maîtriser, au
moyen de compromis plus ou moins stabilisés, reposant eux-mêmes sur des
représentations fortement simplifiées de la complexité industrielle; ces
dilemmes et ces règles constituant ce qu'on peut caractériser comme une
« théorie spécifique de l'efficience », de la productivité au sens large, ou
encore une « micro-économie » particulière.

Ainsi, le modèle d'organisation est fondamentalement ce qui réunit les


dimensions sociales et les dimensions cognitives d'un univers de production.
Au cours d'une longue histoire, les ingénieurs, les organisateurs, les gestion¬
naires et les ouvriers ont déployé une somme considérable d'énergie intel¬
lectuelle pour faire face aux problèmes pratiques toujours ouverts de l'effi¬
cience, pour élaborer des schémas types de position et de résolution de ces
problèmes, qui finissent par constituer, dans une période historique donnée, le
référentiel, en partie conscient, en partie inconscient, des actions courantes.

G. 1.Amendola
Voir suretceJ.L.
point
Gaffard.
les travaux récents de l'économie industrielle, notamment ceux de

5
Pierre Veltz et Philippe Zarifian

Parler de modèle d'organisation, c'est alors faire l'hypothèse (forte) qu'il n'y
a pas d'un côté ces schémas types de nature cognitive, et d'un autre côté, les
schémas types d'organisation sociale (structures hiérarchiques, formes
d'exercice du pouvoir et de l'influence, règles régissant les relations entre
acteurs, la coordination et le traitement des conflits, etc.), mais une « struc¬
ture » qui combine étroitement les deux ensembles, et qui s'incarne non seu¬
lement dans des représentations mais dans des réalisations en acte.

En parlant de modèle, nous voulons, en troisième lieu, insister sur les dis¬
continuités historiques qui caractérisent l'évolution de ces structures socio-
cognitives. L'analogie avec le paradigme chez Kuhn nous paraît ici particu¬
lièrement fondée2. De même que le scientifique kuhnien travaille, construit
ses expériences et résout les énigmes qu'il rencontre dans le cadre stabilisé
de la « science normale », l'acteur industriel, qu'il s'agisse du dirigeant, de
l'ouvrier ou de l'ingénieur, ne va pas sans cesse reprendre les choses à zéro.
Il raisonne et agit en fonction d'une modélisation relativement stable de la
complexité des fins et des moyens, en mobilisant les formes sociales de
coordination qui lui paraissent naturelles, en mettant en œuvre des pro¬
grammes d'action éprouvés - ceci, quelquefois bien au-delà des limites que
devrait imposer une « rationalité » économique théorique : voir par exemple
l'extraordinaire dissymétrie dans l'usage des ressources qui caractérise
encore l'industrie, entre l'usage intensif de la ressource humaine résultant
d'un siècle de réflexes tayloriens et la spectaculaire flânerie des machines !
La transition entre deux états se réalise donc de manière largement disconti¬
nue, par crise et mutation, au cours de périodes charnières. La période de la
fin du XIXe et du début de ce siècle a marqué une telle bifurcation. Après
une longue période de stabilité, tout à fait extraordinaire si l'on songe à
l'ampleur des changements intervenus dans les techniques, dans l'échelle de
la production, etc., nous vivons probablement une mutation de même enver¬
gure. Et même si cette mutation intervient sur le fond de processus de très
longue durée, comme c'est peut-être le cas pour la division du travail, il est
essentiel d'être attentif à cette historicité particulière de la production.

L'idée de modèle, insistons encore sur ce point, ne comporte donc pas


l'hypothèse d'une rationalité immuable, ni d'une rationalité homogène des
acteurs. Elle signifie simplement qu'autour de la question centrale, et tou¬
jours ouverte, de l'efficience, un ensemble de principes cadres, incarnés dans
des formes aussi diverses que les manuels d'organisation, les systèmes comp¬
tables, les réflexes d'action, les organigrammes, etc., finit par dominer la
scène dans une période donnée, et devient un pôle de référence, y compris

2. T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1977.

6
Vers de nouveaux modèles d' organisation

pour ceux qui le contestent. Enfin, on aura compris qu'un modèle ne peut être
rabattu sur un ensemble de techniques managériales. C'est le point d'équi¬
libre d'un jeu de forces qui se joue dans l'épaisseur de l'organisation produc¬
tive, et pas seulement dans les superstructures gestionnaires3.

DES LIGNES DE FRACTURE DANS LE MODÈLE TAYLORIEN

La question de savoir si nous sommes bien engagés dans la transition vers


un ou des modèles qu'on pourrait appeler post-taylorien reste une question
confuse et nominaliste tant qu'on ne précise pas le référentiel de l'analyse
(qu'appelle-t-on « taylorisme »?). La thèse, que nous défendons, d'un chan¬
gement profond et structurel doit donc être clairement située. Nous parlons
bien du taylorisme comme modèle d'organisation, au sens précédent, et non
pas du taylorisme comme technique d'organisation du travail, ou comme
ensemble de recettes de management social.

La persistance de formes tayloriennes d'organisation du travail dans cer¬


taines branches, notamment pour la main-d'œuvre féminine, le fait que de
nombreuses entreprises continuent de vivre en restant prisonnières de sché¬
mas régressifs, et en particulier n'arrivent pas à comprendre qu'on ne peut
exiger une implication croissante des salariés sans contreparties : autant de
réalités indiscutables. Mais ces réalités n'infirment pas la thèse selon laquelle
le noyau du modèle classique d'organisation, tel qu'il est structuré depuis
environ un siècle, est aujourd'hui objectivement miné dans ses fondations
mêmes, et d'abord parce que les « théories de l'efficience » (au sens du para¬
graphe précédent) qui en constituent le cœur ne sont plus adéquates à la réa¬
lité technico-économique,
conditionnent la création de aux
valeur
configurations
dans l'économie
de moyens
actuelle.et d'objectifs qui

Cette thèse du changement structurel et profond ne comporte pas, d'autre


part, l'idée que de la crise d'un modèle dépassé sortira nécessairement un
nouveau modèle, homogène et unifié. Ce qui nous paraît plutôt caractériser la
situation actuelle, c'est la diversité des expérimentations engagées, la variété

relatif,
«L.
le
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surnatures
compromis
3.Thévenot
entre
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Nous
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caractère
des
et
Pierre Veltz et Philippe Zarifian

des trajectoires suivies selon les branches, les entreprises, les pays. Il nou
paraît même probable que l'industrie ne retrouvera pas des formes d'orga¬
nisation aussi homogènes que par le passé, et qu'il pourrait en résulte
unetravail
de grande»4.diversification, voire une certaine « indétermination des forme

C'est pourquoi, plutôt que d'opposer un modèle classique et un nouvea


modèle, il nous paraît plus pertinent de partir des lignes de fractures qui s
dessinent dans le modèle classique, et qui sont révélatrices à la fois des struc
tures profondes de ce modèle - que nous avions du mal à apercevoir quelque¬
fois, tant elles étaient « naturalisées » - et des potentialités de changement.

Les dynamiques du changement

Bornons-nous à rappeller les faits essentiels, souvent analysés. L'évolutio


spectaculaire de la base technique a modifié en profondeur la structure de
coûts, la productivité dans les ateliers ayant, jusqu'ici, progressé beaucou
plus vite que dans les bureaux. Cela a conduit, avec retard, à une prise d
conscience de la dissymétrie déjà évoquée dans l'usage des ressources, et
l'idée élémentaire mais nouvelle que la clé de la performance était désormai
dans le bon usage des machines. Par ailleurs, le développement, au delà d
l'automatisation elle-même, des processus d'intégration informationnelle
l'apparition de potentialités radicalement nouvelles d'interconnexion de
tâches et des process, modifient souvent radicalement ce qu'on pourrait appe
ler la « physique de la performance ». Les systèmes de production deviennen
plus vulnérables aux aléas locaux, leur efficacité technique dépend de plus e
plus de la qualité des interfaces, et de moins en moins (directement) de l
productivité des opérations élémentaires.

Cette transformation de la « civilisation matérielle » - superbement anti


cipée sur beaucoup de points par P. Naville dès les années soixante - s
combine d'autre part avec des transformations profondes des modes de com
pétition dans lesquelles sont engagées les firmes et qui ont une influenc
déterminante sur la définition même de l'efficacité. Il est totalement abus
de présenter le monde de la production de masse et du taylorisme comme u
monde où la compétition par les coûts régnait sans partage (avec ses coro
Vers de nouveaux modèles d' organisation

laires : économies d'échelle, productivité-volume). Il n'en reste pas moins


que la montée en échelle et en intensité de la concurrence, la disparition des
mécanismes de stabilisation des marchés, et la place centrale que prennent
dès lors les modes de compétition par différenciation (compétition par la qua¬
lité, par les délais, par la variété, par l'innovation) conduisent à une com-
plexification considérable des objectifs mêmes de la production.

Dans ce paysage transformé, se développe un nouveau discours sur le


management, autour des mots clés que sont : intégration et approche systé-
mique des cycles de production, c'est-à-dire passage à une gestion globale
des ressources, mettant l'accent sur la densité et la qualité des interactions;
horizontalisation des procédures, pour être plus réactif et plus innovant;
décentralisation des structures et de la décision, pour être plus pertinent mais
aussi pour retrouver, par la compétition entre unités décentralisées, un moteur
de dynamisme quelque peu émoussé dans les grandes structures bureaucra¬
tiques traditionnelles. Ce nouveau modèle de management, on le sait, est par¬
ticulièrement fasciné par l' interprétation japonaise de la rationalité indus¬
trielle, au point que pour certains observateurs le nouveau modèle post-taylo-
rien serait tout simplement le modèle japonais.

Ce discours du management, et en particulier dans sa formulation japo¬


naise, bien théorisée par Aoki5, doit être pris au sérieux. Il est un des
symptômes majeurs des glissements profonds qui s'opèrent dans le modèle
d'organisation. Mais ce dernier, répétons-le, ne se limite pas à un modèle
de management. Quant à l'expérience japonaise, elle nous paraît, au même
titre que les expériences américaines, françaises ou allemandes, comporter
un mélange de formes de rupture et de formes parfaitement traditionnelles,
voire régressives : qu'est-ce qu'un système de juste à temps de type kan-
ban, sinon une variante de la chaîne fordienne, dès lors que le processus de
coordination horizontale se limite à des échanges d'information extrême¬
ment pauvres ?

Les changements qui remettent en cause, dans son axiomatique même, le


modèle taylorien sont heureusement plus profonds. Essayons de les caractéri¬
ser, selon trois dimensions : le modèle d'efficience locale, autour du concept
d'opération, le modèle de coopération, le modèle d'innovation.

5. Aoki, L' économie japonaise, Economica, 1991.

9
Pierre Veltz et Philippe Zarifîan

La crise du modèle de l'opération

Le modèle d'organisation que nous appelons taylorien ne s'est pas constitué


du jour au lendemain. Il a une longue histoire derrière lui, qui remonte au
moins au XVIIIe siècle lorsque les ingénieurs ont commencé à développer
une approche systématique des activités techniques, fondée sur l'idée d'une
« analytique » possible du geste, du « langage d'action » (Condillac), idée
selon laquelle on peut décomposer les processus en opérations, les opérations
en gestes élémentaires, avant de les recomposer plus rationnellement à l'aide
de la science6. Le mouvement taylorien, d'autre part, cristallise à la fin du
XIXe siècle lorsque les ingénieurs mécaniciens prennent en charge la rationa¬
lisation économique des systèmes de production complexes de l'époque
(« l'ingénieur comme économiste » est un mot d'ordre central), l'essentiel de
leur effort consistant, au fond, à donner une forme opératoire concrète aux
principes économiques déjà énoncés par A. Smith un siècle auparavant, tout
en réduisant l'opacité économique des formes de production traditionnelles,
du type putting-out ou inside-contracting.

Dans ce modèle classique, l'innovation majeure est de constituer une


« unité » d'action et de mesure, en structurant l'activité en opérations
(humaines et machiniques). Concrètement la recherche d'efficience va être
surtout focalisée autour de la productivité du travail, qui est, de manière plus
précise, la productivité des opérations de travail objectivées. Mais cela ne
signifie nullement l'« oubli » de la productivité des opérations techniques, ni
d'autres questions : la question de la flexibilité, en particulier, est déjà pré¬
sente, de même que la question de la gestion rationnelle du flux. Mais
l'appréhension de ces problèmes a toujours été filtrée par la priorité accordée
à la productivité des opérations de travail, de sorte que certaines pistes de
solutions potentiellement ouvertes ont été abandonnées et sont sorties du
cadre de référence. Par exemple on trouve assez clairement des réflexions
développées sur l'organisation en « flux tendus » dans les années 1920-1930,
mais elles n'ont pas reçu de développement pratique significatif parce
qu'elles n'entraient pas dans la cohérence interne du modèle.

La définition analytique des opérations repose non seulement sur un décou¬


page fin en sous-opérations, structurées en gammes opératoires par le bureau
des méthodes, mais aussi, plus fondamentalement, sur une procédure sociale
et cognitive d' objectivation de l'activité.

L'Ecole
facile
6 « »L'analyse
des
(Condillac).
Pontsest
et Chaussées,
laVoir
décomposition
sur ces
Presses
points
entière
deAntoine
l'ENPC,
d'un Picon,
objet
1992 dans
et
L' (du
invention
l'ordre
même),de
où« l'ingénieur
la
Gestes
génération
ouvriers,
moderne,
devient
opé¬
Vers de nouveaux modèles d' organisation

Le travail lui-même est traité comme un objet, séparable des personnes qui
le réalisent - ces personnes étant des agents « instructibles » de réalisation
efficiente de ces opérations, tel l'ouvrier moyen de Taylor - et donc formali-
sable sous une forme abstraite qui permet de le pré-organiser de manière
logique avant la mise en action en atelier.

Contrairement à certaines approches, nous ne pensons pas que la faiblesse


centrale de ce modèle ait résidé dans l'opposition entre travail prescrit et tra¬
vail réel. De fait le « travail prescrit » se distingue rationnellement du « tra¬
vail réel » en ayant pour fonction, non de se substituer à lui, mais d'orienter
et d'organiser son action. La différence entre « travail prescrit » et « travail
réel » fait, dans une certaine mesure, partie du modèle.

Cette objectivation, soulignons-le enfin, n'est pas seulement un opérateur


de contrôle social. Elle repose d'abord et avant tout sur l'hypothèse qu'on
peut modéliser et maîtriser l'économie d'un système de production en
incorporant les finalités dans le réseau objectivé des opérations. Ainsi le
modèle de la productivité des opérations réalise la synthèse entre l'écono¬
mique, l'organisation technique et l'organisation sociale (qui prend la divi¬
sion des tâches et des opérations comme base « naturelle » de mise au tra¬
vail des ouvriers et de hiérarchisation des postes de travail selon leur degré
de complexité).

Or il se trouve que ce modèle de l'opération, tellement « naturel » à nos


yeux queindustriel
contexte nous le moderne.
percevons même plus, est de plus en plus miné par le

Socialement, la réification du travail est de plus en plus insupportable aux


nouvelles générations de travailleurs. C'est une banalité, mais elle doit être
rappelée. Car, s'il est vrai que la crise du taylorisme ne se résume pas,
comme on l'a souvent cru dans les années soixante-dix, à la crise de ses
formes sociales, le mouvement de contestation de ces formes reste une com¬
posante majeure du changement.

Economiquement, la crise de concept d'opération, en tant qu'intégrant la


finalité économique dans sa définition même, n'est pas moins profonde. Car
si l'opération peut être, a priori, conçue et définie comme « productive » au
sens monovalent de la « productivité » (du travail, ou d'un complexe travail-
machine), elle ne peut pas être le support d'une définition complexe d'objec¬
tifs, incluant la qualité et les multiples formes, plus ou moins compatibles
entre elles, de la flexibilité. Cette complexité d'objectifs suppose des arbi¬
trages, des décisions, qui ne peuvent en aucune manière être « câblées » dans
l'organisation comme la productivité était, en quelque sorte, « câblée » dans

11
Pierre Veltz et Philippe Zarifian

les gammes7. Quant au privilège accordé à la productivité des opérations d


travail, il devient économiquement absurde dans un monde où les coûts bas¬
culent massivement du côté des activités machiniques.

Techniquement, enfin, les caractéristiques qui sont à la base du caractèr


objectivable de l'opération - possibilité de description par procédure
séquentielles et donc de prescription stricte ; stabilité dans le temps; carac¬
tère individualisable - deviennent de plus en plus irréelles dans les condition
industrielles actuelles. La prescription par le déroulement du travail humain
désynchronisé par rapport à l'activité des machines, devient difficile, voir
impossible : non seulement en raison de la place des aléas, et parce que le
situations de travail appellent de plus en plus des réactions « techniques
difficiles à programmer, mais parce qu'elles exigent des interprétations et de
diagnostics spécifiques combinant des niveaux divers d'objectifs (technique
et économiques). Depuis assez longtemps déjà, la définition procédurale de
tâches avait dû être plus ou moins abandonnée pour les fonctions de type sur
veillance ou contrôle dans les industries de process. Le fait nouveau considé¬
rable est que cette difficulté s'étend aujourd'hui à l'industrie manufacturièr
en voie d'automatisation. Les propriétés de stabilité et la nature indivi¬
dualisable de l'opération sont également mises en question : le travai
moderne et
collectif est,
variable.
par essence et non pas par choix ou décision, de plus en plu

On constate dès lors une tendance de plus en plus répandue à substituer un


définition par les objectifs à atteindre ou par les fonctions à remplir, (défini¬
tion laissant ouverte ou semi-ouverte la question du chemin à suivre), à l
définition classique des tâches, ce qui revient à introduire une marge d'auto¬
nomie intrinsèque dans l'activité. Répétons-le : la différence entre travail rée
et travail prescrit a toujours existé. Mais une chose était de l'admettre plus o
moins tacitement comme nécessité de régulation, autre chose est de la réin
troduire dans le modèle d'efficience lui-même8.

Notons enfin que si le modèle de l'opération est assez généralement res


senti comme caduc, il n'a pas véritablement trouvé de substitut efficace pou
la représentation (la « modélisation ») des systèmes de production et de l

régulateur,
dans
choix
de
travail
une
chaque
7prescription
8. Du
fois,
ledans
Certains
des
plan
situation.
même
laingénieurs
en
un
d'opérations.
pertinence
objecteront
quelque
répertoire
coup,
procédurale.
d'ailleurs,
etsorte
d'une
des
donné
quetechniciens.
cybernétique,
De
des
action
de
fait,
l'instance
procédures
procédures
on
dépend
constate
Mais
des
gestionnaire
de
de
primaires)
cette
écarts
deuxième
desobjection
l'interprétation
tentatives
à l'efficience
(contrôle
peuvent
ou de
nede
troisième
tient
(technique
de
se
cet
programmée,
substituer
gestion)
pas
ordre,
rang
vraiment.
et
notamment
ne
(par
économique)
à ou
l'impossibili
peut
exemple,
intemalis
Car,
plus
pour
enco
êt
Vers de nouveaux modèles d' organisation

place qu'y tiennent les opérateurs : d'où le paradoxe de la poursuite de pro¬


cessus tels que les définitions de postes pour les classifications, alors même
que tout le monde reconnaît plus ou moins la rigidité et le caractère factice de
tels découpages.

La crise du modèle de coopération

Le modèle de coopération du taylorisme est le prolongement naturel de ce


modèle de l'opération. Il est d'une simplicité biblique. La coopération, l'agré¬
gation des activités et le passage de l'efficience locale à l'efficience globale
résultent de la mise en séquence des opérations. La performance agrégée est
une fonction additive de la performance locale.
Ainsi, la définition de la coordination entre les actions est pensée en dehors
de toute pratique de réalisation d'un accord social. Elle prend forme, non seu¬
lement dans l'enchaînement des gammes, mais dans l'architecture des dispo¬
sitifs techniques (dont le plus célèbre est la chaîne de montage automobile) et
des séquences planifiées de la production. Les tayloriens ne se désintéressent
nullement de cette planification. Chez Taylor lui-même, le « bureau du plan¬
ning » a la double tâche de programmer les contenus d'activités et de coor¬
donner le flux ; mais cette fonction reste pensée comme mise en ordre d'un
monde
tives des
d'opérations,
acteurs. et nullement comme organisation des interactions effec¬

Encore une fois, ceci n'est pas exclusif de l'existence de formes concrètes
de coordination directe au sein du monde de l'atelier. Mais la logique centrale
du modèle est d'économiser au maximum cette coopération, et plus large¬
ment, d'économiser au maximum la communication inter-humaine, qui vient
parasiter l'effet attendu de l'objectivation des modes opératoires et de leur
enchaînement. Il est frappant de constater qu'il n' y a dans le modèle clas¬
sique, qui a hypertrophié la théorie de la division du travail, aucune théorie
de la coopération. Ou, plus précisément, celle-ci n'existe qu'en creux, comme
corollaire du caractère objectivé, séquentiel et additif du modèle d'opérations.
C'est au sein de cet univers que se construit et se structure (très progressi¬
vement) le système « moderne » de relations sociales. Et c'est aussi en cohé¬
rence profonde avec cette conception additive et séquentielle de l'efficience
que se mettent en place les grands outils de contrôle de gestion, autour de la
comptabilité analytique, outils centrés sur la réduction des coûts de produc¬
tion et la profitabilité des produits obtenues par l'effet productivité, et assu¬
rant
la rentabilité.
- par l'intermédiaire de la vitesse de rotation des capitaux - le lien avec

Enfin, on notera la parenté entre ce modèle de coopération additive et le


schéma « fayolien » de l'organisation verticalisée de la firme, structurée en
grandes divisions fonctionnelles qui correspondent à autant d'étapes du cycle

13
Pierre Veltz et Philippe Zarifian

de production (conception des produits, puis des process, fabrication, mainte¬


nance, distribution, etc.). Ce schéma, dont on souligne généralement le carac¬
tère bureaucratique et rigide, permet d'ailleurs de faire face avec une certaine
souplesse à la complexité croissante, en ce sens qu'il comporte aussi une
décentralisation relative des critères d'efficience, chacune des grandes fonc¬
tions finissant par se structurer autour de problèmes et de critères spécifiques,
plus ou moins en concurrence les uns avec les autres.

Or, là encore, l'évolution technico-économique de la dernière décennie


entraîne la perte progressive de pertinence de ce schéma fondamental d'effi¬
cience séquentielle et additive.
Deux constats empiriques simples s'imposent de plus en plus. La perfor¬
mance (en qualité, flexibilité, mais aussi en coût) est de moins en moins addi¬
tive, et des effets locaux produisent des effets globaux fortement divergents
(ceci résultant notamment du caractère de plus en plus intégré des systèmes
de production). Cette performance dépend beaucoup plus de la qualité de
l'organisation et des interactions de niveau communicationnel élevé entre
rations
acteurs élémentaires.
(dans l'atelier et hors de l'atelier) que de la justesse-rapidité des opé¬

Esquissons rapidement trois illustrations de cette nouvelle micro-économie.

Un premier exemple est celui des ateliers fortement automatisés et intégrés.


On y remarque le phénomène suivant : une différence a priori minime dans la
fiabilité des outils de base se traduit, à la suite d'une série d'effets en boule
de neige, par une différence considérable dans l'efficacité d'ensemble de
l'atelier. Schématiquement : l'intégration en ligne fait croître exponentielle-
ment la fréquence des pannes ; il faut alors installer des stocks d'autant plus
importants que la variété des produits impose une programmation complexe
des rendez-vous de pièces; les systèmes de stockage et de manutention sont
eux-mêmes une source de pannes, ainsi que les systèmes de pilotage com¬
plexes qu'il faut ajouter à l'édifice, etc. Ainsi, dans les systèmes automatisés-
intégrés, « Dieu est de plus en plus dans les détails ». Mais on aurait tort de
conclure qu'il s'agit de simples problèmes techniques. Car le maintien d'un
taux élevé de fiabilité des outils est d'abord fonction de la qualité de leur
conception et de la qualité des interactions au sein du collectif humain qui
gravite autour du système.

Un deuxième exemple est celui des industries d'assemblages de produits


complexes, mettant en jeu de très nombreux fournisseurs (du type : aéronau¬
tique). Là encore, l'efficience globale, qui se mesure d'ailleurs en délais
autant qu'en coûts, n'a presque rien à voir avec la « productivité » des opéra-

14
Vers de nouveaux modèles d' organisation

tions élémentaires. Elle dépend surtout, en l'occurrence, de la qualité du sys¬


tème de gestion des flux, de la précision des rendez-vous, et de la capacité
organisationnelle à reconfigurer en permanence cette gestion, qui ne peut pas
être rigide ou pré-programmée, sous peine d'amplifier catastrophiquement les
dérives locales (voir les travaux d'Hatchuel et Sardas)9.

Un troisième exemple est celui des grands bureaux d'études et centres de


développement, dont le rôle est stratégique dans la compétition. A nouveau, le
problème crucial est ici celui de la maîtrise de la complexité, en particulier
dans les branches où se superposent des enjeux de complication « technique »,
ceux du travail en parallèle sur divers projets et ceux de l'urgence (exemple
type : l'automobile). On connaît, à cet égard, les inquiétantes différences de
performances des entreprises japonaises et occidentales (voir Clark,
Fujimoto)10. Il est évident qu'elles sont, là encore, le reflet direct d'une diffé¬
rence ded'efficience
férence capacité d'organisation
au sein des cellules
des interactions
élémentaires
beaucoup
des bureaux
plus que
d'études.
d'une dif¬

Au total, on se trouve donc en face d'un vaste basculement. Là où primait


l'efficience de l' opération, prime désormais l'efficience de l'inter-opérations.
L'efficience devient, en quelque sorte, interstitielle. Elle est directement
reliée à la densité des interactions, que le taylorisme cherchait à économiser.
Et la coopération statique, programmée, du modèle traditionnel doit faire
place au développement d'une coopération dynamique, non programmable.
Nous reviendrons plus loin sur les implications en termes de communication
de cette mutation. Pour l'instant, notons que cette recherche d'un modèle de
coopération dynamique s'effectue à plusieurs niveaux distincts.

Un premier niveau est celui de la coordination des activités. L'exemple


japonais a ici permis de préciser, et d'illustrer par des exemples frappants,
l'idée de coordination horizontale directe, s'opposant au vieux principe de
coordination verticale via le canal hiérarchique.
Cette idée s'exprime aussi dans la recherche de structures permettant de
décloisonner les fonctions verticales, pour favoriser l'apparition de rétro¬
actions, et rendre la firme plus intégrée et plus réactive. Ces principes de
coordination sont toutefois susceptibles de réalisations très diverses, qui ne
touchent pas ipso facto le noyau dur taylorien. La version pauvre est celle de
la coordination s 'appliquant à des opérations strictement définies, et qui ne
Pierre Veltz et Philippe Zarifian

touche pas véritablement au cœur de la coopération : c'est le cas, en général,


des « flux tendus », même s'ils s'accompagnent d'une capacité décentralisée
d'ajustement des programmes de production, et d'une polyvalence des opéra¬
teurs et des équipes. D'autre part, on peut remarquer que ces schémas de
coordination horizontale simple ne fonctionnent en réalité qu'au sein d'uni¬
vers déjà très fortement structurées par des finalités et des répartitions de
rôles pratiquement intangibles. C'est pourquoi la coordination horizontale, à
elle seule, ne nous paraît pas vraiment marquer une rupture décisive (elle
peut, de plus, comporter des éléments socialement très régressifs).
Le deuxième niveau est celui de la coopération proprement dite, compor¬
tant la refonte des activités elles-mêmes et la coproduction de compétences
nouvelles. Les schémas japonais - mythiques ou réels - deviennent beaucoup
plus intéressants lorsqu'on y parle, non plus seulement de tension des flux,
mais de structures (de coordination et, en l'occurrence d'incitation) favorisant
la mise en commun des compétences et l'élaboration commune de compé¬
tences nouvelles. De même, les organisations par projets qui se développent
dans l'industrie pour articuler différemment les acteurs du cycle productif, en
croisant la logique séquentielle des « fonctions », peuvent être conçues
comme de simples structures de coordination, dans un schéma taylorien-
fayolien rénové, ou au contraire comme des structures ayant pour objectif de
nouvelles synthèses dans le contenu des activités, dans l'élaboration des fina¬
lités et dans la définition des professionnalités elles-mêmes.

Crise du modèle d'innovation et d'apprentissage

Le cycle productif taylorien, contrairement aux images simplificatrices, n'est


pas statique. Mais il se caractérise par le fait que l'innovation (produit, process )
et l'apprentissage s'y réalisent par paliers, au sein de séquences temporelles et
de structures organisationnelles bien identifiées. Innovation et apprentissage
apparaissent comme des détours de production, clairement découplés des
phases de fonctionnement industriel courant, tendant à la stabilité, à la régula¬
rité, à la reproduction de procédures et de savoirs institués. La théorie écono¬
mique elle-même a fortement intériorisé cette coupure, en se désintéressant
assez largement du moment de la construction de ressources nouvelles, pour ne
plus voir dans la fonction de production qu'un processus d'allocation de res¬
sources données. Au plan pratique, cette coupure s'est exprimée dans la consti¬
tution de deux mondes bien séparés dans l'univers industriel, fonctionnant
selon des normes très différentes : le monde, relativement informel quant aux
procédures, de la conception des moyens et des produits, et le monde puissam¬
ment normé et formalisé de l'exécution, du « régime d'exploitation courant ».
Or, dans le nouveau contexte technico-économique, les limites que cette
coupure fait peser sur l'efficience compétitive apparaissent de plus en plus

16
Vers de nouveaux modèles d' organisation

clairement. Les moyens engagés dans les phases de conception des produits et
des process sont de plus en plus comparables, voire supérieurs, aux moyens
engagés dans l'exploitation courante (fabrication, distribution). Le renouvel¬
lement incessant des produits et la vitesse de l'évolution des procédés a pour
conséquence, d'autre part, que le régime variable devient la règle générale
des activités, et non plus l'exception plus ou moins marginale, aux bornes du
bon vieux régime stable de fabrication.

La capacité d'apprentissage, c'est-à-dire de maîtrise d'un nouveau procédé,


d'un nouvel outil, d'une nouvelle organisation, devient dès lors un critère
absolument central de l'efficience. Une course-poursuite s'engage entre la
vitesse de renouvellement des produits et des process et la vitesse d'appren¬
tissage des collectifs de travail. Cette capacité d'apprentissage, d'autre part,
n'est pas exclusivement, ni même principalement, technique. Compte tenu de
ce qui a été dit plus haut sur la liaison organisation-performances, on com¬
prend que c'est l'apprentissage organisationnel qui constitue la clé principale
du succès (voir les travaux de C. Midler et F. Charue)11. Et on comprend
aussi que cet apprentissage ne peut pas être vraiment dissocié de la vie indus¬
trielle
ser les courante.
événementsTout
constituant
dépend, en
la trame
particulier,
nouvelle
de la
decapacité
l'activité
des
comme
acteursoccasion
à utili¬

d'apprentissage, d'enrichissement du répertoire d'actions efficaces, d'expéri¬


mentation, ou non. On peut ainsi imaginer une gestion parfaitement routi¬
nière,
constructive
purement
de ces
réactive,
mêmes des
aléas.
pannes, comme on peut imaginer une gestion

L'innovation, de son côté, reste évidemment très largement une activité


spécialisée. Et elle le restera sans doute en partie. Mais, là encore, l'exemple
du Japon aidant, on se rend compte que les conceptions tayloriennes et occi¬
dentales de l'innovation par paliers, de l'innovation technique coupée de
l'innovation organisationnelle, de l' innovation-rupture sont des conceptions
qui doivent évoluer en profondeur. L'innovation continue et incrémentale
(Kaizen), la conception intégrée de l'innovation comme processus à la fois
technique et social, l'innovation procédant par combinatoire et recomposi¬
tions et pas seulement par ruptures, sont des préceptes managériaux dont la
diffusion est, à notre avis, le symptôme d'un changement profond.

Nous noterons pour finir que, là encore, on sent bien qu'il ne s'agit pas
simplement d'une meilleure coordination des activités, d'un couplage « systé-
mique » plus étroit entre les phases de conception, d'industrialisation, de
Pierre Veltz et Philippe Zarifian

fabrication, ou entre la production et les comportements des marchés. Certes


la qualité de cette coordination et de ces couplages est une composante essen¬
tielle de la compétitivité. Mais il s'agit, plus profondément, de la natur
même de ce qu'on appelle apprentissage et innovation, et de la nécessité d
les sortir de leur gangue fonctionnelle spécialisée pour en faire des processu
actifs dans toute l'épaisseur de l'organisation12.

ÉVÉNEMENTS ET COMMUNICATION AU CŒUR DES MODÈLES


ÉMERGENTS

Pour finir, nous soumettons au débat deux thèses générales, liées entre elles
Thèse 1. D'un modèle où l'efficience exprimait la productivité dans un mond
d'opérations et d'objets, on passe à des modèles où l'efficience exprime sur
tout lesd'événements.
monde capacités d'expertise et de mise en ordre (logique-temporelle) d'u

Thèse 2. Cette capacité d'expertise et de mise en ordre résulte directement d


degré de développement de la communication intersubjective, qui se trouv
projetée de ce fait au cœur de l'efficacité industrielle.

Ces deux thèses doivent être explicitées, car les termes d' événement et sur
tout de communication sont des termes-pièges, souvent rabattus sur des inter
prétations simplistes qui ne correspondent nullement à ce que nous voulon
dire. Ainsi, il est clair que les systèmes de production ont toujours connu de
événements, plus ou moins perturbants, et il est non moins clair que, mêm
dans l'univers taylorien, la communication a toujours joué un rôle. Mai
Y événement n'est pas seulement, ni même essentiellement, l'aléa. Et la com
munication mérite quelques précisions.

L'événement comme trame de l'activité

De nombreux observateurs ont mis l'accent sur le rôle croissant d


l'imprévu ou de l'improbable dans la vie industrielle. Mais, si nous qualifion
la trame du nouvel univers industriel d'événementielle, ce n'est pas d'abor
en raison de la fréquence des écarts aux normes. C'est en raison de l'ouver
ture de l'espace même des normes, et pour rendre compte de manière synth

Industrielles,
au 12.
sens
J.C.
fort,
Thénard
scientifique,
n° 60).parle justement
du terme)dudans
développement
l'organisationd'un
industrielle.
principe d'expérimentation
(Bulletin du GIP Mutation
(entendu
Vers de nouveaux modèles d'organisation

tique d'observations déjà esquissées : rôle crucial des capacités de synchroni¬


sation, de gestion des séquences temporelles (flux d'événements, imprévus ou
prévus) ; importance croissante des aspects logiques dans la définition et
l'évaluation des performances (reposant sur des réseaux d'inférences de plus
en plus complexes : « si telle ou telle action est engagée, alors... »). On com¬
prend bien que s'il n'y a plus véritablement d'unités stables du type « opéra¬
tions », l'événement n'est plus seulement l'exception, mais véritablement la
matière première de l'activité. « Subir » les événements, « réagir », bien ou
mal, aux événements, « maîtriser » les événements sont alors les expressions
qui permettent de séparer l'efficacité de l'inefficacité.

Cela veut dire aussi que la qualification des personnes et des organisa¬
tions continue bien sûr de se définir en référence aux savoirs profession¬
nels, mais se trouve aussi, de plus en plus, dans la capacité de mettre ses
savoirs en relation avec des situations spécifiques, et dans la capacité d'ana¬
lyser ces situations en termes d'enchaînements de causes et d'effets, dans
les arbres d'événements possibles. Maintenir les équipements, par exemple,
suppose la capacité de réagir aux pannes, mais aussi de prévoir, de repérer
des « patterns » dans la vie de l'équipement et surtout d'apprécier l'impor¬
tance économique de la disponibilité du système technique, au regard
d'autres critères. Autant que la complexité-variabilité des systèmes tech¬
niques intégrés, fragiles et volontiers capricieux, c'est donc la complexité
économique et sociale qui est au centre de la trame événementielle. L'orga¬
nisation ne tire plus sa pertinence de la régularité des routines, mais de sa
capacité de construire et de réactualiser des finalités (locales), de se doter
de « modèles » adéquats de sa propre complexité, et de procédures de réso¬
lution des problèmes.

On voit par là, et c'est tout à fait essentiel, que l'événement n'est pas une
donnée brute, mais une circonstance ou une situation à laquelle les acteurs
sont capables de donner un sens, non pas défini une fois pour toutes, mais
relatif aux finalités poursuivies et aux arbitrages entre ces finalités. De plus,
cette situation n'est pas « extérieure » aux acteurs. On peut donc dire plus
précisément que l'événement est l'indice logico-temporel d'une situation que
l'individu (et le collectif) doit non seulement analyser, mais construire, maî¬
triser et conduire. L'élucidation des causes et la résolution des problèmes qui
apparaissent comme la source d'un événement « fait objectif » engagent des
choix (de sens et d'action) pour porter cet événement à bonne fin, dans un
processus social cohérent, une véritable histoire.

Or ceci suppose la construction de référentiels communs (au niveau local,


comme au niveau global ou central de la firme), référentiels qui ne peuvent
Pierre Veltz et Philippe Zarifian

La communication au centre du travail et de l'efficience

Le principe de coopération active installe l'activité de communication, non


plus à la périphérie, mais au cœur même de l'activité industrielle. Dans de
nombreuses tâches industrielles modernes, la communication (horizontale et
verticale) constitue à l'évidence le noyau technique de l'activité, ne fût-ce
qu'en termes de temps passé et de charge mentale. On ne communique pas
seulement entre les activités, mais l'activité elle-même consiste à communi¬
quer. Ceci dit, le point vraiment important est que cette communication ne
consiste pas seulement dans la transmission de messages, mais plus fonda¬
mentalement, consiste à se mettre d'accord, à la fois sur des objectifs com¬
muns et sur les interactions entre activités que nécessite la réalisation de ces
objectifs.

La communication impliquée par la coopération, au sens où nous l'enten¬


dons, se distingue donc fondamentalement de ce que les managers mettent
souvent sous ce terme - une communication-vernis qui s'attache de façon
superficielle à la diffusion et à l'acceptation de messages généraux, visant
notamment l'identification à la firme. Elle se distingue aussi de la communi¬
cation au sens où l'entendent les ingénieurs, qui ont tendance à confondre la
« communication » et la circulation des données au sein des systèmes infor¬
matisés, ou des systèmes purement techniques en général.
Elle se distingue enfin, comme nous l'avons déjà noté, de la simple coordi¬
nation opérationnelle entre activités ou opérations fixées (y compris dans le
schéma de l' auto-coordination horizontale).
Si notre thèse - optimiste, admettons-le - du rôle désormais central d'une
authentique communication, comme compréhension intersubjective, dans
l'efficacité industrielle est juste, il faut considérer cette communication selon
les trois registres classiques : celui du cognitif, celui du normatif, celui de
l'expressif.

Dans le registre du cognitif, l'enjeu clé, contourné par le modèle classique


du fait de son recours à une forme séquentielle, (une tâche après l'autre, un
métier après l'autre), est celui de la mise en commun de connaissances pro¬
fessionnelles distinctes et des accords réalisables sur la pertinence de ces
connaissances. Cet enjeu devient crucial du fait de l'accélération des proces¬
sus d'innovation et de leur immersion croissante dans les processus opéra¬
tionnels. Il comporte deux dimensions. Une première question est : quel est le
référentiel qui autorise cette communication des savoirs? Si l'on écarte l'illu¬
sion selon laquelle les savoirs pourraient être intégralement compris et parta¬
gés, la question se pose à la fois d'un recouvrement partiel de ces savoirs et
de la construction d'un référentiel commun centré, non pas sur la technicité
propre à chaque professionnalité, mais sur les événements qu'il faut, en com-

20
Vers de nouveaux modèles d' organisation

mun, affronter ou produire, et donc sur les catégories de problèmes rencontrés


lors de ces événements. La modélisation et l'anticipation de ces problèmes
partagés du point de vue des ressources cognitives que tous les acteurs doi¬
vent posséder pour communiquer est donc une question décisive.

Seconde question : comment établir un accord, ou du moins une conver¬


gence de jugements, sur la validité des connaissances ? En milieu industriel,
la question du vrai ne se pose jamais à l'état pur. Elle est toujours associée à
la pertinence de ce vrai dans l'activité industrielle pratique, autrement dit à la
question
celui du normatif.
dite de l'efficacité. Le registre du cognitif se noue ici étroitement à

Ce registre du normatifs st évidemment central. Nous avons dit et répété que


la question de l'efficience ne pouvait plus, ni être résumée dans un objectif
central, ni être entièrement prescrite. Mais la relation qui s'établit entre le
niveau « central » et le niveau « local » (ce dernier pouvant être l'atelier, mais
aussi toute autre unité de la « chaîne de valeur »), entre le « stratégique » et l'«
opérationnel » est la question fondamentale de l'avenir des modèles d'organi¬
sation. Concrètement, cette question est celle de l'émergence - puissamment
freinée par la persistance des structures tayloriennes qui séparent radicalement
les deux niveaux - de zones d' explicitation et de questionnement des objectifs
situées entre le niveau stratégique proprement dit, et le niveau opérationnel.
Cette question n'oppose pas, selon un schéma simpliste, les ouvriers ou
employés aux cadres. Elle se présente également aujourd'hui comme une ques¬
tion interne à l'encadrement. On peut noter, par exemple, que la marge de
manœuvre réelle dont disposent les usines et leurs directeurs est une question
hautement sensible, de nombreuses entreprises semblant prêtes à accepter des
organisations de moins en moins tayloriennes au niveau des opérateurs de
base, mais continuant à penser le rôle des usines (ou plus généralement des
unités de production) dans une perspective taylorienne étroite !

Le troisième registre, celui de V expressif, est relatif aux mobiles indivi¬


duels qui sont en jeu dans l'activité professionnelle et dans les relations
sociales au sein de l'entreprise. L'expression de ces mobiles et attentes est à
la fois une « tarte à la crème » des propos tenus sur l'entreprise et un point
aveugle de la véritable activité communicationnelle. « Tarte à la crème » au
sens où l'intérêt porté aux « motivations » (beaucoup plus qu'aux mobiles)
des individus est explicitement déclaré dans les milieux du management, à
grand renfort de groupes d'expression, de hiérarchie « animatrice » et autres
pratiques de ce genre. Point aveugle, au sens où, dans la majorité des cas,
Pierre Veltz et Philippe Zarifian

ter au cours de leur « expression » a tout lieu de se transformer en parodie ; au


sens également où ne sont pas pris en compte des attentes fondamentales,
comme celle de sécurité et de réduction d'incertitude, la plupart des entre¬
prises continuant à exalter une flexibilité-mobilité très angoissante, sans com¬
prendre
bilité et de
queconfiance
la vraie flexibilité,
mutuelles des
à long
acteurs.
terme, suppose une contrepartie de sta¬

Notons enfin que la prise en compte de ces registres ne peut se faire, au


sein de l'activité communicationnelle, de façon séparée. La communication
forme dans la pratique un tout indissociable. Il est facile de comprendre, par
exemple, que le registre de l'expressivité personnelle est très lié à la possibi¬
lité ou non de communiquer sur les normes d'activité. Une des raisons
d'échec de certaines expériences de régulation autonome des rapports de tra¬
vail par le registre interpersonnel est précisément l'impossibilité d'interroger
les finalités imposées à l'activité de travail. Les salariés ressentent alors
l'expressivité comme une imposture ou une contrainte insupportable.

Evénements, communication et informatique

Ce thème mérite quelques précisions, au passage, car il est porteur d'ambi¬


guïtés et d'erreurs fondamentales. Il est clair, d'un côté, qu'il y a une sorte
d'affinité de fond entre le paradigme technique de l'informatique et ce que
nous avons dit de la trame événementielle de l'activité. L'informatique, en un
sens, gère des événements, des occurrences (depuis le bit élémentaire, atome
d'occurrence) au moins autant que des objets au sens traditionnel du terme.
Elle est à l'aise dans la structuration logique, et pas seulement analytique ou
calculatoire, du monde. Même la CAO, par exemple, n'est pas seulement, ou
pas essentiellement, une automatisation de la représentation des objets.
Autour des états virtuels de ceux-ci, elle permet de construire des scénarios,
elle sert de trame à une histoire partagée de l'objet ou du projet. D'un autre
côté, en libérant l'homme des calculs de routine et des inférences les plus
simples, l'informatisation laisse le champ libre pour la gestion des marges de
la norme, pour les inférences complexes qui nécessitent le recours à des arbi¬
trages en valeurs. Enfin, il va de soi que le développement de l'informatique
est un support puissant au développement des communications - et même au
mythe d'une entreprise entièrement communicante et transparente.
Mais c'est là, précisément, qu'est le piège. Beaucoup d'ingénieurs, fascinés
par les possibilités de l'informatique, acceptent avec enthousiasme l'idée du
rôle central de la communication dans l'efficacité industrielle, mais rêvent de
rabattre celle-ci sur le modèle de la circulation des données. Ce faisant, ils
passent à côté des différences radicales entre ce modèle de circulation des

22
Vers de nouveaux modèles d' organisation

données et la communication humaine. Ils oublient que tout processus de cir¬


culation de données n'a, en définitive, de réalité opératoire que s'il se trouve
relié à des interventions capables de donner un sens aux données. Et la
volonté de réduire la communication humaine, avec ses irréductibles ambi¬
guïtés, au modèle univoque de l'informatique aboutit, très logiquement, à son
exclusion progressive, mais de plus en plus radicale, des systèmes techniques,
où l'homme apparaît comme une source de dysfonctionnements. Or cette
logique d'exclusion, on commence à le comprendre, est techniquement une
impasse ; et elle est socialement et économiquement absurde. Il convient donc
de compléter notre thèse 2 par une thèse Ibis.

Thèse 2bis. Plus la « communication » fermée se développe dans les systèmes


techniques, plus ceux-ci sont intégrés et complexes, plus l'environnement
économique est variable, plus croît la nécessité d'une communication inter¬
subjective ouverte au sein de la collectivité humaine.

Des trajectoires organisationnelles ouvertes

Si ce qui vient d'être dit sur la trame événementielle et le rôle de la com¬


munication infirme clairement le modèle d'organisation traditionnel taylo-
rien-fayolien, cela ne qualifie pas ipso facto une nouvelle forme organisation-
nelle. Ceci mérite d'être souligné, en conclusion, car on est loin de l'idée
d'une transition automatique vers un nouveau modèle. En réalité, les configu¬
rations nouvelles de problèmes qu'on a tenté d'expliciter donnent naissance à
des arrangements organisationnels multiples, qui se combinent plus ou moins,
et qui, à chaque fois, résolvent plus ou moins bien certaines questions posées,
mais en laissent d'autres ouvertes, ou en font surgir de nouvelles. Quatre
grandes directions au moins se dessinent.

La rénovation du modèle taylorien-fayolien, qui reste bien adapté à la pro¬


duction de masse flexibilisée en variété, est la première grande voie.
Globalement, cette rénovation ne touche pas aux grandes structures fonction¬
nelles, et les dimensions événementielles-communicationnelles sont prises en
compte surtout dans la refonte des organisations du travail « à la base », par
un accent nouveau mis sur les flux et leur pilotage local, par une autonomie et
une polyvalence accrue des opérateurs. Dans une certaine mesure, ce modèle
tend ainsi à faire retour à des organisations pré-tayloriennes, et à redonner
une certaine vigueur au modèle du « métier ».

Le développement d' organisations de coopération horizontale en réseau est


une deuxième grande orientation, particulièrement dans les secteurs où les
stratégies d'innovation imposent un degré élevé d'interactivité entre les fonc-

23
Pierre Veltz et Philippe Zarifian

tions et les professionnalités. Dans ce modèle, il ne s'agit plus seulement


coordination, ni d'autonomie relative dans l'exercice des métiers, mais b
d'une véritable communication entre les savoirs, dans des situations ouver
d'analyse de problèmes et de co-responsabilité sur des objectifs transversa
communs à l'ensemble du réseau de la firme, voire de ses partenaires.
priorité est donnée aux échanges. Et la contradiction entre les besoins de p
fessionnalité et les besoins d'inter-professionnalité est réglée par l'intégrat
relationnelle au sein d'un réseau d'unités, petites et spécialisées (chaque un
« focalise » une compétence, et le réseau permet l'intégration).

Le développement du mode d' organisation par projets, mode tradition


dans des industries de très petite série, concerne aujourd'hui des industr
nombreuses, y compris de grande série, dès lors qu'elles se trouvent confr
tées à des problèmes transversaux très prégnants comme la réduction
temps du cycle de développement-industrialisation (cas de l'automobile,
particulier). On retrouve dans ce modèle l'importance de la communicat
comme coopération de savoirs multiples (notamment dans l'ingénierie sim
tanée produit -process), mais aussi celle de la temporalité événementie
chaque projet étant en fait une histoire collective singulière - irréductibl
un planning programmé - qu'il s'agit de maîtriser, de mettre en ordre,
transformer en « intrigue » productive.

L' organisation en couches superposées. Enfin, un quatrième mode appara


celui de l'organisation en couches superposées. Ce modèle est, au s
propre, orthogonal au modèle taylorien-fayolien, puisqu'il s'agit cette fois
distinguer les activités (ou plus précisément : les niveaux d'activités), n
plus par étapes successives, correspondant aux grandes fonctions ou a
grands métiers, mais selon des niveaux de décision, définis en gros par l'ho
zon temporel de ces décisions. Ce modèle est illustré par le concept C.I
(Computer Integrated Manufacturing) qui structure les activités par de
croissant de complexité et d'importance stratégique (depuis la commande
machines de base jusqu'aux décisions stratégiques, en passant par l'ordo
nancement des ateliers, la planification à l'échelle de l'entreprise, etc.). M
au-delà de cette image technique elle-même, la force du modèle vient de
qu'il pose directement la question cruciale, évoquée plus haut, du rapp
entre les décisions de court, moyen et long terme, et de la cohérence entr
« stratégique » et l'« opérationnel ». Ceci dit, le modèle peut être interp
dans une version néo-taylorienne (les niveaux étant fortement hiérarchisés
les niveaux bas n'ayant accès qu'à des décisions d'envergure très limitée)
dans une version plus ouverte, acceptant une certaine redondance des nive
de décisions, et utilisant la disponibilité des informations pour permettre
niveaux opérationnels de prendre du recul et de participer efficacement à
Vers de nouveaux modèles d' organisation

Il va de soi, enfin, que ces divers modes peuvent se combiner les uns avec
les autres, en particulier pour ce qui est des organisations en réseaux et des
organisations en couches. L'avenir du modèle taylorien n'est inscrit nulle
part, et surtout pas dans la pure technique. Tout dépendra de la capacité des
salariés et des acteurs en général à comprendre les véritables enjeux et à ne
pas se tromper d'époque.

Pierre VELTZ
Philippe ZARIFIAN
Ecole Nationale des Ponts et Chaussées

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