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Veltz Pierre, Zarifian Philippe. Vers de nouveaux modèles d'organisation ?. In: Sociologie du travail, 35ᵉ année n°1, Janvier-
mars 1993. Dossier-débat. Systèmes productifs : les modèles en question. pp. 3-25;
doi : https://doi.org/10.3406/sotra.1993.2105
https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1993_num_35_1_2105
Résumé
Partant d'une définition du modèle d'organisation comme «référentiel » dont la propriété est d'articuler
représentations cognitives et schémas types d' organisation sociale, P. Veltz et P. Zarifian proposent
ici une contribution originale à la question du post-taylorisme. Loin de plaider pour l'unité d'un nouveau
modèle en gestation, la thèse d'un changement structurel profond, défendue par les auteurs, met
l'accent sur la diversité, l'hétérogénéité, voire l'indétermination des formes de travail de demain. Elle
prend appui sur l'analyse d'une triple crise - du concept d'opération, des modèles de coopération et d'
innovation - propres à l'axiomatique taylorienne. Elle soumet à débat deux notions, placées au cœur
des modèles émergents : l'événement et la communication.
SOCIOLOGIE DU TRAVAILN° 1/93
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Une double nécessité s'impose donc pour rendre compte des changements
intenses qui se produisent sous nos yeux : bâtir un cadre d'analyse qui per¬
mette de renouer avec une lecture sociologique de l'entreprise et du travail
intégrant (dans la lignée de Naville et de beaucoup d'autres) la matérialité de
la technique, mais aussi la complexité de l'économique; caractériser de
manière globale ces changements, pour essayer, au-delà de la multiplication
des observations empiriques, de donner une formulation et une réponse non
rhétoriques à la question : y a-t-il émergence d'un nouveau modèle, les chan¬
gements actuels sont-ils fondamentaux ou conjoncturels et de second ordre, le
taylorisme est-il consubstantiel à l'industrie moderne ou non ?
Précisons tout de suite que modèle , à nos yeux, ne désigne pas une sorte de
prêt-à-porter, au sens où on parle souvent de « modèles de management », ou
du « modèle japonais ». Nous utilisons le terme dans un sens plus large, plus
4
Vers de nouveaux modèles d' organisation
G. 1.Amendola
Voir suretceJ.L.
point
Gaffard.
les travaux récents de l'économie industrielle, notamment ceux de
5
Pierre Veltz et Philippe Zarifian
Parler de modèle d'organisation, c'est alors faire l'hypothèse (forte) qu'il n'y
a pas d'un côté ces schémas types de nature cognitive, et d'un autre côté, les
schémas types d'organisation sociale (structures hiérarchiques, formes
d'exercice du pouvoir et de l'influence, règles régissant les relations entre
acteurs, la coordination et le traitement des conflits, etc.), mais une « struc¬
ture » qui combine étroitement les deux ensembles, et qui s'incarne non seu¬
lement dans des représentations mais dans des réalisations en acte.
En parlant de modèle, nous voulons, en troisième lieu, insister sur les dis¬
continuités historiques qui caractérisent l'évolution de ces structures socio-
cognitives. L'analogie avec le paradigme chez Kuhn nous paraît ici particu¬
lièrement fondée2. De même que le scientifique kuhnien travaille, construit
ses expériences et résout les énigmes qu'il rencontre dans le cadre stabilisé
de la « science normale », l'acteur industriel, qu'il s'agisse du dirigeant, de
l'ouvrier ou de l'ingénieur, ne va pas sans cesse reprendre les choses à zéro.
Il raisonne et agit en fonction d'une modélisation relativement stable de la
complexité des fins et des moyens, en mobilisant les formes sociales de
coordination qui lui paraissent naturelles, en mettant en œuvre des pro¬
grammes d'action éprouvés - ceci, quelquefois bien au-delà des limites que
devrait imposer une « rationalité » économique théorique : voir par exemple
l'extraordinaire dissymétrie dans l'usage des ressources qui caractérise
encore l'industrie, entre l'usage intensif de la ressource humaine résultant
d'un siècle de réflexes tayloriens et la spectaculaire flânerie des machines !
La transition entre deux états se réalise donc de manière largement disconti¬
nue, par crise et mutation, au cours de périodes charnières. La période de la
fin du XIXe et du début de ce siècle a marqué une telle bifurcation. Après
une longue période de stabilité, tout à fait extraordinaire si l'on songe à
l'ampleur des changements intervenus dans les techniques, dans l'échelle de
la production, etc., nous vivons probablement une mutation de même enver¬
gure. Et même si cette mutation intervient sur le fond de processus de très
longue durée, comme c'est peut-être le cas pour la division du travail, il est
essentiel d'être attentif à cette historicité particulière de la production.
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Vers de nouveaux modèles d' organisation
pour ceux qui le contestent. Enfin, on aura compris qu'un modèle ne peut être
rabattu sur un ensemble de techniques managériales. C'est le point d'équi¬
libre d'un jeu de forces qui se joue dans l'épaisseur de l'organisation produc¬
tive, et pas seulement dans les superstructures gestionnaires3.
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Pierre Veltz et Philippe Zarifian
des trajectoires suivies selon les branches, les entreprises, les pays. Il nou
paraît même probable que l'industrie ne retrouvera pas des formes d'orga¬
nisation aussi homogènes que par le passé, et qu'il pourrait en résulte
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Pierre Veltz et Philippe Zarifîan
L'Ecole
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Vers de nouveaux modèles d' organisation
Le travail lui-même est traité comme un objet, séparable des personnes qui
le réalisent - ces personnes étant des agents « instructibles » de réalisation
efficiente de ces opérations, tel l'ouvrier moyen de Taylor - et donc formali-
sable sous une forme abstraite qui permet de le pré-organiser de manière
logique avant la mise en action en atelier.
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Pierre Veltz et Philippe Zarifian
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Vers de nouveaux modèles d' organisation
Encore une fois, ceci n'est pas exclusif de l'existence de formes concrètes
de coordination directe au sein du monde de l'atelier. Mais la logique centrale
du modèle est d'économiser au maximum cette coopération, et plus large¬
ment, d'économiser au maximum la communication inter-humaine, qui vient
parasiter l'effet attendu de l'objectivation des modes opératoires et de leur
enchaînement. Il est frappant de constater qu'il n' y a dans le modèle clas¬
sique, qui a hypertrophié la théorie de la division du travail, aucune théorie
de la coopération. Ou, plus précisément, celle-ci n'existe qu'en creux, comme
corollaire du caractère objectivé, séquentiel et additif du modèle d'opérations.
C'est au sein de cet univers que se construit et se structure (très progressi¬
vement) le système « moderne » de relations sociales. Et c'est aussi en cohé¬
rence profonde avec cette conception additive et séquentielle de l'efficience
que se mettent en place les grands outils de contrôle de gestion, autour de la
comptabilité analytique, outils centrés sur la réduction des coûts de produc¬
tion et la profitabilité des produits obtenues par l'effet productivité, et assu¬
rant
la rentabilité.
- par l'intermédiaire de la vitesse de rotation des capitaux - le lien avec
13
Pierre Veltz et Philippe Zarifian
14
Vers de nouveaux modèles d' organisation
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Vers de nouveaux modèles d' organisation
clairement. Les moyens engagés dans les phases de conception des produits et
des process sont de plus en plus comparables, voire supérieurs, aux moyens
engagés dans l'exploitation courante (fabrication, distribution). Le renouvel¬
lement incessant des produits et la vitesse de l'évolution des procédés a pour
conséquence, d'autre part, que le régime variable devient la règle générale
des activités, et non plus l'exception plus ou moins marginale, aux bornes du
bon vieux régime stable de fabrication.
Nous noterons pour finir que, là encore, on sent bien qu'il ne s'agit pas
simplement d'une meilleure coordination des activités, d'un couplage « systé-
mique » plus étroit entre les phases de conception, d'industrialisation, de
Pierre Veltz et Philippe Zarifian
Pour finir, nous soumettons au débat deux thèses générales, liées entre elles
Thèse 1. D'un modèle où l'efficience exprimait la productivité dans un mond
d'opérations et d'objets, on passe à des modèles où l'efficience exprime sur
tout lesd'événements.
monde capacités d'expertise et de mise en ordre (logique-temporelle) d'u
Ces deux thèses doivent être explicitées, car les termes d' événement et sur
tout de communication sont des termes-pièges, souvent rabattus sur des inter
prétations simplistes qui ne correspondent nullement à ce que nous voulon
dire. Ainsi, il est clair que les systèmes de production ont toujours connu de
événements, plus ou moins perturbants, et il est non moins clair que, mêm
dans l'univers taylorien, la communication a toujours joué un rôle. Mai
Y événement n'est pas seulement, ni même essentiellement, l'aléa. Et la com
munication mérite quelques précisions.
Industrielles,
au 12.
sens
J.C.
fort,
Thénard
scientifique,
n° 60).parle justement
du terme)dudans
développement
l'organisationd'un
industrielle.
principe d'expérimentation
(Bulletin du GIP Mutation
(entendu
Vers de nouveaux modèles d'organisation
Cela veut dire aussi que la qualification des personnes et des organisa¬
tions continue bien sûr de se définir en référence aux savoirs profession¬
nels, mais se trouve aussi, de plus en plus, dans la capacité de mettre ses
savoirs en relation avec des situations spécifiques, et dans la capacité d'ana¬
lyser ces situations en termes d'enchaînements de causes et d'effets, dans
les arbres d'événements possibles. Maintenir les équipements, par exemple,
suppose la capacité de réagir aux pannes, mais aussi de prévoir, de repérer
des « patterns » dans la vie de l'équipement et surtout d'apprécier l'impor¬
tance économique de la disponibilité du système technique, au regard
d'autres critères. Autant que la complexité-variabilité des systèmes tech¬
niques intégrés, fragiles et volontiers capricieux, c'est donc la complexité
économique et sociale qui est au centre de la trame événementielle. L'orga¬
nisation ne tire plus sa pertinence de la régularité des routines, mais de sa
capacité de construire et de réactualiser des finalités (locales), de se doter
de « modèles » adéquats de sa propre complexité, et de procédures de réso¬
lution des problèmes.
On voit par là, et c'est tout à fait essentiel, que l'événement n'est pas une
donnée brute, mais une circonstance ou une situation à laquelle les acteurs
sont capables de donner un sens, non pas défini une fois pour toutes, mais
relatif aux finalités poursuivies et aux arbitrages entre ces finalités. De plus,
cette situation n'est pas « extérieure » aux acteurs. On peut donc dire plus
précisément que l'événement est l'indice logico-temporel d'une situation que
l'individu (et le collectif) doit non seulement analyser, mais construire, maî¬
triser et conduire. L'élucidation des causes et la résolution des problèmes qui
apparaissent comme la source d'un événement « fait objectif » engagent des
choix (de sens et d'action) pour porter cet événement à bonne fin, dans un
processus social cohérent, une véritable histoire.
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Pierre Veltz et Philippe Zarifian
Il va de soi, enfin, que ces divers modes peuvent se combiner les uns avec
les autres, en particulier pour ce qui est des organisations en réseaux et des
organisations en couches. L'avenir du modèle taylorien n'est inscrit nulle
part, et surtout pas dans la pure technique. Tout dépendra de la capacité des
salariés et des acteurs en général à comprendre les véritables enjeux et à ne
pas se tromper d'époque.
Pierre VELTZ
Philippe ZARIFIAN
Ecole Nationale des Ponts et Chaussées